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Cahiers d'outre-mer

Le café en Côte d'Ivoire


Jean Tricart

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Tricart Jean. Le café en Côte d'Ivoire. In: Cahiers d'outre-mer. N° 39 - 10e année, Juillet-septembre 1957. pp. 209-233;

doi : https://doi.org/10.3406/caoum.1957.2042

https://www.persee.fr/doc/caoum_0373-5834_1957_num_10_39_2042

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I. — La production du café.

La production du café en Côte d'Ivoire est étroitement condition¬


née par les facteurs géographiques locaux, tant physiques qu'humains,
mais aussi par les caractères particuliers de l'évolution économique
du territoire, dont découlent des types de production originaux.

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210 LES CAHIERS D OUTRE-MER

1. Les conditions de la production.

Le milieu physique.
Dans la forêt intertropicale humide, il existe une variété spon¬
tanée de caféier, le Kouilou ; c'est un arbuste donnant des produits
médiocres, mais qui présente le mérite d'être adapté aux conditions
climatiques particulières de cette région ; il accepte les sols latériti-
ques pauvres, plus ou moins gravillonnaires, et s'accomode de la
température constamment élevée comme de la forte humidité de la
grande forêt : c'est une plante de sous-bois, une plante d' ombre. Le
Kouilou, à l'heure actuelle, n'est plus guère cultivé, mais il a donné,
par croisements, principalement avec le Robusta, les diverses variétés
d'Indénié qui sont utilisées de nos jours, encore que certains types
de Robusta les remplacent de plus en plus.
La principale exigencej du caféier, en Côte d'Ivoire, concerne
l'état hygrométrique : l'arbuste résiste mal à une evaporation trop
forte ; ses feuilles se dessèchent alors, puis tombent. Pendant qu'il
reconstitue son feuillage, il n'est plus guère capable de porter ses
fruits. Un coup de sécheresse se traduit par une baisse considérable
du rendement ; parfois même la production est nulle. Or, l'existence
d'une saison sèche relativement longue caractérise toute la moitié
septentrionale de la Côte d'Ivoire, où elle élimine la forêt et impose
la savane. La limite entre la forêt et la savane dessine un§ ligne assez
régulière, approximativement parallèle au littoral ; elle passe un peu
au Sud de Touba à l'Ouest, puis par Vavoua, et s'infléchit en forme
de V vers le Sud, laissant au Nord Bouaké, pour rejoindre la frontière
de Gold Coast vers Bondoukou. La savane commence là où le régime
équatorial ou subéquatorial de pluies, avec deux maxima (mai-juin
et décembre) fait place au régime tropical à un seul maximum en
juillet-août-septembre. Dans les savanes de Côte d'Ivoire, les totaux
annuels de pluies restent élevés, toujours supérieurs à 1 000-1 200 mil¬
limètres et généralement voisins de 1 500-1 800 millimètres, mais la
quasi-totalité des précipitations annuelles tombe en six ou sept mois
et il apparaît une saison sèche accusée : en janvier et février, les chu¬
tes de pluies sont à peu près nulles. Bien plus, au cours de la saison
sèche, des coups de vent de l'intérieur se produisent : c'est Vharmat-
tan qui peut abaisser en quelques heures le degré hygrométrique à
20 % seulement. La brousse se dessèche ; les meubles et les caisses
se fendent, les incendies éclatent dans les villages. Les caféiers les
plus aventurés vers le Nord grillent : ils peuvent passer un an sans
donner de fruits et sont particulièrement sensibles aux maladies.
La forêt s'avance jusque dans la zone où ces coups de vents secs
ne sont ni trop violents ni trop fréquents. Au-delà, elle fait place
à la savane. La transition est assurée par une étroite marge où alternent
les savanes, sur les collines et les plateaux les plus exposés, et les
LE CAFÉ EN COTE D'IVOIRE 211

forêts, dans les bas-fonds où l'humidité du sol compense la forte


évaporation d'une saison sèche déjà accentuée. C'est le paysage de la
forêt-galerie. Or, le caféier ne peut se cultiver qu'en forêt : dans la
zone bordière de la savane, il souffre des coups d'harmattan qui des¬
sèchent ses feuilles. Bien que quelques plantations s'avancent jusque
dans les forêts-galeries, la grande zone de culture de caféier, celle où
les risques climatiques sont négligeables, se borne à la forêt jusqu'à
30 ou 50 kilomètres au sud de sa limite septentrionale.
A l'intérieur de la forêt, on rencontre le caféier sur n'importe
quels sols : aucune attention n'est attachée aux conditions pédologi¬
ques, car on ne plante que des variétés robustes et peu exigeantes.
C'est exactement le contraire de ce qui se passe pour le cacao, auquel
les Africains réservent soigneusement les meilleures terres. A vrai
dire, le caféier n'est pas indifférent aux sols et il réagit à la qualité
des terres par ses rendements et sa résistance aux maladies. Mais de
cela le producteur africain n'a généralement cure. La faiblesse des
rendements de la Côte d'Ivoire (5 à 7 q/ha), la qualité presque toujours
médiocre du produit, viennent pour une part du fait que l'on néglige
complètement le facteur pédologique.
Cependant, toute la zone forestière, où les conditions climatiques
sont favorables, est loin d'être une zone caféière. Ce sont les facteurs
humains, et plus précisément les conditions historiques, qui expliquent
la répartition des plantations.

Les conditions historiques .


La culture du café, comme celle du cacao, est d'origine étrangère.
Dans l'économie traditionnelle, elle était complètement ignorée. L'exten¬
sion actuelle du café en Côte d'Ivoire reflète ce fait fondamental.
Elle dépend d'une part de la pénétration des influences économiques
extérieures, de l'autre de la concurrence que lui fait le cacao, installé
avant lui.
Plusieurs facteurs ont contribué à implanter en Côte d'Ivoire la
culture commerciale des denrées coloniales, café et cacao. En premier
lieu, l'exemple de la Gold Coast voisine : ce dernier pays, plus évolué,
politiquement mieux organisé, avec le puissant royaume achanti, dès
avant la colonisation, fut, bien avant la Côte d'Ivoire, soumis à l'in¬
fluence d'une économie de marché. On a pu dire que l'avance écono¬
mique et sociale de l'ancienne colonie anglaise voisine était d'une
trentaine d'années : sa production commercialisée remonte au début
du siècle ; aussi a-t-elle joué le rôle de promoteur.
Les relations entre Côte d'Ivoire et Gold Coast ont toujours été
étroites : la .frontière coupe en deux, surtout vers Abengourou et
Bondoukou, dans la partie septentrionale de la zone forestière, plu¬
sieurs tribus et peuples africains ; les mariages, les visites, les échan¬
ges sont fréquents par-dessus la frontière et les douanes n'ont qu'une
212 LES CAHIERS D OUTRE-MER

efficacité relative. Chez ces peuples, principalement les Agni, parents


des Achanti de Gold Coast-, s'est répandue de bonne heure la produc¬
tion marchande : comme en Gold Coast, celle-ci a porté d'abord sur
le cacao ; dès 1925, on a planté d'importantes superficies en Côte
d'Ivoire orientale. Une fois installée dans l'économie cacaoyère, cette
région n'a guère été tentée par la spéculation caféière et ce n'est que
tout récemment, depuis moins de dix ans, qu'on y a planté des
caféiers, surtout au Nord d'ailleurs, vers Bondoukou, et à l'Ouest, aux
confins du pays Baoulé. Le mouvement a été orienté par les conseils
de l'administration, et aussi par les hauts cours du café, peut-être
encore par le désir de diversifier la production.
Dans les autres régions de la Côte d'Ivoire, l'influence directe des
Européens a été prépondérante. Ils ont commencé par le cacao, mais
se sont vite mis au café, combinant souvent les deux cultures. Au
début, les tentatives des colons furent isolées, mais entre 1925 et 1930
les demandes de concessions affluèrent, présentées à la fois par des
particuliers et par des sociétés anonymes. La production caféière est
alors, en majorité, le fait de plantations européennes. Leur localisation
reflète des facteurs souvent contradictoires : terres pas trop densément
occupées par les indigènes pour permettre leur appropriation mais
régions assez peuplées pour fournir de la main-d'œuvre. Les planta¬
tions européennes de café se sont installées sur la côte : autour d'Abid¬
jan, de Grand Bassam, de Sassandra. Par contre, le cercle de Tabou,
difficilement accessible et à demi-désert, n'a pas intéressé les colons.
Les plantations n'ont guère mordu, non plus sur le pays Agni, forte¬
ment organisé et se défendant assez bien contre les achats ou les
dépossessions de terres. Dans l'intérieur, c'est au Nord d'Abidjan, le
long de la voie ferrée (Agboville, Dimbokro) et surtout au NW, vers
Divo, Gagnoa et même Man, qu'elles se sont localisées. Ainsi, sur la
côte et dans le centre-ouest de la Côte d'Ivoire, chez des peuplades
qui n'étaient pas atteintes par l'influence de la Gold Coast, c'est la
plantation européenne qui a donné l'exemple de la culture commer¬
ciale, fondée en grande partie sur le café.
Enfin, l'essor de la production caféière s'explique par la politique
de l'Administration qui, jusqu'en 1945, a opéré par la manière forte.
Le gouverneur Angoulvant, notamment, a fait distribuer des plants
et obligé, sous peine d'amendes, les villages africains à les cultiver.
Ainsi sont apparus les « champs du Commandant », symbole, pour le
Noir, des fantaisies de l'administration. Cette pratique s'est naturelle¬
ment heurtée à la résistance, généralement passive, des Africains.
D'autant plus que l'incohérence s'en est parfois mêlée : on a ordonné
de faire telle et telle culture, puis la récolte faite, les denrées n'ont
pas été enlevées parce que le gouverneur avait changé ou que la
conjoncture s'était modifiée et que la métropole ne pouvait les acheter.
11 en est résulté une méfiance tenace pour tous les projets agricoles
LE CAFÉ EN COTE D'IVOIRE 213

de l'administration, méfiance que nous avons retrouvée plus de dix


ans après dans la région de Man. En fait, plus que la pression admi¬
nistrative directe, c'est l'exemple qui a joué et aussi l'attrait du gain.
L'Administration a aussi contribué à l'extension de la. culture du
café et du cacao au moyen du travail obligatoire, en organisant une
sorte de conscription de la main-d'œuvre au profit des planteurs
européens. Bien des Noirs ont ainsi appris, bon gré mal gré, à cul¬
tiver les arbustes. Il s'est même fixé, dans certains coins de la forêt,
des villages de travailleurs des savanes (Mossi surtout) transplantés
autoritairement, et qui se sont mis à la culture des caféiers. Actuelle¬
ment, ces méthodes n'ont plus cours. L'action de l'Administration
s'est radicalement modifiée : elle contribue au développement de la
production en distribuant gratuitement des plants, en luttant contre
les maladies, en faisant bénéficier les planteurs africains des conseils
d'agents agricoles souvent dévoués — encore trop peu nombreux,
d'ailleurs. Déjà les résultats sont remarquables.
A l'heure actuelle, la production caféière se localise dans les
régions suivantes :
1° Le pays au Nord-Ouest d'Abidjan, sur l'axe routier Abidjan-
Gagnoa-Daloa-Man, appelé de ce fait « Route du Café ». C'est la
principale région caféière : Divo, Gagnoa, Daloa sont les plus gros
centres, en pleine production. Man s'est lancé plus récemment dans
la culture mais compte de vastes étendues de jeunes plants qui vont
entrer en production entre 1957 et 1960. L'importance du cercle égalera
alors celle de Gagnoa.
2° La région littorale autour d'Abidjan, de Bingerville, de Grand
Bassam avec une antenne le long de la voie ferrée et des annexes isolées
autour de Sassandra (en décadence), et d'Aboisso.
3° Les marges du pays du cacao, au Nord, autour de Bondoukou
à l'ouest, le long de l'avancée de savanes dites V baoulé.
4° Le pays Baoulé, à la lisière de la forêt, dans la partie centrale
de la Côte d'Ivoire ; il est peuplé par des paysans travailleurs, âpres
au gain, économes, qui ont appris, comme travailleurs saisonniers, les
avantages de la production marchande chez leurs voisins Agni, comme
les Guéré de Man autour d'Abidjan ; le café se répand autour de
Tiébissou, de Bouaflé, de M'Bahiakro, d'Ouéllé {fig. 1).
Ainsi dessinée, la carte de la production caféière juxtapose des
exploitations européennes — peu nombreuses — et africaines, mais
aussi des régions de culture relativement ancienne et d'autres où domi¬
nent les jeunes plantations.
2. Les types de production.
La plantation européenne .
La plantation européenne ne compte plus guère actuellement, en
Côte d'Ivoire que 220 à 230 planteurs. En 1953, les Européens exploi-
214 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

taient 30 000 hectares. En 1956, le chiffre est certainement plus élevé


par suite de l'installation de sociétés repliées d'Indochine. Mais le
café ne tente plus guère les Européens ; leur part, dans sa production,
est tombée en dessous de 7 %. Les grandes spéculations de la plan¬
tation
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européenne
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sont- la banane, l'ananas, le palmier à huile ; ce

Ce recul s'explique facilement. Les plantations européennes ont


souvent été établies dans un esprit pionnier, avec une connaissance
insuffisante des conditions locales, notamment des données pédologi¬
ques. Sur les mauvais terrains, les arbres, trop régulièrement plantés,
sont très sensibles aux maladies. D'autre part, la plantation, qui
vise avant tout à procurer des bénéfices, est organisée en vue d'une
commercialisation de toute la production ; elle paie sa main-d'œuvre
et, de la sorte, connaît des prix de revient incompressibles. En période
de crise on peut lutter quelque temps en soignant moins bien, ou
même pas du tout, les arbres, mais dans ce cas, on ampute en fait
le capital. Récemment, les bas cours du café ont poussé les planteurs
européens à une telle solution. Il en résulte que beaucoup de planta¬
tions, trop spéculatives, ont une activité intermittente : exploitées
pendant plusieurs années, elles ont été à demi abandonnées, remises
en état, parfois abandonnées à nouveau. Certaines sont rachetées par
des Africains aisés qui peuvent les gérer avec plus de souplesse, car ils
leur adjoignent des cultures vivrières. Ils pratiquent aussi une sorte
de métayage qui, aux dépens des métayers, rend les frais de main-
d'œuvre moins élevés et, surtout, plus faciles à réduire en période de
crise.
La plantation européenne repose ~ nécessairement sur l'emploi
d'une importante main-d'œuvre salariée, qui ne se trouve généralement
pas entièrement sur place. Le recrutement autoritaire ayant pris fin
en 1946, on a créé le S.I.A.M.O. Les besoins des plantations sont à
l'origine d'un des plus importants courants de déplacement de per¬
sonnes en Côte d'Ivoire. Vers la zone forestière, surtout vers le Centre,
se dirigent des manœuvres provenant de Haute-Volta, du Sud du
Soudan et de la région d'Odienné. La migration revêt un caractère
saisonnier, les travailleurs étant employés généralement d'octobre-
novembre à mars-avril. Elle se combine avec une certaine émigration
définitive : une partie des manœuvres se fixent dans les régions de
plantation et y attirent parents et amis. Le S.I.A.M.O., qui recrute
principalement en Haute-Volta et vers Ferkessédougou, acheminait au
début les travailleurs par fer ; maintenant, la part du transport routier
augmente car nombre de planteurs préfèrent se rendre dans les régions
de recrutement avec un camion et embaucher eux-mêmes sur place.
Productrices uniquement de produits d'exportations, les plantations
européennes ne sont généralement pas capables de nourrir elles-mêmes
leur personnel. Les manœuvres disposent souvent d'un peu de terre
LE CAFÉ EN COTE D'IVOIRE 215

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Fig. 1. — Les plantations de calé en Côte d'Ivoire.


Chaque point noir représente 500 hectares de caféiers.

accordée par le patron ou par le chef de village le plus proche, niais


ils ne peuvent généralement pas cultiver assez de terre pour se nourrir
et restent d'ordinaire trop peu de temps pour récolter ce dont ils ont
besoin. Les plantations européennes sont ainsi des centres importants
de consommation de produits vivriers ; elles jouent un grand rôle
dans le développement de la consommation du riz en Basse-Côte.

L' économie de traite africaine.


Il existe une différence fondamentale entre les planteurs africains
et les planteurs européens. Tandis que ces derniers visent uniquement
la production des denrées exportables, le planteur africain est un
216 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

agriculteur resté plus ou moins traditionnel qui a adjoint à son exploi¬


tation vivrière des cultures de café ou de cacao. Il continue à pro¬
duire des vivres, mais avant tout pour les besoins de sa famille et pas
toujours en quantités suffisantes. Il peut donc, à la rigueur, réussir
à subsister avec les produits de sa plantation. C'est ce qui explique
son exceptionnelle résistance aux crises. Lors des années noires de
la période 1931-1936 ou de la guerre, il s'est replié sur lui-même, a
cessé de récolter son café et son cacao lorsqu'il ne se vendait pas, a
étendu un peu ses cultures vivrières et diminué ses achats de produits
importés et de nourriture. Il est revenu à l'économie vivrière tradi¬
tionnelle de la zone forestière. Gomme, au même moment, les planta¬
tions européennes ne pouvaient plus faire face à leurs frais généraux
et sombraient, la part relative de la production africaine de café et de
cacao s'est fortement accrue.
Cette caractéristique des « plantations » africaines explique pour¬
quoi nous préférons les désigner du nom d' « économie de traite ».
Il y a beaucoup moins de différences entre elles et l'organisation de la
production de l'arachide au Sénégal, par exemple, qu'entre elles et
les plantations européennes. C'est, en fait, une culture spéculative,
entièrement commercialisée, qui se greffe sur une économie vivrière
traditionnelle plus ou moin modifiée, voire dégradée, et non une
économie entièrement nouvelle, montée à coups de capitaux, plus ou
moins industrialisée, hautement spécialisée, comme l'est la « planta¬
tion » au sens strict du terme. D'ailleurs, l'expression d'économie de
traite évite une confusion : certaines plantations européennes sont
reprises par des Africains qui ne modifient pas leurs caractères fonda¬
mentaux. C'est à elles qu'il vaut mieux réserver le nom de « planta¬
tions africaines », car il leur convient parfaitement.
L'économie de traite caféière — ou cacaoyère — revêt d'ailleurs des
formes différentes en fonction de la durée de l'évolution et de la
stratification sociale qui, avec la pénétration de l'économie monétaire,
tend de plus en plus à se différencier.
La forme pionnière correspond au stade initial de l'évolution. Les
habitants' des villages se procurent des plants de café ou de cacao et
se mettent à la culture. Leur village reste localisé à côté des champs
occupés par les cultures traditionnelles. On agrandit un peu les par¬
celles aux dépens de la forêt et on y plante des caféiers. Pour le
cacao, les exigences plus grandes en matière édaphique incitent à
choisir les terrains avec plus de soin et l'on est souvent obligé de
défricher des pans de forêts assez éloignés 'des villages. Le café donne
lieu aussi, mais plus rarement, à cette culture lointaine. Pour assurer
celle-ci, on organise des campements, habités temporairement au
moment où les façons culturales réclament le plus de main-d'œuvre.
A ce stade, les superficies en cultures de traite sont réduites et assez
également- réparties entre les diverses familles. Le plus souvent 3 à
LE CAFÉ EN COTE D 'IVOIRE 217

4 hectares par famille, parfois même moins. Cette forme pionnière


se discerne surtout dans l'Ouest de la Côte d'Ivoire, dans les subdivi¬
sions de Dânané, Toulépleu, Guiglo, Duékoué et Touba.
A un autre stade commence la course aux terres à, défricher.
Lorsqu'on se rend compte que la culture de traite apporte cle l'argent
et que les manières de dépenser cet argent se multiplient, on arrive
tout naturellement à vouloir étendre café ou cacao au maximum.
C'est, à vrai dire, pour le café, — car sa culture est plus récente —=■
que cette attitude est déterminante. Chaque famille plante le plus
de caféiers qu'elle peut entretenir. On demande aux chefs des terres
des village la permission de défricher près de ses propres parcelles.
Cette fièvre de débroussement atteint parfois des degrés particulière¬
ment aigus. Ainsi, certains paysans se considèrent comme lésés si
on attribue à autrui des terres dans le prolongement des leurs car
ils considèrent leur droit à s'étendre comme illimité. On arrive ainsi
à adjoindre, par famille, 5 à 7 hectares de caféiers aux cultures vivriè-
res. Naturellement, ces dernières sont de moins en moins bien soignées
et leurs rendements baissent, de sorte que l'achat de vivres complé¬
mentaires, à la suite de mauvaises récoltes, est de plus en plus néces¬
saire. En même temps, la course aux surfaces caféieres ne permet
guère de soigner convenablement les arbres, qui ne sont l'objet que
d'un minimum de façons. On a peine, faute de bras, à assurer la
récolte et, comme on ne recourt pas à la main-d'œuvre saisonnière, il
arrive souvent que les fèves soient récoltées à un degré de maturité
très inégal. Ce type de production se situe surtout sur les bords de
la grande zone caféière de Gagnoa-Daloa, près de Tiébissou, vers
Man. Les superficies consacrées au café y sont en rapide augmentation.
Une différenciation sociale et une organisation économique plus
compliquée apparaissent ensuite. Ce troisième stade est très générale¬
ment réalisé dans les vieilles régions cacaoyères, comme la Boucle du
Cacao et. dans les environs de Gagnoa, Dïvo, Toumodi. Dans ce
domaine, la culture de traite est entièrement passée dans les mœurs
et la société traditionnelle se modifie sous son influence. Les plan¬
tations se stabilisent et sont enregistrées dans un cadastre. Elles se
transmettent par héritage et par vente, de sorte que les étendues
possédées par chaque famille se modifient et deviennent progressive¬
ment inégales. Certains capitaux urbains s'intéressent à elles : des
transporteurs, des commerçants enrichis, acquièrent des caféières ou
des cacaoyères et les font cultiver par une main-d'œuvre salariée sous
la direction de gérants, africains eux aussi. Tel commerçant possède
deux plantations de café de 30 hectares chacune et une petite planta¬
tion de cacao de 12 hectares ; il réside à 30 kilomètres de la plus
proche et ne s'y rend que pour contrôler le travail ou vendre la
216 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

récolte. Une propriété bourgeoise urbaine se développe ainsi (2).


Ces exploitations diffèrent des plantations de type européen par
un certain nombre de traits. D'abord, leur superficie est plus petite
et elles ne proviennent pas d'une concession officielle ; elles se sont
constituées, à l'origine, dans le cadre du droit coutumier, " ce qui
entraîne souvent des difficultés juridiques : les Agni, par exemple,
vendent des parcelles de forêts aux étrangers et, lorsque les arbres
sont en rapport, en revendiquent la propriété du fait des droits cou-
tumiers : l'acquéreur doit alors composer, et, en fait, acheter une
seconde fois sa propre terre. D'autre part, la structure économique
est différente de celle des plantations européennes ; la monoculture
y est beaucoup moins poussée ; les cultures de traite sont entourées
de terres consacrées aux produits vivriers ; parfois même ces derniers
sont cultivés sous les arbres eux-mêmes. Les ouvriers de la plantation
se nourrissent ainsi en partie sur place et ne touchent d'argent liquide
qu'à la récolte.
Ce type de production est lié, dans l'Ouest et le Centre "de la Côte
d'Ivoire, à des capitaux urbains. Syriens et Dioulas possèdent souvent
des exploitations de ce genre. Le cadastrage, qui permet les hypothè¬
ques, risque de renforcer cette structure. Ailleurs, comme vers Agni-
bilékrou, les propriétés importantes appartiennent aux familles de
notables, qui ont su se lancer plus tôt que les autres, sous l'effet bien
souvent de la pression de l' Administration, dans les cultures d'expor¬
tation. Enfin, dans certaines régions médiocrement peuplées, les
familles du cru ont étendu leurs domaines en fondant, l'exploitation
sur le salariat. Typique à cet égard est le curieux « village » de Bonoua,
véritable ville rurale dirigeant la mise en valeur d'un terroir de plu¬
sieurs dizaines de milliers d'hectares, au milieu des forêts de la basse
Gomoé. Huit cents familles y produisent annuellement 1 000 tonnes
de café et 2 500 tonnes de cacao. Nombreuses sont celles qui ont 10 ou
15 hectares, voire 25. On. trouve aussi ce type de grande plantation
familiale dans l'Indénié et vers Bondoukou. Il facilite la commercia¬

ls) Dimension des plantations par secteur agricole, d'après les documents du cadastre :
Cercles % de plantations de
0 à 2 ha 2 à 5 ha. 5 à 10 ha 10 à 25 ha Sup. à 25 ha
Abidjan . — ........\
Bassam ...............
Aboisso ..............lI 60 25 10 5
Agboville ............!
Grand Lahou .....
Sassandra ............ j 36 37 18 8 1
Abengourou ........ 17 24 26 24 9
Dimbokro ........ 30 40 25 4,5 0,5
Gagnoa .............. 34 8 4
Daloa ................ | 54
Man .................. 32 34 20 6 8
LE CAFÉ EN COTE D'IVOIRE 219

lisation en offrant le produit par camions entiers. Au contraire, vers


Adzopé, la petite plantation individuelle donne seulement quelques
sacs : d'où de longs circuits de ramassage, finalement onéreux pour
le producteur. ,
Gomme la plantation européenne, cette grande exploitation afri¬
caine repose sur la main-d'œuvre salariée et est génératrice d'imppr-
tantes migrations. Une vive concurrence s'établit entre planteurs euro¬
péens et africains. Gomme le fait ressortir le rapport du Service du
Travail, les ouvriers étrangers, notamment ceux de la Haute Volta
préfèrent souvent travailler chez les planteurs africains. En effet, ceux-
ci adoptent généralement un système de métayage, connu dans la région
d'Abengourou sous le nom de « contrat cacao », qui s'est rapidement
étendu ces dernières années ; seuls quelques grands planteurs africains
ne le pratiquent pas et souffrent des mêmes difficultés que les plan¬
teurs européens. Le « contrat cacao », adopté aussi pour le café, consiste
à charger l'ouvrier de l'entretien d'une parcelle (nettoyage, récolte des
cabosses, préparation des fèves), en lui assurant le logement et la
nourriture, et à le rémunérer en lui cédant le tiers de la récolte. En
général, propriétaire et ouvrier saisonnier portent ensemble leur cacao
ou leur café au traitant et se partagent alors le produit de la vente.
Parfois, le pourcentage accordé à l'ouvrier atteint la moitié, notam¬
ment pour le café dans la région d'Aboisso, où la main-d'œuvre est
plus rare qu'ailleurs.
Les ouvriers apprécient beaucoup ce type de métayage, qui leur
laisse une paye parfois importante et beaucoup de liberté dans l'orga¬
nisation de leur travail ; il est- plus avantageux que le salariat sur les
plantations, qui ne rapporte -parfois, en plus de la nourriture et. du
logement, que 55 francs C.F.A. La pratique du métayage provoque
d'importantes désertions parmi les ouvriers acheminés sur -les gran¬
des plantations par le S.I.A.M.O. Ainsi, les bananeraies d'Azaguié,
sont désertées pour les cacaoyères d'Abengourou et les caféières
d'Aboisso. De nombreux Mossi se rendent directement de Haute-Volta
dans ces régions par leurs propres moyens.
Ainsi, la culture du café a maintenant pénétré profondément la
société africaine. Elle est entrée dans les modes de vie d'une grande
partie de la zone forestière et contribue à en faire évoluer d'une façon
accélérée les structures sociales traditionnelles et les modes de pensée.

II. — Le commerce du café.

1. La fixation des cours.


Lorsque le café et le cacao sont récoltés, c'est-à-dire vers octobre-
décembre, l'élément moteur sur le plan économique est constitué par
les cours mondiaux. Les prix de ces deux produits, en effet, sont
libres ; si le marché français est en partie réservé aux denr-ées d'outre-
220 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

mer il reste sous la dépendance étroite de la conjoncture internatio¬


nale. A plus forte raison, les tonnages exportés vers des pays étran¬
gers se trouvent-ils soumis aux cotes des Bourses internationales, New
York, Londres, Le Havre qui commandent les cours auxquels les
maisons de commerce achètent les produits en vue de l'exportation.
Compte tenu des marges et bénéfices déduits par chaque intermédiaire
et des tentatives plus ou moins heureuses de spéculation, ces cours
se répercutent tout au long de la hiérarchie commerciale et influent
directement sur le prix payé au producteur. En raison du danger que
constitue, pour l'économie du Territoire, la récente dépression des
cours, un fonds de soutien du café et du cacao a été institué en Côte
d'Ivoire en 1955. Son rôle doit consister à acheter les produits lorsque
leur cours tombe au-dessous d'une certaine valeur — qui n'est pas
encore fixée — ceci afin de soutenir ce cours ; il doit aussi contribuer
à -réduire les frais d'exportation, à améliorer la qualité des produits
et à encourager leur production en établissant des programmes de
modernisation.
Ce fonds de soutien du café et du cacao ne modifie en rien, pour
le moment, les circuits commerciaux. Ceux-ci restent sous la dépen¬
dance directe, quoique complexe, des cours à l'exportation. Lorsqu'il
s'agit de fixer la somme à verser aux producteurs interviennent le
coût de l'appareil commercial, le jeu de la spéculation et les frais de
transport. Le système est très sensible, entre autres, aux frais d'éva¬
cuation. Toute modification des conditions de transports se répercute
ici beaucoup plus rapidement et beaucoup plus efficacement sur le
marché des produits que dans le cas de l'arachide sénégalaise où, grâce
à la péréquation, les frais d'acheminement sont dilués dans le prix de
revient moyen, étalé, de ce fait, sur tout le territoire. En Côte d'Ivoire,
il suffit de l'ouverture d'une route pour modifier parfois très sensi¬
blement les prix qui sont payés aux producteurs. Ainsi, dans le cercle
de Grand-Bassam, près d'Alépé, le Commandant de Cercle nous a cité
le cas d'un village qui n'était desservi par aucune route praticable
et où les camions n'accédaient que tirés au tirefort à travers la forêt,
et qui a été débloqué récemment par une piste carrossable. Le prix
d'achat des denrées est passé de 70 francs le kilo à 103 francs pour
le cacao et de 5 francs à 30 francs pour la cola. Vers Abengourou, le
ramassage du cacao en véhicules tous terrains sur mauvaises pistes
provoque des abattements de 10 francs par kilo sur des parcours
de 10 à 20 kilomètres seulement.
Dans ces conditions, la politique des voies de communication ;i
des répercussions directes et immédiates sur le pouvoir d'achat des
populations rurales. Le mécanisme de la. commercialisation fait que
les conséquences en sont même parfois amplifiées, la concurrence pou¬
vant s'instaurer et diminuer les marges des intermédiaires. Mais un
autre facteur joue en sens inverse : le développement des télécommu-
Les Cahiers d'Outre-Mer n° 39 Tome X, Pl. XVTI

A. — Campement de culture sur une plantation africaine au sud de Gagnoa.

B. — Plantation récente de caféiers à l'ouest de Man.


Clichés }'. J'i'Iixsirr.
Les Cahiers d'Outre-Mer n" 39 Tome X, Pl. XVIII

A. — Sud-Est de la Côte d'Ivoire.


Séchoirs indigènes à café et égreneuse communale (sous le hangar de droite).

B. — Sud'Est de la Côte d'Ivoire.


Jeune plantation indigène de caféiers protégés par des bananiers.
Clichrs Hoiigfrir.
LE CAFÉ EN COTE D'IVOIRE 221

nications accentue la différence entre les cours d'achat en ville et en


brousse. En effet, les principaux marchés de concentration des pro¬
duits sont maintenant tenus au courant des fluctuations journalières
des cours grâce au téléphone et à la radio. Les chargés de pouvoir des
maisons de commerce peuvent ainsi suivre la conjoncture de très
près et changer tous les jours leurs prix d'achat. Par contre, en
brousse, le producteur n'est guère informé que par l'affichage des
cours effectué par les soins de l'Administration aux bureaux des Cer¬
cles, des Subdivisions et des Services agricoles. Ce n'est que depuis
peu que ces renseignements sont communiqués trois fois par semaine.
Le système n'est pas assez souple pour être véritablement efficace et
le producteur africain n'a qu'une vue insuffisante des variations des
prix. Les traitants s'entendent souvent entre eux pour exploiter cette
situation et cachent le plus longtemps possible les poussées de hausse,
accentuent les tendances à la baisse, exagérant ainsi les marges dont
ils bénéficient aux dépens du petit paysan. Seuls peuvent se défendre
les plus riches planteurs, ceux qui, possédant la radio, sont directement
informés des variations de cours ou qui livrent eux-mêmes aux maisons
de commerce au moyen de leurs propres véhicules ou de camions
loués.
Ces conditions particulières expliquent pourquoi les villages tien¬
nent par-dessus tout à être reliés aux grands axes routiers par des
pistes carrossables, et les efforts qu'ils font eux-mêmes pour en cons¬
truire. Très souvent, ils effectuent le débroussement par leurs propres
moyens ; ils viennent demander au Commandant de Cercle de faire
passer un « grader » et de construire quelques ouvrages d'art pour
achever la mise en état. Parfois, et c'est là un degré plus avancé
d'évolution, on pousse même l'équipement des télécommunications. Tel
est le cas de l'important village de Bonoua (Cercle de Grand-Bassam)
qui installe le téléphone à ses frais ; ses habitants ont compris quel
moyen de défense efficace il leur offrait.

2. Le fonctionnement de la. traite.


Seule une minorité de producteurs livre directement aux maisons
de commerce et apporte sa récolte à leurs entrepôts. Elle comprend
la quasi-totalité des planteurs européens et quelques africains impor¬
tants qui pratiquent le plus souvent le commerce conjointement à
l'agriculture. Rares sont, en effet, les planteurs européens qui peuvent
franchir un degré de plus et vendre directement sur le marché du
Havre par l'intermédiaire de courtiers. Les démarches compliquées
nécessitées par l'exportation, le retard des règlements, l'attente parfois
longue avant que le produit ne soit vendu sont décourageants et ce
ne sont guère que les planteurs-commerçants qui s'organisent ainsi.
La plus grande partie des récoltes, 85 à 90 % passe par le circuit com¬
plexe de la traite.

LES CAHIERS D'OUTRE-MER 15


222 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

Les traitants.

A l'échelon inférieur du commerce se place le traitant, levantin


ou dioula le plus souvent, parfois africain d'une autre race, ou petit
blanc. Les Européens qui pratiquaient ce métier ont été progressi¬
vement éliminés par la concurrence, car il exige des contacts fort
étroits avec les autochtones, ce qui est rarement leur fait. Le traitant
est une sorte de ramasseur, possédant généralement un camion mais,
parfois aussi, se contentant d'en louer un à la journée. Il circule de
village en village, visitant les coins de brousse les plus éloignés et
achetant les produits qu'il trouve. Lui-même les apporte à une maison
de commerce qui les lui prend au cours fixé chaque jour par sa direc¬
tion d'Abidjan en fonction des cotes mondiales. Le traitant n'est pas
un courtier : il travaille à ses propres risques et est ainsi amené n
abaisser le plus possible son prix d'achat. Il y trouve une garantie
contre la baisse et un bénéfice accru. Cela explique les ententes entre
les traitants aux dépens du producteur et les fraudes de toutes sortes
auxquelles certains d'entre eux se livrent et qui. provoquent de la part
du paysan, par réaction de défense, d'autres fraudes. C'est- ainsi que
l'on met des pierres dans les sacs de café tandis que les traitants achè¬
tent au même prix bonne et mauvaise qualité, truquent sur le calcul
du poids, ou même, parfois, apportent d'Abidjan, des brisures de
café et des balayures de magasins pour les mélanger au café acheté
lorsqu'il est de bonne qualité et peut subir cette addition sans tomber
au-dessous de la norme exigée pour l'exportation. Certaines maisons
utilisent aussi des ramasseurs qui touchent tout l'année un salaire
mensuel peu élevé et 1 500 francs par tonne de produit acheté au
cours indiqué. Cette méthode favorise la course au tonnage et n'exclut
pas le paiement de prix inférieurs au producteur, la différence profi¬
tant au traitant.
Les rapports entre le traitant et la maison de commerce sont variés.
Généralement, ils sont commandés par des avances, consenties en début
de traite par l'agent local de la société exportatrice. Nanti de 50 000,
100 000, 200 000, voire 500 000 francs ou plus, le traitant s'en va pros¬
pecter les villages et faire son chargement ; lorsqu'il le livre à son
partenaire commercial, les comptes sont apurés, et le traitant peut
mettre son propre bénéfice dans le circuit, ce qui lui permet d'accroître
son volume d'affaires. La traite prend ainsi une ampleur accrue au
moment même où les quantités disponibles, du fait de la récolte,
deviennent plus grandes.
Ce sont, Le plus souvent, les avances des maisons de commerce
qui permettent le démarrage de la traite ; sans elles, le traitant ne
pourrait ni charger son camion ni acheminer le produit vers l'entre¬
pôt. Le rythme des débuts de la traite est ainsi commandé par le
crédit, ce qui a d'importantes conséquences en matière de transports.
En fin de compte, les avances sont consenties par les banques aux
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224 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

succursales éburnéennes des grandes sociétés. Mais ces avances ne suf¬


fisent pas toujours et les gérants de factorerie ont leurs propres comp¬
tes d'avances, prélevés sur leurs fonds de roulement. Pratique tolérée
sous leur propre responsabilité. Or, il arrive parfois, dans un pays ou
l' état-civil est flottant et où les films de far-west et de gansters jouissent
toujours d'un public exultant, que les traitants disparaissent avec les
avances qui leur ont été consenties. Certains d'entre eux sont ensuite
arrêtés, mais pas tous, et, généralement, ceux qui sont pris se sont
arrangés pour être insolvables. L'agent de commerce court donc un
risque considérable, ce qui l'incite à être prudent dans l'octroi des
avances. Mais, s'il l'est trop, il se met en état- d'infériorité par rapport
à ses concurrents, qui, plus libéraux, font rentrer davantage de mar¬
chandises et accroissent leur chiffre d'affaires à ses dépens. Question
de connaissance des hommes et du pays, question aussi de dosage, de
tact. Certaine société, récemment installée en Côte d'Ivoire a profité
de ce système pour le retourner à son profit : elle ne fait pas d'avan¬
ces et achète comptant à un cours supérieur de 1 fr ou 1,5 fr. De
la sorte, nombreux sont les traitants qui, avant reçu une avance
d'une autre firme, viennent lui livrer le chargement acquis avec ces
avances, touchent sa valeur et repartent ensuite faire un nouveau char¬
gement destiné celte fois à la maison qui leur a consenti les avances.
Ce procédé est suffisamment entré dans les mœurs pour que les tribu¬
naux renoncent à le condamner.
Il arrive de plus en plus souvent que le traitant utilisé par les
maisons de commerce soit une personne qui leur a acheté un camion
à crédit. En le faisant travailler, elles assurent sa solvabilité tandis
que le camion constitue un gage. Par ailleurs, elles sont assurées de
lui vendre accessoires, pièces de rechange, voire carburant. Leur chif¬
fre d'affaires fait ainsi boule de neige. Cette situation joue un grand
rôle dans la préférence accordée aux transports routiers. Elle joue
aussi pour l'acheminement des produits sur les entrepôts et sur Abid¬
jan (fig. 2).

Les maisons de commerce .

Au-dessus du traitant, échelon de base obligé, s'organisent deux


circuits commerciaux parallèles, qui ne manquent cependant pas de
points de contact. Le plus important est constitué par les maisons de
commerce, succursales régionales des grandes firmes coloniales (F.A.O.,
S.C.O.A., C.I.C.A., Africaine Française, C.F.C.I., etc.), ou maisons ins¬
tallées seulement en Côte d'Ivoire (Soucail, Massièye et Ferras, Abile
Gai, de Tessières, etc.), voire même certaines entreprises purement
locales, importantes sur une place de commerce déterminée {ex. : Nivet
à Dimbokro et Bouaké, Nicklaus à Man, Bouvard à Abengourou et les
Frères Beuglot à Kotobi).
LE CAFÉ EN COTE D'IVOIRE 225

Les maisons de commerce ont une organisation d'autant plus hié¬


rarchisée qu'elles sont plus importantes. On en peut prendre comme
exemple la F.A.O. ou la S.C.O.A. Dans la métropole, la direction
générale se livre aux études commerciales, à l'organisation d'ensemble
de la firme, à l'examen des marchés. C'est elle qui décide du rayon
d'action des divers comptoirs. Ceux-ci ont des directions régionales
autonomes et travaillent chacun dans un domaine géographique bien
délimité. Ainsi, au Soudan, il a été décidé que les factoreries que la
F.A.O. et la S.C.O.A. se disposent à ouvrir à Sikasso, dépendront des
comptoirs de Bobo-Dioulasso et non de ceux de Bamako, les frais
d'acheminement par la Haute-Volta étant moins élevés. Le comptoir
est libre de passer ses propres commandes en Europe et s'occupe de
l'exportation de ses propres produits en tenant compte de la situation
générale et de la politique suivie par la firme. Ces comptoirs décident
des voies d'acheminement et d'évacuation des marchandises qu'ils
manipulent : d'eux et d'eux seuls dépend qu'un camion de café acheté
à Daloa soit embarqué à Sassandra ou à Abidjan. Ce sont eux aussi
qui fixent les prix d'achat par leurs propres factoreries, compte tenu
de la qualité moyenne du café dans une région donnée, des frais
d'évacuation, des cours mondiaux et de leur tendance.
Au-dessous des comptoirs, viennent les factoreries, toujours dirigées
par des agents européens. La factorerie concentre les produits, consent
des avances, travaille directement avec les traitants. Son chef est res¬
ponsable de toutes les activités locales de la firme ; il doit naturelle¬
ment tenir compte des consignes que lui donnent les comptoirs en ce
qui concerne les prix et le montant global des avances à consentir.
Sous le contrôle de chaque factorerie, fonctionnent des postes, sans
aucune liberté commerciale, souvent confiés à des agents africains étroi¬
tement surveillés et n'ayant aucune initiative. Ils se contentent de
vendre à un prix fixé les marchandises qu'ils ont en stock et d'acheter
les produits qu'on leur apporte également à un cours indiqué. Leur
rôle, dans la concentration des produits, est beaucoup plus réduit que
celui des traitants qui, eux, bénéficient des avances et d'un moyen de
transport. Souvent, les agents de poste se bornent à entreposer les
chargements apportés par ces derniers, conformément aux ordres don¬
nés par la factorerie.
La difficulté de recruter un personnel probe et qualifié rend cette
organisation rigide. Il arrive périodiquement que des agents, considé¬
rés comme honnêtes, partent avec la caisse lorsqu'elle atteint un niveau
qu'ils ont jugé suffisant pour lui sacrifier leur réputation. De la sorte,
pour éviter les fuites et les malversations, les produits de traite et
les denrées importées suivent nécessairement un circuit calqué sur la
hiérarchie des fonctions commerciales. Café, cacao ou autres produits
de traite sont, soit livrés directement à la factorerie par les traitants,
soit déposés dans un poste. Dans ce dernier cas, la maison les achemine
226 LES CAHIERS D OUTRE-MER

soit par camionneur, soit sur ses propres véhicules jusqu'au siège de
la factorerie qui les réexpédie sur les magasins généraux du port
d'exportation suivant les ordres reçus du comptoir. Là, la marchan¬
dise est stockée pour être conditionnée puis expédiée outre-mer.
Factorerie et comptoir sont ainsi des points d'entrepôts obligés, même
lorsque cela implique un allongement des parcours. Il est admis que
les fuites et pertes de toutes sortes, qui sont ainsi évitées, compensent
largement l'accroissement des frais de transport. C'est ce qui explique,
par exemple, que le café acheté par la S.C.O.A., Abile Gai, la F.A.O.
ou la G.F.C.I. à Toumodi, où n'existe qu'un poste de ces diverses
sociétés, soit envoyé par route sur Dimbokro où se trouve la factorerie
dont dépend Toumodi, pour être réexpédié de là sur Abidjan partie
par rail, mais partie aussi par route, ce qui le fait repasser par Tou¬
modi. Circuit apparemment irrationnel, mais qui a ses justifications.
De même, traitants et ramasseurs vont où bon leur semble et ne
limitent nullement leur activité à la circonscription de la factorerie à
laquelle ils livrent. Par exemple, du cacao de la subdivision d'Adzopé
est livré aux factoreries d'Abengourou et repasse par Adzopé lorsqu'il
est expédié sur Abidjan. L'organisation des maisons de commerce se
réadapte progressivement aux axes de transport. Ainsi, Adzopé dépend,
sauf pour la C.F.C.I., des factoreries d'Agboville, qui le ravitaillaient
auparavant. Le goudronnage de la route directe fait que les produits
achetés par les postes sont envoyés à Abidjan par route, Agboville en
tenant seulement la comptabilité. Cette organisation même provoque
nombre d'allées et venues inutiles, impossibles à comptabiliser.
Les maisons de commerce moins importantes ne couvrent géné¬
ralement qu'une partie de ce circuit. Certaines d'entre elles, comme
Nivet, ne font pas l'exportation et livrent leurs produits de traite à
Abidjan aux grandes sociétés. D'autres, comme Nickhaus, travaillent
avec des courtiers de la métropole par l'intermédiaire d'exportateurs.

Les commerçants indépendants.


Travaillant en dehors de ces organisations, des commerçants indé¬
pendants, surtout européens ou syro-libanais, font de l'achat direct
sur les marchés ou par l'intermédiaire de traitants, pour leur propre
compte, et livrent en gros aux maisons de commerce. D'autres s'enten¬
dent avec des acheteurs étrangers et combinent en proportions variées
le travail de courtage à la commission et l'achat-ferme pour leur pro¬
pre compte. Ce genre d'activité s'est, fortement accru en 1954, surtout
pour le cacao, grâce aux cours très élevés atteints cette année-là. En
effet, de nouveaux acheteurs n'ont pu s'imposer sur le marché qu'en
surpayant les produits de traite, parfois de 3 à 4 fr par kilo, ce qui
ne fut possible qu'en conjoncture de hausse rapide.
Le nombe des commerçants levantins s'est considérablement accru
LE CAFÉ EN COTE D'IVOIRE 227

ces dernières années. Les patentes qu'ils détiennents sont passées de


350 en 1950 à 1 150 en 1955. Certains ont réalisé des fortunes considé¬
rables ; l'un d'eux fait édifier un grand immeuble dans la rue du
Commerce, à Abidjan. Cependant, leur rôle est loin d'être aussi impor¬
tant en Côte d'Ivoire qu'au Sénégal ou au Soudan. Le producteur est
assez aisé et récolte suffisamment de produits vivriers pour ne pas
dépendre de leurs avances usuraires. Par ailleurs, l'évolution même
du commerce, que le développement des voies de communication rend
plus facile, ne leur est pas favorable. A Abidjan et dans les grands
centres, la tendance est à une spécialisation croissante des boutiques.
Cela demande des qualités techniques qui font généralement défaut
aux Levantins. Certains se sont cantonnés dans l'épicerie, mais la
plupart d'entre eux vendent encore de tout, Ils suivent difficilement
le mouvement et ne peuvent guère lutter, ni au point de vue de la
qualité des services ni à celui des prix, contre les magasins spécialisés
de type européen, tenus par les grandes firmes.
Dans l'intérieur, le Syrien subsiste comme traitant, comme ramas-
seur, comme boutiquier. Le développement des communications,
l'accroissement du volume monétaire dans les régions de traite lui
sont défavorables. Les occasions de spéculer que lui fournissaient la
pénurie et la mauvaise information des producteurs se raréfient. De
plus en plus, l'Africain devient boutiquier et traitant et le concur¬
rence durement (3).
Les Européens sont des commerçants locaux qui livrent, soit à
Abidjan, soit aux factoreries importantes, et qui utilisent eux-mêmes
des rarnasseurs ou traitants : ce sont des grossistes. D'ailleurs, les
grandes sociétés tendent à réduire la part qu'elles prennent directe¬
ment à la traite ; elles concentrent leur effort financier sur l'équipe¬
ment de magasins en ville et leurs activités commerciales sur
l' exportation-importation ; la plupart d'entre elles ferment leurs pos¬
tes de brousse et laissent le soin du ramassage aux traitants. Elles
font surtout le gros et le demi-gros et la vente au détail dans leurs
factoreries. Cette évolution redonne un rôle aux Européens moyens,
planteurs, forestiers, transporteurs, qui disposent d'un petit réseau
local de postes d'achat et de camions.
En même temps, se développe la vente à l'exportation par cour¬
tage des courtiers spécialisés qui se sont installés en Abidjan, et pla¬
cent directement café et cacao sur les marchés de consommation ; ils
travaillent aussi pour le compte des sociétés moyennes indépendantes
et de planteurs importants.
On assiste ainsi à une modification progressive du système de la

suivantes
(3) Africains
— Levantins
Commis-acheteurs
Européens
Unepour
grande
ses
: : :303030achats
société
%.%. employés
detravaillant
produits
par dans
elle
: : tout
10 %.le territoire nous a donné les proportions
228 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

traite qui, à l'origine, était fondée sur l'échange direct, par troc, des
produits locaux contre les marchandises importées. Les grandes socié¬
tés commerciales concentrent de plus en plus leurs efforts dans
l'importation et l'approvisionnement en produits importés. Lors de
la traite 1954-1955, certaines d'entre elles qui se sont le plus avancées
dans cette voie, n'ont traité que le quart ou le cinquième du Café et
du cacao qu'elles avaient traité les années précédentes.
Sous l'effet de la baisse des cours, qui occasionne des difficultés
de trésorerie, les grandes sociétés ont considérablement réduit les
avances pour la traite 1955-1956. Les avances à plusieurs semaines, qui
permettaient aux traitants de spéculer pour leur propre compte, ont
été généralement remplacées par des avances à quelques jours, qui éli¬
minent cette possibilité. Il n'est pas encore possible d'examiner les
répercussions de cette nouvelle politique sur les modalités d'achemi-
nem ent des produits .
Ainsi le circuit plus anarchique qui combine ramasseurs, traitants
et commerçants, plus ou moins indépendants, travaillant directement
avec les courtiers ou avec les centres d'Abidjan des grandes maisons,
prend une importance croissante. Dans le domaine des transports,
cette tendance favorise la route au détriment du rail.

III. — Les conséquences du développement des cultures commerciales.


Il n'est guère possible de faire la distinction entre les conséquen¬
ces du développement de la culture du café et de celle du cacao. Les
deux cultures provoquent des rentrées d'argent comparables et pré¬
sentent la même structure économique. Elles ont introduit une éco¬
nomie de marché spéculative, dans des régions où régnait auparavant
une économie d'auto-consommation. Cette modification se répercute
dans les transports, dans la géographie de la consommation, dans les
rapports entre régions voisines et, finalement, dans l'organisation
sociale elle-même.
Les conséquences du développement des cultures commerciales
sont trop complexes pour que nous puissions les étudier toutes en
détail. Nous nous contenterons de montrer leurs principaux aspects.

1. Le développement de la circulation.
La ligne de chemin de fer qui gagne la Haute-Volta et atteint
aujourd'hui Ouagadougou est bien antérieure au développement de
la culture du cacao et du café : elle date de la conquête et a été cons¬
truite pour faciliter la traversée de la zone forestière ; dès 1911, le rail
atteignait Bouaké, dans les savanes. Etablie légèrement, avec un mau¬
vais profil, la. ligne a été, en partie, refaite ; un gros effort de moder¬
nisation se poursuit, qui aboutit au remplacement de locomotives
chauffant au bois par des locomotrices diesel-électriques. La voie fer-
LE CAFÉ EN COTE D'IVOIRE 229

rée, cependant évacue seulement une faible part du café : à peine plus
du cinquième. C'est que la voie ferrée traverse la forêt au plus court
pour rattraper le V baoulé ; son trafic caféier ne commence qu'à
Bouaké et ne prend d'importance qu'à Dimbokro. Elle a cepen¬
dant favorisé le développement de plantations à ses abords.
Or, le café concentré à Bouaké (7 200 tonnes en 1954) s'éva¬
cue par rail seulement à raison de 3 000 tonnes ; c'est la route qui
transporte le reste. La Côte d'Ivoire est en effet dotée d'ùn réseau de
routes, la plupart praticables toute l'année. Cfc exemple met en
lumière la concurrence considérable faite par la route au rail dans
le transport des produits de traite, café notamment. C'est la route qui
joue le rôle décisif dans leur acheminement sur Abidjan, port par
lequel est exporté 95 % du café de la Côte d'Ivoire.
La route a l'avantage de la souplesse : le camion circule aisément
sur des routes en bon état, soigneusement entretenues dans toute la
région caféière. De Man à Abidjan, ils couvrent 600 km en une
vingtaine d'heures ; de Gagnoa à Abidjan, les vitesses moyennes sont
aussi bonnes. Or, le chemin de fer est lent. Il manque de wagons et
les embouteillages ne sont pas rares ; il arrive que les expéditeurs
attendent huit ou quinze jours le wagon qui leur est nécessaire. Or,
le café connaît de fortes et brusques variations de cours. Le commerce
de traite exige un roulement rapide des fonds. Le traitant qui a reçu
une avance désire faire ses achats le plus vite possible, les livrer dans
le moindre délai pour repartir aussitôt en faire de nouveaux, et, met¬
tant ses propres bénéfices dans l'opération, accroître d'autant le
volume de ses affaires. La lenteur de l'acheminement' ferroviaire est
un obstacle à ces pratiques commerciales. Aussi le traitant n'utilise-t-il
jamais le rail. Seules les grandes maisons de commerce recourrent à
lui pour transporter le café qu'elles ont déjà entreposé dans leurs fac¬
toreries situées sur la voie ferrée et l'envoyer à Abidjan. C'est essen¬
tiellement Dimbokro, que la route n'atteint qu'au prix d'un sensible
détour, qui alimente le trafic caféier du chemin de fer. Et encore,
près de 15 % du café concentré à Dimbokro est-il évacué par route.
Ce manque de souplesse du transport ferroviaire n'est pas com¬
pensé par des tarifs particulièrement avantageux : les taux de fret
routier sont sensiblement équivalents aux tarifs du rail. Situation para¬
doxale si l'on tient compte de ce que l'essentiel du parc routier de la
Côte d'Ivoire se compose de camions légers, à essence, d'un port de
5 à 6 tonnes seulement, donc très onéreux d'exploitation. Ce paradoxe
s'explique par des conditions de structure. En effet, la plupart des
camions n'appartiennent pas à des transporteurs : ceux-ci ne possè¬
dent que 14 % des véhicules ; le reste, en dehors de l'administration,
est aux mains de commerçants. Les conditions mêmes de la traite obli¬
gent le traitant à posséder ou à louer un véhicule pour aller ramas¬
ser cacao et café dans les villages. Dès qu'il a quelques capitaux, le
230 LES CAHIERS D OUTRE-MER

traitant achète son camion. Dès lors, il est tenté de s'en servir le plus
possible et d'acheminer son café jusqu'à un centre commercial impor¬
tant, en profitant des marges consenties aux transporteurs.
Mais ces circonstances ne suffisent pas à expliquer l'extraordi¬
naire développement de la circulation routière en Côte d'Ivoire. Un
facteur psychologique s'y ajoute. La possession, ou même la simple
utilisation d'un véhicule est une véritable promotion sociale, fort
appréciée de tous les Africains. L'une des premières grosses dépen¬
ses que l'on fait lorsqu'on dispose d'argent est l'achat d'une voiture.
La famille traditionnelle ou des associations de parents et d'amis achè¬
tent en commun un camion ou une voiture de tourisme, le confient à
l'un d'entre eux et voilà un véhicule de plus sur le marché des trans¬
ports. On ne pratique aucune gestion économique : aucun prix de
revient n'est calculé. Tout l'argent qui rentre à la suite d'un voyage
est considéré comme bénéfice et distribué aux copropriétaires. Sur¬
vienne une panne et on s'efforce de rassembler l'argent nécessaire
aux réparations, aucune provision pour amortissement n'existant. Le
véhicule endommagé ou hors d'usage est rarement remplacé immédia¬
tement. Il faut attendre une nouvelle rentrée d'argent. En somme, le
secteur transport de l'économie est un secteur parasitaire, vivant aux
dépens des autres. Les achats de véhicules sont commandés non par
les besoins, mais par les rentrées d'argent, essentiellement celles de
la traite. En 1954 où le café et le cacao se sont, vendus chers, l'argent
ayant été abondant, les achats de véhicules ont atteint des totaux
records. Il en résulte un certain sur-équipement en véhicules, qui pèse
naturellement sur les taux de fret. Ces derniers se sont abaissés con¬
sidérablement, jusqu'à 8 et 9 francs la tonne kilométrique, jusqu'au
niveau de ceux du chemin de fer. De tels tarifs ne permettent naturel¬
lement aucun amortissement, mais le transport routier persiste cepen¬
dant puisque ses investissements sont payés par d'autres secteurs éco¬
nomiques.
L'engouement pour l'automobile ne se limite pas aux transports
de marchandises. La Côte d'Ivoire connaît une énorme circulation de
voyageurs et la part des revenus consacrée aux déplacements est très
importante. C'est naturellement la zone forestière, où les ressources
sont élevées, qui y participe le plus. Nouveau paradoxe : il n'y a pra¬
tiquement pas de lignes régulières de cars. L'Africain utilise des
camionnettes munies de banquettes, comportant une vingtaine de pla¬
ces, ou des voitures particulières faisant taxis, qui démarrent lorsque
le chauffeur a réussi à y entasser le maximum de passagers se diri¬
geant dans la même direction. Chaque jour de tels taxis partent de
toutes les localités de la zone caféière en direction d'Abidjan, empor¬
tant femmes et hommes qui se déplacent pour les motifs les plus futi¬
les mais toujours munis de quelques marchandises qu'ils vendront à
l'arrivée. Ces voyages tiennent beaucoup du tourisme et sont un indice
LE CAFÉ EN COTE tMVOIRE 231

d'aisance. Ils s'effectuent sur des véhicules de plus en plus dispen¬


dieux et qui seraient confortables si les gens ne s'y entassaient pas
de façon invraisemblable. Autrefois, on se contentait des camions et
on se juchait sur les sacs de marchandises. Gela n'est plus de mise
dans les régions de cultures d'exportation et on laisse ce mode de
transport aux manœuvres des savanes du Nord, trop pauvres pour se
payer mieux. Même les camionnettes aménagées avec des bancs con¬
naissent la désaffection. On les remplace par de véritables petits cars,
spécialement conçus, et, de plus en plus, par des taxis. En 1955, la
plupart de ces taxis étaient des voitures françaises. Maintenant, les
grosses voitures américaines de luxe les évincent peu à peu, malgré
leur énorme consommation d'essence. Et on voit des Cadillac circuler
avec une dizaine de personnes entassées à l'intérieur, surmontées
d'une galerie où se perchent régimes de bananes, sacs de café, cages
de poulets et même un ou deux voyageurs accroupis...
Ce développement de la circulation contribue à engendrer des
modifications de l'équilibre régional.

2. Les modifications de V équilibre régional.


Toutes les régions caféières ne bénéficient pas des mêmes ren¬
trées d'argent liquide. Ainsi, en 1954, les revenus moyens par tête,
calculés par cercle, oscillaient de 25 000 francs dans les environs de
Dimbokro à 5 000 au Sud de Man. Ce sont ces revenus qui comman¬
dent la consommation en produits importés puisque l'économie
caféière de Côte d'Ivoire continue de s'associer à une production
vivrière. Cet accroissement rapide de ressources entraîne une sensible
augmentation des besoins. On achète des quantités croissantes de pro¬
duits qui, auparavant, étaient utilisés seulement dans les villes, ce
qui renforce certains courants commerciaux traditionnels et en crée
d'entièrement nouveaux.
Sur le plan de l'alimentation, la zone forestière de la Côte d'Ivoire
est caractérisée par l'insuffisance des ressources en produits animaux.
Les bovins ne peuvent y vivre par suite des glossines qui véhiculent
la maladie du sommeil. L'élevage est extrêmement réduit et porte
seulement sur les volailles et quelques rares moutons et chèvres nains.
La viande était fournie autrefois surtout par la chasse ; sa consomma¬
tion, réduite, accidentelle, donnait lieu à de véritables orgies.
L'aisance modifie ces conditions et les régions de plantation se met¬
tent à consommer régulièrement viande de bœuf, poisson sec et con¬
serves. Naturellement, ces changements s'effectuent avec un certain
retard et les nouvelles habitudes alimentaires ne s'installent que plu¬
sieurs années après l' accroissement de revenus qui les rend possibles.
C'est dans les régions où les cultures de traite sont déjà ancien¬
nes qu'on les observe le mieux, comme autour de Bongouanou (région
du cacao) et de Divo (café). Des enquêtes très minutieuses faites dans
232 LES CAHIERS D OUTRE-MER

la subdivision de Bongouanou, par les services officiels, ont relevé une


consommation moyenne journalière de 17 g de viande de bœuf, de
15 g de poisson sec et de 6 g de farine de blé par individu. Gela
indique qu'en moyenne on mange du poisson sec et de la viande une
fois chaque semaine contre deux ou trois fois par an autrefois. Pois¬
son sec et viande sont, deux des grosses importations de la Côte
d'Ivoire forestière. Ils viennent des régions du Nord, principalement
du Soudan : le poisson sec n'est pas fourni par la mer toute proche
mais par le fleuve Niger près duquel sont situés les deux gros mar¬
chés de Ségou et de Mopti. La viande provient des savanes du Sud du
Soudan, du Nord de la Côte d'Ivoire et même de la boucle du Niger,
d'où les troupeaux viennent partie à pied, partie en chemin de fer.
L'augmentation du pouvoir d'achat se traduit aussi par le déve¬
loppement des achats de boissons, Le vin est devenu habituel à Bon¬
gouanou, on en consomme en moyenne 19 g par jour. Gela constitue
d'ailleurs un progrès, car il remplace les alcools qui, avec les fusils,
constituaient un des produits de traite les plus fréquents du xixe siè¬
cle. Bière et limonade se répandent aussi de plus en plus. On les fabri¬
que en grande partie à Abidjan.
A côté de ces produits alimentaires on achète aussi de plus en
plus de produits manufacturés. Les bicyclettes se répandent, les pos¬
tes de radio, les sommiers métalliques, voire même les frigidaires. On
renonce aux constructions traditionnelles et on fait édifier des mai¬
sons à murs crépis, à toit de tôle, à portes et à fenêtres, avec un plan¬
cher.
Or, toutes ces modifications sont liées à l'existence d'un pouvoir
d'achat fortement accru par les cultures d'exportation. Elles n'intéres¬
sent que la zone forestière. Les régions de savane du Nord n'y parti¬
cipent pas directement, d'où l'amorce d'un grave déséquilibre régio¬
nal. Tandis que les revenus moyens par tête se montent entre 10 000
et 35 000 francs par an dans les régions de plantations, ils restent de
2 000 francs dans les savanes du Nord de la Côte d'Ivoire et moins
encore dans la plus grande partie du Soudan et de la Haute-Volta. En
Côte d'Ivoire à peu près 90 % des produits importés sont consommés
dans la zone forestière qui compte un peu moins de la moitié de la
population (Abidjan mis à part). C'est que les savanes n'ont encore
pu adopter aucune culture d'exportation rémunératrice. Tous les
essais effectués se sont soldés par un échec. Tel est le cas du coton,
qui ne donne que des revenus dérisoires par suite des rendements
très bas et des prix d'achat insuffisants. Il en résulte un décalage très
net dans l'évolution de l'économie et des niveaux de vie entre zones
de plantations de la forêt et savanes.
Mais ce déséquilibre, à son tour, tend à renforcer les courants
d'échanges entre la savane et la forêt. Faute de cultures commercia¬
lisées, les gens de la savane, avec les encouragements de l'administra-
LE CAFÉ EN COTE D'IVOIRE 233

tion, essaient de se procurer du numéraire par deux moyens, le déve¬


loppement de cultures vivrières, en vue d'obtenir des excédents à
exporter vers les villes, et l'émigration temporaire. Les jeunes hommes
quittent leur pays quatre ou cinq mois, pendant la saison sèche de
la savane, pour aller travailler dans les plantations. Ils reviennent en
moyenne avec 15 000 francs chacun et quelques achats. Le commerce
des bœufs et du poisson sec fait bénéficier aussi les savanes de certai¬
nes rentrées d'argent importantes provenant de la zone forestière. En
1954, au total, c'est environ 4 milliards qui ont ainsi gagné les régions
du Nord. Cependant, dans l'état actuel des méthodes de production,
la vente d'excédents de cultures vivrières, de bestiaux, de poisson sec,
ne peut permettre une élévation rapide et importante des rentrées
monétaires. Le décalage avec l'évolution des régions de plantation ne
se résorbe pas il s'accentue, et, avec lui, les migrations de main-
d'œuvre.

L'introduction de la culture du café et du cacao a ainsi profondé¬


ment modifié les données de la géographie humaine et économique
de la zone forestière de la Côte d'Ivoire. Elles ont fait de ce territoire
le membre le plus dynamique de la Fédération d'A.O.F. fournissant
à lui seul 47 % de toutes ses exportations. Cette région forestière,
autrefois refuge des populations vaincues et repoussées par les con¬
quérants fondateurs d'empires dans le savanes du Nord devient main¬
tenant, par un renversement complet de la situation, l'élément moteur
de l'évolution.

Jean TRICART,

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