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Revue du monde musulman et de

la Méditerranée

Les mudéjares du royaume de Murcie


Denis Menjot

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Menjot Denis. Les mudéjares du royaume de Murcie. In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n°63-64, 1992.
Minorités religieuses dans l'Espagne médiévale. pp. 165-178;

doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1992.1548

https://www.persee.fr/doc/remmm_0997-1327_1992_num_63_1_1548

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Denis Menjot

LES MUDEJARES
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A partir de 1257, Alphonse X viola le protectorat en décidant de favoriser partout délibérément


l'installation des chrétiens qu'il autorisa dans les principales villes à acheter des domaines aux mores.
Dans la capitale, il alla jusqu'à faire répartir, entre les immigrants, le domaine de la Condamine qui
ne comptait que cinquante hectares mais des meilleures terres situées dans un méandre du Segura,
aux portes de l'enceinte. Les musulmans tentèrent bien de secouer le joug qui s'appesantissait. A
l'incitation et avec l'aide du souverain de Grenade, ils se soulevèrent en 1264 et libérèrent la
majeure partie du territoire à l'exception de Lorca et des zones du centre et du nord-ouest
contrôlées par l'Ordre de Santiago. Us ne purent résister longtemps aux forces chrétiennes composées
essentiellement des armées aragonaises qui reconquirent progressivement le terrain perdu ; leur résistance
s'acheva en janvier 1266 par la reddition de la capitale à Jacques Ier qui restitua tout le royaume à
Alphonse X. Les musulmans devenaient des mudéjares. Ils se retrouvaient tous, définitivement, sous
la domination castillane jusqu'à ce qu'en 1305 ceux de la partie est du royaume passent sous
l'autorité du roi d'Aragon à la suite de l'annexion par Jacques II de cette zone qui allait devenir la
Gobernaciôn d' Orihuela et que nous ne traiterons pas ici.
Jusqu'en 1502 les mudéjares continuèrent à Murcie à coexister avec les chrétiens dans des
conditions différentes et changeantes selon qu'ils dépendaient d'un Concejo du domaine royal, d'un
commandeur d'une encomienda d'un ordre militaire ou d'un seigneur laïc ou ecclésiastique. Néanmoins,
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ils furent tous affectés, à des degrés divers, dans leur effectifs, leur situation économique et sociale
et leurs rapports avec les chrétiens, par les fléaux qui, à de nombreuses reprises au cours du bas Moyen
Age, frappèrent la contrée plus durement que bien d'autres à cause, d'une part des conditions
climatiques exceptionnelles dont elle jouissait et, d'autre part de sa situation d'enclave entre trois
frontières hostiles, l' Aragon, Grenade et la Méditerranée. Ainsi aux calamités naturelles fréquentes qui
se succédèrent parfois en peu de temps comme en 13%, se conjuguèrent, comme entre 1408 et 1410,
se prolongèrent ou se répétèrent - parmi lesquelles les plus catastrophiques furent les inondations
de 1390 et 1424, les invasions de criquets de 1408 à 1413 et de 1428 à 1431, les sécheresses des
années 1420, les pestes de 1379-1380 et surtout de 1395-1396 -, s'ajoutaient les nombreuses
attaques d' almogdvares et les luttes de factions sans cesse renaissantes parmi lesquelles celle qui
opposa les Manueles et les Fajardos et qui culmina dans la dernière décennie du XIVe siècle n'est
que la plus célèbre et la plus longue.
Pas plus à Murcie qu'ailleurs les communautés mudéjares n'ont laissé d'écrit. Pour les étudier,
nous ne disposons donc que de sources qui proviennent des autorités dont elles dépendaient et ces
sources sont rares, disparates, partiales et dispersées dans les archives de la Cathédrale, de la
Municipalité et des Ordres Militaires. Elles ont un caractère essentiellement législatif qui donne
surtout une image théorique de la vie de la minorité musulmane à laquelle toutefois la précocité et
l'importance des registres d'ordonnances municipales d'une part, l'existence de documents fiscaux, de
quelques livres de compte du Concejo à partir de 1391 et de livres de visite des encomiendas de
l'Ordre de Santiago à partir de la fin du XVe siècle d'autre part, permet de donner une certaine
réalité. Cette documentation a été bien explorée et de bonnes études ont été consacrées aux mudéjares
murciens pendant les deux siècles et demi de leur existence. Elles fournissent la matière d'une
synthèse qui envisagera successivement l'évolution démographique et la répartition géographique de
ce groupe, sa situation juridique et sociale, ses activités économiques, ses relations avec les
chrétiens et son organisation communautaire.
La diminution de la population musulmane semble avoir commencé très tôt, dès les premières
années du protectorat et même avant par l'immigration vers Grenade et l'Afrique du Nord des
intellectuels et des membres des couches supérieures qui refusaient d'accepter la capitulation et avaient
certainement conscience que l'annexion ne serait qu'une question de temps. Les débuts de la
colonisation en 1257 ne firent qu'accélérer le mouvement, d'une part parce que les objectifs des
Castillans apparaissaient désormais au grand jour, d'autre part parce que l'arrivée - même en petit
nombre - des chrétiens conditionnés à considérer les Infidèles comme des ennemis de Dieu et
l'expansion comme une reconquête créa un climat de violence bien que le souverain ait déclaré les
autochtones "moros de paz" et enfin parce qu'en permettant aux immigrants d'acheter des terres,
Alphonse X offrit aux mores désireux de s'expatrier, une occasion inespérée de négocier leurs
biens. La répression du soulèvement ne semble pas avoir été particulièrement sanglante. Les
chroniqueurs, pourtant férus de faits d'armes, ne font état d'aucune bataille rangée, d'aucun massacre,
d'aucune destruction, d'aucun sac. Les capitulations des places fortes épargnèrent aux vaincus la
mort ou l'esclavage auquel l'Infant d'Aragon n'en réduisit que quelques-uns dans la zone frontière,
deux cents d'après les chroniques catalanes. Soucieux de conserver une main-d'œuvre qu'ils
savaient ne pouvoir remplacer, les souverains les protégèrent, leur laissèrent une partie de leurs terres
et leur permirent de conserver leur religion et leurs coutumes. Mais, victimes de l'intolérance et des
appétits des chrétiens, privés dans la capitale de tous leurs lieux de culte, soumis à de nouvelles formes
de dépendance et à des impositions supplémentaires alors que dans le même temps les chrétiens
étaient attirés par des franchises fiscales, rapidement dépossédés de leurs biens et transformés en
exploitants - dans la capitale, six ans après la "reconquête" quand s'acheva en 1272-73 la dernière
répartition, ils avaient perdu la quasi totalité de leurs terres aussi bien dans la Huerta que dans les
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campos ; il en était de même à Lorca et à Orihuela -, les mudéjares, principalement ceux des villes,
prirent le chemin de l'exil. Ils fuirent dans l'émirat de Grenade - 30 000 l'auraient fait selon Bernard
Desclot - ou se réfugièrent à l'intérieur du royaume dans les zones contrôlées par les Ordres
Militaires où ils pouvaient vivre entre eux sous la protection effective des commandeurs désireux
d'attirer des hommes pour mettre leurs terres en valeur. C'est le début d'un véritable exode qui allait
se poursuivre jusqu'à la fin du siècle. Ainsi, une partie du faubourg, qui dans la capitale avait été
réservé aux vaincus en 1266, se trouvait à l'abandon six ans plus tard et dans la Huerta, il est fait
mention de zones en friches, redevenues marécageuses. A Orihuela, les musulmans avaient
pratiquement tous disparu en 1272.
L'affaiblissement de la monarchie sous le règne et durant la minorité très troublés de Sanche IV
et de Ferdinand IV accentua l'émigration qui toucha aussi assez profondément les campagnes et
que renforça encore l'obligation faite aux mudéjares par les Cortes de Valladolid de 1293 de vendre
toutes les propriétés qu'ils conservaient. L'occupation militaire aragonaise et la "résistance", par
le bouleversement et l'insécurité qu'elles entraînèrent, en même temps qu'elles occasionnèrent le
départ de nombre de Castillans, firent fuir les derniers musulmans qui demeuraient encore dans le
domaine royal ; certains s'installèrent dans les seigneuries de la future Gobernaciôn de Orihuela
qui n'avait pas souffert du conflit au sortir duquel bien des localités étaient désertées. Quand en 1305,
la Castille récupéra l'essentiel du royaume, Ferdinand IV reconnut que :
"dans la terre de Murcie, la plupart des mores sont morts et les autres ont fui de sorte qu'ils
manquent à la terre qui est très dépeuplée et ceci est très dommageable et très préjudiciable à la terre à
cause des nombreux et grands services qu'ils lui rendaient..."
Déclaration qui constitue, comme l'ajustement noté J. Torres Fontes, "une reconnaissance de
leur activité passée et un appel pour l'avenir".
Ainsi, à l'aube du XIVe siècle, le royaume de Murcie n'apparaît plus et depuis des années comme
l'écrivait J. Vicens Vives :
"comme un monde musulman parsemé de chrétiens dominateurs par les armes établis
principalement dans les villes et en particulier dans la capitale."
Sans que l'on puisse avancer de chiffres précis, la population mudéjare ne constituait plus qu'une
minorité résiduelle très réduite dispersée en petites communautés que l'on peut estimer à une
douzaine tout au plus. Celles-ci n'existaient plus que dans une seule ville du domaine royal, Murcie,
dans laquelle J. Torres Fontes pense que ne vivaient pas plus de deux douzaines de familles. Toutes
les autres se situaient soit dans les huertas du Segura : le val de Ricote, possession des Chevaliers
de Saint Jacques, Alcantarilla et Alguazas, possessions de la reine, soit dans des régions montagneuses
reculées qui n'avaient pas été occupées par les Aragonais et qui se trouvaient sous la juridiction de
l'Ordre de Santiago (Socovos, Letur, Ferez, Ceuti) ou de la haute noblesse (Pliego, Alcantarilla).
Dans toutes ces localités, la protection seigneuriale à laquelle s'ajoutaient pour la plupart l'échec
du repeuplement par des chrétiens, la pauvreté et l'isolement, assuraient les musulmans de
conserver leurs biens, leur mode de vie et leurs traditions sans subir de pressions.
Au cours du bas Moyen Age, le nombre et les effectifs des aljamas demeurèrent très limités mais
pas pour autant stables ; ils varièrent en fonction des calamités naturelles et des troubles militaires
mais aussi, et parfois surtout, de la compétition à coup de franchises à laquelle se livrèrent les
différents seigneurs du royaume et de la Gobernactiôn de Orihuela pour garder et attirer des
musulmans qui représentaient pour eux le meilleur moyen de percevoir des rentes élevées sur leurs terres.
Certaines moreries, malgré de nombreuses vicissitudes, conservèrent des habitants
pratiquement sans interruption jusqu'en 1502 grâce à l'aide de leurs autorités de tutelle qui intervinrent
parfois à plusieurs reprises pour les repeupler à la suite d'une chute voire d'une disparition de la
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population. C'est le cas d' Alcantarilla, de Ceutf, du val de Ricote et aussi d' Abanilla et d' Alguazas
auxquelles leur seigneur accorda à chacune deux "chartes de peuplement". C'est également le cas
de la capitale dont l' Arrixaca se repeupla quelque peu au cours du XIVe siècle et qui en 1395 aurait
compté environ 300 personnes dont la peste aurait tué la moitié. Par l'octroi de l'exonération
décennale d'impôts royaux directs, le Concejo réussit entre 1392 et 1425 à en faire venir, en trois
vagues successives, 159 des moreries voisines du royaume et de la Gobernaciôn d'Orihuela et 8
du royaume de Grenade. La moitié s'installa dans les 2 aldeas de la ville : Santaren et Fortuna. En
1407, l' Arrixaca comptait entre 50 et 100 familles. Elle se dépeupla par la suite pour ne plus
renfermer en 1484 que 20 feux dont le nombre passa à 43 en 1495. Entre 1475 et 1501, 51 mudéjares
s'installèrent dans la cité et son territoire alors qu'en 1489, le Concejo avait sollicité la permission
de faire venir 2 000 familles grenadines.
D'autres localités perdirent leur population mudéjare momentanément - et quelquefois à plusieurs
reprises - pendant des périodes plus ou moins longues que la documentation ne permet pas de
préciser : Archena, Pliego, Abaran, Socovos, Cotillas. Carthagène retrouva quelques musulmans dans
les premières années du XVe siècle où deux familles émigrèrent à Murcie.
A partir de la fin du XIVe siècle, on assiste à des changements notables dans la géographie
mudéjare - changements qui s'accélèrent dans les années qui précèdent immédiatement l'Edit de 1502 -
à la suite de deux mouvements opposés bien analysés par M. Rodriguez Llopis, l'un de disparition
et l'autre de création de moreries. Des communautés marginales, petites et pauvres disparurent dans
les sierras désolées : Yéchar et Priego de Moratalla entre 1410 et 1420, Letur au milieu du siècle,
Ferez en 1480. D'autres, au contraire, réapparurent ou apparurent parfois pendant une période très
brève dans les huertas du Segura et du Mula à l'initiative de la noblesse locale ; dans la seconde
moitié du XIVe, Lorqui, La Puebla de Mula et Molina, Campos et Albudeite sont ainsi repeuplées ;
Cieza a de nouveau une aljama imposée en 1498. Après plusieurs tentatives avortées, le Concejo
réussit au milieu du XVe siècle à fixer définitivement quelques familles dans son lugar de Fortuna.
Dans la huerta de la capitale, de nouveaux établissements surgirent créés par des membres de
l'oligarchie urbaine sur leurs propriétés agricoles : La Nora au tout début du XIVe siècle, La
Puebla de Soto en 1440 et, à la fin du siècle, pratiquement en même temps, Puebla de Zambrana,
Puebla de Abellân, Monteagudo, El Palomar, Cinco Alquerias ainsi que San Martin et Barrionuevo
de la Puebla qui semblent n'avoir eu qu'une existence éphémère tout comme El Javalï fondé en 1407-
1408 par l'adelantado Lope Pérez de Davalos. Ces "pueblas" avaient toutes été formées par des
membres de l'oligarchie urbaine sur des domaines qu'ils avaient constitués et dont ils concédaient
la propriété utile à un groupe de familles mudéjares en échange d'une rente et de prestations
diverses. Ces "seigneuries" restaient sous la juridiction du Concejo. A l'aube du XVIe siècle, si on
compte les fondations momentanées et les refondations, on peut estimer avec M. Rodriguez que 70 %
des aljamas étaient "des créations plus ou moins récentes qui dataient des deux derniers siècles"
et conclure avec lui que "les communautés murciennes du XVe ne sont pas héritières du peuplement
musulman antérieur à la conquête" du moins pas la majorité.
Toutefois, pour apprécier l'ampleur des déplacements de population, il faudrait pouvoir
préciser l'évolution des effectifs de chaque communauté, ce que le manque de sources empêche. Quelques
documents fiscaux permettent néanmoins de se faire une idée de l'importance relative des
différentes moreries à certains moments, idée approximative car ils ne reflètent pas exactement la
situation démographique de chacune. Le premier que nous possédons date de 1384. Il s'agit du rôle d'un
impôt réparti par les officiers royaux entre tous les Concejos et aljamas du royaume de Murcie au
prorata du nombre et de la richesse de leurs habitants ; étant donné la pauvreté d'ensemble des
musulmans, c'est surtout en fonction du nombre des chefs de feux que la quote-part de chaque
communauté varie. 18 moreries sont alors taxées dans le royaume de façon très différente. Les 8 appartenant
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à l'ordre de Santiago devaient acquitter à elles seules 36,3 % de la somme demandée aux
musulmans dont les 6 du Val de Ricote 28,5 % et celle de Murcie seulement 4 %. En 1474, dans le
premier rôle de servicio et medio servicio - impôt de même nature que le précédent - dans lequel
figurent les possessions santiaguistes, on dénombre 23 moreries si on compte séparément les 6 du
Val de Ricote. 8, (44,4 %) n'apparaissaient pas en 1384 mais elles ne représentent que 30 % du
montant de l'impôt ; 2, Yechar et Campos ne sont plus mentionnées. Le nombre de moreries imposé
dans cette contribution spécifique aux minorités religieuses ne varia guère jusqu'en 1501 où il
était de 25, pas plus que la part des communautés qui subsistaient depuis la conquête, à savoir les
6 du Val de Ricote, Abanilla, Alcantarilla, Alguazas et Murcie, part qui oscillait entre 43,7 % en
1474 et 37,8 % en 1501 du total de l'imposition. Les rôles dépêchas, capitation imposée aux chefs
de feux mores à partir de la guerre de Grenade, permettent d'affiner l'analyse. Dans les 6 qui nous
ont été conservés, le nombre des communautés taxées varie entre 18 et 20 mais le Val de Ricote
est compté pour une seule et il renferme toujours plus du quart des feux (avec les deux autres
moreries santiaguistes de Pliego et de Lorqui plus de 37 %). La moitié des aljamas ne figurait pas
dans le rôle de 1384 mais les 14 ou 15 fondées ou refondées au cours des XIVe et XVe siècles ne
représentent jamais plus de 60 % de celles imposées en même temps et ne totalisent jamais plus de 45 %
de feux mores du royaume car il s'agit des plus petites communautés, 3 comptent moins de 5 feux,
5 en ont entre 10 et 19, la moyenne étant inférieure à 20. Ces constatations amènent à nuancer
l'affirmation de M. Rodriguez selon laquelle "la rupture dans la continuité du peuplement du XIIIe siècle
est évidente" et à minimiser la mobilité de la population mudéjare.
L'importance numérique de celle-ci et sa dispersion dans le royaume semble finalement avoir
légèrement augmenté durant les XIVe et XVe siècles mais avec de nombreux à-coups et en partie
certainement par accroissement naturel. On peut ainsi dégager plusieurs périodes. La première est celle d'une
très lente récupération qui s'accentue dans la seconde moitié du XIVe siècle ; les moreries atteignent leur
apogée, celle de la capitale à l'orée du XVe siècle, celles des senorios dans les années 1435-1448. La
guerre entre Alonso Fajardo et la Couronne au milieu du siècle les dépeupla, de sorte qu'on n'en
compte plus que 1 1 dans le servicio de 1463. Leur nombre doubla dans les vingt ans qui suivirent, signe
d'une nette reprise qui ne fit que s'accélérer à l'extrême fin du siècle car l'union dynastique et la
conquête de Grenade facilitèrent les mouvements de population en supprimant les frontières. En six
ans de 1495 à 1501, le nombre des feux augmenta de 17,4 %, passant de 644 à 744 et la part des
moreries murciennes dans le servicio y medio servicio s'éleva de 17 à 29 %. Encore convient-il de noter que
parmi les familles d'immigrants enregistrées au moment de leur arrivée, beaucoup comprenaient des
ascendants et des collatéraux, car comme l'a judicieusement signalé M. L. Rodriguez, la nature de la
fiscalité fondée sur le feu favorisait les familles larges.
En définitive, si les musulmans restent minoritaires dans le royaume de Murcie, grâce au faible
peuplement chrétien de celui-ci, ils y sont relativement plus nombreux que dans n'importe quel autre
royaume de l'ensemble castillan avec des réduits comme le Val de Ricote où ils sont les seuls
habitants. Les mudéjares représentent 8 à 10 % de la population totale du royaume si l'on accepte
d'estimer celle-ci à environ 8 000 feux avec la Manche d'Albacete.
"Les mores sont pauvres et nécessiteux" répétaient les autorités pratiquement à l'occasion de chaque
levée d'impôts royaux. Ce n'était pas un prétexte invoqué pour obtenir du roi un dégrèvement
mais une réalité. Elle s'explique par le fait que les membres de la minorité musulmane, à la
différence de ceux de la communauté hébraïque, n'exerçaient aucune activité lucrative qui leur aurait
permis de s'élever dans la hiérarchie et ce, probablement, davantage par manque de formation
professionnelle et de moyens économiques qu'à cause des mesures discriminatoires qui leur
interdisaient d'exercer tout métier qui leur aurait donné pouvoir sur les chrétiens - comme la collecte
des impôts ou la médecine - ou les amenait à préparer ou à fabriquer de la nourriture pour ces der-
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Frontière aragonaise

Carte n° 1 :
Répartitions en 1384
Les Mudéjars du royaume de Murcie / 171

Abanilla ,
FORTUNA

PueblaAbellan -
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O Senorio évèque et chapitre
GJ Senorio laïque
Lorqui Senorio Ordre de Santiago
FORTUNA Senorio sous juridiction 5%
Concejo de Murcie
Frontière aragonaise 10 Km

Carte n° 2 :
Répartitions en 1495
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niers car ces mesures qui frappaient aussi les juifs n'empêchaient pas ces derniers de les exercer.
Les mudéjares de Valfoz murcien et du royaume étaient de petits exploitants et éleveurs qui
trouvaient de maigres ressources d'appoint dans la vente dans la capitale des récoltes, des produits
de leur terroir : gibier, bois de charpente, charbon de bois, bois à brûler, et d'objets de leur
fabrication : céramique, tissus en lin, cordes de chanvre, quincaillerie, sparterie qu'ils allaient négocier
aussi au marché d'Orihuela.
Les membres de la petite communauté de Murcie-capitale exerçaient des professions artisanales
très variées, mais la documentation ne permet pas d'évaluer leur importance dans chacune d'elles
car elle ne fait guère connaître que les individus qui, à un moment ou à un autre, bénéficièrent de
franchises ou d'aides financières, travaillèrent pour le Concejo ou à propos desquels ce dernier
légiféra.
On rencontre ainsi un ou deux mudéjares parmi les tourneurs, bourreliers, armuriers, couteliers,
cordonniers, selliers, tanneurs, charrons et portefaix. Certains avaient une spécialité comme la reliure,
la fabrication d'arbalètes, de fers de lance, de bâts, de courroies et de fouets, de moulins ou encore
de trompettes et, bien sûr, d'objets en sparte. C'est dans les secteurs de la métallurgie et de la
poterie qu'ils étaient les mieux représentés ; les forgerons firent d'ailleurs partie de la confrérie de Saint-
Eloi dès sa création au XVe siècle avec des droits identiques à ceux de leurs confrères chrétiens et juifs.
Ils étaient par contre absents du textile et de l'habillement. Rares dans le secteur de la construction,
ils ne servaient qu'exceptionnellement sur les chantiers de travaux publics ouverts par la ville où
pourtant à travail égal salaire égal entre les membres des trois communautés.
Quelques-uns travaillaient dans l'agriculture, certains occasionnellement dans les moments de
presse ; ils étaient très recherchés comme cribleurs de "céréales, lin, cochenille, cumin et d'autres
choses". Depuis 1336, les musulmans avaient de nouveau le droit de posséder des terres qu'Alphonse
XI, à la demande du Concejo, leur avait rendu, mais en le limitant à quinze tahullas (un peu plus
de 1,5 ha) qui constituaient dans la Huerta un domaine appréciable. Mais combien purent profiter
de cette autorisation ? La plupart semblent être restés tenanciers. Les mudéjares monopolisaient la
pêche en mer car leur pauvreté les prémunissait contre une capture par les Grenadins qui razziaient
fréquemment les côtes et qui n'avaient aucun espoir d'obtenir une rançon pour leur libération.
Plusieurs muletiers et charretiers appartenaient à la communauté musulmane mais aucun
boutiquier, courtier, changeur ou grand marchand, ce qui peut s'expliquer par le fait qu'ils ne pouvaient
se rendre librement à l'étranger ; il faut cependant noter que pas un seul ne demanda de sauf-
conduit pour s'y rendre à la différence de leurs coreligionnaires valenciens. On n'en rencontre pas
davantage dans les professions médicales et para-médicales pas même parmi les barbiers et les
vétérinaires, professions qui leur étaient, en théorie, toutes interdites. Seul maître Farache, venu de Grenade
en 1404, exerça la chirurgie et la médecine pendant deux ans.
Aucun More ne figure parmi les notaires ou les escribanos pûblicos. Spécialistes de
l'hydraulique, le Concejo chargeait certains de s'occuper de l'entretien des canaux d'irrigation en les
désignant comme acequieros. Il en engageait aussi comme sentinelles et en recrutait dans toutes les
moreries du royaume "pour faire honneur aux fêtes" qu'il organisait car ils étaient très réputés comme
jongleurs ; 21 participèrent à la procession du Corpus Christi en 1427.
Les autorités royales, municipales et seigneuriales avaient parfaitement compris l'intérêt qu'elles
avaient à conserver et à accroître cette main-d'œuvre irremplaçable, indispensable à l'exploitation
agricole et à la survie de certains secteurs artisanaux et, de par son statut, moins exigeante, plus
dépendante et plus exploitable que celle des travailleurs chrétiens. Il ne faut pas chercher d'autres raisons
pour expliquer la protection et les faveurs accordées à cette minorité ainsi que la tolérance dont elle
était l'objet. Se sachant irremplaçables, les mudéjares n'hésitaient d'ailleurs pas à pratiquer
ouvertement le chantage à l'émigration.
Les Mudéjars du royaume de Murcie / 173

Jacques H, dès son entrée dans la capitale, leur confirma tous "les privilèges, donations, bons usages
et bonnes coutumes" accordés par ses prédécesseurs. Il exempta de certains impôts ceux qui
viendraient s'installer dans la région et fit à nouveau frapper des pièces d'or sur le modèle de celles émises
par le dernier souverain musulman et auxquelles ils étaient habitués. Ferdinand IV n'eut pas
plutôt réoccupé la ville, qu'il renouvela en 1305 tous les privilèges dont jouissaient les mudéjares et
en ajouta de nouveaux de sorte qu'à cette date ils avaient la liberté de se déplacer, d'élire leurs
officiers et d'avoir une administration judiciaire propre ; ils n'étaient plus tenus d'aller à l'ost sauf avec
le Concejo ; ils étaient tous exemptés de taxes sauf de l'almojarifazgo ; les veuves, les alfaquies
et les immigrants de l'étranger pendant quatre ans, se voyaient en plus exonérés de capitation. Ces
franchises furent confirmées par tous les souverains successifs.
Le Concejo prenait soin de la force de travail que représentaient les musulmans. Tout d'abord,
il les laissait vivre en paix du moment qu'ils ne faisaient pas de prosélytisme et châtiait ceux qui
se livraient sur eux à des brimades et à des voies de fait. De plus, considérant qu'il "était de son
devoir de défendre les mores", il lui arriva à plusieurs reprises, non seulement d'intercéder pour
eux auprès des monarques pour obtenir une réduction de leur quote-part dans les impositions mais
d'en payer une partie, voire, comme en 1430, d'acquitter à leur place "le pecho, l'alfatra et le
cabecaje". Les dirigeants protégeaient la minorité contre toute agression perpétrée par les habitants
des concejos et des senorios voisins et contre toute exaction des agents royaux. Ils subventionnaient
régulièrement et les pêcheurs car ils vivaient toujours sous la menace d'être capturés par les
corsaires catalans et quelques artisans spécialisés dont ils inscrivaient certains sur la liste des vingt
exemptés d'impôts que la monarchie avait accordés à la ville : on en compte 8 en 1420 et 9 en 1436. Ils
en aidaient d'autres en payant leurs impôts, en les faisant bénéficier d'une gratification
exceptionnelle, en leur donnant un atelier ou un terrain à bâtir. Aides toujours modestes mais jamais
symboliques destinées à retenir ou à attirer des individus exerçant un métier indispensable.
Les seigneurs adoptaient la même attitude protectrice vis-à-vis de leurs mores. Contre tous ceux
qui les molestaient ou empiétaient sur leurs terres, les laïcs allaient jusqu'à agir militairement et
l'évêque n'hésitait pas à brandir des sanctions canoniques.
Le système juridique jouait cependant au détriment des non-chrétiens en permettant d'abord de
mieux les exploiter financièrement. Les mudéjares du domaine royal, c'est-à-dire de la capitale, étaient
en effet redevables d'impôts directs spécifiques en échange de la protection royale. Ils devaient
ainsi acquitter, au moins depuis le début du XIVe siècle et jusque vers 1430, le cabeza de pecho,
capitation annuelle qui se montait à 30 maravedis par habitant à la fin du XIVe siècle. Le servicio et medio
servicio leur fut demandé exceptionnellement en 1331 au mépris de l'exemption dont ils jouissaient
depuis 1305 ; à partir du règne de Henri H, ces servicios se multiplièrent et leur montant s'éleva jusqu'à
5 100 maravedis en 1387, aggravant ainsi considérablement la pression fiscale sur la communauté
musulmane de la ville ; celle-ci dut payer chaque année à partir de 1388 un servicio et medio
servicio désormais fixé à 2 000 maravedis. De 1482 à 1502, les mudéjares durent contribuer également
au financement de la guerre de Grenade par une pécha annuelle de un ou deux castellanos d'or par
feu. Ils se plaignirent aussi en 1410 de devoir verser Yalfatra, taxe héritée de la fiscalité islamique
dont on ne sait si, comme dans les senorios, il s'agissait d'une capitation en nature d'un celemin d'orge
par habitant.
Les musulmans n'étaient pas quittes pour autant avec la fiscalité royale. Comme tous les autres
sujets des rois de Castille, ils acquittaient Yalcabala et Yalmojarifazgo, contributions indirectes
respectivement sur le volume des ventes et la circulation des marchandises. Comme tous les
contribuables chrétiens, ils payaient les impôts directs : monedas et pedidos sans bénéficier d'aucun
dégrèvement. S'ils ne versaient pas, semble-t-il, de taxe spéciale à la caisse municipale, ils
n'échappaient pas aux tailles extraordinaires levées par la municipalité pour l'entretien des murailles et la
1 74 /Denis Menjot

défense de la ville. De plus, quand la cité devait héberger des officiers royaux, ils se voyaient
imposer un prélèvement autoritaire de parures de lit qui, en principe, leur étaient restituées quand
ils les réclamaient mais parfois huit ou neuf mois après et déchirées ! Quand l'envoyé de la
municipalité ne trouvait pas tous les objets désirés, ils "empruntait" à Yaljama la somme nécessaire à
leur achat. On comprend donc que les mores de la Arrixaca se soient plaints continuellement d'être
écrasés d'impôts et, à plusieurs reprises, aient fui pour échapper à de nouvelles levées.
Ceux qui vivaient dans les senorios étaient-ils moins lourdement imposés comme on le croit
généralement ? Rien n'est moins sûr car les seigneurs continuaient à percevoir des taxes d'origine
islamique auxquelles ils avaient ajouté de nouveaux prélèvements. Les études de M. Rodriguez sur La
fiscalité dans les communautés mudéjares, de I. Sanz sur Les rentes de l'Eglise de Carthagène, de
J. Torres sur Abanilla, d'A. Franco sur Le patrimoine des Fajardo, montrent que le système tributaire,
qui différait quelque peu d'une seigneurie à l'autre, ne pesait pas seulement sur la terre et la
production mais sur l'homme alors que le paysan chrétien s'était libéré des liens personnels. Ainsi les
mudéjares, sauf ceux de l'évêque et du chapitre à Alcantarilla et Alguazas, payaient d'abord sur
les terres qu'ils cultivaient une redevance en nature ou en argent - qui conservait à Ricote et
Archena le nom d'almagran - plus sur la vente des domaines, Yalquilate, impôt fixe ou
proportionnel à la valeur de la transaction ; ces prélèvements transformaient les paysans en simples
tenanciers héréditaires à travers une relation contractuelle. Tous devaient verser sur leurs productions une
dîme qui gardait souvent encore son nom arabe d'almaja et qu'il ne faut pas confondre avec la dîme
ecclésiastique que l'Eglise percevait, au moins sur certaines communautés, alors qu'en principe seuls
les chrétiens auraient dû l'acquitter. S'y ajoutaient des dîmes additionnelles : redkano, meaja, larez
sur les récoltes des zones sèches et irriguées, borra et asadura, zequi sur le bétail ; le prélèvement
représenté par ces taxes pouvait s'élever jusqu'à 25 % de la production agraire sans compter les
banalités pour l'utilisation du four, du moulin et du pressoir dont la plupart des seigneurs s'étaient
réservés le monopole. Ces derniers percevaient également toute une série de droits personnels sur
leurs dépendants musulmans. Chaque individu leur devait une capitation en nature d'un celemin
d'orge, Yalfatra et une en espèces de 6 à 18 maravedis, le cabezaje. Chaque famille était redevable
d'au moins deux jours de corvées par an, de cadeaux en nature à différents moments de l'année,
de redevances à l'occasion des grands événements familiaux : mariage et décès, et de droits de
succession en plus des amendes judiciaires. Ces droits ne représentaient pas une charge économique
bien lourde mais ils "supposaient idéologiquement l'existence d'un niveau de servitude contre
lequel le musulman luttait constamment". Les communautés mudéjares des seigneuries
n'échappaient pas non plus à la fiscalité royale et si certaines bénéfïcaient d'exonération, beaucoup
acquittaient les servicios et les autres impôts directs : monedas et pedidos sans oublier Valcabala. A
l'évidence, ce n'était donc pas parce que la pression fiscale y était plus faible que dans le domaine
royal que les musulmans préféraient vivre dans les seigneuries même si certains n'hésitaient pas à
l'occasion à s'y réfugier pour échapper à une nouvelle imposition étatique comme le firent en
1397 ceux de Santaren qui émigrèrent à Alcantarilla.
Les mudéjares se trouvaient dans une situation juridique inférieure à celle des chrétiens à la
suite des décrets des 3e et 4e conciles du Latran repris et adaptés successivement par les Cortes de
1252, 1258 et 1268 et dans les Siete Partidas. Ils étaient victimes de mesures discriminatoires et
ségrégationnistes qui leur interdisaient de cohabiter avec les chrétiens, de fréquenter les mêmes bains,
de porter les mêmes vêtements et d'avoir des relations sexuelles avec des chrétiennes. L'ordonnance
de Valladolid de 1412 aggrava leur situation en remettant en vigueur toutes les lois restrictives prises
depuis le XIIIe siècle et qui étaient tombées en désuétude et en leur défendant d'exercer
pratiquement tous les métiers qui les mettaient en contact avec les chrétiens, pour les confiner aux tâches
agricoles. Le texte mettait aussi un terme à l'autonomie interne des communautés en leur suppri-
Les Mudéjars du royaume de Murcie / 175

mant le droit d'avoir une administration judiciaire propre et de lever des taxes sans autorisation.
Dans la réalité, ces mesures législatives restèrent souvent lettre morte surtout dans les
seigneuries où beaucoup n'avaient pas de raisons d'être puisque les musulmans vivaient déjà entre eux. Dans
la capitale, les prédications fanatiques de Vincent Ferrier amenèrent le Concejo à prendre toute une
série d'ordonnances qui renforçaient la ségrégation et allaient être reprises dans l'ordonnance de
Valladolid ; mais dans le climat d'intolérance qui régnait alors, de telles mesures protégeaient
plutôt les mores en réduisant leurs contacts avec les chrétiens et elles ne demeurèrent pas non plus très
longtemps en vigueur.
La communauté musulmane vivait bien dans la capitale dans un quartier réservé, l' Arrixaca, mais
ce n'étaient pas les chrétiens qui, sous prétexte de contagion, venaient réclamer le maintien de cette
ségrégation mais les mudéjares par souci de protection. Le Concejo faisait respecter "l'apartheid"
et interdisait à tout chrétien d'y pénétrer de jour comme de nuit et d'y acquérir des biens. Mais
plusieurs indices font douter d'une séparation nette des groupes religieux : la répétition par le Concejo
des interdictions de cohabiter, l'occupation par les chrétiens de demeures abandonnées dans
l' Arrixaca, la possession par des mores de maisons hors de ce quartier. Par ailleurs, jusqu'en 1415,
les potiers chrétiens fréquentaient obligatoirement l' Arrixaca où se trouvait le seul four de potier
de la ville et les autorités durent encore, en 1433, interdire aux chrétiennes d'aller faire cuire leur
pain dans les fours qui y étaient installés. Les dirigeants défendaient aux bouchers mores de vendre
de la viande aux chrétiens mais pour une raison fiscale et non religieuse : afin que ne diminue pas
le produit de la taxe instaurée sur la boucherie chrétienne. L'obligation de porter des signes distinctifs
ne paraît avoir été respectée qu'occasionnellement tout comme l'interdiction de confier des enfants
chrétiens à des nourrices mores. De même l'ordonnance somptuaire de 1438 qui retirait aux
musulmans ainsi qu'aux juifs et auxpecheros le droit de porter "des draps de soie... et d'autres parures"
ne s'appliquait pas aux mores du royaume de Murcie.
Il n'y a en définitive que les mariages mixtes et les relations sexuelles entre les membres des
communautés religieuses qui n'étaient pas acceptés et faisaient l'objet d'une répression rigoureuse. La
mort par le feu sanctionnait le more coupable d'avoir séduit une chrétienne, "épouse spirituelle du
Christ" ; la réduction en esclavage sanctionnait la musulmane coupable d'adultère avec un
chrétien. Mais quand, très exceptionnellement, le cas se présentait, la punition n'intervenait qu'après
consultation du roi par le Concejo, comme si ce dernier ne considérait les contacts sexuels comme
un crime que parce que le souverain en avait décidé ainsi. En 1477, les dirigeants commuèrent la
peine capitale en 100 coups de fouet pour un more et la prostituée chrétienne avec laquelle il avait
eu des relations.
Le climat d'insécurité qui régnait dans le royaume rejaillissait très défavorablement sur les
relations entre chrétiens et musulmans car on suspectait ces derniers d'agir comme une cinquième
colonne et d'aider les almogâvares grenadins à effectuer des razzias en territoire murcien. Henri II
ordonna que tous les immigrants mudéjares se fassent enregistrer par Yadelantado. Avec la reprise
de la guerre contre Grenade, les souverains renforcèrent leur surveillance sur leurs ressortissants
musulmans qui virent leur liberté de circulation réduite par l'interdiction de quitter leur morerie sans un
laisser-passer de Yadelantado. On leur interdit aussi d'avoir des contacts avec les musulmans
captifs, de contribuer à payer leur rançon et de cautionner leur libération. Cependant, afin de ne pas
encourager leur immigration, on abrogea très vite l'ordonnance de 1399 qui faisait obligation aux aljamas
de racheter les chrétiens capturés par les almogâvares et encore plus vite, deux jours à peine après
sa promulgation, celle qui défendait aux mudéjares de la capitale de conserver un couteau sur les terres
où ils travaillaient et de circuler armés car, comme ils redoutaient d'être capturés, ils menaçaient de
ne plus venir travailler dans la Huerta.
Les musulmans étaient victimes de brimades, de vexations, de coups et blessures et d'exactions
176 / Denis Menjot

qui leur rappelaient leur condition d'infériorité. Après les prédications de Vincent Ferrier en 1412,
les autorités de la capitale firent du zèle en emprisonnant certains d'entre eux et en saisissant leurs
biens sous prétexte qu'ils travaillaient le jour de Pâques et les dimanches ou refusaient de faire
office de bourreau, tâche que le Concejo leur imposait malgré les interdictions royales réitérées afin
de rendre les peines plus infamantes. Dans les seigneuries, du moins dans certaines et à certains
moments, ils n'étaient pas mieux traités ; ceux du Val de Ricote virent à la fin du XVe siècle, le
commandeur rejeter les usages traditionnels, leur réquisitionner des vêtements et du bétail, se réserver
le monopole de la vente des chèvres, désigner directement le meunier et Yalmotacen. Mais jamais
les mudéjares ne furent victimes de pogrom et on ne relève qu'une manifestation violente
d'hostilité à l'égard de cette minorité : le saccage en 1396 du cimetière de la capitale. Le Concejo condamna
aussitôt cet acte de vandalisme, décréta la peine de mort contre tous ceux qui agresseraient des
mudéjares et offrit à Yaljama quelques arpents pour ensevelir ses défunts, arpents qu'elle attendit...
5 ans ! Par contre, on vit aussi, à une occasion, des chrétiens qui s'étaient armés pour la circonstance,
délivrer au moment de son supplice un more condamné à la pendaison ; ce fut un franciscain qui coupa
la corde. Des seigneurs utilisaient quelquefois leurs mudéjares pour des actions de brigandage, ce
qui les exposait à des représailles.
Bien que "citoyens" de Murcie, les mudéjares n'étaient pas représentés au conseil de la ville. Ils
formaient une collectivité à part que les autorités chrétiennes reconnaissaient comme un corps
social doté d'une autonomie judiciaire et administrative et d'une réelle représentativité,
l'équivalent en fait d'un Concejo. Cette aljama était gouvernée traditionnellement par un conseil des
Anciens et des magistrats qui, dans la seconde moitié du XIVe siècle, semblent être réduits à deux
personnages essentiels, le qadi {alcalde) qui rendait la justice selon la loi coranique et le caid
(alcaide) qui faisait appliquer cette loi et assurait les fonctions policières de YalguaT.il, ce qui lui
conférait un réel pouvoir et un prestige certain. Alcalde et alcaide représentaient et défendaient les
intérêts de leurs concitoyens auprès des autorités chrétiennes, mais ils n'assistaient pas aux sessions
du Concejo qui les épaulait en cas de besoin. Tous deux se partageaient, probablement, les
fonctions exercées dans des communautés plus importantes par le mfalmedina, Yalmotacen, et Yamin.
A partir du début du XVe siècle, bien que la population de la morerie n'ait guère augmenté, elle
comptait deux nouveaux magistrats, appelés jurados, dont on ne sait rien, pas même si l'un d'eux
faisait fonction de clavaire de Yaljama dont l'existence de finances propres n'est nullement assurée.
Ces magistrats ne semblent pas renouvelés chaque année à moins qu'ils ne soient rééligibles
immédiatement. La liberté des élections accordée en 1305 n'est plus toujours respectée au moins à
partir de la fin du XIVe siècle. En 1412, la juridiction de Y alcalde est supprimée et confiée aux alcaldes
ordinaires chrétiens qui devaient juger selon la loi coranique.
Les autres aljamas du royaume étaient dirigées et administrées de la même façon que celle de
la capitale car avec la disparition du dernier roi more, elles s'étaient individualisées et avaient
perdu les liens que ce pouvoir supérieur maintenait entre elles. L'alcalde mayor, juge supérieur chargé
des appels des sentences édictées par les alcaldes mores dont Alphonse X avait décidé la création,
ne semble avoir aucune existence réelle.
Réduite, la communauté de la capitale n'était pas unie pour autant. Les "vieux mores" jalousaient
les immigrés de fraîche date arrivés après 1395 car ils bénéficiaient de la franchise décennale
d'impôt directs. Au début du XVe siècle, Y alcaide, maître Mahomad se heurta à une bonne partie
de ses administrés qui lui reprochait ses abus de pouvoir et la politique personnelle qu'il menait avec
le soutien, sinon avec les encouragements, des dirigeants chrétiens avec lesquels il collaborait.
Ainsi, dans sa maison qui était accolée au mur d'enceinte de la Arrixaca, il fit condamner la porte
qui donnait sur la morerie et obtint du Concejo l'autorisation de percer une ouverture sur la ville
chrétienne. Ce même Concejo refusa sa destitution réclamée par les officiers injuriés en 1410. Ce
Les Mudéjars du royaume de Murcie / 177

personnage était un riche forgeron qui possédait à Alguazas, dans la Huerta, une propriété
emblavée dont la moisson nécessitait plusieurs journaliers et qui loua au Concejo des maisons et deux
ateliers dans la paroisse San Antolin.
Les mudéjares étaient-ils profondément acculturés ? Leur petit nombre et leur position sociale
et politique dominée inciteraient à le penser bien qu'il soit très difficile d'en juger à partir de
quelques rares indices. Il semble que ceux de la capitale ou du moins leurs représentants, étaient
capables de s'exprimer en castillan puisqu'ils n'avaient pas besoin de traducteurs quand ils
s'entretenaient avec le Concejo. Conversaient-ils entre eux dans cette langue ? Un texte rapporte les
insultes proférées par Y alcaide Mahomad à rencontre d'autres mores dans la mosquée. Elles sont
d'une telle trivialité que M. Ladero pense qu'elles n'ont pas pu être traduites ; je croirai plutôt qu'elles
l'ont été par les injuriés qui les rapportent afin que le Concejo ne les laisse pas impunies. Les
musulmans portaient toujours leurs vêtements traditionnels puisque l'un d'entre eux se plaint qu'on
lui a saisi une tunique (aljuba) de drap de laine de couleur et un burnous neuf. Bien entendu, la
construction onomastique arabe a disparu sous la plume des scribes castillans à cause de sa
complexité. Ce qui paraît assez remarquable, c'est que, dans leur très grande majorité, les musulmans,
qui n'avaient pas le droit de porter un nom chrétien, étaient désignés par leur prénom - dont le stock
est réduit à Mahomad et à quelques autres - suivi d'un nom familial arabe, Alborbolit, Albarrasin,
Alborraque, Alabiar, Fadal, Abulfate. Bien peu avaient un patronyme castillan : surnom comme
Mosquito, toponyme comme Toledano ou Ricoti et surtout nom de métier comme Herrero,
Carpentero ou Tornero. Les conversions apparaissent rarissimes car les chrétiens, dans une société
dominée par les valeurs guerrières, n'avaient que mépris pour ceux qui avaient trahi les leurs et
considéraient que, mauvais par nature, les musulmans ne pouvaient devenir de bons chrétiens.

Conclusion

Pendant les deux siècles et demi de leur existence, les mudéjares murciens menèrent une "vie
médiocre sans espoir de promotion" dans de petites communautés qui constituaient d'authentiques
ghettos et autant de refuges isolés géographiquement, ethniquement et administrativement,
communautés rurales sous domination seigneuriale à une exception près, celle de la capitale.
Privés de la propriété du sol qu'ils cultivaient, réduits à des tâches subalternes, astreints à un
travail routinier, soumis à de fortes restrictions juridiques, exploités financièrement, ils furent de plus
en plus marginalisés au fur et à mesure que s'accroissait l'hostilité des masses populaires envers
les juifs car ils étaient victimes des mêmes mesures discriminatoires. La crainte des almogâvares
nourrissait un sentiment anti-mudéjar dont ils pâtissaient malgré la protection des autorités.
Dans le royaume, les mudéjares n'en représentaient pas moins une minorité non négligeable par
ses effectifs, son rôle économique dans les domaines agricole et artisanal et par les techniques
qu'elle conserva et transmit comme la culture irriguée ou le travail du sparte et de la céramique.
En 1502, il semble bien que dans toutes les moreries comme dans celle de Fortuna, la plupart sinon
tous les habitants soient devenus chrétiens et aient préféré à l'exil la conversion qui leur
permettait de demeurer chez eux sans bouleverser leurs habitudes avec l'espoir, vite déçu, d'être moins
imposés et mieux acceptés ; les mudéjares murciens devenaient alors des morisques.
178/ Denis Menjot

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