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Mao et la guerre révolutionnaire

Mehdi Bouzoumita
Dans Stratégique 2016/1 (N° 111), pages 63 à 87
Éditions Institut de Stratégie Comparée
ISSN 0224-0424
ISBN 9791092051148
DOI 10.3917/strat.111.0063
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Mao et la guerre révolutionnaire

Mehdi BOUZOUMITA

Une embuscade ne consiste pas seulement à se cacher


dans les replis du relief ou sous le couvert de la végé-
tation. Ce qui fait une embuscade, c’est que les forces
régulières sont comme les montagnes et les forces irré-
gulières comme la foudre, en sorte que l’ennemi a beau se
trouve juste en face, il est dans l’incapacité de deviner où
sont mes forces régulières et où sont mes forces irrégu-
lières. Quand on atteint à un tel summum, peut-on encore
parler de formes ?
Général Li Wei-kong1

M ao passe pour avoir donné aux partisans leurs lettres de


noblesses, celles que leur refusa une monarchie prussienne
pourtant tentée de les octroyer, confrontée à la grande guerre
tendant vers son concept, à la quintessence de la stratégie opération-
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nelle classique, à l‘art napoléonien. Pourtant, après la bataille d‘Iéna,
un officier prisonnier affirmera que la campagne de 1806 n‘avait été
« qu’une opération partisane de grande envergure. »2 Cette extension
décisive d‘un mode d‘opération tenu jusqu‘alors pour nécessaire mais
auxiliaire, la tentation, puis le refus des Prussiens de l‘élargir aux

1
Question de l‘empereur des T‘ang au général Li Wei-kong ou Li Wei-kong wen-
touei in Les Sept traités de la guerre, traduit du chinois et commenté par Jean Lévi,
Paris, Hachette, 2008, p. 524.
2
Carl Schmitt, Théorie du partisan, Paris, Flammarion, p. 208.
64 Stratégique

masses, sont l‘expression d‘une métamorphose idéologique3 et d‘une


évolution de la fonction stratégique du partisan dont Carl Schmitt et
Raymond Aron ont reconnu qu‘elles trouvèrent en Mao un théoricien
majeur. Ce dernier a en effet doté le combat de partisan, ou la guérilla,
d‘une puissance historique : autrement dit, elle permit et permettra au
faible de vaincre le fort. Comment ? En la concevant et en l‘employant
comme une technique au sens platonicien du terme, un savoir en action
afin qu‘elle ne dériva vers la criminalité, ou, plus précisément, afin
qu‘elle soit en mesure de politiser celle-ci. Mais l‘injection du politique
dans la guérilla est chose ancienne, pour ne pas dire antique. Elle ne
restitue pas l‘originalité de la pensée de Mao, ni n‘explique la victoire
de 1949. Non plus d‘ailleurs que la métamorphose de cette guérilla en
guerre régulière, ni le fameux schème trinitaire dont Jean Guitton a
montré qu‘il était un fondement de la pensée philosophique, théologi-
que et stratégique4, sorte de matrice à l‘intérieure de laquelle la petite
guerre s‘accouple à l‘art des opérations de grand style pour donner
naissance à l‘offensive stratégique de la grande guerre. Pour saisir
l‘importance, mais aussi la dangerosité de la pensée de Mao, notam-
ment lorsqu‘on la recycle aujourd‘hui à des fins dont on ne donne pas
les moyens, c‘est à la révolution qu‘il convient de revenir. La technè en
question, savoir et activité, c‘est le marxiste-léniniste auquel il apporte
une contribution originale avec sa théorie de la contradiction. Nous
pensons que cette théorie permet de concevoir la guérilla à la lumière
des invariants et principes de la guerre. Se garder, lorsque l‘on consi-
dère ses textes, de porter la guérilla aux nues et de lui donner la valeur
du principal, s‘explique autant, sinon moins, par le fait qu‘elle ne peut
arracher à elle seule la décision historique contre une force matérielle
supérieure, que par la primauté de la révolution qui la pénètre constam-
ment, en fait un acte de transformation militaire et politique : elle est
une grande guerre à petite échelle, une petite guerre à long rayon
d‘action vouée la manœuvre permanente, à la concentration des forces
et à la destruction de celles de l‘ennemi.
Mao est le théoricien de la guerre révolutionnaire, pas de la
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guérilla, encore moins de la guerre régulière ou irrégulière. Certes, le
Mao traduit emploie ces expressions, mais elles ne nous semblent pas
correspondre chez lui à des catégories auto-suffisantes, mais procèdent,
en tant que modes d‘opérations, d‘un concept de guerre unifié par la
praxis révolutionnaire.

3
Martin Rink, « The Partisan‘s Metamorphosis : From Freelance Military Entre-
preneur to German Freedom Fighter, 1740 to 1815 », War in History, janvier 2010,
vol. 17, n° 1, p. 6-36.
4
Jean Guitton, La Pensée et la guerre, Paris, Desclée de Brower, 1969, 227 p.
Mao et la guerre révolutionnaire 65

APPRENTISSAGE RÉVOLUTIONNAIRE

À la recherche des contradictions qui montaient les Chinois les


uns contre les autres, qui livraient une partie de la Chine aux Barbares,
Mao a d‘abord adhéré à l‘orthodoxie que prêchait un Kremlin convulsé
par la guerre de succession entre staliniens et trotskistes : une avant-
garde chargée d‘infuser la conscience de classe au prolétariat urbain,
entreprend le processus de prise du pouvoir allant de la grève insurrec-
tionnelle au coup d‘État furtif et chirurgical, celui pensé et exécuté par
Trotsky et Antonoff-Ovseienko en octobre 1917.5 Après 1927, par la
force des choses, Mao change de ligne. Il comprend qu‘en ville, le
poisson révolutionnaire est et restera sous le couteau du poissonnier.
Avant même la liquidation des communistes à Shanghai en avril de
cette même année, il avait rejoint les provinces de la Chine du Sud. Là,
où le bras de l‘État, ou de ce qu‘il en restait alors, s‘affaiblit dans
l‘immensité des espaces, Mao prend conscience de son insigne fai-
blesse. Là, il rédige son Enquête sur le mouvement paysan du Hunan6
de 1927. Les premières défaites de la guérilla paysanne n‘entameront
en rien la certitude absolue qui, peu à peu, émerge en lui : la Révolution
sera une révolution agraire ou ne sera pas. À l‘image de l‘atome dont
on était sur le point de découvrir, dans le champ des applications
militaires, les énergies enfouies et supérieures, Mao décèle, après
d‘autres, « dans le monde négligé du village et des masses paysannes
des énergies guerrières plus puissantes que dans le monde militaire
conventionnel des armées spécialisées et dans le monde politique hau-
tement technicisé, organisé et armé de la civilisation citadine. »7 En
septembre de la même année, c‘est pourtant l‘échec de l‘insurrection de
la moisson d‘Automne8, dont il porte en partie la responsabilité et à
l‘issue de laquelle il échappe de peu au peloton d‘exécution. Se pose
donc la question : comment « organiser la nouvelle organisation » du
Parti décimée par la volte-face nationaliste et les mauvaises décisions
politico-stratégiques ? La chose n‘est pas simple. Dans sa base isolée
de la montagne de la Puits des crêtes dans la province de Jiangxi, Mao,
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Zhu De et Peng Dehai s‘y attellent autour d‘un noyau militaire, débris
d‘armées révolutionnaires ayant survécu à la purge de 1927. En janvier
1929, Mao et Zu Dhe, descendent des monts Jinggang. La composition,

5
Curzio Malaparte, Technique du coup d’État, Paris, Grasset, 2008 (1931), p. 46,
58.
6
Mao, « Enquête sur le mouvement paysan du Hunan », in Gérard Chaliand, Mao
stratège révolutionnaire, Paris, Éd. du Félin, 2002, p. 14. Ce volume contient ce que
nous appelons la Trilogie, c‘est-à-dire les textes de 1936 et 1938 qui lorsqu‘ils seront
cités comme suit : Problèmes (1936 ou 1938), feront référence à l‘édition de G.
Chaliand.
7
Sébastien Haffner, « La guerre nouvelle », in François Joyaux (dir.), Cahier de
l’Herne, Mao Tse-Toung, Éd. de l‘Herne, Paris, 1972, p. 236.
8
Voir Philip Short, Mao Tsé-Toung, Paris, Fayard, 2005, p. 179-187.
66 Stratégique

la structure, le profil de leur armée, la situation dans laquelle elle se


trouve, l‘apparente à celles qui effectuèrent l‘insurrection de Nanchang
et de la Moisson d‘Automne : elle essuie l‘hostilité et l‘opposition des
paysans qui les identifient à des bandits armées.
La petite armée de Mao accumule les défaites : à Dayu, à
Pingdingyao, à Quanxianyu, à Shichuanxia, à Ruijin. La plus sérieuse
de ces attaques survient en avril 1929 à Gulonggang, où les proprié-
taires terriens lancent les paysans à l‘assaut de la troisième colonne de
la 4e Armée. D‘échecs en échecs donc, jusqu‘au premier succès tacti-
que, à Dabodi. L‘historien chinois Hu Chi-Hsi s‘interroge : « Comment
Mao réussit-il à assurer d’abord la survie de sa petite armée, puis à
créer progressivement une force populaire suffisamment puissante
pour tenir tête à des troupes ennemies très supérieures en nombres et
en armées constitue assurément une des leçons les plus riches
d’enseignement de la révolution chinoise. »9 On peut esquisser une
double réponse : l‘importance de la théorie stratégique et l‘homme. Il
fallait à Mao des hommes d‘une trempe hors du commun pour survivre
et le suivre. La théorie et la doctrine ne sont rien sans des hommes
capables de les comprendre, de les intégrer, de les appliquer, et d‘obéir.
Ainsi, quatre mois après avoir jeté les premières bases de sa tactique
des partisans ramassée dans le fameux aphorisme (« l’ennemi avance,
nous reculons… »), le 29e régiment de la 4e armée subit une cuisante
défaite : composé de « paysans-soldats nostalgiques », il se désagrégea
tout bonnement. Dans la base révolutionnaire des monts Jinggang, Mao
réalise ainsi que l‘homme est le facteur décisif. Le retournement des
prisonniers, la fidélité, l‘endurance, la rusticité des soldats de la 4e
Armée attestent, en dépit des inévitables désertions, de la puissance
redoutable du conditionnement et de la formation idéologique. Autre-
ment dit, prend forme un humanisme stratégique dont l‘objet n‘est pas
de limiter la guerre, mais, au contraire, de l‘étendre au corps social, non
pas de limiter la violence mais de l‘objectiver, de la contrôler. Cette
primauté de l‘homme va de pair avec le souci du matériel militaire :
« En réalité, même les gains qui consistent à tuer trois mille soldats
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ennemis en ne perdant que huit cents de nos hommes ne sont pas si
importants qu’ils le paraissent, car il est difficile pour l’Armée rouge
de remplacer ses cadres et ses munitions. Pour nous, une défaite sans
butin en armes est, tactiquement, encore une défaite. »10 Concrètement,
cet humanisme stratégique consiste à sélectionner, parmi les prison-
niers, les hommes aptes à rejoindre l‘Armée rouge. La qualité doit
primer la quantité. Les vertus et la réalité du nombre ne sont pas niées,
mais elles sont dépourvues d‘efficience sans la virtù révolutionnaire.
9
Hu Chi-Hsi, L’Armée rouge et l’ascension de Mao. Essai d’interprétation sur la
montée au pouvoir de Mao Zedong au sein du Parti communiste chinois, Paris, Éd. de
l‘École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1983, p. 11.
10
Ibid., p. 16.
Mao et la guerre révolutionnaire 67

L‘Armée rouge en fera l‘expérience après 1945, lors de ses opérations


en Mandchourie, lorsque s‘apprêtant à opérer de larges concentrations
de forces, elle intégrera en masse, sans conditionnement, des conscrits
qui, au premier coup de fusil, se débanderont, passeront à l‘ennemi, et
même retourneront leur arme contre les communistes.11 On peut donc
parler de processus de conversion. En mars 1929, après avoir occupé
Tingzhou, Mao et Zhu De rejettent en bloc tous les prisonniers, et ne
recrutent que 1 000 paysans.12 Cet humanisme stratégique repose sur la
distinction dialectique entre adversaire à convertir, ennemi à éliminer,
et prisonnier idéologiquement infecté ou purgé renvoyé pour « conta-
miner » les siens : plus tard, Mao dira de la guerre révolutionnaire
qu‘elle est « un antidote qui n’élimine pas seulement le poison de
l’ennemi, mais nous purge de notre propre saleté. »13 Sur le plan tacti-
que, il s‘agit de miser sur la mobilité et la vitesse d‘exécution. Vaincre
des forces supérieures exige des informations de qualités, exactes,
fournies par des individus dévoués, mais encore une grande célérité,
c‘est-à-dire l‘aptitude éprouvée et cultivée des soldats à parcourir de
grandes distances sur un théâtre d‘opérations en extension, puis, une
fois arrivés au « point de chute », à livrer combat. Cette politique
militaire de Mao a été jugée comme « conservatrice » par Li Li San, un
des membres du Bureau Politique. Le refus de gonfler artificiellement
ses effectifs, bien qu‘expliqué et justifié par des considérations d‘ordre
stratégique (parade contre les infiltrations, furtivité, mobilité, préserva-
tion et fortification de ses forces par les prises faites sur l‘ennemi qu‘il
s‘agit de mettre en pièces) fut considéré comme erroné. À l‘âge des
masses et des armées industrielles, c‘est la quantité qui prime pour les
orthodoxes. À la distribution massive de fusils aux paysans et leur
incorporation dans l‘Armée rouge, Mao et Zhu ne purent que se rallier,
isolés qu‘ils étaient, à l‘été 1930, dans les instances du Parti.
Autre point d‘achoppement et de conflit entre Li et Mao, l‘atta-
que des villes. On a souvent mis en exergue la dimension idéologique
de cette question : considérer comme primordiale, l‘attaque des villes
correspondrait à une conception bolchevique de la grande stratégie
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révolutionnaire ; les éviter et se concentrer sur l‘action dans les cam-
pagnes et la conduite des opérations de partisans, induirait, au con-
traire, une conception chinoise, sinon empirique. Cette interprétation de
la question n‘est pas dénuée de vérité. Mais Hu Chi-Hsi nous rappelle
que pour Mao le dilemme idéologique de l‘attaque des villes n‘existait
pas. Si elle renforçait ses approvisionnements en armes, lui apportait

11
Harold Tanner, « Guerrilla, Mobile, and Base Warfare in Communist Military
Operations in Manchuria, 1945-1947 », The Journal of Military History, vol. 67, n° 4,
p. 1197-1198.
12
Hu Chi-Hsi, L’Armée rouge, op. cit., p. 13.
13
Quotations from Chairman Mao Tse-Tung, Peking, Foreign Language Press,
1966, p. 60.
68 Stratégique

des hommes de valeur, si elle était concevable sur le plan tactique, alors
elle devait être menée. En fait, la logique politico-stratégique comman-
dait de les attaquer. Mais il fallait s‘accorder sur le type de cibles, et
elles furent distinguées en trois groupes : les villes clés, les grandes
villes les et villes tout court. Les deux premières catégories sont
divisées en villes d‘importance primordiale (Wuhan, Nanchang et
Changsha) et villes d‘importance secondaire (Jian, Ganzhou, Fuzhou).
Peut-on voir là une préfiguration de sa théorie de la contradiction qui
distingue contradiction principale et contradiction secondaire ? En tout
cas, l‘occupation quarante-cinq jours durant de la ville de Jian, où le
Guomindang tenait l‘un de ses plus importants quartiers généraux, mit
l‘Armée au contact de 1 million de paysans. 10 000 soldats furent
recrutés. En février-mars 1932, après avoir levé le siège devant la ville
de Ganzhou, Mao et Zhu n‘en ordonnent pas moins, le 20 avril, une
nouvelle attaque qui plus est contre une ville clé, Zhangzhou. Cette
fois, c‘est un véritable arsenal dont s‘empare son armée, quand des
prises antérieures ne résultaient qu‘en vivres et machines à écrire.
Première conclusion : la stratégie générale militaire d‘encerclement des
villes à partir des campagnes n‘excluait donc pas leur attaque et leur
occupation proprement dites, dès la phase historique dite de faiblesse.
L‘accumulation d‘armes et de soldats choisis est toujours consécutive à
la prise d‘une ville ; le type de ville attaquée évolue à mesure que
l‘Armée rouge gagne en assurance : entre 1929-1930, ce sont essentiel-
lement les chefs-lieux ; entre 1931-1932, ce sont les villes clés d‘im-
portance secondaire qui sont visées avec plus ou moins de réussite. De
la prise et du contrôle temporaire, surtout temporaire, des villes, dépen-
dait, dans le contexte des successives campagnes d‘extermination
lançaient par les nationalistes, le développement qualitatif en hommes
et en armes, donc la survie même de l‘Armée rouge. La ville est donc le
lieu où se recoupe, où se donne à voir la dialectique stratégique que
Mao est en train de forger au fil des combats : pressuré sur le plan
macro-historique et politique par des Nationalistes qui ont les faveurs
de Moscou, le mouvement révolutionnaire chinois doit, sur le terrain,
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combiner à l‘inévitable défensive stratégique une série d‘offensives
tactiques à long rayon d‘action.
Seconde conclusion : tout pouvoir politique, davantage un pou-
voir révolutionnaire, est originellement, fondamentalement, essentiel-
lement, un pouvoir militaire. L‘intelligence de Mao réside dans l‘adap-
tation de principes aux contradictions du monde objectif. Il fixe un
principe cardinal : la conquête de la paysannerie, mais en même temps,
il se l‘aliène en partie, car il est nécessaire de laisser les nationalistes
« casser la vaisselle »14, car de la désolation et du déracinement qui en
résulteront sortiront les nouveaux contingents de paysans dépossédés,

14
Hu Chi-Hsi, L’Armée rouge, op. cit., p. 40.
Mao et la guerre révolutionnaire 69

mûrs pour la conversion, futurs soldats des phalanges communistes,


c‘est-à-dire formant l‘ossature de tout pouvoir politique. Il s‘appuie
ainsi sur la raison militaire et stratégique, savoir l‘inéluctabilité de la
guérilla, la mise au point de ses procédures d‘application, et l‘organi-
sation de la paysannerie, pour accéder à la raison politique, c‘est-à-dire
au contrôle des instances suprêmes du Parti et à la définition du Projet.
Cela fait, il sanctifie un axiome qu‘il avait lui-même enfreint et trans-
gressé dans sa conquête du pouvoir : le Parti commande au fusil. En
effet, de 1927 à 1934, il n‘a que faire de ce Parti qui se méfie de son
engouement pour une forme de guerre jugée réactionnaire et dépassée,
qui croit à la victoire rapide. Les caciques lui reprochent son indivi-
dualisme, son anarchisme, ses accès de dépression. S‘y est ajouté le
snobisme d‘intellectuels bourgeois ayant voyagé en Europe ou au
Japon. Mao qui se définissait lui-même comme « roi révolutionnaire de
la montagne »15, fils de paysans certes aisés, mais provincial, ne
connaît le monde qu‘à travers les livres. Sa formation essentiellement
basée sur la lecture de l‘histoire, celle de la Chine, mais aussi celle de
l‘Europe et des États-Unis, sur la philosophie chinoise et occidentale,
contribua pourtant à l‘émergence d‘une intelligence de l‘histoire, à
l‘élaboration d‘une weltanschauung hantée par la grandeur, la pureté
identitaire et intellectuelle de la Chine, sensible à la violence comme
éthique salvatrice et purificatrice et à l‘agir tragique. Mao fut un hom-
me d‘action, « irrésistiblement attiré vers le front et les batailles »16, de
sorte que Zhou Enlai, qui durant les années 30, occupa de plus hautes
fonctions que lui, tenant pendant une longue période son destin entre
ses mains, le défendit, à une époque où l‘un et l‘autre était rivaux : « Il
a des années d’expériences sur le front : Il sait commander dans les
combats. S’il est envoyé à l’arrière, il s’ennuiera et son intellect
s’émoussera ».17

De la guerre révolutionnaire
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Jeune anarcho-nationaliste au début des années 1920, Mao ne
semble pas encore s‘être penché sur les problèmes de la stratégie
militaire. À la suite de la révolution de 1911, il s‘était bien engagé dans
l‘armée républicaine, mais les servitudes propres aux métiers des armes
l‘amènent à démissionner.18 L‘étude de la tradition chinoise, notam-
ment des classiques confucéens, et la découverte philosophique et
historique de l‘Occident, devaient inévitablement l‘attirer vers la

15
Gao Wenquian, Zhou Enlai. L’ombre de Mao, Paris, Perrin, 2010, p. 91.
16
Ibid., p. 106.
17
Ibid., p. 100.
18
Jung Chang et Jon Halliday, Mao. L’histoire inconnue, Paris, Gallimard, 2006,
p. 24.
70 Stratégique

guerre, cette « grande affaire des nations » selon Sun Tzu. Le dévelop-
pement de son intelligence du fait politique en dépendait : la Chine
continue de vivoter dans cette grande Transformation qui la travaille
depuis la fin du XVIIIe siècle, et elle semble sur le point de se démem-
brer sous l‘effet conjugué de forces locales, régionales, nationales et
globales que Mao va s‘efforcer d‘analyser. N‘ayant pas reçu de forma-
tion spécifique comme Zhu De ou Lin Biao, Mao n‘est ni un technicien
ni un spécialiste de la guerre, ou un intellectuel introduit dans les
arcanes institutionnelles comme Zhou Enlai qui occupe, dès 1924-
1925, un important poste à l‘Académie militaire de Whampoa. Mao est
un autodidacte. Il réinvestit la pratique et la pensée militaires. Ce
réinvestissement, en dehors d‘un cadre institutionnel préétabli, est le
fruit de l‘expérience que nous venons de survoler. En émerge un dis-
cours conceptuel, philosophique et stratégique certes classique, mais
auquel il donne ses propres définitions, d‘ailleurs pas forcément éloi-
gnées ou différentes de celles de ses prédécesseurs.
Mao n‘écrivait sans doute pas pour rivaliser avec les plus grands
stratégistes chinois, mais pour formuler une pratique totale et ration-
nelle de la guerre révolutionnaire. La théorie stratégique maoïste est
une théorie pratique (conception en vue de l‘action) et une pratique
théorique (action en vue de réaliser les principes de la révolution, mais
aussi reconnaissance des impasses ou des imperfections théoriques au
cours de l‘action et préparation d‘une nouvelle conception). Sa raison
d‘être est donc d‘éclairer, de préparer, de servir l‘action, tout autant que
d‘accepter son verdict, de s‘y soumettre pour reprendre l‘action. Mao
se rallie au raisonnement de Staline : « … la théorie devient sans objet
si elle n’est pas rattaché à la pratique révolutionnaire ; de même,
exactement, que la pratique devient aveugle si sa voie n’est pas éclai-
rée par la théorie révolutionnaire. »19 De la Trilogie, c‘est-à-dire ses
conférences transcrites dans ses trois plus grands essais, Problèmes
stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine (1936), Problèmes
stratégiques de la guerre de partisans contre le Japon et De la guerre
prolongée (1938), émerge une synthèse politico-stratégique, celle des
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combats contre les Nationalistes au cours des cinq grandes campagnes
d‘extermination de 1930 à 1934, dont ne Mao ne cessera de répéter
inlassablement, usant volontairement de la répétition, les quatre fonde-
ments suivants, jusqu‘à la victoire de 1949 : la nécessité d‘organiser un
parti structuré, épuré, avec une tête politique entourée d‘Égaux ; si la
paysannerie constitue le terrain et la masse de manœuvre d‘un front de
classe dont le lumpenprolétariat est partie prenante, permettant au parti
de se substituer à l‘État, l‘Armée, elle, représente l‘instrument premier
et indispensable de cette entreprise de substitution ; l‘organisation des

19
Joseph Staline, Des principes du léninisme, tome III, cité par Mao, De la pratique
in Mao, L‘Herne, op. cit., p. 205.
Mao et la guerre révolutionnaire 71

masses est l‘action politique essentielle de l‘armée ; l‘organisation, la


défense et l‘élargissement de bases rurales révolutionnaires sont vitales
et s‘opèrent par la conception et la conduite d‘opérations d‘anéantis-
sement. La Trilogie a pour objet la conjugaison de deux phénomènes :
la guerre et la révolution, qui, dans le processus historique dans lequel
la Chine évoluait, ont été distincts, joints, puis séparés pour enfin se
fondre l‘un dans l‘autre dans la victoire de 1949. Lors de la décennie
qui va de 1927 à 1937, tout en effectuant son apprentissage de révolu-
tionnaire professionnel, Mao jette les bases philosophiques de sa
pensée stratégique. Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire
en Chine est la synthèse de cette première décennie de guerre civile et
d‘affrontements internes au Parti. Ses idées principales sont empreintes
de bon sens : conservation des forces, anéantissement de celles de
l‘ennemi, organisation systématique des premières, nécessaire désorga-
nisation des secondes, supériorité opérationnelle de la défensive, carac-
tère politiquement décisif de l‘offensive, connexion entre le Tout et ses
parties, entre le particulier et le général. Les compagnons de Mao les
ont exposées dans leurs propres écrits.20 Zhu De, par exemple, avait
connaissance de classiques militaires occidentaux. Lin Biao, qui avait
étudié à Whampoa, et commandera des centaines de milliers d‘hom-
mes, Liu Bosheng et Yu Su, l‘architecte de la campagne décisive de
Huai Hai de 1948, étaient considérés comme des génies militaires.
Tchang Kai-tchek, dont les papiers militaires sont encore aujourd‘hui
classifiés21, était considéré par Mao comme un stratège d‘envergure22 :
« Qui a l’armée a le pouvoir, la guerre décide de tout ; c’est là un
principe fondamental qu’il [Tchang] n’a jamais perdu de vue. Sur ce
point, nous devons suivre son exemple. Sun Yat-sen et Tchang Kaï-chek
sont ici tous les deux nos maîtres ». Mais ce qui caractérise et diffé-
rencie les écrits militaires de celui qui amorçait alors son ascension
vers la direction du Parti communiste, c‘est la pensée de la stratégique,
où « le discours sur les grandes parties de la guerre »23 selon le
général Poirier, en l‘occurrence sur la guerre révolutionnaire.
La guerre révolutionnaire est une guerre intégrale. Ce dernier
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concept, forgé à peu près au même moment par l‘amiral italien
Giuseppe Fioravanzo, se distingue de « la guerre totale [...] fondamen-
talement militaire, [tandis que] la guerre intégrale [s‘étend] à tous les
20
Zhu De rédige De la guérilla, Peng Teh-huai, Notre stratégie et notre tactique,
Lo Jui-ch‘eng, Travail politique dans les unités militaires, Lin Piao, Expériences et
leçons, Hsiao K‘eh, De la guérilla en plaine. Voir Jacques Guillermaz, Histoire du
parti communiste chinois. Des origines à la conquête du pouvoir, 1921-1949, Paris,
Payot, p. 503.
21
Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6e éd., Paris, ISC-Economica, 2008,
p. 150.
22
Mao, « Problèmes de la guerre et de la stratégie », in Œuvres choisies, tome I,
Édition en langues étrangères, Pékin, 1967, 512 p., p. 240.
23
Les Voix de la stratégie. Guibert (1743-1790), Paris, FEDN, 1977, p. 85.
72 Stratégique

secteurs de la vie sociale. »24 Mao est le produit d‘une société qui, sans
doute, considère la guerre comme un mal absolu et nécessaire, mais
dont l‘harmonie, et celle du monde, sont depuis longtemps troublées.
La guerre n‘est plus un choix, elle est l‘être, le devenir de la Chine, du
monde : « Les guerres géantes, écrivait-il à vingt-quatre ans, dureront
aussi longtemps que la terre et le ciel et ne s’éteindront jamais… Le
pays doit être détruit, puis reconstitué… Cela s’applique au pays, à la
nation et à l’humanité. La destruction de l’Univers est analogue… Les
gens comme moi appellent sa destruction de leurs vœux, parce que
lorsque l’univers ancien sera détruit, un univers nouveau se formera.
N’est-ce pas bien préférable. »25 La guerre, jadis confinée sur le champ
de bataille, s‘infiltre dans les pores de la société. C‘est ainsi que Mao,
s‘il n‘utilise pas ce concept de guerre intégrale, n‘en parle pas moins de
« guerre d’interprétation dans les domaines militaire, politique, écono-
mique et culturel »26 : l‘ensemble des relations sociales sont détermi-
nées par la violence, matière première de la révolution et de la guerre
que celle-ci cherche néanmoins à régler. Guerre et révolution ne sont
pas de même nature : la première est une convention, repose sur le droit
et la loi ; la seconde est une négation et une redéfinition des conven-
tions, une suspension du droit et de la loi, enjeux de l‘affrontement. La
guerre révolutionnaire consiste à créer un nouveau contrat social, à
prendre possession d‘une société. Elle doit se croire, se prétendre et
s‘offrir comme société nouvelle. La guerre révolutionnaire est une
maïeutique. Elle implique une stratégie dans la guerre : séduction des
masses ; insémination de la conscience de classe, mais aussi de la
conscience nationale reformulée ; conduite des combats et des opéra-
tions ; et une stratégie de la guerre : protection de la grossesse ; accou-
chement de nouvelles forces armées ; protection du nourrisson, Le
Parti-Armée qui doit conduire la guerre sur le plan mondial. La guerre
révolutionnaire ne connaît qu‘une issue : l‘anéantissement/ extermi-
nation de l‘altérité, ou la conversion par la conduite de l‘action sociale
globale qui doit donc convaincre par le logos, par la monopolisation
des images, des symboles et de l‘histoire elle-même. Car Mao sait, ou
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devine, que ce ne sont pas les armées qui font la guerre, mais les
sociétés ; les armées forment, par nature, un corps dont la logique
irrépressible, naturelle est de se désagréger : exceptés les mercenaires,
les forces spéciales, les combattants religieusement sanctifiés, qui n‘en
sont d‘ailleurs pas exempts, la troupe, elle, qu‘elle soit conventionnelle
ou tirée de la masse du peuple en révolution, est travaillé par la peur et
l‘instinct de conservation, non celui de sacrifice. C‘est, d‘une part, la
pression et les conventions sociales, la direction politique, si elle existe

24
Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, op. cit., p. 502, n. 37.
25
Jung Chang et Jon Halliday, Mao, op. cit., p. 27-28.
26
De la guerre prolongée, Paris, Éd. du Sandre, 2008, p. 79.
Mao et la guerre révolutionnaire 73

et sait ce qu‘elle veut, l‘appareil discursif et de propagande, s‘il est


convenablement établi et utilisé, qui confèrent à ce corps sa logique
d‘unité et de discipline ; sur le plan militaire, c‘est la connaissance de
l‘ensemble des paramètres du cadre spatio-temporel, et la maîtrise de la
dialectique de la concentration et de la déconcentration des types de
forces, qui assurent à ce corps vivant qu‘est une armée une capacité de
manœuvre afin d‘être en mesure de remplir les objectifs militaires et de
créer la situation qui permettra d‘obtenir et de faire reconnaître, au
niveau supérieur, l‘acquisition des objets politiques visés. La fusion, à
terme, de ces objectifs et de ces objets autour du couple anéantisse-
ment/conversion, est l‘obligation logique qui caractérise la guerre
révolutionnaire. Mao qualifie celle-ci de « guerre juste »27, dans une
perspective métaphysique, voire messianique, qui doit aussi bien aux
tendances eschatologiques du léninisme qu‘à une certaine tradition
chinoise, philosophique et populaire, relative au rétablissement de
l‘harmonie du monde. Dans l‘esprit de Mao, elle ne vise rien de moins
que la fin de toutes les guerres, clôturant une phase de l‘histoire de
l‘humanité. Par conséquent, cette dernière guerre englobera, combinera
toutes les guerres, tous les genres et types de guerre. D‘où la nécessité
d‘une grande-stratégie.

STRATÉGIE DE LA GUERRE RÉVOLUTIONNAIRE

Que signifient, pour Mao, les concepts suivants : stratégie,


science des campagnes, tactique ? La stratégie est la « science des
campagnes militaires »28, qui correspond à la manœuvre stratégique sur
théâtre, tandis que la tactique, définie en biais, extraite « de la lutte de
ces trois dernières années », qui « diffère réellement de tout ce qui s’est
fait jusqu’à présent dans tous les pays et à toutes les époques … est
celle de la guerre de partisans »29 ; un de ses principes est de « disperser
les forces pour soulever les masses, concentrer les forces pour faire
face à l‘ennemi. Ces deux niveaux embrassent la « situation militaire
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partielle » La « situation militaire d’ensemble » est le domaine de la
stratégie générale militaire et de ces lois. Pour Mao, la stratégie relève
en effet de lois objectives, c‘est-à-dire d‘une science, d‘une discipline
d‘étude aurait dit le premier Clausewitz, à la rigueur d‘une théorie pour
l‘auteur de Vom Kriege30, et se traduit par une pratique subjective31, par

27
Mao, Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine (1936),
p. 52.
28
Ibid., p. 53.
29
Mao, « Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine » in Mao (G. Chaliand),
p. 45.
30
Clausewitz, « Stratégie » in De la révolution à la restauration. Écrits et lettres,
Paris, Gallimard, 1976, p. 63 ; De la guerre, (trad. Denise Naville), p. 181.
31
Problèmes (1936), p. 58-59.
74 Stratégique

un art, ou un savoir-faire qui doit s‘efforcer de distinguer les niveaux,


mais aussi leurs articulations, car « dans leur être objectif les choses
sont en fait liées les unes aux autres et possèdent des lois internes. »32
Ces lois permettent de penser et d‘assurer la conduite de la révolution,
de la guerre, des campagnes, des opérations et des combats : ce sont
des « lois de l’action [pour] résoudre les contradictions entre le
subjectif et l’objectif. »33 Leur connaissance est nécessaire à tous : au
commandant « d’une campagne et d’opérations tactiques », en vertu de
l‘axiome que « le tout ne peut exister indépendamment de ses
parties »34, afin que, dans la victoire comme dans la défaite, il ne perde
pas le fil du Projet, pour qu‘il puisse en transmettre la substance au
« moindre » partisan, à chaque soldat. « Un chef militaire ne doit pas se
noyer dans l’océan de la guerre, il doit avec science et certitude
atteindre le rivage de la victoire. La stratégie et la tactique en tant que
lois de la conduite de la guerre sont la science de la navigation sur
l’océan de la guerre. »35 Comment donc éviter de se noyer ? Quels sont
les concepts derrières ces images qui parlent aux paysans ? Comment
Mao distingue-t-il les différents types de guerre : « guerre de mouve-
ment », « guerre de position », « guérilla » ou « guerre irrégulière »,
« guerre de manœuvre », « guerre prolongée », « guerre de décision
rapide » ? Comment conçoit-il les liaisons entre les niveaux dans la
guerre (stratégie, science des campagnes, tactique), entre les types et
les formes de guerre (guerre révolutionnaire, guerre nationale, guerre
de Résistance, guerre « d’interpénétration »). Ces dénominations indi-
quent qu‘il s‘agit de modes de combat caractérisés et différenciés, dans
l‘absolu, par une situation géographique donnée, par le temps et la
durée nécessaires requis pour frapper de façon inopinée (guérilla), pour
concentrer les forces afin de localiser, d‘engager et de détruire l‘ennemi
(guerre de manœuvre). Mais dans le cadre spatial et temporel de la
guerre, sa nature et la corrélation globales des forces, il ne s‘agit pas,
chez Mao, de privilégier tantôt l‘un tantôt l‘autre de ces modes, mais de
réaliser leur combinaison systémique. S‘il existe une différence de
nature entre une stratégie d‘usure et une stratégie d‘anéantissement, ces
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modalités ne fondent pas une distinction de qualité entre les armées de
la guerre révolutionnaire chinoise. Au stade de notre enquête, il nous
semble que les unités ne sont spécifiquement dédiées à l‘une ou à
l‘autre de ces missions qu‘en théorie, notamment dans la théorie des
trois étapes et la hiérarchie des guerres établies. La distinction que l‘on
tient pour fondamentale, entre guerre régulière fondée, entre autres
critères, sur la bataille centrale décisive, et la guerre irrégulière qui la
refuserait, est très friable. La question du temps est capitale : les
32
De la contradiction in Mao, L‘Herne, op. cit., p. 144.
33
Problèmes, (1936), p. 58.
34
Ibid., p. 53.
35
De la guerre prolongée (éd. du Sandre), op. cit., p. 88.
Mao et la guerre révolutionnaire 75

« irréguliers » refusent la bataille jusqu‘au moment et au lieu où ils


peuvent la livrer avec de bonnes chances de la remporter : chaque
bataille remportée compte, on l‘a vu sur le plan du matériel, dans la
balance générale des forces qu‘elle altère par effets cumulatifs, à condi-
tion par conséquent de s‘insérer dans une série de batailles. Chaque
bataille est décisive … pour eux, jusqu‘au moment où la bataille sera
décisive, objectivement, pour tous. Les objectifs des partisans et des
unités de l‘Armée rouge, ou des irréguliers, ne consistent pas seulement
à énerver, harasser, fatiguer, mais bien à se « mouvoir », à se « posi-
tionner », à « manœuvrer », au niveau stratégique dans le temps long,
au niveau tactique dans le temps court, afin d‘éliminer physiquement
leurs opposants : « Une guerre prolongée sur le plan stratégique, et des
campagnes et des combats de décision rapide sont deux aspects d’une
seule et même chose, deux principes auxquels il convient d’accorder
une importance égale, et qui peuvent également s’appliquer à une
guerre anti-impérialiste. »36
Si elles diffèrent par leur volume et le type d‘armes dont elles
disposent, par l‘état de la discipline, s‘il existe une différence de degré
dans la portée et la conception de leur opérations respectives, l‘emploi
des unités de l‘Armée Rouge requérant un volume conséquent de
concentration de forces qui implique une mise en œuvre particulière de
la sûreté, loin de s‘exclure, guerre de partisans et guerre de mouvement,
guerre de manœuvre et guerre de position, guerre prolongée et guerre
de décision rapide s‘articulent. Mao utilise souvent l‘expression
« guerre de mouvement » dans Problèmes stratégiques de la guerre
révolutionnaire en Chine. Dans De la guerre prolongée, il la remplace
par guerre de manœuvre. Mais existe-t-il une « guerre de mouvement »
en soi, étant donné que le mouvement ne peut représenter un type de
guerre ? La mobilité n‘est-elle pas le fondement de toute tactique et la
manœuvre l‘essence de toute stratégie opérationnelle, même sur le plan
défensif ? Par guerre de manœuvre, on comprend que Mao parle de la
guerre de grand style. On peut également suggérer que ces types de
guerre définis par des modalités de la stratégie indiquent seulement
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qu‘ils se combinent puisque, de par leur dénomination, ils reposent sur
les invariants et les principes de la stratégie, qui est une combinatoire,
et sur les réalités de la guerre, par nature complexe, non-linéaire, fracas
sans nom. À cet égard, Mao ajoute : « Dans une guerre civile révolu-
tionnaire, les lignes de front ne peuvent être stables … [dans] une
aucune guerre... »37 Certes, le professeur Coutau-Bégarie nous met en
garde contre un certain confusionnisme : « il faut s’interroger sur le
champ d’application des principes [qui] ne sont pas nécessairement
applicables à la stratégie alternative (guerre révolutionnaire) : cette

36
Problèmes (1936), p. 113.
37
Ibid., p. 107.
76 Stratégique

dernière recherche la manœuvre, la surprise, l’économie des forces,


l’initiative… qui ont bien une valeur universelle ; en revanche, elle
prône l’antithèse de la concentration, la dispersion ». Pourtant Mao,
maître de la guerre révolutionnaire, n‘est-il pas le théoricien de la
concentration, « une des clés de sa victoire finale »38 ?
Il s‘agit d‘une dialectique de la concentration et de la décon-
centration des forces, de la défensive stratégique et de l‘offensive tacti-
que, valable quel que soit le module en question. Seules les unités de
l‘Armée rouge parviendront, par la guerre de manœuvre, à prendre les
grandes villes, au besoin en conduisant une défense fixe sur une partie
du théâtre d‘opérations. Mais elles n‘y parviendront pas sans les parti-
sans. Cette dernière étape dans le schème trinitaire formalisée dans De
la guerre prolongée, doit être précédée par l‘élargissement des zones
rouges mené à partir des bases. Cet élargissement, la situation militaire
d‘ensemble l‘interdit à un niveau supérieur de la relation dialectique
avec l‘ennemi, autrement dit, il y a impossibilité de conduire des offen-
sives stratégiques. L‘extension de la zone n‘en requiert pas moins la
mise en œuvre d‘invariants, tels que le renseignement, la protection des
communications, la logistique, et des principes de la guerre : la sur-
prise, l‘économie des forces, l‘initiative dont Mao rappelle que « ce
n’est pas un concept abstrait, mais quelque chose de concret, de maté-
riel : conserver [et] masser le maximum de forces actives. »39 La
manœuvre des partisans et des unités de l‘Armée rouge repose sur les
mêmes principes.40 Le changement d‘échelle, la variabilité du degré de
complexité que reconnaît Mao, n‘impliquent pas, selon nous, et malgré
ce que pourraient suggérer les types de guerre et leur alternance, un
changement de nature des opérations et des unités, ou un changement
de nature entre les types de guerre. Ainsi, il note que les principes des
opérations de partisans définis en 1928 dans son célèbre aphorisme
« L’ennemi avance, nous reculons... » valent pour les opérations visant
à neutraliser les campagnes d‘extermination nationalistes.41 D‘autre
part, les missions entre ces deux modules principaux ne sont d‘ailleurs
pas attribuées de façon rigide et monolithique : les officiers de l‘Armée
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rouge commandent aux unités de partisans, et ceux-ci doivent agir aux
niveaux supérieurs, dépasser l‘horizon du combat, pour celui des
campagnes d‘anéantissement que, de manière générale, l‘on serait tenté
de réserver aux troupes régulières.42 La nature de la relation entre
partisans et soldats est de « lutter contre l’esprit de partisan dans

38
Traité, op. cit., p. 324. Concentration à laquelle Mao consacre tout une section du
chapitre V de Problèmes (1936), p. 105.
39
Ibid., p. 102.
40
Problèmes stratégiques de la guerre de partisans contre le Japon (1938 in G.
Chaliand, op. cit., p. 130).
41
Problèmes (1936), p. 88.
42
De la guerre prolongée (1938), Œuvres choisies, II, op. cit., p. 191.
Mao et la guerre révolutionnaire 77

l’Armée rouge, tout en reconnaissant à celle-ci son caractère d’armée


de partisan », car le seul esprit qui vaille est celui de la guerre révolu-
tionnaire commun à tous : « les principes relatifs à la technique, à la
tactique, aux batailles et à la stratégie, aussi bien que toutes les actions
se rapportant à tous ces domaines sont indissolublement liés aux buts
de la guerre »43, qui, en théorie, s‘identifie au but dans la guerre, savoir
l‘anéantissement de l‘ennemi qui traverse toute la structure politico-
stratégique, dicté par la Révolution. Les formes de la guerre (révolu-
tionnaire et nationale) et les types de guerre s‘interpénètrent : « La
Guerre contre les envahisseurs japonais est une guerre révolutionnaire
de toute la nation ». Dans une « trialectique »44 des forces, de l‘espace
et du temps, une espèce d‘homothétie se diffuse, même si Mao recon-
naît des formes inférieures et supérieures de la guerre : « Le cours de la
guerre civile peut être divisé dans ses grandes lignes en deux périodes
stratégiques. Dans la première période, c’est la guerre de partisans qui
a le rôle principal et, dans la seconde, c’est la guerre régulière. Mais
cette guerre régulière était de type chinois : elle n’était régulière que
par la concentration des troupes dans la guerre de mouvement, ainsi
que par une certaine centralisation et planification dans le comman-
dement et l’organisation. Pour le reste, elle conservait le caractère
d’une guerre de partisans et représentait une forme inférieure de la
guerre, et il n’est pas possible de la placer sur le même plan que les
guerres faites par les armées étrangères... Elle différait d’ailleurs quel-
que peu également de la guerre que faisait l’armée du Kuomintang.
C’est pourquoi cette guerre régulière représentait simplement, dans un
certain sens, une guerre de partisans élevée à un niveau supérieur. »45
Le fait qu‘elle puisse s‘élever à un niveau supérieur signifie une
différence de degré non une distinction de nature dans la concentration
et la planification, car il existe « des «contradictions qualitativement
différentes [qui] ne peuvent se résoudre que par des méthodes qualita-
tivement différentes. »46
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STRATÉGIE ET PHILOSOPHIE

Dans les années 1960, les analystes chinois réfugiés à Taïwan


considéreront que « si Mao a triomphé dans de nombreux combats »,
c‘est, entre autres, parce qu‘il « a appliqué sa dialectique matérialiste à

43
De la guerre prolongée (1938), éd. du Sandre, op. cit., p. 98.
44
Hervé Coutau-Bégarie, Traité, op. cit., p. 879.
45
Mao, Problèmes de la guerre et de la stratégie (1938), in Œuvres choisies, II, op.
cit., p. 244.
46
De la contradiction (août 1937) in Mao l’Herne, op. cit., p. 142.
78 Stratégique

l’art militaire. »47 La démarche philosophique de Mao est pragmatique.


Elle s‘inscrit dans l‘approche réaliste du monde, c‘est-à-dire dans le
rejet de l‘idéalisme européen (par ailleurs exprimé en Chine, dès la fin
du XVe siècle, par Wang Yangming). La réalité, ou le monde objectif,
existe en dehors de l‘homme. Pour le saisir, il faut, selon Mao, se
garder de l‘idéologie, considérer la vérité comme instable, mue par une
série de contradictions, privilégier la pratique qui, si elle contient une
vérité et mène à la vérité, n‘en a pas moins des limites, autrement dit,
on ne peut pas toujours tâtonner et s‘instruire de ses défaites : quand
bien même l‘homme ne cesse jamais d‘apprendre de lui-même, des
autres, du monde, il est nécessaire de reconnaître l‘existence de lois, en
l‘occurrence les lois de la guerre. Ces caractéristiques de l‘épistémo-
logie de Mao rejettent de prime à bord l‘idée même d‘invariants et de
principes stables applicables à la stratégie : « Employer des méthodes
différentes pour résoudre les contradictions différentes est un principe
que les marxistes-léninistes doivent rigoureusement observer. Les
dogmatiques n’en tiennent pas compte. Tout au contraire, ils suivent
invariablement ce qui leur semble une formule immuable et ils l’appli-
quent avec rigidité quelles que soient les circonstances ; un tel procédé
ne saurait aboutir. » Le fait est, on le voit, que Mao rejette l‘idéologie,
mais on sait qu‘il est un idéologue, certes pragmatique, mais qui a tout
de même compris que sa domination sur le Parti était corrélée à l‘acqui-
sition d‘un monopole sur l‘interprétation du marxisme qu‘il ne tient
d‘ailleurs pas pour un absolu, mais seulement comme un instrument
d‘analyse. D‘autre part, on constate qu‘il fait de l‘instabilité du monde
objectif une invariance ou une constante, et, de l‘emploi de méthodes
adaptées à l‘objet considéré, un principe. De fait, sa principale contri-
bution à la théorie marxiste-léniniste s‘emploie à s‘arracher, à dépasser
(et à revenir à) la contingence de la pratique pour saisir l‘unité des
contraires par la loi universelle de la contradiction. Mao a théorisé leur
inégalité (contradiction principale ; contradictions secondaires) et leur
agencement déséquilibré (aspect principal et secondaire de la contradic-
tion principale et secondaires). La guerre est donc traversée de contra-
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dictions car elles « existent dans le processus de développement de
toutes les choses, de tous les phénomènes … C’est là l’universalité et le
caractère absolu de la contradiction.… Ainsi, la contradiction entre le
prolétariat et la bourgeoisie se résout par la révolution socialiste …
entre les colonies et l’impérialisme, par la guerre révolutionnaire
nationale. »48
Philosophie et stratégie sont inextricablement liées chez Mao :
« Les lois de la guerre, comme les lois de tous les autres phénomènes,
47
Asian People’s Anti-Communist League, A Research on Mao Ts-tung’s Though of
Military Insurrection, Taipei, 1961, p. 28, cité par Vsevolod Holubnychy, « La dialect-
tique matérialiste de Mao Tse-toung » in Mao, l‘Herne, op. cit., p. 107.
48
De la contradiction, op. cit., p. 140, 142.
Mao et la guerre révolutionnaire 79

sont le reflet dans notre esprit de la réalité objective. Tout ce qui est en
dehors de notre esprit est réalité objective. »49 Il est remarquable de
constater, sous réserve qu‘une possible inversion n‘ait pas été opérée,
que ses premières conceptions philosophiques exposées en 1937,
notamment sur le bond dialectique, aient été préalablement exprimées
en 1936 dans Problèmes stratégiques : de la réalité objective, contin-
gente, instable de la guerre, Mao remonte à une vérité plus haute qui,
en retour, valide la permanence véritable de cette réalité militaire.
Considérons le passage suivant, écrit en 1936 : « La juste disposition
des troupes en vue du combat découle de la juste décision du com-
mandant ; cette juste décision découle de la juste appréciation de la
situation, appréciation fondée elle-même sur une reconnaissance minu-
tieuse et indispensable, dont les renseignements ont été passés au
crible d’une réflexion systématique. Le commandant utilise tous les
moyens d’information possibles et nécessaires ; il pèse les informations
recueillies, rejetant la balle pour conserver le grain, écartant ce qui est
fallacieux pour ne garder que le vrai, procédant d’une chose à une
autre, de l’externe à l’interne. »50
Le maître-mot qui en ressort est connaissance, objet vers lequel
tendent et le capitaine et le penseur. Ce passage, antérieur, annonce ses
lignes de De la pratique (juillet 1937) : « Pour refléter pleinement une
chose dans sa totalité, pour refléter son essence et ses lois internes, il
faut procéder à une opération intellectuelle en soumettant les riches
données de la perception sensible à une élaboration qui consiste à
rejeter la balle pour garder le grain, à éliminer ce qui est fallacieux
pour conserver le vrai, à passer d’un aspect des phénomènes à l’autre,
du dehors au-dedans. »51 La méthode de préparation et de conduite des
forces est dialectique. Elle procède de la théorie de la contradiction,
c‘est-à-dire, du refus de l‘examen unilatéral. Elle doit prendre en
compte, de façon constante, sa propre situation, passée et présente, en
rapport avec celle de l‘Autre ou des Autres, avec leurs plans, leurs
forces et faiblesses, la manière dont ils les perçoivent, afin de saisir la
réalité mouvante d‘une situation particulière présente et à venir, pour
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transformer le réel et atteindre la vérité, c‘est-à-dire l‘anéantissement
ou la conversion de l‘Autre. L‘application de la dialectique aux affaires
militaires dévoile une double problématique : le lien entre la stratégie
intégrale et la stratégie générale militaire, entre lesquelles il existent
une différence de nature, et, au sein de celle-ci, l‘articulation, dans la
stratégie opérationnelle, d‘une série de paires conceptuelles : partisans-
régulier, anéantissement-usure, ennemi-adversaire, offensive-défensive,
tactique-stratégie, lignes extérieures-intérieures : « tout en appliquant

49
Problèmes (1936), p. 59.
50
Ibid.
51
Mao, De la pratique, op. cit., p. 203.
80 Stratégique

la stratégie de la guerre défensive, on peut et on doit entreprendre des


campagnes et des combats offensifs ; en appliquant la stratégie de la
guerre de longue durée, on peut et on doit entreprendre des campagnes
et des combats de décision rapide ; et, en appliquant la stratégie des
opérations à l’intérieur des lignes, on peut et on doit entreprendre,
dans les campagnes et les combats, des opérations à l’extérieur des
lignes. Telle est ligne stratégique qui doit être appliquée durant la
guerre de résistance [contre le Japon]. Cela est valable aussi bien pour
la guerre régulière que pour la guerre de partisans. La seule différence
pour la guerre de partisans se trouve dans le degré... Dans la guerre
régulière, bien qu’on doive et qu’on puisse entreprendre aussi des
attaques par surprise, on n’arrive à surprendre l’ennemi qu’à un degré
moindre... »52
La dialectique de la défense stratégique et de l‘offensive tactique
est exposée dans le chapitre V de Problèmes (1936). Son objet est de
renverser l‘équilibre global avec les nationalistes. « Dans nos opéra-
tions militaires, nous avons fait alterner la défensive et l’offensive. »53
Cette stratégie opérationnelle alternative au sens clausewitzien54, vise,
au niveau le plus haut, celui des lois de la guerre révolutionnaire, la
dissociation de l‘altérité combattante, c‘est-à-dire la désintégration des
rapports qui lient le gouvernement, l‘armée (nationaliste) aux peuples
de Chine. La science des campagnes doit assurer la manœuvre, en
théorie permanente, qui permettra de « s’engager stratégiquement à un
contre dix et tactiquement à dix contre un ». Pour vaincre et s‘assurer la
destruction localisée de l‘ennemi, il faut conduire des « campagnes de
décision rapide »55 pour trois raisons : « en premier lieu l’Armée rouge
ne dispose pas de sources lui permettant de s’approvisionner en armes
et surtout en munitions ; en deuxième lieu il y a de nombreuses armées
blanches contre une seule Armée rouge, et que notre armée doit se
tenir prête pour mener rapidement et sans interruption toute une série
d’opérations en vue de briser une campagne «d’encerclement et
d’anéantissement » ; en troisième lieu, dans la majorité des cas, en
dépit du fait que les armées blanches avancent isolément, les inter-
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valles entre leurs colonnes sont relativement réduits, si bien que si nous
attaquons l’une d’entre elles sans obtenir rapidement la décision, nous
risquons de voir d’autres colonnes venir à la rescousse… Pour nous,

52
Problèmes stratégiques de la guerre de partisans contre le Japon (G. Chaliand),
p. 130.
53
Problèmes (1936), p. 81.
54
« La politique fait donc de cet élément tout-puissant qu’est la guerre un simple
instrument ; du terrible glaive de la guerre, qu’il faut soulever à deux mains et de tou-
tes ses forces pour frapper un coup et un seul, elle fait une épée légère et maniable,
parfois un simple fleuret, en usant alternativement des coups, des feintes et des para-
des », De la guerre, p. 704.
55
Problèmes, (1936), p. 69.
Mao et la guerre révolutionnaire 81

terminer une bataille en quelques heures, en un jour ou deux, est chose


habituelle. »56
Mao développe une dialectique de la centralisation et de la
décentralisation du commandement : « Il en résulte que le principe de
commandement dans la guerre de partisans consiste, d’une part, à
s’opposer à la centralisation absolue et, d’autre part, à s’opposer à la
décentralisation absolue ; il exige un commandement centralisé en
stratégie et en un commandement décentralisé dans les campagnes et
les combats. »57 On notera que la centralisation subsiste à l‘égard des
partisans, mais elle n‘est plus absolue : ils peuvent opérer sur un long
rayon d‘action car ils auront intégré les invariants et les principes, les
lois de la guerre, les lois de la guerre révolutionnaire et les lois de la
guerre révolutionnaire en Chine. La stratégie militaire alternative veille
au déploiement simultané des deux modules de force. Quel que soit le
type de combat, guerre de position ou guerre de mouvement, la coordi-
nation avec les forces de l‘Armée rouge est, elle, une nécessité absolue
pour la réussite de la manœuvre d‘ensemble : « Pour prendre un exem-
ple du cas où nous l’affrontons avec des forces relativement inférieu-
res, supposons que, dans un secteur donné, l’Armée rouge ne dispose
que de forces peu importantes, ils est alors évidemment nécessaire,
pour briser avec les meilleures chances de victoires l’attaque de
l’adversaire plus fort, dans une situation ou la population, le terrain, et
le temps nous sont très favorables, de fixer l’adversaire au centre du
front et sur une aile à l’aide de détachements de partisans ou de petites
unités et de concentrer toutes les forces disponibles de l’Armée rouge
pour déclencher une attaque par surprise sur une autre partie de l’aile
adverse. »58
La retraite est une opération d‘une grande difficulté ; elle est
source de puissance, mais à conditions que « le degré de saturation »59
ne soit déjà atteint, c‘est-à-dire que la maîtrise politique et stratégique
des forces soit maintenue, de ne pas dissocier l‘attaque et la défense,
l‘offensive et la défensive, de garder à l‘esprit les grandes tendances
nationales et globales de la guerre. La retraite renforce celui qui l‘effec-
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tue ; elle amène l‘ennemi, s‘il entame la poursuite, à étirer son dispo-
sitif, à disperser ses forces. Les lignes de celui qui pourchasse s‘allon-
gent, celles de son vis-à-vis se raccourcissent. La retraite stratégique
nécessite le calme et la force morale de celui qui se prépare à la contre-
attaque, par la concentration de ses effectifs. De fait, la retraite renforce
virtuellement une partie tandis qu‘elle affaiblit l‘autre. C‘est l‘idée du

56
Mao, Problèmes (1936), p. 114-115.
57
Mao, Problèmes stratégiques de la guerre de partisans contre le Japon, (G.
Chaliand), p. 174.
58
Problèmes (1936), p. 105.
59
Clausewitz, Théorie du combat, cité par Hervé Coutau-Bégarie, Traité, op. cit.,
p. 428.
82 Stratégique

point culminant de l‘attaque exprimée par Clausewitz. Elle peut être


interprétée comme l‘expression de la théorie maoïste de la contradic-
tion, entre dialectique chinoise du Yin et du Yang et marxisme : « En
allant au bout d’eux-mêmes, ils inversent spontanément et impercepti-
blement leur tendance, ils passent l’un dans l’autre. »60 Le général Li
Tsing, pacificateur de l‘Asie central, et maître en stratégie de l‘empe-
reur des T‘ang, Li Che-min, exprimera la même idée sur le plan philo-
sophique et militaire : « Lorsque je manifeste ma forme, si je me
dévoile à l’ennemi sous un aspect irrégulier, c’est que ne suis pas
régulier ; lorsque je remporte la victoire, si je frappe l’ennemi par des
moyens réguliers, c’est que je ne suis pas irrégulier. Ce qui montre
bien que le régulier et l’irrégulier se renversent l’un dans l’autre. »61
Ou la guerre révolutionnaire comme le dépassement de dichotomie
formelle (régulier et irrégulier) pour atteindre la forme invariable de la
guerre.

GRANDE STRATÉGIE ET PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE

À notre connaissance, Mao n‘utilise jamais les concepts de


grande stratégie ou de stratégie intégrale. Mais il est certain que l‘idée
est présente au cœur de sa réflexion et de son action : « Il faut bien
avoir compris le caractère de la société chinoise pour savoir quelles
sont les cibles de la révolution chinoise, quelles sont ses tâches et ses
forces motrices, quel est son caractère, quelles sont ses perspectives et
dans quel sens elle évoluer. »62 C‘est là le diagnostic établit par une
direction politique qui fonde le Projet. Ou encore : « Elles [les forces de
la révolution] doivent faire de la campagne arriérée (dans les deux
sens du terme : géographiquement et culturellement) une base solide …
un vaste bastion militaire, politique, économique et culturel de la révo-
lution à partir duquel il leur sera possible ... de faire triompher pas à
pas dans une lutte de longue durée, la révolution dans tout le pays. »63
On le voit, la contingence du cadre spatio-temporel, certes stable, mais
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non dépourvue de diversité64, notamment en Chine, est cruciale pour
penser une grande-stratégie, en l‘occurrence celle de de Mao, détermi-
née par ses spécificités. Il s‘agit de comprendre la dialectique du temps
et de l‘espace, différente selon les situations et le moment où se trou-
vent la Révolution chinoise et les contradictions qui la détermineront. Il
s‘agit pour le Parti d‘approfondir sa relation avec Moscou, de tisser des
liens avec Washington et tous les étrangers fascinés par l‘expérience
60
Claude Larre, « L‘art militaire de Mao Tse-Toung », in Mao, l‘Herne, p. 259-260.
61
Question de l’empereur des T’ang …, op. cit., p. 524.
62
Mao, « La révolution chinoise et le parti communiste chinois » (décembre 1939)
in Œuvres choisies, II, op. cit., p. 336.
63
Ibid., p. 338.
64
« La Chine est un pays multinational », Ibid., p. 326.
Mao et la guerre révolutionnaire 83

communiste ; sur le plan militaire, il faut continuer l‘extension des


zones d‘action des partisans pour accroître la sécurité et l‘élargissement
des sanctuaires où se conçoivent les stratégies générales particulières,
économique, culturelle et militaire indispensables à la défense, au
remodelage et à la croissance du corps social que l‘Armée rouge
encadre. Par conséquent, « mettre l’accent sur la lutte armée ne signifie
pas renoncer aux autres formes de lutte ; au contraire si celles-ci ne lui
sont pas coordonnées, elle ne peut être victorieuse. »65 Prise sous
l‘angle de la grande stratégie qui est pour le général Poirier la « théorie
et pratique de la manœuvre de l’ensemble des forces de toute nature,
actuelles et potentielles [qui a] pour but d’accomplir l’ensemble des
fins définies par la politique d’ensemble … dans une unité de
pensée »66, la théorie stratégique de Mao semble accorder la primauté
du politique sur le militaire. C‘est plutôt leur lien indissociable qu‘il a
défendu : « Entre le civil et le militaire, il existe une certaine distance,
mais il n’y a pas entre eux de Grande Muraille et cette distance peut
être rapidement franchie. Faire la révolution, faire la guerre, voilà le
moyen qui permet de la franchir »67 ; voire leur identité : «… la guerre
c’est la politique … il n’est pas possible de séparer une seule minute la
guerre de la politique… Mais la guerre a aussi ses caractères spéci-
fiques. En ce sens, elle n’est pas identique à la politique en général. »68
Ce « en général » semble signifier, un temps de paix « normal ». Il
n‘en est rien : en théorie du moins, la politique, c‘est-à-dire la lutte des
classes, peut constamment déboucher sur la guerre civile (comme plus
tard lors de la Révolution culturelle) ; politique et corps politique sont
déterminés par l‘antagonisme guerrier, procédant d‘une guerre contre
les ennemis de classe intérieurs et extérieurs tendant vers l‘Absolu pour
une paix absolue. La Chine, depuis le XIXe siècle, est une entité en proie
à toutes sortes de convulsions, guerre civiles et étrangères, syncrétis-
mes culturels et religieux. Son devenir, son être-au-monde, ne dépen-
dent plus que de la guerre, « ce monstre qui fait s’entre-tuer les hom-
mes, [qui] finira par être éliminée par le développement de la société
humaine, et le sera … Mais, pour supprimer la guerre, il n’y a qu’un
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seul moyen : opposer la guerre à la guerre, la guerre révolutionnaire à
la guerre contre-révolutionnaire. »69 Cette pensée de la guerre révolu-
tionnaire s‘appuie sur une lecture de l‘histoire de la Chine, sur une ana-
lyse économique mondiale, qui rendent compte de la guerre intégrale
qui lui est livrée. Dans la société féodale, Mao repère « une contra-
diction principale » qui « oppose la paysannerie à la classe des
propriétaires fonciers ... Au cours des milliers d’années que comptent

65
Ibid.
66
Lucien Poirier, Stratégie théorie II, Paris, Economica, 1987, p. 113-114.
67
Problèmes (1936), p. 59.
68
De la guerre prolongée, (éd. Sandre), p. 88-89.
69
Problèmes (1936), p. 52.
84 Stratégique

l’histoire des Han, il s’est produit des centaines d’insurrections pay-


sannes... ». Pour motiver les paysans de son armée, l‘histoire, sous sa
plume, n‘était digne de reconnaître que la seule violence politique de
leurs ancêtres de classe, lumière émancipatrice qui s‘oppose « à la
sombre domination des propriétaires fonciers et de la noblesse » et au
« règne des forces ténébreuses ». Mais ces soulèvements n‘ont pas été
décisifs, et n‘aboutirent qu‘au renforcement du système féodal :
« toutes les révolutions paysannes se soldaient par la défaite et étaient
invariablement utilisées, pendant ou après leur déroulement, par les
propriétaires fonciers et la noblesse... »70 Le concept de défaite est
effectivement central dans la conception politique et stratégique
maoïste. La véritable défaite renvoie à ce qu‘est une véritable victoire.
Pour Mao et ses troupes, la véritable défaite ne réside pas dans les
déconvenues tactiques, mais dans la dissolution morale du mouvement
révolutionnaire, sa division politique en plusieurs factions, en plusieurs
approches et, finalement, dans son anéantissement physique, ou dans
son absorption dans le nationalisme. De même que la véritable victoire
ne s‘identifie pas aux succès de la guérilla ou aux succès des armées,
mais à la prise du pouvoir d‘État, partagé, car nous sommes en 1939,
alors que le PC est allié aux Nationalistes. La victoire et la défaite ne
sont pas encore définies de manière absolue, comme elles le seront,
après 1946, sous l‘effet de la logique de guerre, en tant que monopole
du Parti sur l‘État et domination idéologique exclusive sur la société.
Pour l‘heure, il s‘agit de la défaite ou de la victoire de « la Chine, notre
patrie ». Si les salves du croiseur Aurore apportèrent aux Chinois le
marxisme-léninisme de la révolution d‘Octobre, ce sont les salves du
HMS Cornwallis, navire amiral de la flotte commandée par l‘Amiral
Parker, qui leur imposèrent, à l‘issue de la première guerre de l‘opium
en 1842, le capitalisme de Palmerston. De sujet, la Chine devint
progressivement objet en partie colonisé par des Barbares façonnant en
position de domination un système stratégique mondial en cours de
globalisation. « À partir de la guerre de l’opium en 1840, la société
chinoise s’est transformée peu à peu en société semi coloniale et semi-
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féodale. Depuis l’Incident du 18 septembre 1931, début de l’agression
armée des impérialistes japonais contre la Chine, elle a encore changé
pour devenir coloniale, semi-coloniale et semi-féodale. »71 Deux évé-
nements militaires constituent les jalons temporels d‘une période à
l‘intérieure de laquelle convergent et agissent ces trois dynamiques que
sont les débuts du capitalisme chinois, l‘expansion du capitalisme
étranger et la guerre étrangère, occidentale puis asiatique, plus préci-
sément japonaise. La Chine ne parvient pas à les maîtriser : elle est
soumise durant la fin du XIXe siècle à un blocage historique, une

70
« La révolution chinoise et le parti communiste chinois », op. cit., p. 328-329.
71
« La révolution chinoise et le parti communiste chinois », op. cit., p. 329-330.
Mao et la guerre révolutionnaire 85

obstruction sociale et politique qui entravent le processus de transfor-


mation, qui l‘objective dans le système mondial.72
Mais c‘est la dimension culturelle et intégrale qui attire son
attention : « À cette fin, elles ont employé et continuent d’employer des
moyens d’oppression militaires, politiques, économiques, culturels »...
Ce passage plus long reflète une tentative synoptique de percevoir le
problème dans sa globalité : « Par l’octroi de prêts au gouvernement
chinois et par l’ouverture de banques en Chine, [les puissances impé-
rialistes] ont monopolisé les opérations bancaires et les finances du
pays … elles ont constitué en Chine un réseau d’exploiteurs fondé
formé de compradores et de commerçants-usuriers et qui s’étend des
grands ports de commerce aux coins les plus reculés ... Elles ont fait de
la classe des propriétaires fonciers féodaux aussi bien que de la bour-
geoisie compradore le soutien de leur domination en Chine... L’impé-
rialisme avec toute sa puissance financière et militaire en Chine est la
force qui soutient, inspire, cultive et préserve les vestiges féodaux de ce
pays avec toute leur superstructure bureaucratico-militariste. »73 « Afin
d’entretenir des conflits armés entre seigneurs de guerre et d’opprimer
le peuple chinois, les puissances impérialistes ont fourni au gouverne-
ment réactionnaire de la Chine d’énormes quantités d’armes et de
munition et mis à sa disposition une foule de conseillers militaires. De
plus, elles n’ont jamais relâché leurs efforts pour empoisonner l’esprit
du peuple chinois. C’est leur politique d’agression dans le domaine
culturel, qui s’effectue par l’activité des missionnaires, l’ouverture
d’hôpitaux et d’écoles, la publication de journaux et le fait d’engager
les étudiants chinois à aller étudier dans les pays impérialistes. Leur
but est de former des intellectuels destinés à servir leurs intérêts, et de
duper la grande masse du peuple chinois. »74 Ces forces profondes
finissent d‘exacerber les forces centrifuges : « Le développement éco-
nomique, politique et culturel de la Chine est extrêmement inégal,
parce que ses diverses régions sont en totalité ou en partie sous la
domination de nombreux États impérialistes, qu’elle a cessé, en fait,
depuis longtemps d’être unifiée. »75
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CONCLUSION

Au cours du XVIIIe siècle, les opérations de partisans, légales et


légitimes, conduites par des cavaliers, francs-tireurs, maquisards,
menées de façon non-linéaire au sein d‘unités autonomes mais liées au

72
Ibid., p. 331-332.
73
Joseph Staline, « Des perspectives de la révolution chinoise » cité par Mao, ibid.,
p. 333.
74
Ibid., p. 332-333.
75
Ibid., p. 334.
86 Stratégique

gros des forces, devenaient de plus en plus nécessaires et décisives dans


le processus d‘acquisition de la décision.76 Deux siècles plus tard,
l‘atome obligera les armées à penser un art opérationnel essentielle-
ment partisan. Cette métamorphose et cette évolution, de Napoléon à
Mao, de la fonction du partisan signifient peut-être l‘unité objective et
invariable du concept de guerre, ainsi que l‘unification subjective,
c‘est-à-dire probable et partielle de la stratégie. Unité et unification qui
amenèrent cet officier prussien à identifier la bataille qui mit à genou
l‘État et l‘armée de Frédéric II à un raid grandeur nature, unité et
unification que Mao su respecter et assurer pour faire de ses bandits
déclassés des soldats «réguliers» livrant d‘innombrables batailles afin
de conquérir et d‘unifier la Chine. Achevé et clos par la victoire finale à
laquelle sa contribution, certaine, ne doit néanmoins pas être mythi-
fiée77, le système stratégique maoïste possède une part d‘universalité :
il procède et transcende la contingence des problèmes qu‘il s‘est effor-
cé de rendre intelligibles et de résoudre, pour saisir et (nous) permettre
de penser la forme de l‘acte de guerre. Il n‘est pas pour autant univer-
salisable : le schème trinitaire qui est repris aujourd‘hui par les théories
contemporaines de la contre-insurrection n‘est pas transposable : la
contre-insurrection est une guerre contre-révolutionnaire qui se doit, si
elle veut s‘assurer la victoire politico-stratégique, d‘être une guerre
révolutionnaire, et mettre en œuvre une grande-stratégie que la bureau-
cratisation du monde rend aujourd‘hui difficile pour ne pas dire impos-
sible. Ce n‘est que dans la guerre révolutionnaire, dans le temps long,
et non dans le « présentisme », que l‘unité des contraires peut être
pensée, les contradictions dépassées, et que la guérilla applique, à une
certaine échelle, pour anéantir et convertir, les mêmes principes de
concentration et de dispersion que les grandes unités de la guerre dite
régulière à laquelle on l‘oppose.
D‘autre part, le système maoïste est voué tout entier à un projet
révolutionnaire : continuer la Transformation de la Chine amorcée au
e
XIX siècle. Face à l‘impérialisme idéologique et technique, le PCC
fournit une analyse globale, intégrée et dialectique afin de concevoir
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une politique de reconquête et de redressement qui le sera tout autant.

76
Jean Colin, L’Éducation militaire de Napoléon, Paris, Éd. historiques Teissèdre,
2001 (1901), p. 32, 53 et ss.
77
Andrew Bingham Kennedy, « Can the Weak the Strong ? Mao‘s Evolving
Approch to Asymetric Warfare in Yan‘an », The China Quarterly, n° 196, December
2008, p. 884-899. La pensée stratégique de Mao, absolutisée par la nécessité de la
révolution, n‘en est pas moins pragmatique dans les voies et moyens, opportuniste
quant aux fins. Après 1945, le but de guerre est de participer à un gouvernement
d‘union nationale. Il considère que la guerre prolongée en trois étapes théorisée en
1938 n‘ira pas dans le sens des intérêts du PCC (p. 893-894). Ce n‘est qu‘en novembre
1946 qu‘il parle de « guerre populaire de libération », de la « destruction de Tchang »
et fixe comme but de guerre le « renversement du régime » (p. 895), rendu public en
octobre 1947 (p. 896).
Mao et la guerre révolutionnaire 87

Certes, au début de la guerre révolutionnaire, ses armées ont pu appa-


raître comme étrangères aux paysans, mais il a su se lier à la mémoire
des révoltes, rébellions, soulèvements paysans, guerres civiles et
guerres étrangères du XIXe siècle dont l‘expérience emmagasinée et
l‘imaginaire ont servi de terreau à la révolution nationale-communiste.
Mao apparaîtra aux masses rurales comme Zhumao, Sauveur tant de
fois annoncé dans la culture paysanne, chargé de redistribuer les terres
et de faire le bonheur du peuple. Son analyse économique et géopoli-
tique correspond à cette mission, à ce rôle historique de « catalyseur
final, du timonier traversant des mers orageuses, en déchaînant les
forces du soulèvement paysan emmagasinées dès 1813 et le milieu du
e 78
XIX siècle. » Conquérir l‘État, réunifier l‘Empire nécessitaient une
conception intégrale et totalitaire de la stratégie, une pratique autant
que faire se peu intégrée de la guerre révolutionnaire qui ne pouvaient
que déboucher sur une perception totale et totalitaire de la société.
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78
John King Fairbank, La Grande révolution chinoise. 1800-1989, Paris, Flam-
marion, p. 41.
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