Vous êtes sur la page 1sur 60

Revue historique / dirigée

par MM. G. Monod et G.


Fagniez

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Couderc, Camille (1860-1933). Auteur du texte. Revue historique
/ dirigée par MM. G. Monod et G. Fagniez. 1996-07-01.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées
dans le domaine public provenant des collections de la BnF. Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-
753 du 17 juillet 1978 :
- La réutilisation non commerciale de ces contenus ou dans le cadre d’une publication académique ou scientifique
est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source
des contenus telle que précisée ci-après : « Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France » ou « Source
gallica.bnf.fr / BnF ».
- La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation
commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service ou toute autre
réutilisation des contenus générant directement des revenus : publication vendue (à l’exception des ouvrages
académiques ou scientifiques), une exposition, une production audiovisuelle, un service ou un produit payant, un
support à vocation promotionnelle etc.

CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété
des personnes publiques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :

- des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent
être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits.
- des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont
signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est
invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et
suivants du code de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de
réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec
le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur,
notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment
passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter


utilisation.commerciale@bnf.fr.
Les premiers contacts entre Français et Omanais remontent à la fon-
dation par Colbert de la Compagnie des Indes Orientales (1664). De
caractère essentiellement commercial, ils n'avaient pas débouché sur
de véritables relations, bien qu'ils eussent indirectement pris un tour
politique lorsque le gouvernement de Paris avait eu à trancher entre
les partisans d'une alliance avec la Perse visant à conquérir Mascate, et
les adversaires de cette campagne. Ceux-ci mesuraient les risques
d'une intervention militaire et prônaient le maintien de bons rapports
avec les Mascati, alors maîtres de l'océan Indien. Louis XTV n'avait pas
suivi le parti de la guerre. Louis XV observa la même attitude2.

I - PREMIÈRES
PRIVILÉGIÉ
RELATIONS OFFICIELLES. LA FRANCE DEVIENT LE PARTENAIRE
MASCATE (1735-1783)
DE

A l'initiative des autorités de l'Ile-de-France ë't du Consulat de


Bagdad, les relations franco-omanaises prennent corps et se dévelop-

1. La période postérieure à 1920 est exclue des relations « historiques » qui sont traitées ici.
Après cette date, malgré quelques contacts protocolaires, les rapports franco-omànais perdent
toute substance. Ils cessent sous le long règne du Sultan Sa'id bin Taymur (1932-1970).
Les relations diplomatiques que la France et l'Oman entretiennent depuis 1971 relèvent de
l'actualité plus que de l'histoire. Les archives les concernant ne sont pas du domaine public.
2. Sur cette période, voir Anne Kroell, Louis XIV, la Perse et Mascate, Le monde iranien et l'Is-
lam. Sociétés et cultures, Société d'Histoire de l'Orient, vol. IV, p. 1-78, et ministère des Affaires
étrangères et Ambassade de France à Mascate, L 'Oman et la France, 1978, p. 1-5.

Revue historique, CCXCVI/1


Deux siècles de relations franco-omanaises (1735-1920) 85

pent. Les guerres franco-anglaises et les tergiversations du gouverne^


ment de Paris en limitent les effets.
En supplantant les Français en Inde, la Grande-Bretagne se donne
un atout majeur dans la lutte d'influence qui l'opposera à la France
en Oman.

L'Ile-de-France et les rapports franco-omdnàis (1735-1755)

Inaugurées pendant la troisième décennie du XVHF siècle, les rela-


tions officielles entre la France et l'Oman se renforcent jusqu'à la
Révolution française. Elles sont essentiellement dues à l'occupation,
en 1715, de Maurice, précédemment aux mains des Hollandais, qui
devient l'Ile-de-France. Les Français élargissent ainsi leur implanta-
tion dans les Mascareignes où ils avaient occupé Bourbon - l'actuelle
Réunion - dès 16653.
A partir de 1735, le gouverneur la Bourdonnais fit de cette nou-
velle possession une colonie florissante, avec une agriculture en
pleine expansion. Un courant d'échangé s'établit entre Mascate où,
jusqu'à 1759, un « facteur » français, Hôghes, était chargé de la trans-
mission du courrier de là Compagnie des Indes; et l'ïle-cte-France où
les commerçants et les marins omanais recevaient bon accueil. La
faveur dont jouissaient les Français en Oman s'en trouva confortée.
Cependant les conflits qui opposent l'Angleterre à là France affai-
blissent la position de celle-ci dans la région et entravent le dévelop-
pement de ses relations avec Mascate.

La Guerre de sept ans (1756-1763)

Les incidents provoqués durant la Guerre de sept ans par les cor-
saires français comme d'Estaing qui, en 1759, capturait le bateau
-
anglais « Mary » en rade de Mascate4, entraînant une protestation de
l'Imam - furent, à long terme, moins dommageables aux rapports
franco-omanais que le traité de Paris (1763). En officialisant l'éviction
des Français de l'Inde - à l'exclusion des « cinq comptoirs » -, celui-
ci conférait à la Grande-Bretagne une suprématie que nul ne pouvait
plus lui ravir. Le gouvernement anglo-indien sut pendant près de
deux siècles user de la supériorité stratégique, militaire et écono-

3. L'Ile Bourbon ne joua qu'un rôle secondaire dans les relations franco-omanaisesjusqu'à
1810, date à laquelle la France perdit définitivement l'Ile-de-France.
4. Patricia Risso, Oman and Muscat, an early history, Croom Helm, Londres, 1986, p. 56.
86 Robert Oddos

mique que lui procurait l'énorme sous-continent pour asseoir la pré-


sence anglaise dans le Golfe et, à la fin du xvIIIe siècle, devenir de fait
le protecteur tout-puissant de la monarchie omanaise.

La guerre d'indépendance américaine (1775-1783). L'affaire du « Salih »

La guerre d'indépendance des Etats-Unis fut aussi une guerre


franco-anglaise, ce qui explique qu'elle se soit étendue à l'océan
Indien et au Golfe. Elle donnait à quelques capitaines français l'occa-
sion de fructueuses courses.
Comme les Mascati étaient bien disposés à l'égard des Français,
auxquels ils fournissaient une aide discrète, mais précieuse5, conseil
avait été donné à la flotte française de témoigner un respect particu-
lier aux navires omanais. Le corsaire Deschiens-Kalway ne tint pour-
tant aucun compte de ces recommandations. En 1782, il capturait un
bateau de l'Imam, le Salih (appelé par les Français le Salé), qui faisait
route vers Basrah avec à son bord un chargement précieux. A Paris, le
Comité des Prises valida la capture. La valeur exceptionnelle6 de la
cargaison l'incitait à penser que le navire appartenait à l'East India
Company (Compagnie britannique des Indes Orientales), les bateaux
omanais ne pouvant être pour ce comité que de simples barques,
puisqu'il n'entrait pas de fer dans leur construction7 ! Les Omanais
réclamaient la restitution du navire8. Il fallut neuf ans pour régler l'af-
faire. Pourtant, au grand étonnement de leurs rivaux britanniques, lès
Français continuèrent à jouir d'un traitement préférentiel à Mascate9.
Le crédit eh revient au Comte de Souillac, gouverneur dé l'Ile-de-
France. Celui-ci témoignait une particulière attention au souverain
omanais et à ses sujets engagés dans le commerce avec l'île. Dans une
lettre qu'il adressa à l'Imam Hamad, à la suite de l'incident causé par
le corsaire, Souillac écrivait : « Le sieur Deschiens a été fort répri-
mandé pour n'avoir pas respecté l'amitié qui règne entre la nation

5. A. Auzoux; Là France et Mascate aux xvIIIe et XIXe siècles, Revue d'Histoire diplomatique, XXIII,
p. 525.
6. Risso, op. cit., p. 143.
7. Aùzôux, op. cit., vol. XXIV, 1910, jj. 235.
8. L'imam avait d'ailleurs usé de représailles. Le capitaine de Kérédan qui, après une cam-
pagne dans ie Golfe, avait jeté l'ancre dans la rade de Mascate, fut attaqué par deux unités orna-
naises. La lutte dura deux heures et se termina par la capture du capitaine et de ce qui restait de
son équipage (Àuzoux; op. cit., XXIII, p. 526). Mais l'imam rendit le navire la Philippine- à ses
-
propriétaires avec une lettre de protestation aux autorités françaises (Habib Malallah bin Ali, Actes
du séminaire France-Oman. Aperçus historiques et culturels, 30-31 octobre 1994, Université Sultan
Qabous, Mascatej p. 8).
9. Ian Skeet, Muscat and Oman, the end ojan era, Faber & Faber, Londres, 1974, p. 41.
Deux siècles de relations franco-omanaises (1735-1920) 87

française et les sujets de Votre Grandeur » 10. Ainsi, malgré leur inca-
pacité à sanctionner l'indiscipline de capitaines irresponsables, les
autorités civiles réussissaient dans une certaine mesure à atténuer les
conséquences de leurs méfaits.

1794, LES RELATIONS FRANCO-OMANAISES


II - ENTREÀ 1783 ET
APOGÉE, D'AMORCER DÉCLIN
SONT LEUR AVANT LEUR

La France semblait sur le point de recueillir le fruit des efforts


déployés conjointement par ses représentants dans la région. En
1720, elle avait ouvert à Basrah un consulat dont la juridiction cou-
vrait toute la zone du Golfe. Jean-François Xavier Rousseau fut
nommé à ce poste en 1781, mais devait résider le plus souvent à Bag-
dad. Né à Ispahan en 173811, bon connaisseurde la région, il comprit
rapidement le rôle politique que l'Oman y jouait. Les liens d'amitié
qu'il noua avec l'Imam Hamad Bin Sa'id devaient largement contri-
buer au rapprochement de la France avec l'Oman. Les Français mani-
festent alors leur présence par une série de visites officielles à Mas-
cate. L'incident du Salih est enfin réglé. Les deux parties tombent
d'accord sur le projet de nomination d'un représentant permanent
de la France en Oman.
Cependant, à Paris, le gouvernement tarda à l'avaliser et à fonder
ainsi des relations privilégiées avec Mascate. L'occasion qu'il avait
laissé passer ne devait plus se représenter.

Premier projet d'ouverture d'un consulat

Par le traité de Versailles (1783), la paix fut rétablie entre la


France et l'Angleterre. La marine put ainsi entreprendre des missions
scientifiques. Le Comte de Rosily effectua une mission hydrogra-
phique sur la frégate « La Vénus » 12. Il était, à cette occasion, chargé
de renouer des contacts officiels avec les pays qu'il visitait. Il fit escale

10. Auzoux, op. cit., XXIII, p. 534.


11. J.-F. Xavier était apparenté à Jean-Jacques Rousseau. Son père, Jacques, joaillier à Genève,
puis à Ispahan à partir de 1705, était le grand-oncle de l'écrivain. Henri Prentout, Un neutre d'Asie
pendant la Révolution et les guerres napoléoniennes. Mascate, Revue de l'histoire des coloniesfran-
çaises, 1917, 1er trim., p. 211, et Louis Poinssot, Introduction au Voyage de Bagdad à Alep de
J. B. L. Rousseau, Paris, 1899.
12. Auzoux, ibid., p. 529-530.
88 Robert Oddos

à Mascate le 23 août 1785. Il y eut un échange de lettres avec l'Imam


Hamad. Celui-ci autorisait les Français à construire une factorerie.
Rosily proposait la nomination d'un agent français à Mascate. Le
compte rendu de cette visite contient la première description
détaillée de la ville et souligne son importance commerciale.
Le gouverneur de Souillac écrivit immédiatement à l'Imam
Hamad pour le remercier de ses bonnes dispositions.
L'année suivante, le comte de Kergariou-Loemaria, qui croisait
dans l'océan Indien, vint à Mascate à bord de la Calypso13. A cette occa-
sion, l'Imam donna son accord - confirmé par écrit14 - à la nomina-
tion en Oman d'un résident français ; le souverain demanda que
l'agent désigné dépendît du consul de Basrah et qu'il parlât l'arabe15.
Le gouverneur de l'Ile-de-France et le consul de France à Basrah
appuyèrent ensuite systématiquement auprès des autorités de Paris les
demandes réitérées d'Hamad en faveur de cette nomination. Sans
succès. Le ministre des Affaires étrangères finit cependant par en
admettre l'intérêt, comme il l'indique à Rousseau dans une lettre du
11 mars 1788 : « L'insistance de l'imam d'Oman afin d'avoir un repré-
sentant dans son pays et vos remarques sur l'importance de Mascate
pour le Royaume de France dans la navigation, le commerce et
l'accès aux Indes, tout cela nous a poussés à fonder un consulat » 16.
Le titulaire désigné, conformément à la proposition de Rousseau17,
était Moustier, « drogman » au consulat de France à Bagdad.
Il ne s'agissait là, en fait, que d'un projet non encore approuvé
par la plus haute instance du royaume. En témoigne, deux mois plus
tard, la correspondance que le ministre adressa au consul en réponse
à une dépêche de celui-ci et à deux correspondances de l'Imam qui y
étaient annexées : «J'ai lu avec un vrai plaisir, dans la traduction... de
ces deux pièces », écrit-il, « les dispositions favorables de ce Prince
pour les Français... Je mettrai, quand lés circonstances le permettront,
sous les yeux du Roi, les motifs qui ont déterminé M. le Vte de
Souillac à proposer à l'Imam l'établissement d'un agent de France
auprès de lui, l'empressement de ce Prince à accepter et à faciliter cet
arrangement, et vos observations sur l'utilité dont il serait pour le ser-

13. Risso, op. cit., p. 140.


14. Note du gouvernement, Versailles, non datée. Archives du ministère des Affaires étran-
gères, folio 5, n° 38 et lettre de Sa'id b. Ahmad à Rousseau, 6 rabi' al-thani, 1202 H (15/01/1788),
citées par Risso, op. cit., p. 158.
15. Lettre de Sa'id à Rousseau du 1 cha'ban 1201/H (19/05/1787), cité par Silvestre de Sacy,
Chrestomathie arabe, Imprimerie Royale, 1827, vol. 3, chapitre XXTX, p. 299.
16. Lettre du ministre des Affaires étrangères à Rousseau, Archives du MAE, Mascate, CCI,
vol. I, folio 39.
17. Rousseau avait proposé au ministre le choix entre son vice-consul, Delval, et Moustier.
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 89

vice de S. Mté, pour la navigation et le commerce de ses sujets, et pour


notre correspondance avec le continent, et nos colonies de l'Inde. Je
vous ferai connaître par la suite la décision du Roi. Je ne peux, en
attendant, qu'approuver la tournure agréable, que vous avez prise,
dans votre réponse à l'Imam pour excuser nos délais à nous rendre à
ses offres obligeantes » 18.
Le poste ne fut pourtant pas ouvert. A Paris, on continua de négli-
ger l'affaire19.

Règlement de l'affaire du « Salih »

Peut-être souhaitait-on avoir réglé au préalable l'incident du Salih.


Mais le gouvernement ne fit rien pour cela, sinon laisser entendre à
l'Imam que le navire de remplacement, pris dans une tempête, avait
été perdu au cours du voyage20. Le destinataire de ce message ne l'ayant
pas apprécié, on jugea ensuite que « cette illusion ne pouvait pas se per-
pétuer sans répugner aux principes de loyauté qui caractérisent le nom
français chez les Musulmans surtout à Mascate qui nous a donné, avec
tant de zèle et de succès, des secours de tout genre pendant la dernière
guerre » 21. C'est en définitive le gouverneur de l'Ile-de-France, Conway,
qui acheta un petit bateau, l'Escurial, pour remplacer le bâtiment du
sultan, et le rebaptisa le Salé. Celui-ci arriva à Mascate le 10 mars 1790.
Il était escorté par la frégate Thetis, commandée par le comte de Mac
Némara, commandant de la station de la mer des Indes, lequel reçut
un accueil chaleureux22. L'Imam Hamad fit don à la France d'une mai-
son pour son futur représentant. « Vos paroles ont eu un effet », écri-
vait-il à Rousseau ; « le don de votre générosité nous est parvenu et
quoique le vaisseau qu'on nous a envoyé soit très petit et ne vaille pas
le quart de celui que nous avons perdu, il est à nos yeux beaucoup
plus grand, il nous est infiniment plus agréable, et sa possession nous
fait plus de plaisir... Vous n'ignorez pas les ordres que nous donnons

18. Lettre du ministre des Affaires étrangères à Rousseau, n° 139, 19/05/1788. Archives MAE,
ibid.
19. Auzoux, op. cit., vol. XXIII, p. 535.
20. Auzoux, ibid., p. 536. D'après Sylvestre de Sacy, le gouvernementfrançais « acheta d'abord
à cet effet le navire le Courrier de l'Isle deFrance ; on y substitua ensuite la corvette l'Ecureuil ; mais ce
bâtiment ne fut pas plus envoyé que le premier », op. cit., note p. 335. Samuel Miles affirme quant
à lui que le Courrier de l'Isle de France, envoyé à Mascate fut capturé en mer par un croiseur anglais,
The Countries and Tribes ofthe Persian Gulf, Frank Cass & Co, Londres, 1966, p. 278.
21. Noté Gouvernement, Versailles, 1789, Archives du ministère des Affaires étrangères, CCI,
folio 42 et Auzoux, op. cit., XXIII, p. 536.
22. Lettre de Me Nemara au ministère de la Marine, du 13/07/1790, L'Oman et la France, op.
cit., p. 6. Comme Conway, Me Nemara était un Irlandais au service de la France.
90 Robert Oddos

à nos officiers du port de Mascate, et la manière dont ils traitent vos


compatriotes qui abordent dans nos Etats, les distinguant de toutes
les autres nations européennes » 23.

Relâchement des relationsfranco-omanaises

Les relations entre les deux pays étaient à leur apogée. La voie sem-
blait ouverte pour une coopération plus étroite, que les Britanniques
ne paraissaient alors point vouloir troubler. Mais Paris avait bien long-
temps tergiversé. Il était trop tard. Le vent de l'histoire avait tourné.
En France, la Révolution avait éclaté. Le suivi des affaires était
interrompu, la nomination d'un envoyé à Mascate oubliée. En 1793,
la guerre entre la France et l'Angleterre avait de nouveau éclaté. Les
corsaires français s'en prirent au trafic maritime anglais et, occasion-
nellement, aux bateaux omanais. L'Imam riposta en stoppant l'expor-
tation de blé vers l'Ile-de-France24. Celle-ci d'ailleurs, à partir de 1794
(et jusqu'à 1803), se considéra comme plus ou moins indépendante
de la mère-patrie. On y avait très mal accueilli la décision du gouver-
nement révolutionnaire d'émanciper les esclaves25.

III - LE DIRECTOIRE ET LA PÉRIODE « NAPOLÉONIENNE »


CONSULAT ET PREMIER EMPIRE (1795-1814)

A la suite de ses échecs en Oman (1800), puis dans l'océan Indien


(1810), la France cède dans la région toutes ses positions à l'Angle-
terre. Elle conserve à Mascate le capital de sympathie qu'elle s'est
acquis.

A - Le Gouvernement de Paris manifeste concrètement son intérêt


pour l'Oman. L'Angleterre contrecarre avec succès ses initiatives
(1795-1800)

Dans le cadre de sa « politique orientale », le gouvernement fran-


çais, qui jusque-là n'avait que timidement soutenu l'action de ses

23. Lettre d'Hamad à Rousseau de Dhu al-Hijja, 1294 H (août-septembre 1790), Sacy, op. cit.,
p. 304.
24. Risso, op. cit., p. 143.
25. Risso, ibid., p. 142.
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 91

représentants régionaux, sort de sa réserve et manifeste un intérêt


direct pour l'Oman, alors qu'un nouveau conflit l'oppose à l'Angle-
terre. Celle-ci voit dans les initiatives françaises - expédition d'Egypte,
nomination d'un consul à Mascate... - une menace pour ses intérêts
en Inde. Elle réagit énergiquement et, pour la première fois, inter-
vient directement en Oman. En y exerçant, avec tout le poids que lui
donne sa présence dans le sous-continent, un chantage économique,
elle impose sa volonté aux autorités omanaises et supplante la France
à Mascate.

— Tentative infructueuse de création d'un consulat.


L'odyssée de Beauchamp
Si, la Révolution venue, les responsables français, absorbés par la
politique intérieure et la guerre en Europe avaient, un temps, perdu
de vue le vieux projet de création d'un consulat à Mascate, ils le remi-
rent à l'ordre du jour à partir de 1794. Rousseau n'avait cessé de
mettre en avant les avantages politiques et économiques d'un tel
poste, et le rôle qu'il pourraitjouer aux carrefour des voies terrestres
et maritimes, comme relais des communications26 (le courrier pou-
vant être acheminé à partir de là par la route terrestre Basrah-Alep).
En outre, le consul de France à Basrah, saisi des protestations oma-
naises que suscitaient les actes de piraterie des corsaires français, fai-
sait valoir que la présence à Mascate d'un représentant officiel per-
mettrait de mieux résoudre de tels problèmes.
D'abord réticente, la Commission des Relations étrangères donna
finalement un avis favorable à l'ouverture d'un consulat.
Les Britanniques, qu'inquiétait depuis quelques années l'in-
fluence française à Mascate, eurent vent du projet27. De Calcutta, le
gouverneur général des Indes mit en garde Sultan bin Ahmed. « Si les
révolutionnaires français, lui affirma-t-il, vous promettent leur amitié,
ils se proposent, en fait, de prendre le contrôle de Mascate. Après
avoir mis à mort leur roi et aboli la religion, ils tentent de créer le
désordre dans le monde entier et d'introduire la même anarchie...
dans les autres royaumes » 28.
En mars 1795, la Convention nommait le citoyen Pierre Joseph
Beauchamp consul à Mascate. Ancien bénédictin, cet astronome était
très estimé de Lalande avec lequel il avait étudié au Collège de
France. Il connaissait bien le Moyen-Orient, ayant été de 1781 à 1789

26. Risso, op. cit., p. 141.


27. Risso, ibid., p. 144.
28. Risso, ibid., p. 145.
92 Robert Oddos

coadjuteur de son oncle, Miroudot du Bourg, évêque de Bagdad. Il


avait alors parcouru la Mésopotamie, la Perse et le Golfe, en compagnie
notamment du consul Rousseau qui, dans une lettre, fait en 1782 son
éloge (« très bon sujet, fort prudent et sage »). Beauchamp qui parlait
le turc et l'arabe était non seulement chargé d'établir des liens étroits
avec l'Oman, tout en surveillant l'Inde, mais, dans l'esprit du siècle des
Lumières, de rendre aussi son séjour « utile aux arts et aux sciences ».
Il partit pour l'Oman, en passant par l'Asie Mineure. En chemin, il
devait effectuer des relevés géographiques et préciser le tracés des côtes
de la mer Noire, avant de poursuivre son voyage par voie de terre. Il
réalisa la partie scientifique de sa mission jusqu'au port de Trébizonde.
Il annonça alors qu'il rentrait à Constantinople pour rédiger son rap-
port. Ceci devait durer un mois. « Ensuite », ajoutait-il, « rien ne m'em-
pêchera plus de rejoindre mon poste ». Il ne le rejoignitjamais29.
Le gouverneur britannique à Bombay, Jonathan Duncan, avait
écrit à l'Imam Sultan et à son wali, Khalfan. Il leur demandait d'arrê-
ter Beauchamp dès son arrivée à Mascate. Il leur était offert 8 000
roupies pour prix de sa capture, le tarif étant ramené à 3 000 roupies
pour l'arrestation de tout autre Français. Dans sa lettre, Duncan lais-
sait entendre que la Grande-Bretagne pourrait fermer les ports
indiens aux bateaux omanais si les autorités de Mascate n'exécutaient
pas ses ordres30. De son côté, Samuel Manesty, résident anglais à Bas-
rah, surveillait de près les déplacements de Beauchamp afin de se sai-
sir de sa personne. Mais, grâce à Rousseau, Beauchamp eut connais-
sance des plans britanniques. Il fit courir le bruit qu'il était rappelé à
Paris et renonça à gagner Mascate 31. Perspicace, il notait d'ailleurs :
«Je suis bien persuadé que dans les circonstances actuelles l'Imam
d'Oman ne verra plus qu'avec défiance arriver un agent français » 32.
Il échappa également à l'incarcération générale des Français qui
se trouvaient alors dans l'Empire ottoman en rejoignant, pendant
l'été 1798, Bonaparte au Caire. Celui-ci le nomma à l'Institut
d'Egypte où il participa à divers travaux scientifiques.
Chargé de restituer au Sultan de la Porte sa caravelle la Reale, rete-
nue à Alexandrie, Beauchamp y embarquait en février 1799. Sa mis-
sion était surtout de négocier à Constantinople l'évacuation de
l'armée d'Egypte.

29. Cdt Four, Beauchamp, missionnaire, astronome, diplomate, Bulletin de l'Académie des
Sciences, Belles Lettres et Arts de Besançon, 4e trim. 1932, p. 6.
30. Risso, op. cit., p. 145.
31. Lettre de Beauchamp au ministère des Affaires étrangères, Alep, 26 messidor, an VI
(14/07/1798), Archives du ministère des Affaires étrangères, CCI, folio 235.
32. Lettre de Beauchamp à Talleyrand, Le Caire, 24 vendémiaire an VII (15/10/1798),
Archives du ministère des Affaires étrangères, CCI, folio 236.
Deux siècles de relations franco-omanaises (1735-1920) 93

Il parvint à destination, mais dans des conditions tout autres que


celles prévues par Bonaparte. Les Anglais l'avaient arrêté en mer. Ils
le livrèrent à leurs alliés ottomans. L'ambassadeur britannique Spen-
cer Smith, qui transmit le dossier du consul français au grand Vizir,
l'accompagna de son avis : Beauchamp est un espion, il doit être
pendu. Les Turcs lui épargnèrent ce sort, grâce peut-être à l'inter-
vention des ambassadeurs d'Espagne et de Hollande. Il ne perdait
toutefois rien pour attendre. Enfermé dans un cachot de la sinistre
forteresse de Fanariki, sur la rive européenne du Bosphore, il en fut
extrait, trente mois plus tard, mourant, sur un brancard de fortune.
Rapatrié, il expira à son arrivée à Nice, le 19 novembre 180133.

— Bonaparte et l'Oman
Bien qu'elle fût économiquementprésente à Mascate, l'Angleterre
avait jusqu'alors montré peu d'intérêt pour l'Oman et, comme le fai-
sait observer un courtier indien, « les Français se trouvaient bien plus
haut dans la faveur de l'Imam que les Anglais » 34. Londres changea
d'attitude lorsqu'en juillet 1798 Bonaparte débarqua en Egypte avec
l'éventuel projet de marcher sur l'Inde. Le capitaine S. Wilson, agent
britannique à Moka, intercepta une lettre que, le 6 pluviôse an VII
(25 janvier 1799), Bonaparte avait envoyée du Caire à l'Imam Sultan
bin Ahmad. Wilson la fit parvenir aux autorités de Bombay35. La lec-
ture de ce message incita les Anglais à redoubler de vigilance et à
intervenir plus directement à Mascate. Le général y informait l'Imam
de la présence de son armée en Egypte. « Comme vous avez été de
tout temps notre ami », poursuivait-il, « vous devez être convaincu du
désir que j'ai de protéger tous les bâtiments de votre nation, et que
vous les engagiez à venir à Suez, où ils trouveront protection pour leur
commerce. » Bonaparte demandait enfin au souverain de transmettre
un message à Tippou-Sahib, sultan de Mysore et adversaire des
Anglais36. Celui-ci entretenait d'étroites relations avec Mascate où il
était représenté par un agent commercial. Mysore et Oman s'étaient
mutuellement accordé le traitement de la nation la plus favorisée37.

— La riposte anglaise
La riposte de l'Angleterre ne se fit pas attendre. Le résident de la
Compagnie britannique des Indes Orientales à Bouchir écrivit à Saif

33. Four, op. cit., p. 22-31.


34. Auzoux, op. cit., vol. XXIV, p. 237.
35. Miles, op. cit., p. 290.
36. Correspondancede Napoléon 1er, publiée sur l'ordre de Napoléon III, Imprimerie Impériale,
1860, vol. V, tome V, an VII (1799), p. 361.
37. Risso, op. cit., p. 103 et note 50, p. 114.
94 Robert Oddos

bin Mohammad, régent à Mascate en l'absence du souverain, pour


l'inviter à « considérer l'estime et l'amitié du gouvernement anglais
comme le poumon par lequel Mascate respire... et de fuir comme la
peste le maintien de liens fraternels avec la France » 38. L'Oman ne
pouvait vivre sans le commerce avec l'Inde. Sultan Bin Ahmad s'inclina.
Le 12 octobre 1798, la Compagnie britannique des Indes Orien-
tales signait avec l'Imam un accord aux termes duquel celui-ci s'enga-
geait à révoquer Morier, médecin français chargé de ses affaires, et
interdisait aux Français et à leurs alliés hollandais d'établir des facto-
reries dans le pays tant que durerait la guerre39.
Sultan conserva toutefois ses bonnes dispositions à l'égard des
Français. Elles tenaient d'ailleurs plus aux liens d'amitié qu'il avait
noués avec Rousseau et Souillac qu'à une politique cohérente du gou-
vernement de Paris. Y contribuait peut-être aussi une certaine conni-
vence, résultant de contacts déjà anciens, entre Omanais et marins
français. Elle se manifeste, par exemple, après la capture du bateau
anglais Pearl (automne 1799) que les Français délestent de sa cargai-
son d'allumettes et de maïs, avant que le sultan40 prenne sa part du
butin, le reste étant vendu ouvertement sur le marché de Mascate41.
C'est cependant à l'Ile-de-France que s'effectuait généralement ce
type d'opérations. Les négociants omanais y achetaient les prises et
les revendaient ensuite avec de substantiels profits42.
Le 18 janvier 1800, l'Angleterre remportait un second succès sur
ses rivaux français en signant avec l'Oman un traité confirmant l'ac-
cord de 1798. Un conseiller britannique, le chirurgien Bogie, était
nommé auprès du sultan. Soucieux de voir leur partenaire se confor-
mer à ses nouvelles obligations, ce qu'il était peu enclin à faire, les
Anglais, après lui avoir, par précaution, retiré le privilège d'approvi-
sionner ses bateaux en eau, bois et sel en Inde43, usèrent auprès de lui
d'un argument de poids. Le capitaine John Malcolm, envoyé britan-
nique en route pour la Perse, reçut instruction de faire escale à Mas-

38. Risso, ibid., p. 154.


39. Risso, op. cit., p. 148-149.
40. Les chefs de la dynastie des Al Bu-Sa'id, au pouvoir depuis 1741, ont successivement porté
les titres d' « imam », fonction à laquelle le fondateur de la dynastie avait été élu, de « sayyid » à
partir de 1779 (ce terme a désigné ensuite, comme c'est le cas aujourd'hui les membres de la
famille royale), enfin de « sultan », du nom du souverain qui a régné de 1792 à 1804 (Sultan bin
Ahmad). Les Européens ont considéré son nom comme un titre et celui-ci s'imposa progressive-
ment comme tel. Les termes d'imam et de sultan furent pendant plusieurs décennies utilisés indif-
féremment par les Européens.
41. Khalid Al-Wasmi, Oman entre l'indépendance et l'occupation coloniale, Labor et Fides, Genève,
1986, p. 133.
42. Charles Guillain (capitaine de vaisseau), Relation du voyage d'exploration à la côte orientale
d'Afrique, 1846, 1847, 1848, Arthus Bertrand, Paris, 1856, vol. I, p. 210.
43. Wasmi, op. cit., p. 133.
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 95

cate. Il rencontra en fait Sultan bin Ahmad en mer et rappela celui-ci


à ses engagements. « Qu'adviendrait-il du célèbre commerce de Mas-
cate », lui déclara-t-il, « si, par la volonté de la puissance dominante,
les ports de toute la péninsule indienne se fermaient aux bateaux
marchands omanais44 ? »

B - Ephémère
dans le
réanimation des rapports franco-omanais
régional.
contexte
Eviction de la France de l'océan Indien (1800-1810)

Le gouverneur de l'Ile-de-France ne resta pas inactif et tira parti


de circonstances favorables, entre autres d'une brève période de paix,
pour raffermir ses rapports avec Mascate. Une tutelle trop exclusive
des Anglais incita de son côté le sultan à se rapprocher des Français.
Un traité, non ratifié par Paris, est signé entre les deux parties. La
France ne réussit cependant pas à enrayer le déclin de son influence
dans la région. Après avoir de nouveau, et en vain, tenté d'installer un
représentant à Mascate, elle abandonne la place aux Britanniques.
Ceux-ci s'emparent enfin de Bourbon et de l'Ile-de-France. Absorbé
par ses aventures militaires en Europe, Napoléon avait négligé les pos-
sessions et les intérêts de la France outre-mer, Les effets de sa poli-
tique dans l'océan Indien n'avaient rien pour surprendre.

— Renouveau des relations entre Mascate et l'Ile-de-France (1800-1803)


Malgré le traité anglo-omanais de 1800, les liens économiques
entre l'Oman et l'Ile-de-France n'étaient pas rompus. Soucieux de
renouer politiquement, le nouveau gouverneur de la colonie, Magal-
lon, ne demeura pas inactif. Il rendit au sultan trois vaisseaux, YAh-
madia, le Mustapha et le Philadem, qui avaient été capturés par des cor-
saires. Le capitaine Buchet de Chateauville, chargé d'escorter ces
bateaux, appareilla le 20 mars 1801. Il resta quinze mois en Oman
avec une petite unité de soldats. Il prit part dans le Golfe aux cam-
pagnes de sultan Bin Ahmad contre ses adversaires wahhabites45. Le
souverain devait en remercier chaleureusement le gouverneur de
l'Ile-de-France. « Il nous est impossible, » lui écrivit-il, « d'exprimer la
joie que nous eûmes à leur arrivée et surtout à l'arrivée des troupes
que vous eûtes la bonté de nous expédier » 46.

44. Wendell Phillips, Oman. A History, Librairie du Liban, Beyrouth, p. 72.


45. Auzoux, op. cit., p. 240, et Jurien de la Gravière, L'Amiral Roussin, Pion, Nourrit et Cie,
Paris, 1888, p. 285.
46. Archives des colonies, Ile-de-France, vol. 99, Ahmed à Magallon, 1, non daté, cité par
Auzoux, op. du, p. 240.
96 Robert Oddos

A l'époque, les Britanniques étaient peu disposés à s'engager


contre les Wahhabites du Nejd dont les incursions menaçaient le
-
pouvoir omanais47. Ils tenaient à ménager leur chef, l'Emir Sa'ud,
dont dépendait la sécurité du courrier des Indes. Celui-ci était en
effet acheminé par voie de terre de Basrah à Alep. A Mascate, on
n'appréciait guère le double jeu anglais. L'influence de Seton, le nou-
vel agent britannique, y était d'autre part ressentie comme trop exclu-
sive. Le sultan se tourna une fois de plus vers les Français. Mettant à
profit la paix qui régnait entre la France et l'Angleterre, il avait, pen-
sait-il, une chance. En février 1803, il envoyait un émissaire à l'Ile-de-
France ; celui-ci était porteur d'un message dans lequel le sultan
manifestait le souhait de recevoir à Mascate un représentant de la
République française. Il ajoutait qu'il considérerait désormais les
ennemis de la France comme ses propres ennemis. Magallon auquel
le souverain omanais avait, à cette occasion, offert un étalon arabe, lui
envoya des canons et des munitions et, comme cadeau personnel, son
fusil préféré48.

— Deuxième tentative avortée de création d'un consulat.


L'aventure de Cavaignac
Cependant, à Paris, Bonaparte envisageait une réactivation de sa
politique orientale. Dans un premier temps, il souhaitait réunir des
données précises sur la situation aux Indes et dans les régions voi-
sines, et l'Oman lui paraissait constituer un poste d'observation idéal.
Talleyrand le conforta dans ses vues. « Mascate », lui indiqua-t-il, « est
une place importante... l'imam qui y gouverne, et dont la domination
s'étend fort avant à l'intérieur des terres... est un prince indépendant
sous tous rapports »49. Il fut décidé de nommer auprès de ce dernier
un représentant politique. L'objet de sa mission serait de se concilier
le gouvernement local, d'étudier un projet de convention commer-
ciale et de se renseigner sur l'Arabie et sur ce qu'il était possible d'y
faire30. Le choix du gouvernement se porta sur Cavaignac.
Cet ancien conventionnel, que Decrès, ministre de la Marine,
décrit comme un personnage « léger et prétentieux », retarda son
départ de Paris, s'agita et importuna le gouvernement pour étoffer sa
suite très au-delà des besoins réels de sa mission. Il réclamait quatre
secrétaires. Au lieu de gagner immédiatement l'Ile-de-France et de s'y

47. Miles, op. cit., p. 293 et s.


48. Auzoux, op. cit., p. 240-243.
49. Rapport de Talleyrand au Premier Consul, 12 vendémiaire an XXI (4 octobre 1802),
Archives du ministère des Affaires étrangères, CCI, folio 246 (167), et Auzoux, op. cit., p. 244.
50. Firouz Kajare, Le sultanat d'Oman, la question de Mascate, A. Pédone, Paris, 1914, p. 80.
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 97

présenter au gouverneur Magallon, il écrivit à celui-ci du Cap où il


s'attarda à attendre une réponse. Il y annonça d'ailleurs qu'il lui fau-
drait encore six à sept mois pour rejoindre son poste. Il se rendit
ensuite à Pondichéry. Les Anglais qui avaient occupé la ville, le firent
prisonnier. Lorsqu'ils le libérèrent, il retraversa l'océan Indien occi-
dental pour débarquer, le 15 août 1803, à l'Ile-de-France. Il y trouva
Decaen. Celui-ci avait dû quitter les Comptoirs de l'Inde où Bona-
parte l'avait envoyé avec une mission parallèle à celle de Cavaignac en
Oman. Il venait, en remplacement de Magallon, d'être nommé capi-
taine général des possessions françaises de l'océan Indien.
Bien que la guerre avec l'Angleterre eût de nouveau éclaté,
Decaen décida, malencontreusement, que Cavaignac rejoindrait son
poste. L'ancien conventionnel reprit la mer et arriva à Mascate le
3 octobre, huit mois après son départ de France. Il y découvrit une
atmosphère bien différente de celle qu'il prévoyait. Elle s'expliquait
par les changements qui s'étaient opérés dans le personnel dirigeant
omanais, par le départ des Français d'Egypte et parle rôle de plus en
plus déterminant de la Grande-Bretagne dans la région. Depuis 1795,
celle-ci avait poursuivi son expansion coloniale. Elle avait notamment
mis la main sur Ceylan, Malacca, les possessions françaises du Mala-
bar, le Cap de Bonne-Espérance, démembré l'empire de Tippou-
Sahib et mis sous sa dépendance celui du grand Mogol51. Comme tous
les princes de la région encore indépendants, le sultan de Mascate se
devait de ménager cette redoutable puissance dont seule la France
contestait la suprématie. Cavaignac ne fut pas autorisé à débarquer. A
Antoine Vassé, secrétaire-interprète du consul, l'Imam déclara : « Les
Anglais, nous ne les aimons pas autant que les Français, mais nous les
craignons beaucoup plus, car nous voyons souvent leurs navires, alors
que nous ne voyonsjamais les vôtres... »52 Le peu d'intérêt porté par
la Révolution française à la marine et l'état de désorganisation dans
lequel elle l'avait laissée faisaient là sentir leur effet53. Dans le com-
mentaire qu'il fit à Cavaignac, le Vizir Cheikh 'Ali se montra encore
plus explicite que l'Imam. « Il eut été à désirer », lui dit-il, « que vous
fussiez venu pendant la paix, le sultan vous aurait accueilli avec
empressement ; mais les Anglais sauraient mauvais gré à mon maître
de vous avoir admis depuis que la guerre est déclarée entre vous.
Nous avons vingt gros vaisseaux dans leurs ports, au Bengale et sur la

51. Guillain, op. cit., p. 202-208.


52. Lettre de Vassé à sa soeur, à bord de VAtalante, 22 vendémiaire an XII (15/10/1803), citée
par Colette Le Cour-Grandmaison,Notes pour le Musée franco-omanaisde Mascate (VI, 3H).
53. Amiral François Bellec, L'espace culturel et géostratégique des relations maritimes franco-
omanaises, Actes du séminaireFrance-Oman, op. cit., p. 4.
98 Robert Oddos

côte de Malabar ; il n'y a pas de doute qu'ils s'en empareront aussitôt


qu'il en seront instruits... » 34
Si le représentant français avait fait diligence pour gagner l'Oman,
il se fût présenté en temps opportun. En manifestant l'importance de
son rôle aussi bien à Paris que tout au long de son voyage, il avait mis
en éveil les Britanniques qui prirent les devants à Mascate. Non seule-
ment Bonaparte, en cette affaire, avait agi trop ouvertement, mais,
avec Cavaignac, son choix se révélait désastreux. Il eût fallu, pour
l'Oman, un agent discret, souple et au fait de la politique orientale.
On y avait envoyé un politicien connu pour sa raideur, dont le titre
exceptionnel ne pouvait qu'inquiéter l'Angleterre, et que rien ne
désignait pour un tel poste55. Après ce fiasco, le personnage devait
manifester son dépit en ces termes : « Ce pays (l'Oman) et ses habi-
tants sont tout à fait misérables. Le souverain n'est qu'un chef de
bédouins ; nos relations avec lui peuvent être établies et dirigées par
un agent commercial de la dernière classe... » 56 L'échec de la mission
Cavaignac devait longtemps peser sur les relations franco-omanaises.
Il s'écoulera près d'un siècle avant que le Quai d'Orsay ouvre un
consulat à Mascate.

— Decaen et le traité de 1807


Mal conseillé par son interprète d'origine turque57, Talamas, qui
connaissait l'Oman mais s'employait à dénigrer ce pays et son souve-
rain58, Decaen s'était d'abord écarté de la ligne politique suivie par
son prédécesseur. Il y revint assez vite. Il devait être servi par un inci-
dent imprévu. En juillet 1806, après avoir été attaqué par une frégate
anglaise en rade de Mascate où il faisait escale, le bateau français Vigi-
lant fut, sur l'ordre du gouverneur omanais du port - qui redoutait
les réactions britanniques -, reconduit au large où la frégate le cap-
tura. Craignant les représailles de corsaires français, d'autant plus
probables que le pilote du Vigilant avait été assassiné lors de l'inci-
dent59, le sultan Sa'id envoya à Decaen un message d'amitié. « Nous
nous empressons », y écrivait-il, « de cultiver l'ancienne amitié qui a
régné toujours entre nos pères et la nation française » 60. Pour flatter
le représentant de la France, il n'hésitait pas à manifester son indi-

54. Lettre de Cavaignac au ministre des Relations extérieures, 20 frimaire an XII (12/12/1803),
Archives du ministère des. Affaires étrangères, CCI, vol. 1, folio 280 (193).
55. Auzoux, op. cit., XXIV, p. 246 et s. et Prentout, op. cit., p. 224.
56. Lettre de Cavaignac au ministre des Relations extérieures, citée dans la note 54 ci-dessus.
57. Ou, selon Prentout, op. cit., p. 227, d'origine syrienne.
58. Auzoux, op. cit., XXIV, p. 248 et Skeet, op. cit., p. 44.
59. Auzoux, ibid., p. 256-258.
60. Charles Brunet-Millon, Les Boutriers de la merdes Indes, Editions Pédone, Paris, 1910, p. 71.
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 99

gnation contre la Grande-Bretagne : « Sûrement que votre Excellence


n'ignore pas l'effronterie et l'orgueil de la nation anglaise, ainsi que
sa puissance dans l'Inde » 61.
Decaen répondit poliment, mais avec fermeté, exigeant des répa-
rations. Des négociations suivirent. Elles aboutissaient, le 16 juin
1807, à la signature, par Decaen et Sayyid Majid, l'envoyé du sultan,
d'un traité de paix « perpétuel et inviolable ». Celui-ci ne fut pas rati-
fié à Paris, car certains de ses articles contredisaient la législation
maritime française du temps de guerre. Néanmoins, sur place, et
c'était pour Decaen une revanche après l'échec de Cavaignac, le
traité fut temporairement appliqué, avec un effet limité dans le
contexte politique.

— L'Angleterre confirme sa suprématie à l'est du Golfe et en Oman.


La France est éliminée de l'océan Indien (1807-1810)
En 1804, la Grande-Bretagne, liée par un traité à la Perse, se trou-
vait engagée en Europe aux côtés de la Russie (Troisième Coalition).
Elle n'avait pu, de ce fait, soutenir contre celle-ci l'armée persane qui
tentait de reprendre Erivan. Déçu, le Chah chercha une autre alliance
et se tourna vers Napoléon. Le 4 mars 1807, la France et la Perse
signaient le traité de Finckenstein. En application de cet accord, l'em-
pereur envoya à Téhéran le général Gardane pour soutenir son allié
qui cherchait à reprendre la Géorgie, passée sous protectorat russe en
1783. En contrepartie, le Chah devait aider la France à monter une
offensive en direction de l'Inde. Un traité avait également été signé
avec le gouvernement de Constantinople où Sébastiani conduisait
une mission parallèle à celle de Gardane. Decaen travaillait à élargir
ce système d'alliances à l'Oman et envisageait d'y inclure le Pacha de
Bagdad pour interdire l'accès du Golfe à l'Angleterre62.
Les ambitieux projets de Napoléon furent réduits à néant. Avant
même que Gardane, après un voyage de six mois, eût rejoint son
poste, l'empereur signait avec la Russie le traité de Tilsitt (7-9 juillet
1807). Plus attaché à ses ambitions européennes qu'à ses objectifs
outre-mer, il y reconnaissait le droit du tsar sur le royaume de Géor-
gie. Après cette volte-face, c'est une politique de conciliation entre
Téhéran et Saint-Pétersbourg que Gardane fut chargé de mener. Elle
ne pouvait qu'échouer. Les Russes attaquèrent la Perse. Le Chah rom-
pit son alliance avec l'empereur. L'Angleterre en profita pour sup-
planter la France à Téhéran.

61. Auzoux, op. cit., vol. XXIV, p. 257-258.


62. Auzoux, ibid., p. 263.
100 Robert Oddos

Précédé de dizaines de caisses de cadeaux, son ambassadeur, Sir


Harford Jones Brydge, y arrivait en février 1909 avant d'y signer un
traité d'alliance avec la Perse. Gardane quitta le pays63.
Débarrassés des Français à l'est du Golfe, les Britanniques avaient
les mains libres pour intervenir à l'ouest où le double jeu omanais
n'avait cessé de les inquiéter. Une autre raison pressante les y incitait.
La tribu des Jawasima, pirates installés au sud du Golfe et ennemis tra-
ditionnels de l'Oman, causait de lourds dommages au commerce
maritime anglais (en une année huit bateaux anglais armés avaient
été attaqués). Convertis par la force, mais sans trop de difficultés, au
Wahhabisme en 1800, les Jawasima disposaient désormais de l'appui
direct des Sa'ud du Nejd, dont les guerriers étaient apparus la même
année en Oman.
Sans secours, estimait le gouvernement anglo-indien, les Omanais,
contraints de se rallier aux Wahhabites, viendraient grossir les rangs
des ennemis de l'Angleterre64.
A partir de 1809, les Anglais mirent leurs forces navales à la dis-
position du sultan de Mascate, pour l'aider à se débarrasser des
pirates et à écarter la menace wahhabite. Une amitié naquit ainsi
entre l'Angleterre et le souverain omanais. En 1810, la France perdait
l'Ile-de-France et Bourbon. Le drapeau français disparaissait de
l'océan Indien.

IV - LA RESTAURATION DES RELATIONS ENTRE LA FRANCE ET L'OMAN


(1814-1855)

A partir de 1814, on assiste à un renouveau des rapports franco-


omanais, même s'ils ne furent pas toujours sans nuages, grâce :
— au rétablissement de la paix ;
— au retour de la France dans l'océan Indien (Ile Bourbon, Nossi-
Bé, Mayotte, Madagascar) ;
— au transfert de la résidence du sultan de Mascate dans sa colonie
de Zanzibar, proche des possessions françaises.
Echanges commerciaux, missions scientifiques, relations officielles
témoignent de ce renouveau. Le traité d'amitié et de commerce

63. Driault, La politique orientale de Napoléon. C. Bastiani et Gardane, 1806-1808, F. Alcan, Paris,
1904, p. 170-342.
64. Miles, op. cit., p. 288 et 315.
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 101

franco-omanais de 1844 place en principe la France sur un pied


d'égalité avec l'Angleterre en Oman.

— Retour de la France dans l'océan Indien.


Tension dans les rapportsfranco-omanais
L'absence des Français ne devait pas durer. En l'espace de trois
décennies, ils allaient s'assurer une position dominante sur la côte
orientale d'Afrique. En 1814 (au traité de Paris), la France recouvrait
Bourbon. L'année suivante, elle prenait pied à Madagascar, où elle
s'établissait en force en 1820. En 1840, elle occupait Nossi-Bé 65, puis
Mayotte, au coeur des Sultanats arabes des Comores et dans le voisi-
nage de Zanzibar, où la même année le sultan omanais Sayyid Sa'id
bin Sultan fixait sa résidence.
Par une ordonnance prise en 1822, le gouverneur de Bourbon,
Freycinet, avait exempté de taxes les bateaux omanais.
L'installation des Français à proximité de ses Etats africains n'était
cependant pas pour ravir le sultan Sa'id. De là, pensait-il, ils allaient
concurrencer le commerce omanais. Ils se trouvaient en outre en
meilleure position pour une éventuelle intervention sur le conti-
nent66. En 1839, le souverain refusa d'accepter la présence d'un
consul de France à Zanzibar. Pour justifier sa décision, il invoquait le
fait que les documents présentés par Noël, le fonctionnaire désigné
pour le poste, ne portaient pas la signature du roi. Il tenait à ce qu'un
traité réglât à l'avance les attributions de ce représentant comme cela
s'était fait pour les Américains et les Anglais67. Il en résulta, les deux
années suivantes, une assez vive tension entre les deux pays, accen-
tuée par des demandes françaises de concessions sur la côte africaine
et par l'insistance du gouverneur de l'Ile Bourbon à obtenir l'envoi
de travailleurs libres africains. Les planteurs de la colonie avaient le
plus grand besoin de ces hommes, d'autant que les Britanniques
interdisaient depuis 1841 l'émigration de leurs sujets indiens vers les
îles. Le sultan s'opposait au départ de ces travailleurs, leur recrute-
ment, assimilé à tort ou à raison à un commerce d'esclaves, risquant
de lui créer des problèmes au niveau international. Il n'en tirait en
outre aucun profit personnel et y perdait, pour chaque contribuable
émigré, le bénéfice d'un impôt de capitation68.

65. Cette opération déplut à Sa'id. Il s'intéressait sans doute lui-même à Nossi-Bé. Cette île
appartenait, selon ses affirmations, à une reine sakalave qui s'était placée sous son autorité. Miles,
op. cit., p. 343.
66. Wasmi, op. cit., p. 140.
67. Miles, op. cit., p. 342-343.
68. Wasmi, op. cit., p. 141-142.
102 Robert Oddos

Les incidents qui en résultèrent notamment, en 1849, l'arrai-


-
sonnement par les autorités omanaises d'un bateau suspect de prati-
quer la traite et, en 1853, la démonstration de force d'un croiseur
français devant Zanzibar69 ne devaient pas, en définitive, compro-
-
mettre les bons rapports que Sayyid Sa'id tenait à poursuivre avec la
France. Le sultan put, en 1844, régulariser formellement ses rapports
avec le gouvernement de Paris. L'accord qui fut alors signé s'insérait
dans le subtil jeu de bascule que le souverain omanais menait entre la
France et l'Angleterre pour sauvegarder son indépendance.
Le Foreign Office n'y fit d'ailleurs aucune objection. Le rappro-
chement entre Londres et Paris opéré par la Monarchie de Juillet
devait plutôt, en l'occurrence, servir les intérêts français dans la
région70. Il semble que ce n'ait pas toujours été le cas71.

— Le traité de 1844
Un traité d'amitié et de commerce fut conclu à Zanzibar le
17 novembre 1844 entre l'Oman et la France. Il fut signé respective-
ment par Sa'id bin Sultan et, pour le roi Louis Philippe qui le ratifia
le 4 février 1846, par le capitaine de vaisseau Romain Desfossés, com-
mandant la Station navale de l'océan Indien. Le mêmejour, le consul
français à Zanzibar recevait l'exequatur72. De ce seul fait, l'accord
conclu représentait un succès politique pour la France. Mais surtout
les deux pays s'accordaient réciproquementle traitement de la nation
la plus favorisée et les ressortissants français se voyaient concéder des
privilèges substantiels dans les Etats du sultan : droit de circuler, rési-
der, commercer, d'acheter, vendre ou prendre à bail des terres, mai-
sons, magasins ; privilège de juridiction consulaire, applicable égale-
ment aux sujets omanais au service des Français (sauf, dans ce
dernier cas, pour les crimes ou infractions punissables par la loi) ;
droit pour les Français d'importer ou d'exporter librement des mar-
chandises dans ces états, limitation à 5 % des droits d'entrée appli-
qués à ces marchandises, etc. Un développement notable des rela-
tions entre les deux pays allait s'ensuivre73.
La négociation du traité de 1844 figure sur deux aquarelles du
peintre André Lebreton.

69. Ibid., p. 143-144.


70. Dr Muhamed Redha Bhacker, L'Oman et la rivalité entre les nations occidentales dans la
région de l'océan Indien, Actes du séminaire France-Oman, op. cit., p. 56.
71. Brunet-Millon, op. cit., p. 90-92.
72. Monique Berger de Nomazy, Les premiers consuis de France à Mascate, Actes du séminaire
France-Oman, op. cit., p. 15.
73. Pour le texte du traité, voir de Clercq, Recueil des traités de France, vol. V, p. 259-264.
Deux siècles de relations franco-omanaises (1735-1920) 103

— Relations officielles. Echanges commerciaux. Missions scientifiques


Une autre relation de l'époque - littéraire celle-là - dépeint le sul-
tan Sa'id. On la doit à Arthur de Gobineau. Lorsqu'il s'arrêta à Mas-
cate, le 2 mai 1855, en qualité de diplomate, l'écrivain accompagnait
une mission politique dans la région (la France était alors alliée à la
Grande-Bretagne contre la Russie). « Sayd, écrit l'auteur dans ses
Voyages en Asie, tenait à la main un long bâton sur lequel il s'appuyait
en marchant avec beaucoup de noblesse et de dignité... Il avait les
yeux noirs et doux, l'expression du visage très calme et un sourire
particulièrement fin et spirituel. Dans toute sa personne respirait
cette sorte d'équilibre entre les sentiments divers qui, par tous les pays,
est le cachet et le privilège de l'homme de bonne compagnie. L'exis-
tence de Seyd Sayd indique un homme de belles et rares facultés » 74.
Le traité de commerce de 1844 ne resta pas lettre morte. Le pre-
mier navire omanais à commercer avec la France fut un trois-mâts
arabe, la Caroline. En 1849, il fit voile vers Marseille, avec à son bord
un émissaire personnel du sultan, Hajji Darwich.
A son arrivée, la Chambre de commerce organisa une vente aux
enchères de la cargaison. Pour que les Omanais puissent tirer de leurs
marchandises le meilleur prix, on leur appliqua les droits les plus bas.
Cette visite dépassa de loin son objectif purement commercial. Hajji
Darwich présenta une lettre du sultan Sa'id au préfet et reçut les hon-
neurs officiels aussi bien à Marseille qu'à la base navale de Toulon. A
Paris, où il passa deux semaines, il fut reçu par le Président de la
République. Des cadeaux furent échangés. Lorsque la Caroline quitta
Marseille, elle était chargée de marchandises françaises75.
Au milieu du XIXe siècle, la rivalité coloniale ayant perdu de son
âpreté autour de l'océan Indien, les contacts et les échanges se multi-
plièrent dans des domaines divers. Des missions scientifiques furent
organisées, comme celle de Pierre Aucher-Eloy, botaniste français qui
parcourut la Batinah et le Jabal Akhdar omanais en mars et en avril
1838, et qui a rendu compte de son séjour dans ses Relations de voyage en
Orient16 ; ou comme l'expédition conduite par le capitaine de vaisseau
Charles Guillain, entre 1846 et 1848, dont le récit a été mentionné
plus haut ; celui-ci comporte un volume d'illustrations contenant,
entre autres, des portraits de personnalités et de militaires omanais.

74. Arthur de Gobineau, Trois ans en Asie, NRF, Gallimard, Paris, 1re partie, chap. VI, p. 93.
75. Lettre du ministère de l'Agriculture et du Commerce au ministère des Finances,
13/06/1849,Archives nationales, F12 8972, folio 21838. Lettre du préfet des Bouches-du-Rhône au
ministrede l'Agriculture et du Commerce, 13/06/1849, Archives nationales, F12 8972, folio 18670.
Journal L'Assemblée nationale, 30/08/1649, p. 3.
76. Pierre Aucher-Eloy,Relations de voyages en Orient de 1830 à 1838, Librairie encyclopédiquede
Roret, Paris, 1843, p. 545-578.
104 Robert Oddos

De Guillain, on ne retient guère aujourd'hui que les précieuses


informations contenues dans son ouvrage. Les Omanais n'avaient
pourtant pas toujours apprécié son attitude. En 1846, il avait offert son
soutien aux gouverneurs de Baraoua77 et de Lamou, dépendances de
Zanzibar, s'ils faisaient sécession. Ces propositions furent repoussées.
Sa'id les condamna et protesta auprès de Guizot78. On comprend
mieux, à la lumière de l'événement, les instructions qui furent don-
nées à Guillain lorsque, peu après, il entreprit sa longue mission à la
côte orientale d'Afrique : «Je ne dois pas omettre de vous rappeler
que l'intention formelle du gouvernement du roi est d'entretenir les
plus bienveillantes relations avec le sultan de Maskate et qu'en consé-
quence votre rôle vis-à-vis des chefs de la côte d'Afrique qui, à tort ou
à raison, prétendent s'affranchir de l'autorité du sultan Sa'id, doit
être, en toutes circonstances, celui de la plus parfaite neutralité » 79.

V - PROGRÈS DES RELATIONS COMMERCIALES FRANCO-OMANAISES.


NOUVELLE AVANCÉE L'ANGLETERRE (1856-1893)
POLITIQUE DE

La France continue de développer ses relations commerciales avec


Mascate. Politiquement, elle perd de nouveau du terrain devant la
Grande-Bretagne. En 1856, celle-ci préside à l'éclatement de l'empire
omanais divisé en un Sultanat d'Oman et un Sultanat de Zanzibar et,
en 1890, impose son protectorat à ce dernier en violation d'une
déclaration conjointe franco-anglaise (1862) garantissant l'indépen-
dance des deux Sultanats.
Dans la lutte d'influence qui l'oppose à la France en Oman, la
Grande-Bretagne marque ainsi un troisième point. Elle s'installe sur
la route du commerce maritime franco-omanais. Elle renforce surtout
sa mainmise de fait sur l'Oman. Le souverain de Mascate, privé des
revenus qu'il tirait de sa riche colonie africaine, ne peut désormais se
maintenir que grâce à une compensation financière que Zanzibar est
sensée lui verser. En prenant à leur charge (en 1873) ce subside
institué - et dont ils peuvent suspendre à leur gré le paie-
- qu'ilslesontAnglais
ment, se donnent un nouveau moyen de pression sur le
sultan de Mascate.

77. L'actuel port somali de Brava, situé à 200 kilomètres au sud-ouest de Mogadiscio.
78. Wasmi, op. cit., p. 143.
79. Instructions du 31/08/1846, Guillain, op. cit., vol. III, p. 158.
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 105

— Le progrès continu des relations commerciales franco-omanaises


conduit à la création d'une ligne de paquebots, avec escale à Mascate,
de la « Compagnie des messageries impériales » qui devint, en 1870,
les « Messageries maritimes ».
En 1881, un Irlandais résidant à Mascate, Louis Maguire, est
nommé agent consulaire de France.

— L'Arbitrage Canning. L'éclatement de l'empire omanais


Servie par les circonstances, l'Angleterre réagit à l'influence gran-
dissante que la France exerce en Oman depuis le traité de 1844.
L'expansion territoriale et le développement économique qu'avait
connus l'Oman sous le règne du sultan Sa'id (1804-1856) prennent
fin à la mort de celui-ci. Le pays entre dans une ère de troubles et
d'instabilité. Les deux fils du grand homme d'Etat se disputent son
héritage politique. Sayyid Majid, gouverneur de Zanzibar et dépen-
dances, entend y succéder à son père. Said Thuwayni, qui administrait
l'Oman, veut, sous sa seule autorité, maintenir l'unité nationale.
Le consul de France à Zanzibar, Laderlos Cochet, soutint secrète-
ment Thuwayni, en accord avec Sayyid Bargash, sixième fils de Sa'id,
qui résidait à Zanzibar. Le gouvernement français désapprouva son
ingérence dans les affaires intérieures omanaises80. Les Britanniques,
qui n'ignoraient pas les intrigues de Cochet, agirent avec détermina-
tion. Lorsqu'en 1858 Thuwayni organisa une campagne militaire
pour mettre fin à la sécession de la province africaine, ils stoppèrent
la flotte qui transportait le corps expéditionnaire omanais81. Elle dut
faire demi-tour. Ils proposèrent ensuite aux deux parties de se sou-
mettre à l'arbitrage du vice-roi des Indes, Lord Canning, ce qu'elles
acceptèrent.
La sentence tomba en 1861. Inspirée du principe « diviser pour
régner », elle faisait de Thuwayni le sultan d'Oman et de son frère
Majid le sultan de Zanzibar. Elle évitait aussi une guerre civile.
En en détachant purement et simplement la riche province afri-
caine, l'arbitrage eût privé le Sultanat d'Oman, beaucoup plus
démuni, de ressources vitales. Pour compenser cette perte, le sultan
de Zanzibar promettait de verser à Mascate un subside annuel de
40 000 couronnes. Il n'honora pas très longtemps cet engagement.
En 1871, l'Angleterre prenait la dépense à sa charge. Elle devait l'as-
sumer jusqu'en 195682. Les souverains omanais dépendaient désor-

80. Wasmi, op. cit., p. 166 et 168.


81. Brunet-Millon, op. cit., p. 83.
82. John Townsend, Oman. The Makingof the Modem State, Croom Helm, Londres, 1977, p. 43.
106 Robert Oddos

mais de la Grande-Bretagne pour une part notable et la seule qui


fût stable - de leurs revenus. Pendant quatre-vingt-cinq ans cette
-
dépendance pèsera sur leur politique83. Elle s'ajoutera à la menace de
rupture du commerce avec l'Inde, pour faire obstacle à un retour
durable de l'influence française.
1862M
— La déclaration conjointe franco-anglaise de
Le 10 mars 1862, dans une déclaration conjointe, les gouverne-
ments de Londres et de Paris s'engageaient à respecter l'indépen-
dance d'Oman et de Zanzibar. Cet acte semblait avantager la France
face à la suprématie dévorante de sa rivale, contrainte de renoncer à
ses visées sur deux territoires d'un grand intérêt économique et stra-
tégique. En fait, l'Oman n'était pas en cause puisque la Grande-
Bretagne y exerçait déjà une influence quasi exclusive. A Zanzibar, la
déclaration de 1862 sonnait plutôt le glas des ambitions françaises.
Les manoeuvres de Guillain témoignaient de l'intérêt que les Français
après avoir occupé Nossi-Bé et les Comores - portaient à la côte de
-l'Afrique orientale. A Zanzibar, ils avaient gagné les faveurs du sultan
Majid. Celui-ci supportait mal de devoir payer le tribut imposé à lui
par l'Arbitrage Canning et s'était détourné de l'Angleterre. La France
n'allait-elle pas s'établir dans ce port et, en occupant ce point de
départ des explorations vers les grands lacs et le Haut-Nil, contrarier
les visées britanniques sur l'Egypte et l'Afrique centrale ? L'Angle-
terre pouvait le craindre85. Les Français se contentèrent des rochers
arides d'Obock, occupés le 12 mars 1862, et c'est l'Angleterre qui, au
mépris de ses engagements, imposa en 1890 son protectorat à Zanzi-
bar. Le gouvernement français protesta. Le chef du Foreign Office,
Lord Salisbury, répondit qu'il y avait eu de sa part « un oubli ». Pour
dédommager la France, la Grande-Bretagne lui laissa les mains libres
à Madagascar86, où la France était solidement implantée depuis 1820,
mais où l'Angleterre avait gardé une monnaie d'échange en soute-
nant contre elle la monarchie merina87.
La présence française à Madagascar comme dans d'autres îles de
-
l'océan Indien - ne dérangeait nullement les Anglais. Ceux-ci dispo-
saient désormais, pour leurs communications maritimes vers l'Inde et
l'Orient, d'une voie nettement plus courte et plus sûre que le tradi-

83. Denis de Rivoyre, Obock, Mascate, Bancaire, Bassorah, Pion, Paris, 1883, p. 103-104.
84. Je remercie ici M. Georges Melinant de ses observations sur les périodes respectivement
traitées sous ce titre et dans le chapitre VII.
85. Brunet-Millon, op. cit., p. 85.
86. Traité franco-anglais du 5/08/1890. Dépêche de l'Ambassadeur de France au ministre des
Affaires étrangères, Archives du ministère des Affaires étrangères, Angleterre, vol. 858, p. 175.
87. Plus couramment, mais improprement, dénommée hova.
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 107

tionnel périple par le Cap de Bonne-Espérance. Lesseps, épousant le


rêve de Bonaparte88, avait mené à bien le percement de l'isthme de
Suez, malgré l'hostilité du gouvernement britannique. Pendant douze
ans, celui-ci s'était ingénié à faire avorter le projet. Réaliste, il avait
cependant compris, dès l'inauguration de l'ouvrage, en 1869, le parti
qu'il pourrait en tirer. En 1875, la Grande-Bretagneachetait au khédive
qui les avait sans succès proposées à la France - ses parts dans la Com-
-pagnie du canal, en devenant ainsi le principal actionnaire. Puis en
1882, dans la logique de sa politique coloniale, elle occupait l'Egypte89.
Mascate constituait, au-delà de Suez, l'une des étapes importantes
sur la route des Indes. Le souverain qui y régnait, si dépendant fût-il
de la puissance britannique, ne lui était pas soumis juridiquement. A
Londres, encouragés par les succès anglais outre-mer, certains res-
ponsables se demandaient pourquoi la Grande-Bretagne ne mettait
pas fin à cette situation ambiguë et non exempte de risques, en réité-
rant l'opération qui lui avait si bien réussi à Zanzibar.
C'est ainsi qu'en 1891 des membres du cabinet britannique sug-
gérèrent de placer l'Oman sous le protectorat de la couronne. Lord
Salisbury, se référant à la déclaration commune de 1862, fit remar-
quer à ses collègues qu'avant toute exécution la mesure proposée
requérait la consultation du gouvernement français, à laquelle il lui
semblait alors difficile de procéder. Il convenait, selon le chef du
Foreign Office, d'attendre une occasion plus favorable90. Celle-ci ne
se présenta pas et le Sultanat d'Oman conserva son indépendance.

VI - BREF
LE
ET BRILLANT RETOUR DE L'INFLUENCE FRANÇAISE EN OMAN.
OTTAVI. INCIDENTS (1894-1901)
CONSULAT FRANCO-ANGLAIS

Les brefs, mais exceptionnels succès que la politique française rem-


porte en Oman, à partir de 1894, s'expliquent par divers facteurs :
— la conjoncture internationale. L'alliance franco-russe et un regain
des rivalités impérialistes entre la France et l'Angleterre incitent le
gouvernement de Paris à renforcer ses relations avec le Sultanat ;

88. Lors de son séjour en Egypte, et au moment où il invitait le sultan de Mascate à envoyer ses
bateaux à Suez, Bonaparte avait fait étudier par l'ingénieur Le Père un projet de « Canal des deux
mers ». C'est en lisant le rapport de cet ingénieur qu'en 1832 Lesseps, alors vice-consul à Alexan-
drie, avait fait du percement de l'isthme de Suez sa « raison de vivre ».
89. Voir à ce sujet Brunet-Millon, op. cit., p. 139 et R. E. B. Duff, 100 Years oftlie Suez Canal, Clif-
ton Books, Brighton, 1969, trad. Editions Maritimes et d'Outre-mer, Paris, 1971, p. 161-204.
90. G. Robert Landen, Oman since 1856, Princeton UniversityPress, 1967, p. 275.
108 Robert Oddos

— la personnalité exceptionnelle du premier représentant français à


Mascate, le vice-consul Ottavi. Celui-ci devient rapidement le
conseiller de fait du sultan, Faysal Bin Turki, qu'il réussit à déta-
cher des Anglais.
Les Britanniques ne réagirent qu'en 1899. L'occasion leur en fut
donnée par la concession d'un dépôt de charbon que le souverain de
Mascate avait accordée à la France et qu'ils contestaient. Contraint,
sous la menace des canons, de révoquer sa décision, le sultan dut fina-
lement s'incliner. L'incident l'avait rendu réaliste. Il rétablit des rela-
tions amicales avec l'Angleterre. Celle-ci retrouvait en Oman la place
prédominante qu'elle y avait occupée pendant près d'un siècle et que
la France lui avait momentanément ravie.
Ottavi perdait la confiance du sultan. Il devait toutefois donner
toute sa mesure sur un autre terrain, la défense des sujets omanais
protégés français qui, estimait-il, relevaient de sa juridiction. Il s'agis-
sait des patrons de bourres qui commerçaient avec les possessions
françaises de l'océan Indien et que la France avait autorisés à navi-
guer sous pavillon français.
Leur statut les mettait à l'abri des contrôles de la marine britan-
nique. Certains d'entre eux pouvaient ainsi — les inspections fran-
çaises se révélant peu efficaces - se livrer illégalement à la traite des
esclaves.
La Cour internationale de La Haye, devant laquelle l'affaire avait
été portée, donna, pour l'essentiel, tort à la France. Contre elle, l'An-
gleterre joua deux fois gagnante : en violant le droit international
dans l'affaire du dépôt de charbon, en l'utilisant à son profit dans l'af-
faire des bourres francisés.

— L'alliancefranco-russe
En 1894, Hanotaux, partisan d'un impérialisme offensif, devenait
ministre des Affaires Etrangères.
Si la France avait su maintenir des liens d'amitié et développer les
échanges commerciaux avec le Sultanat d'Oman, sa diplomatie y
demeurait encore timide. Pour lui donner consistance, le Quai d'Or-
say nommait, en 1894, un représentant consulaire à Mascate.
Cette nomination, en gestation depuis deux ans, venait renforcer
le dispositif politique et militaire que la France et la Russie s'effor-
çaient de mettre conjointement en place. Les deux puissances avaient
conclu, la même année, une alliance, précédée d'un accord entre
états-majors signé à l'été 1892. Le Tsar s'intéressait, lui aussi, au
Golfe. Les Russes, dont l'avance était contenue sur les frontières de
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 109

l'Afghanistan et de la Perse, rêvaient toujours de s'y ménager un


accès, sous forme notamment d'une voie ferrée qui aboutirait à la
côte persane ou à Koweit.
Devant le Parlement, c'est le député nationaliste Deloncle qui, en
novembre 1892, avait demandé l'envoi d'un consul à Mascate « pour
enregistrer les citoyens sous protection française ». Ainsi, ajoutait-il,
« la France sera dans une
position lui permettant de traiter avec la
Russie et d'assurer sa présence en tant qu'alliée très forte, si elle
arrive à s'implanter dans le Golfe » 91. Deloncle revint à la charge, en
1893, lors de la discussion du budget et demanda qu'un crédit y soit
inscrit pour l'ouverture d'un vice-consulat à Mascate. Le ministre des
Affaires étrangères promit que le poste serait créé92.
Pour le gouvernement français, l'entente avec Saint-Pétersbourg
était essentiellement dirigée contre l'Allemagne. Mais, tout naturelle-
ment, une sorte de stratégie générale fut élaborée par les deux alliés,
englobant leurs intérêts et objectifs en Europe occidentale, dans les
Balkans et au Moyen-Orient où les unissait une commune opposition
à la Grande-Bretagne. Indépendamment de ses conséquences au
Levant et dans les Détroits, un éventuel démembrement de l'Empire
Ottoman était de nature à ouvrir les territoires septentrionaux du
Golfe à l'expansion anglaise. Selon le propos du journal britannique
Globe (15 octobre 1903), qui passait pour inspiré par Lord Curzon,
vice-roi des Indes, « l'Angleterre, maîtresse de toute la côte arabique,
depuis l'embouchure de l'Euphrate jusqu'à Suez, souveraine absolue
de l'Egypte, d'Aden et de ses provinces, protectrice de Mascate et de
tout l'Oman, ainsi que de la côte des Traités (Trucial Oman), rem-
placera la domination ottomane quand elle tombera définitivement,
et se proclamera Protectrice de toute l'Arabie»93. On comprend que le
Cabinet de Londres fût favorable à ce démembrement et que la ques-
tion ne laissât pas indifférentes la France et la Russie qui tentaient de
coordonner leur politique dans la région94.
L'alliance s'y manifesta de façon symbolique par la tournée
conjointe, en 1903, de deux croiseurs, l'Infernet français et le Boyarine
russe. Ces deux unités se retrouvèrent en rade de Mascate. Leurs
commandants, accompagnés du consul de France, se présentèrent
ensemble au sultan, Sayyid Faysal bin Turki, qui leur rendit leur visite.

91. Landen, op. cit., p. 246.


92. Wasmi, op. cit., p. 176.
93. Dépêche n° 73 du 15/12/1902, vice-consul de France à Bagdad à Ambassadeurde France
à Constantinople.
94. Archives du ministère des Affaires étrangères : Turquie, dossier 168 (notamment
NS
dépêche n° 48 de l'ambassadeur de France à Berlin, 10/02/1897) et Russie, Politique étrangère,
dossiers 32, 33, 34, 35.
110 Robert Oddos

De là, les deux navires poursuivirent leur route vers le Golfe où ils
devaient mouiller dans les principaux ports, avant de revenir à Mas-
cate, terme de leur mission95.

— Paul Ottavi
Le premier représentant consulaire français, Paul Ottavi96, rejoi-
gnit son poste le 8 novembre 1894. Bon connaisseur de la région (il
avait été en poste à Zanzibar), parlant parfaitement l'arabe, il sut agir
avec intelligence et énergie et gagna bientôt la confiance de Sayyid
Faysal qui, par ailleurs, entretenait les relations les plus détestables
avec le consul britannique Fagan. Celui-ci et avec lui la Grande-Bre-
-
tagne - semblait, il est vrai, s'ingénier à jeter le souverain dans les bras
des Français. En 1895, les Anglais, qui avaient dépêché deux canon-
nières en rade de Mascate, ne firent pas un geste pour soutenir Sayyid
Faysal, attaqué dans sa capitale par les tribus d'un cheikh de l'inté-
rieur, Salah bin 'Ali. Ils exigèrent ensuite du sultan qu'il indemnisât
les commerçants indiens pour les dommages causés à leurs biens à
cette occasion97 .
Ottavi proposa à Sayyid Faysal un appui qui se concrétisa, trop tar-
divement, avec l'arrivée d'une unité de la marine française, le
Troude. Ce geste fit naître chez le souverain l'illusion qu'il pouvait
désormais compter sur le soutien de la France98.
En septembre 1896, le sultan donna à celle-ci une belle maison
destinée à servir de résidence et de chancellerie. L'immeuble est
depuis lors désigné sous le nom de baytfaransa (la Maison de France) 99.

— L'affaire du dépôt de charbon


Depuis fort longtemps, les Français souhaitaient mettre en place
sur la côte omanaise des stocks de combustible pour l'approvisionne-
ment de leurs navires. « Il serait bon », indiquait, le 26 avril 1844, une
note du ministre de la Marine, « que M. Romain Desfossés », com-
mandant de la Station navale de l'océan Indien, « revienne auprès du
sultan sur (...) (le) droit pour la France de former des dépôts de char-
bon sur les territoires du sultan » 100.

95. Compte rendu du commandant d'Hespel au ministre de la Marine, n° 79 du 04/04/1903,


Service historique de la Marine, BB4, 1669, doc. n° 79.
96. Sur Ottavi et ses successeurs, voir Berger de Nomazy, op. cit.
97. Wasmi, op. cit., p. 176.
98. Lettres d'Ottavi au ministre des Affaires étrangères des 27/02 et 13/04/1895,Archives des
Affaires étrangères, NS Mascate, vol. 1, folios 103-107 et 185-186. Wasmi, op. cit., p. 177.
99. Lettres d'Ottavi à Hanotaux, 05/09/1896, Archives des Affaires étrangères, NS Mascate,
vol. 18, folio 1 (35-38 et 43-44), et Skeet, op. cit., p. 24.
100. Archives du ministère des Affaires étrangères, MD Afrique, 149, folios 116 à 120.
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 111

En mars 1898, Sayyid Faysal autorisait la France à installer un


entrepôt de ce type dans la baie de Bandar Jissah, située à sept
kilomètres au nord de Mascate, et « loin des habitations, pour ne
pas leur nuire », et ce pour « rendre hommage au gouvernement
français et (...) resserrer les liens d'amitié sincère qui nous attachent
à lui » 101.
Les Britanniques s'opposèrent vigoureusement à ce projet, écono-
miquementjustifié, et auquel rien, juridiquement, ne faisait obstacle.
Dans son article 14, le traité franco-omanais de 1844 stipulait en
effet : « Les Français auront la faculté de former, soit à Zanzibar, soit
sur tout autre point des Etats de SA le sultan de Mascate, des dépôts
ou magasins d'approvisionnement de quelque nature que ce soit. »
Les installations projetées n'avaient aucun caractère militaire, mais la
topographie du site pouvait faire craindre aux Anglais qu'il ne soit
ultérieurement fortifié. Lors de la signature du traité de 1844, le gou-
vernement de Londres avait demandé à Paris des explications sur l'in-
terprétation des termes « dépôts et magasins d'approvisionnement».
Guizot lui avait alors donné tous apaisements, en l'assurant que la
France n'avait nulle intention d'établir des bases militaires dans la
région102. La seule « menace » venait sans doute du docteur Brumho-
fer, professeur à l'Université de Saint-Pétersbourg. Dans un article
publié en 1895, celui-ci avait recommandé l'occupation immédiate de
Bandar Jissah, pour en faire le terminus du futur chemin de fer russe
qui traverserait la Perse à partir de Hérat103.
Les Anglais possédaient d'ailleurs un dépôt de charbon à Mascate.
Pour empêcher la France d'obtenir les mêmes facilités, ils invoquaient
une clause secrète qu'ils avaient annexée à un accord commercial
conclu avec le sultan en 1891 et qui interdisait à celui-ci d'accorder
quelque concession que ce fût à aucun autre gouvernement que celui
de Londres. « Nous versons à l'Emir... », écrivait alors le journal anglais
Globe, « un subside annuel et nous engageons à respecter son indé-
pendance, à condition qu'il accepte nos conseils exclusifs. Il est vrai
qu'en 1862, la France et l'Angleterre ont promis de respecter l'Indé-
pendance de Mascate mais ce subside... a été concédé onze années
après et cela a changé radicalement la situation » 104.
Un siècle plus tôt, pour contraindre le souverain omanais à
rompre avec la France, les Anglais avaient usé du chantage écono-
mique. Cette fois le vice-roi des Indes, Lord Curzon, qu'obsédait la

101. Wasmi, op. cit., p. 250.


102. Wasmi, ibid., p. 143.
103. Kajare, op. cit., p. 195.
104. Cité par Brunet-Millon, op. cit., p. 217.
112 Robert Oddos

sécurité de la colonie (« le dépôt de charbon accordé à la France »,


...
disait-il au sultan, « sera transformé demain en base militaire »105), eut
recours à des méthodes plus « musclées » pour faire annuler la
concession accordée aux Français.
En décembre 1898, le paiement du subside fut suspendu (on
notera qu'il ne s'agissait pas là d'une libéralité de la Couronne que
celle-ci pouvait interrompre à son gré, mais d'une obligation résultant
d'un accord international passé entre les sultanats de Mascate et de
Zanzibar sous l'égide de l'Angleterre, et que celle-ci se devait d'assu-
mer, Zanzibar ayant perdu son indépendance pour devenir protec-
torat anglais).
Ordre fut donné de hisser le drapeau britannique à Bandar Jissah
dès l'apparition du premier navire français.
Le 9 février 1899, après avoir rejeté une protestation de Fagan, le
sultan Faysal se voyait remettre par le colonel Meade, délégué rési-
dent du vice-roi dans le Golfe, une note le sommant d'exécuter dans
les quarante-huit heures une série d'ordres, dont la révocation de la
concession faite aux Français. « Si vous persistez dans une attitude
anti-amicale », menaçait la communication anglaise, « le subside
pécuniaire sera supprimé et l'assistance politique et militaire dont
votre Hautesse et ses prédécesseurs ont joui sera employée d'une
manière différente, c'est-à-dire qu'elle sera dirigée contre vous » 106.
Bien que Faysal eût finalement cédé aux exigences britanniques,
une escadre anglaise composé du Sphinx, de l'Eclipse et du Redbreast
prit position le 6 février 1899 devant Mascate.
Convoqué à bord du navire-amiral pour révoquer publiquement
la concession, le sultan, que Lord Curzon voulait humilier, s'y refusa
d'abord. Il ne put résister très longtemps. Après un dernier ultima-
tum des Anglais, annonçant le bombardementimminent de la ville, il
dut s'incliner et se rendre auprès de l'amiral Douglas, commandant
de l'escadre, pour annuler la mesure qu'il avait prise en faveur des
Français.
Sayyid Faysal pria Ottavi d'en référer au gouvernement français,
qui, le 22 février, protesta à Londres. Lord Salisbury rejeta la respon-
sabilité de l'incident sur le gouvernement anglo-indien. Lord Curzon
avait effectivement mis le gouvernement britannique devant le fait
accompli. Le seul soutien, symbolique, que reçut alors Paris, lui venait
de Nicolas II. L'ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg l'évoque
dans une communication du 16 mars 1899 où il rend compte d'une

105. Wasmi, op. cit., p. 199.


106. Brunet-Millon, op. cit., p. 217.
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 113

conversation avec le Tsar. « L'objet principal des préoccupations de


l'Empereur », écrit Montebello, « est (...) du côté de l'Angleterre,
dans toutes les questions actuelles... A ce propos il a manifesté avec
énergie ses sentiments sur l'incident de Mascate et la conduite du
vice-roi des Indes » 107.
Un compromis fut finalement trouvé. Les Français étaient autori-
sés à construire un dépôt de charbon à côté de celui que possédaient
les Britanniques dans la crique de Makalla, à Mascate. Après avoir sus-
cité de vives réactions tant à Paris qu'à Londres (c'était l'année de
Fachoda), la « crise de Mascate » était dénouée, à la satisfaction de
l'opinion française dont le Temps du 4 mars 1899 se fait l'interprète.
« Quant aux procédés employés par le gouvernement de l'Inde pour
faire échec à la demande de la France, écrivait le quotidien, nous
pouvons assurer que la forme par trop comminatoire de ces procédés
n'a pas reçu l'adhésion du gouvernement anglais qui s'est attaché à
faire disparaître... tout ce qui pouvait avoir blessé les légitimes suscep-
tibilités françaises ».

— L'affaire des boutres francisés


Un autre sujet de discorde subsistait entre les deux pays, la franci-
sation des boutres omanais. Selon un arrêté pris par le gouverneur de
Mayotte, le 5 février 1846, les capitaines de navires omanais qui pos-
sédaient un établissement dans une colonie de la République et y
avaient acquis une position respectable pouvaient y faire enregistrer
leur bâtiment et battre pavillon français108. Cette formule devait per-
mettre d'accroître les échanges commerciaux entre les possessions
françaises et l'Oman. Le « congé » qui était accordé aux boutres fran-
cisés n'était valable que pour un an, ce qui permettait un contrôle
périodique des représentants de la France.
La plupart de ces navires étaient originaires de Sur. En 1890, ce
port, situé à 150 km au sud de Mascate, restait ainsi le seul point en
Oman où persistait l'influence française.
Le nombre de bateaux possédant ce statut s'était, en plus de cinq
décennies, multiplié. Selon Brunet-Millon, les boutriers titulaires
d'un brevet de francisation « tiennent en Oman, grâce au nombre de
leurs vaisseaux, la première place au point de vue commercial. Ce
sont les grands navigateurs et les grands marchands de la mer des
Indes, et il n'est aucun point de la côte d'Afrique et du golfe Persique

107. Dépêche de Montebello à Delcassé, 16/03/1899, Archives du ministère des Affaires étran-
gères, Russie, Dossier 34, vol. 3.
108. Brunet-Millon, op. cit., p. 103 et s., et Archives de la Marine, s. série BB4, 1510.
114 Robert Oddos

où ils ne font paraître le pavillon français... Grâce à cette circons-


tance, la France va se trouver bientôt posséder à Mascate une situa-
tion aussi forte que celle de l'Angleterre » 109. Malgré l'exagération du
propos (les propriétaires de boutres originaires d'Oman étaient une
trentaine110), les Français disposaient là d'un moyen d'influence que
la Grande-Bretagne ne pourrait très longtemps tolérer. Comme Ottavi
l'écrivait à son ministre le 2 janvier 1895 : « Habitué à être le vrai
maître dans l'Oman, intéressé à empêcher toutes relations commer-
ciales autres que celles qui mettent tous les jours davantage ce pays
dans la dépendance de l'Inde, le gouvernement britannique a vu
d'un oeil jaloux et inquiet des droits maritimes et commerciaux venir
grossir l'importance de nos droits politiques dans un pays où les
conventions de 1862 et de 1890 nous mettent sur le même pied que
la Grande-Bretagne. (...) Il est évident que la question de Sur se
posera d'unjour à l'autre (...) Ce que j'ai vu déployer d'animosité bri-
tannique contre nos boutres à la côte orientale d'Afrique me fait pré-
voir que l'irritation des sujets anglais du golfe Persique (...) pourrait
bien donner naissance contre nos boutriers de la côte arabe aux
mêmes accusations injustes et aux mêmes procédés agressifs que ceux
dont j'ai été jadis témoin à Zanzibar »in.
La répression du commerce des esclaves entre l'Afrique de l'Est et
l'Arabie - organisée avec l'approbation de la Conférence Internatio-
nale de Bruxelles (1890) - était essentiellement menée par la marine
britannique, qui dominait l'océan Indien. Selon le gouvernement de
Londres, la francisation des boutres servait de couverture aux bateaux
omanais qui pratiquaient ce trafic illégal, en les soustrayant aux ins-
pections anglaises. Les cas d'infraction n'avaient pas disparu112, bien
qu'ils fussent de plus en plus rares. Tout naturellement les Français
avaient tendance à minimiser le phénomène et les Britanniques, aux-
quels il offrait l'occasion d'une virulente campagne anti-française, à
l'amplifier. La France faisait valoir que ses consuls et sa marine - en
particulier à Zanzibar et en Oman - contrôlaient eux-mêmes les
boutres placés sous leur protection. Ainsi, chaque année, à la même
période, le consul de France allait s'installer à Sur pour y effectuer ce
contrôle avec l'aide d'unités françaises113. Parmi les bateaux qui pri-

109. Brunet-Millon, ibid., p. 211.


110. Wasmi, op. cit., p. 183.
111. Dépêche d'Ottavi à Hanotaux, 02/01/1895, citée par Brunet-Millon, op. cit., p. 214-215.
112. Lettre du Consul de France à Zanzibar, L. Labosse, au Commandant de la Station navale
de l'océan Indien, 29/04/1893, Archives de la Marine, Carton BB4, 1510.
113. Dépêche d'Ottavi au ministre des Affaires étrangères, Archives des Affaires étrangères, NS
Mascate, vol. 18, folio 52-58. Capitaine de Frégate d'Hespel au ministre de la Marine, 23/04/1901,
Service historique de la Marine, BB 4, 1338, doc. n° 2148. Xavier Beguin-Billecocq, Un Consul de
France à Mascate en 1905, Paris, 1991, p. 11, 99, 119.
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 115

rent part à l'opération, figurent le Gabès, le Scorpion, le Friant, Vlnfer-


net... L'opération avait lieu entre avril et juin, saison où, avec la mous-
son, les boutres revenaient d'Afrique et d'Inde.
Mais Paris avait tardé à ratifier la Convention de Bruxelles sur la
répression du commerce des esclaves. Les inspections de navires aux-
quelles ses représentants procédaient restaient le plus souvent infruc-
tueuses. Les Français ne pouvaient surtout se défaire aisément de la
mauvaise réputation que leur valaient, en la matière, des décennies
de complicité, puis de laxisme, depuis qu'en 1803 le Directoire avait
rétabli l'esclavage à l'Ile-de-France.
On retrouve là les séquelles d'une tradition plus ancienne. L'es-
clavagisme avait joué en Oman comme aux Mascareignes un rôle
socio-économique essentiel 114. Au xvIIIe siècle, il contribuait dans une
mesure non négligeable aux échanges franco-omanais. Les Français
se livraient alors à la traite. Ceci expliquait pour une bonne part les
dispositions favorables des Omanais à leur égard, comme le relève
Mac Némara lors de sa visite à Mascate en 1791115.
A cette époque, les Anglais ne répugnaient pas non plus à utiliser
des esclaves que la Présidence de l'East India Company achetait à
Madagascar, en Afrique ou à Mascate116. Mais la Grande-Bretagne dis-
posait de l'énorme réservoir de main d'oeuvre de l'Inde117 (l'esclavage
y fut aboli en 1833, et seulement en 1848 dans les colonies françaises.
Il ne devait l'être qu'en 1865 aux Etats-Unis). Elle avait donc, pour
des motifs humanitaires certes, mais sans nuire à ses intérêts, pris les
devants pour rompre avec une pratique que la morale occidentale
réprouvait de plus en plus largement. En se mettant en règle avec
leur conscience, les Anglais s'étaient incidemment donné une arme
supplémentaire pour contrôler le trafic maritime et renforcer leur
hégémonie dans la région.
A la fin du XIXe siècle, l'accusation de trafic d'esclaves portée
contre les capitaines omanais navigant sous pavillon français avait en
fait perdu beaucoup de son poids. Les lourdes peines infligées, en
1897, par le tribunal français de la Réunion à l'encontre des patrons
des navires Saloma et Soad avaient finalementjoué un rôle dissuasif 118.
Mais pour l'Angleterre le coeur du problème était sans doute
ailleurs. Ottavi considérait que les propriétaires de bateaux francisés
jouissaient de la protection de la République Française. Les Britan-

in. Wasmi, op. cit., p. 196.


115. Risso, op. cit., p. 142.
116. Risso, ibid., p. 82 et note 42 p. 91.
117. Wasmi, op. cit., p. 197.
118. Wasmi, ibid., p. 185.
116 Robert Oddos

niques, quant à eux, ne voyaient pas d'un bon oeil l'existence en


Oman d'une communauté de protégés français sur laquelle le consul
de France s'appuyait pour conforter l'influence de son pays. Ceux-ci
concurrençaient les Banians, commerçants indiens résidant dans les
ports omanais et qui servaient les intérêts des compagnies anglaises119.
A différentes reprises, entre 1897 et 1900, le Consul d'Angleterre à
Mascate avait pressé le sultan d'interdire l'usage du drapeau français
sur les boutres omanais. D'abord réticent, Sayyid Faysal adressa
ensuite plusieurs protestations à Ottavi en précisant qu'il le faisait par
crainte du gouvernement anglo-indien. Le 7 juin 1900, accompagné
du consul anglais, il se rendit lui-même à Sur à bord d'une canon-
nière britannique pour retirer à certains propriétaires de navires leur
certificat de francisation120. Il ne réussit cependant pas à abolir une
pratique vieille de plus de cinquante ans et qui s'était développée
avec l'accord des autorités omanaises à Mascate et à Zanzibar.
Après avoir causé de nombreux incidents entre la France et l'An-
gleterre, cette affaire fut soumise à l'arbitrage de la Cour Internatio-
nale de La Haye. Dans son jugement, rendu en 1905, cette juridiction
donnait dans l'ensemble raison à la Grande-Bretagne121.
Selon sa décision, en effet :
— seuls conservaient leur statut, si la France le leur renouvelait, les
boutriers autorisés par elle à arborer le pavillon français avant le
2 janvier 1892 date de ratification de la Convention de Bruxelles
-
concernant la suppression de la traite des esclaves - et, après cette
date, ceux pouvant établir qu'ils avaient été considérés et traités
par la France comme ses protégés avant l'année 1863. Le titulaire
de ce droit ne pouvait transférer le pavillon à un autre bateau lui
appartenant. Seul un nombre réduit d'Omanais se trouvait donc
admis désormais à bénéficier du statut de protégé français. En
1921, selon le Consul de France à Bombay, Vadala, il ne restait
plus que cinq à six boutres francisés à opérer entre le Golfe et la
côte orientale d'Afrique122 ;
— les sujets du sultan de Mascate, propriétaires ou commandants de
boutres, perdaient le droit d'extra-territorialité qui les exemptait
de la juridiction du sultan.

119. Wasmi, ibid., p. 185.


120. Wasmi, ibid., p. 184.
121. Sur l'arbitrage de La Haye, voir Brunet-Millon, op. cit., p. 317-352 ; Kajare, op. cit., p. 215-
235 ; Jacques Lafon, Boutres francisés de Sour. Aspects juridiques, Actes du séminaire France-Oman,
p. 30-38.
op. cit.,
122. Lettre de Vadala au Ministre des Affaires étrangères, 08/07/1921, Archives des Affaires
étrangères, Série E, Asie, golfe Persique, mer Rouge, 2 folios 115 et 116.
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 117

VII - DELCASSE ETLAL'ENTENTE


FRANCE
FRANCO-ANGLAISE. L'AFFAIRE DU COMMERCE
D'OMAN (1901-1920)
DES ARMES. SE RETIRE

L'arbitrage de La Haye portait un ultime coup à l'influence fran-


çaise dans le Sultanat d'Oman sur lequel, désormais, la mainmise bri-
tannique était, de fait, totale.
La France devait en tirer les conséquences. Après le départ d'Ot-
tavi, en 1901, le consulat à Mascate joua un rôle de plus en plus sym-
bolique (malgré l'affaire du commerce des armes qu'exerçaient des
Français en Oman et qui tracassa, jusqu'en 1914, le quai d'Orsay et le
Foreign Office). La représentation française en Oman fut finalement
fermée en 1920.
Ce retrait s'inscrivait dans la politique de sécurité européenne
inaugurée par Delcassé qui, face à la puissance allemande, avait
recherché l'alliance de la Grande-Bretagne.

La politique de Delcassé

Au début du XXe siècle, la rivalité franco-anglaise, source de ten-


sion en Oman, s'atténua.
Delcassé avait, en 1898, succédé à Hanotaux comme Ministre des
Affaires Etrangères, et il menait, contrairement à son prédécesseur,
une politique d'apaisement et de rapprochement avec l'Angleterre.
Cette politique ne produisit pleinement ses effets à Mascate qu'après
plusieurs années au cours desquelles la lutte d'influences entre les
deux puissances resta vive. Ce décalage explique qu'Ottavi ait pour-
suivi son action à Mascate mais qu'il n'ait pas reçu de Paris, dans les
dernières années de sa mission, tous les appuis qu'il en attendait dans
ses démêlés avec les Britanniques. En 1901, à la demande du Foreign
Office, « le petit Corse fauteur de troubles », comme le nommait la
Reine Victoria, était rappelé123. Les deux pays avaient maintenant,
pour l'essentiel, édifié leurs empires respectifs outre-mer et, de ce
fait, mis virtuellement un terme à leurs rivalités coloniales. C'était
désormais l'Allemagne, hissée au premier rang des puissances indus-
trielles, sinon militaires, européennes, qui portait ombrage à la
Grande-Bretagne et menaçait l'équilibre international que celle-ci
souhaitait voir préservée sur le continent. Les gouvernements de

123. Colette Le Cour-Grandmaison, Notes de présentation du Musée franco-omanais de


Mascate.
118 Robert Oddos

Londres et de Paris éprouvaient la même inquiétude face aux visées


hégémoniques de Guillaume II. Elle leur commandait de mettre fin à
leurs différends et de s'allier.
En 1904, 1' « Entente cordiale » ouvrait une ère de relations ami-
cales entre la France et la Grande Bretagne. Elle réglait en principe
tous les litiges pendants.

L'affaire du commerce des armes

L'accord ne faisait pas mention de l'Oman, comme si toute source


de discorde entre les deux parties en avait été éliminée. Il en subsis-
tait cependant une : le commerce des armes et des munitions, pour
lequel le marché de Mascate jouait le rôle de centre de redistribution
en direction, entre autres, du Koweit, de Qatar, de la Perse et de
l'Afghanistan. Les armes étaient acheminées par de petits bateaux
arabes - les badan - mais aussi à bord de navires de la « British India »
dans des caisses supposées contenir de la confiserie (halwa)m. Ce tra-
fic entretenant l'agitation sur la frontière septentrionale de l'Inde et
dans les principautés du Golfe, le gouvernement anglo-indien s'em-
ployait à le réprimer.
A Mascate, le commerce des armes fut limité; Selon les autorités
leur libre circulation pouvait être préjudiciable à l'indépendance du
Sultanat, garantie par la Déclaration franco-anglaise de 1862.
D'après une dépêche de Laronce, consul de France à Mascate, les
armes en cause étaient, pour l'essentiel, importées de Belgique et
d'Allemagne, la France n'en fournissant qu'une modeste partie125.
Parmi les négociants concernés, figuraient toutefois deux citoyens
français, Goguyer, représentant de la maison Parent et Leroy, et Louis
Dieu. Quand ceux-ci virent leurs marchandises saisies, puis lorsqu'en
1912 ils reçurent l'ordre de les remettre en dépôt à l'administration,
ils protestèrent vivement tant à Mascate qu'à Paris. Ils s'appuyaient,
dans leurs démarches, sur l'article 11 du traité franco-omanais de
1844, aux termes duquel « aucun article quelconque de commerce ne
sera prohibé, soit à l'importation, soit à l'exportation dans les Etats de
SA le sultan de Mascate et cette liberté ne pourra être entravée par
aucun monopole ou privilège exclusif de vente ou d'achat. »

124. Dépêche de Jean Beguin-Billecocq, consul de France à Mascate au ministre des Affaires
étrangères, n° 101 du 9/10/1905, arch. MAE, série D, cart. 18, dossier 3, n° 126.
125. Série de lettres échangées entre le ministère des Affaires étrangères, le ministère de l'In-
dustrie et du Commerce, la Maison Parent et Leroy et son représentant à Mascate, M. Gogoyer,
1907-1908, Archives nationales, F 12 7265, citées dans L'Oman etlaFrance, op. cit., p. 237, et Le Cour-
Grandmaison, Notes de présentation du Musée franco-omanais de Mascate, 4,1.
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 119

L'affaire, mineure sur le plan international, mais juridiquement


complexe, s'envenima et occupa pendant plusieurs années les ser-
vices du Quai d'Orsay et du Foreign Office. Elle se dénoua en 1914
avec la signature par les deux gouvernements d'une convention aux
termes de laquelle Paris renonçait, en ce qui concerne le commerce
des armes, à exercer les privilèges que lui avaient accordés le traité de
1844 et la déclaration de 1862.

Fermeture du Consulat de France à Mascate

Après la guerre, qui avait vu se renforcer les liens entre la France


et l'Angleterre, les zones d'influence de chacune des deux puissances
furent clairement définies. Une nouvelle étape pouvait être franchie
en vue d'éliminer tout risque d'ingérence de l'une des deux nations
dans les affaires relevant de la souveraineté de l'autre.
Dans le contexte colonial de l'époque, aucun intérêt déterminant
ne justifiait plus, à l'entrée du Golfe sous contrôle britannique, le
maintien d'une représentation française désormais symbolique. En
1920, la France fermait son consulat à Mascate et en transférait les
attributions au consulat de France à Bombay.

CONCLUSION

1) Entrées dans leur phase active vers 1735, les relations histo-
riques » entre la France et l'Oman ont perdu toute substance en
1920. Pendant ces deux siècles, leur évolution fut soumise essentielle-
ment à deux facteurs : le commerce régional franco-omanais et les
conflits entre la France et l'Angleterre.

2) Les économies de l'Oman et des possessions françaises de


l'océan Indien étaient complémentaires. Un circuit d'échange, favo-
risé par les moussons et les alizés, s'établit entre ces territoires et,
dans leur prolongement, s'instaurèrent des rapports politiques. Ceux-
ci n'auraient sans doute pas vu le jour si la France n'avait pas été pré-
sente à l'Ile-de-France (Maurice), à Bourbon (La Réunion), puis à
Nossi-Bé et dans les Comores, ainsi qu'à Madagascar.
On comprend que les relations franco-omanaises, liées au négoce
et à la sécurité des communications maritimes, aient connu d'heu-
reux développements pendant les périodes de paix (de 1735 à 1755,
120 Robert Oddos

de 1783 à 1792, de 1802 à 1803 et à partir de 1814). Les artisans en


furent les représentants de la France dans la région, à l'Ile-de-France
notamment, mais aussi à Basrah. Certains d'entre eux nouèrent de
véritables liens d'amitiés avec les responsables omanais.

3)Pendant le premier des deux siècles qui nous intéressent, et


jusqu'à 1814, la France établit avec l'Oman des relations privilégiées,
avant de s'effacer devant l'Angleterre. Les Français ne devaient plus
ensuite recouvrer à Mascate l'influence prédominante qu'ils y avaient
exercée.
Leur échec s'explique par la faiblesse et l'incohérence de la poli-
tique parisienne, aggravées par les changements de régime et les mal-
adresses.
En témoignent :
— la perte de l'Inde (en même temps que du Canada) en 1763 ;
— les violations par les corsaires français de la neutralité omanaise
au cours des guerres qui opposèrent la France et l'Angleterre
(1756-1763; 1775-1782; 1793-1802; 1803-1814), la non-sanction
de ces abus qui ne pouvait qu'encourager leur répétition et le peu
d'empressement du gouvernement français à les réparer ;
— les atermoiements du gouvernement qui firent échouer - pour ne
l'avoir pas exécuté en temps opportun - le projet d'ouverture
d'une représentation française à Mascate au XVIIF siècle ;
— le déclin de la marine française sous la Révolution, déclin dont le
Premier Empire ne sut pas prendre la mesure ;
— l'échec des missions Beauchamp (1795) et Cavaignac (1803), mal
préparées et entreprises à contretemps ;
— le traité de Tilsitt, en 1807, par lequel Napoléon s'aliénait la
Perse ;
— la perte de l'Ile-de-France et de Bourbon en 1810.
Paris, à cette époque et sous quelque régime que ce fût, ne s'inté-
ressait guère à l'outre-mer.
Les guerres extérieures de la France eurent généralement pour
théâtre principal l'Europe. C'est là que se situaient les ambitions
françaises. L'extension des conflits avec l'Angleterre à l'océan Indien
ne présentait aux yeux des responsables politiques de Paris qu'un
caractère marginal. Depuis la perte de l'Inde, les Français ne dispo-
saient plus des moyens de déloger les Britanniques de la région. Tout
au plus pouvaient-ils les harceler sur mer et saccager leurs comptoirs.
Les Anglais, puissance insulaire, avaient une tout autre vision. Soli-
dement installés dans le sous-continent indien, forts de leur supréma-
tie terrestre et maritime, ils avançaient méthodiquement leurs pions
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 121

dans la région. Londres sut trouver les appuis diplomatiques néces-


saires, notamment en installant à Bagdad une « résidence » influente
(1798), en passant des alliances avec la Turquie (1799) et la Perse
(1809), et en signant des traités avec plusieurs émirs du Golfe. A
Delhi, le gouvernement anglo-indien jouissait alors d'un large pou-
voir de décision. Il était en mesure de réagir très rapidement à toute
menace extérieure et de mobiliser, à cet effet, les hommes et le maté-
riel nécessaires.
L'Ile-de-France pesait bien peu face à cette énorme puissance. Les
dirigeants parisiens, lorsque les problèmes intérieurs ne les accapa-
raient pas, étaient absorbés par leurs entreprises européennes qui
avaient, diplomatiquement et militairement, le pas sur les intérêts
français dans la zone du Golfe et de l'océan Indien. Après avoir
laissé, passer ses chances en Oman, la France y monta plusieurs
coups. Ils venaient trop tard et ne pouvaient qu'échouer face au
réalisme et à l'implacable détermination de l'Angleterre. Celle-ci
n'entendait pas laisser échapper à son contrôle un des maillons essen-
tiels du dispositif de défense avancée qu'elle mettait en place autour
de l'Inde.

4) A partir de 1814 et jusqu'à la fin du XIXe siècle, la France, de


nouveau présente dans l'océan Indien, met à profit la paix, définiti-
vement restaurée avec la Grande-Bretagne, pour rétablir ses relations
avec l'Oman et les renforcer.
Les Anglais ne font d'abord pas obstacle - tant qu'il reste essen-
tiellement économique - à ce retour des Français, que le traité
franco-omanais de 1844 et la déclaration conjointe de 1862 placent
juridiquement sur un pied d'égalité avec eux. En fait, dès 1856, ils
tirent parti de l'affaiblissement du Sultanat pour le contrôler plus
étroitement et lui interdire l'exercice de sa souveraineté lorsque celui-
ci leur paraît menacer la suprématie britannique.
Ainsi la riche province de Zanzibar est-elle détachée de Mascate
en 1862, puis dépossédée de son indépendance en 1891. L'Oman,
faute désormais de ressources, est livré à l'Angleterre. Son souverain
se voit, en 1891, contraint de signer un traité qui lui aliène la libre dis-
position de son sol. Ces mesures devaient, aux yeux des Anglais, pré-
venir tout retour de l'influence française dans le Sultanat. Pour une
fois ils se trompaient.

5) En 1894, la France rompt avec la politique de prudence qu'elle


menait dans la région depuis quatre-vingts ans. Elle ouvre enfin un
consulat à Mascate et désigne à ce poste un brillant diplomate, à côté
duquel le consul d'Angleterre fera pâle figure. Ottavi réussit, en peu
122 Robert Oddos

de temps, à renverser la situation au profit de son pays, avant d'être


finalement sacrifié sur l'autel de l'entente franco-anglaise. Les Britan-
niques durent employer les grands moyens pour en venir à bout et
pour effacer les effets de son action : ils firent donner les canonnières
et recoururent a la Cour internationale de La Haye. Chargé d'une
mission-suicide, Ottavi était dès le départ condamné, s'il la prenait à
coeur, ce qu'il fit. Depuis des décennies, il ne subsistait en Oman
aucune chance pour les Français de contester efficacement la tutelle
de la Grande-Bretagne. Celle-ci, contrairement à sa rivale, n'avait
jamais tergiversé. Elle ne s'était pas contentée de demi-mesures.
Le revirement de la politique étrangère française après le départ
d'Hanotaux vint encore compliquer la tâche d'un consul dont les
objectifs ne cadraient désormais plus avec ceux de son administration.
La nomination d'Ottavi, décidée dans un contexte de rivalité
coloniale exacerbée - dont le député Deloncle se fait le porte-
parole - vise, sur un pied plus modeste, à réaliser le rêve oriental
caressé un instant par Napoléon. Il n'est bien sûr plus question de
contester la présence anglaise aux Indes. Mais une chance s'offre à la
France dans le Golfe : en y coopérant avec ses alliés russes et en s'ap-
puyant sur ses « protégés » omanais, ne pourrait-elle pas s'y faire une
place et y contrecarrer les ambitions anglaises ?
Les armées du tsar n'atteignirent pas les rivages du Golfe. Quant
au privilège que les Français s'étaient arrogé en francisant une partie
de la flotte commerciale omanaise, il devait se révéler trop fragile en
droit pour résister, devant les juges internationaux, à l'argumentation
anglaise, soutenue par une campagne dont la coloration humanitaire
était bien faite pour frapper l'opinion.
A partir de 1898, Ottavi perdait à Paris le soutien résolu dont il
avait précédemment bénéficié. L'ère des rivalités coloniales prenait
fin. C'est une entente avec Londres que recherchait Delcassé. Indis-
pensable pour faire face à l'Allemagne, elle excluait toute forme d'es-
carmouche avec l'Angleterre dans la zone du Golfe et de l'océan
Indien.
Là, le commerce des boutres, qui avait fait les belles heures des
relations franco-omanaises jusqu'au milieu du XIXe siècle, avait péri-
clité, concurrencé par les compagnies de navigation européennes
parmi lesquelles la France ne figurait d'ailleurs pas, les Messageries
-Maritimes
ayant cessé, en 1897, de desservir le Golfe. Le mouvement
d'échanges entre le Sultanat et les possessions françaises s'était prati-
quement tari.
Absente de la zone du Golfe, en tant que puissance coloniale, la
France ne conservait plus d'intérêts économiques en Oman, bien
qu'on n'y oubliât pas son rôle passé. C'est ce qu'en 1900 Pierre Loti
Deux siècles de relationsfranco-omanaises (1735-1920) 123

constatait avec une pointe de nostalgie, après sa brève escale à Mas-


cate. « Cette ville », relate-t-il dans ses Voyages, « laissait dans mes yeux
comme une traînée de couleur et de lumière, tandis que je m'éloi-
gnais maintenant sous l'épaisseur du ciel sans étoiles. Je repensais
aussi à l'accueil du sultan, qui était pour attester combien, par tradi-
tion, par souvenir, on aime encore la France dans ce pays de Mascate
où nos navires, hélas ne vont plus » 126.
En fermant son consulat en Oman, d'où elle devait être absente
pendant cinquante ans, la France tirait les ultimes conséquences de
cette situation.
6) Vues sous l'angle impérialiste qui prévalaitjusqu'à la deuxième
guerre mondiale, les relations franco-omanaises sont un échec. A par-
tir de 1798, les Britanniques supplantent à Mascate les Français, dont
l'influence était jusqu'alors prépondérante. Ils s'opposent ensuite
avec succès à la France chaque fois qu'elle se risque à y contester leur
suprématie. En 1920, le gouvernement de Paris abandonne la partie.
7) Ce jugement est à nuancer lorsqu'on considère les rapports
franco-omanais en eux-mêmes et non comme un élément marginal
de la rivalité franco-anglaise. Ils ont le mérite d'avoir existé et nota-
blement contribué, jusqu'à la deuxième partie du XIXe siècle, à la
prospérité du Sultanat et des colonies françaises de l'océan Indien.
Mais leur impact ne fut pas seulement économique. Sans l'engage-
ment français, l'Oman n'aurait vraisemblablement pas sauvegardé
son indépendance.
L'intérêt des deux parties explique que leurs relations soient res-
tées vivaces jusqu'aux alentours de 1900. Lorsqu'on analyse ce phé-
nomène, on ne peut néanmoins faire totalement abstraction d'un fac-
teur humain, cette sorte de familiarité, parfois de complicité qui,
malgré d'occasionnelles mésententes, s'était développée entre ressor-
tissants des deux nations pendant deux siècles de partenariat com-
mercial et de bon voisinage.
Robert ODDOS.

126. Pierre Loti, En passant à Mascate. Voyages 1872-1913, Robert Laffont, Paris, 1991, p. 869.
On a souligné ajuste titre que l'agriculture rhénane demeure un
sujet mal connu 1. A côté d'un désintérêt manifeste pour ce domaine
de l'histoire rhénane, il faut également déplorer la situation archivis-
tique particulièrement hétérogène, sinon lacunaire, qui ne favorise
guère les études en ce sens. En effet, cette situation est due à l'his-
toire extrêmement mouvementée des pays rhénans d'une part, et à
leur inextricable échiquier territorial qui se composait, au soir de
l'Ancien Régime, de presque 150 Etats de taille fort variable, le plus
grand étant celui de l'archevêché de Trêves (environ 7 500 km2 et
plus de 800 communes), les plus petits n'atteignant même pas l'éten-
due d'une paroisse2. Notre enquête ne porte cependant pas, on s'en
doute, sur l'ensemble des pays rhénans de la rive gauche du Rhin,
mais sur sa partie Nord que l'on appelle le Rhin Inférieur (Nieder-
rhein). Celui-ci n'est autre qu'une vaste plaine alluviale formée essen-

1. Cf. G. Droege, Die Lage der rheinischen Landwirtschaftin der ersten Hâlfte des 19. Jahr-
hunderts, dans G. Droege (Hg.), Landschaftund Geschichte, FestschriftFranz Pétri zum 65, Geburts-
tag, Bonn, 1970, p. 143-156. Volker Henn, Die soziale und wirtschaftliche Lage der rheinischen
Bauern im Zeitalter des Absolutismus, dans Rheinische Vierteljahresblàtter (RhVbll), 1978, p. 240-247.
Sur l'agriculture allemande, v. Wilhelm Abel, Geschichteder deutschen Landwirtschaft vomfrûhen Mitte-
lalter bis zum 19. Jahrhundert, Stuttgart, 1978 ; F.-W. Henning, Landwirtschaft und lândliche Gesellschaft
in Deutschland, 2 vol., Paderborn, 1978-1979 ; E. Ennen, W. Janssen, Deutsche Agrargeschichte,Wiesba-
den, 1979. Sur la condition juridique des paysans, v. Friedrich Lûtge, Geschichteder deutschen Agrar-
verfassung vomfrûhen Mittelalter bis zum 19. Jahrhundert, Stuttgart, 1967. Sur la société agraire de la
Prusse, v. Hanna SchiBler, Preussische Agrargesellschaft im Wandel, Gôttingen, 1978. Heide Wunder, Die
bâuerliche Gemeinde in Deutschland, Gôttingen, 1986.
2. Cf. Franz Irsigler, Herrschaftsgebiete im Jahre 1789, dans F. Irsigler (Hg.), Geschichtlicher
Atlas der Rheinlande, Kôln, 1982, Beiheft V/l, p. 10 et la carte V. 1. On trouve une description plus
précise de l'imbroglio territorial et de la situation démographique en Rhénanie dans J. Smets, Les
pays rhénans à l'époquefrançaise, Frankfurt/M., Bern, New York, Paris, Peter Lang, 1996.

Revue historique, ccxcvi/i


126 Josef Smets

tiellement par le Rhin et la Meuse et leurs très nombreux affluents au


Nord de Bonn et Aix-la-Chapelle3. Contrairement au Rhin Moyen et
au Rhin Supérieur, les petits territoires y sont rares, sauf au piémont
de l'Eifel. Avant de devenir un important département français en
1798, appelé Roer, on y trouve le duché de Juliers appartenant à
l'électeur palatin, l'archevêché de Cologne, ainsi que les trois pro-
vinces prussiennes, à savoir la principauté de Moers et les deux
duchés de Clèves et de Gueldres. C'est précisément ce dernier duché
qui retient notre attention particulière. Quelques chiffres suffisent
pour mesurer le pays de Gueldres avant son occupation par les
troupes françaises en 1794. Il totalise presque 50 000 habitants et
réunit 55 communes qui s'étendent sur 1 164 km2, soit 43 habi-
tants/km2. Mais en réalité, la densité y est nettement plus élevée en
raison des très nombreux et vastes marais qui couvrent plus de 30 %
du sol gueldrien. On trouve la concentration humaine la plus forte
dans l'enclave proto-industriellede Viersen qui compte quelque 5 000
habitants vers 1798, alors que la capitale du duché, Gueldres, n'est
qu'une modeste ville fortifiée qui dépasse à peine 2 000 âmes en
1786, grossie toutefois par une garnison de 700 soldats. Ici, l'habitat
dispersé est de règle, les maisons des « villes » et, à plus forte raison,
celles des villages sont alignées le long d'une route, celle-ci rarement
pavée d'ailleurs, entourées par un jardin et le pré complanté d'arbres
fruitiers. Les champs et prairies sont entourés de haies et d'arbres ce
qui fit croire aux voyageurs de l'époque, mais à tort, qu'ils traver-
saient un pays boisé. Paysage bocager donc dans une plaine on ne
peut plus plate ayant les églises comme unique montagne. A l'instar
des territoires voisins, le duché de Gueldres est foncièrementrural et
il convient de dégager ses structures économiques. A défaut de
sources fiscales précises qui apparaîtront après l'époque française
(1794-1814) en Rhénanie, l'approche semble incongrue, mais elle
nous fournit des résultats tout à fait probants, d'autant que ces der-
niers reflètent la logique des contemporains.
Pour les contemporains, l'économie paysanne se pèse en fonction
du nombre des bêtes et des hommes. Johann Nepomuk von Schwerz,
agronome avisé, nous livre la hiérarchie des fermes gueldriennes au
début du xixc siècle prussien et leur capacité respective de faire tra-
vailler un personnel proportionnel à la surface de l'exploitation, lors-
qu'il parcourt les campagnes du Rhin Inférieur en 1816 afin de réali-
ser sa célèbre Agrarenquete.

3. Sur l'omniprésence de l'eau, les inondations et la gestion de l'eau par l'homme dans le Rhin
Inférieur, cf. J. Smets, De l'eau et des hommes dans le Rhin Inférieur du siècle des Lumières à la
pré-industrialisation, dans Francia, t. 21/2, 1994, p. 95-127.
Economie paysanne et systèmes familiaux en Rhénanie 127

Les grandes fermes de 70 à 80 Morgen4 de Cologne ont 5 chevaux, 18 à


20 bêtes à cornes, 8 cochons, 5 domestiques mâles et 3 domestiques
femelles, un garçon, 4 journaliers pendant 5 semaines. Les fermes
moyennes de 50 Morgen 3 chevaux, 12 bêtes à cornes, 4 à 5 cochons,
3 domestiques mâles et 2 domestiques femelles, un garçon et 2 journa-
liers pendant 6 semaines. Les petites exploitations de 20 à 30 Morgen,
qui sont majoritaires dans ce pays, n'ont souvent que 1 cheval et 4 à
8 vaches, sans l'élevage complémentaire. Même les paysans qui ne culti-
vent pas plus de 15 Morgen, possèdent un cheval, lequel gagne son pain
supplémentaire chez les voisins. (...) Les domestiques mangent de la
viande tous les jours3.

Vérifions le résultat de son enquête agraire dans le pays à l'aune


des documents contemporains. Une liste nominative de la seigneurie
de Kevelaer présente, sans observer aucun critère de classement, les
chefs de famille pour les années 1756 et 1762 ; elle fait le décompte
de leurs femmes, de leurs filles, de leurs garçons et de leurs domes-
tiques, ainsi que de leur bétail6. Remarquons au passage que la
Guerre de Sept Ans n'a pas causé de pertes dans le cheptel du village.
Certes, trois chevaux ont disparu entre 1756 et 1762, mais les bovins
sont passés de 289 à 303 têtes, et les moutons de 64 à 78. Ces faibles
variations sont tout à fait normales d'une année à l'autre, elles ne
sont point imputables à la guerre. D'ailleurs, le duché de Gueldres a
subi les pertes les plus faibles parmi toutes les provinces prussiennes
de l'Ouest : chevaux 11 %, bovins 4 % et moutons 9 % 7.
Extrayons de la liste les familles les plus fortunées selon les critères
établis par von Schwerz. Mais à quel critère faut-il donner notre pré-
férence afin de reconnaître une hiérarchie au sein des fermes keve-
laeroises ? A défaut d'informations précises sur l'étendue des terres,
c'est indiscutablement le nombre des chevaux qui nous indique

4. Les géomètres français écrivent en 1803 : « Le morgen ou journal de 150 Ruthes (ou perches)
égale 32 ares 60136. » Cf. Service Historique de l'Armée de Terre, Vincennes (SHAT), MR 1124. Une
ferme de 70 à 80 Morgen s'étend donc sur 22,82 ha à 26,08 ha, une de 50 Morgen sur 16,3 ha, une
de 20 à 30 Morgen sur 6,5 à 9,8 ha et une de 15 Morgen sur 4,9 ha. 1 Morgen de Prusse, divisé en
180 Quadratruten, égale 0,255 ha, comme en Thuringe. Il égale 0,25 ha dans le Hesse-Darmstadt,
0,277 ha en Saxe, 0,262 ha dans le Hanovre, 0,343 ha en Bavière et 0,36 ha dans le Bade. Cf. F. Wie-
land, Mûnzen, Gewichte und Masse bis 1800, dans H. Aubin, W. Zorn (Hg.), Handbuchder deutschen
Wirtschafts- und Sozialgeschichte, 2 vol., Stuttgart, 1971-1976, vol. 1, p. 675-676.
5. Cf. le texte allemand dans J. N. v. Schwerz, Beschreibung der Landwirtschaft in Westfalen und
Rheinpreufsen, Stuttgart, 1836, p. 20-21.
6. Cf. Stadtarchiv Kevelaer (Stak), 05-2-2. Cette statistique, manifestement destinée à dresser
un bilan des pertes après la Guerre de Sept Ans, ne réserve pas de colonne pour les cochons.
Lorsque von Schwerz effectue son enquête agraire en 1816, il constate que l'élevage de porcs n'est
pratiqué que très rarement dans la Gueldres. Cf. J. N. v. Schwerz, op. cit., p. 21.
7. Cf. Horst Cari, Okhupation und Regionalismus. Die preussisclien Westprovinzen im Siebenjàhrigen
Krieg, Mainz, 1993, p. 326.
128 Josef Smets

l'importance de l'exploitation agricole ; en outre, il influe sur le


nombre des autres intervenants dans l'entreprise familiale paysanne,
comme le montre notre tableau8.
A Kevelaer, la hiérarchie paysanne est nette, elle s'échelonne
entre la présence de quatre chevaux dans les plus grandes fermes et
d'un cheval dans les modestes chaumières. J. N. v. Schwerz rapporte
qu'en Gueldres, on distingue les exploitations agricoles en quatre
catégories ; il reprend les termes qui ont cours au XIXe siècle : ferme
entière (ganzer Hof), demi ferme (halber Hqf), métayer de cheval (Pferds-
kôtter) et métayer ou bordier (kleiner Kôtterf.
Bien entendu, le cheval est inaccessible pour les nombreux villa-
geois sans biens, qui ne possèdent que la force de leurs bras.
Quatre familles seulement forment le sommet de la pyramide pay-
sanne ; outre quatre chevaux, elles possèdent une bonne dizaine de
bovins 10. En 1762, la veuve Noys se distingue comme la plus grande
fortune dans le village ; elle engraisse quinze vaches et entretient le
seul troupeau de moutons, digne de ce nom, bien qu'il soit de taille
modeste. Seul Henrik Roelfs semble imiter la riche veuve dans cet
effort, puisque, sans posséder de moutons en 1756, il est en train de
se constituer un troupeau de bêtes à laine, six ans plus tard, après
avoir perdu entretemps quatre de ses quatorze vaches.
Si l'on tient compte des nombreux progrès de l'agriculture guel-
drienne réalisés depuis le début du XIXe siècle (mais guère avant !)n,

8. Nous faisons fi aux affirmations d'un manuel statistique consacré à la province rhénane en
1842. Celui-ci déclare en effet que ni les chevaux qu'on utilise aux labours dans les champs mais
aussi au transport, ni les porcs, ni les chèvres ne sauraient renseigner sur l'état de l'agriculture. Par
contre, le nombre du cheptel bovin et ovin donnerait « la plus exacte mesure de l'état de l'agri-
culture et de la richesse du paysan ». Cf. G. Droege, art. cit., p. 145, qui cite la « Statistik und Hand-
Adressbuch der Rheinprovinz fur das Jahr 1842 », p. 9.
9. Cf. J. N. v. Schwerz, op. cit., p.4.
10 Les listes nominatives de la seigneurie de Kevelaer, établies de 1764 et 1794, fixent les
impôts sur le cheptel, payables en Pattacon, Schilling et Stûber. Derrière chaque propriétaire, on
trouve le nombre des vaches (Koeyen), des boeufs (Rinder), des moutons (Schaep), des oies (Gans) et
des ruches d'abeilles (Byen). Les chevaux et les cochons ne sont pas comptabilisés ; v. Stak, 95-9-102.
Pourtant, une autre statistique, établie le 20 avril 1762, mentionne des porcelets (Verkens), à côté
des vaches (Koey), des boeufs (Ossen), des génisses (Rinders) et des moutons (Schaep), en faisant la dis-
tinction entre les bêtes grasses (vette) et maigres (mager) ; v. Stak, 05-3-4. Les statistiques antérieures
ne comptent pas non plus les porcelets, mais seulement les vaches, boeufs, moutons, oies et les
ruches ; v. Stak, 05-3-1 (pour 1724), 05-3-1.1 (pour 1725) et 05-3-2 (pour 1730).
11. La vente des biens nationaux entre 1803 et 1813, mais surtout la vente des biens commu-
naux à partir des années 1820, déclenchent une transformation profonde de l'espace rural due à
une amélioration décisive des terres et des cultures ; v. Th. F. Faber, Sozialgruppen als Tràger der
Allmendteilungen im Amt Kevelaer in der ersten Hâlfte des 19. Jahrhunderts, dans J. Smets,
Th. F. Faber, Kevelaer-Gesellschaft und Wirtschaft am Niederrhein im 19. fahrhundert, Kevelaer : Butzon et
Bercker, 1987, p. 215-219, 226-232, 241-250. Le géographe français, Boucher, ayant visité la mairie
de Kevelaer en 1803, note cependant : « L'agriculture est améliorée et augmentée par les défri-
chemens des bruyères depuis environ 50 années. Ses outils aratoires sont les mêmes que dans l'in-
térieur de la france. On enferme les grains dans des granges. (...) » ; v. Shat, MR 1124 : mairie de
Kevelaer. A Kapellen, à Walbeck et à Issum, « l'agriculture s'améliore chaque jour » aussi. Pour la
Economie paysanne et systèmes familiaux en Rhénanie 129

Prénom, Nom TM en Composition des ménages 62


! 56 62 56 62 56 62
56 62 h fe f fi v s ch ch b b m m

Veuve Noys
Jacob Bollen
11
14
10
11112 0 1 1 1
1
5
4
2
2
4
4
4
4
15
10
15
10
60
0
60
0
Henrick Roelfs
Peter Hunekens
9
12
9
9110 43044 7700
1 1 2 3 1 1 4 3 14 10 0 12

Henrik Dengeloef
JoharmusVos
12
10 911321133
11

115
1

20133
1
700
800
2 3 2 2 3 3 10
11
10 2 2

MathisVos
DeckersBoer
9 10
112 22233
78111320329900
10 10 00 10
9 10
Clemens Boer
Peter Stenmans 88112022338800
75 110 1203 28700
Derck Dengeloef
Arnold Dyx 7611201133
87112 11132 7700
7700
GuertPuyn
Henrick Plancken 78110510335500
88 00113333 4400
HermanusTreut
JanAlbers 66112200228800
88 113 21022 8800
JanNiben
veuve Holtmans 56011021227722
7811241122 7600
Jan Grutiers
Johannus op Betray 54111001225500
77101221225522
GeratNoyen
JanKerstiens 53110001224400
55112001223300
Johannus Raeff
Peter van Kempen 44110011223300
65111011222200
Gerart Dyx Stecklings
Pouvels Dengeloef 55 111200012500
04101 10101 0600
Henrik Helmins
Maries Jansen 55110 210114400
33110001114400
Maries ter Houven
JanTiefkes 55101111114400
75110120113300
Helman
GertPinders 36111300113300
112 113
JanopWis
Jan Deckers 6711201211
6 8

551101111122003300 0 2 2 3 0 0

Willem Dyx
Peter Grouwels 5511210011
5611011211 2200
2200
Gerardus Pinders
Willem Dyx Venlo 55111011112200
55012200112200
veuve Selders
veuve Peter Nilen 33011100112200
53110001112200
Gert Raeff
HendrikBrux
Mairies Rogmans
4411001111
661113001021002200
Total 280 275 38 39 53 58 49 39 85 82 200 227 64 78
Total à Kevelaer 809 860 194 195 167 172 60 76 85 82 289 303 64 78

Légende : TM = Taille des ménages ; h = homme ; fe = femme ; f = fils ; fi = fille ; v = valet ;


s = servante ; ch = chevaux ; b = bovins ; m = moutons ; 56 = 1756 ; 62 = 1762.
130 Josef Smets

ces fermes correspondent probablement aux grandes exploitations de


70 à 80 Morgen (arpents ou journaux), soit de 22,82 ha à 26,08 ha,
avec 5 chevaux, 18 à 20 bêtes à cornes et huit domestiques. La veuve
Noys emploie sept domestiques,Jacob Bollen six12.
Les quatre plus riches familles sont cependant talonnées par
onze autres familles qui possèdent trois chevaux et quasiment autant
de vaches (le boeuf est l'animal de trait du pauvre !) 13. Le cheptel
de ces deux groupes correspond, voire dépasse celui des exploita-
tions paysannes de l'Allemagne du Nord-Ouest dont le Rhin Inférieur
fait partie, pour lesquelles on a calculé les moyennes suivantes au
xviir siècle : une ferme de 15,5 ha de terres labourables possède
3,1 chevaux, 0,2 poulain, 0,1 boeuf, 3,0 vaches, 2,4 génisses, 2,6 porcs
et 18,0 moutons14.
De même, la limite est fluctuante entre ce groupe de paysans et les
dix familles qui ne possèdent que deux chevaux, car leur cheptel
bovin est parfois aussi important que celui du deuxième groupe.
Dix-huit paysans, enfin, forment le quatrième groupe qui dispo-
sent d'un cheval et d'une à six vaches et boeufs.
Pour l'écrasante majorité des Kevelaerois, il est exclu de posséder
un cheval, voire une bête de moindre valeur. Les deux tableaux sui-
vants présentent la répartition du cheptel selon cinq catégories de
richesse, instaurées par le nombre de chevaux dans les différents
foyers.
Dans le premier tableau figurent les chiffres bruts, tandis que le
second les transforme en valeurs proportionnelles (pourcent). Toute-
fois, le premier tableau comporte une correction essentielle en ce qui
concerne le nombre réel des ménages en 1762 ; il s'élève à 229 foyers
au moins, en fonction desquels nous avons calculé les pourcentages
de chaque catégorie de familles.

mairie voisine, celle de Kervenheim, son collègue, Auguste Pierrepont, recommande vivement le
<
défrichementde quelques bruyères », ce qui n'a pas été fait jusqu'alors, afin d'augmenter la pro-
duction agricole du lieu. Ibid., mairie de Kervenheim. A Weeze, Wissen et Kalbeck, par contre,
l'état de l'agriculture augmente chaque année par les défrichemens des bruyères ; ibid. : mairie de
Weeze. A Bergen, Afferden, Heyen et Well, l'agriculture a peu changé depuis un certain nombre
d'années, selon Boucher ; ibid., mairie de Bergen. W. Abel, op. cit., p. 304, ne nie pas les défriche-
ments entrepris pendant le XVIIIe siècle dans le Sud et l'Ouest de l'Allemagne, mais ils sont d'am-
pleur modeste par rapport aux efforts déployés dans l'Est, notamment dans le Brandebourg.
12. Sur les domestiques dans la Rhénanie du XIXe siècle, notamment sur ceux du Rhin Infé-
rieur, v. Max Matter, Landwirtschafdiche Dienstboten im Rheinland nach der ADV-Umfrage zur
alten bâuerlichen Arbeit, dans Rheinisch-Westfàlische Zeitschriflfur Volkskunde, 22-23, 1976-1977, p. 34-
50. Sur les liens entre la famille paysanne et ses domestiques en Westphalie durant la seconde moi-
tié du XIX' siècle, v. Dietmar Sauermann, Das Verhâltnis von Bauernfamilie und Gesinde in West-
falen, dans NiedersàchsischesJahrbuchfur Landesgeschichte, Nr. 50, 1978, p. 27-43.
13. La statistique de Kevelaer pour 1770 mentionne 5 grandes exploitations, 25 moyennes et
9 petites ; v. Adolf Marx, Kevelaer. Wallfahrt und Wirtschaft, Kevelaer, 1922, réimp. 1979, p. 101.
14. Cf. W. Abel, op. cit., p. 251.
Economie paysanne et systèmes familiaux en Rhénanie 131

Catégorie Ménages Tôt en Composition des ménages 62 56 62 56 62 56 62

nb % 56 62 h fe f fi v s ch ch b b m m

4 chevaux 4 1,7 46 39 3 4 5 9 13 5 16 15 46 42 60 72
3 chevaux 11 4,8 93 90 10 20 20 17 13 33 30 88 82 2
10 2
2 chevaux 10 4,4 58 56 9 9 13 10 8 8 20 20 52 51 4 4
1 cheval 18 7,9 83 90 16 16 15 19 11 13 16 17 44 52 0 0
0 cheval 186 81,2 529 585 156 156 114 114 11 37 0 0 89 76 0 0

Total 229 100 809 860 194 195 167 172 60 76 85 82 289 303 66 78

Catégorie Tôt en Composition des ménages en 62 56 62 56 62 56 62

56 62 h fe f fi v s ch ch b b m m

4 chevaux 5,7 4,51,5 2,1 3,0 5,2 21,7 6,6 18,8 18,3 15,9 13,9 90,9 92,3
3 chevaux 11,5 10,5 5,2 5,2 17,5 17,5 28,3 17,1 38,8 36,6 30,4 27,1 3,0 2,6
2 chevaux 7,2 6,5 4,6 4,6 7,8 5,8 13,3 10,5 23,5 24,4 18,0 16,8 6,1 5,1
1 cheval 10,3 9,4 8,2 8,2 9,0 11,0 18,3 17,1 18,8 20,7 15,2 17,2 0,0 0,0
0 cheval 65,4 68,0 80,4 80,0 68,3 66,3 18,3 48,7 0,0 0,0 30,8 25,1 0,0 0,0

Total 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100

Légende : Tôt = Total des ménages détaillés ; h = homme ; fe = femme ; f = fils ; fi = fille ;
v = valet ; s = servante ; ch = chevaux ; b = bovins ; m = moutons ; 56 = 1756 ; 62 = 1762.

De toute évidence, c'est le second qui restitue de façon plus claire


la part détenue par chaque groupe de propriétaires dans le cheptel
local.
En 1762, les plus riches familles paysannes forment dans la sei-
gneurie une infime minorité, soit quelque 1,7 % 15. En revanche, elles
détiennent 18,3 % des chevaux, 13,9 % des bovins et 92,3 % des mou-
tons. La disproportion est éclatante, lorsqu'on songe que le groupe
des familles démunies, réunissant 81,2 % des ménages kevelaerois, ne
possède aucun cheval, aucun mouton, et seulement 25,1 % des vaches
et boeufs.
Le deuxième groupe forme 4,8 % des ménages. Il est proche des
familles les plus riches et s'attribue 36,6 % des chevaux, 27,1 % des
bovins et seulement 2,6 % du cheptel ovin.

15. Les valeurs démographiques dans la rubrique consacrée à la compositiondes ménages sont
légèrement imprécises. La raison de cette imprécision est simple. Les administrateurs locaux ont,
certes, mentionné (presque) tous les chefs de ménage, mais ils n'ont pas jugé nécessaire de
détailler les ménages des plus pauvres d'entre eux. Il en résulte une sous-estimation conséquente
de la population de Kevelaer, tant pour 1756 que pour 1762.
132 fosef Smets

A un étage inférieur dans la pyramide socio-économique, le troi-


sième groupe, constituant 4,4 % des ménages, parvient à se tailler
une part honorable dans le cheptel local : 24,4 % des chevaux, 16,8 %
du gros bétail et 5,1 % des bêtes à laine.
Si on réunit ces trois premiers groupes, on constate que 10,9 %
des ménages kevelaerois détiennent 79,3 % des chevaux, 57,8 % des
bovins et tout le cheptel ovin.
Le quatrième groupe, enfin, 7,9 % des ménages, absorbe le reste
des chevaux (20,7 %) et 17,2 % du gros bétail ; aucun mouton n'est à
leur actif, leur élevage étant l'affaire des familles plus fortunées.
En acceptant, à la suite de J. N. v. Schwerz et de ses contempo-
rains, l'équation entre le nombre des chevaux et la taille des exploi-
tations agricoles, on parvient à dégager une idée approximative du
monde paysan à Kevelaer et de ses environs. A peine un dixième des
paysans du cru accapare environ trois quarts des terres cultivables,
mais ils n'en sont pas forcément propriétaires (!), ne laissant qu'une
portion congrue au quatrième groupe de paysans, alors que les sans-
chevaux, écrasante majorité (81,2 %), cultivent quelques lopins de
terre avec un boeuf comme animal de trait, parfois avec un cheval
emprunté aux nantis. Ceux d'entre eux qui possèdent une vache ou
un boeuf, les font paître dans les vastes biens communaux, bruyères
marécageuses situées entre Kevelaer et Twisteden, qui seront vendus
aux enchères entre 1823 et 1844.
Cette concentration de la terre cultivable sur une minorité villa-
geoise n'est guère spécifique à Kevelaer et ses environs (Wetten et
Twisteden par exemple). Elle caractérise les sociétés paysannes de
nombreuses autres régions européennes, comme celle des garrigues
montpelliéraines. Le soleil rayonnant de la Méditerranée n'empêche
pas l'injustice de régner sur le terroir de Notre-Dame-de-Londres (et
des villages voisins). 77 % des terres n'appartiennent qu'à une mino-
rité des propriétaires, soit 10 % environ16. A une proportion quasi-
ment identique de concentration des terres par une minorité de pro-
priétaires tant languedociens que gueldriens, peut-on trouver une
condition semblable, un dénominateur commun pour ces deux socié-
tés traditionnelles ? Apparemment, rien ne rapproche les deux
régions, ni la géologie, ni la géographie, ni le climat, ni la culture, si
ce n'est un point essentiel dans leurs coutumes paysannes respec-
tives : la dévolution du patrimoine familial à un héritier unique,
appelé droit d'aînesse dans le Languedoc méditerranéen et Anerbenrecht
dans la Gueldres rhénane. Sociétés d'exclusion, tant languedocienne

16. Cf. J. Smets, Ecologie, habitat et santé : la mutation lente et difficile de deux sociétés tradi-
tionnelles (xvIIIe et XIXe siècles), dans Etudes sur l'Hérault, 1988, p. 186-187.
Economie paysanne et systèmes familiaux en Rhénanie 133

que gueldrienne, elles favorisent inéluctablement la concentration de


la richesse paysanne dans les mains de quelques familles sur place.
Nous reviendrons sur cette donnée fondamentale, car elle distingue
le Rhin Inférieur du reste des pays rhénans qui pratiquent la coutume
du partage égalitaire, appelée Realteilung.
L'immobilisme de l'économie paysanne du pays se poursuit après
1762. En parcourant les listes nominatives de chaque année, établies
par les gouverneurs ou les échevins (Regierer ou Schepe) afin de calculer
les impôts sur les bestiaux (Beesten-Geld), on obtient le tableau suivant
qui contient également la composition du cheptel en 1725 et 1730,
obtenue à partir de documents fiscaux semblables17.
Chose étonnante, les valeurs de 1725 et 1730 sont nettement supé-
rieures à celles de la seconde moitié du siècle. Ce constat nous
intrigue d'autant plus qu'elles semblent corroborer notre observation
concernant l'évolution démographique non seulement de Kevelaer et
des paroisses voisines, mais aussi de celle du duché de Gueldres. Le
sommet démographique se situe aux alentours de 1730 et il ne sera
atteint à nouveau qu'après 1790. Bien sûr, ces deux années ne peu-
vent servir que de faible indice ; Kevelaer semble avoir joui alors
d'une meilleure santé économique qui se serait répercutée sur un
meilleur état démographique aux alentours de 1730.
Après la fin de la Guerre de Sept Ans, l'économie paysanne de
Kevelaer reste solidement figée dans son immobilisme ; les tracés
transcrivant les valeurs des vaches et des boeufs, sont les meilleurs
indicateurs de cette situation stationnaire, car les grandes variations
concernant le nombre des moutons, des oies et des ruches sont exclu-
sivement dues à leur statut secondaire dans les exploitations agricoles.
Quelques familles achètent et vendent les moutons au gré de leurs
stratégies annuelles, elles ne songent pas à se constituer un troupeau
stable.
De toute façon, Kevelaer n'est pas un terroir où on élève les mou-
tons. En 1780, le cheptel ovin de la Gueldres monte à 17 733 têtes,
dont 30 seulement sont engraissées à Kevelaer. Seuls les villages de
Hinsbeck et de Klein-Kevelaer ont moins de bêtes à laine, tandis que
Bergen, Well, Grefrath, Viersen, Wankum et la ville de Gueldres n'en
élèvent même pas une.
En général, les villages qui ont les plus grands troupeaux dispo-
sent de terres relativement infertiles, tels Venray, Well, Sevelen, Hel-
den, Horst, Sevenum, etc. ; leurs terroirs disposent de grands espaces

17. Cf. Stak, 95-9-102, 05-3-1.1 et 05-3-2.


18. La statistique dans Fischbach, Dos Herzogthum Geldern Kôniglich PreufSischen Antheils, Berlin,
1782-1784, réimp. Geldern 1980, p. 55.
134 JosefSmets

Kevelaer : cheptel

Nombre Ecarts à la moyenne (en %)

va bo mou oie ruc va bo mou oie rue

1725 248 112 127 64 99 129,1 177,8 251,0 318,4 300,9


1730 247 79 46 27 131 128,6 125,4 90,9 134,3 398,2

1764 205 56 58 8 37 103,0 88,9 114,6 39,8 112,5


1765 202 56 45 9 40 101,5 88,9 88,9 44,8 121,6
1766
1767 197 53 2 7 34 99,0 84,1 4,0 34,8 103,3
1768 199 54 20 3 28 100,0 85,7 39,5 14,9 85,1
1769 208 73 28 5 33 104,5 115,9 55,3 24,9 100,3
1770
1771
1772 204 64 34 12 24 102,5 101,6 67,2 59,7 72,9
1773 199 62 13 15 100,0 98,4 64,7 45,6
1774 202 68 35 15 19 101,5 107,9 69,2 74,6 57,8
1775 197 66 37 14 24 99,0 104,8 73,1 69,7 72,9
1776 203 71 92 20 52 102,0 112,7 181,8 99,5 158,1
1777 200 60 12 19 39 100,5 95,2 23,7 94,5 118,5
1778 214 65 47 23 34 107,5 103,2 92,9 114,4 103,3
1779 206 63 53 27 37 103,5 100,0 104,7 134,3 112,5
1780 211 58 2 21 37 106,0 92,1 4,0 104,5 112,5
1781 210 65 5 26 51 105,5 103,2 9,9 129,4 155,0
1782
1783 211 63 106 24 37 106,0 100,0 209,5 119,4 112,5
1784 206 62 84 24 38 103,5 98,4 166,0 119,4 115,5
1785 201 66 86 25 27 101,0 104,8 170,0 124,4 82,1
1786 206 60 58 24 26 103,5 95,2 114,6 119,4 79,0
1787 202 60 46 24 34 101,5 95,2
90,9 119,4 103,3
1788 199 67 67 31 38 100,0 106,3 132,4 154,2 115,5
1789 202 69 46 28 26 101,5 109,5 90,9 139,3 79,0
1790 214 78 51 31 31 107,5 123,8 100,8 154,2 94,2
1791 213 68 75 32 21 107,0 107,9 148,2 159,2 63,8
1792 211 78 79 29 32 106,0 123,8 156,1 144,3 97,3
1793 219 74 79 32 36 110,1 117,5 156,1 159,2 109,4
1794 229 84 118 38 71 115,1 133,3 233,2 189,1 215,8

moy 192,1 63,0 50,6 20,1 32,9


max 229 84 118 38 71
min 197 53 2 3 15

Légende : va = vaches ; bo = boeufs ; mou = moutons ; ruc = ruches ; moy = moyenne ; max =
maximum ; min = minimum.
Economie paysanne et systèmes familiaux en Rhénanie 135

Duché de Gueldres, 1780 : cheptel ovin

Veriray 2 155 Baerlo 286 Herongen 100


Well 1 430 Wanssum 283 Broeckhuysen 90
Sevelen 1 316 Oirlo 263 WachtendonkAmt 90
Helden 1 290 Blitterswyck 245 Stenden 75
Horst 1080 Kessel 220 Oeyen 64
Sevenum 900 Eyll 215 Broeckhuysenvorst 62
Reurdt 599 Aerssen 205 Veerst 60
Schaephuysen 486 Lom 200 Wetten 60
Walbeck 478 Schwolgen 198 Middelaer 59
Vernum 454 Lobberich 190 Thynray 40
Straelen Amt 440 Geysteren 153 Kevelaer 30
Aefferden 433 Leuth 145 Hinsbeck 27
Gribbenvorst 430 Neukirchen 136 Klein Kevelaer 25
Velden 395 Mierlo 135 Bergen+Well
Lottum 370 Thoenninsberg 121 Greefraedt
Twisteden 367 Raeyen 120 Vierssen
Bleryck 332 Pondt 115 Wanckum
Capellen 332 Aldekerck 106
Bree 328 17 733

composés de bruyères et de landes marécageuses. Cependant, le


nombre des moutons ne suffit pas pour approvisionner l'industrie
drapière du pays qui ne fabrique que des draps de qualité médiocre,
selon l'avis de Fischbach19. En 1816, la qualité des moutons laisse à
désirer, selon J. N. v. Schwerz, et leur élevage n'est guère pratiqué
dans les règles de l'art. Les plus grands troupeaux ne dépassent pas
100 à 150 têtes. Certains paysans avaient néanmoins commencé à
améliorer la race locale, mais la fermeture du dépôt de béliers nobles
a avorté leur louable tentative20.
En revanche, le cheptel bovin constitue souvent le seul bien des
paysans dont la plupart ne possèdent même pas les quatre murs de la
ferme. Tout au long de la période de 1764 à 1794, l'économie pay-
sanne de Kevelaer n'arrive pas à augmenter son gros bétail. Le
nombre moyen des vaches s'élève à 192 têtes, celui des boeufs à 63,
soit un total de 265 unités. On constate cependant un léger accroisse-
ment à l'approche de 1790, lorsque Kevelaer se met à élever quelque
290, voire 300 bovins, score qui demeure toujours inférieur à celui

19. En Allemagne, les efforts pour améliorer l'élevage ovin se situent dans la seconde moitié
du XVIIIe siècle. Certes, on importait les mérinos en petite quantité de la Flandre ou de l'Angleterre
depuis un certain temps, mais le premier grand transport - 92 béliers et 128 brebis - en prove-
nance de l'Espagne n'arrive en Saxe qu'en 1765 ; v. W. Abel, op. cit., p. 325.
20. Cf. J. N. v. Schwerz, op. cit., p. 35.
136 Josef Smets

des 330 à 350 têtes des années 1725-1730. Kevelaer n'appartient pas
au groupe de villages gueldriens foncièrement ruraux, si on le met en
rapport avec le chiffre total du gros bétail dans le duché. Celui-ci
s'élève à 19 440 têtes en 1780 ; les bovins de Kevelaer ne représentent
que 1,44 %, tandis que les 1355 habitants constituent 2,88 % des
47 000 Gueldriens en 1786 et son terroir de 1941 ha quelque 1,59 %
des 122 000 ha du duché.
Le bétail gueldrien ne sert pratiquement pas à la consommation
locale ; c'est généralement en automne qu'on achète les bêtes, en
provenance de la Frise, du Holstein ou du Danemark21, sur les deux
grandes foires à bestiaux, celles de Clèves et de Emmerich, parce que
les prix sont alors très avantageux. Ensuite, on les engraisse dans les
étables durant l'hiver et, puis, sur les rares prés et prairies selon les
observations de Fischbach, et « on en fait un commerce à l'extérieur ».
L'auteur souligne cependant que « l'élevage ne peut jamais fleurir à
défaut de prés », remarque d'autant plus pertinente que les paysans
de l'époque négligeaient l'entretien des prés et prairies et considé-
raient le bétail comme un « mal nécessaire ». Ils en avaient besoin
pour la fumure des champs et pour labourer la terre dont le produit,
les céréales en l'occurrence, rapportaient plus d'argent que la
viande22. En 1816, l'élevage du gros bétail se présente ainsi :
On compte en général 3 vaches pour deux Morgen hollandais
[= 0,652 ha] de prairie... Si la prairie est sèche, on attribue un Morgen à
une vache... On met le bétail destiné à l'engraissement sur la prairie dès
le 1" mai ; il y reste, s'il a été maigre et qu'il doive devenir bien gras, jus-
qu'à la fin d'octobre, jour et nuit.... Une vache qui pesait 400 livres lors-
qu'elle était maigre, pèse généralement de 500 à 525 livres lorsqu'elle est
grasse ; les boeufs de 400 livres atteignent 600 livres. Certains d'entre eux
pèsent de 800 à 900 livres... Le bénéfice de l' engraissement se situe entre
25 et 35 Rthlr. [Reichstaler] pour chaque grande pièce [vache ou boeuf] 23.

21. Vers le milieu du xvii' siècle, les paysans des Provinces-Unies s'approvisionnentégalement
dans les contrées du Nord allemand et au Danemark, mais ils achètent le bétail « incontinent »,
entendez maigre, au printemps, selon les observations d'un Français ; cf. Fernand Braudel, Civili-
sation matérielle, économie et capitalisme, 3 vol., Paris : Armand Colin, 1993, vol. 3, p. 204-205, qui cite
Jean-Nicolas de Parival, Les Délices de la Hollande, 1662, p. 13.
22. Cf. W. Abel, op. cit., p. 250. Michel Péronnet, Le XVIII siècle : des Lumières à la Sainte Alliance
(1740-1820), Paris, 1991, p. 17 : « l'élevage dans le système ancien était directement subordonné
aux cultures céréalières ; on élevait du bétail pour travailler la terre et pour obtenir du fumier ».
Cette observation ne vaut apparemment que pour les régions à prédominance céréalière. F. Brau-
del, op. cit., vol. 1, p.126, souligne avec vigueur qu'il existe de nombreuses régions tant en France
qu'en Europe, où l'herbe l'emporte sur le blé, où le bétail est la richesse dominante qui procure
un surplus commercial dont chacun peut vivre. L'auteur s'inspire de l'article de Jacques Mulliez,
Du blé, « mal nécessaire ». Réflexions sur les progrès de l'agriculture, 1750-1850, dans Revue d'his-
toire moderne et contemporaine (RHMC), 1979, p. 3047.
23. Cf. J. N! v. Schwerz, op. cit., p. 14-15.
Economie paysanne et systèmes familiaux en Rhénanie 137

Le poids des bêtes est modeste : il évolue de 200 kg à 260 kg pour


les vaches et de 200 kg à 300 kg pour les boeufs. Que l'on songe au
poids moyen des bovins actuels qui s'élève à 600-700 kg, sans parler
des beaux Charolais, fleurons de l'élevage bovin en France.
J. N. v. Schwerz confirme Fischbach au sujet de l'ampleur de l'en-
graissement des bêtes. Selon lui, le commerce est important. Il se rap-
pelle avoir connu des paysans qui engraissaient 100 têtes, voire 150.
Une fois engraissées, les meilleures bêtes sont vendues à l'étranger,
qui à Liège, qui dans le Brabant et même en France, le reste approvi-
sionnant les marchés locaux. J. N. v. Schwerz nous révèle un autre
détail fort intéressant: «Avant les temps français, les éleveurs fai-
saient venir les boeufs du Danemark afin d'occuper leurs prairies. Dès
lors, ils se sont mis à l'élevage eux-mêmes, et l'argent reste dans le
pays » 24. Les éleveurs deviens et gueldriens ont dû faire bon coeur
contre mauvaise fortune, lorsque le Rhin constitua, entre 1794 et
1814, la frontière naturelle de la France vers l'Est, interrompant net
l'afflux habituel du bétail à engraisser en provenance du Danemark
et des autres pays du Nord (Frise, Holstein). Les éleveurs cis-rhénans
ont dû réagir et s'adapter à ces nouvelles circonstances. Le résultat est
on ne peut plus positif puisque cette branche de l'économie agricole
est devenue autonome. Toutefois, ces éleveurs entreprenants ne
constituent qu'une minorité au sein des paysans du Rhin Inférieur.
La mentalité des paysans gueldriens vis-à-vis de l'élevage du bétail
ne change qu'au cours du XIXe siècle, lorsque les agriculteurs pren-
nent conscience des avantages du fumier pour un meilleur rende-
ment céréalier et lorsque les prix de la viande augmentent sensible-
ment à cause de la forte demande en provenance des nouveaux
grands centres industriels. En 1816, J. N. v. Schwerz rapporte la phi-
losophie éclairée d'un paysan clévien qui établit un lien entre la sur-
face agricole et le nombre des bêtes dont le fumier augmente la pro-
ductivité de la terre :
Le meilleur engrais (...) consiste (...) dans les excréments des animaux.
(...) Nous devons maintenir un bon bétail proportionné au nombre des
Morgen, et si celui-ci doit produire de l'engrais, il faut lui donner à man-
ger. De la multiplication des herbes fourragères résultera celle de l'en-
grais et, à travers elle, l'augmentation du rendement de nos champs25.

24. Ibid., p. 16.


25. Le texte allemand, dans J. N. v. Schwerz, op. cit., p.29. Les idées des agronomes anglais,
notamment Jethro Tull (1673-1741), Lord Lovell (1697-1755), Lord Townshend (1674-1738),
Thomas Coke (1752-1842), Arthur Young (1741-1820), éditeur, depuis 1784, des Annals of Agricul-
ture, ont fait leur chemin jusqu'au Rhin Inférieur.
138 Josef Smets

Jusqu'à présent, nous avons parlé des bêtes, leur nombre reflétant
grossièrement la taille des exploitations agricoles du pays. Il en va de
même pour les hommes. A l'époque, la notion de la famille est tota-
lement différente de la nôtre. Economie de subsistances oblige, la
famille est avant tout une unité de production dans laquelle chaque
individu tient une place précise26. C'est d'ailleurs pour cette raison
que les statistiques de l'époque n'hésitent pas à assimiler les valets et
servantes aux fils et filles de la famille qui sont âgés de 10, voire de
14 ans. Ainsi, notre statistique de 1762 parle textuellement de la com-
position des ménages dans laquelle sont intégrés les domestiques27.
D'ailleurs, ne mangent-ils pas tous à la même table, tout en respectant
scrupuleusement la hiérarchie du travail et de l'âge, à l'instar du
grand ménage de La Bretonne ? Ménage patriarcal oblige, le paysan
préside à la table ; à sa gauche se trouve sa femme suivie des filles,
selon l'ordre décroissant de leur âge, et des servantes. A sa droite, le
premier valet ouvre la file des mâles, suivi du second valet, etc., y com-
pris des fils. Le garçon, âgé de quatorze ans en général et qui garde le
cheptel comme Kuwhard, Schoaphard ou Geithard (gardien de vaches,
moutons ou chèvres), est le dernier des mâles à cette tablée pay-
sanne ; il est assis en face des plus jeunes servantes28. Il est rare qu'on
signale la présence des grands-parents ou des oncles ou tantes. Même
chez les gros paysans, prédomine la famille nucléaire élargie seule-
ment par les domestiques. Inversement, les modestes familles de jour-
naliers et d'artisans, pourvoyeuses des domestiques, ne vivent même
pas sous la forme nucléaire, mais sous une forme éclatée de façon
chronique. Les bouches à nourrir au-delà de quatorze ans doivent
trouver leurs subsistances sur les fermes du lieu, sinon hors du village
natal. L'émigration gueldrienne a bien un fondement structurel donc.
Nous avons présenté plus haut les familles de Kevelaer, proprié-
taires de un à quatre chevaux, sans omettre de préciser la composi-

26. Cf. à ce propos par exemple Hans Medick, Die protoindustrielleFamilienwirtschaft,dans


P. Kriedte (et al), Industrialisierung vor der Industrialisierung, Gôttingen, 1978, p. 90-193 ; le même,
Familienwirtschaftals Kategorie einer historisch-politischen Ôkonomie. Die hausindustrielle Fami-
lienwirtschaft in der Ubergangsphase zum Kapitalismus, dans M. Mitterauer, R. Sieder (Hg.), His-
torische Familienforschung, Frankfurt/M., 1982, p. 271-299 ; M. Mitterauer, Grundtypen alteuropâischer
Sozialformen, Stuttgart, Bad Cannstadt, 1979, p. 35-97, sur les formes familialespré-industrielles aux
XVIIe et XVIIIe siècles ; le même, Auswirkungen der Agrarrevolution auf die bâuerliche Familien-
struktur in Osterreich, dans M. Mitterauer, R. Sieder (Hg.), Historische Familienforschung, Frank-
furt/M., 1982, p. 241-270 ; J. Smets, Bevôlkerung und Wirtschaft in der Bûrgermeisterei Kevelaer
im 18. und 19. Jahrhundert, dans J. Smets, Th. F. Faber, op. cit., p. 184-186.
27. Cf. Stak, 05-2-2.
28. Cf. J. Smets, 1987, op. cit., p. 181 ; M. Matter, art. cit., p. 43. Dans la Westphalie de la fin du
XIXe siècle, la tablée de type patriarcal prédomine largement chez les gros paysans ; cf. D. Sauer-
mann, art. cit., p.35-40. Sur le pecking order de La Bretonne, cf. E. Le Roy Ladurie, De la crise ultime
à la vraie croissance, 1660-1789, dans G. Duby, A. Wallon (dir.), Histoire de la France rurale, 4 vol.,
Paris : Seuil, vol. 2, 1975, p. 478.
Economie paysanne et systèmesfamiliaux en Rhénanie 139

tion de chaque ménage paysan. Il ressort très clairement que la taille


de chaque ménage répond à l'importance de chaque exploitation, et
ce sont logiquement les plus riches familles paysannes qui ont besoin
du plus grand nombre de personnes afin de travailler les terres, de
soigner les bêtes et de fabriquer les produits agricoles (céréales, foin,
fourrages, légumes, lait, beurre, fromage, etc.).
Hormis trois exceptions (Derck Dengeloef, Arnold Dyx et Guert
Puyn), les douze plus riches familles ont un ménage se composant de
huit à onze individus, y compris les domestiques bien entendu.
Le groupe des propriétaires de deux chevaux contient des
ménages entre cinq à huit personnes, excepté Jan Kerstiens (trois
individus) et Johannus op Betray, ainsi que Peter van Kempen (quatre
individus).
Le quatrième groupe, enfin, affiche un portrait plus hétérogène.
Il réunit des ménages allant de trois jusqu'à huit personnes.
La raison pour laquelle Jan op Wis préside une tablée quotidienne
de huit personnes est simple et elle s'applique certainement aussi à
Jan Deckers, chef d'un ménage de sept individus. Ils exercent, outre
le métier de paysans, celui d'aubergistes dans le village afin d'arron-
dir leur revenu annuel. C'est la seconde occupation qui nécessite la
présence de deux valets et deux servantes chez le premier, et d'un
valet et deux servantes chez le second.
Nous voici d'ailleurs au coeur du fonctionnement des familles pay-
sannes du duché, sinon des sociétés traditionnelles de l'Europe. Car
c'est la composition de la famille biologique qui influe directement
sur celle des domestiques.
Voyons par exemple le ménage de la veuve Noys en 1762. Sa
grosse ferme nécessite le concours de nombreux bras. Sans mari29 et
aidée seulement par un fils et une fille, elle est obligée d'embaucher
de nombreux domestiques, cinq valets et deux servantes. Le partage
des travaux à la ferme est un tant soit peu sexiste, quatre femmes (la
mère, la fille et deux servantes) aident six hommes (le fils et cinq
valets) pour faire tourner l'exploitation familiale. Si le mari avait été
vivant, les valets n'auraient été qu'au nombre de quatre.
C'est ce que nous montre l'exemple de Jacob Bollen, chef d'un
ménage de onze personnes. Comme chez la veuve Noys, deux ser-
vantes secondent sa femme et son unique fille vivante. En revanche,
lui vivant, il n'a besoin que de quatre valets. Il attend probablement
que son second fils atteigne l'âge de raison et de travail (14 ans en
général), afin de réduire le nombre des valets à trois individus.

29. Il est probablement décédé après 1756, puisque le ménage compte onze personnes à cette
date.
140 Josef Smets

Peter Hunekens n'a pas la chance d'avoir procréé un ou plusieurs


fils à qui transmettre le patrimoine familial. Par contre, sa femme lui
a donné quatre filles. Le déséquilibre des sexes au sein de la famille
se répercute logiquement sur la domesticité. Peter Hunekens n'a pas
besoin de servantes, grâce à ses quatre filles (ou à cause d'elles, si l'on
veut), mais de trois valets à défaut de progéniture mâle.
Mathis Vos s'estime probablement plus heureux que Peter Hune-
kens. Sa femme lui a donné au moins sept enfants, dont deux filles et
cinq fils. Du coup, le recours aux domestiques n'est pas de mise. Une
servante complète la distribution des quatre rôles féminins, alors que
les six rôles masculins sont assurés par le père et ses cinq fils, ce qui
exclut toute embauche d'un valet.
Plus triste et tragique est le cas des deux enfants de Hermanus
Treut. Le frère et la soeur ont perdu leurs parents ; c'est pourquoi ils
ont besoin de l'aide de trois valets et de trois servantes.
Ces exemples montrent à l'évidence le lien étroit entre le nombre
des enfants et celui des domestiques. Bien évidemment, les chiffres
concernant la famille biologique et la domesticité ne traduisent pas
une loi mathématique, mais une tendance assez nette. De multiples
facteurs peuvent troubler le rapport des rôles attribuables tant aux
hommes qu'aux femmes, ou aux membres d'une famille et aux
domestiques. Ceci dépend de la complexité du système économique
du lieu. Si le marché du travail est diversifié, les gens du cru peuvent
subsister de diverses façons et en recourant à plusieurs emplois. Les
exemples de Jan op Wis et de Jan Deckers semblent étayer ce constat.
En revanche, la répartition des rôles sur les membres d'une famille et
sur ses domestiques respecte une plus grande régularité dans une
société foncièrement rurale.
Ce qui importe dans les exploitations paysannes, c'est la réparti-
tion des tâches sur chaque membre du ménage. Et lorsque l'exploita-
tion familiale est modeste, le nombre de rôles ou de travaux diminue
proportionnellement. Cette logique se répercute nécessairement sur
la domesticité d'abord, voire même sur les enfants ensuite. Car, en
descendant l'échelle socio-économique du lieu, le nombre des
domestiques diminue progressivement. La contrainte économique
affecte non seulement les ménages comprenant une modeste domes-
ticité, mais aussi et surtout la structure même des familles les plus
démunies, celles qui ne possèdent ni chevaux, ni terres, ni domes-
tiques, c'est-à-dire celles qui ne peuvent pas proposer un rôle, autre-
ment dit : un travail à leurs enfants. Constat banal après tout, diront
certains, mais il révèle une donnée fondamentale de la société tradi-
tionnelle en général, et de celle de la Gueldres en particulier.
En effet, si la statistique de 1762 crédite le premier groupe de

Vous aimerez peut-être aussi