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1
Tractatus de Tyranno, VI, §§ 208-209, reproduit dans D. Quaglioni, Politica e Diritto nel Tre-
cento Italiano, pp. 185 et 196.
2
Á. Flórez Estrada, Constitución para la nación española presentada a S. M. la Junta Suprema
Gubernativa de España e Indias, p. 98.
3
W. M. Diem, « Las fuentes de la Constitución de Cádiz », p. 351.
la portée des droits individuels 93
4
Á. Flórez Estrada, Constitución para la nación española presentada a S. M. la Junta Suprema
Gubernativa de España e Indias, p. 92.
5
J. Canga Argüelles, Reflexiones sociales o idea para la Constitución española, p. 110.
94 ignacio fernández sarasola
6
Diario de Sesiones, Sesión (7 août 1811).
la portée des droits individuels 95
7
Diario de Sesiones nº 28 (1er septembre 1834), p. 134.
8
M. C. Romeo Mateo, « Joaquín María López. Un tribuno republicano en el liberalismo »,
pp. 71-72.
9
Diario de Sesiones del Estamento Procuradores, 28 (1er septembre 1834), p. 136.
96 ignacio fernández sarasola
l’approche positiviste des droits affirme que ceux-ci sont exclusivement fon-
dés sur le droit positif, c’est-à-dire sur les normes juridiques reconnues par les
organes constitutionnels compétents.
Depuis ses origines, à la fin du xviiie siècle, le libéralisme espagnol privilé-
giait la conception jusrationaliste des droits, influencé par la lecture d’auteurs
comme Locke, Rousseau et Mably, ainsi que par les premières expériences
constitutionnelles étrangères, nord-américaine et surtout française. Le premier
projet constitutionnel élaboré dans notre pays, rédigé par Manuel de Aguirre en
1786, suivait les théories du Contrat Social et considérait que la source des liber-
tés se trouvait dans l’état de nature originel des individus. Le pacte social ou la
Constitution (dans la mesure où il identifiait les deux concepts) supposait seule-
ment un renoncement partiel à ces libertés, afin de constituer la société et l’État
qui étaient indispensables à la conservation de l’individu. Ces idées sont repro-
duites avec exactitude dans la majorité des œuvres libérales des années suivantes
(León de Arroyal, Flórez Estrada, Valentín de Foronda ou Canga Argüelles). La
majorité des textes libéraux que l’on trouve dans la Consulta al País, ou dans le
texte déjà évoqué de José María Peinado empruntent les mêmes voies.
Toutefois, la Constitution de Cadix semble échapper à tout fondement jusra-
tionaliste des droits et les députés libéraux éludèrent cette question, à l’exception
du comte de Toreno dont la jeunesse (il était le plus jeune député de l’assem-
blée, au point d’avoir dû obtenir une licence pour occuper un siège) le rendait
plus audacieux que ses collègues. Les députés américains, influencés par les doc-
trines rousseauistes, firent juste référence aux postulats du Contrat Social, dans
la mesure où ces derniers servaient à revendiquer une plus grande indépendance
en faveur des individus d’outre-mer10. Face à la conception naturalo-rationaliste,
les libéraux gaditains semblèrent privilégier les fondements historicistes, ce qui
était conforme aux travaux de la Junta de Législación qui avait reçu la mission
de sauver les lois fondamentales qui faisaient référence à des droits des indivi-
dus. En effet, les libéraux des Cortès de Cadix citèrent largement les anciennes
lois fondamentales comme justification des droits qui étaient reconnus dans la
Constitution de 1812. Agustín Argüelles alla plus loin en critiquant les fonde-
ments métaphysiques des droits, propres aux déclarations françaises, au travers
de propos qui évoquent ceux de Jeremy Bentham (Falacias políticas), que l’Astu-
rien avait probablement lu lors de son séjour à Londres entre 1806 et 1808. Une
des productions issue en grande partie (il n’en était pas l’unique rédacteur) de
la plume d’Argüelles, le Discours préliminaire à la Constitution de 1812, semble
échapper à toute image naturalo-rationaliste et utilise des principes historicistes,
au point d’employer à plusieurs occasions le terme « fueros », au lieu de celui
plus moderne de « droits ». De plus, le Discours se réfère à plusieurs occasions à
la tâche de récupération des droits oubliés menée par la Junta de Legislación qui
avait été chargée par la junte centrale de relever systématiquement les références
aux droits des individus dans les lois fondamentales.
10
J. Varela Suanzes-Carpegna, La teoría del Estado en los orígenes del constitucionalismo his-
pánico, p. 51.
la portée des droits individuels 97
Malgré tout ceci, je crois qu’il est possible de considérer que le libéralisme
n’avait pas renoncé totalement à des présupposés jusrationalistes, sans toutefois
les faire apparaître explicitement afin d’éviter une accusation d’afrancesa-
miento11. Il suffit pour s’en convaincre de repérer quelques clés dissimulées dans
le Discours préliminaire. L’insistance sur les constitutions castillane, aragonaise
et navarraise est telle qu’elle semble anticiper des critiques en montrant que le
projet de constitution n’est pas une imitation des textes étrangers, mais qu’il
s’agit d’une adaptation au xixe siècle des principes inclus dans les anciennes lois
fondamentales12. De telles précisions sont pour le moins suspectes. Par ailleurs,
à une occasion, le Discours évoque la « liberté naturelle », limitée par la présence
de la loi, dans une claire référence à la théorie de l’État jusrationaliste.
Il ne paraît pas crédible que le libéralisme espagnol, qui s’était inspiré depuis
ses origines du jusrationalisme, l’abandonne subitement au moment même où
il se trouvait en position de formaliser un texte constitutionnel. Les principaux
acteurs de l’époque reconnaissaient que la doctrine jusrationaliste restait la
principale source d’inspiration libérale13.
En réalité, d’après les constituants de Cadix, jusrationalisme et historicisme
ne devaient pas être totalement antagonistes. Les libéraux faisaient valoir que la
constitution ne systématisait ni ne copiait les anciennes lois fondamentales mais
en extrayait ses principes essentiels en les adaptant aux temps nouveaux. Dans
la mesure où la lecture libérale de l’ancienne législation espagnole conduisait
à voir dans cette dernière les principes propres à une monarchie limitée et à la
sauvegarde des libertés individuelles, il existait une coïncidence entre les lois
fondamentales et les postulats jusrationalistes. Historicisme et jusrationalisme
pouvaient ainsi cohabiter comme ils l’avaient fait aux origines du constitution-
nalisme nord-américain.
Après l’expérience gaditaine, le jusrationalisme et l’historicisme se dissocièrent
de manière inconciliable, même si l’on repère encore en 1834 un certain
mélange des deux. Les premières critiques de l’œuvre gaditaine vinrent des
absolutistes qui niaient l’existence des principes de liberté, au sens donné par les
libéraux, dans les lois fondamentales. Ainsi, dans le Manifeste des Perses (1814),
les droits étaient considérés comme : « des franchises et des libertés octroyées
[par le roi] aux peuples14 ». Parmi les opposants au Trienio constitutionnel
(1820-1823), l’ancien afrancesado José Gómez Hermosilla qui penchait toujours
plus vers l’absolutisme rejetait les principes libéraux jusrationalistes et utilisait
l’historicisme et les théories néoscolastiques pour nier l’existence d’une origine
11
M. Artola, « Las Declaraciones de derechos y los primeros textos fundamentales galos ».
12
Discurso preliminar a la Constitución de 1812, éd. L. Sánchez Agesta, pp. 3, 4, 119, 19, 20
et 21.
13
G. M. de Jovellanos, Carta a Lord Holland (Muros, 5 décembre 1810), nº 2039, pp. 422-423 ;
Carta de Agustín Argüelles a Lord Holland (Madrid, 8 février 1823) ; M. Moreno Alonso, « Confe-
siones políticas de don Agustín de Argüelles », p. 250 ; A. Alcalá Galiano, Índole de la Revolución
de España en 1808, t. II, p. 320 ; Id., Don Agustín Argüelles, t. II, p. 360.
14
Representación y manifiesto que algunos diputados a las Cortes, p. 50.
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naturelle des droits15. Ce bagage idéologique sera adopté par la suite par la
pensée conservatrice antilibérale et deviendra l’un des éléments de son identité
depuis Balmes jusqu’au carlisme. Opposé à toute définition métaphysique des
droits, ce courant de pensée faisait valoir la primauté des fueros appuyés par la
coutume patria.
À partir du Trienio constitutionnel, le jusrationalisme céda aussi du terrain
devant les fondements positivistes des droits. Il s’agit là d’une conséquence de
la fracture qui s’était produite au sein du libéralisme entre exaltés (exaltados) et
modérés lors du Trienio. Les exaltés étaient sans ambages partisans de la Consti-
tution de 1812, radicalisant même ses fondements en s’inscrivant ouvertement
dans l’héritage des doctrines révolutionnaires françaises. Ils affichaient ainsi
sans masque une conception jusrationaliste des libertés en les percevant comme
des droits naturels pré-étatiques16. Les libéraux modérés, soucieux d’éviter que
la liberté n’entrave l’ordre, tentèrent au contraire de relier le fondement des
droits aux normes positives. Ce changement d’argumentaire traduisait chez les
libéraux modérés l’abandon progressif des théories révolutionnaires françaises
et le rapprochement du libéralisme doctrinaire ainsi que, partiellement, du
positivisme de Jeremy Bentham.
Durant le xixe siècle, jusrationalisme, positivisme et historicisme se révélè-
rent des modèles d’argumentation des droits perméables entre eux. J’ai déjà
signalé comment l’historicisme était surtout attaché aux positions les plus
conservatrices, en particulier le carlisme. Le jusrationalisme était un marqueur
du libéralisme progressiste, même si son influence n’atteignit son zénith que
plus tard, dans la pensée démocrate de la révolution de 1868 et de la Ire Répu-
blique. Durant cette phase constitutionnelle, la défense à outrance des libertés
naturelles conduisit à rejeter la possibilité d’imposer des limitations légales aux
droits dérivés de la nature. Toutefois, les fondements positivistes des libertés
finirent par s’imposer. Pour le libéralisme conservateur, le positivisme garan-
tissait qu’on ne pouvait faire valoir davantage de droits que ceux qui étaient
reconnus constitutionnellement et légalement, ce qui permettait de justifier la
nécessité de protéger l’ordre avant la liberté. Le modèle positiviste finit même
par s’imposer, comme une conséquence de l’influence du normativisme, dans
un système aussi enclin à la défense des libertés, y compris sociales, que celui
de la Constitution de 1931. À la différence du libéralisme conservateur, la coa-
lition républicano-socialiste, qui était le principal auteur de la Constitution de
la IIe République, conférait aux fondements positivistes des droits une garan-
tie particulière car la Constitution avait été érigée en norme suprême, ce qui
transformait les droits en libertés indisponibles pour tous les pouvoirs publics,
y compris pour le pouvoir législatif.
15
J. Gómez Hermosilla, El jacobinismo.
16
Par exemple dans les Diario de Sesiones des Cortès : Á. Flórez Estrada (Diario de Sesiones,
1820, t. II, nº 102, 14 octobre 1820, p. 1642), La Santa (le même jour, p. 1647), Lastarria (Diario
de Sesiones, 1820, t. I, nº 62, 4 septembre 1820, p. 814), Romero Alpuente (le même jour, p. 817),
Ruiz de la Vega (Diario de Sesiones, 1822, t. II, nº 101, 20 mai 1822, p. 1447). Dans la presse :
El Espectador, nº 269, 9 janvier 1822, p. 1078.
la portée des droits individuels 99
révélateur fut la suppression de la structure des Cortès par ordres, et par consé-
quent, l’obtention d’une représentativité exclusivement politique qui devait se
refléter dans l’organisation unicamérale de l’assemblée. L’unique réduit orga-
nique marquant les différences sociales se limitait au Conseil d’État.
Mais les mêmes libéraux qui louaient le principe d’égalité pour en finir avec les
droits-privilèges eurent une lecture bien distincte à l’heure d’affronter l’épineux
problème américain. Ils privilégièrent une interprétation réduite de l’égalité qui,
au final, servit aux territoires d’outre-mer pour légitimer l’indépendance à l’égard
de l’Espagne. Le problème résidait dans les droits politiques car l’égalité de traite-
ment aurait eu pour effet de voir le nombre de députés américains dépasser celui
des métropolitains aux Cortès. La solution polémique consista à établir une dis-
tinction entre « Espagnols » et « citoyens », de la même manière que la France avait
distingué les citoyens actifs et passifs. Les castas ont ainsi été exclues de l’accès à
la citoyenneté. Les citoyens se voyaient réserver l’exercice du suffrage actif et, avec
lui, la fixation de la base de la population qui déterminait le nombre de députés
éligibles par chaque territoire. Les libéraux tentèrent d’éviter la comparaison avec
la citoyenneté passive et active française en recourant avant tout aux différences
culturelles. En face, les députés américains disposaient de solides arguments à par-
tir d’une conception rousseauiste de la souveraineté populaire en vertu de laquelle
tous les sujets d’une société disposaient du même droit de suffrage.
La différence entre « citoyens » et « Espagnols » ne s’est pas reproduite dans
le constitutionnalisme du xixe siècle, ce qui est parfaitement logique dans la
mesure où la perte progressive des territoires d’outre-mer ne justifiait plus une
telle distinction. À partir de la Constitution de 1837, seul le concept d’« Espa-
gnols » est maintenu, la catégorie conflictuelle de « citoyens » étant supprimée
jusqu’au projet constitutionnel de 1873 où la notion réapparaît mais comme
synonyme d’Espagnol, unifiant ainsi les idées de nationalité et de citoyenneté.
Toutefois, quelques-unes des idées sous-jacentes dans la Constitution de
Cadix sur la possession des droits ont perduré dans le constitutionnalisme pos-
térieur. Ainsi, le large exercice du droit de vote fixé par la Constitution de Cadix
resta perçu comme un héritage pour le futur parti démocrate qui fit du suffrage
universel son étendard.
La distinction entre droits civils et politiques s’est maintenue dans le
constitutionnalisme en s’appuyant sur l’idée bien établie que si les premiers cor-
respondaient à tous les Espagnols, les seconds pouvaient (ou même devaient)
être limités, en étant conférés à ceux qui possédaient certaines qualités détermi-
nées (âge, propriété ou instruction).
sa relation avec l’État et était par conséquent l’objet du droit public. Dans ce sens,
on ne pouvait pas parler de liberté politique sans État. Montesquieu différenciait
même la liberté politique selon sa relation à la constitution ou au citoyen. Dans sa
première acception, la liberté politique supposait une organisation déterminée du
pouvoir public, consistant en la division des pouvoirs. En revanche, elle pouvait
dans la perspective du citoyen être définie comme « la sécurité ou la conception
que chacun a de sa sécurité17 ». En réalité, les deux perspectives constituaient les
deux faces d’une même monnaie. La liberté politique n’était que la conscience de
sécurité qu’avait l’individu dans un État dans lequel les pouvoirs étaient convena-
blement divisés, un individu qui savait par conséquent que ses libertés civiles ne
seraient pas foulées au pied par l’arbitraire.
Cette idée persistait durant les Cortès de Cadix même si l’on commençait à
employer le concept de liberté politique dans un sens distinct dès 1808 et sur-
tout à partir du Trienio constitutionnel, c’est-à-dire comme un droit subjectif
de participation à l’État. Si les droits civils étaient propres à tous les Espagnols, il
n’en allait pas de même des droits politiques dont la possession devait aller aux
plus aptes à décider en faveur de la collectivité : les citoyens.
On rencontre tout au long des articles de la Constitution un catalogue assez
large des droits subjectifs dont la majorité entrait dans la catégorie des droits de
nature civile : liberté civile (art. 4), propriété (art. 4, 172.10, 294 et 304), liberté
personnelle (art. 172.11), liberté de la presse (art. 131.24 et 371), égalité (dans le
sens de refus de la concession de privilèges, art. 172.9, et d’égalité devant l’im-
pôt, art. 339), inviolabilité du domicile (art. 306), droit de requérir contre les
infractions à la constitution (art. 374). On trouve enfin des droits processuels :
prédétermination du juge (art. 247), droit à un procès public (art. 302), règle-
ment d’une controverse par un arbitrage (art. 280), habeas corpus (art. 291 sqq.),
et principe de nulla poena sine previa lege (art. 287).
Les droits civils apparaissaient comme le cadre de la liberté des individus face
à l’État. Cette caractéristique se retrouve même dans l’emplacement choisi pour
l’évocation des droits dans le texte constitutionnel. En effet, certains droits comme
la liberté personnelle, la propriété et l’égalité se trouvent dans le titre relatif à la
Couronne, de manière à apparaître comme des limitations explicites de l’exé-
cutif. D’autres droits, les droits processuels, se situent dans le titre consacré aux
tribunaux et à l’administration de justice. En définitive, il s’agissait de limiter les
pouvoirs de ceux qui appliquaient le droit et la loi émanant de la volonté nationale,
alors que le législateur n’était pas lui-même limité chaque fois qu’il était conçu
comme le garant des droits et non comme un acteur susceptible d’infraction.
Il existait dans la Constitution de Cadix un article (art. 172) consacré pré-
cisément aux restrictions de l’autorité royale, qui ne fut plus repris par la suite
dans notre histoire constitutionnelle. Les royalistes protestèrent à peine contre
cette tendance à réduire constamment les pouvoirs de la Couronne, au point
que Capmany signala :
17
Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XII, chap. ii, p. 431. Encyclopédie ou Dictionnaire rai-
sonné des sciences, des arts et des métiers, p. 472.
102 ignacio fernández sarasola
Comme je l’ai déjà mentionné dans le titre consacré aux juges, les droits
processuels d’inspiration libérale s’étaient déjà diffusés en Espagne grâce aux
propositions réformistes d’auteurs comme Manuel de Lardizábal ou Valentín de
Foronda, influencés par les théories pénales modernes de Filangieri et Beccaria.
Dans les premiers projets constitutionnels, les droits subjectifs destinés à pro-
téger la liberté — avant tout la liberté personnelle — dans le cadre d’un procès
occupèrent un espace très important. Par exemple, León de Arroyal considérait
les principes de légalité pénale (art. 24), de prescription des délits après que la
peine soit purgée, (art. 24), de droit de la défense (art. 26) comme des droits
naturels. Flórez Estrada était plus bref et reconnaissait seulement le droit à
connaître l’arrêt d’accusation (art. 105) et la liberté personnelle (art. 107). C’est
toutefois dans la systématisation à partir des lois fondamentales qu’effectua
Ranz de Romanillos à la demande de la Junta de Legislación que l’on rencontre
le plus de référence aux droits processuels. Ainsi, on trouve dans le paragraphe
consacré aux droits des citoyens l’habeas corpus (art. 53, 54 et 63), le droit de ne
pas être condamné sans preuve certaine (art. 51, 59 et 62), le droit à connaître
l’identité de l’accusateur (art. 55 et 58), les droits sur les formes de l’arrestation
(art. 60) ou sur les libertés du prisonnier (art. 61).
Les droits politiques sont pour leur part plus diffus dans le texte, dans la
mesure où il n’y a pas de référence au droit de vote et où un droit aussi révé-
lateur que le droit de pétition n’est pas envisagé. On peut toutefois relever la
reconnaissance de la liberté de la presse pour manifester des « idées politiques »
(art. 70). En réalité, à partir du début de la guerre d’Indépendance, la liberté
de la presse fut le droit qui suscita le plus d’intérêt chez les libéraux. On attri-
bue le premier écrit sur cette liberté à Valentín de Foronda19, mais ce n’est qu’à
partir de 1808 que le sujet fut l’objet d’un traitement en profondeur, devant
la nécessité d’encourager la lutte contre les Français et surtout de proposer les
moyens adéquats pour réformer les institutions du royaume. L’opuscule d’Isi-
doro Morales (Memoria sobre la libertad política de la imprenta, 1809) et celui de
Flórez Estrada (Reflexiones sobre la libertad de imprenta, 1809) se situent dans ce
contexte et signalent tous deux les bénéfices d’une telle liberté qui contribue à
guider l’action des pouvoirs publics.
18
Diario de Sesiones, nº 376, 13 octobre 1811, t. III, p. 2060. El Español, t. V, nº 26, 30 juin 1812
(Reflexiones sobre algunos artículos de la Constitución española), p. 121.
19
Disertación presentada por D. Valentín de Foronda, individuo de la Academia de ciencias de Bur-
deos, a una de las Sociedades del Reyno (sobre la libertad de escribir), Espíritu de los mejores diarios
que se publican en Europa, nº 179, 4 mai 1789, pp. 1-14.
la portée des droits individuels 103
Les Cortès de Cadix, dominées par des libéraux régulèrent très rapidement la
liberté d’expression et le 10 novembre 1810, plus d’un an avant l’approbation
de la Constitution, elles adoptèrent le décret IX sur la liberté politique de la
presse. Une analyse attentive de l’article constitutionnel et du décret IX anté-
rieur montre comment l’idéologie libérale était encore à Cadix imprégnée de
réminiscences ilustradas. En effet, si l’on suit les prémisses libérales, la liberté de
la presse a une double mission, positive et négative, comme l’indique le préam-
bule du décret IX :
La faculté des citoyens de publier leurs pensées et idées politiques n’est
pas seulement un frein à l’arbitraire de ceux qui gouvernent, mais aussi
un moyen d’éclairer la nation tout entière et le seul chemin pour accéder
à la connaissance de la vraie opinion publique.
20
Villanueva, Diario de Sesiones nº 379, 16 octobre 1811, pp. 2093 et Diario de Sesiones, nº 381,
18 octobre 1811, p. 2104 ; Argüelles, Diario de Sesiones, nº 381, 18 octobre 1811, pp. 2109-2109 ;
Guridi y Alcocer, Diario de Sesiones, nº 522, 16 mars 1812, p. 2924.
104 ignacio fernández sarasola
utilisés. De cette manière, la séparation nette entre société et État inaugurée par
la Constitution de Cadix s’est vue remplacée au xxe siècle par l’idée d’interven-
tion de l’État dans la société.
La différence entre droits civils et droits politiques qui commençait à appa-
raître dans la Constitution de 1812 s’imposa définitivement par la suite dans le
constitutionnalisme espagnol. À partir du Trienio Liberal, on abandonna le sens
que l’Ilustración avait donné à ces termes et ils furent employés pour désigner
respectivement les droits d’autonomie subjective et les droits de participation
politique. La différence dans la détention de l’un et de l’autre type de droits
fut aussi maintenue21. Au milieu du xixe siècle, Alcalá Galiano introduira une
catégorie intermédiaire, celle des droits mixtes, qui possédaient des caractéris-
tiques des deux autres droits, par exemple le droit de pétition qui servait pour
manifester une opinion (droit civil) mais aussi pour influer à travers celle-ci sur
l’État (droit politique)22.
Le point de convergence entre les droits des individus et les droits de la nation
se trouvait dans le principe de légalité qui était devenu depuis le xviiie siècle une
des aspirations principales du libéralisme espagnol. L’idée, diffusée par Rous-
seau, de la loi comme expression de la volonté générale a rencontré un écho
important dans notre pays qui verra dans la réunion de Cortès législatives le
principal instrument de défense des libertés des individus. Les droits subjectifs
étaient toutefois les seuls réellement protégés, mais leur limitation procédait de
la loi qui émanait de l’ensemble de la société. L’individuel restait par conséquent
sous la tutelle du général car ainsi était garantie l’égalité de traitement éliminant
par là même l’idée de droits-privilèges.
En réalité, la conception de la loi comme l’expression de la volonté générale et
comme la protectrice des droits apparut au xviiie siècle, y compris dans les rangs
des réformistes, tel Jovellanos, et dans ceux des partisans du despotisme éclairé,
comme Cabarrús. Le premier, dans son Discurso de recepción a la Real Academia
de la Historia, sobre la necesidad de unir al estudio de la Legislación el de nuestra
Historia y Antigüedades (4 février 1780), utilisait le mythe de la « constitution
des Goths » pour rappeler que les réunions des Cortès, dans lesquelles résidait
la volonté générale, étaient fréquentes à l’époque du royaume wisigothique. De
son côté, Cabarrús indiquait que le pacte social avait pour objet de soumettre
les individus à la volonté générale, afin de procurer une meilleure garantie à la
propriété et une sécurité naturelle, même si dans ce cas, le roi, et non les Cortès,
était chargé d’exprimer la volonté générale23.
21
J. F. Pacheco, Lecciones de Derecho Político, p. 235.
22
A. Alcalá Galiano, Lecciones de Derecho Político, p. 292.
23
F. de Cabarrús, Cartas sobre los obstáculos que la naturaleza, la opinión y las leyes oponen a la
felicidad pública, pp. 36, 40, 44, 46, 74-75, 80 et 88.
la portée des droits individuels 105
24
« Si no me engaña mi juicio, — dit Vicente Alcalá Galiano — no hay otro medio sencillo de
asegurarla [la reunión de Cortès] sino el de que los tributos sean temporales; pareciéndome que
determinándose su mayor duración el término de tres años, se conciliaban todos los extremos ». Obser-
vación de 25 de junio (Actas de la Diputación General de Españoles que se juntó en Bayona el 15 de
junio de 1808, Imprenta y Fundición de J. A. García, Madrid, 1874, p. 85).
106 ignacio fernández sarasola
25
M. Fioravanti, Appunti di Storia delle Costituzioni moderne, pp. 53 sqq.
la portée des droits individuels 107
dans le Statut Royal de 1834, mais aussi dans les constitutions conservatrices de
1845 et 1876. En effet, le libéralisme conservateur considérait que le roi devait
participer plus activement à la fonction législative au nom de sa mission de
détenteur du pouvoir exécutif, comme au nom d’un pouvoir modérateur qui
évoque le « pouvoir neutre » décrit par Benjamin Constant.
La valeur même que le constitutionnalisme gaditain accordait à la loi fut
l’objet d’une reformulation ultérieure. Le libéralisme gaditain considérait
la loi comme l’expression même de la volonté de la société et avait toujours,
par conséquent, une valeur souveraine. Cela conduisait à un légicentrisme qui
affectait toute la structure constitutionnelle, en commençant par la relation qui
s’avérait difficile à établir entre la constitution et la loi. Toutes deux étaient des
normes souveraines car elles procédaient des représentants de la nation, même
si seule la constitution pouvait être modifiée par un pouvoir spécifique, celui
nommé « pouvoir de réforme constitutionnelle », régulé par le titre X. Ce der-
nier prétendait donner une stabilité à la constitution en précisant les sanctions
encourues en cas d’infractions à celle-ci et les modalités qui présidaient à toute
modification, une fois écoulées les huit années nécessaires à partir de l’entrée en
vigueur de l’ensemble des articles du texte constitutionnel (art. 375).
Pour cette raison, la loi, tout en étant au même niveau supérieur que la consti-
tution, ne pouvait modifier cette dernière mais était capable de porter atteinte
à son contenu. Dans le paradigme libéral, considérer qu’une loi émanant du
peuple souverain pouvait être contraire à la constitution était une contradic-
tion, mais la réalité montra aux auteurs de la constitution qu’ils avaient été naïfs.
Un nombre très important de députés appartenait au secteur absolutiste dans
les Cortès ordinaires de 1813. La législation qui émana de ce groupe pouvait
mettre en péril l’œuvre constitutionnelle car les constituants n’avaient pas été
assez avisés pour garantir une victoire du libéralisme dans les urnes grâce à la
norme électorale définie dans la constitution. Les libéraux ne se préoccupèrent
pas de solutionner le conflit qui pouvait surgir entre la constitution et la loi et
se limitèrent à couper les ailes des pouvoirs qui pouvaient attenter à la norme
constitutionnelle : l’exécutif et le judiciaire. Ainsi, ceux qui appliquaient le droit
étaient ceux qui pouvaient potentiellement transgresser la constitution et contre
qui tout un système de sanctions était prévu dans le titre X.
Ce légicentrisme était un lieu commun du constitutionnalisme révolution-
naire français. Il éloignait le modèle gaditain du système nord-américain qui,
dès ses origines, avait souhaité assujettir le législateur à un contrôle de consti-
tutionnalité (judicial review), définitivement consacré en 1803 avec la sentence
historique Marbury vs. Madison, adoptée par le légendaire juge John Marshall.
Ce légicentrisme fut peu à peu abandonné en Espagne tout au long du xixe siècle,
en particulier en dotant le pouvoir exécutif de fonctions de gouvernement
importantes qui empêchaient de considérer le parlement comme l’unique centre
de décision de l’État. Malgré tout, un contrôle de constitutionnalité des lois fut
long à se mettre en place. Par conséquent, la constitution qui fixait les droits
subjectifs ne prévoyait pas de parade à des lois qui pouvaient lui porter atteinte.
Il fallut attendre la Constitution de 1931 pour importer le modèle de juridiction
108 ignacio fernández sarasola