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37 | 2018 :
Mémoires coloniales
Dossier : Mémoires coloniales
TIÈMENI SIGANKWÉ
p. 123-135
https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.3309
Abstracts
Français English
Pendant 15 ans, de 1956 à 1971, le Cameroun sous-tutelle française est le théâtre d’une
guerre d’indépendance menée par l’Union des populations du Cameroun (UPC) contre la
puissance coloniale. Le parti nationaliste la perdra et le pouvoir échoira aux forces qui
collaborèrent avec l’administration coloniale. Mais, depuis l’indépendance de 1960 et
davantage depuis la fin de cette guerre de libération nationale, en 1971, le pouvoir de
Yaoundé fait comme si le mouvement nationaliste n’avait jamais existé. Sa politique
mémorielle met en avant les figures coloniales françaises et leurs collabos camerounais.
Or, si ce silence d’État sur le mouvement nationaliste a pu prospérer pendant 30 ans, sans
contradictions à l’échelle nationale, depuis le début de la décennie 1990, de plus en plus de
voix dissonantes se font entendre. Le conflit mémoriel, ainsi né, se perpétue et s’accentue
au fil du temps. Notre article se propose d’en décrypter les racines et les ressorts.
For fifteen years, from 1956 to 1971, Cameroon under French tutelage was the scene of a
war of independence led by the Union of the Populations of Cameroon (UPC) against the
colonial power. The nationalist party would lose this war and power would fall to the
forces that collaborated with the colonial administration. But since the independence of
1960 and, to a greater extent, since the end of this war of national liberation in 1971, the
authorities in Yaounde have acted as if the nationalist movement had never existed. Its
memorial policy foregrounds French colonial figures and their Cameroonian
collaborators. However, if this state silence on the nationalist movement has been able to
prosper for thirty years, without contradictions at the national level, since the beginning
of the 1990s more and more dissonant voices have been heard. This conflict of memory,
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roots and motivations.
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Mots-clés : Cameroun, UPC, mémoire nationaliste, amnésie d’État, histoire officielle
Keywords : Cameroon, UPC, Nationalist Memory, State Amnesia, Official History
Full text
Introduction
1 En Afrique noire, le Cameroun est la seule colonie française où le mouvement
nationaliste prit la voie des armes (1956-1971) pour revendiquer l’indépendance
du pays. Il fut vaincu et ses leaders physiquement éliminés. Ce qui permit au
pouvoir colonial, en 1960, en pleine guerre de libération nationale, de confier les
rênes du jeune État indépendant à une élite locale qui n’avait jamais réclamé
cette indépendance (Joseph, 1986 ; Mbembe, 1996 ; Delthombe, 2011, 2016). Un
peu comme si, à la Libération en France, collabos et pétainistes avaient conservé
le pouvoir, au détriment de la Résistance1… Cette esquisse de politique-fiction
hexagonale traduit pleinement la profondeur du paradoxe historique que vit le
Cameroun depuis son indépendance. Sur ce véritable non-sens, se greffe un
autre paradoxe : la politique mémorielle du pouvoir de Yaoundé depuis lors.
Véritable exception camerounaise, elle a consisté en deux fondamentaux : 1)
fabriquer une image d’antipatriotes pour les figures du mouvement
indépendantiste camerounais ; 2) effacer d’autorité toute trace de ce passé
anticolonialiste dans l’espace républicain.
2 Or, si pendant les trois décennies qui suivirent l’indépendance, ces omissions
volontaires du roman national ne connurent point de contestations ouvertes,
depuis la fin du régime monolithique en 1990, elles font l’objet de critiques de
plus en plus vives avec, parfois, des éruptions violentes. En effet, les
contestataires dénoncent une hyper-mémorialisation presque exclusive de
l’ancien colon et, a minori, de ses affidés locaux dans le récit historique officiel,
les lieux de mémoire ou le calendrier liturgique républicain, au détriment des
fellaghas camerounais, invisibles ou presque. Pourtant, cette contradiction
flagrante, entre vibrant passé anticolonialiste et geste mémorielle officielle,
provoque un véritable retour du refoulé nationaliste dans la conscience
nationale, aboutissant à la naissance progressive, même chez le « petit peuple »,
d’une nouvelle conscience historique, à rebours de la parole institutionnelle.
Même si aucune étude statistique n’a encore mesuré le pourcentage de
Camerounais en opposition frontale ou feutrée avec la politique mémorielle de
l’État, l’observation participante et non-participante des réseaux sociaux, des
réactions des élèves aux programmes scolaires d’histoire, des débats télévisés ou
des échanges dans la rue, permet au moins de soupçonner une chose : l’existence
d’un problème. Ajouté à la visible accentuation d’un sentiment anti-français,
bruyamment assumé, ou à la défiance croissante et médiatisée vis-à-vis des lieux
de mémoire républicains, on aboutit au constat d’un authentique conflit
mémoriel, en latence certes, mais qui pourrait exploser sans crier gare.
3 La présente contribution se propose de décrypter les racines et les ressorts de
ce paradoxe mémoriel. Les ressources empiriques mobilisées ici ont été
collectées auprès de sources orales, sur la toile numérique et dans des centres de
documentation et d’archives au Cameroun. Ces informations ont été analysées à
travers une démarche phénoménologique, dans la perspective de ce qu’on
pourrait appeler oblivion studies, en parallèle des naissantes memory studies.
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Racines d’un conflit mémoriel
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4 Avant le début de la décennie 1990, les politiques de mémoire des régimes
successifs d’Ahmadou Ahidjo, président de Close
1960 à 1982, et de Paul Biya,
depuis 1982, faisaient déjà l’objet de quelques contestations, mais hors du
Cameroun, parmi l’importante communauté des exilés issus des rangs du
mouvement anticolonialiste. Pendant 30 ans, le gouvernement put ainsi gommer
le nom et toutes les références au seul parti anticolonialiste du territoire sous-
tutelle française sans qu’à l’intérieur des frontières nationales des voix s’élèvent
pour protester. C’est vrai que le pays vivait alors sous les rigueurs et excès du
système monolithique (Bayart, 1979). Pourquoi la contestation de cette politique
d’oblitération du passé nationaliste, à l’intérieur du pays lui-même, n’a-t-elle pu
s’exprimer qu’au début des années 1990 ?
Bibliography
Sources orales
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Koufan Jean (série d’entretiens cookies
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2009). Historien, personal
membre data. de
de l’université
Yaoundé I et membre d’une jeune formation politique des années
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25, 2018). auxJune
luttes pour les libertés.
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2011 ; et à Dschang, en 2014.
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posthume.
Um Nyobè, R. (1989), Écrits sous maquis, Paris, L’Harmattan, publication posthume.
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Notes
1 Certains « collabos » comme Maurice Papon réussirent néanmoins à occuper de
hautes fonctions.
2 Um Nyobè, Ernest Ouandié et Félix Moumié sont les figures de proue du mouvement
nationaliste au Cameroun sous tutelle de la France. Respectivement secrétaire général et
présidents successifs de l’UPC, le parti indépendantiste historique, ces hommes qui furent
tués au cours de leur quête, se battirent en dépassant les clivages ethniques savamment
instrumentalisés par l’administration coloniale à travers la politique dite des oppositions
africaines. Voir Joseph (1986), Mbembe (1984 ; 1986 ; 1989 ; 1996), Delthombe, Domergue,
Tatsitsa (2011 ; 2016).
3 Yém Mback était le secrétaire particulier d’Um Nyobè. Ils furent tués ensemble, le 13
septembre 1958. Lire Joseph (1986), Mbembe (1996) et Delthombe, Domergue, Tatsitsa
(2011).
4 Mbembe A. (1993), « Écrire l’Afrique à partir d’une faille », Politique africaine, 51,
p. 93.
5 Ibid.
6 Voir l’emblématique cas de l’affaire Bernard de Gélis contre Ruben Um Nyobè (Joseph,
1986, p. 262 et 291 ; Delthombe, Domergue, Tatsitsa, 2011, p. 119, 162, 178, 666 et 669 ;
Mbembe, 1996).
7 Pour en savoir plus sur la guerre de libération nationale au Cameroun, de 1956 à
1971, consulter Joseph (1986) ; Mbembe (1996) ; Delthombe, Domergue, Tatsitsa (2011 ;
2016).
8 Série d’entretiens avec Samuel Mack-Kit, alors secrétaire général de L’UPC dites des
Fidèles, à Douala, entre 2010 et 2011.
9 Voir Njassep, Nganya (s.d., p. 120-127), pour lire l’un des discours phares de ce
congrès.
10 Pour ce type de publications, également nombreuses, celles de Moukoko Priso, qui
publie sous son pseudonyme de guerre, Elenga Mbuyinga, sont d’une profondeur
théorique remarquable (Elenga Mbuyinga, 1992 et 1994). Voir aussi Bakang ba Tonjé
(2007), Epanya, Chatain, Moutoudou (2011), et Kuissu (2006), autre membre de l’UPC-
historique .
11 Ces données sont tirées d’observations participantes que nous avons effectué à Éséka
en 2010, 2011 et 2013.
References
Bibliographical reference
Tièmeni Sigankwé, « Mémoire nationaliste versus mémoire colonialiste », Socio-anthropologie,
37 | -1, 123-135.
Electronic reference
Tièmeni Sigankwé, « Mémoire nationaliste versus mémoire colonialiste », Socio-anthropologie
[Online], 37 | 2018, Online since 22 May 2018, connection on 26 November 2020. URL :
http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/3309 ; DOI : https://doi.org/10.4000/socio-
anthropologie.3309
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