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Le droit de la famille et la Première Guerre mondiale

Auteur : Anaïs KOPPEL, Élève-avocat, diplômée du Master II Droit des


contentieux de l’Université de Montpellier, promotion 2017-2018.

Sous la direction de Éloi CLÉMENT et Pascal VIELFAURE, resp. Maître de


conférences et Professeur à l’Université de Montpellier.

« Le présent est plein du passé et gros de l’avenir 1».

Cet aphorisme devrait guider tous les juristes car le droit, « ensemble de règles de conduite socialement
édictées et sanctionnées qui s’imposent aux membres de la société 2», suit l’évolution de celle-ci au fil du
temps. Il en va ainsi du droit de la famille, à l’époque où notre pays traverse un conflit sans
précédent, la Première Guerre mondiale. Plus de 9 millions d’hommes d’une vingtaine de nations
sont tombés au combat (1,3 million de Français), et 21 millions en sont sortis gravement blessés
ou mutilés. À l’aube de cette tragédie, le droit de la famille a été remanié par les lois républicaines
sur l’aide à l’enfance malheureuse3, l’école obligatoire4, la limitation du travail des enfants 5. En
1913, est votée une loi d’assistance aux familles nombreuses dans le besoin 6, puis une loi sur le
repos des femmes en couches7. Le 3 août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la France. De
nombreuses mesures exceptionnelles et temporaires, « sacrifiant les principes les plus solides et les plus
élémentaires du droit civil 8» sont prises. La loi du 5 août 1914 permet au gouvernement d’établir un
moratorium pour empêcher les délais de procédure de courir pendant la durée de la guerre et
interdit de former des poursuites ou de prononcer des déchéances à l’encontre des mobilisés 9. En
droit de la famille, cette loi interdit concrètement d’assigner en justice un mari ou un père parti au
front. La Guerre met également en danger l’institution familiale, puisque la séparation empêche
les couples de s’unir par le mariage et de faire des enfants. En vue de préserver cette institution,
les conditions de formation du mariage sont assouplies ; il a même été donné la permission aux
soldats de se marier par procuration10. En ces temps, la femme mariée, frappée d’une incapacité
d’exercice, devait obtenir l’autorisation de son mari pour tout acte juridique. Pendant la
mobilisation, il a fallu tempérer cette situation pour accorder une autonomie à l’épouse laissée
seule à l’arrière. Des lois permanentes et définitives traduisent une volonté politique de réparer
les dommages de guerre subis par les familles : le droit des pensions est amélioré 11, un statut de

1 G. LEIBNIZ, La Monadologie, Bertrand, 1986, p. 54.


2 G. CORNU, Vocabulaire juridique, PUF, 2018.
3 Loi du 24 juillet 1884 sur la protection des enfants moralement abandonnés, Journal officiel du 25, p. 3653.
4 Loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement obligatoire, Journal officiel du 29, p. 1682.
5 Loi du 2 novembre 1892 sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements
industriels, Journal officiel du 2, p. 5313.
6 Loi du 14 juillet 1913 rel. à l’assistance aux familles nombreuses, Journal officiel du 15, p. 6278.
7 Loi du 17 juin 1913 sur le repos des femmes en couche, Journal officiel du 19, p. 5254.
8 M. PLANIOL, Traité élémentaire de droit civil, tome I, 1928, p. 29.
9 Loi du 5 août 1914 relative à la prorogation des échéances et des valeurs négociables, Journal officiel du 6, p 7526.
10 Loi du 4 avril 1915 ayant pour objet de permettre en temps de guerre le mariage par procuration des militaires et
marins présents sous les drapeaux, Journal officiel. du 10, p. 2051.
11 Loi du 31 mars 1919 modifiant la législation des pensions des armées de terre et de mer en ce qui concerne les
décès survenus, les blessures reçues et les maladies contractées ou aggravées en service, Journal officiel du 2 avril, p.
3382.

1
Pupille de la Nation est créé, l’adoption voit son domaine élargi 12. Une politique de protection de
l’institution familiale est promue, mettant en avant la maternité et réprimant les discours
anticonceptionnels13. L’étude du droit de la famille sous le spectre de la Première Guerre
mondiale présente l’intérêt de la nouveauté, puisque aucuns travaux récents sur le sujet ne sont
recensés à ce jour. La famille peut se définir juridiquement comme un groupement de personnes
liées entre elles par un engagement de vie commune ou par la filiation. Ainsi, l’influence de la
Première Guerre mondiale sur le droit de la famille se perçoit sur le régime du couple marié
(Partie I), et dans les rapports de l’enfant avec sa famille, à travers la notion de filiation (Partie II).

Partie I – L’influence de la Première guerre mondiale sur le couple marié

En 1914, les unions libres, qui demeurent minoritaires 14, sont appréhendées avec méfiance par les
juristes15. La Première Guerre mondiale rend néanmoins nécessaire leur prise en compte par le
droit. Elle engendre une désorganisation économique qui laisse les femmes restées au foyer dans
une grande détresse, ce qui conduit le législateur à leur concéder une aide. La loi du 5 août 1914
instaure une allocation journalière pour les familles des militaires partis sous les drapeaux, dont le
bénéfice est accordé également aux concubines 16. La prise en compte parcimonieuse de l’union
libre n’induit en aucun cas une consécration légale. Au lendemain de la guerre, seul est reconnu,
de jure, le couple marié. Pendant le conflit, le législateur a pris des mesures pour préserver cette
institution, en simplifiant ses conditions de formation (Section I). Les circonstances engendrées
par la guerre ont amené à reconsidérer les conséquences du mariage. Il devenait nécessaire de
permettre à la femme restée seule de suppléer à l’autorité du mari (Section II).

Section I – L’assouplissement des conditions de formation du mariage

Pour que le mariage se forme, les parties doivent exprimer leur consentement 17. Les futurs
époux, lorsqu’ils sont mineurs, doivent demander l’autorisation de leurs parents pour contracter
mariage18. Les majeurs âgés de moins de trente ans, quant à eux, doivent leur notifier leur projet
de mariage19. Les conditions relatives au consentement au mariage sont affectées par le conflit
(§1). Un mécanisme assez original est proposé aux mobilisés : le mariage par procuration (§2).

§1– L’influence de la Guerre sur le consentement au mariage

La Grande guerre a généré des problématiques originales concernant l’erreur sur la nationalité et
le consentement des parents au mariage.

L’erreur sur la nationalité. La question de l’erreur sur la nationalité s’est posée devant le
tribunal civil de la Seine 20. En août 1914, une Française a épousé un individu qui se disait
Alsacien et qui, en réalité, était allemand. De ce fait, cette femme est elle-même devenue
12 Loi du 19 juin 1923 modifiant différents articles du code civil sur l’adoption, Journal officiel du 20, p. 5794.
13 Loi du 31 juill. 1920 tendant à réprimer la provocation à l’avortement et la propagande anticonceptionnelle,
Journal officiel du 1er août, p. 10934.
14 J. GAUDEMET, Le mariage en Occident. Les mœurs et le droit, Éditions du Cerf, 1987, p. 425.
15 M.PLANIOL, Traité élémentaire de droit civil, tome I, 1928, p. 255.
16 Loi du 5 août 1914 tendant à accorder, pendant la durée de la guerre, des allocations aux familles nécessiteuses
dont le soutien serait appelé ou rappelé sous les drapeaux, Journal officiel. du 6 août 1914, p. 7127.
17 Code civil, article 146.
18 Code civil, article 148 modifié par la loi du 21 juin 1907, Journal officiel du 25, p. 4398.
19 Code civil, article 151 modifié par la loi du 21 juin 1907, ibid.
20 Tribunal civil de la Seine, 4 février 1918, Recueil Sirey, 1920.2.129.

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allemande. Lorsqu’elle découvre la vérité, elle demande la nullité de son mariage pour erreur sur
la nationalité de son conjoint. Or, pendant la guerre, il y a un débat sur la privation des sujets des
nations ennemies de la France du droit d’ester en justice 21. Les juges de la Cour de Paris, qui ont
admis le droit d’ester en justice de ressortissants allemands dans un arrêt du 20 avril 1916 22, n’ont
pas les faveurs de l’opinion publique23. Pourtant, cette décision se fonde sur des dispositions
fondamentales : les articles 11 et 15 du Code civil, la IV e Convention de la Haye24. Un mois plus
tard, le tribunal de la Seine se rebelle contre la Cour d’appel de Paris par patriotisme. Il déboute
des allemands de leur action en référé en raison de leur nationalité 25. Or, c’est justement devant le
tribunal de la Seine que l’action en nullité du mariage va être portée. Selon sa propre
jurisprudence, la nationalité allemande emporte défaut de qualité à agir ; la juridiction devrait
relever d’office une telle fin de non-recevoir. Pourtant, le tribunal veut soutenir le patriotisme de
cette femme qui, s’étant rendu compte de son erreur, refuse de passer dans le camp ennemi. Il
opte alors pour un tour de passe-passe juridique. Pour accueillir l’action de la femme française
devenue étrangère par son mariage, les juges vont estimer que « l’examen et l’appréciation de la nullité
reposent sur des faits antérieurs à la célébration de son mariage », accomplis à un moment où la
demanderesse avait encore la qualité de française. Ainsi, le tribunal n’abandonne pas sa
jurisprudence sur le défaut de qualité à agir des allemands. La femme, qui s’était trompée sur la
nationalité de son mari, avait fondé sa demande sur l’article 180, alinéa 2, du Code civil. Ce texte
prévoit que l’erreur sur la personne est une cause de nullité du mariage. Selon la Doctrine, cette
erreur est, d’une part, l’erreur sur la personne physique. Il s’agit d’un cas d’école ; on en a une
illustration dans la Bible : Jacob croit épouser Rachel, alors qu’en fait il s’agit de Léa, sa sœur
aînée26. Il y a d’autre part, l’erreur sur la personne civile, c’est-à-dire l’erreur qui résulte de
l’usurpation par l’un des époux d’un acte d’état civil qui n’est pas le sien 27. Or, la Cour de
cassation a affirmé que « l’erreur sur les qualités civiles ou morales du conjoint ne peut constituer une cause de
nullité du mariage »28. Cela exclut l’erreur sur la nationalité, qui est une erreur sur la qualité civile. Le
tribunal de la Seine, au mépris de la jurisprudence de la Cour de cassation, a annulé l’union d’une
femme avec un Allemand qui avait usurpé la qualité d’Alsacien 29. Il a en effet affirmé que l’erreur
ne doit pas être restreinte au cas unique d’une substitution frauduleuse de personne au moment
de la célébration du mariage. Selon les juges du fond, « le mariage peut encore être annulé, lorsque l’un
des époux s’est fait agréer par l’autre au moyen d’une tromperie sur sa personnalité civile, qui a eu pour résultat
d’amener une erreur portant sur l’identité même de l’auteur de cette tromperie ». Pour le tribunal, si la
nationalité n’est qu’une qualité civile, cette qualité n’en revêt pas moins en temps de guerre un
caractère essentiel, si bien que l’erreur sur cette qualité civile équivaut à l’erreur sur la personne
civile. Voilà un bel exemple d’imagination prétorienne : le tribunal civil modèle librement la
jurisprudence de la Cour de cassation à des fins patriotiques.

Le consentement des parents. Le mariage, en 1914, porte encore certains traits de l’Ancien
droit. Ainsi, lors de la création du Code civil, une majorité matrimoniale spéciale subsiste. Jusqu’à
l’âge de 25 ans, les futurs époux doivent obtenir le consentement des parents pour se marier 30. Si
21 A. DEPERCHIN, La magistrature française et la culture de guerre. Le cas Malicet, Clio@Thémis, n°11, 2016.
22 Cour d’appel de Paris, 20 avril 1916, Journal du droit international, 1916, p. 1001.
23 L. DAUDET, Un malheur juridique. Les conclusions Godefroy adoptées par la Cour, L’Action française, 22 avril 1916.
24 Convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, La Haye, 18 octobre 1907.
25 Tribunal civil de la Seine, ordonnance de référé, 18 mai 1916, Journal du droit international, 1916, p. 1303.
26 Genèse, 29, 16-30.
27 Cour d’appel de Paris, 12 mars 1913, Pandectes, 1904. 2. 47.
28 Cour de cassation, chambres réunies, 24 avril 1862, Recueil Sirey, 1862.1.342.
29 Tribunal civil de la Seine, 4 février 1918, Recueil Sirey, 1920.2.129.
30 Code civil des Français, article 148.

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la personne a plus de 25 ans, elle doit encore, jusqu’à l’âge de 30 ans, requérir le conseil de ses
ascendants et solliciter son approbation pour le mariage par des actes respectueux31, au nombre de
quatre32 ! La loi du 20 juin 189633 a ramené à un seul le nombre des actes respectueux, dont
l’inefficacité était reconnue par tous. La Doctrine a constaté, plus que l’inutilité, la contre-
productivité de ces dispositions, qui rendaient plus difficile le mariage, favorisant de ce fait
l’union libre34. Aussi, la loi du 21 juin 1907 35 a supprimé la majorité matrimoniale. Désormais,
l’absence du consentement des parents est un obstacle au mariage des seuls époux âgés de moins
de 21 ans36. Quant aux majeurs, jusqu’à l’âge de 30 ans, ils demeurent tenus de justifier du
consentement de leur père et mère. Mais, à défaut de consentement des parents, une simple
notification suffit37. Ces conditions vont s’avérer problématiques pendant la Première guerre
mondiale. Dans les régions envahies, les communications sont interrompues. Il est alors
impossible de solliciter l’autorisation des parents demeurant en de tels endroits. Le Ministre de la
Justice, saisi de nombreuses réclamations, va, dans l’urgence indiquer aux Procureurs, dans une
circulaire du 26 octobre 191538, comment suppléer à l’impossibilité d’attester du consentement
des parents. Le ministre de la Justice dit que lorsqu’il devient impossible d’obtenir l’acte de
consentement des parents, on peut y suppléer en faisant constater cette impossibilité par un acte
de notoriété dressé dans la forme prévue par les articles 70 et suivants du Code civil. La circulaire
précise qu’en ce cas, l’acte de notoriété sera dressé au lieu de leur résidence et homologué par le
tribunal de l’arrondissement dont dépend cette localité. Or, pour dresser un acte de notoriété, il
faut rassembler sept témoins. En d’autres termes, pour suppléer à l’absence de consentement des
parents, il faut connaître sept personnes qui peuvent attester de leur consentement. Pour un
réfugié, il n’est pas facile de remplir ces conditions. Le Ministre de la Justice indique qu’en ce cas,
le Ministère public doit estimer comme suffisante la déclaration, faite sous serment par le futur
époux et deux témoins majeurs, que l’interruption des communications le met dans
l’impossibilité d’obtenir le consentement de ses parents. Après les réponses données en urgence
par la circulaire, c’est une loi qui vient répondre à l’impossibilité pour un futur époux d’attester
du consentement de ses parents à l’acte de mariage. La loi du 23 juillet 1916 39 prévoit que,
pendant les hostilités, en cas d’impossibilité de procéder à la notification du projet de mariage
aux parents, une ordonnance du président du tribunal civil de l’arrondissement dans lequel le
mariage doit être célébré, rendue sur requête du Procureur de la République ou de la partie,
pourra dispenser de cette notification. Elle dispense le requérant des droits de timbre. La
jurisprudence accueille avec bienveillance de telles requêtes. Nous évoquerons un exemple tiré de
la jurisprudence du tribunal civil de Béziers. Une requête est formée le 22 mars 191840.

31 Code civil des Français, article 151.


32 Code civil des Français, article 152.
33 Loi du 20 juin 1896 portant modification de plusieurs dispositions légales relative au mariage dans le but de le
rendre plus facile, Journal officiel du 24, p. 3161.
34 M. PLANIOL, Traité élémentaire de droit civil, op. cit.,p. 276.
35 Loi du 21 juin 1907 modifiant plusieurs dispositions légales relatives au mariage, Journal officiel du 25, p. 4397.
36 Code civil, article 148 modifié par la loi du 21 juin 1907.
37 Code civil, article 151 modifié par la loi du 21 juin 1907. La formalité de notification du projet de mariage aux
parents disparaîtra avec la loi du 2 février 1933.
38 Circulaire du 26 octobre 1915 relative au mariage des personnes originaires des départements envahis, de
Belgique ou d’Alsace-Lorraine, Bulletin du Ministère de la Justice, 1915.
39 Loi du 23 juillet 1916 tendant à faciliter le mariage des enfants dont les ascendants sont demeurés en territoire
envahi, Journal officiel du 25, p. 6616.
40 Requête, Tribunal civil de Béziers, 22 mars 1918, Archives départementales de l’Hérault, 3 U1/493.

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« Le Procureur de la République soussigné a l’honneur d’exposer : le nommé GUILBERT Anatole, domicilié et
né le 4 Juillet 1894 à Anneullin, canton de Seclin (Nord) (envahi) de Pierre, Joseph, vivant (en pays envahi), et
de feue DUPONT (Marie), actuellement soldat au 48 e d’Artillerie de campagne, 3e batterie, secteur 29. désire
contracter mariage en la mairie de Saint Géniès-le-Bas avec la demoiselle Laure, Agrippine BARBARES, 24
ans, sujette espagnole domiciliée à Saint-Geniès-le-Bas -orpheline – ayant tous ses papiers. La localité de
Anneulin étant actuellement occupée par l’ennemi, d’après les renseignements recueillis, il y a lieu que le sieur
GUILBERT (Anatole), soit autorisé à prêter serment pour suppléer à : 1° Son acte de naissance, 2° l’acte de
consentement de son père avec lequel il ne peut correspondre et qu’il ne peut se procurer. En conséquence, vu la loi
du 6 février 1915 et la Circulaire de la Chancellerie du 26 octobre 1915, Plaise au Tribunal, Autoriser le
nommé GUILBERT (Anatole), né à Anneulin, canton de Seclin (Nord), de Pierre, Joseph, et de feue
DUPONT (Marie) à prêter serment que vu l’impossibilité où il est de communiquer avec son pays d’origine il ne
peut produire les actes ci-dessus spécifiés exigés pour contracter mariage. Dire que le procès-verbal de la prestation
de serment tiendra lieu desdits actes ».

L’ordonnance est rendue le 2 avril 191841: « Vu la requête de M .le Procureur de la République en date du
22 courant et, après avoir entendu M. DEMARGNE, Président rapporteur. [...] Donne acte au sieur
GUILBERT du serment par lui fait en personne à l’audience de ce jour et dit que le présent procès-verbal de
prestation de serment lui tiendra lieu d’acte de naissance et d’acte de consentement de ses parents au mariage qu’il
se propose de contracter au mariage avec la demoiselle Laure BARRABES susnommée ».

Ce sont les conditions de fond mais aussi les formalités du mariage qui sont aménagées.

§2– Le mariage par procuration

Selon Planiol, « il est en droit français deux actes qui doivent nécessairement être accomplis par la personne elle-
même ; c’est le mariage et le testament42 ». La loi du 4 avril 1915 43 déroge à ce principe puisqu’elle
permet, en temps de guerre, le mariage par procuration des mobilisés. Cependant, c’est seulement
« pour cause grave et sur autorisation du Ministre de la Justice et du Ministre de la Guerre ou du Ministre de la
Marine » qu’il pourra être procédé au mariage par procuration. Ces restrictions ont pour objet
d’éviter les abus, « ce qui se produirait si des mariages venaient à être conclus entre personnes qui n’avaient
formé avant la guerre aucun projet patrimonial, et qui s’uniraient par procuration dans le seul but d’assurer à la
future épouse certains avantages pécuniaires 44 ». La procuration doit être spéciale et doit être donnée en
présence de deux témoins. S’agissant du choix du mandataire, d’une manière absolue, le Code
civil le restreint peu. La loi du 4 février 1915 n’est pas intervenue pour empêcher les
conséquences grotesques de ce principe : le militaire peut désigner comme mandataire son père,
sa mère, son frère, sa sœur, ceux de sa future épouse, etc. La circulaire du 8 avril 1815 exclut ces
solutions étranges. Elle exige que le mandataire soit, comme le veut l’article 37 du Code civil
pour les témoins, âgé de 21 ans au moins ; que, remplaçant un homme, il soit lui-même un
homme, qu’il ne soit pas parent ou allié de la future épouse à un degré emportant prohibition du
mariage. Ainsi, la circulaire prescrit que pour être mandataire dans un acte de l’état civil, il faut
remplir les conditions exigées des témoins. Rien ne permet pourtant de comparer un mandataire
et un témoin. Le mandataire ne fait que répéter un consentement déjà donné par la partie  ; son
rôle est passif. Tandis que le témoin, placé par la loi pour attester l’identité des parties ou
contrôler leur attitude, a un rôle actif. Cette analogie établie par la circulaire s’avère regrettable.

41 Tribunal civil de. Béziers, 2 avril 1918, Archives départementales de l’Hérault, 3 U1/493.
42 M. PLANIOL, Traité élémentaire de droit civil, tome I, LGDJ, 1928, p.116.
43 Loi du 4 avril 1915 ayant pour objet de permettre en temps de guerre le mariage par procuration des militaires et
marins présents sous les drapeaux, Journal officiel. du 10, p. 2051.
44 Journal officiel du 12 janvier 1916. Débats Parlementaires de la Chambre, p. 5.

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Le mariage par procuration répondait à une demande de l’opinion publique 45, mais ses conditions
restrictives ne lui ont pas permis d’obtenir le succès escompté. Le Ministre de l’Intérieur a fourni,
pour les deux principales mairies de Paris, et pour Lyon et Marseille, les statistiques de mai 1915
à février 1916 qui contiennent des chiffres très faibles (483) et diminuant de mois en mois 46.

Pendant la guerre, la ratio legis est le maintien de l’attractivité de l’institution pendant la Grande
guerre, pour éviter l’expansion de l’union libre, porteuse de débauche. Après l’armistice, ce
mouvement continue, avec la loi du 9 août 1919 réduisant le nombre de témoins exigés pour la
célébration du mariage47 et la loi du 9 décembre 1922 48 abrégeant le délai de viduité  imposé à la
femme après la dissolution d’un premier mariage. L’institution du mariage a su, sans préjudices
conséquents, traverser le conflit. Pendant les hostilités, il a fallu apporter temporairement des
modifications concernant les effets induits par cette institution. En l’absence du mari, parti au
front, le législateur a dû concéder des prérogatives à la femme mariée, afin qu’elle puisse établir
seule les actes de la vie quotidienne et exercer la puissance paternelle.
Section II – L’aménagement des effets du mariage

Pendant la guerre, la loi du 5 août 1914 interdit de former des actions contre des mobilisés. Ainsi,
une femme ne pourra pas, par exemple former une action pour réclamer que son mari lui verse
des aliments au titre du devoir de secours. L’effet le plus sensible, c’est l’incapacité juridique de la
femme mariée. Ainsi que le rappelle Portalis, le mariage a pour finalité de « perpétuer l’espèce
humaine 49». Or, seul le père exerce la puissance paternelle ; aussi, en son absence, il faut permettre
à la mère de lui suppléer. L’étude des correctifs à l’incapacité de la femme mariée (§1) précédera
celle de l’exercice de la puissance paternelle par la mère (§2).

§1 – Les correctifs à l’incapacité de la femme mariée

La femme perd en se mariant la faculté d’exercer seule la plupart de ses droits civils. Elle ne peut
ni contracter, ni ester en justice sans l’autorisation de son mari. En temps de guerre, l’épouse
peut solliciter une autorisation de justice pour pallier l’absence d’autorisation maritale. De facto, on
peut considérer qu’elle dispose d’un mandat tacite de son mari.

L’autorisation de justice, supplétive de l’autorisation maritale. La femme peut, dans


certains cas, obtenir une autorisation du juge pour pallier l’absence d’autorisation maritale. Selon
le Code civil, l’autorisation judiciaire peut être accordée à la femme pour ester en justice, dans le
cas où son mari refuse de donner son autorisation 50. Dans ce cas, la femme présente une requête
au président après avoir fait sommation au mari ; si le président donne permission à sa femme à
citer le mari, elle l’assigne devant le tribunal, qui statue sur l’autorisation 51. L’autorisation

45 L. DURAND, Le mariage par procuration des mobilisés. Loi du 4 avril 1915, thèse pour le doctorat en droit (Lyon), A.
Rey, 1916.
46 Journal officiel du 21 avril 1916, Débats parlementaires du Sénat, p. 370.
47Loi du 9 août 1919 modifiant les articles 45, 63, 64, 69, 73, 75, 76, 151, 154, 168, 173, 206, 228 et 296 du Code
civil, Journal officiel du 10, p. 8406. Le nombre exigé de témoins passe de 4 à 2.
48Loi du 9 déc. 1922 abrégeant en certains cas le délai de viduité imposé à la femme par les articles 228 et 296 du
Code civil, Journal officiel du 10, p. 11743. Le délai de viduité ne sera abrogé qu’en 2004, par loi du 26 mai 2004
relative au divorce.
49 P.-A. FENET, op. cit., Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, tome IX, Marchand du Breuil, Paris,
1827, Discussion au Conseil d’État, 6 octobre 1801, Portalis, p. 255.
50 Code civil., article 218.
51 Code de procédure civile., article 861 et suivants

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judiciaire peut aussi être accordée à la femme pour passer un acte, dans le cas où le mari refuse de
donner son autorisation. Dans ce cas, la femme fait citer son mari directement devant le tribunal
de première instance compétent, après une procédure contradictoire en chambre du conseil, le
juge statue sur l’autorisation 52. Cependant, pendant la première guerre mondiale, ces dispositions
sont inapplicables. En effet, la loi du 5 août 1914 53 , en son article 4, suspend toutes instances et
tout acte d’exécution contre les citoyens présents sous les drapeaux, à l’exception des poursuites
exercées par le ministère public. Selon le Code civil, l’autorisation judiciaire peut encore être
accordée à la femme pour ester en justice ou contracter en cas d’absence de son mari 54. Dans
cette hypothèse, la femme présente une requête au président, qui ordonne communication au
Ministère Public, et désigne un juge, sur le rapport duquel il statue 55. Néanmoins, quand le mari
est parti au front, on ne peut le considérer comme absent. En effet, pour qu’il y ait absence, il
faut que l’existence du mari soit incertaine et que le tribunal civil ait reconnu cette incertitude 56. Il
a donc fallu une législation spéciale pendant la durée de la guerre. Ainsi, la loi du 3 juillet 1915
prévoit : « La femme mariée qui sera dans l’impossibilité dûment constatée d’obtenir l’autorisation maritale par
suite de la guerre se pourvoira de l’autorisation de justice conformément à l’article 863 du Code de procédure
civile ». Pour que la loi soit applicable, il faut la réunion de deux conditions, cumulatives : l’urgence
et l’impossibilité pour le mari de donner son autorisation. L’urgence, standard juridique, est
appréciée de façon casuistique. Quant à l’impossibilité, il ne suffit pas que le mari soit mobilisé
pour que cette condition soit remplie 57. En effet, le mari peut donner son autorisation par
correspondance postale. La loi posant des conditions d’application relativement exigeantes, il y a
lieu de s’interroger sur son effectivité. L’examen des décisions de justice rendues par les
tribunaux civils de l’Hérault nous a permis d’observer qu’aucune requête n’a été formulée au visa
de la loi du 3 juillet 1915 pour obtenir une autorisation de justice pour suppléer à l’impossibilité
du mari de donner son autorisation. Dans nos contrées, la loi n’a pas été effective. De facto, la
femme effectuait des actes sans autorisation maritale expresse, ni autorisation de justice. Le
législateur, intervenu sur le tard, a posé un cadre trop contraignant pour aménager l’incapacité de
la femme, alors que la pratique avait déjà d’elle-même contourné cette situation. Plutôt que cette
loi de circonstances, nous pensons plutôt que c’est la théorie du mandat tacite qui a trouvé à
s’appliquer pendant la guerre de 1914.

L’application de la théorie du mandat tacite. La théorie du mandat tacite a été proposée


comme solution pour résoudre la contradiction entre le droit et les faits. De jure, la femme était
incapable. Pourtant, de facto, et particulièrement dans les milieux populaires, la femme était un
acteur important de la vie économique. Par exemple, dans les milieux ouvriers, c’était souvent la
femme qui gérait les finances de son mari 58. Toullier, l’un des premiers commentateurs du Code
civil, propose d’expliquer cet état de fait par la théorie du mandat tacite, qui « résulte de sa tolérance
ou de sa permission59 ». L’appréciation de l’existence du mandat tacite se fait in concreto ; sont prises
en compte « les circonstances, la réputation de la femme et la fortune du mari ». En temps de guerre, les
juridictions admettent la théorie du mandat tacite dans des cas où elle n’aurait pas été envisagée
en temps normal. Pendant le conflit, les maris étaient mobilisés au front. Par conséquent, les

52 Code de procédure civile., article 219.


53 Loi du 5 août 1914 relative à la prorogation des échéances et des valeurs négociables, Journal officiel du 6, p.
7526.
54 Code civil, article 222.
55 Code de procédure civile, article 863.
56 Code civil. article 112.
57 Cour d’appel de Paris, 3 juillet 1917, Gazette des tribunaux, 27 janvier 1917.
58 J.-L. HALPERIN, Histoire du Droit privé..., op. cit., p. 110.
59 C.-B.-M. TOULLIER, Le Droit civil français suivant l’ordre du Code, tome 2, 1811, p. 27.

7
femmes restées à l’arrière ont dû exercer non seulement les actes de la vie courante qu’elles
avaient pour habitude de réaliser, mais aussi se substituer à leur mari. Il a ainsi été admis qu’une
femme exerçant le métier de son mari avait reçu de lui un mandat tacite ; aussi le mari ne pouvait
contester les engagements pris par la femme en sa qualité 60. Le pouvoir exécutif a tenté de tracer
les contours du mandat tacite pendant le conflit. Par exemple, le ministre du travail a affirmé que
la femme dont le mari est prisonnier de guerre ou est resté en pays envahi, ne peut, en présentant
le livret de caisse d’épargne du mari, faire des retraits de fond 61.En pratique, la femme du
mobilisé a dû se comporter comme si elle avait eu tous les droits du mari 62 : cette situation, si elle
a certainement heurté les principes du Code civil, était amplement justifiée par les circonstances.
D’ailleurs, dans l’Hérault, cette situation n’a généré aucun contentieux. L’examen des archives
départementales n’a permis de déceler aucune procédure relative à un dépassement par la femme
de l’autorisation maritale. Si aucun litige relatif à l’autorisation maritale n’a passé la barre des
tribunaux de l’Hérault, cela signifie qu’ici, tous les actes juridiques ont pu être inclus dans
l’empire du mandat tacite. Les femmes ont joui de prérogatives étendues, sans que, a posteriori,
cela n’ait été contesté par leurs maris. La femme s’est comportée comme une personne jouissant
de la pleine capacité d’exercice pendant la Première guerre mondiale.

§2 – L’exercice de la puissance paternelle par la mère

D’après le Code civil, la puissance paternelle appartient aux deux parents mais seul le père
l’exerce. Cette attribution se compose notamment du droit de garde et de correction. Ainsi, le
père, gardien de son fils, peut forcer celui-ci à habiter chez lui, et au besoin le faire ramener à son
domicile par la force publique. Il a en outre la jouissance légale des revenus de l’enfant 63, ainsi
que l’administration légale64. Pendant la Grande guerre, la puissance paternelle pourra être
attribuée à la mère. Corollairement, la mère pourra être déchue de cette prérogative.

L’attribution de la puissance paternelle à la mère. L’article 372 attribue la puissance


paternelle conjointement au père et à la mère : « L’enfant reste sous leur autorité… ». Mais cette
attribution n’est pas exercée par la mère tant que dure le mariage. Bien que commune aux deux
parents, la puissance paternelle est déléguée d’une manière exclusive au père 65. Tant que le père
est vivant et capable d’agir, le droit de la mère est en sommeil. Dans certains cas, résiduels, la
puissance paternelle est exercée par la mère. Lorsque le père est mort, la mère prend en main le
libre exercice de la puissance paternelle, qui lui appartient désormais. En cas de déchéance du
père, le tribunal peut décider que la puissance paternelle sera exercée par la mère 66. Lorsque le
père est hors d’état d’exercer ses droits, c’est-à-dire lorsqu’il est fou, la « surveillance » des enfants
mineurs passe à la mère et celle-ci exerce « tous les droits du mari 67». En cas de divorce pour faute
du mari, les tribunaux peuvent encore décider de transférer la puissance paternelle à la mère. Si la
puissance paternelle peut être attribuée à la mère, elle peut également lui être retirée. Pendant la
guerre, une loi spéciale a été promulguée. La loi du 3 juillet 1915, que nous avons étudiée supra,
prévoit aussi que la mère exercera provisoirement la puissance paternelle, à défaut du père
empêché par une impossibilité dûment constatée en justice, dans les cas d’urgence. L’examen des

60 Tribunal de commerce, Nantes, 28 août 1915. Jurisprudence de Nantes, 1916.1.53.


61 Journal officiel du 18 août 1915, Débats Parlementaires de la Chambre, p. 5788.
62 A. WAHL, Le droit civil et commercial de la guerre, LGDJ, 1918, p. 358.
63 Code civil, article 384.
64 Code civil, article 389.
65Code civil, article 373.
66 Loi du 24 juill. 1889, article 9.
67 Code civil, article 141.

8
archives de l’Hérault ne nous a permis de trouver aucune requête de ce genre. En pratique, la
femme exerçait la puissance sans autorisation de justice.

La déchéance de la puissance paternelle de la mère. Sous le Code Napoléon, il n’y avait


qu’une seule cause de déchéance. Les articles 334 et 335 du Code pénal frappaient les parents
coupables d’avoir excité ou favorisé habituellement la débauche de leurs enfants. Ce seul cas s’est
révélé insuffisant pour réfréner les abus des parents. La déchéance de la puissance paternelle
comme sanction générale sera mise en place par la loi du 24 juillet 1889 ; elle peut être prononcée
par le tribunal civil « en dehors de toute condamnation, lorsque les père et mère, par leur ivrognerie habituelle,
leur inconduite notoire et scandaleuse, par de mauvais traitements, compromettent la santé, la sécurité ou la
moralité de l’enfant ». Qu’en est-il dans le contexte de la Grande guerre ? Un cas intéressant s’est
présenté devant le tribunal civil de Béziers. Une requête lui est soumise le 30 juin 1916, par le
Procureur de la République68. Albanie Rouch a porté plainte contre sa propre fille, Marie Rouch,
épouse Fournier, qui elle-même est mère de trois enfants. Depuis que son mari est parti pour le
front, elle a mené une existence dérèglée, se livrant ouvertement à la prostitution. D’après
l’enquête, son inconduite est notoire et scandaleuse et de nature à compromettre la moralité de
ses enfants. Ceux-ci ont dû être provisoirement placés à l’Hospice Saint Joseph à Béziers, et leur
mère n’a nullement manifesté son intention de les reprendre, préférant, a-t-elle dit, les savoir à
l’hospice que dans la rue. Nous reconnaissons ici la situation décrite par le dernier article de la loi
de 1889 : le cas générique de l’inconduite notoire et scandaleuse. La loi de 1889 est d’ailleurs
mentionnée dans l’acte de signification de la requête. Le mari de Marie Rouch est encore vivant,
c’est donc lui qui a l’exercice de la puissance paternelle. Si on estime que Marie Rouch exerce la
puissance paternelle, cela doit être, d’après la loi du 3 juillet 1915, en vertu d’un jugement l’y
autorisant après constatation de l’urgence et de l’impossibilité du mari d’exercer cette
prérogative69. Or, la requête ne fait pas mention d’un tel jugement. D’ailleurs, aucune décision
comparable n’a été trouvée lors de nos recherches dans les archives départementales. Dans les
faits, Mme Rouch exerçait la puissance paternelle ; mais juridiquement, elle n’en avait pas le droit,
aucune décision de justice ne l’y ayant autorisée. En droit, la requête formée par le procureur
pour que soit déchue Mme Rouch de la puissance paternelle est inutile : c’est son mari qui
l’exerce, puisqu’il est vivant. La requête est néanmoins utile en opportunité puisqu’elle permet
d’officialiser l’abandon par la mère de ses enfants. La décision est rendue par ordonnance le 2
août 191670 : Mme Rouch est déchue de sa puissance paternelle et des droits qui s’y rattachent. Le
tribunal n’a pas relevé le caractère non juridique de la requête du Procureur. Il confie
provisoirement la garde des enfants à l’Administration de l’Hospice Saint Joseph de Béziers. Il
condamne Mme Fournier aux dépens. En droit, on peut regretter cette décision qui tient sur des
pieds d’argile. En opportunité, il est louable que les enfants soient confiés à un Hospice plutôt
qu’à leur mère, qui ne veut pas s’en occuper et mène une existence déréglée.

Pendant la durée du conflit, la femme exerce de facto la puissance maritale et la puissance


paternelle. Lors des hostilités, ce n’est plus une incapable. Après la guerre, la femme mariée
retrouve la place qui était la sienne. La guerre n’a pas permis immédiatement son émancipation
juridique71. Il faudra attendre 1938 pour que soit supprimé, par l’abrogation de l’article 213 du
Code civil, le devoir d’obéissance de la femme envers son mari. Et c’est plus tard encore que la
loi du 13 juillet 1965 met fin à l’incapacité de la femme mariée. Les correctifs apportés aux effets

68Requête, Tribunal civil de Béziers, 30 juin 1916, Archives départementales de l’Hérault, U1/493.
69A. WAHL, Le droit civil et commercial de la guerre, op. cit. p. 414.
70 Tribunal civil de Béziers, 2 août 1916, Archives départementales de l’Hérault, U1/493.
71 Fondation Jean Jaurès, Actes du colloque Les femmes pendant la guerre 1914-1918 ou l’émancipation en marche ? (Paris,
26 septembre 2014), 2014.

9
du mariage pendant la Guerre, bien que temporaires, ont cependant alimenté les débats. Nous y
voyons une étape nécessaire vers l’émancipation juridique de la femme, qui se concrétisera
pendant ce siècle.

Partie II – L’influence de la Première Guerre mondiale sur la filiation

La filiation peut se définir comme le « rapport qui existe entre deux personnes dont l’une est le père ou la
mère de l’autre 72». A l’époque de la Première Guerre mondiale, les enfants avaient un statut
différencié selon qu’ils étaient nés dans le mariage ou non. Nés dans le mariage, les enfants
légitimes avaient tous les droits prévus par le Code civil ; leur filiation était établie par leur
naissance, grâce à la présomption de paternité. Tandis que les enfants nés hors mariage devaient
être reconnus par le père pour que s’établisse un lien de filiation avec lui. L’enfant reconnu
demeurait un enfant naturel, avec un régime inférieur à celui de l’enfant légitime : par exemple,
ses droits dans la succession de ses parents étaient lésés. Pour être traité d’égal à égal avec les
enfants nés dans le mariage, il fallait que cet enfant soit légitimé. La filiation peut aussi être
établie par l’adoption. Pendant la guerre, une nouvelle modalité d’adoption est créée par l’Etat :
celle des Pupilles de la Nation. Ainsi, nous évoquerons les influences qu’a pu avoir la Guerre sur
la filiation (Section I) puis nous nous intéresserons à cette filiation sui generis que crée le législateur
pendant la Guerre à travers le statut de Pupille de la Nation (Section II).

Section I – L’influence de la Grande Guerre sur la filiation

L’étude de l’influence de la Guerre sur la filiation de sang (§1), précédera celle concernant la
filiation adoptive (§2).

§1– L’influence de la Guerre sur la filiation de sang

La filiation de sang renvoie aux enfants légitimes et aux enfants naturels. Les enfants légitimes
sont nés de parents mariés, pendant le mariage. Les autres, les enfants naturels, ont un statut
nettement moins favorable ; leur héritage dans la succession est réduit. Mais la loi permet aux
parents d’enfants naturels de réparer leurs erreurs en les légitimant par le mariage. S’agissant de la
filiation légitime, le Code civil établit une présomption de paternité du mari 73. Pour faire tomber
la présomption de paternité établie contre lui, le père dispose de l’action en désaveu de paternité.
Or, l’éloignement des maris mobilisés peut les conduire à douter de la fidélité de leurs femmes.
Ainsi, des actions en désaveu de paternité ont été formées, pendant et après le conflit. L’étude
des arrêts rendus en la matière permet de constater la puissance de la présomption de paternité,
que les soupçons des maris mobilisés envers leurs femmes n’ont pas ébranlée. S’agissant de la
légitimation des enfants naturels, son domaine a été étendu pendant le conflit.

La vigueur maintenue de la présomption de paternité. Le désaveu de paternité est prévu


dans le Code civil. Si l’enfant est né dans les 179 jours du mariage, le mari peut le désavouer par
simple déclaration74. Passé ce délai, la loi est beaucoup plus exigeante. Pour désavouer l’enfant, le
mari doit établir qu’il s’est trouvé dans l’impossibilité absolue de cohabiter avec sa femme
pendant tout le temps où la conception a été possible, c’est à dire entre le du 300 e jour au 180e
jour avant la naissance75. Cette impossibilité physique peut tenir à deux causes : l’éloignement et

72 M. PLANIOL, Traité élémentaire de droit civil, tome I, LGDJ, 1928, p. 451.


73 Code civil, article 312, alinéa. 1er.
74 Code civil, article 314.
75 Code civil, article 312, alinéa 2.

10
l’impuissance accidentelle du mari. Lorsque la femme a cherché à cacher au mari la naissance de
l’enfant, la loi est moins rigoureuse76. Dans ce cas, on est en droit de penser que la grossesse de la
femme a pour origine des relations adultères. Le recel de la naissance rend vraisemblable l’origine
adultérine de l’enfant, mais il ne la prouve pas de manière complète. Lorsque le recel aura été
établi, le mari sera admis à proposer tous les faits propres à justifier qu’il n’est pas le père de
l’enfant. Lors de leur mobilisation, certains maris ont pu nourrir des soupçons à l’égard de leurs
femmes restées au foyer. C’est ainsi que des mobilisés ont formé des actions en désaveu de
paternité à l’égard des enfants nés de leurs femmes. La loi exige que soit établie une impossibilité
de cohabitation pour que soit accueillie l’action en désaveu. La mobilisation du mari pendant la
période légale de conception suffit-elle pour établir l’impossibilité de cohabitation ? Les
juridictions auxquelles la question a été soumise n’ont pas estimé qu’il en était ainsi 77. Ainsi, la
Cour d’appel de Paris, par un arrêt du 23 avril 1920, refuse la demande en désaveu de paternité,
alors que le mari n’avait obtenu aucune permission. Une enfant est née le 6 septembre 1916. Le
mari de sa mère, soldat au 37e régiment d’artillerie, a formé une action en désaveu de paternité. A
l’appui de sa demande, le mari produit une correspondance de cette dernière et un certificat de
l’autorité militaire qui prouvent, selon lui, l’impossibilité physique de cohabiter avec sa femme
pour cause d’éloignement. La Cour rejette la demande du mari. Elle rappelle qu’au sens de
l’article 312, l’impossibilité physique doit être absolue et matérielle ; ainsi, en cas de doute, le
désaveu ne saurait être accueilli. La Cour de Paris, à l’instar de la Cour de Bourges estime que la
mobilisation du mari ne suffit pas à établir que pendant la période de conception, il était dans
l’impossibilité physique de cohabiter avec sa femme. Il n’était ni au front, ni dans les zones
combattantes : soldat auxiliaire, et convoyeur au 37 e régiment d’artillerie, il résidait au dépôt à
Bourges. Selon la Cour, le certificat délivré par le chef du bureau spécial de la comptabilité du 37 e
régiment, qui atteste de l’absence de permissions faisant mutation et que le mari verse aux débats,
est insuffisant, car il n’exclut pas les permissions de courte durée prévues par les règlements
militaires, au cours desquelles le mari aurait pu rejoindre sa femme et cohabiter avec elle.
L’éloignement n’était pas tel que l’on doive nécessairement en inférer l’impossibilité d’une
cohabitation accidentelle entre les époux. Ainsi la Cour, constatant l’absence de preuve certaine
et absolue, rejette l’action en désaveu de paternité. Cet arrêt montre la puissance de la
présomption de paternité, qui préserve la réputation des femmes et l’avenir des enfants. Cette
présomption ne saurait vaciller devant les simples soupçons des mobilisés, aussi légitimes
fussent-ils. Dura lex sed lex. La vigueur du principe pater is est protège la filiation naturelle. Celle-ci
voit d’ailleurs son domaine étendu par les nouvelles possibilités de légitimation des enfants
naturels offertes par le législateur pendant la guerre.

L’élargissement de la légitimation. L’élargissement de la légitimation pendant la guerre a été


rendu nécessaire par l’augmentation du nombre d’enfants naturels pendant la Guerre. Ainsi que
le décrit l’historien M. Le Naour, à Bordeaux, les naissances hors-mariage passent de la
proportion d’une sur quatre en 1914, déjà très élevée par rapport à la moyenne nationale, à celle
d’une sur trois en 191878. L’historien explique ainsi cette augmentation du nombre de naissances
hors-mariage : « L’ordre de mobilisation annoncé, nombre de fiancés qui voient leur mariage retardé décident de
faire « Pâques avant les Rameaux », c'est-à-dire de faire l'amour sans plus attendre. Il s'agit là d'une récompense
au héros tout comme d'un témoignage de confiance dans l'amour plus fort que la guerre (…) Mais la guerre dure,
et plus d'une jeune fille s'est trouvée bien embarrassée avec un enfant à naître alors que le père était mort ou
prisonnier ». Devant le nombre important d’enfants naturels, le législateur a élargi la possibilité de

76 Code civil, article 313, alinéa 1er.


77 Cour d’appel de Bourges, 18 octobre 1919, Cour d’appel de Paris, 23 avril 1920, Recueil Dalloz, 1921.2.13.
78 J.-Y. LE NAOUR, Épouses, marraines et prostituées : le repos du guerrier, entre service social et condamnation morale, in
Combats de femmes 1914-1918. Les femmes, pilier de l'effort de guerre, Autrement, 2004, pp. 64-81.

11
les légitimer. En 1804, le Code Napoléon prévoit que les enfants nés hors mariage, autres que
ceux nés d’un commerce incestueux ou adultérin pourront être légitimés par le mariage
subséquent de leurs père et mère, lorsque ceux-ci les auront légalement reconnus avant leur
mariage ou qu’ils les reconnaîtront dans l’acte-même de célébration 79. Ainsi, le Code Napoléon
envisage une voie de réparation, qui n’est pas automatique : il faut avoir reconnu préalablement
l’enfant naturel, ou bien le reconnaître dans l’acte de mariage. Une reconnaissance postérieure ne
serait pas valable. L’élargissement de la légitimation va commencer avec une loi de 1907 80, qui
rend possible la légitimation des enfants adultérins. Cette loi précise que l’enfant né pendant le
mariage et désavoué par le mari pourra également être légitimé par « le mariage subséquent de la mère
avec son complice ». Pendant la guerre, la loi du 4 avril 1915, en instituant le mariage par procuration,
a permis aux mobilisés de légitimer par ce mariage les enfants nés de leurs relations avec la
femme qu’ils épousent. Mais comme le mariage putatif équivaut au mariage valable, la
légitimation résulte du mariage contracté par un mobilisé, que représente un mandataire, même si
le mobilisé est déjà mort au moment du mariage et si le mariage se trouve ainsi frappé de nullité,
à la condition que la femme ait ignoré la mort. Cette solution a été entérinée par la loi du 7 avril
191781. Ces prévisions légales n'ont vocation à durer que le temps de la guerre de 1914. Tel n’est
pas le cas des dispositions de la loi du 30 décembre 1915.

Sous l’empire du Code Napoléon, les jeunes parents devaient, pour légitimer leurs enfants, les
avoir préalablement reconnus à leur mariage ou les reconnaître au plus tard dans leur acte de
mariage. En cas d’oubli, ils ne pouvaient pas le légitimer postérieurement. Les enfants ne
pouvaient pas accéder à la légitimité à cause du manque de diligence de leurs parents. Les choses
changent avec la loi du 30 décembre 1915 82, qui permet la légitimation, même après le mariage,
des enfants naturels. La légitimation est placée sous le contrôle des tribunaux. Le jugement,
rendu en audience publique, doit constater, pour éviter les adoptions de complaisance, que
l’enfant a bien depuis le mariage « la possession d’état de droit commun ».

Si l’accès à la filiation naturelle est élargi pendant la guerre, il en va de même pour la filiation
adoptive.

§2– L’extension de l’adoption

La législation en matière d’adoption, très restrictive, reste inchangée de 1804 à 1923. Après la
Première Guerre mondiale, devant le nombre très important d’orphelins – plus d’un million 83-
une réforme de l’adoption s’avère nécessaire.

L’adoption a minima du Code Napoléon. L’adoption, telle que prévue dans le Code
Napoléon, est instituée en vue de faciliter la transmission des fortunes. C'est d'abord l'intérêt de
l'adoptant qui est pris en compte et non celui de l'adopté. Ces dispositions restreignent fortement

79 Code civil des Français, article 331.


80 Loi du 7 novembre 1907 modifiant l’article 331 du code civil en ce qui concerne les enfants adultérins, Journal
officiel du 9 nov. p. 7641.
81 Loi du 7 avril 1917 déterminant les conditions dans lesquelles pourront être légitimés les enfants dont les parents
se sont trouvés, par la mobilisation du père et le décès de ce dernier, dans l’impossibilité de contracter mariage,
Journal officiel du 9, p. 2812.
82 Loi du 30 décembre 1915 concernant la légitimation des enfants adultérins, Journal officiel du 31 décembre, p.
9662.
83 O. FARON, Les enfants du deuil. Orphelins et pupilles de la nation de la Première Guerre mondiale (1914-1941), éd. La
Découverte, 2001, p. 310.

12
le régime de l’adoption. L’adopté devait être majeur 84 : l’adoption n’a pas vocation à aider un
enfant. L’adoptant, de l’un ou l’autre sexe, devait être âgé de plus de 50 ans, sans enfants ni
descendants légitimes, et avoir au moins quinze ans de plus que l’adopté 85 : la vocation
successorale de l’institution apparaît nettement. L’adoptant devait donner, durant six ans, des
soins ininterrompus à la personne qu’elle souhaitait adopter, pendant sa minorité 86. Les
conditions étaient simplifiées pour l’adoption dite privilégiée ou rémunératoire, au cas où
l’adopté avait sauvé la vie de l’adoptant87. La tutelle officieuse, consistant à nourrir et élever
pendant au moins cinq ans un enfant de moins de 15 ans, pouvait aboutir à une adoption
testamentaire, si le tuteur officieux décédait avant la majorité du Pupille 88. Dans tous les cas,
l’adoption ne créait que des « rapports très imparfaits de paternité et de filiation ». L’adopté ne sortait
pas de sa famille de naissance où il conservait ses droits successoraux. Il n’était pas soumis à la
puissance paternelle de l’adoptant et n’avait aucun lien de parenté avec la famille de celui-ci. Avec
une telle législation, le nombre des adoptions était peu élevé au XIX e siècle : environ une
centaine par an 89. Après la guerre, des changements sont apportés par la loi de 1923. L’adoption
étant ouverte au mineur, il s’opère un changement de paradigme : l’adoption n’est plus prévue
dans l’intérêt de l’adoptant, mais dans celui de l’adopté.

L’extension de l’adoption par la loi du 19 juin 1923. La loi du 19 juin 192390 modifie les
conditions et les effets de l’adoption. Pas moins de trente-sept articles du Code civil sont
retouchés. L’adoption ne peut avoir lieu que s’il y a de justes motifs et si elle présente des
avantages pour l’adopté 91, qui peut désormais être mineur. On voit clairement le changement de
paradigme : l’adoption ne se fait plus dans le seul intérêt de l’adoptant. Ce dernier doit être âgé
d’au moins quarante ans, alors, qu’avant la réforme, il devait être âgé d’au moins cinquante ans. Il
doit toujours être âgé d’au moins quinze ans de plus que l’adopté. Désormais, l’adoption ne
couvre plus le seul cas de la personne âgée qui veut se trouver un héritier, puisqu’à quarante ans,
la procréation est encore possible. Pour autant, à l’époque de l’adoption, l’adoptant ne doit avoir
ni enfants, ni descendants légitimes 92. L’adoption confère le nom de l’adoptant à l’adopté, en
l’ajoutant au nom propre de ce dernier, si l’adopté est un enfant naturel non reconnu, le nom de
l’adoptant peut, par l’acte même de l’adoption, et du consentement des parties, lui être conféré
purement et simplement, sans être ajouté à son propre nom. Le lien de parenté résultant de
l’adoption s’étend aux enfants légitimes de l’adopté. 93 L’adoptant est seul investi des droits de la
puissance paternelle à l’égard de l’adopté, mais celui-ci reste dans sa famille naturelle et y
conserve tous ses droits94. L’adoption réformée par la loi de 1923 demeure une adoption simple :
les liens avec la famille naturelle ne sont pas rompus. La loi de 1923 ne faisait pas table rase des
conceptions du Code civil : les effets de l’adoption sont encore limités, ce qui peut expliquer cet
échec relatif. Si le nombre des adoptions passe de 300 en 1921 à plus de 1000 par an dans l’entre-

84 Code civil, article 346.


85 Code civil, article 343.
86 Code civil, article 345, alinéa premier.
87 Code civil, article 345, alinéa second.
88 Code civil des Français, article 361 et suivants..
89 J.-L. HALPERIN, Histoire du droit privé… op. cit., p. 97.
90 Loi du 19 juin 1923 modifiant différents articles du Code civil sur l’adoption, Journal officiel du 10 juin, p.5794.
91Code civil, article 343, modifié par la loi du 19 juin 1923.
92 Code civil, article 344, modifié par la loi du 19 juin 1923.
93 Code civil, article 352, modifié par la loi du 19 juin 1923.
94 Code civil, article 351, modifié par la loi du 19 juin 1923.

13
deux-guerres, l’essoufflement est rapide, l’administration se montrant réticente à l’adoption
d’enfants abandonnés95.

Le régime de la filiation a été affecté par la Grande guerre. S’agissant de la filiation légitime, la
présomption de paternité a conservé toute sa force, et son champ a été élargi depuis l’ouverture
par le législateur de cas de légitimations. Quant à la filiation adoptive, le législateur a ouvert une
brèche, mais il n’a pas franchi le cap de l’adoption plénière. La filiation a notamment pour effet la
transmission du nom. Or, afin de rendre hommage aux soldats morts pour la France sans
enfants, a été rendue possible la procédure de relèvement de nom. La transmission du nom
véhicule en effet la mémoire de ceux qui l’ont porté. Ainsi, la perpétuation du nom des citoyens
morts pour la Patrie sans postérité est prévue par la loi du 2 juillet 1923 96. Cette procédure de
relèvement du nom constitue une exception au principe de l’immutabilité du nom, affirmé par la
loi du 6 Fructidor an II (23 août 1794). Il est à noter que ce procédé est toujours en vigueur dans
le droit positif. Le législateur a aussi voulu rendre honneur aux Pupilles de la Nation, qui sont
l’objet des développements qui suivent.

Section II – La création des Pupilles de la Nation

Au lendemain de la guerre, il y a plus d’un million d’orphelins en France 97. Le régime du Pupille
de la Nation est original à plus d’un titre. En effet, une administration ad hoc est créée pour
accompagner les Pupilles de la Nation : l’Office National des Pupilles de la Nation (ONPN),
fonctionnant sur le principe moral d’une adoption. Jusqu’à la loi de juillet 1917, c’est le monde
associatif qui va agir avec le plus d’efficacité en faveur des orphelins de guerre 98. Cette loi va
innover en instituant un statut spécifique pour les orphelins de guerre : jusqu’alors, ce problème
était traité de façon marginale. La loi du 27 juillet 1917 marque un changement de paradigme
dans la prise en compte de l’enfance par l’Etat. En effet, avant la Première guerre mondiale,
l’enfant était considéré par le Droit de manière négative. La législation se focalisait sur l’enfant à
problèmes. Ainsi, la loi Roussel du 23 décembre 1874 instaure une surveillance de l’enfant placé
en nourrice, la loi du 27 juillet 1884 encadre les enfants maltraités ou abandonnés, la loi du 24
juin 1904 régit le cas des enfants assistés. Or, avec la loi du 27 juillet 1917, le Pupille de la Nation
est considéré positivement par le Droit, en tant que sujet. Il est traité avec respect car il s’agit
d’un orphelin privé d’un père tombé au service de la Nation. La loi du 27 juillet 1917 marque un
pas supplémentaire dans l’implication de l’Etat en matière d’enfance. L’Etat n’est plus seulement
un simple soutien, mais un tuteur. En outre, des mesures sont prises pour que l’application de la
loi soit le plus effective, notamment s’agissant du droit des tutelles. Ainsi, la loi instaure un titre
sui generis pour l’enfant victime de guerre, dont on constatera la largesse de ses conditions (§1), et
les spécificités de son régime (§2).

§1 – Conditions d’accès au titre de Pupille de la Nation

Les enfants bénéficiaires de la loi. La loi est très accueillante, puisque les orphelins de père ne
sont pas les seuls qui puissent bénéficier de ses dispositions. Sont également adoptés les enfants
dont la mère aura péri victime civile de l’ennemi. Le droit d’adoption s’étend aussi aux mineurs
dont le « soutien de famille » a péri victime de la guerre, c’est-à-dire « toute personne qui avait assuré la

95 J.-L. HALPERIN, Histoire du droit privé… op. cit., p. 230


96 Loi du 2 juillet 1923 perpétuant le nom des citoyens morts pour la Patrie, Journal officiel du 3 juillet, p. 6350.
97 O. FARON, Les enfants du deuil, orphelins et pupilles de la nation de la première guerre mondiale (1914-1941) , La
découverte, 2001, p. 340.
98O. FARON, ibid., p. 50.

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charge ou l’entretien de l’enfant ». On entend ainsi toute personne qui aura veillé sur l’enfant, se sera
occupé de sa vie, de son éducation, de son développement. La loi a vocation à s’appliquer à tous
les enfants, peu importe que leur père ou soutien ait été mobilisé. Par ailleurs, peuvent aussi être
adoptés les enfants dont le père, la mère ou le soutien de famille a subi, du fait de la guerre, une
diminution de la capacité de travail99. C’est le tribunal civil qui, sur la demande du représentant
légal de l’enfant autorisé par le Conseil de famille et, à son défaut, à la diligence du procureur de
la République, décide en chambre du Conseil s’il y a lieu de déclarer l’enfant Pupille de la Nation.
Pour certains auteurs, « cela est logique, étant donné la nature des problèmes à résoudre et l’analogie juridique
existant entre l’adoption nationale et l’adoption ordinaire 100». Nous ne souscrivons pas à cette analyse :
entre l’adoption nationale et l’adoption ordinaire, il existe certes une analogie d’ordre moral, mais
il n’y a aucune similarité juridique entre ces deux institutions, ne serait-ce qu’eu égard à la nature
très particulière de l’adoptant : la Nation. A ce titre, la Nation ne peut nouer de lien de filiation
juridique comme le ferait, dans le cadre d’une adoption ordinaire, l’adoptant à l’égard de l’adopté.

Jurisprudence des tribunaux de l’Hérault. Nous avons constaté qu’il n’y avait aucun
jugement de refus d’adoption. On trouve la situation où le père voit ses capacités de travail
diminuées101. Le 29 avril 1923, le Président de l’Amicale des veuves, des blessés et des réformés
de Paulhan écrit au Procureur de la République : « En qualité de Président, j’ai l’honneur de vous
soumettre un cas très intéressant d’un membre de notre amicale : Boyer, qui est dans l’incapacité partielle de
subvenir à ses obligations et à ses charges de famille. Je vous prierai donc d’être mon interprète auprès des membres
qui composent le tribunal pour faire valoir ce cas. Dans l’attente d’avoir un avis favorable. Recevez, Monsieur le
Procureur, mes profonds respects et mes remerciements anticipés ». Le Président de l’amicale joint à son
courrier un certificat médical du centre de réforme de Montpellier, certifiant que M. Boyer est
atteint d’un emphysème pulmonaire, ce qui l’invalide à 40%; ainsi qu’une demande en date du 12
avril 1923 de M Boyer tendant à ce que sa fille Joséphine soit reconnue Pupille de la Nation. Le
11 mai 1923, un jugement du tribunal civil de Lodève fait droit à la demande de M. Boyer  : ses
enfants sont adoptés. Plusieurs dizaines de cas similaires ont été portés devant le tribunal civil de
Lodève, et les autres tribunaux de l’Hérault.

§2 – Les avantages du Pupille de la Nation

La qualité de Pupille de la Nation est mentionnée en marge de l’acte de naissance, ce titre ne


quittera donc pas les orphelins de leur vie 102. En dehors de cet avantage moral, les Pupilles de la
Nation bénéficient d’avantages juridiques et matériels.

Les avantages d’ordre juridique des Pupilles de la Nation. La loi de 1917 vient aménager
pour les Pupilles de la Nation la tutelle de droit commun. En effet, l’Office départemental est
compétent pour vérifier le bon fonctionnement de la tutelle. Dans le droit commun de la tutelle,
le Conseil de famille est convoqué, au moment de l’ouverture de la tutelle, personne n’est obligé
de procéder à la réunion du Conseil de famille. Aussi, beaucoup regrettent l’ineffectivité de la
tutelle telle que prévue par le Code civil 103. Le législateur a voulu éviter ce danger pour les
Pupilles de la Nation. C’est pourquoi il a prévu que « si, dans les quinze jours qui ont suivi l’ouverture de

99 Loi du 17 juillet 1917 instituant les Pupilles de la Nation, Journal officiel du 29, article 1, alinéa 2.
100 S. MAUMY, Les Pupilles de la Nation. Comment on devient Pupille de la Nation. Avantages que confère ce titre , thèse pour
le doctorat en droit, Poitiers, 1923, p. 22.
101 Tribunal civil de Lodève, 11 mai 1923, Archives départementales de l’Hérault, 3U2/27.
102 Loi du 17 juillet 1917 instituant les Pupilles de la Nation, Journal officiel du 29, article 8.
103 R. JANVIER, Le Conseil de famille et la tutelle française, thèse pour le doctorat en droit. Jurisprudence, Critique et Projet de
réforme, thèse pour le doctorat en droit, Poitiers, 1928, p. 94.

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la tutelle, la réunion du conseil de famille n’a pas été requise par le parent compétent, le juge de paix du lieu
d’ouverture de la tutelle est tenu de convoquer d’office le Conseil de famille 104». Le législateur a aussi pris des
dispositions pour que ce conseil soit composé au mieux dans l’intérêt du Pupille de la Nation. En
effet, la loi de 1917 permet d’exclure les indignes de ce conseil, et en cas de nombre insuffisants
de ses membres, de compléter le Conseil de famille en faisant appel à des membres de l’Office
départemental. Certains auteurs de l’époque voient là un mécanisme excellent, qu’il faudrait
étendre au droit commun105. L’Office départemental a le « patronage » des Pupilles de la
Nation106. Cela consiste pour lui à s’assurer que les parents ou tuteurs prennent convenablement
soin de la personne ou de l’éducation du Pupille, et à les aider dans leur tâche. Dans l’exercice de
cette mission, l’Office départemental peut déléguer un conseiller de tutelle. Enfin, la loi permet
au tribunal de confier à l’Office départemental la garde de l’enfant dans tous les cas où, par
application des lois protectrices de l’enfance, il y aura lieu de le confier à toute autre personne
qu’à sa mère ou à ses ascendants. L’étendue des missions de l’Office départemental n’a pas été
sans provoquer des contestations de la part des conservateurs, qui y voyaient une grave
immixtion dans la famille. Cependant, l’article 24 de la loi prescrit au conseiller de tutelle, délégué
de l’Office, de remplir sa mission « sans jamais s’immiscer dans l’exercice de la puissance paternelle ou de la
tutelle ».

Les avantages d’ordre matériel des Pupilles de la Nation. Il ne suffisait pas d’assurer la
protection des orphelins de la guerre : il fallait encore et avant tout pourvoir à leur subsistance et
les mettre en mesure de suivre leur destin. D’ailleurs, les enfants adoptés par la Nation ont le
droit d’obtenir, jusqu’à l’accomplissement de leur majorité, en même temps que la protection et
le soutien moral de l’Etat, son soutien matériel pour leur entretien et leur éducation. Les
avantages des Pupilles de la Nation sont-ils procurés pour réparer les dommages causés par l’Etat
ou sont-ils plutôt fondés sur une idée de solidarité, de fraternité ? Pour certains auteurs, ce qui
donnerait naissance au droit de l’enfant, c’est « le dommage que lui a causé l’État en lui prenant son
père 107». Le fondement de ces avantages résiderait dans la réparation d’un dommage. On serait
dans le cadre d’une responsabilité pour faute. Pour d’autres auteurs, cette solution n’est pas
convenable car « le père n’est pas mort seulement pour la défense de la collectivité, mais aussi pour celle des siens
et de ses biens 108». En outre, pour ces auteurs, le responsable des dommages causés, c’est l’ennemi,
pas la France ; il faut donc trouver une autre explication. En outre, si réparation il y avait, elle
serait intégrale, et sans égards pour la fortune du créancier. Alors que dans la loi de 1917, ces
critères sont pris en compte : un Pupille de la Nation dont la famille est plus aisée aura moins de
subventions que celui qui n’a rien. Les auteurs qui critiquent le fondement de la responsabilité
pour faute lui en préfèrent un autre. Ils envisagent la fraternité, ou la solidarité nationale, comme
un fondement plus adéquat109. Cette solution permet de justifier que les subventions diffèrent
selon la situation financière du Pupille. La Nation s’engage, mais seulement au cas d’insuffisance
de ressources de la famille, à assurer la charge partielle ou totale de l’entretien matériel et de
l’éducation nécessaires au développement normal du Pupille, si le père, la mère ou le soutien de
famille est mort ou totalement incapable de gagner sa vie. Ce sont les Offices départementaux

104 Loi du 17 juillet 1917, instituant les Pupilles de la Nation, Journal officiel du 29, art. 20.
105 A. MAUMY, op.cit., p.35.
106 Loi du 17 juillet 1917 instituant les Pupilles de la Nation, Journal officiel du 29, article 22.
107 A. FAURE, L'Office départemental des pupilles de la Nation: la loi du 27 juillet 1917 , thèse pour le doctorat en Droit,
Toulouse, 1920, p. 110.
108 S. MAUMY, op. cit., p. 53.
109 Discours de M. PERCHOT au Sénat, séance du 17 février 1916, Journal officiel du 18, Débats parlementaires,
p. 60. Discours de L. BOURGEOIS au Sénat, séance du 25 février 1916, Journal officiel du 26, Débats
parlementaires, p. 101.

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qui décident si la situation du Pupille lui donne ou non le droit d’être assisté 110, ainsi que de la
forme suivant laquelle il convient d’aider matériellement le Pupille, ainsi que du taux des
subventions.

Les Pupilles de la Nation jouissent d’une très grande protection. Le titre de Pupille de la Nation
est un titre d’honneur, et il existe encore de nos jours. Ce statut a été réformé notamment après
la Seconde Guerre mondiale et les conflits subséquents. En 2015, on comptait 320 Pupilles de la
Nation111. Quant à l’Office National des Pupilles de la Nation, il a fusionné avec l’Office
National des anciens combattants, pour devenir l’institution que nous connaissons aujourd’hui :
l’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre (ONACVG).

Pendant la guerre, le droit de la famille est dans une logique de préservation. Ainsi, tout a été fait
par le législateur pour préserver l’institution du mariage. Les aménagements relatifs aux effets du
mariage – et particulièrement les correctifs à l’incapacité de la femme mariée – auront été
temporaires. La Guerre aura constitué une occasion manquée pour l’émancipation de la femme.
Quant à la filiation, la présomption de paternité a conservé toute sa vigueur et l’accès à la filiation
légitime a été élargi, ce qui témoigne du soin particulier que le législateur apporte aux enfants,
dans la continuité des lois de la Troisième République. La France comportant un million
d’orphelins après la Guerre, le législateur a pris des mesures en conséquence : extension de
l’adoption simple, création d’un statut de Pupille de la Nation. Cette dernière mesure répond
aussi de l’hommage qui est rendu aux soldats mobilisés, qui transparaît dans la loi permettant de
perpétuer le nom du soldat mort sans postérité, ainsi que dans la loi du 31 mars relative aux
pensions : « La République française, reconnaissante envers les anciens combattants et victimes de la guerre qui
ont assuré le salut de la patrie, s’incline devant eux et devant leurs familles (…)». Après la Première Guerre
mondiale, les exigences natalistes, les remariages nombreux et le désir de ne pas encourager les
unions libres vont marquer le droit de leur empreinte. Divers obstacles au remariage des veuves
sont supprimés. Ainsi, en droit des successions, le dernier alinéa de l'article 767 du Code civil, qui
enlève l’usufruit au conjoint survivant en cas de remariage, est abrogé en 1917 112; la loi du 29 avril
1925113 accorde au conjoint survivant l’usufruit de la totalité de la succession en présence de
collatéraux ordinaires. Par cette loi, les droits d’usufruit du conjoint survivant se voient doublés
par rapport à la loi de 1891. In fine, la Première Guerre mondiale constitue une étape significative
dans l’évolution du droit de la famille.

110 Loi du 17 juillet 1917 instituant les Pupilles de la Nation, Journal officiel du 29, article 14, alinéa 3.
111 M. PIQUEMAL, Le statut de Pupille, c’est quoi déjà ? Libération, 24 novembre 2015.
112 Loi du 3 avril 1917 abrogeant le dernier alinéa de l’article 767 du Code civil et maintenant l’usufruit légal au
profit du conjoint survivant en cas de nouveau mariage, Journal officiel du 5 avril 1917.
113 Loi du 29 mars 1925, modifiant l’article 767 du Code civil, relatif à l’usufruit du conjoint survivant, Journal
officiel du 1er mai 1925.

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