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Édouard BARATON *
Résumé
Abstract
The nature of the French identity, of its legal expression and of its
persistence beyond borders, has agitated jurists and administrators since
the sixteenth century and continues to do so. In this context, the cession
treaties accepted by France, impacting ultra-marine territories, mainly
North American, from 1713 to 1814 created tensions between powers
about the status of people. More singularly, they created and still create
points of diachronic friction, of which the Treaty of Paris of 1763 is the
main point of fixation with a central problem: did the French populations
lose their ‘‘French nationality’’ by the effect of this text? From recent works
on the ‘‘naturalness’’ of the Ancien Régime and the birth of French
nationality in the 18th century, particularly those of Peter Sahlin and
FrédériqueVidal, we propose to take stock of the effects these texts have on
the populations concerned in French law and jurisprudence in the 18th
and 19th centuries and to compare these results with the current state of
the law.
Keywords : French ‘‘naturalité’’, Nationality law, Canada, Treaty of Paris
of 1763
Hector : Mon cher Busiris, nous savons tous que le droit est
la plus puissante des écoles de l’imagination. Jamais poète
n’a interprété la nature aussi librement qu’un juriste la
réalité.
Busiris : Le Sénat m’a demandé une consultation, je la
donne.
Hector : je te demande une interprétation, c’est bien plus
juridique encore.
Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu,
acte II, scène V.
Introduction
C’est une évidence, pour l’Etat français, que le traité de Paris de 1763
(voir figure 1) a privé les « habitans François » des territoires cédés,
et par conséquent leurs descendants, de leur « nationalité française ».
C’est ce qu’expriment sans ambages les consulats de France à
Montréal et à Toronto à l’attention des descendants des personnes
concernées.
Il convient de rappeler que les personnes dont les ascendants ont perdu
la nationalité française par suite d’un traité ou d’une cession de territoire,
ne peuvent souscrire une déclaration de nationalité au titre de l’article
21-14 du Code civil, qui concerne les pertes de nationalité de caractère
individuel.
Par conséquent, les descendants des Français qui étaient établis sur les terri-
toires cédés par le Traité de Paris du 10 février 1763 et ont, en vertu de ce
traité, perdu la nationalité française, ne peuvent réclamer cette nationalité
que par naturalisation, à la condition de résider en France. 1
les habitants des territoires cédés en 1763 ne perdirent pas leur « natio-
nalité » par effet du traité. Était-ce là une pure vue de l’esprit sans base
juridique ? Nous nous proposons ici d’ouvrir cette discussion histori-
que par l’exhumation de la législation et de la jurisprudence française
touchant au traité qui impacta les habitants des territoires cédés en
1763.
À notre connaissance, un seul historien, Denis Vaugeois, s’est inté-
ressé, pour lui-même, aux conséquences contemporaines sur la natio-
nalité française en Amérique du traité de 1763 12. Mais, bien d’autres
historiens, se penchant sur les conditions de la liquidation de la
Nouvelle-France, ont touché plus ou moins directement au problème
du statut, au regard des autorités françaises d’Ancien Régime, des
anciens sujets d’Amérique. Nous pensons particulièrement à Jean
François Mouhot, et Claude Bonnault qui, tous deux, suivirent dans
leurs travaux le parcours de Français d’Amérique venus en France
après la signature de traités de cession 13. D’autres historiens encore
ont raisonné sur la question plus générale de la naturalité puis de la
nationalité française, à la fin de l’Ancien Régime et après la Révolution,
et de sa conservation post-limini, en particulier Peter Sahlins 14. Pour
des raisons d’économie générale du texte, nous sommes contraints de
renvoyer en bloc aux discussions sur l’évolution du débat concernant la
nationalité française aux périodes qui nous intéresse 15. Nous ne traite-
rons ici que de leurs résultats positifs relatifs à notre objet.
Partant de là, nous avons prolongé l’enquête sur le statut légal des
habitants des territoires cédés en 1763 au regard de la loi française. Il
s’agit de saisir si, ¢ et si oui, sur quelles bases ¢ les anciens sujets
12. Denis Vaugeois, entretien à Radio Canada, « Samedi et rien d’autre », 2012.
13. Jean François Mouhot, Les réfugiés Acadiens en France, -, Rennes, PUR,
2012. Claude Bonnault, « Le Canada perdu et abandonné », Revue d’histoire de l’Amérique
française, vol. 2, no 3, 1948, p. 331-350. Claude Galarneau, La France devant l’opinion
canadienne -, Québec, Presses de l’Université Laval, 1970. Signalons aussi, à
propos du problème du statut des Louisianais suite à la vente de 1803, Vanessa Mongey,
« ‘‘Des Français indignes de ce nom’’. Être et rester Français en Louisiane (1803-1830) »,
in Cécile Vidal (dir.) Français ? La nation en débat entre les colonies et Métropole XVIe-
XIXe siècle, Paris, EHESS, 2014, p. 171-188.
14. Peter Sahlins, Sylvie Rab et Cécile Alduy, « La nationalité avant la lettre. Les
pratiques de naturalisation en France sous l’Ancien Régime », Annales. Histoire, Sciences
Sociales, 2000-5, p. 1081-1108. Peter Sahlins, « Sur la citoyenneté et le droit d’aubaine à
l’époque moderne, réponse à Simona Cerutti », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2008-2,
p. 395-398.
15. Outre les auteurs précités, nous renvoyons dans l’ordre chronologique à ces
ouvrages qui, sans jamais toucher directement le problème des Canadiens, permettent de
contextualiser les épisodes et les faits dont nous traitons : Cécile Vidal, « Francité et
situation coloniale : Nation empire et race en Louisiane française (1699-1769) », Annales,
Histoire, Sciences Sociales, 2009-5, p. 1019-1050 ; Vincent Denis, Une Histoire de l’Identité :
France -, Seyssel, Champ Vallon et Société des Études robespierristes, 2008) ;
Dominique Godineau et Sophie Wahnich, « L’impossible citoyen. L’étranger dans le
discours de la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, no 312,
1998, p. 354-357 ; Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un français ?, Paris, Grasset, 2005 ; Sophie
Wahnich, L’impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris,
Albin Michel, 2010.
16. Du fait des impératifs de format, nous laissons aussi de côté certaines questions
subsidiaires au traité de 1763, particulièrement le problème de ses effets combinés, au sud
de la frontière canadienne, avec ceux des traités de 1783.
17. Peter Sahlins, Sylvie Rab et Cécile Alduy, « La nationalité avant la lettre. Les
pratiques de naturalisation en France sous l’Ancien Régime », Annales. Histoire, Sciences
Sociales, 2000-5. p. 1081-1108.
18. « Acte pour L’établissement de la Compagnie des Cents Associés », in Édits et
ordonnances royaux, déclarations et arrêts du conseil d’État du roi concernant le Canada,
Imprimé sur une adresse de l’Assemblée législative du Canada, De la presse à vapeur de
E. R. Fréchette. Québec, 1854.
le traité de paris de 1763 185
[Art. 7] [...] Les Stipulations insérées dans l’Article 4 en faveur des Habitans
du Canada auront Lieu de même pour les Habitans des Pays cédés [à l’est du
Mississippi] par cet Article. 34
36. Traité de paix entre le roi de France et le roi de la Grande-Bretagne signé à Versailles le
septembre . Université de Perpignan :
http://mjp.univ-perp.fr/traites/1783versailles.htm.
37. Dans le cas du traité de Paris, nulle précision en faveur de la préservation des biens
des anciens sujets du roi de France n’était nécessaire, puisque la capitulation de Montréal
donnait déjà les garanties nécessaires pour ceux qui resteraient en Amérique.
38. ANOM, Fonds ministériels, Série C : Correspondance à l’arrivée (1610-1815),
ANOM/COL/C12/1, fo 107-108. ANOM, Fonds ministériels, Série B : Correspondance
au départ (1654-1816), COL/B/123. La Frontière entre Saint Pierre et Miquelon et les
territoires du continent relevait de la fiction pour les populations françaises vivant sous les
deux souverainetés : Parlement canadien, Rapport concernant les archives canadiennes,
volume II, Ottawa, C. H. Parmelee, 1905, p. 294.
le traité de paris de 1763 191
son fils entrait à l’école militaire royale de Paris en 1781 43. Un de ses
compatriotes, nommé Louis René Chaussegros de Léry, entama un
cursus analogue 44. Né au Canada en 1762, il ne vint en France pour
rentrer dans l’armée qu’en 1783. Sa qualité de sujet britannique ne lui
nuisit en rien, pas plus qu’à Charles Catalogne, né en septembre 1764 à
Montréal, qui devint lui aussi cadet de l’armée française en 1779 45. Ces
soldats canadiens de l’armée française servirent comme Français dans
des unités françaises et non au sein d’unités étrangères.
Mais ces éléments empiriques n’eurent-ils jamais une expression
positive de la part des autorités royales ? En 1778, dans le contexte de la
guerre d’Indépendance américaine, les autorités françaises s’exprimè-
rent sur le statut des anciens sujets du roi en Amérique par l’intermé-
diaire d’une Proclamation, autorisée par Louis XVI, et diffusée par le
comte d’Estaing. Le roi y promettait conjoncturellement « appui et
protection » aux habitants des territoires cédés en 1763 à l’Angleterre
s’ils se soulevaient contre celle-ci mais, surtout, il affirmait la chose
suivante : « Vous êtes nés Français ; vous n’avez pu cesser de l’être 46 ».
C’était la confirmation de l’évidente persistance de la naturalité fran-
çaise des intéressés et de l’innocuité du traité de 1763, comme avant lui
de celui de 1713, sur ce point.
Mais avons-nous affaire ici une « exception canadienne » dans ce
traitement de Français devenus post-limini et sujets d’une puissance
étrangère ? Non, puisque, comme l’a démontré Peter Salhins à partir
de cas européens :
De la « naissance accidentelle » à l’extérieur du royaume, au « caractère
accidentel » [suite à une modification de frontière] du statut d’étranger, il n’y
a qu’un pas [...] De fait, au xviiie siècle, les juristes distinguent de plus en
plus les « vrais » étrangers (nés à l’étranger de parents étrangers) des « faux »
(descendants de Français nés à l’étranger), distinction qui correspond, pour
le duc de Vergennes, ministre des Affaires étrangères en 1776, à la différencia-
43. AN, fonds publics postérieurs à 1789, série LH : grande chancellerie de la légion
d’honneur, LH/2339/22. Jean Maurice Verdot, Pierre Bégat, Fastes de la Légion-d’Honneur,
biographie de tous les décorés, tomeV, Paris, Bureau de l’administration, 1847, p. 441. Infra.
44. Bibliothèque des archives nationales du Québec, Fonds famille Chaussegros de
Léry, Lettre de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry au duc Edward Kent (20 janvier
1796), P386/D85. Plus généralement sur la noblesse française au Canada et ses pérégri-
nations après la Conquête : François-Joseph Ruggiu, « Le destin de la noblesse du
Canada, de l’Empire français à l’Empire britannique », Revue d’histoire de l’Amérique
française, 66-1, 2002, p. 37¢63. François-Joseph Ruggiu, « Une noblesse atlantique ? Le
second ordre français de l’Ancien au Nouveau Monde », Outre-mers, 2009-1, p. 53-57.
45. AN, fonds publics postérieurs à 1789, série LH : grande chancellerie de la légion
d’honneur, LH/448/59.
46. Fait à bord du vaisseau le Languedoc de Sa Majesté, en rade de Boston, ce
28 octobre 1778. (Signé à l’original imprimé) : Estaing. Et plus bas, Bigrel de Grandelos,
secrétaire nommé par le roi à la suite de l’escadre commandée par M. le comte d’Estaing.
À bord du Languedoc, de l’imprimerie de François Demault, imprimeur du roi et de
l’escadre. Collationné audit original, imprimé, resté en notre étude, par nous soussigné.
À Philadelphie, ce janvier . Signé : Maurice des Devens de Glandons, notaire. Voir AP.
S.1 T.39 p. 363-369.
le traité de paris de 1763 193
C’est donc logique que le ministre ait vu, dans les habitants français
du Canada de « Bons Français » et que les historiens, après des milliers
de dépouillements, n’aient jamais trouvé de lettres de naturalité concer-
nant des Canadiens 48.
Ainsi, la monarchie française perpétua jusqu’au bout la politique
qu’elle avait adoptée à partir de 1764 avant de l’expliciter en 1778. Elle
considérait que ses anciens sujets d’Amérique, même passés sous sujé-
tion anglaise, restaient naturels français, avec tout ce que cela que cela
impliquait dès lors qu’ils rentraient dans l’orbite territoriale du Roi
Très-Chrétien.
47. Peter Sahlins, Sylvie Rab, Cécile Alduy, « La nationalité avant la lettre. Les prati-
ques de naturalisation en France sous l’Ancien Régime », Annales. Histoire, Sciences
Sociales, 55e année, no 5, 2000, p. 1098-1099.
48. Charles Gravier Vergennes, Mémoire historique et politique sur la Louisiane, Paris,
Lepatit Jeune, 1802, p. 25. Jean-François Mouhot, op. cit., p. 248. Une seule exception à
cette règle semble identifiée, mais indirectement.
49. C’est suite à l’entrée de la France dans la guerre que, de manière très révélatrice, le
cas des Français d’Acadie revient sur le devant de la scène, y compris dans les discours à
la tribune de la Convention : Sophie Wahnich, L’impossible citoyen. L’étranger dans le
discours de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 2010, p. 272.
50. AP. S. 1, T. 23, p. 378-380 ; AN, Série F : Versements des ministères et des
administrations qui en dépendent, AN/F15/3493 ; AP. S. 1, T. 23, p. 752 ; AP. S. 1, T. 34,
p. 255, 453 et tome 35, p. 56, 106-107.
Le moment est décisif, car c’est la nation française, par la voie de ses
représentants, qui jugea alors de l’effet du traité de 1763 sur la naturalité
¢ qui, comme nous l’avons vu dans le cas des protestants, ouvrait droit
à la citoyenneté en France ¢ des « habitans françois » d’Amérique,
passés sous domination anglaise depuis cette époque. L’Assemblée
reconnut, tout comme le roi auparavant, la persistance de la naturalité
française des intéressés. C’est le sens du décret rendu sur cette affaire le
8 septembre 1792 par les députés 54. En indemnisant François Cazeau
¢ moins qu’il l’aurait souhaité ¢ sur la base de la Proclamation de 1778,
51. Loi du 15 décembre 1790 : Barrot, Vatimesnil, Ymbert. Recueil général des lois,
décrets, ordonnance, etc. Tome I, Administration du journal des notaires, (Paris, 1839),
p. 428.
52. AP. S.1, T.39, p. 363-369.
53. Ibid.
54. AP. Série 1, tome 49, p. 480.
le traité de paris de 1763 195
Quoi qu’il en soit, dans la seconde moitié du xixe siècle, les traités de
cessions continuèrent d’être considérés comme non-opposables à la
qualité de Français reçue en héritage dans les territoires perdus.
Conclusion