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LA PORTÉE DES DROITS INDIVIDUELS

DANS LA CONSTITUTION ESPAGNOLE DE 1812

Ignacio Fernández Sarasola


Universidad de Oviedo

La Constitution de Cadix constitue le produit juridico-politique le plus


important de la guerre d’Indépendance. Si cette dernière est assimilée au sou-
lèvement contre la France, la Constitution permit de formaliser la révolution
politique en cours dans un contexte particulièrement critique. Ainsi, il n’est
pas étonnant de constater que le comte de Toreno choisit d’intituler son œuvre
capitale portant sur les années 1808-1814 : Historia del levantamiento, guerra y
revolución de España. En effet, il s’agissait bien de cela : un soulèvement militaire
et une révolution politique dissimulés par la guerre.
La guerre et la révolution représentaient la tentative désespérée de la nation
espagnole pour obtenir son indépendance, ce qui ne signifiait pas seulement se
soustraire au joug napoléonien, mais aussi éradiquer toute conception patri-
moniale de la nation et se débarrasser du despotisme qui avait caractérisé tout
particulièrement le règne de Charles IV. L’indépendance de la nation imposait
l’élimination de la tyrannie ex defectu tituli comme ex parte exercitii, si l’on se
réfère à la terminologie classique popularisée par Bártolo de Sassoferrato1. Ainsi,
comme l’affirmait Flórez Estrada, il n’existait ni liberté ni patrie sans constitu-
tion : des esclaves ne pouvaient considérer comme une patrie le territoire où
ils vivaient2. La Constitution de Cadix incarnait l’instrument formel à travers
lequel les patriotes prétendaient garantir tant l’indépendance de la nation face à
l’envahisseur étranger que l’indépendance de l’individu devant l’État. Pour ces
raisons, les droits et libertés subjectifs constituaient un élément essentiel de la
Constitution, car il n’existait en leur absence ni liberté ni patrie ni, par consé-
quent, une véritable indépendance.
Quelles nouveautés la Constitution de Cadix apporte-elle dans le domaine
des libertés ? Jusqu’à quel point cette Constitution répond-elle au paradigme
libéral qui détermine la majeure partie de son contenu ? Quelle influence exerça-
t-elle dans le constitutionnalisme du xixe siècle ? Pour répondre à ces questions,

1
Tractatus de Tyranno, VI, §§ 208-209, reproduit dans D. Quaglioni, Politica e Diritto nel Tre-
cento Italiano, pp. 185 et 196.
2
Á. Flórez Estrada, Constitución para la nación española presentada a S. M. la Junta Suprema
Gubernativa de España e Indias, p. 98.

Jean-Philippe Luis (éd.), La guerre d’Indépendance espagnole et le libéralisme au xixe siècle,


Collection de la Casa de Velázquez (118), Madrid, 2011, pp. 91-109.
92 ignacio fernández sarasola

je me centrerai sur ce que je considère comme le plus emblématique, à savoir


la régulation des droits dans notre Constitution, en analysant les précédents
libéraux et leurs destinées dans le constitutionnalisme espagnol postérieur à
1814. Je tenterai de faire le lien entre le passé immédiat de la Constitution et son
influence ultérieure, dans la mesure où le texte constitutionnel est doté d’une
double valeur. Il représente d’abord la culmination de la réflexion libérale enta-
mée depuis la fin du xviiie siècle, qui en était resté à des œuvres doctrinales et ne
s’était jamais incarnée en termes normatifs. Les Cortès ont ouvert ensuite la voie
de l’histoire constitutionnelle espagnole ou, pour être plus précis, d’une histoire
constitutionnelle espagnole non soumise à des ingérences extérieures.

I. — UNE CONSTITUTION SANS DÉCLARATION DE DROITS

Une des caractéristiques les plus significatives de la Constitution de Cadix est


sans doute l’absence d’une déclaration des droits, ce qui la différencie des consti-
tutions révolutionnaires françaises de 1791, 1793 et 1795 qui lui ont servi en
grande partie de modèle dans son articulation interne3. En réalité, cette carence
n’empêche pas la Constitution de Cadix d’inclure une abondante régulation des
droits et des libertés. Toutefois, la dispersion de ces derniers tout au long de plu-
sieurs chapitres affecte fondamentalement la structure constitutionnelle.
Depuis la fin du xviiie siècle, le libéralisme espagnol avait considéré comme
pertinent de suivre le schéma révolutionnaire français et d’instaurer une décla-
ration des droits qui rappellerait aux sujets les libertés naturelles qui leur
correspondaient et qui limitaient l’action de l’État. La déclaration jouait par
conséquent le rôle de rappel de la part de liberté naturelle que les individus
avaient conservée après que le pacte social eût été scellé. Si la partie organique
devait contenir les facultés des pouvoirs publics, par délégation de la collectivité
souveraine au travers du pacte social, la partie dogmatique se tenait d’insister
sur les limites de ces facultés, sur ce qu’il leur était interdit de faire.
En 1794, León de Arroyal rédigeait un projet constitutionnel dans une
seconde série de lettres adressées au comte de Lerena. Le texte commençait pré-
cisément par une « Exposition des droits naturels » avant de fixer « la division
et ordonnance du royaume ». Par conséquent, la partie dogmatique précédait
la partie organique. Cet ordre était altéré dans un autre projet constitutionnel,
celui rédigé en 1809 par Álvaro Flórez Estrada qui, après avoir évoqué les lois, le
souverain, le roi, les juntes provinciales et les tribunaux clôturait son texte avec
un chapitre intitulé : « Des droits que la constitution déclare appartenir à tout
citoyen et de ceux qu’elle leur concède ». Flórez Estrada considérait ce chapitre
comme le cœur de la Constitution, malgré une relégation à la fin du texte consti-
tutionnel. De fait, son introduction au document constitutionnel commençait
par une référence précise à la nécessité d’une déclaration des droits pour rappe-
ler aux citoyens les libertés naturelles qui leur correspondaient. S’inspirant des

3
W. M. Diem, « Las fuentes de la Constitución de Cádiz », p. 351.
la portée des droits individuels 93

idées mises en avant dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de


1789, Flórez Estrada signalait que seul l’oubli des libertés naturelles avait permis
le développement du despotisme. Pour cette raison,
la déclaration de ces droits et devoirs est absolument nécessaire ; sans elle,
la plupart des individus qui composent la société les ignoreraient complè-
tement, aussi clairs et évidents qu’ils fussent, ce qui les exposerait, comme
cela est arrivé jusqu’à nos jours, à être victimes de l’erreur et de la tyrannie4.

Toutefois, si l’influence de la pensée révolutionnaire française est évidente, il


faut tenir compte de quelques notes rédigées dans la déclaration des droits de
Flórez Estrada. En premier lieu, il ne s’agit pas d’une déclaration des droits de
l’homme, mais seulement du citoyen. Ensuite, il existe une distinction entre les
droits que la Constitution déclare seulement et ceux qu’elle concède, bien qu’il
ne soit jamais précisé lesquels appartiennent à l’une ou à l’autre catégorie. En
réalité, la distinction est en cohérence avec la théorie de l’État libéral : les droits
constitutionnellement « déclarés » sont ceux qui, parce qu’ils sont naturels, pré-
cèdent l’établissement du pacte social. L’État ne les créait donc pas, mais les
limitait seulement. De leurs côtés, les droits «  concédés  » comprenaient ceux
qui pouvaient exister dans une société quand la Constitution les accordait aux
citoyens. Ces derniers étaient les droits politiques qui ne pouvaient exister à
l’état de nature car ils impliquaient une participation à des pouvoirs publics
inexistants dans un état social primitif. Dans son livre Reflexiones sociales (1811)
construit suivant une structure propre à une constitution, José Canga Argüelles,
un autre Asturien, consacrait le chapitre ii aux « droits et devoirs de l’homme
en société », après avoir analysé l’origine de la société et de l’État en des termes
inspirés sans équivoque du droit naturel rationaliste5.
Quelques-uns des textes qui accompagnent le processus constituant de Cadix
évoquent d’une manière ou d’une autre la nécessité d’intégrer une déclaration des
droits. Le texte allant le plus dans ce sens se trouve dans les Instrucciones para la
Constitución Fundamental de la Monarquía española y su gobierno, élaboré par le
regidor de la municipalité de Guatemala, José María Peinado, sous la forme d’un
cahier d’instructions destiné au député américain Larrazábal. Dans l’introduction
du texte, les arguments issus de la pensée française déjà utilisés par Flórez Estrada
sont repris : l’oubli des droits naturels se trouve au fondement du despotisme,
d’où la nécessité de formuler une déclaration dans laquelle ces droits seraient
rappelés. Les Instrucciones contenaient ensuite une «  Déclaration des droits du
citoyen », suivie d’un projet de constitution. Là aussi, les droits n’étaient pas des-
tinés à tous les hommes, mais uniquement aux citoyens espagnols. Toutefois, à la
différence du texte de Flórez Estrada, la déclaration des droits ne faisait pas partie
de la Constitution, mais apparaissait dans un texte annexe, comme l’étaient en
France la déclaration de 1789 et la Constitution de 1791.

4
Á. Flórez Estrada, Constitución para la nación española presentada a S. M. la Junta Suprema
Gubernativa de España e Indias, p. 92.
5
J. Canga Argüelles, Reflexiones sociales o idea para la Constitución española, p. 110.
94 ignacio fernández sarasola

Les textes élaborés pendant la guerre d’Indépendance, mais antérieurs à la


Constitution de Cadix visaient aussi à une déclaration des droits. Ainsi, quand
Jovellanos réalisa l’Instrucción qui devait régir le fonctionnement de la Junta de
legislación, c’est-à-dire l’organe préparatoire aux futures Cortès, il recommanda
de procéder à une compilation des lois fondamentales relatives aux droits
du roi, aux droits de la nation et aux droits des individus considérés comme
membres de la société espagnole. Même s’il s’agit ici d’une vision historiciste
du constitutionnalisme, il est certain que la détermination des «  droits  » (en
réalité des facultés) du roi et de la nation devait comprendre la forme de gou-
vernement, c’est-à-dire la fixation des pouvoirs qui revenaient respectivement à
la Couronne et aux Cortès. Fixer les droits des individus revenait, d’une certaine
manière, à élaborer une déclaration des droits.
Toutefois, l’élément le plus important se trouve peut-être dans le pré-projet
de la Constitution de Cadix qui fut discuté au sein de la commission constitu-
tionnelle (Comisión de Constitución). Il a été rarement rappelé que ce pré-projet
contenait dans ses premiers articles élaborés par Muñoz Torrero une très brève
déclaration des droits dans laquelle étaient proclamés et définis (dans des termes
assez proches de ceux de la déclaration française des droits de 1795) les droits à
la sécurité, à la liberté, à la propriété et à l’égalité devant la loi. Ces droits corres-
pondaient à ceux que Valentín de Foronda considérait comme les fondements
de la future constitution. Finalement, la Comisión de Constitución décida de faire
abstraction de la déclaration des droits « car il apparaît à plusieurs membres de
la commission qu’il serait plus original et plus simple d’énoncer les choses sans
énumérer les droits6 ». Il n’est pas aventureux de supposer que les libéraux, qui
dominaient la commission et qui étaient favorables à l’inclusion d’une déclara-
tion des droits, durent reconsidérer leur position par crainte d’être assimilés à
des partisans de la France. Le projet constitutionnel soumis aux Cortès de Cadix
omit par conséquent une déclaration des droits et les députés libéraux ne solli-
citèrent pas que l’on en inclut une.
L’absence d’un paragraphe aussi important dans la Constitution ne se
répéta pas. Toutes les constitutions postérieures à celle de 1812 inclurent une
déclaration des droits. La seule exception se trouve dans le Statut Royal de
1834. Toutefois, il ne s’agit pas là d’une imitation de Cadix mais au contraire
d’un modèle constitutionnel qui se posait en opposition à l’expérience gadi-
taine. Dans le Statut Royal, l’absence de déclaration des droits est le résultat
du refus des principes abstraits chez les libéraux modérés. Ainsi, ce texte inclut
uniquement les contenus propres aux constitutions, c’est-à-dire la forme de gou-
vernement. Le libéralisme progressiste, celui qui était le plus lié à la Constitution
de Cadix, réclama que l’on ajoute une déclaration des droits au Statut Royal,
dans la mesure où la régente avait demandé aux représentants de la nation de
faire de ce texte une œuvre constitutionnelle fondatrice. Devant l’assemblée des
procuradores, le député progressiste Trueba indiquait que le Statut comprenait
seulement «  la forme de gouverner  », mais qu’il lui manquait le plus impor-

6
Diario de Sesiones, Sesión (7 août 1811).
la portée des droits individuels 95

tant : les principes immuables qui devaient régir le gouvernement de la nation.


Pour cette raison, il qualifiait le texte de simple « loi organique7 ». Le principal
défenseur d’une déclaration des droits, Joaquín María López, renouvela cette
argumentation dans son célèbre cours de politique constitutionnelle (1840)8.
Le souvenir de la Révolution française imposait aux partisans d’une déclara-
tion des droits de rejeter toute parenté avec les textes révolutionnaires français.
Ainsi, le duc de Rivas affirmait que la déclaration souhaitée ne devait pas être
« fantastique ou philosophique », comme l’était celle des Français, mais « posi-
tive et exacte ». De son côté, Trueba recourut une nouvelle fois au précédent
des lois fondamentales en demandant l’incorporation d’une table des droits
au Statut Royal et en affirmant que ces derniers étaient inclus dans les textes
anciens de la nation. Toutefois, cette argutie, qui prétendait en partie complaire
au libéralisme modéré (influencé à ce moment-là par le libéralisme doctri-
naire opposé à l’esprit de la Révolution française) n’atteignit pas son objectif.
Les modérés contre-attaquèrent avec deux arguments. Dans une perspective
formelle, le député Santafé signala l’inutilité de l’insertion d’une déclaration
des droits dans la mesure où les Cortès garantissaient législativement les liber-
tés auxquelles il était fait référence9. Les conséquences d’une telle affirmation
n’étaient pas négligeables en termes de théorie constitutionnelle. Ceci revenait
d’une part à affirmer que les droits individuels étaient dépendants de l’existence
même d’une forme de gouvernement et d’un système représentatif, un argu-
ment proche de celui qu’avaient présenté certains constituants nord-américains
lors de la convention de Philadelphie quand la Constitution de 1787 fut approu-
vée sans un bill of rights. D’autre part, exclure les droits civils de la constitution
limitait leur caractère fondamental et les assujettissait exclusivement au prin-
cipe de légalité. Par ailleurs, les modérés tentèrent d’ôter toute historicité à une
déclaration des droits et évoquèrent, une fois encore, l’exemple pernicieux de la
France révolutionnaire où avaient germé de telles déclarations.

II. — LE FONDEMENT DES DROITS

L’origine théorique des droits à partir de laquelle a été édifiée la Constitution


de Cadix reste discutée. Au début du xixe siècle, le fondement des droits pouvait
reposer sur trois théories : l’historicisme, le jusrationalisme et le droit positif.
D’après le premier point de vue, les droits et les libertés trouvaient leur fonde-
ment dans le droit ancien, qu’il s’agisse de la coutume ou des lois fondamentales.
La conception jusrationaliste considérait pour sa part que les libertés dérivaient
de la nature humaine. Par conséquent, l’introspection sur la nature humaine,
en suivant une méthode cartésienne, permettrait de connaître ces droits. Enfin,

7
Diario de Sesiones nº 28 (1er septembre 1834), p. 134.
8
M. C. Romeo Mateo, « Joaquín María López. Un tribuno republicano en el liberalismo  »,
pp. 71-72.
9
Diario de Sesiones del Estamento Procuradores, 28 (1er septembre 1834), p. 136.
96 ignacio fernández sarasola

l’approche positiviste des droits affirme que ceux-ci sont exclusivement fon-
dés sur le droit positif, c’est-à-dire sur les normes juridiques reconnues par les
organes constitutionnels compétents.
Depuis ses origines, à la fin du xviiie siècle, le libéralisme espagnol privilé-
giait la conception jusrationaliste des droits, influencé par la lecture d’auteurs
comme Locke, Rousseau et Mably, ainsi que par les premières expériences
constitutionnelles étrangères, nord-américaine et surtout française. Le premier
projet constitutionnel élaboré dans notre pays, rédigé par Manuel de Aguirre en
1786, suivait les théories du Contrat Social et considérait que la source des liber-
tés se trouvait dans l’état de nature originel des individus. Le pacte social ou la
Constitution (dans la mesure où il identifiait les deux concepts) supposait seule-
ment un renoncement partiel à ces libertés, afin de constituer la société et l’État
qui étaient indispensables à la conservation de l’individu. Ces idées sont repro-
duites avec exactitude dans la majorité des œuvres libérales des années suivantes
(León de Arroyal, Flórez Estrada, Valentín de Foronda ou Canga Argüelles). La
majorité des textes libéraux que l’on trouve dans la Consulta al País, ou dans le
texte déjà évoqué de José María Peinado empruntent les mêmes voies.
Toutefois, la Constitution de Cadix semble échapper à tout fondement jusra-
tionaliste des droits et les députés libéraux éludèrent cette question, à l’exception
du comte de Toreno dont la jeunesse (il était le plus jeune député de l’assem-
blée, au point d’avoir dû obtenir une licence pour occuper un siège) le rendait
plus audacieux que ses collègues. Les députés américains, influencés par les doc-
trines rousseauistes, firent juste référence aux postulats du Contrat Social, dans
la mesure où ces derniers servaient à revendiquer une plus grande indépendance
en faveur des individus d’outre-mer10. Face à la conception naturalo-rationaliste,
les libéraux gaditains semblèrent privilégier les fondements historicistes, ce qui
était conforme aux travaux de la Junta de Législación qui avait reçu la mission
de sauver les lois fondamentales qui faisaient référence à des droits des indivi-
dus. En effet, les libéraux des Cortès de Cadix citèrent largement les anciennes
lois fondamentales comme justification des droits qui étaient reconnus dans la
Constitution de 1812. Agustín Argüelles alla plus loin en critiquant les fonde-
ments métaphysiques des droits, propres aux déclarations françaises, au travers
de propos qui évoquent ceux de Jeremy Bentham (Falacias políticas), que l’Astu-
rien avait probablement lu lors de son séjour à Londres entre 1806 et 1808. Une
des productions issue en grande partie (il n’en était pas l’unique rédacteur) de
la plume d’Argüelles, le Discours préliminaire à la Constitution de 1812, semble
échapper à toute image naturalo-rationaliste et utilise des principes historicistes,
au point d’employer à plusieurs occasions le terme « fueros », au lieu de celui
plus moderne de « droits ». De plus, le Discours se réfère à plusieurs occasions à
la tâche de récupération des droits oubliés menée par la Junta de Legislación qui
avait été chargée par la junte centrale de relever systématiquement les références
aux droits des individus dans les lois fondamentales.

10
J. Varela Suanzes-Carpegna, La teoría del Estado en los orígenes del constitucionalismo his-
pánico, p. 51.
la portée des droits individuels 97

Malgré tout ceci, je crois qu’il est possible de considérer que le libéralisme
n’avait pas renoncé totalement à des présupposés jusrationalistes, sans toutefois
les faire apparaître explicitement afin d’éviter une accusation d’afrancesa-
miento11. Il suffit pour s’en convaincre de repérer quelques clés dissimulées dans
le Discours préliminaire. L’insistance sur les constitutions castillane, aragonaise
et navarraise est telle qu’elle semble anticiper des critiques en montrant que le
projet de constitution n’est pas une imitation des textes étrangers, mais qu’il
s’agit d’une adaptation au xixe siècle des principes inclus dans les anciennes lois
fondamentales12. De telles précisions sont pour le moins suspectes. Par ailleurs,
à une occasion, le Discours évoque la « liberté naturelle », limitée par la présence
de la loi, dans une claire référence à la théorie de l’État jusrationaliste.
Il ne paraît pas crédible que le libéralisme espagnol, qui s’était inspiré depuis
ses origines du jusrationalisme, l’abandonne subitement au moment même où
il se trouvait en position de formaliser un texte constitutionnel. Les principaux
acteurs de l’époque reconnaissaient que la doctrine jusrationaliste restait la
principale source d’inspiration libérale13.
En réalité, d’après les constituants de Cadix, jusrationalisme et historicisme
ne devaient pas être totalement antagonistes. Les libéraux faisaient valoir que la
constitution ne systématisait ni ne copiait les anciennes lois fondamentales mais
en extrayait ses principes essentiels en les adaptant aux temps nouveaux. Dans
la mesure où la lecture libérale de l’ancienne législation espagnole conduisait
à voir dans cette dernière les principes propres à une monarchie limitée et à la
sauvegarde des libertés individuelles, il existait une coïncidence entre les lois
fondamentales et les postulats jusrationalistes. Historicisme et jusrationalisme
pouvaient ainsi cohabiter comme ils l’avaient fait aux origines du constitution-
nalisme nord-américain.
Après l’expérience gaditaine, le jusrationalisme et l’historicisme se dissocièrent
de manière inconciliable, même si l’on repère encore en 1834 un certain
mélange des deux. Les premières critiques de l’œuvre gaditaine vinrent des
absolutistes qui niaient l’existence des principes de liberté, au sens donné par les
libéraux, dans les lois fondamentales. Ainsi, dans le Manifeste des Perses (1814),
les droits étaient considérés comme : « des franchises et des libertés octroyées
[par le roi] aux peuples14  ». Parmi les opposants au Trienio constitutionnel
(1820-1823), l’ancien afrancesado José Gómez Hermosilla qui penchait toujours
plus vers l’absolutisme rejetait les principes libéraux jusrationalistes et utilisait
l’historicisme et les théories néoscolastiques pour nier l’existence d’une origine

11
M. Artola, « Las Declaraciones de derechos y los primeros textos fundamentales galos ».
12
Discurso preliminar a la Constitución de 1812, éd. L. Sánchez Agesta, pp. 3, 4, 119, 19, 20
et 21.
13
G. M. de Jovellanos, Carta a Lord Holland (Muros, 5 décembre 1810), nº 2039, pp. 422-423 ;
Carta de Agustín Argüelles a Lord Holland (Madrid, 8 février 1823) ; M. Moreno Alonso, « Confe-
siones políticas de don Agustín de Argüelles », p. 250 ; A. Alcalá Galiano, Índole de la Revolución
de España en 1808, t. II, p. 320 ; Id., Don Agustín Argüelles, t. II, p. 360.
14
Representación y manifiesto que algunos diputados a las Cortes, p. 50.
98 ignacio fernández sarasola

naturelle des droits15. Ce bagage idéologique sera adopté par la suite par la
pensée conservatrice antilibérale et deviendra l’un des éléments de son identité
depuis Balmes jusqu’au carlisme. Opposé à toute définition métaphysique des
droits, ce courant de pensée faisait valoir la primauté des fueros appuyés par la
coutume patria.
À partir du Trienio constitutionnel, le jusrationalisme céda aussi du terrain
devant les fondements positivistes des droits. Il s’agit là d’une conséquence de
la fracture qui s’était produite au sein du libéralisme entre exaltés (exaltados) et
modérés lors du Trienio. Les exaltés étaient sans ambages partisans de la Consti-
tution de 1812, radicalisant même ses fondements en s’inscrivant ouvertement
dans l’héritage des doctrines révolutionnaires françaises. Ils affichaient ainsi
sans masque une conception jusrationaliste des libertés en les percevant comme
des droits naturels pré-étatiques16. Les libéraux modérés, soucieux d’éviter que
la liberté n’entrave l’ordre, tentèrent au contraire de relier le fondement des
droits aux normes positives. Ce changement d’argumentaire traduisait chez les
libéraux modérés l’abandon progressif des théories révolutionnaires françaises
et le rapprochement du libéralisme doctrinaire ainsi que, partiellement, du
positivisme de Jeremy Bentham.
Durant le xixe siècle, jusrationalisme, positivisme et historicisme se révélè-
rent des modèles d’argumentation des droits perméables entre eux. J’ai déjà
signalé comment l’historicisme était surtout attaché aux positions les plus
conservatrices, en particulier le carlisme. Le jusrationalisme était un marqueur
du libéralisme progressiste, même si son influence n’atteignit son zénith que
plus tard, dans la pensée démocrate de la révolution de 1868 et de la Ire Répu-
blique. Durant cette phase constitutionnelle, la défense à outrance des libertés
naturelles conduisit à rejeter la possibilité d’imposer des limitations légales aux
droits dérivés de la nature. Toutefois, les fondements positivistes des libertés
finirent par s’imposer. Pour le libéralisme conservateur, le positivisme garan-
tissait qu’on ne pouvait faire valoir davantage de droits que ceux qui étaient
reconnus constitutionnellement et légalement, ce qui permettait de justifier la
nécessité de protéger l’ordre avant la liberté. Le modèle positiviste finit même
par s’imposer, comme une conséquence de l’influence du normativisme, dans
un système aussi enclin à la défense des libertés, y compris sociales, que celui
de la Constitution de 1931. À la différence du libéralisme conservateur, la coa-
lition républicano-socialiste, qui était le principal auteur de la Constitution de
la IIe République, conférait aux fondements positivistes des droits une garan-
tie particulière car la Constitution avait été érigée en norme suprême, ce qui
transformait les droits en libertés indisponibles pour tous les pouvoirs publics,
y compris pour le pouvoir législatif.

15
J. Gómez Hermosilla, El jacobinismo.
16
Par exemple dans les Diario de Sesiones des Cortès : Á. Flórez Estrada (Diario de Sesiones,
1820, t. II, nº 102, 14 octobre 1820, p. 1642), La Santa (le même jour, p. 1647), Lastarria (Diario
de Sesiones, 1820, t. I, nº 62, 4 septembre 1820, p. 814), Romero Alpuente (le même jour, p. 817),
Ruiz de la Vega (Diario de Sesiones, 1822, t. II, nº 101, 20 mai 1822, p. 1447). Dans la presse :
El Espectador, nº 269, 9 janvier 1822, p. 1078.
la portée des droits individuels 99

III. — LE TITULAIRE DES DROITS : LE CITOYEN

J’ai déjà signalé que la Constitution de 1812 ne contient pas explicitement


deux caractéristiques du premier libéralisme espagnol : la nécessité d’une décla-
ration des droits, et le fondement jusrationaliste des libertés. Un élément propre
au premier libéralisme se trouve toutefois dans la Constitution : les conditions
de la possession des droits, ou plus concrètement son attribution exclusive au
citoyen, et non à l’homme. En effet, même s’il existe de notables exceptions
comme León de Arroyal qui parle de droits naturels de l’homme, la majorité
des penseurs libéraux antérieurs aux Cortès de Cadix tendaient à attribuer uni-
quement des droits aux citoyens. Il en est ainsi des projets constitutionnels de
Manuel de Aguirre, Flórez Estrada ou José María Peinado, ce qui les distingue de
la déclaration française des Droits de l’homme de 1789.
Par ailleurs, chaque fois que l’habillage historiciste recouvrait les idées libé-
rales, la solution cohérente consistait à considérer que les citoyens étaient les
seuls détenteurs possibles des droits mentionnés dans la constitution. Les lois
fondamentales, sur lesquelles se fondait en principe le texte gaditain, ne pou-
vaient contenir que les libertés et franchises faisant partie du pacte entre les
membres de la communauté et le roi. Dans ce sens, il faut rappeler que l’Ins-
truction de la Junta de Legislación rédigée par Jovellanos, avait demandé que l’on
compile les lois fondamentales qui faisaient référence aux droits des nationaux,
comme partie intégrante de la société espagnole.
La possession des droits constitutionnels était par ailleurs conditionnée par le
principe d’égalité, sur lequel il est nécessaire de procéder à quelques éclaircisse-
ments préalables. La Constitution de Cadix n’évoque pas l’égalité dans des termes
généraux, mais dans quelques-unes de ses manifestations particulières : l’absence
de concession de privilèges (art. 172.9) et l’égalité devant l’impôt (art. 339). Tou-
tefois, le pré-projet discuté devant la Comisión de Constitución prévoyait d’inclure
l’égalité dans la déclaration des droits qui devait constituer le chapitre ii intitulé :
« Des Espagnols, de leurs droits et obligations ». L’égalité y était définie comme
l’absence de différence « dans l’usage et la jouissance de leurs droits entre les indi-
vidus qui composent la nation ». Dans la rédaction finale du texte, les références à
la liberté et la propriété furent maintenues (art. 4), mais non la mention à l’égalité
à cause de son caractère polémique lié non seulement au lien qu’elle pouvait lais-
ser supposer avec l’égalitarisme de la France révolutionnaire, mais aussi au risque
de se voir utilisée par les députés américains pour réclamer un traitement compa-
rable entre la métropole et les territoires d’outre-mer.
Les libéraux métropolitains accordèrent au principe d’égalité une double
valeur, tantôt extensive, tantôt réduite, selon leurs intérêts politiques. La valeur
extensive fut utilisée pour éliminer les privilèges de la société d’ordres. Cela
revenait à nier la possession des droits caractéristiques de l’Ancien Régime  :
les libertés n’étaient désormais plus conçues comme les privilèges d’un groupe,
mais comme des droits exclusivement individuels. On procéda par ce biais à la
suppression des bénéfices ecclésiastiques et à l’abolition des seigneuries et des
fueros juridictionnels particuliers. Dans le domaine des droits politiques, le plus
100 ignacio fernández sarasola

révélateur fut la suppression de la structure des Cortès par ordres, et par consé-
quent, l’obtention d’une représentativité exclusivement politique qui devait se
refléter dans l’organisation unicamérale de l’assemblée. L’unique réduit orga-
nique marquant les différences sociales se limitait au Conseil d’État.
Mais les mêmes libéraux qui louaient le principe d’égalité pour en finir avec les
droits-privilèges eurent une lecture bien distincte à l’heure d’affronter l’épineux
problème américain. Ils privilégièrent une interprétation réduite de l’égalité qui,
au final, servit aux territoires d’outre-mer pour légitimer l’indépendance à l’égard
de l’Espagne. Le problème résidait dans les droits politiques car l’égalité de traite-
ment aurait eu pour effet de voir le nombre de députés américains dépasser celui
des métropolitains aux Cortès. La solution polémique consista à établir une dis-
tinction entre « Espagnols » et « citoyens », de la même manière que la France avait
distingué les citoyens actifs et passifs. Les castas ont ainsi été exclues de l’accès à
la citoyenneté. Les citoyens se voyaient réserver l’exercice du suffrage actif et, avec
lui, la fixation de la base de la population qui déterminait le nombre de députés
éligibles par chaque territoire. Les libéraux tentèrent d’éviter la comparaison avec
la citoyenneté passive et active française en recourant avant tout aux différences
culturelles. En face, les députés américains disposaient de solides arguments à par-
tir d’une conception rousseauiste de la souveraineté populaire en vertu de laquelle
tous les sujets d’une société disposaient du même droit de suffrage.
La différence entre « citoyens » et « Espagnols » ne s’est pas reproduite dans
le constitutionnalisme du xixe siècle, ce qui est parfaitement logique dans la
mesure où la perte progressive des territoires d’outre-mer ne justifiait plus une
telle distinction. À partir de la Constitution de 1837, seul le concept d’« Espa-
gnols » est maintenu, la catégorie conflictuelle de « citoyens » étant supprimée
jusqu’au projet constitutionnel de 1873 où la notion réapparaît mais comme
synonyme d’Espagnol, unifiant ainsi les idées de nationalité et de citoyenneté.
Toutefois, quelques-unes des idées sous-jacentes dans la Constitution de
Cadix sur la possession des droits ont perduré dans le constitutionnalisme pos-
térieur. Ainsi, le large exercice du droit de vote fixé par la Constitution de Cadix
resta perçu comme un héritage pour le futur parti démocrate qui fit du suffrage
universel son étendard.
La distinction entre droits civils et politiques s’est maintenue dans le
constitutionnalisme en s’appuyant sur l’idée bien établie que si les premiers cor-
respondaient à tous les Espagnols, les seconds pouvaient (ou même devaient)
être limités, en étant conférés à ceux qui possédaient certaines qualités détermi-
nées (âge, propriété ou instruction).

IV. — CONTENU ET OBJET DES DROITS

Depuis la fin du xviiie siècle, s’était étendue en Espagne la distinction entre


liberté civile et liberté politique dans le sens qui s’était diffusé à partir de l’Ency-
clopédie et de sa source, à savoir Montesquieu. Si la liberté civile se référait à la
sphère purement privée de l’individu, la liberté politique était reliée pour sa part à
la portée des droits individuels 101

sa relation avec l’État et était par conséquent l’objet du droit public. Dans ce sens,
on ne pouvait pas parler de liberté politique sans État. Montesquieu différenciait
même la liberté politique selon sa relation à la constitution ou au citoyen. Dans sa
première acception, la liberté politique supposait une organisation déterminée du
pouvoir public, consistant en la division des pouvoirs. En revanche, elle pouvait
dans la perspective du citoyen être définie comme « la sécurité ou la conception
que chacun a de sa sécurité17 ». En réalité, les deux perspectives constituaient les
deux faces d’une même monnaie. La liberté politique n’était que la conscience de
sécurité qu’avait l’individu dans un État dans lequel les pouvoirs étaient convena-
blement divisés, un individu qui savait par conséquent que ses libertés civiles ne
seraient pas foulées au pied par l’arbitraire.
Cette idée persistait durant les Cortès de Cadix même si l’on commençait à
employer le concept de liberté politique dans un sens distinct dès 1808 et sur-
tout à partir du Trienio constitutionnel, c’est-à-dire comme un droit subjectif
de participation à l’État. Si les droits civils étaient propres à tous les Espagnols, il
n’en allait pas de même des droits politiques dont la possession devait aller aux
plus aptes à décider en faveur de la collectivité : les citoyens.
On rencontre tout au long des articles de la Constitution un catalogue assez
large des droits subjectifs dont la majorité entrait dans la catégorie des droits de
nature civile : liberté civile (art. 4), propriété (art. 4, 172.10, 294 et 304), liberté
personnelle (art. 172.11), liberté de la presse (art. 131.24 et 371), égalité (dans le
sens de refus de la concession de privilèges, art. 172.9, et d’égalité devant l’im-
pôt, art. 339), inviolabilité du domicile (art. 306), droit de requérir contre les
infractions à la constitution (art. 374). On trouve enfin des droits processuels :
prédétermination du juge (art. 247), droit à un procès public (art. 302), règle-
ment d’une controverse par un arbitrage (art. 280), habeas corpus (art. 291 sqq.),
et principe de nulla poena sine previa lege (art. 287).
Les droits civils apparaissaient comme le cadre de la liberté des individus face
à l’État. Cette caractéristique se retrouve même dans l’emplacement choisi pour
l’évocation des droits dans le texte constitutionnel. En effet, certains droits comme
la liberté personnelle, la propriété et l’égalité se trouvent dans le titre relatif à la
Couronne, de manière à apparaître comme des limitations explicites de l’exé-
cutif. D’autres droits, les droits processuels, se situent dans le titre consacré aux
tribunaux et à l’administration de justice. En définitive, il s’agissait de limiter les
pouvoirs de ceux qui appliquaient le droit et la loi émanant de la volonté nationale,
alors que le législateur n’était pas lui-même limité chaque fois qu’il était conçu
comme le garant des droits et non comme un acteur susceptible d’infraction.
Il existait dans la Constitution de Cadix un article (art. 172) consacré pré-
cisément aux restrictions de l’autorité royale, qui ne fut plus repris par la suite
dans notre histoire constitutionnelle. Les royalistes protestèrent à peine contre
cette tendance à réduire constamment les pouvoirs de la Couronne, au point
que Capmany signala :

17
Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XII, chap. ii, p. 431. Encyclopédie ou Dictionnaire rai-
sonné des sciences, des arts et des métiers, p. 472.
102 ignacio fernández sarasola

J’ai été très étonné d’entendre dans les sessions antérieures de la


bouche de messieurs les députés l’usage du terme frein, frein et encore
frein ; un mot qui me paraît très irrévérencieux et auquel on doit subs-
tituer un autre plus modéré comme barrière, limite, etc. Cela donne
l’impression que nous allons freiner un cheval emballé ou enchaîner
un lion féroce18.

Comme je l’ai déjà mentionné dans le titre consacré aux juges, les droits
processuels d’inspiration libérale s’étaient déjà diffusés en Espagne grâce aux
propositions réformistes d’auteurs comme Manuel de Lardizábal ou Valentín de
Foronda, influencés par les théories pénales modernes de Filangieri et Beccaria.
Dans les premiers projets constitutionnels, les droits subjectifs destinés à pro-
téger la liberté — avant tout la liberté personnelle — dans le cadre d’un procès
occupèrent un espace très important. Par exemple, León de Arroyal considérait
les principes de légalité pénale (art. 24), de prescription des délits après que la
peine soit purgée, (art. 24), de droit de la défense (art. 26) comme des droits
naturels. Flórez Estrada était plus bref et reconnaissait seulement le droit à
connaître l’arrêt d’accusation (art. 105) et la liberté personnelle (art. 107). C’est
toutefois dans la systématisation à partir des lois fondamentales qu’effectua
Ranz de Romanillos à la demande de la Junta de Legislación que l’on rencontre
le plus de référence aux droits processuels. Ainsi, on trouve dans le paragraphe
consacré aux droits des citoyens l’habeas corpus (art. 53, 54 et 63), le droit de ne
pas être condamné sans preuve certaine (art. 51, 59 et 62), le droit à connaître
l’identité de l’accusateur (art. 55 et 58), les droits sur les formes de l’arrestation
(art. 60) ou sur les libertés du prisonnier (art. 61).
Les droits politiques sont pour leur part plus diffus dans le texte, dans la
mesure où il n’y a pas de référence au droit de vote et où un droit aussi révé-
lateur que le droit de pétition n’est pas envisagé. On peut toutefois relever la
reconnaissance de la liberté de la presse pour manifester des « idées politiques »
(art. 70). En réalité, à partir du début de la guerre d’Indépendance, la liberté
de la presse fut le droit qui suscita le plus d’intérêt chez les libéraux. On attri-
bue le premier écrit sur cette liberté à Valentín de Foronda19, mais ce n’est qu’à
partir de 1808 que le sujet fut l’objet d’un traitement en profondeur, devant
la nécessité d’encourager la lutte contre les Français et surtout de proposer les
moyens adéquats pour réformer les institutions du royaume. L’opuscule d’Isi-
doro Morales (Memoria sobre la libertad política de la imprenta, 1809) et celui de
Flórez Estrada (Reflexiones sobre la libertad de imprenta, 1809) se situent dans ce
contexte et signalent tous deux les bénéfices d’une telle liberté qui contribue à
guider l’action des pouvoirs publics.

18
Diario de Sesiones, nº 376, 13 octobre 1811, t. III, p. 2060. El Español, t. V, nº 26, 30 juin 1812
(Reflexiones sobre algunos artículos de la Constitución española), p. 121.
19
Disertación presentada por D. Valentín de Foronda, individuo de la Academia de ciencias de Bur-
deos, a una de las Sociedades del Reyno (sobre la libertad de escribir), Espíritu de los mejores diarios
que se publican en Europa, nº 179, 4 mai 1789, pp. 1-14.
la portée des droits individuels 103

Les Cortès de Cadix, dominées par des libéraux régulèrent très rapidement la
liberté d’expression et le 10 novembre 1810, plus d’un an avant l’approbation
de la Constitution, elles adoptèrent le décret IX sur la liberté politique de la
presse. Une analyse attentive de l’article constitutionnel et du décret IX anté-
rieur montre comment l’idéologie libérale était encore à Cadix imprégnée de
réminiscences ilustradas. En effet, si l’on suit les prémisses libérales, la liberté de
la presse a une double mission, positive et négative, comme l’indique le préam-
bule du décret IX :
La faculté des citoyens de publier leurs pensées et idées politiques n’est
pas seulement un frein à l’arbitraire de ceux qui gouvernent, mais aussi
un moyen d’éclairer la nation tout entière et le seul chemin pour accéder
à la connaissance de la vraie opinion publique.

Il est notable d’observer la persistance de la vocation ilustrada de la presse au


point de voir l’article 371 de la Constitution, celui qui reconnaît la liberté de la
presse, inclus dans le titre IX : « De l’instruction publique ».
Le libéralisme gaditain ne reconnut cependant pas un droit absolu à la liberté
de la presse car il l’assujettit à deux types de limites : celles liées à l’incompatibilité
avec d’autres droits individuels et celles liées à certains principes fondamentaux.
En effet, la liberté de la presse n’était en premier lieu pas compatible avec des
libelles infamants ou des écrits calomnieux car ils constituaient une violation
du droit à l’honneur. Par ailleurs, le caractère confessionnel de l’État et le fait
de considérer la constitution comme la norme exprimée de la volonté générale
souveraine constituaient autant de limites. Le caractère confessionnel de l’État
peut être considéré comme une limite relative, dépendante de l’obligation de
soumettre tout texte traitant de questions religieuses à une censure préalable de
l’ordinaire ecclésiastique, en contradiction donc avec le principe du refus de la
censure préalable défendu par les libéraux.
La limite liée à la nature de la constitution était absolue. Comme l’affirmaient
Villanueva, Argüelles ou Guridi y Alcocer, ce qui figurait dans la Constitution
avait été converti en volonté nationale et n’était par conséquent pas discutable20.
De ce fait, tout opuscule perçu comme subversif à l’égard de la constitution était
considéré comme illégal et se rendait coupable d’un délit politique de presse.
On peut dégager de tout ce qui vient d’être exposé que les Cortès de Cadix
ouvrirent en Espagne la voie de la dogmatique libérale sur les droits. Dans
les constitutions postérieures du xixe siècle, l’idée des droits comme espaces
d’autonomie individuelle face à l’État se retrouvera toujours, en éliminant uni-
quement la référence aux libertés comme limitations des pouvoirs du roi et des
tribunaux. Il faut attendre le xxe siècle pour voir émerger une nouvelle idée des
libertés : les droits sociaux qui, loin d’être considérés comme un espace de liberté
face à l’État, exigent précisément l’intervention des pouvoirs publics pour être

20
 Villanueva, Diario de Sesiones nº 379, 16 octobre 1811, pp. 2093 et Diario de Sesiones, nº 381,
18 octobre 1811, p. 2104 ; Argüelles, Diario de Sesiones, nº 381, 18 octobre 1811, pp. 2109-2109 ;
Guridi y Alcocer, Diario de Sesiones, nº 522, 16 mars 1812, p. 2924.
104 ignacio fernández sarasola

utilisés. De cette manière, la séparation nette entre société et État inaugurée par
la Constitution de Cadix s’est vue remplacée au xxe siècle par l’idée d’interven-
tion de l’État dans la société.
La différence entre droits civils et droits politiques qui commençait à appa-
raître dans la Constitution de 1812 s’imposa définitivement par la suite dans le
constitutionnalisme espagnol. À partir du Trienio Liberal, on abandonna le sens
que l’Ilustración avait donné à ces termes et ils furent employés pour désigner
respectivement les droits d’autonomie subjective et les droits de participation
politique. La différence dans la détention de l’un et de l’autre type de droits
fut aussi maintenue21. Au milieu du xixe siècle, Alcalá Galiano introduira une
catégorie intermédiaire, celle des droits mixtes, qui possédaient des caractéris-
tiques des deux autres droits, par exemple le droit de pétition qui servait pour
manifester une opinion (droit civil) mais aussi pour influer à travers celle-ci sur
l’État (droit politique)22.

V. — LA LOI COMME GARANTIE DES DROITS

Le point de convergence entre les droits des individus et les droits de la nation
se trouvait dans le principe de légalité qui était devenu depuis le xviiie siècle une
des aspirations principales du libéralisme espagnol. L’idée, diffusée par Rous-
seau, de la loi comme expression de la volonté générale a rencontré un écho
important dans notre pays qui verra dans la réunion de Cortès législatives le
principal instrument de défense des libertés des individus. Les droits subjectifs
étaient toutefois les seuls réellement protégés, mais leur limitation procédait de
la loi qui émanait de l’ensemble de la société. L’individuel restait par conséquent
sous la tutelle du général car ainsi était garantie l’égalité de traitement éliminant
par là même l’idée de droits-privilèges.
En réalité, la conception de la loi comme l’expression de la volonté générale et
comme la protectrice des droits apparut au xviiie siècle, y compris dans les rangs
des réformistes, tel Jovellanos, et dans ceux des partisans du despotisme éclairé,
comme Cabarrús. Le premier, dans son Discurso de recepción a la Real Academia
de la Historia, sobre la necesidad de unir al estudio de la Legislación el de nuestra
Historia y Antigüedades (4 février 1780), utilisait le mythe de la « constitution
des Goths » pour rappeler que les réunions des Cortès, dans lesquelles résidait
la volonté générale, étaient fréquentes à l’époque du royaume wisigothique. De
son côté, Cabarrús indiquait que le pacte social avait pour objet de soumettre
les individus à la volonté générale, afin de procurer une meilleure garantie à la
propriété et une sécurité naturelle, même si dans ce cas, le roi, et non les Cortès,
était chargé d’exprimer la volonté générale23.

21
J. F. Pacheco, Lecciones de Derecho Político, p. 235.
22
A. Alcalá Galiano, Lecciones de Derecho Político, p. 292.
23
F. de Cabarrús, Cartas sobre los obstáculos que la naturaleza, la opinión y las leyes oponen a la
felicidad pública, pp. 36, 40, 44, 46, 74-75, 80 et 88.
la portée des droits individuels 105

Toutefois, le libéralisme fut le principal porteur des idées rousseauistes et


du principe de légalité car les libéraux concevaient ceux-ci comme le meilleur
mécanisme pour limiter l’action royale et préserver par là même les libertés
subjectives. Ils s’attaquèrent à l’habitude de réguler par des pragmatiques des
domaines qui touchaient aux libertés des citoyens, et qui par conséquent requé-
raient le consentement de ces derniers selon l’ancien principe quod omnes tangit
ad ómnibus aprobari debent. Pour cette raison, ils réclamèrent surtout la recon-
naissance de la légalité fiscale et pénale (nullo crimen nulla poena sine previa
lege), comme garantie du droit de propriété et de la liberté personnelle. La léga-
lité fiscale avait déjà été une des principales revendications des membres de la
junte de Bayonne qui voyait même dans l’approbation des impôts par les Cortès
la principale garantie pour que celles-ci se réunissent de manière périodique et
régulière24. Quant à la légalité pénale, elle ne signifiait pas seulement une garan-
tie de l’intervention des Cortès dans la régulation de la liberté personnelle, mais
elle procurait aussi la sécurité juridique : personne ne pouvait être détenu hors
d’une norme préalable (état de droit formel) qui était nécessairement une loi
approuvée par les Cortès (état de droit matériel). Par conséquent, l’arbitraire
comme la régulation infra-légale des détentions étaient rejetés.
Le libéralisme espagnol aspira aussi à la reconnaissance générique du principe
de légalité dans le domaine des libertés individuelles. La loi devait être la seule
norme habilitée à limiter l’exercice des droits subjectifs, même si des restrictions
étaient indispensables (principe d’intervention minimum) pour garantir la sur-
vie de l’État et le respect des droits des autres membres de la société. De cette
manière, si le pacte social supposait un renoncement abstrait des droits naturels,
la loi concrétisait ce renoncement en en déterminant l’ampleur. León de Arroyal
définissait la liberté dans sa relation avec la loi en indiquant que « les individus
sont libres de faire tout ce qui n’est pas prohibé par la loi ». Cet apport se trans-
mit aux Cortès de Cadix qui étayèrent dans la constitution le rôle exclusif de la
loi comme source régulatrice des droits. Il s’agit là du sens du célèbre article 4 de
la Constitution qui proclame que :
La nation est obligée de conserver et de protéger par des lois justes et
sages la liberté civile, la propriété et les autres droits légitimes de tous les
individus qui la composent.

Cette rédaction est tout à fait conforme au paradigme révolutionnaire fran-


çais et n’implique pas, loin s’en faut, un renoncement à l’individualisme.
En premier lieu, il faut se souvenir que cet article était accompagné dans le
pré-projet constitutionnel d’une brève déclaration des droits dans laquelle on

24
« Si no me engaña mi juicio, — dit Vicente Alcalá Galiano — no hay otro medio sencillo de
asegurarla [la reunión de Cortès] sino el de que los tributos sean temporales; pareciéndome que
determinándose su mayor duración el término de tres años, se conciliaban todos los extremos ». Obser-
vación de 25 de junio (Actas de la Diputación General de Españoles que se juntó en Bayona el 15 de
junio de 1808, Imprenta y Fundición de J. A. García, Madrid, 1874, p. 85).
106 ignacio fernández sarasola

exposait les libertés que la nation devait protéger  : la sécurité, la liberté et la


propriété. L’article se terminait par une déclaration du principe d’égalité, qui
en réalité se référait à l’égalité formelle « devant la loi », comme conséquence
de la perception de la loi comme expression de la volonté générale. L’accent
était mis pour cette raison sur les droits subjectifs que la nation était chargée de
protéger. En second lieu, le modèle révolutionnaire français reposait, comme l’a
montré Fioravanti, sur un mélange de deux modèles de fondement des droits :
les modèles individualistes et étatistes car les droits subjectifs étaient nécessaire-
ment protégés au travers de l’intervention de la loi25. On observe clairement la
même chose dans la Constitution de Cadix. L’article 4 indique simplement que
la nation régule, limite et garantit les libertés subjectives. La constitution affiche
ainsi un légicentrisme caractéristique des Cortès de Cadix qui perdura dans l’es-
prit du libéralisme exalté durant le Trienio constitutionnel. Cette interprétation
est cohérente avec la théorie de l’État libéral : chaque individu renonce à une
part de ses droits naturels à travers le pacte social, mais seulement avec pour
contrepartie la protection de ses libertés civiles et politiques par la société, c’est-
à-dire la nation, au travers de l’expression de la volonté commune qui est la loi.
La rédaction de l’article 4 est par ailleurs très proche de celle de l’article 12
où l’on déclare que la nation protège la religion catholique « par des lois sages
et justes  » après avoir reconnu celle-ci comme l’unique religion de la nation.
La protection légale des droits d’une part et celle de la religion d’autre part
pouvaient entrer en conflit et de fait, la protection de la religion représentait
un obstacle à une liberté aussi importante que celle de la presse. Le principe
de légalité proclamé par la Constitution de 1812 se convertit en un paradigme
du constitutionnalisme espagnol. Le binôme «  liberté  » et «  propriété  » resta
dans toutes les constitutions un sujet de régulation exclusive de la loi comme
norme émanant des Cortès et du chef de l’État. De cette manière, le pouvoir
réglementaire restait au second plan, les règlements indépendants étant admis
exclusivement dans le domaine de l’organisation administrative.
Tout au long du xixe siècle et durant le xxe siècle, le changement majeur inter-
vint d’une part dans le rôle distinct qui était attribué à la loi comme source
régulatrice des droits en fonction des configurations diverses de la procédure
législative et tout particulièrement de la place concédée au chef de l’État. Le
changement était lié d’autre part à la différence de valeur accordée à la loi, plus
concrètement au concept de « force de la loi ».
Dans la procédure législative, la Constitution de Cadix avait importé le
modèle français du monisme parlementaire dans lequel le monarque était
dépourvu d’initiative législative et ne disposait que d’un veto suspensif, et les
ministres ne pouvaient participer au vote des lois au nom d’une incompatibilité
des fonctions. Ce modèle rendait la loi volonté exclusive des Cortès, faisant ainsi
de la société la seule autorégulatrice des droits de ses membres.
Ce modèle constitutionnel laissa la place à un système dualiste dans lequel le
chef de l’État participait plus largement à la procédure législative, en particulier

25
M. Fioravanti, Appunti di Storia delle Costituzioni moderne, pp. 53 sqq.
la portée des droits individuels 107

dans le Statut Royal de 1834, mais aussi dans les constitutions conservatrices de
1845 et 1876. En effet, le libéralisme conservateur considérait que le roi devait
participer plus activement à la fonction législative au nom de sa mission de
détenteur du pouvoir exécutif, comme au nom d’un pouvoir modérateur qui
évoque le « pouvoir neutre » décrit par Benjamin Constant.
La valeur même que le constitutionnalisme gaditain accordait à la loi fut
l’objet d’une reformulation ultérieure. Le libéralisme gaditain considérait
la loi comme l’expression même de la volonté de la société et avait toujours,
par conséquent, une valeur souveraine. Cela conduisait à un légicentrisme qui
affectait toute la structure constitutionnelle, en commençant par la relation qui
s’avérait difficile à établir entre la constitution et la loi. Toutes deux étaient des
normes souveraines car elles procédaient des représentants de la nation, même
si seule la constitution pouvait être modifiée par un pouvoir spécifique, celui
nommé « pouvoir de réforme constitutionnelle », régulé par le titre X. Ce der-
nier prétendait donner une stabilité à la constitution en précisant les sanctions
encourues en cas d’infractions à celle-ci et les modalités qui présidaient à toute
modification, une fois écoulées les huit années nécessaires à partir de l’entrée en
vigueur de l’ensemble des articles du texte constitutionnel (art. 375).
Pour cette raison, la loi, tout en étant au même niveau supérieur que la consti-
tution, ne pouvait modifier cette dernière mais était capable de porter atteinte
à son contenu. Dans le paradigme libéral, considérer qu’une loi émanant du
peuple souverain pouvait être contraire à la constitution était une contradic-
tion, mais la réalité montra aux auteurs de la constitution qu’ils avaient été naïfs.
Un nombre très important de députés appartenait au secteur absolutiste dans
les Cortès ordinaires de 1813. La législation qui émana de ce groupe pouvait
mettre en péril l’œuvre constitutionnelle car les constituants n’avaient pas été
assez avisés pour garantir une victoire du libéralisme dans les urnes grâce à la
norme électorale définie dans la constitution. Les libéraux ne se préoccupèrent
pas de solutionner le conflit qui pouvait surgir entre la constitution et la loi et
se limitèrent à couper les ailes des pouvoirs qui pouvaient attenter à la norme
constitutionnelle : l’exécutif et le judiciaire. Ainsi, ceux qui appliquaient le droit
étaient ceux qui pouvaient potentiellement transgresser la constitution et contre
qui tout un système de sanctions était prévu dans le titre X.
Ce légicentrisme était un lieu commun du constitutionnalisme révolution-
naire français. Il éloignait le modèle gaditain du système nord-américain qui,
dès ses origines, avait souhaité assujettir le législateur à un contrôle de consti-
tutionnalité (judicial review), définitivement consacré en 1803 avec la sentence
historique Marbury vs. Madison, adoptée par le légendaire juge John Marshall.
Ce légicentrisme fut peu à peu abandonné en Espagne tout au long du xixe siècle,
en particulier en dotant le pouvoir exécutif de fonctions de gouvernement
importantes qui empêchaient de considérer le parlement comme l’unique centre
de décision de l’État. Malgré tout, un contrôle de constitutionnalité des lois fut
long à se mettre en place. Par conséquent, la constitution qui fixait les droits
subjectifs ne prévoyait pas de parade à des lois qui pouvaient lui porter atteinte.
Il fallut attendre la Constitution de 1931 pour importer le modèle de juridiction
108 ignacio fernández sarasola

constitutionnelle dessiné par Kelsen pour la Constitution autrichienne de 1919,


créant ainsi pour la première fois un contrôle de constitutionnalité des lois et
garantissant de cette manière la suprématie de la constitution. Les droits fon-
damentaux consacrés par la Constitution de la II République étaient garantis
par un recours spécifique de protection, une autre nouveauté importante, dont
la mise en œuvre était confiée, tout comme le contrôle même de la constitu-
tionnalité des lois, au Tribunal de Garantías Constitucionales. La présence de
cet organe est la plus claire expression de la suprématie constitutionnelle et,
par conséquent, de l’affaiblissement de la loi qui est passée de garante exclusive
des lois à une norme assujettie à un contrôle à cause de sa capacité potentielle à
violer les droits.

VI. — DEUX MOTS DE CONCLUSION

Si l’histoire constitutionnelle de l’Espagne ne commence pas avant 1808,


l’histoire de son constitutionnalisme débute dans les années antérieures. À par-
tir de la fin du xviiie siècle, un groupe de penseurs formulent des propositions
doctrinales visant à limiter le pouvoir de l’État et à favoriser les libertés indi-
viduelles. La Constitution de 1812 constitua le point culminant de ce premier
constitutionnalisme. Les propositions qui, jusqu’alors s’étaient répandues dans
la presse ou dans la littérature politique, étaient ainsi traduites pour la première
fois en termes normatifs. Toutefois, le libéralisme triomphant à Cadix ne put
imposer de manière transparente les idées qui le caractérisaient avant 1808
pour une raison claire : les circonstances politiques de 1808 ne le permettaient
pas, même si l’absence du roi favorisait la révolution politique. La littérature
révolutionnaire, celle venant de France mais aussi d’auteurs comme Locke, Sid-
ney ou Harrington, apparaissait comme la source principale d’inspiration des
libéraux — comme de fait elle l’avait été depuis le xviiie siècle — mais il était
impossible d’afficher ces influences sans équivoque. S’il était dangereux, surtout
à partir du règne de Charles IV, d’appuyer ces idées révolutionnaires, il était
très malvenu pour différentes raisons de leur donner corps en 1808 dans une
constitution. Tout ce qui ressemblait à une imitation de la France suscitait une
méfiance qui pouvait être fatale au processus constituant car les Français étaient
l’ennemi et tout ce qui provenait de nos voisins était l’objet de rejet. Il suffit
pour s’en convaincre de lire Centinela contra franceses de Capmany ou de penser
à la curieuse proposition de Flórez Estrada qui, malgré sa formation franco-
phile, suggérait de construire un mur qui séparerait pour toujours de la France.
Pour qu’une constitution ait quelques chances de triompher, il était nécessaire
de rejeter tout ce qui pouvait rappeler la Révolution française, ou prendre le
risque dans le cas contraire de s’attirer la fureur des puissantes couches sociales
conservatrices, dirigées par le clergé et par les institutions d’Ancien Régime.
Cela explique en grande partie l’absence d’une déclaration des droits dans la
Constitution de 1812 et le fait que les libertés ne s’y appuient pas sur le modèle
jusrationaliste français. Il fallut attendre la disparition des circonstances bél-
la portée des droits individuels 109

liqueuses pour que le constitutionnalisme progressiste, véritable héritier de


l’esprit gaditain, affirme sa préférence pour une déclaration des droits et pour
un fondement jusrationaliste des libertés.
D’autres éléments inclus dans la Constitution de 1812 eurent une influence
dans le constitutionnalisme espagnol du xixe siècle. Il en est ainsi du choix de
faire du citoyen, et non de l’homme, le titulaire des droits subjectifs, ou de la
différence entre les libertés civiles et politiques, l’exercice de ces dernières étant
limité. Une conception des droits comme cadre de la liberté de l’individu face à
l’État perdura tout au long du xixe siècle et ne fut nuancée qu’avec l’émergence,
en grande partie grâce au socialisme, de l’idée des droits sociaux, qui voyaient
dans l’État un dispensateur de droits et non plus seulement un ennemi potentiel
de ceux-ci. Finalement, l’idée selon laquelle la loi, et seulement la loi, pouvait
réguler les droits subjectifs devint un élément clé de notre constitutionnalisme.
Il est certain que le principe de légalité fut nuancé avec le temps, par exemple en
permettant que des points précis relatifs aux droits puissent être régulés par des
règlements, avec pour seule exigence que ces derniers soient un développement
d’une loi existante. Toutefois, les droits fondamentaux sont encore de nos jours
régulés, dans leur contenu essentiel, par la loi.
En réalité, le système des droits subjectifs implanté par la Constitution de
1812 ne fut intégralement repris par aucune des constitutions suivantes. Néan-
moins, on peut affirmer que ce texte définit le cœur des principes sur lesquels
s’ajusta le modèle libéral des droits, tout au long du xixe siècle. Le système des
droits ainsi fixé était en rupture avec l’Ancien Régime dans les fondements et
dans la portée des droits, dans les modalités de leur garantie, dans la détermi-
nation de leurs titulaires et dans la définition de la liberté. C’est cet ensemble
qui, dans ses fondements, a perduré dans notre histoire constitutionnelle
depuis 1812.

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