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LES UNIVERSITAIRES, LA PENSÉE ET L'INNOVATION

Marlyse Pouchol

L'Harmattan | « Marché et organisations »

2007/3 N° 5 | pages 17 à 39
ISSN 1953-6119
ISBN 9782296041257
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-marche-et-organisations-2007-3-page-17.htm
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LES UNIVERSITAIRES, LA PENSÉE
ET L’INNOVATION
Marlyse POUCHOL

Former les jeunes à un emploi dans un monde où les emplois


ne cessent de se modifier et de changer de contenu, tel est le
défi qui est lancé aux universitaires d’aujourd’hui. Ainsi sont-ils
mis en demeure de renouveler « leur offre » de formations tous
les quatre ans. Les plus diligents s’attèlent à cette tâche qui leur
demande des efforts d’anticipation conséquents. D’autres, plus
circonspects, opposent une résistance à cette évolution rappe-
lant la mission plus citoyenne de l’enseignement universitaire à
laquelle ils s’accrochent. Ceux-là sont accusés de refuser la nou-
veauté, de se complaire dans la routine du passé tout en faisant
peu de cas du besoin d’intégration des jeunes dans la vie active.
Les autres, plus entreprenants, sont soupçonnés de profiter des
réformes de programmes pour s’installer aux commandes en se
faisant un devoir d’ingérence dans les cours de leurs collègues,
voire en décrétant obsolète et désuet tout ce qui ne correspond
pas aux emplois de demain qu’ils ont imaginés. L’ambiance à
l’université, comme d’ailleurs dans beaucoup d’endroits aujour-
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d’hui, n’est donc pas au beau fixe. Les plus cyniques s’en amu-
sent en y voyant une saine compétition favorable à l’émergence
de l’innovation notamment parce qu’elle crée un climat propice à
l’élimination des positions établies par les plus anciens. Acquis à
l’idée de « destruction créatrice » de Schumpeter, ou adeptes de
celle de Marx qui voit dans la violence l’accoucheuse de
l’histoire, ils ne tentent rien pour pacifier les relations supposant
qu’ils ont affaire au processus normal d’un progrès dont la
caractéristique serait de s’imposer en remportant des victoires
contre des pesanteurs sociales ou un conservatisme satisfait.
Quelles que soient les positions des uns ou des autres, le chan-
gement pour le changement imposé comme une sorte de raison
d’État ne laisse de toute façon aucune place à une coopération
authentique établie par un débat contradictoire nourri par des
arguments véritables. Soupçons, invectives et luttes intestines sont
la rançon d’une agitation permanente introduite au sein de la
vieille institution universitaire, ceci d’autant plus que le ministère,
évaluateur des propositions d’offre de formation, n’est pas le seul
interlocuteur à convaincre.
Les initiateurs de diplôme sont rapidement, à leur tour, mis
sur la touche dès lors que les effectifs étudiants ne sont pas à la
hauteur de leur espérance pour assurer le maintien de leur créa-
tion. Corollaire de la mission de l’université qui s’est imposée
aujourd’hui, la captation des effectifs ou les efforts pour enrayer
l’hémorragie font partie intégrante de la nouvelle discipline à
laquelle les universitaires ont dû, de gré ou de force, se convertir.
Ainsi, des services de communication se sont-ils ajoutés aux
tâches administratives et enseignantes traditionnelles. Autrement
dit, il ne s’agit pas seulement de créer des formations adaptées
aux besoins supposés des employeurs et plus largement à ceux
de l’économie et de la société d’aujourd’hui, il faut aussi attirer
un public étudiant suffisamment nombreux pour mériter un finan-
cement public chichement distribué. Comment peut-on opérer
cette captation des étudiants permettant d’obtenir le financement
public ? Les avis sont partagés, mais tous conviennent qu’il faut
travailler à la bonne image du diplôme, ainsi qu’à celle de l’uni-
versité qui l’accueille, ce qui veut dire se conformer aux critères
en vogue. Les universitaires sont donc contraints, tels des publi-
citaires chargés de faire vendre un produit, de devenir aussi des
« fabricants d’images » après s’être fait des créateurs de
formations nouvelles. Une autre voie consiste à rechercher un
financement complémentaire du côté des entreprises du secteur
privé, ce qui exige, pour le coup, des formations conçues en
adéquation avec le tissu économique régional et des enseigne-
ments assurés en partie par des professionnels « intervenants
extérieurs » à l’université, ce qui signifie que les universitaires
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créeraient des diplômes dans lesquels ils n’auraient pas voca-
tion d’enseigner.
La mutation de l’université en marche depuis longtemps s’est
accélérée considérablement ces dernières années. La citadelle est
prise, laminée par la logique économique qui s’est insinuée à
l’intérieur et qui ne rencontre désormais plus aucun obstacle. Le
plus surprenant est bien cette quasi-absence d’opposition de la
part des universitaires qui participent allégrement à ce travail de
sape. En fait, ceux-là n’ont jamais pris au sérieux le rôle très
ancien de l’université qui est le prolongement de l’Académie
fondée dans la Grèce Antique contre la sphère politique. Dans
les temps modernes, la cohabitation a pu s’établir, du moins

18
sous certains régimes. Hannah Arendt rappelle que, à l’instar de
l’indépendance d’un pouvoir judiciaire, les gouvernements
constitutionnels ont reconnu la nécessité de l’existence de lieux
servant de « refuges à la vérité »1, et qui, en tant que tels,
devaient donc être tenus à l’écart des pressions sociales et du
pouvoir politique. On ne voit plus aujourd’hui la nécessité de
cette indépendance des universitaires, on ne saisit plus l’intérêt
de l’existence de lieux où la vérité soit le plus haut critère de la
parole. Le souci de créer un diplôme pour servir l’employabilité
des jeunes conduit à négliger ce genre de préoccupations. Mais
on peut se demander si la fabrication d’images chargées d’attirer
les étudiants est encore compatible avec ce que l’on est en droit
d’attendre d’un universitaire dont l’enseignement consiste à priori
à énoncer des vérités. L’historienne Annie Lacroix-Riz2 constate
une certaine dérive de sa discipline depuis les années 1980. La
profession ferait peu de cas des vérités de fait et le travail
sérieux sur archives comme l’examen minutieux des sources se
pratiqueraient de moins en moins. Elle s’alarme de la tendance de
ses collègues à réaliser des recherches « sponsorisées » par des
grandes entreprises, lesquelles sont, par exemple, tentées de blan-
chir leur passé de collaboration sous Vichy. Il semble que dans
les sciences historiques comme d’ailleurs dans toutes les sortes
de sciences humaines ou sociales, l’universitaire « diseur de
vérité » soit supplanté par « le fabricant d’images ». Lacroix-Riz
dénonce des mensonges orchestrés, voit des histoires sciemment
réécrites et des falsificateurs rétribués, mais peut-être, en plus, ne
faut-il pas négliger chez ceux-ci une propension à se tromper
eux-mêmes du fait d’une imprégnation idéologique aveuglante
axée sur des schémas d’interprétation tout faits. Le fabricant
d’images pourrait ne pas se voir comme tel et se considérer,
pour sa part, comme un diseur de vérité.
Cet article ne vise pas exactement à soutenir l’université du
passé, elle cherche à souligner ce qui se perd dans la mutation
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en cours. Il n’y a pas si longtemps encore l’université était un lieu
de débats où s’affrontaient des points de vue contradictoires, et
était donc un endroit où la promotion de l’esprit critique avait le
droit de cité. La nouveauté est que ce n’est plus le cas aujour-
d’hui. C’est au contraire la soumission au réalisme économique
qui est le principal message à faire passer à des étudiants prêts à
se rendre « employables » en suivant les instructions qui leur
sont fournies. Pourtant, si l’on en juge aux belles carrières réali-
sées par certains soixante-huitards de renom, la culture de l’esprit
1
H. Arendt, Vérité et politique, in La crise de la culture, Folio, 1989, p.332.
2
A. Lacroix-Riz, L’histoire contemporaine sous influence, Le temps des cerises,
2004.

19
critique n’a pas l’air d’être si contre-productive que cela. Comme
toujours, ce sont les excès qui sont gênants. Il faut s’alarmer de
cette philosophie plus récente de la formation universitaire qui
s’installe dans une démarche totalement inversée bannissant la
critique, faisant la chasse à l’inutile et exigeant des retombées
pratiques et exploitables pour tout travail de recherche universi-
taire. Si les emplois à pourvoir dans les entreprises sont perçus
comme des postes d’exécutant exigeant une capacité de se
soumettre aux objectifs d’une organisation, il est logique que le
type de formation adapté à ce genre d’emploi consiste à détruire
toute velléité de penser et d’esprit critique chez les étudiants.
Dans ce cas, la nouvelle orientation de l’université est à l’opposé
de sa mission passée lorsque l’État lui confiait l’éducation des
futurs citoyens. Cette mission supposait, au contraire, de favori-
ser l’exercice de la pensée car celle-ci entretient la capacité de
jugement qui est, comme l’indique Hannah Arendt, une « faculté
spécifiquement politique »3. En revanche, la formation pour
l’emploi conduit à son élimination. Cette communication vise
avant tout à défendre l’activité de penser qui est, depuis un cer-
tain temps déjà, fortement dépréciée, comme l’explique Arendt,
mais qui se trouve, en plus, aujourd’hui bannie de l’université
par les universitaires eux-mêmes.
Un livre4 d’une économiste d’entreprise, spécialiste des
« Ressources Humaines », vient à point nommé pour étayer un
propos cherchant à défendre la pensée dans un article consacré
à l’innovation. Sandra Enlart Bellier soutient que l’élimination
de l’activité de penser au profit de la soumission aux règles
établies pourrait s’avérer contraire aux conditions qui permettent
l’innovation. Dans ce cas, il faudrait admettre que le souci des
universitaires de conformer les formations des étudiants aux
exigences des entreprises compromettrait aussi les performances
économiques d’un pays, du moins si l’on admet qu’elles sont
liées à la capacité de ses habitants de créer du neuf.
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1 Économie et dépréciation de la pensée
Le mouvement étudiant de mai 1968 a fourni des figures
emblématiques de « l’intellectuel hostile au capitalisme » pouvant
correspondre au portrait-type peu flatteur qu’en avait fait Schum-
peter5 une vingtaine d’années auparavant. L’auteur vivant aux
États-Unis associe « l’expansion vigoureuse de l’enseignement

3
H. Arendt, La crise de la culture, Folio, 1989, p. 282.
4
S. Enlart Bellier, Pensez ! ou on le fera pour vous... , En clair, Mango, 2006.
5
J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, (CSD), Payothèque, 1979.

20
supérieur » au développement des « unités productives à très
grande échelle » (CSD, p.206), et il estime que l’enseignement
supérieur gonfle de manière excessive « l’offre de services dans
les professions libérales et quasi libérales, puis, en fin de
compte, dans tous les « métiers à col blanc » » (CSD, p.207).
Ces « intellectuels » issus de l’université ne trouveront pas tous
un emploi correspondant à leur formation, ce qui est d’autant
plus dommageable que « l’homme qui a fréquenté un lycée ou
une université devient facilement psychiquement inemployable
dans des occupations manuelles... ». L’insatisfaction vis-à-vis
de sa situation personnelle engendre son ressentiment à l’égard
du régime capitaliste et prend la forme d’une critique sociale
élaborée qui accompagne d’autres sortes d’oppositions, en parti-
culier celle des travailleurs. Il donne « une voix » et apporte sa
contribution au mouvement ouvrier. De façon générale, Schum-
peter considère que « le rôle du groupe intellectuel consiste
primordialement à stimuler, activer, exprimer et organiser les
sujets de mécontentement » (CSD, p.209). Ce groupe est donc
caractérisé par sa faculté de verbaliser et de systématiser des
positions critiques, et cette faculté constitue, en quelque sorte,
son fonds de commerce. Ajoutons que, selon Schumpeter, « les
intellectuels deviennent rarement des politiciens professionnels
et ils occupent plus rarement encore des postes à responsa-
bilité » ; ce qui ne les empêche pas d’imprimer « leur cachet sur
presque toutes les mesures politiques » (CSD, p.210). En résumé,
Schumpeter voit les intellectuels comme un groupe issu de la
surproduction universitaire qui est économiquement stérile,
socialement irresponsable mais politiquement influent. Toutefois,
à la différence de tous ceux qui ont voulu réformer l’université
depuis lors, il ne voyait pas de remède à cet état de fait. L’essor
de l’université, qui est relié au développement des grandes
structures de production, engendre fatalement une population
hostile au capitalisme de nature à contribuer à la disparition de
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ce système. L’argumentation fait partie d’un ensemble destiné à
établir que le socialisme est « l’héritier présomptif » d’un
capitalisme qui est condamné à être victime de ses succès.
1.1 Réformes universitaires et pouvoir des firmes
En tirant les propos de Schumpeter en dehors de leur
contexte, il est certain que l’université ne sort évidemment pas
grandie de ce type d’analyse si bien que les universitaires, en
particulier ceux qui ont pu se sentir visés par la vision de l’intel-
lectuel contestataire irresponsable, auront à coeur de lui redonner
une autre image. Ceux-la chercheront à prouver l’utilité de leur

21
fonction pour la société en général et l’économie en particulier
en créant des formations adaptées au monde du travail. Et cette
tâche prendra d’autant plus d’importance que les objectifs de
changement de société qu’ils ont pu, un temps, caresser dans
leur jeunesse s’éloigneront des horizons crédibles. Ce que l’on a
nommé la « fin des illusions » et qui a été suivie de la chute des
pays de l’Est à la fin des années 1980, est un élément décisif, on
le sait, dans la conversion au réalisme économique d’un grand
nombre d’ex-contestataires. S’ils restent toujours tournés vers la
recherche de solutions pour résoudre les problèmes du plus
grand nombre, il ne leur restera plus que l’acharnement dans les
réformes des programmes pour rendre leur public économique-
ment employable ou socialement utile. Faute de pouvoir changer
de société, il faudrait adapter les jeunes à la société qui existe,
en les rendant prêts, notamment, à affronter la concurrence de
leurs congénères. Écraser les autres pour exister, tel est à peu
près le contenu du message que les étudiants en retiendront,
tandis que les idées et les savoirs seront vidés de leurs sens car
ils seront considérés comme des prétextes et des moyens de
s’imposer. On est pour le moins assez loin de la mission
citoyenne de l’université ouvrant à une vie ensemble de débats
et de confrontation d’idées dans un espace public, ce qui suppose
de faire au moins crédit à l’autre de la sincérité de ses objections.
Mais ce sont ceux-là qui n’ont jamais cru à un changement sans
violence. En cherchant à favoriser l’insertion des étudiants dans
un emploi, ils se sont mis, avec le zèle des fraîchement
convertis, à servir des maîtres qu’ils avaient eu auparavant
l’ambition de destituer. Il arrive même qu’ils soient fiers d’eux
lorsqu’ils réussissent à prouver aux vues de l’état d’esprit inculqué
à leurs étudiants que l’université ne forme plus à la contestation.
Ils auraient ainsi réussi à rendre erronée l’analyse de l’université
élaborée par Schumpeter. Quand on connaît cette évolution, on
peut, à première vue, convenir que celui-ci a finalement sous-
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estimé les capacités de résistance du « capitalisme », en parti-
culier sa capacité à anéantir les oppositions.
Une quinzaine d’années après Schumpeter, Galbraith6, qui
observe, lui aussi, l’essor des grandes entreprises aux États-
Unis, a mis en évidence la nature de leur domination et en a
souligné les méfaits. Ces firmes modernes ont des caractéris-
tiques qui les conduisent à vouloir et à pouvoir imposer leurs
valeurs à l’ensemble de la société, aux individus, comme à
l’État. Elles sont dirigées par des organes collectifs semblables à
des bureaucraties et développent une religion de la « croissance

6
J.K. Galbraith, (1967), Le nouvel état industriel, Gallimard, 1989, (NEI).

22
pour la croissance » impliquant tout naturellement une extension
de leur champ d’intervention. Non seulement elles façonnent les
goûts des individus et fabriquent des besoins, mais elles imposent
leurs prix et cherchent aussi à maîtriser les systèmes d’infor-
mations tout comme elles sont portées à imposer des règles qui
conviennent à leur souci de programmation et d’élimination des
incertitudes de l’avenir. Leur nature expansionniste les conduit
à pénétrer le secteur public, à utiliser ses fonds pour répondre à
leurs attentes et satisfaire leurs intérêts. Galbraith a décrit cette
tendance, il l’a vu se manifester aux États-Unis à la fin des
années 1960, en particulier et de façon exemplaire dans le
domaine de l’armement. Les belles déclarations en faveur de la
liberté des partisans du libéralisme économique sont trompeuses,
car si la bureaucratie des firmes s’oppose à l’intervention de
l’État dès lors que celui-ci porte atteinte à son autonomie de
décision, le concours des Pouvoirs Publics est sollicité et obtenu
dans le financement du développement technique de pointe
comme dans celui de la formation poussée des salariés des
grandes entreprises. Galbraith considère que les exigences de
ces entreprises sont plus la cause de la croissance des effectifs
de l’enseignement supérieur qu’un quelconque intérêt pour
« l’éducation des masses ». Aussi ajoute-il, « qu’a contrario » :
« si notre régime économique n’avait besoin que de millions de
prolétaires illettrés, c’est très vraisemblablement sous cette forme
que notre société les lui fournirait » (NEI, p.42). La technologie
mise en œuvre par les grandes firmes, impliquant notamment
des compétences de leur personnel et des travaux de recherche,
« fait apparaître une fonction de plus en plus importante à l’État
moderne » (NEI, p.43). Et cette fonctionnalisation d’un type inédit,
qui se manifeste seulement à partir de la seconde moitié du XXe
siècle, a entraîné la perte de la substance politique au secteur
public. Les derniers écrits de Galbraith (2004) constatent une
accentuation du phénomène, à tel point que, selon lui, il faudrait
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concevoir que la séparation en secteur privé et secteur public
relèverait aujourd’hui « d’un mythe ». On pourrait parler d’une
évaporation du secteur public non pas parce que le financement
étatique a disparu, mais parce que les fonds publics seraient
désormais totalement consacrés à servir les impératifs du secteur
privé. La réalité serait que « dans la guerre comme dans la paix,
le privé devient le public.»7 Il n’y aurait plus de place au sein de
la société pour d’autres objectifs que ceux qui sont inspirés par
les exigences des organismes économiques envahissants que
sont devenues les grandes firmes. Dans ces conditions, ce ne

7
J.K. Galbraith, Les mensonges de l’économie, Grasset, 2004, p. 56.

23
sont plus des valeurs de liberté et d’égalité authentiquement
politiques qui constituent l’horizon des actions de l’État.
L’orientation des dépenses publiques tout comme l’organisation
du système éducatif et des formations supérieures seraient
destinées à satisfaire les besoins de ces organismes insatiables dont
les exigences président aujourd’hui à toutes les réformes.
1.2 La pensée et la culture de l’organisation
Les grandes firmes exercent des activités qui dépassent large-
ment le cadre de celles qui étaient accomplies par l’entreprise du
passé. Elles sont désormais devenues la seule source de produc-
tion de la culture qui s’impose au sein des sociétés actuelles à
l’université comme ailleurs. Elles ont détrôné les intellectuels
qui s’étaient attribué cette fonction, ce qui n’est pas forcément
regrettable, mais elles ont éliminé aussi, ce qui est plus domma-
geable, la nécessité de discuter des valeurs que nous décidons
d’avoir en commun. Elles attribuent une « haute valeur sociale »
aux idées qui soutiennent les comportements correspondant à
ceux qui sont nécessaires au sein d’une organisation. Et, comme
l’explique Galbraith, ces valeurs forgées par et pour les
entreprises n’ont rien à voir avec celles que pourrait soutenir un
citoyen. Il faut comprendre que le fonctionnement de ces
nouveaux organismes économiques ne peut pas se concevoir sur
le modèle de la grande entreprise de l’apogée de l’ère indus-
trielle, pas plus qu’il ne s’apparente à celui de la manufacture
du XIXe siècle8. L’auteur américain observe que ces grandes
firmes développent les mêmes travers que toutes les organisa-
tions, que ce soit des associations professionnelles, des syndicats,
des partis politiques ou des collectivités locales. La grande
structure exige un haut degré de coopération entre ses membres
et celle-ci ne peut être obtenue qu’en faisant usage de la
« persuasion »9. Ce n’est ni la contrainte, ni la promesse d’une
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rétribution pécuniaire qui permettent d’atteindre le genre de
cohésion en œuvre au sein d’une organisation. Une organisation
fonctionne en favorisant le « contentement » de l’individu qui fait
corps avec l’ensemble. La « réussite suprême » (AP, p.149) du
conditionnement est que l’individu ne se rende même pas compte
qu’il poursuit des buts de l’organisation qui ne sont pas les
siens. Le conditionnement jouerait un rôle important dans les
grandes entreprises, en particulier pour l’encadrement y compris
pour les membres de l’appareil dirigeant. « C’est la fierté du
8
H. Jorda, Travail et discipline. De la manufacture à l’entreprise intelligente,
Coll. « Économie et Innovation », L’Harmattan, 1999.
9
J.K. Galbraith, Anatomie du pouvoir, (AP), Seuil, 1985.

24
cadre de direction ou de celui qui aspire à ce rang de « croire
pour de bon » à ce qu’il fait » (AP, p.37). Si cette incapacité de se
distancier de sa fonction est bien une caractéristique des cadres
dirigeants des grandes entreprises, il faut se méfier des « valeurs »
fabriquées par ces organes collectifs de direction que Galbraith
nomme une « technostructure », ou une « bureaucratie » d’entre-
prise dans les ouvrages plus récents. La méfiance doit être
d’autant plus grande que l’organisation, qui requiert la fusion de
l’individu avec la collectivité, ne fait qu’un usage partiel des
aptitudes d’un être humain. « L’organisation consiste à mettre
des spécialistes qui, pris individuellement, sont techniquement
incomplets et largement inutiles, en relation fonctionnelle avec
d’autres spécialistes, pour les réunir en un tout complet et
utile10 ». Galbraith en souligne les aspects problématiques : « La
première et la plus évidente des tendances perverses d’une
organisation, et surtout des grandes organisations, vient de ce
que la discipline finit par remplacer la réflexion11. » En exigeant
d’accepter de servir un but commun et « d’être, comme on dit,
un bon joueur d’équipe »12, la « culture de l’organisation » s’avère
contraire à toute manifestation d’un esprit critique. L’usage de sa
faculté de jugement est même mal venu ; tout individu soulignant
des erreurs et posant des questions aura tendance à être considéré
comme « non coopératif, irresponsable et même excentrique »
(PSM, p.120). Le conformisme reste l’attitude la plus sage à
adopter pour conserver une place de rouage au sein d’une orga-
nisation. Et la culture de l’esprit critique s’avère contradictoire
avec les convictions nécessaires pour adhérer pleinement aux
objectifs des entreprises.
Il faut croire que les universitaires faisant la chasse à l’auto-
nomie des étudiants en leur imposant des sujets de mémoire ou
de thèse conformes à ce qu’ils pensent être des thèmes porteurs
ont bien intégré les caractéristiques de l’être qu’ils avaient à
former. Il s’agit bien d’un genre d’être qui, parce qu’il est censé
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n’avoir aucune existence possible en dehors d’une organisation,
doit bannir tout esprit d’indépendance et toute sorte de réflexion
personnelle. Le seul souci de l’étudiant, selon eux, devrait être
d’obtenir une compétence précise et pointue qui lui permettrait
de se glisser dans le poste dont le profil est dessiné par avance.
Le problème est évidemment d’une acuité particulière dans les
sciences historiques, économiques, humaines ou sociales. Imposer

10
J.K. Galbraith, La science économique et l’intérêt général, (SE et IG), Galli-
mard, 1974, p.108.
11
J.K. Galbraith, Pour une société meilleure, (PSM), Seuil, 1997, p.119-120.
12
J.K. Galbraith, La République des satisfaits. La culture du contentement aux
États-Unis, Seuil, 1993, p.71.

25
des sujets implique aussi d’en dénigrer d’autres parce que désuets,
sans débouchés pratiques, ou encore trop généraux, si bien qu’il
faut aux étudiants qui s’engagent tout de même dans des
recherches de leur choix, un grand sens du sacrifice. On en
trouve de moins en moins et on le comprend. Prétendant penser
à l’avenir de leurs étudiants et ne pas les fourvoyer dans des
impasses, ils leur coupent, en fait, les ailes. Il est sûr, comme
l’indique Arendt, que vouloir « former une génération nouvelle
pour un monde nouveau traduit en fait le désir de refuser aux
nouveaux arrivants leurs chances d’innover »13. Le dénigrement
d’une recherche guidée par des questions personnelles est le
plus inacceptable de la part d’universitaires qui devraient, au
contraire, favoriser l’exercice de la pensée et non le décourager,
ouvrir les esprits plutôt que de canaliser l’usage des facultés
intellectuelles vers la réalisation d’opérations ciblées. Si l’on suit
Galbraith, cette attitude est le meilleur moyen d’éliminer toute
opposition au règne des grandes firmes et de conforter leur
main mise sur les actions de l’État.
1.3 La solution de Galbraith
Contrairement à Schumpeter qui décrit un processus histori-
que implacable, Galbraith décrit des évolutions qui lui semblent
pouvoir être infléchies. Il établit que le pouvoir du « système
bureaucratique » en œuvre dans les grandes entreprises repose
« sur la foi qu’il inspire» (SE et IG, p.276). Il est donc possible
d’espérer ébranler cette foi. Il compte sur une « Prise de
Conscience collective » que ses écrits ont pour tâche de faire
surgir. « Les croyances étant la source du pouvoir, l’offensive
doit porter sur les croyances » (SE et IG, p. 277). Il s’adresse
avant tout à un large public car la résistance à l’emprise des
grandes entreprises pourrait et devrait être le fait du plus grand
nombre. L’offensive contre les croyances suppose d’abord de
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démystifier celles qui sont propagées par les économistes,
partisans de l’économie néoclassique posée comme « science
économique officielle ». Ceux-là sont incapables d’observer les
changements intervenus depuis le XIXe siècle avec l’expansion
de l’influence des grandes entreprises, et refusent de voir que
les mécanismes de marché dont ils louent les bienfaits n’ont
aucun effet pour contenir le pouvoir de ces nouvelles entités
économiques. Galbraith y voit l’effet d’une disposition d’esprit
des économistes qui, cherchant à donner à leur discipline un
caractère de scientificité aussi incontestable que celui qui s’impose

13
H. Arendt, La crise de l’éducation, in La crise de la culture, Folio, 1989, p.228.

26
dans les sciences naturelles et physiques, sont à la recherche de
lois économiques universellement valables, indépendantes des
circonstances historiques. Cette obstination les conduit à ne pas
voir le développement du pouvoir des firmes, ce qui est le meilleur
soutien que les économistes puissent apporter à leur emprise. Ce
sont donc moins les idées véhiculées par l’économie néoclassique
qui sont en cause que le souci de respectabilité auquel les
économistes se plient sans s’interroger plus avant sur les consé-
quences de leur pratique. Les services que les intellectuels et les
politiciens rendent au système bureaucratique « n’impliquent de
leur part aucune collusion, aucune opération louche aucun calcul
même : leurs prises de position sont dans bien des cas le fait
d’hommes très distingués et peu imaginatifs pour qui l’idée
même d’une divergence entre les intérêts du système et ceux de
la collectivité est parfaitement inconcevable » (SE et IG, p.276).
La soumission des économistes aux impératifs des grandes orga-
nisations serait de l’ordre d’une servitude involontaire relevant
d’un conformisme qui emprisonne les esprits et paralyse l’ima-
gination. Plus généralement, il semble que l’on puisse conclure
que c’est le manque de réflexion de ceux qui sont le plus souvent
des universitaires et dont le métier consiste a priori plutôt à en
faire preuve qui laisse libre cours à l’emprise des grandes
entreprises. C’est de cette façon que l’on peut comprendre que
« le processus par lequel les objectifs de la société se calquent
sur les buts de la grande entreprise, et par suite de la techno-
structure, n’a rien d’intellectuel et ne fait pas appel à l’analyse. Il
reflète, au contraire le triomphe des idées préconçues, inlassable-
ment répétées, sur la pensée rigoureuse » (NEI, p.207). Le défaut
de pensée expliquerait donc l’absence d’obstacle à la propagation
des croyances sur lesquelles repose le pouvoir des grandes
structures industrielles et financières.
Galbraith pense qu’il est possible autant qu’indispensable de
réintroduire une séparation entre les intérêts d’une collectivité
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nationale que l’État a normalement pour tâche de servir et ceux
de ces organismes économiques qui se sont emparés de la
puissance publique pour leur propre compte. Pour « émanciper
l’État » de l’emprise des grandes structures économiques, il faut
être à même de résister au dénigrement des activités systémati-
quement dévalorisées dès lors qu’elles ne servent pas l’ambition
de ces organismes. Toutes les activités nouvelles qui pourraient
surgir et qui ne cadreraient pas avec leur « philosophie », « seront
présentées comme des entreprises superflues, négligeables, anti-
sociales » (NEI, p.448). La résistance au dénigrement s’entretient
et elle serait grandement aidée par la réaffirmation énergique de
l’existence possible d’une culture soumise à des critères de

27
valeur autres que ceux des besoins de la croissance économique
et de l’extension des firmes. Ce n’est pas être nostalgique d’un
passé révolu que de soutenir l’importance d’activités comme
celles qui sont guidées par des fins esthétiques, impliquant la
mise en œuvre de la faculté de juger de ce qui est beau ou laid.
Il existe une autre dimension humaine que celle qui est façon-
née par les organisations dont les exigences tiennent lieu de
culture aujourd’hui. C’est grâce à la conscience retrouvée de
cette autre dimension que « la formation intellectuelle sera une
fin en soi, et non un moyen de mieux servir le système » (NEI,
p.449). Pour l’heure, sur le vieux continent comme en Amérique,
ce n’est pas l’avenir que l’on peut espérer d’autant plus qu’on ne
peut pas compter sur les universitaires, judicieusement divisés en
étant mis sous la pression des réformes, pour aider à nous libérer
de cet assujettissement. Si l’excès d’agitation et de contestation
a pu être, selon certains, un défaut du XXe siècle, il faut craindre
que l’insuffisance d’opposition, la soumission et la résignation
soient ceux du XXIe siècle. Arendt, moins optimiste que Galbraith,
voyait avec plus d’inquiétude le développement d’une disposition
de l’esprit peu favorable à la pensée authentique.
2 Pensée, innovation, contestation
À la question qu’est-ce que penser ?, posée dans son ouvrage
de 2006, Sandra Enlart Bellier répond : « penser, c’est expliquer
le monde... et douter de ces explications » (p.208). Hannah Arendt
y répond autrement en particulier dans La vie de l’esprit dont le
premier tome consacré à la pensée est publié en 1971. Arendt
argumente en philosophe, en faisant référence à la Grèce Antique,
Enlart Bellier, spécialiste de la gestion des ressources humaines,
recherche la formule percutante et juste pour frapper les esprits,
mais il y a toutefois des similitudes dans les propos. L’une et
l’autre cherchent à mettre en évidence l’importance de la pensée
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en tant qu’élément susceptible de s’opposer aux idées toutes
faites, mais le motif qui justifie ce souci est très différent. On
sait que c’est l’apparition des régimes totalitaires, plus précisé-
ment l’attitude de certains penseurs face à ces régimes qui a
déclenché la réflexion d’Arendt, en revanche, c’est l’invasion
des nouvelles technologies de la communication proposant des
kits de pensées prêts à l’emploi qui suscite celle d’Enlart Bellier.
2.1 La pensée et la gestion des ressources humaines
« Partant de vingt-cinq ans d’enseignement et d’intervention
en entreprise, mais aussi d’expériences quotidiennes » (p.11),

28
Enlart Bellier s’inquiète de la sorte de délégation de pensée qui
apparaît avec le recours de plus en plus développé aux techno-
logies du traitement des informations. Elle évoque une « dégra-
dation des modes de pensée » (p.12) venant d’un usage
irréfléchi de ces technologies nouvelles et soutient ce qu’elle
appelle « la pensée traditionnelle » qui permettrait d’éliminer
l’excès d’influence qu’elles ont sur les esprits. Il s’agit pour elle
de « montrer que l’on peut échapper à l’emprise de ces nouveaux
modes de pensée et à la soumission qui va de pair si nous n’y
prenons garde » (p.11). Dans son argumentation contre ce que
nous pourrions appeler la dictature de la technologie, la spécia-
liste de la gestion des ressources humaines explique que « les
formes actuelles de pensée » ne « sont pas propices à l’innova-
tion ». Pour innover, il faut avoir le temps d’imaginer le différent,
l’improbable, l’incongru » (p.180). La vitesse de réaction, critère
de qualité des ordinateurs n’est pas une aide significative en
matière de création. La quantité d’informations emmagasinées
dans une mémoire d’ordinateur n’est pas assimilable à des
connaissances. De plus, il faut autre chose que des connais-
sances pour devenir créatif. La faculté d’imagination qui fait
surgir des liens entre des informations de sources diverses, et a
priori sans rapport, demeure un élément essentiel du surgisse-
ment de la nouveauté. L’accès à l’information rendu aisé grâce
à l’Internet est donc loin d’être une condition suffisante pour
garantir l’innovation. On peut même craindre, qu’à l’inverse,
l’abondance des sources sans la capacité de les traiter avec recul
ne conduise à la paralysie de l’imagination, au conformisme des
esprits favorisant l’installation dans la routine de procédures
tout à fait contraires à la création authentique. Cependant, ce
n’est pas seulement au nom de son utilité dans un processus
d’innovation que l’auteur défend la pensée. Le titre de son
ouvrage Pensez ! ou on le fera pour vous... indique que c’est
aussi l’importance de cette activité pour la liberté de l’individu
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qui est en vue. « Seuls nos modes de pensée traditionnels nous
permettent de décrypter les constructions manichéennes, les
aberrations intellectuelles, les biais de réflexion sous couvert de
simplification, les discours idéologiques sous une apparence de
neutralité. C’est bien pourquoi la pensée « classique » est le
gage de notre liberté » (p.185). Il s’agit de ne pas laisser « les
autres décider pour nous de ce qui est « normal », « juste » ou
« évident » ». On ne peut qu’applaudir à l’éloge d’une « liberté
de penser » définie comme « la capacité de résistance à la
conformité, le courage de ne pas être d’accord avec la pensée
dominante, l’audace de sortir de la pensée unique. » Toutefois,
cet éloge laisse perplexe dans la mesure où il s’adresse aux

29
« ressources humaines » d’une entreprise auxquelles jusqu’alors
on demandait plutôt de suivre les indications venues d’en haut.
Ces qualités sont, en effet, plutôt caractéristiques du citoyen
d’une démocratie dont l’avis est sollicité et qui doit se pronon-
cer sur des choix politiques engageant l’avenir de la société,
tandis qu’elles semblent très éloignées de celles qui sont requises
au sein des entreprises dont le bon fonctionnement exige que
chacun soit tourné vers le même objectif de réussite et fasse
donc corps avec l’ensemble. On peut supposer que l’auteur,
également enseignante d’une grande École, se place ainsi en
dehors des préoccupations directes de gestion des entreprises.
En réagissant aux excès de la foi dans les nouvelles techno-
logies de l’information et de la communication, elle redonne de
la consistance à la formation des individus dans le domaine
scolaire qu’elle saisit comme un lieu qui devrait être celui de
l’apprentissage à la pensée. Le « pensez ! ou on le fera pour
vous » s’adresserait donc plutôt à des étudiants n’ayant pas
encore acquis le statut de ressources humaines d’une entreprise.
Les universitaires qui se désolent de la fonctionnalisation crois-
sante des études dont le contenu se trouve de plus en plus dicté
par les débouchés professionnels ne peuvent que se réjouir de
cet « essai sur la pensée » qui vient fort à propos pour étayer
leur argumentation.
D’un autre côté, on peut aussi supposer que cet ouvrage
d’une théoricienne du management reflète les changements
d’exigence qui se sont imposés dans les entreprises depuis le
développement des nouvelles technologies. La séparation entre
conception et exécution de l’entreprise passée n’ayant plus cours,
chaque employé devrait être plus ou moins créatif et comme la
création ne va pas sans une certaine indépendance d’esprit,
l’employé modèle aurait tout simplement pris une autre
figure. Dans ces conditions, la gestion des ressources humaines
devrait avoir pour principe une injonction paradoxale14 : « soyez
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libres », dont la forme impérative rappelle qu’il s’agit toujours
d’un ordre à suivre même si le contenu de l’action est laissé à
l’initiative de l’individu. On entrevoit toute la difficulté de la
visée gestionnaire dès lors qu’elle prend acte des éléments
nécessaires à l’innovation : il lui faudra obtenir des individus de
la création sans que la liberté qu’elle requiert pour surgir ne
s’accompagne d’une indépendance excessive vis-à-vis de la
direction. Voyons si cela est vraiment possible en nous appu-
yant sur les explications d’Arendt.

14
Cf. C. Jaeger, M. Pouchol, Codes et désordres dans les bureaux, in Le travail
en puces, coll. « La nouvelle Encyclopédie Diderot », PUF, 1992.

30
2.2 Les sources de la réflexion d’Arendt
Arendt, philosophe américaine d’origine allemande est avant
tout connue pour son analyse du totalitarisme. Assistant au
procès d’Eichmann à Jérusalem15 en 1961, elle constate la banalité
de l’homme qui s’est employé à l’organisation de la déportation
des juifs dans l’Allemagne nazie. C’est un fonctionnaire qui a
obéi scrupuleusement aux ordres de sa hiérarchie, qui s’est
contenté de bien faire le travail pour lequel il était employé sans
s’intéresser aux conséquences de ses actes. Ce n’est pas un
personnage que l’on peut dire mauvais mais donc un homme
plutôt banal. Le mal est arrivé et a pu se répandre par le biais de
ces gens qui ne sont même pas mauvais, mais qui ne se sont pas
sentis concernés, qui ont estimé que ce n’était pas leur rôle de
porter un jugement sur ce que leurs supérieurs hiérarchiques
exigeaient d’eux. Ils n’ont même pas soupçonné qu’ils pouvaient
en penser quelque chose. D’où l’idée de « banalité du mal » qui
renvoie à une attitude d’indifférence, au fait de se conformer
aux idées en vogue, au fait de ne pas se poser de questions sur
leur validité. Cette attitude est la manifestation d’une « inaptitude
à penser » qui s’est généralisée aux temps modernes et qui
atteint de façon paradoxale aussi « les penseurs professionnels »
qu’ils soient théoriciens des sciences sociales, économistes,
historiens ou philosophes. Arendt a développé cette idée de
« banalité du mal » pour rendre compte du fait que le pire peut
arriver : le pire arrive, non pas parce que des idées ineptes et
sordides émergent ici ou là dans l’esprit de quelques uns, mais
parce qu’il ne rencontre pas d’obstacle sur son chemin, y
compris de la part de ceux qui, tel Heidegger, auraient été les
mieux armés pour y résister. C’est cette absence d’opposition
manifeste, bien avant que la terreur ne s’installe, qui constitue
le véritable problème pour Arendt. Elle signifie que la faculté
de jugement dont tous les hommes sont pourvus est restée
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inemployée et cette inaction nous révèle que quelque chose a
disparu. Sous cet aspect, la nouveauté des temps modernes
tiendrait à un manque, si bien que ce caractère inédit ne peut se
comprendre et ne peut nous être transmis qu’en mettant en
évidence les façons de penser et de voir des temps plus anciens.
Arendt remonte à la philosophie de la Grèce Antique et met en
évidence une rupture à partir du XVIIIe siècle. Depuis lors, les
hommes ont cessé de se considérer comme des êtres pensants
ayant besoin de la compagnie des autres pour apprécier la valeur
15
H. Arendt (1963), Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal,
Gallimard, 1966.

31
de leur jugement et ont commencé à se percevoir comme des
rouages d’une grande machine dont le mouvement vers le
progrès ne devait pas être enrayé. Cette nouvelle représentation
d’eux-mêmes qui a été introduite par la science économique née
à cette époque, implique que le critère des bonnes ou des mau-
vaises actions renvoie à la question de savoir si elles servent ou
non le déroulement du processus de développement. Les hommes
sont alors perçus et se perçoivent eux-mêmes comme des moyens
d’une fin qui leur est supérieure et qui pourrait exiger d’eux
qu’ils s’inclinent devant la grandeur du mouvement. Ce qu’ils
en ressentent et ce qu’ils en pensent n’a plus à être écouté et
entendu, ils sont réputés ne plus être en mesure de juger par
eux-mêmes de la valeur de leur action. Les critères du passé
n’ont donc plus cours, ils ont perdu toute crédibilité et sont
totalement déconsidérés. Ce sont désormais des sciences qui sont
chargées d’élaborer les critères d’appréciation des activités
humaines, elles le font en fonction de ce qui est utile ou nuisible
au maintien du progrès et cette évaluation dépend évidemment
du principe explicatif qui a été mis en évidence. Les visions
idéalistes de l’histoire s’opposent aux visions matérialistes. D’un
côté, les idées, les capacités intellectuelles, l’individu entrepre-
nant et le capitaliste constituent autant de sources de la dyna-
mique du progrès accompli au cours de l’histoire, d’un autre
côté, ce sont les travailleurs œuvrant ensemble avec leur corps
et suant sang et eau sous la férule des maîtres qui les oppriment
qui sont la véritable source du développement économique. Ces
différences ont des conséquences importantes, mais ne changent
pas le fait que le critère de classement des activités relève de
leur utilité pour le processus si bien que les besoins humains qui
ne trouvent pas de place et qui n’ont pas de rôle à jouer dans le
principe explicatif envisagé seront ignorés ou négligés. C’est ce
qui est arrivé à l’activité de penser.
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2.3 La pensée et le savoir
Arendt distingue l’activité de penser d’une autre sorte d’activité
qui fait usage des aptitudes intellectuelles comme d’un instrument
de production et qui a en vue d’établir des connaissances. Cette
dernière est une activité propre aux scientifiques, elle est donc
une affaire de spécialistes, elle répond à un désir de savoir et se
solde par des résultats dont les applications pratiques ont donné
lieu à des innovations importantes. Pour Arendt qui ne considère
pas que la distinction entre travail manuel et travail intellectuel
soit pertinente, la production du savoir est en fait semblable à un
acte d’édification du monde et comparable en cela à la cons-

32
truction d’une maison. L’activité de penser est tout autre chose.
Elle est l’affaire de « tout un chacun » et on devrait pouvoir
compter la voir s’exercer chez « toute personne saine d’esprit,
sans considération pour son érudition ou son ignorance, son
intelligence ou sa stupidité » (CM, p.33). Elle répond au besoin
d’un être en quête de signification des expériences qui traver-
sent son existence. Elle surgit d’une attitude de questionnement
qui part d’un étonnement de « ce qui est ». L’étonnement admi-
ratif, par exemple, que l’on éprouve en voyant des actions justes
ou courageuses fait naître des questions comme « Qu’est-ce que
le courage ? Qu’est-ce que la justice ? »16, mais la pensée
n’aboutit à aucune réponse définitive, le résultat est plutôt de
l’embarras et du doute. « L’occupation de penser est comme la
toile de Pénélope : elle défait chaque matin ce qu’elle a achevé
la nuit précédente17. » Il n’y a pas de réponse qui pourrait être
valable pour toutes les circonstances et pour toutes les époques
et qui permettrait ainsi de supprimer la nécessité de renouveler
l’interrogation. Il s’agit moins de penser par soi-même que de
penser pour soi-même sachant que les questions que l’on se pose
ne sont pas indépendantes des rencontres et des événements qui
jalonnent et marquent notre vie. Il faut donc comprendre que
l’humanité ne se manifeste pas dans la qualité des réponses
apportées à ce genre de question mais dans le fait brut que l’on
s’en pose. Arendt ajoute que ce ne sont pas seulement ces grandes
et vieilles questions qui suscitent l’activité de penser : tout sujet
d’étonnement émerveillé est matière à penser. Comme la pensée
suscitée par l’étonnement fait référence à une réaction person-
nelle, cela la rend inséparable de l’individu qui s’y adonne. Elle
ne peut donc pas être accomplie par procuration. « Chaque
génération nouvelle, chaque homme nouveau doit redécouvrir
laborieusement l’activité de penser »18 qui ne laisse rien derrière
elle. En revanche, le produit du savoir est transmissible d’une
génération à l’autre, et on peut imaginer un empilement des
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connaissances et un progrès accompli au cours d’une histoire.
La pensée ne débouche sur aucun résultat tangible. C’est
même la marque de la pensée authentique. Il s’agit d’une activité
individuelle menée dans la solitude, mais qui est toutefois peuplée
de la présence des autres en imagination. Elle consiste à se
poser des questions à soi-même indiquant alors que l’on est soi
mais aussi un autre soi-même que l’on interroge et qui est
représentatif de tous les autres hommes. Arendt rappelle que
« l’essence de la pensée découverte par Socrate est ce que
16
H. Arendt, La vie de l’esprit. La pensée, (VE), PUF, 1992, p.189.
17
H. Arendt, Considérations morales, (CM), Rivages poche, 1996, p.37.
18
H. Arendt, La crise de la culture, Folio, 1989, quatrième de couverture.

33
Platon a traduit dans la langue conceptuelle comme le discours
silencieux de moi avec moi » (VE, p.210). La pensée interrompt
les occupations et exige de ne rien faire d’autre durant cette
réflexion. C’est donc tout le contraire d’une activité productive.
Identifiée à une sorte d’examen de conscience d’origine religieuse,
vue comme une sorte de supplément d’âme qui ne pourrait con-
cerner que les nantis, l’activité de pensée n’attire pas l’attention
des théoriciens de la société, de même qu’ils ne considèrent pas
le besoin auquel elle répond comme une aspiration authentique.
En opposition avec cette vision, Arendt tente de montrer que
cette activité individuelle et solitaire a pourtant son importance
et qu’on ne peut pas la laisser disparaître sans dommage. Mais
avant de présenter ce qui fait la préoccupation centrale d’Arendt,
voyons ce qu’elle nous apprend incidemment du lien entre pensée
et innovation dont il a été question précédemment.
La distinction entre savoir et pensée ne signifie pas une absence
de lien entre les deux activités. La quête de signification à laquelle
la pensée répond pose les hommes « en êtres d’interrogation ».
L’usage des facultés intellectuelles pour produire des connais-
sances n’est finalement que la suite logique d’une activité
impulsée par une disposition à l’étonnement dans un autre
domaine et sous un autre climat. « Derrière toutes les questions
relevant de la connaissance auxquelles on trouve des réponses,
rôdent celles qui n’en ont pas, qui paraissent parfaitement oiseuses,
et ont, de tout temps, été dénoncées comme telles. » Arendt
ajoute : « il est plus que probable que l’homme, dût-il perdre cet
appétit de signification appelé pensée, et cesser de se poser des
questions sans réponse, verrait disparaître non seulement le
pouvoir de fabriquer ces êtres de pensée qu’on nomme œuvre
d’art, mais aussi celui de poser les questions auxquelles on peut
répondre, et sur lesquelles se fonde une civilisation » (VE, p.79).
Arendt annoncerait donc que la disparition de la pensée, activité
à priori futile et sans utilité sociale, sonnerait aussi le glas de la
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production des connaissances et celle des innovations qui en
sont le produit.
Au cas où l’on attendrait des universités qu’elles soient des
centres de production du savoir, la prise en compte de cette
relation exigerait de cesser de prôner des filières spécialisées de
plus en plus étroitement et de plus en plus tôt dans le cursus, de
même qu’il faudrait arrêter de vouloir systématiquement remplacer
les travaux de pensée personnelle par des recherches répondant à
des commandes. Mais il y a peu de chance pour que ces argu-
ments soient entendus, car il est vrai, aussi, qu’il existe un lien
entre la pensée et la contestation et celle-ci a été déconsidérée.

34
2.4 Les « penseurs professionnels »
Arendt réprouve un troisième genre d’activité associée aux
facultés mentales, celle des « penseurs professionnels » qui con-
siste à proposer des réponses définitives aux questions de pensée.
Ceux-là chercheront à élaborer une définition universelle aux
mots « courage » ou « justice », mais cesseront par là même de
mener une pensée véritable. Il se s’agit plus de se questionner
soi-même et la dualité s’évanouit d’une démarche qui s’apparente
maintenant au désir de savoir propre à la découverte scienti-
fique. Arendt conteste que l’homme puisse se faire lui-même
objet de connaissance et dénonce la dérive moderne initiée par
la science économique et qui s’impose par la suite à toutes les
disciplines s’intéressant à l’homme vivant en société. La question
« qui suis-je ? », qui ne trouve de réponse que dans le contact et
le dialogue avec l’autre et qui suppose une communication
authentique, a été remplacée par la question « que suis-je ? »
qui laisse à des « spécialistes-professionnels » de l’observation
d’une espèce humaine le soin d’y répondre. Le problème de ces
théories n’est pas qu’elles soient tout à fait fausses – elles
partent le plus souvent d’éléments d’observation réels –, le
problème vient du fait qu’elles traitent de l’homme comme d’un
membre d’une espèce sans avoir besoin de s’intéresser aux
hommes réels et concrets. Elles oublient de considérer que c’est
la relation à l’autre qui donne à un individu son « identité »
d’humain, que c’est le face à face de la communication qui
permet de dire « je » et qui atteste de la réalité de sa propre
existence. C’est seulement la relation établie avec un autre qui
permet de sortir provisoirement de la dualité propre à la solitude.
La contrepartie de l’activité de penser qui n’aboutit à rien de
palpable sinon de l’embarras et du doute ne peut être que la
nécessité d’entrer en contact avec les autres. Ce contact permet
de communiquer son embarras aux autres, mais cela ne signifie
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pas qu’on leur confie la tâche de nous en délivrer en fournissant
des réponses à notre place. La communication de son embarras
permet avant tout de vérifier que les autres sont en proie au
même genre de questions. La constatation de ce fait atteste que
l’on appartient bien à un même monde meublé de choses et
occupés par des mots qui ont été conçus par des êtres pensants.
Le « que suis-je ? » entraîne, pour sa part, dans une quête de
connaissances de l’homme qui se déploie dans une succession
de théories s’échafaudant les unes sur les autres qui ont toutes la
caractéristique de nier le besoin de penser. Et ce qui est inquiétant,
comme l’a montré l’histoire du XXe siècle, c’est que cette

35
négation ait pu parvenir à s’imposer comme un principe de
gouvernement.
En revenant à la pensée véritable, on ne peut pas manquer de
prendre conscience de la « dualité du deux en un » qui exprime
une double dimension de l’homme : un être qui n’est pas un
animal parce qu’il se pose des questions, mais qui n’est pas un
dieu parce qu’il n’a pas de réponse universellement valable.
Cette ambivalence indique une indétermination d’un être à double
composante qui est tantôt un corps en activité physique ou intel-
lectuelle et tantôt un esprit en éveil sans pouvoir être les deux
en même temps. Il n’est donc pas possible de dépasser la dualité
sans la nier et la détruire. Le penseur professionnel, préoccupé
de donner des résultats à son activité spéculative, finit par s’évader
du monde terrestre, pour se considérer comme un pur esprit
observant les autres de sa hauteur et se donnant pour tâche de
trouver une explication cohérente à leurs agitations. Arendt diag-
nostique « la maladie professionnelle » du penseur de métier
qu’elle nomme « l’esseulement » pour signifier qu’il a oublié sa
dualité et qu’il est en quelque sorte « seul dans sa tête », dès
lors qu’il entend poursuivre sa réflexion par la découverte de
réponses de portée universelle hors du contexte où les questions
ont surgi. Son esprit se trouve alors complètement sous l’emprise
de la pure logique du développement des idées, ce qui conduit
inévitablement à sacrifier la réalité des êtres concrets à la cohé-
rence de l’explication. Le théoricien devrait savoir s’arrêter avant
que sa réflexion et ses efforts de compréhension ne se transfor-
ment en un système explicatif doctrinaire sans rapport avec la
réalité des êtres concrets et agissants. Cette maladie du penseur
professionnel est inhérente au risque que fait courir une activité
menée nécessairement dans la solitude et qui, dès lors qu’elle
n’est pas interrompue par d’autres occupations et par des rencon-
tres avec d’autres, se change en tout autre chose. Cette maladie
n’est pas nouvelle et n’a d’ailleurs pas épargné les philosophes
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de la Grèce Antique. Absolument en phase avec la partie de
l’œuvre de Platon qui a trait aux dialogues en particulier avec
Socrate, Arendt rejette cependant la partie qui concerne la cons-
truction d’une communauté politique considérant qu’elle relève
de la doctrine, en particulier parce qu’elle met en scène des
êtres qui ont perdu leur ambivalence. En fournissant « un plan
de montage pour fabrication d’États »19, Platon a inventé le
« concept de gouvernement », inaugurant alors « le lieu commun »
qui veut « qu’une communauté politique (soit) faite de ceux qui
gouvernent et de ceux qui sont gouvernés ». Nous avons hérité de

19
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, (CHM), Calmann-Lévy, 1983, p.255.

36
ce préjugé inspiré à Platon par le modèle du maître et de
l’esclave propre aux relations de production, et qui, pour cette
raison, selon Arendt, ne peut pas être considéré comme une
référence sérieuse en matière de communauté politique. La
République, dont les lois sont conçues par le « roi philosophe »,
introduit une division des hommes en deux catégories : les uns
ayant accès à la sphère des idées savent se conduire raisonna-
blement, les autres, le plus grand nombre, ne pouvant être
éclairés par les lumières de la raison devront être maintenus
dans le droit chemin par la menace de sanctions. Arendt relève
que Platon avait déjà, bien avant le règne de la religion, imaginé
« la peur de l’enfer » comme un moyen d’obtenir une obéissance
aux lois. La division en deux catégories de personnes remplace
alors, en l’anéantissant, la double dimension caractéristique de
l’être humain : tantôt animal et tantôt dieu. Avec cette transfor-
mation, le philosophe perd une partie de lui-même tout autant
que le plus grand nombre auquel est refusé la capacité de penser.
Socrate qui n’a rien écrit, qui n’avait rien à enseigner, qui savait
rester un homme parmi les autres et qui « à la différence de
Platon réfléchissait sur tous les sujets et parlait à tout le monde
ne peut pas avoir cru qu’il n’y a qu’une minorité qui soit capable
de penser » (VE, p.205). Arendt fait de Socrate la figure du
penseur-type que l’on pourrait qualifier « d’amateur », par
opposition au « penseur professionnel » qui s’égare tout seul perdu
dans ses préoccupations.
2.5 L’activité de penser et le jugement
Les penseurs professionnels des temps modernes intéressés
par l’homme vivant en société vont encore plus loin dans la
négation de la dualité humaine, car dès lors que l’objet de leur
réflexion implique de se doter d’une théorie de l’homme, il leur
faudra chercher comment fonctionne cet « être ambigu » et ils
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en viendront à imaginer des relations diverses entre les besoins
du corps et les productions de l’esprit. Mais toutes ces tentatives
de dépassement de la dualité ont en commun le fait que le
penseur professionnel des temps modernes a cessé de se consi-
dérer lui-même comme un être pensant. L’esseulement, soit la
maladie du penseur professionnel, relève d’une « inaptitude à
penser » dont il faut s’inquiéter. Celle-ci n’a rien à voir avec un
déficit des compétences intellectuelles. « L’inaptitude à penser
n’est pas la stupidité, elle peut s’observer chez des personnes
très intelligentes et la méchanceté peut difficilement en être la
cause » (CM, p.33). Elle « guette tout un chacun, les hommes
de laboratoire, les érudits, et autres spécialistes de l’équipée

37
mentale » (VE, p.217). L’inaptitude à penser désigne une dispo-
sition de l’esprit enjoignant de renoncer à faire usage de sa
faculté de jugement. L’activité de penser, qui ne produit rien de
véritablement tangible, qui ne sert pas à grand-chose dans la vie
courante et dans les situations ordinaires, s’avère être le souffle
d’air qui libère la faculté de jugement servant à nous orienter.
« La manifestation du vent de la pensée n’est pas le savoir ; c’est
l’aptitude à distinguer le bien du mal, le beau du laid. Aptitude
qui, aux rares moments où l’enjeu est connu, peut très bien
détourner des catastrophes, pour le moi tout au moins » (VE,
p.219). Les penseurs professionnels ayant cessé d’entretenir un
dialogue mental en considérant que celui-ci avait peu d’intérêt
face à un processus d’évolution qui dépasse l’entendement, ont
tout fait pour ne pas entendre les objections que leurs activités
de penser auraient pu faire surgir.
Si donc l’activité de penser est précieuse, c’est qu’en dressant
un pont permettant de faire un va et vient entre des événements
qui traversent notre vie et des idées établies, elle développe une
faculté de jugement bien utile quelques fois pour comprendre ce
qui nous arrive et pour y résister. Ce faisant, la pensée se révèle
forcément une activité dangereuse pour l’ordre, car les idées
établies peuvent toujours être remises en question par cette
interrogation. Par ailleurs la pensée authentique qui ne se solde
que par de l’embarras et du doute n’est pas une activité de nature
à engendrer des espérances inconsidérées. « Penser est indiffé-
remment dangereux pour toutes les croyances et, par soi, n’en
crée aucune nouvelle » (CM, p.54). La dualité de l’être convo-
quée dans l’exercice de la pensée sert de contrepoids à deux
types d’excès, excès de l’exaltation dans le domaine des idées et
excès de la résignation commandé par les besoins de l’entretien
de la vie physique. On ne pourrait que souhaiter que l’activité
de penser cesse d’être dépréciée.
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Conclusion
Innovation et contestation sont inséparables car elles entre-
tiennent toutes deux un lien avec le besoin de penser. Ce qui
signifie que si l’on veut des innovations, il faut accepter toutes
les dimensions de l’être qui est en mesure d’en produire. À
l’inverse, si l’on souhaite éteindre toute contestation, il faudra
s’attendre à voir disparaître la disposition à créer du nouveau. On
pourrait appeler « idéologie gestionnaire » la démarche actuelle
visant à faire tenir ensemble l’inconciliable. Elle cherche, d’un
côté, à susciter une exaltation des individualités pour servir

38
l’innovation tout en travaillant, d’un autre côté, à une éradica-
tion de l’indépendance d’esprit pour contrôler le produit de ces
innovations. Il est à parier que l’extraordinaire dégradation des
relations humaines à laquelle nous assistons aujourd’hui résulte
de cette idéologie gestionnaire née des exigences des grandes
firmes dont nous parlait Galbraith et appliquée désormais à tous
les domaines. Mais le problème, si l’on suit Arendt, réside moins
dans le contenu de l’idéologie que dans l’absence d’opposition
qui conduit à la considérer comme un principe d’action incon-
tournable et unique auquel tout devrait être soumis.
Du côté de l’université, il est à craindre que l’institution ne
soit désormais spécialisée dans la formation d’êtres amputés du
besoin de penser, de la disposition à s’étonner et de la faculté de
juger ; ce qui serait contraire à l’esprit de l’innovation. Mais c’est
peut-être la mission qui lui est aujourd’hui confiée par des
ministères relayant les attentes d’un monde économique qui
souhaiterait avant tout la fin de la contestation et la liberté de
placer ses capitaux où bon lui semble. Peyrelevade décrit un
« capitalisme total »20 dans lequel les activités et l’existence des
entreprises sont dominées par la logique de rendement des
capitaux financiers. Et, il se pourrait bien que la recherche, le
développement et les innovations soient le cadet des soucis de
ce genre de capitaux qui n’ont pas l’intention de fixer leurs
investissements sur des entreprises particulières et qui sont
toujours prêts à aller voir ailleurs. Auquel cas, il se pourrait bien
que la fin du capitalisme dont nous parlait Schumpeter ne soit
pas si loin, à cette différence près toutefois, qu’aujourd’hui,
nous pouvons être sûr que ce n’est pas le socialisme qui le
remplacera.
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20
J. Peyrelevade, Le capitalisme total, La République des Idées, Éditions du Seuil,
2005.

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