Vous êtes sur la page 1sur 30

Dix-huitième Siècle

De l'amour impossible d'un franc-maçon pour une esclave à l'Ile


Bourbon ou le procès d'un transgresseur
Hervé Perret

Abstract
Jean-Baptiste Banks, freemason, widower of a local Bourbon woman, fell deeply in love with a slave, thus offending
colonial order. We wish, on the basis of the numerous episodes involved in this affair, to reflect on the social and
ideological foundations of the colonial history of Bourbon island. The Masonic approach applied here offers an original
take for a detailed perception of the forces in place and the values at stake within the insular elite. It also affords renewed
knowledge of colonial masonry with its deep contradictions between founding principles and a society with a slavery based
economy.

Citer ce document / Cite this document :

Perret Hervé. De l'amour impossible d'un franc-maçon pour une esclave à l'Ile Bourbon ou le procès d'un transgresseur.
In: Dix-huitième Siècle, n°36, 2004. Femmes des Lumières. pp. 405-433;

doi : https://doi.org/10.3406/dhs.2004.2625

https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_2004_num_36_1_2625

Fichier pdf généré le 01/10/2018


DE L'AMOUR IMPOSSIBLE
D'UN FRANC-MAÇON POUR UNE ESCLAVE
À L'ÎLE BOURBON
OU LE PROCÈS D'UN TRANSGRESSEUR

— Quelle sorte (Pamphlet


d'homme—anonyme
unUn
Maçon
homme
The
publié
doit-il

Three
àd'une
être
Londres
Distinct
jefemme
vous
enKnocks
prie
1760)
libre.?

La Franc-maçonnerie aux Mascareignes n'a d'existence offi¬


cielle
« Parfaite
que Harmonie
très tardivement.
» à l'Orient
La de
première
Saint Denis,
loge île
installée
Bourbonfut(île
la
de la Réunion), le 14 août 1777 1 par le frère de « l'Heureuse
Rencontre » de Brest, Eléonore Perier de Salvert 2. Mais cela ne
saurait donner une image réelle de l'activité maçonnique dans
la région, très précocement inscrite dans les habitudes de la
sociabilité coloniale. « Il est vrai que la comédie des loges de
francs-maçons est supprimée depuis longtemps », scande en 1754
le préfet apostolique Pierre Teste de l'île de France, pour nous
rappeler que sa présence remonte aux premiers temps de la coloni¬
sation 3. D'ailleurs, une idée souvent répandue, mais jamais attes¬
tée, voudrait que le frère Mahé de La Bourdonnais, gouverneur
des « possessions au-delà du Cap de Bonne Espérance » en 1735
en fût l'instigateur 4. Ne cherchons pas ici une véracité historique

Denis,
régulariser
enseigne
«d'indépendance
Camp
titre
14Brochure
1032.
4.
2.
3.
1.août
individuel
Bibliothèque
Souverain
Humanisme,
L'historien
de
Réunion,
1777
de
Port-Louis,
commémorative
différentes
vaisseau
pour
» Prince
américaine,
dossier
par
Claude

Nationale
prendre
les
124,
l'Aréopage,
de
loges
Rose
premiers
de
Wanquet
la
1954.
rang
du
lamourut
de
Croix,
présentes
marine
« France,
220e
Parfaite
du
maçons,
22
yanniversaire
13
dûment
le
fait
juillet
royale
février
20
aux
Mss,
Harmonie
allusion
«juin
àîles
1998,
mandaté
qui
FM,
commencer
1775.
1783
de
de
s'est
en
p.
FMI
la
» France
8-16.
: loge
Numéro
au
soulignant
par
lettres
illustré
87
combat
par
le
labis
etTriple
Grand
de
La
d'enregistrement
: le
de
durant
Orient
constitution
de
Bourdonnais
Bourbon,
rôle
Espérance
Orient
Gondelour
lajoué
deguerre
Saint
pour
cet
«du
»,à:

DIX-HUITIÈME SIÈCLE, n° 36 (2004)


406 HERVÉ PERRET

qui — bien qu'elle puisse exister — ne ferait qu'ajouter la caution


du fait à l'expression d'un mythe fondateur, la recherche d'un
ancrage temporel et symbolique. La paternité de cet événement
ne pouvait revenir qu'à ce gouverneur, figure historique et emblé¬
matique locale, qui demeure dans les faits et dans l'imaginaire
des populations insulaires le père fondateur des colonies 5. En

cette
tes,
que
la noblesse
l'aura
servir
fin deune
dont
1 8edont
et sociabilité
siècle,
jouissait
l'histoire
alors
Mahé
balbutiante
que
se les
confondait
de loges
Lacouronnée
Bourdonnais
ontavec
obtenu
des
la fondation
leurs
insignes
ne pouvait
paten¬
de

l'île de France 6 (île Maurice). Il exista une loge de « Saint Jean


de la Philadelphie » à l'île de France constituée en 1765 tandis
qu'un certain frère Hestel, membre d'une loge de Paris, fit des
demandes de constitutions le 16 octobre 1766 pour installer une
loge à l'Orient de Saint Denis 7, certainement « Saint Jean de
Bourbon », dont sont issus nombre de fondateurs de la « Parfaite
Harmonie 8 ». Les années soixante marquent donc une étape dans

la structuration
sanctionnent
sur la scène insulaire
la déconfiture
de la sociabilité
des fonctionnaires
de la Compagnie
maçonnique
du des
Roi
tout
Indes
etautant
de et
nombreux
l'arrivée
qu'elles

aventuriers
de la traite du
desnégoce.
noirs aux
Autour
navires
de 1769,
de commerce
l'ouverturetransforme
des ports la
et

dans Histoire d'une Révolution, la Réunion ( 1789-1803 ) (Marseille, 1980-1984),


vol. 1, p. 241. Le Dictionnaire illustré de la Réunion (1991) insiste dans son
article « Franc-maçonnerie » : « Mais bien avant, l'île avait reçu un des premiers
maçons de France, en la personne de Mahé de la Bourdonnais ».
5. Nous pourrions citer l'extrait d'un poème de M. Arrighi, intitulé « La vieil¬
lesse », vantant ses mérites et l'attachement que lui conservent les colons, en
pleine période anglaise : « O grand homme ! du haut de la voûte éter¬
nelle, / Contemple, en ce moment, l'enceinte solennelle [la société d'émula¬
tion], / Où de nos vieux colons les cœurs reconnaissants, / Elèvent jusqu'à toi leurs
vœux et leurs accents. / Revois des bords si chers... que ton œil considère, / Une île
dont tu fus et le chef et le père » (Société d'émulation, procès verbal de la
séance publique du 20 septembre 1816, dans Archives de l'Ile de France, n° 27,
21 janvier 1819).
6. Cette recherche s'inscrit également dans la volonté d'institutionnaliser la
loge en montrant l'appartenance d'une figure emblématique du pouvoir à la
maçonnerie locale et ainsi ne pas risquer les foudres de ce pouvoir. Voir à ce
sujet Pierre-Yves Beaurepaire, « Les francs-maçons dans la cité, 19e-20e siècles »,
Luis P. Martinin (dir.), De l'opportunité d'être politiquement et socialement cor¬
rects, les francs
(Rennes, 2000). -maçons, l'État et la société d'ordres à la fin de l'Ancien Régime

de
la 8.
7.
Bibliothèque
France
Alain (Paris,
ClaudeLeWanquet,
Bihan,
Nationale.
1990),
Loges
ouvr.
p. 402-404.
etcité,
Chapitres
p. 242. de
Tableau
la Grande
absent
Loge
du et
Fonds
du Grand
Chapelle
Orient
de
LE PROCÈS D'UN TRANSGRESSEUR 407

donne économique et attire de nouveaux candidats à la fortune.


Les îles vont alors connaître de profondes transformations structu¬
relles, comme la réforme du système judiciaire, le renforcement
des infrastructures militaires et une explosion démographique 9 ;

ce qui
que
de
destructeurs
possession
retomber
« cette
fera dire
colonie
des
aux
à Nicolas
par
cultivateurs
mains
lea augmenté
Roy,
Lemarchand,
d'une
la
» 10.
pire
compagnie
des des
trois
riche
choses
quarts
habitant
de marchands,
pour
depuis
et elle
négociant,
la serait
prise
vils

Mais l'île Bourbon n'est pas encore sortie du sous-développe-


ment dans lequel l'a jetée la Compagnie des Indes. L'essentiel
reste à faire : espace à cultiver, espace à peupler, espace enfin
où l'essor de la sociabilité maçonnique peut rejaillir sur la société
globale formulant les conditions nécessaires à la rencontre entre
les insulaires et
l'instauration d'un
les laboratoire
administrateurs
de réflexions
métropolitains,
cristallisant
œuvrantles
à

contradictions culturelles et politiques mais également au tissage


de réseaux aux limites instables de l'Océan Indien. En effet,
une communauté dont la mobilité suit les mutations, les routes
commerciales et les conflits internationaux — soudée par des liens
familiaux et des attachements professionnels — se développe
dans toutes les possessions françaises au-delà du Cap de Bonne
Espérance n, amplifiant son influence jusqu'aux confins de l'In¬

donésie
forces
dans la
privées
actuelle
régionet institutionnelles,
de. Àfaçon
ce rythme,
durablesous
la Franc-maçonnerie
etlaefficiente.
poussée concomitante
« L'expansion
s'implante
de

Lemarchand
colonies
t.et
de
dizaine
la
50.
sur
entre
le
(Ile LXXVIII
9.
les
rétrocession
nombre
10.
11.
12.
communauté
la
Batavia,
l'île
la
Travail
Maurice
À
1767
loge
base
Indiens
Archives
Des
« d'individus
Bourbon
la
Entre
orientales
d'esclaves
de
et
Réunion,
de
membres
réalisé
(1991),
Indonésie,
),sur
1807,
la
pendant
L.
les
1715
auNationales
qui
«J.
le(la
îles
Fidèle
Roi,
françaises
Camille
àla
par
quartier

s'impose,
àde
dans
Réunion)
partir
quadruple.
population
et
la
290,
1810
dossier
nous
an,
la
les
Révolution
Sincérité
les
«d'Outre-Mer,
tandis
Ricquebourg,
d'un
p.
comptoirs
Saint
passons
Parfaite
(Paris,
» à32).
années
«(Claude
1665-1810,
l'intérieur
Voir
Fidèle
blanche
échantillon
qu'autour
Paul.
» 1991),
en
Française
àNoël
Harmonie
1750,
français
30,
Wanquet,
1793
Sincérité
FM,
Dictionnaire
double
d'un
pour
(Mayenne,
p.
Karl,
deles
de
: F3/1,
32.
»,
BNF,
de
1770,
»ensemble
unions
enfin
1454
tandis
L'Esclavage
Revue
».
«sont
l'Inde,
Les
mémoire
Mss,
c'est-à-dire
arrivants
atteindre
généalogique
à1983),
que
îles
d'Histoire
ne
l'origine
c'est
géopolitique,
FM,
dans
Mascareignes,
dépassaient
de3àd'abord
FM2
en
de
vol.
l'isle
1785
leau
de
d'
même
1776
1665
des
A
566,
moment
Outre
la
de
decelui
Maurice,
la
familles
pas
création
Nicolas
plus
àtemps,
France
notion
Orient
l'Inde
-Mer,
1800
une
des
de
408 HERVÉ PERRET

maçonnique se fait au rythme de l'ouverture des horizons océani¬


ques, deet la
péens, dedilatation
l'accélération
de l'aire
des d'influence
échanges maritimes
des grands
» ports
. Il faut
euro¬
y
ajouter une culture fortement imprégnée par la diaspora protes¬
tante — présente dès le 16e siècle — que les historiens ont
jusqu'alors totalement ignorée 14. En construisant notre analyse

à partir
Bourbon
communauté
la
minante.
futur
Grand
major
Harmonie
qui
Pierre
son
rent
dernier
l'île
instituée
insulaire
créoles
discrétion
passe
mari
protestants.
une
ministre
Orient
Gillot
d'infanterie
et
souffle
de
Il
parti
conviction
en
fortement
pour
»n'est
les
la
16
ne
1789
1789
importante
ainsi
sous
formes
briller
;de
liste
une
pouvait
il
pas
pour
Nombre
la
»se
l'Empire.
que
accentue
àdes
15,
soudé
utile
religieuse
guerre
au
lia
la
de
sauver
nous
laisser
Mme
plus
firmament
«par
et
Réunion
de
sociabilité.
noms
d'«
et
économiquement
présenter
en
portons
de
Ce
mariage
fortunées
la
de
leur
anciens
supposer
jamais
1793
Beurnonville
dernier
visibilité
des
sonet
révolutionnaire
âme,
un
Pendant
protestants
influence
et
Pierre
Vénérable
àreniée.
»de
débuta
la
tout
Grand
une
arrachèrent
déclarant
l'île.
d'un
famille
Riel
présence
autre
puissante

la
La
sa
Maître
sur
En
réseau
Révolution
de
existant
de
abandonnée
carrière
liberté
Gillot
regard
17
les
1789,
Beurnon
àla

àaussi
la
adjoint
mentalités
mais
protestant
«se
ladu
L'Étang
Parfaite
face
Nicolas
àvie
sur
comme
décla¬
déter¬
l'Isle
ville,
culte
fran¬
dont
une
par
du
un
de

çaise et la guerre de course, de nombreux capitaines marchands


américains et danois — principaux clients et fournisseurs des
Mascareignes au cours de cette période 18 — trouvent place au

tions
(2001),
France,
Nationale,
Parfaite
une
rumeur
Nationales,
nant-colonel
d'une
Révolution
que
p. 23-60.
13.révolutionnaire
14.
15.
16.
17.
18.
image
culturelles
jeune
Pierre-Yves
Seuls
Archives
BNF,
Une
Voir

guide
mentionnant
Harmonie
33.
peu
1987).
Française
lettre
D.
Claude
épousée
de
les
Mss,
des
XXV/130/1018).
recommandable
la
Départementales
archivistes
dans
recherches
du
compagnie
Beaurepaire,
».
FM,
Wanquet,
»,».
8Il«Cahiers
(Paris,
juin
l'espace
sa
fut
Voir
FM2vie
Vénérable
1793
ybiographiques
Albert
«1989),
528
des
font
du
dispendieuse
La
du
N'oublions
«maçonnique
D'un
de
Suisses
: Réunion
centre
futur
allusion.
Orient
Soboul
p.
la
Joseph
de115.
rivage
Réunion,
ministre,
universitaire
cette
duet
Saint
pas
(dir.),
de
et
comte
Voir
atlantique
généalogiques
la
àloge
qu'il
licencieuse
l'autre,
Tourris,
guerre
L.
Denis,
faisant
Dictionnaire
Les
d'Artois
300.
àacheta
de
partir
familles
de
médiations
»,
lié
Réunion,
notamment
lacourse
Dix
àRéunion
la
(Paris,
àde
« grâce
Paris
laHuitième
charge
historique
1778.
protestantes
famille,
pendant
et»àécho
Bibliothèque
dossier
1975,
appropria¬
de
(Archives
la Lieute¬
fortune
Siècle
donne
l'épo¬
àde
«une
n° La
en
la
8,
LE PROCÈS D'UN TRANSGRESSEUR 409

sein de la loge négociante de la « Triple Espérance » à Maurice 19.

Lieu
àde
protestants
une
pas
tante
que
communautés
s'inscrivent
larencontres
confraternité
choisi
la
guerre
de
21 Franc-maçonnerie
?sociabilité
Nébuleuse
chez
l'île
et
dans
et
de
au d'échanges
les
Bourbon
semblables,
un
blocus
de
privilégié,
complexe,
négociants
cosmopolitisme
circonstance
britannique.
agrège
pour
la
dans
les
mobilisée
Franc-maçonnerie
mauriciens
installer
acteurs
autour
20
une. colonial
Henri
La
période
de
par
présence
d'une
sacet
ne
Duquesne
des
république
spécifique.
espace
difficile
put
enjeux
ou
offre
de
de
quenombreux
océanique
un
multiples
n'avait-il
plusieurs
en
faciliter
protes¬
espace
proie

Ces différentes convergences expliquent « l'institutionnalisa¬


tion » de la sociabilité maçonnique dans les années 1770 et son
imprégnation progressive chez les Créoles 22 : une sociabilité

reignes,
port
modelée
l'environnement
taire
négociants
l'évolution
se manifestent
àenvironnante.
lacomme
et
couleur
et
adaptée
en les
profondeur
dans
une
social
colons,
deL'antagonisme
aux
«les
peau
sociabilité
etrègles
modes
l'implantation
finit
des
entraînent
de de
par
structures
la
plastique
réfléchir
bien
société
recrutement
desgéographique
connu
sociales
spécificités
l'identité
»coloniale
23 entre
qui
et se
enfin
les
communau¬
des
les
locales
fond
dans
lieux
milieux
Masca¬
le l'île,
dans
rap¬
qui
de

fondation. L'étude de cas conduite ci-après s'inscrit dans cette


unité de temps bouleversée par de profonds changements. Elle
prend comme base d'analyse l'échec de l'intégration d'un métro¬
politain
les mécanismes.
au cœur de la société coloniale afin d'en décomposer

Si les documents maçonniques sont bien souvent rigides et


sans épices, on tombe parfois sur d'étonnantes pièces d'archives

Triple
Salvert
1781.
19. BNF,
Espérance
en 1778
Mss,et».FM,
installée
La FM2
loge par
fut
580.la
fondée
Orient
Grande
provisoirement
deLoge
Port-Louis,
Provinciale
par
Maurice,
Éléonore
de Saint
dossier
Perier
Denis« La
de
en

20. Sur le milieu négociant à Maurice, voir Auguste Toussaint, Le Mirage


des îles, le négoce aux Mascareignes au 18e siècle (Aix-en-Provence, 1977). Cet
historien (qui évoque brièvement la Franc-maçonnerie, p. 23) ne fait pas allusion
au protestantisme dans le milieu négociant mauricien, alors que, par exemple,
Samuel de Missy, fils d'un négociant rochelais protestant était venu y faire
fortune. Voir Trois siècles de Franc-maçonnerie en Charente-Maritime (La
Rochelle, 2001), p. 58.
21 . François Léguât, Voyage et aventures de François Léguât et de ses compa¬
gnons en deux îles désertes des Indes Orientales (1690-1698) (Paris, 1995).
22. Dans le sens de Blancs d'origine européenne nés dans l'île.
23. Expression empruntée à Pierre-Yves Beaurepaire.
410 HERVÉ PERRET

où les sentiments s'expriment, les mots se lâchent pour confondre


des âmes troublées, en colère, dépitées ou simplement amoureuses
comme ici. En cette fin d'année 1777, la loge de la «Parfaite
Harmonie » est prise d'effroi devant le comportement ignomi¬
nieux d'un de ses membres, le Chevalier Jean-Baptiste Banks.
Né à Lille en 1746, il débarque à l'île Bourbon vers 1770 et se
retrouve au bras d'une Créole, Marie Hélène Diomat, le
15 novembre de l'année qui suit 24 . Arpenteur du Roi, il débute

jouera
une
rédigé
structurel
loge
mariage
admise
d'année
surcroît,
affranchir.
1775 carrière
maçonnique
26.
en
également
dans
Veuf
partage
dut
1777,
des
1784,
brillante,
logiquement
un
en
capacités
Jean-Baptiste
dans
juillet
contexte
son
un
de rôle
lit
lequel
lalaissant
1772
économiques
avec
« prépondérant
traditionnel.
Parfaite
écourter
ilà une
Banks
l'âge
envisage
à laancienne
Harmonie
une
de
postérité
n'est
ettrente
Cependant,
dans
un
condition
humaines
panorama
pas
esclave
et
la
unun
», fondation
marié

long
ans,
de
difficilement
en
il général
qu'il
l'île
mémoire
entre
cette
mais
un ade
autre
25 fait
. fin
en
de
et
la
Il

Le déroulement de cette affaire s'inscrit pleinement dans le


contexte colonial avec ses us et coutumes. Si le prisme maçonni¬
que alimente l'illusion d'une sphère isolée, il n'en reste pas moins
que c'est le comportement profane de Jean-Baptiste Banks qui
est jugé dans l'enceinte du temple. Sa moralité entachée par cette
union contre-nature
filiation entre la société
justifie
coloniale
une condamnation
et cette forme
maçonnique.
de sociabilité
La

n'en est donc que plus forte. Elle donnera l'occasion d'étudier
certains aspects de ce contexte social et culturel et notamment
le rôle du métropolitain, la culture de l'esclavage et enfin le
recrutement maçonnique.
«J'étais à Saint Paul, j'ai connu une négresse qui m'a plu.
J'ai vécu avec elle », évoque le Chevalier Banks dans une lettre
du 15 novembre 1777 adressée au Vénérable de la loge. Cette
esclave appartenait à la veuve Lelièvre, Marie Geneviève
Gruchet 27 , qu'il côtoyait à Saint Paul et au domicile de laquelle
il avait été « comblé d'honnêteté », rapporte le Vénérable Des

Harmonie
24. BNF,
25.
26. L. J.»,Camille
CAOM, Mss,
tableaux
FM,FM,
Ricquebourg,
F de
FM2
3/1.membres.
528, Orient
ouvr.decité,
Saintp.Denis,
80. Réunion, dossier « Parfaite

27. Camille Ricquebourg, ibid., p. 1694.


LE PROCÈS D ' UN TRANSGRESSEUR 41 1

Étangs 28 . À la tête d'une famille nombreuse et sans fortune, cette

retour
personne
la
morale
ces
et
tive
pour
les
très
été
veuve
m'
qui
devait
son
qu'[il]
d'injustice,
des
cette
cours
de
amour
dépose
sur cachette
assez
ayant
«faire
s'évader
[il]
oreilles
puni,
perquisitions,
motifs,
cette
me
beau-frère
condamnable
par
avec
lui
dame
duquel

quoique
éprouve
se
vivai[t]
cru[t]
une
et
mettait
mauvais
suivre
proposé
ses
devoir
qu'il
je
elle
qui
esclave
traiter
maçonnique
de
me
».
àil
coupées.
plainte
ne
mauvais
j'ai
qu'on
Banks
tente
[lui]
il
se
la
ne
[celui
avec
croyez-vous
cette
illicite,
m'en
àdes
la
s'absente
dans
trouve.
fugitive
maçon
de
[lui]
des
vécu
ont
même
àdiscrétion
livrer
de
contre
vos
elle
difficultés
me
est
[la
affaire
de
Non
traitements,
menaces
plains
est
été
les
réclamer
et
et
mise
aussitôt
la
Mme
yeux.
et
pour
Il
lui]
de
cette
par
pas
qui
quinze
qui
débattus,
je
de
«
lui
vendre,
qu'
assez
».
lui
fai[t]
pas
Lelièvre]
respect,
cachait
;permis
àcrois
avait
être
Saint
portait
[il]
»
et
Notre
l'exposer
et
négresse
matérielles
vif
faire
accusé
Pendant
cette
».
un
des
jours,
peu
voulai[t]
cette
le
part
j'ai
: que
eu l'esclave
Paul,
procès
de
délateur
«personnage
».
un
offres
selon
dans
esclave,
attaché,
assez
Mes
».
de
saisi
de
nommer,
négresse
Nourri
dans
».
au
àce
bien
Mais
l'avoir
cette
pour
:la
Un
son
absolument
lui,
prix
ad'argent,
frères,
de
temps,
avec
«d'une
ce
flétrissure
lieu
m'a
Madame
solide.
assez
menant
mois
la
confiance
sein
découverte
pour
de
apprendre
«enlevée
qui
cas,
s'oblige
se
situation
plaisir
: qu'en
été
quand
ce
Mme
esclave
«le
crut
peu
[lui]
se
une
pour
»Mes
j'eusse
fruit
livré,
sentiment
«l'acheter,
L'affaire
passe
Lelièvre
honnête
et
ce
aussitôt
éthique
fixerait
obligée
«
promet
en
àje
forcer
àtraîne
droits
parce
avoir
fugi¬
parti
d'un
taire
moi
une
son
j'ai
sus
été
au

Cette version rapportée par l'accusé se distingue de celle for¬


mulée par la loge qui voit dans le chevalier Banks un frère
« toujours familier avec le mensonge et le sens du vice ». Ayant
des relations avec cette esclave, il propose de l'acheter à sa
propriétaire, « mais cette dame ne peut vendre une négresse pleine
de talent et aussi essentielle à la famille nombreuse ». De plus,
« elle ne pouvait se prêter aux vues obscènes de Sieur Banks »,
qui prétend « que la négresse est enceinte de lui, il persiste à
la voir. Ses menaces, ses offres, tout est inutile ». Aussi, « la

Harmonie
1777.
28. BNF,
», Mss,
lettre FM,
de Jean-Baptiste
FM2 528, Orient
Banks
de Saint
au Vénérable
Denis, Réuniçn,
Des Étangs,
dossier
15 novembre
« Parfaite
412 HERVÉ PERRET

négresse s'évade, elle est fugitive pendant deux ans et la dame


veuve Lelièvre frustrée du service de la domestique essentielle ».
« Pendant ce temps, cette dame est menacée ; la crainte de
déplaire, de perdre peut-être pour jamais la négresse, l'engage
à se laisser persuader. Elle réfléchit et vend à une main tierce
la négresse. La négresse fugitive n'est pas plutôt vendue à la
tierce partie qu'elle reparait et est vendue au Sieur Banks qui
affiche ».leLes
liberté vice,
frères
quidevit
la publiquement
« Parfaite Harmonie
avec elle,
», se sentant
et obtient
insul¬
sa

tés et flétris par son comportement, l'excluent de la loge sans


plus de manières. Le Chevalier Banks aurait-il oublié de poser
ses métaux à? la porte du temple ou bien serait-il victime d'une
machination

Voici une affaire tissée d'invraisemblances que nous allons


tenter
ses modèles
d'éclaircir
d'inclusion
au regard
et d'un
d'exclusion,
système colonial
ses relations
spécifique
à la diffé¬
dans

rence et son rapport à l'identité. Nous devrons nécessairement


envisager l'analyse des espaces profanes et maçonniques dont
les règles
des conclusions
et les jugements
différentes.
sont certes perméables, mais délivrent

Il faudrait, dans un premier temps, essayer d'établir une version


cohérente des faits, en commençant par dégager une chronologie.
Dans son rapport, le Vénérable place la rencontre de Banks avec
cette esclave « quelque temps après l'installation de la loge ».
Or lettre
la nous de
savons
Banks
qu'elle
au Vénérable
le fut le 13
date
février
du 151775
novembre
29, tandis1777.
que

D'autre part, nous apprenons dans ce même document que cette


esclave a fait marron 30 pendant deux ans, information confirmée
par l'accusé
divers courriers
qui craint
expédiés
de lui
entre
voir 1780
« les et
oreilles
1781 coupées
— en vue
» 31 . d'être
Dans

réhabilité au sein de la Franc-maçonnerie — il montre qu'il a


été disculpé de tous ses procès civils. Donc, entre 1775 et 1777,
les événements se succèdent rapidement sans qu'on puisse vérita¬
blement établir un ordonnancement précis. Comme nous le ver-

prendre
jour
Louis
art.
29.38).
30.
31. que
Sala-Molins,
Esclave
BNF,
«L'esclave
rang
son Mss,
du
maître
nègre
13
FM,
fugitif
Le
février
l'aura
qui
Code
FMIs'est
qui
énoncé
1775.
noir
87aura
enfui
bis
ou:été
en
lelettres
pour
justice,
calvaire
en vivre
fuite
de constitution
aura
de
pendant
enCanaan,
liberté.
les oreilles
undu
(Paris,
mois
14 coupées
août
à1987),
compter
1777
»p.(dans
pour
166,
du
LE PROCÈS D'UN TRANSGRESSEUR 413

rons plus bas, les relations entre la veuve Lelièvre et Banks


forment une zone d'ombre dont l'éclaircissement permettrait de
ble
leverdecertaines
savoir invraisemblances.
si le beau-frère de
ParMme
contre,
Lelièvre
il nousincriminé
a été impossi¬
dans

cette affaire avait une relation directe avec l'accusé ; si bien que
même son identité n'a pu être déterminée avec certitude.
C'est armé de son idéal de vie et de mœurs que Jean-Baptiste
Banks affronte la réaction coloniale. Le procès civil semble lui
donner raison, tandis que la condamnation maçonnique sera sans
appel. Lors de son mariage, en 1771, Jean-Baptiste Banks avait
pris le parti d'accepter la vie coloniale et notamment les principes
esclavagistes. Uni à une famille d'ingénieurs des colonies, il
pénétrait la sphère sociale créole par la porte de la parenté.
L'intégration des « gendres » et « beaux-frères » implique des
logiques d'alliances exogamiques répondant à des critères stricts
qui se chevauchent ou s'excluent. Ici, l'origine professionnelle,
ailleurs, un maillage familial, confessionnel, culturel ou géo¬
graphique comme dans l'exemple suivant : Henri Justamond, issu
l'Hérault
d'une famille
32 marie
de ministres
sa fille 33 de
avec
la Antoine
RéformeMazade
à Marsillargues
Desiles, d'une
dans

famille protestante de Lunel (proche de Marsillargues 34), la mère

hasard,
taine
de Henry
loise. 35Le
. mais
rapprochement
Justamond
d'une histoire
étantde
collective
elle-même
conjointspuisée
issue
ne sera
àdelajamais
cette
source
souche
le fruit
métropoli¬
lune-
du

L'élément exogène est donc porteur d'une symbolique cultu¬


relle qui lui ouvre l'espace privé mais lui impose des règles
sociales impérieuses. La possession de la terre et d'esclaves,
implicite lors de l'union, détermine les règles d'un jeu, un rapport
à l'autre et au pouvoir, à ses exigences de paraître et de devenir.
fie
Composant
comme élément
d'une dynamique
d'une histoire
sociale,
commune
le nouveau
dont parent
il doit s'impré¬
s'identi¬
gner. L'aura de la famille d'adoption dans l'espace insulaire

du
Alain
32.
33.
34.
35.
Temple
Cabantous
Archives
Camille
ADH,
Ce phénomène
de5 Marsillargues.
Ricquebourg,
MI
Départementales
dans
07d'intégration
sa
R définition
01, ouvr.
03, de04par
cité,
l'Hérault,
de
: registres
une
«p.l'identité
1441.
société
5 MI
synodaux
constituée
sociale
07 R 19du
collective
: registres
Temple
a été souligné
»de
synodaux
: «Lunel.
Cette
par

notion d'appartenance se fonde sur des données subjectives [...] Elle dépend
aussi de référents apparemment plus objectifs, matériels, historiques, culturels
ou sociaux » (Les citoyens du large. Les identités maritimes en France (1 7e-
19e siècles) (Paris, 1995), p. 14-15).
414 HERVÉ PERRET

implique un statut, une familiarité plus ou moins importante avec


le pouvoir et la fortune. Dès lors, s'instaure un climat filial entre
un individu dont les parents sont restés en France et une famille
d'adoption qui l'immerge au cœur d'un univers dans lequel il
va évoluer, dont il devra accepter les règles et coutumes, défendre
les exigences philosophiques et culturelles 36 . Ainsi, ce métropoli¬

tainfruit
qui
péens
le
ses
l'errance
curieusement
des acteurs.
»enfants
sont
ne
39qui
. du
fera
«qui
se
attachés
déracinement
du
« plus
sont
par
Parce
sapays
réalisation
nature
partie
naturalisés
àqu'elle
» la
38 .glèbe
est
des
En
social
favorise
complète
nébuleuse,
fait,
«créoles
»gens
37et
la
, ilde
«les
de
incarnera
dans
Crédité
enl'union
contacts
souple,
passage
adoptant
des »constructions
un
symbolique
mouvante,
s'impose
et
», de
les
mais
ces
rencontres,
sentiments
de
«comme
trouve
Euro¬
entre
ceux
soli¬

Dès lors, ce nouveau parent a-t-il le droit d'intégrer l'espace


de la sociabilité des hommes mariés, le lieu de partage du savoir
et de la culture ? Jean-Baptiste Banks n'écrit-il pas au sujet de la
Franc-maçonnerie : « Vous savez cher Vénérable, que les maçons
n'excluent pas l'union [...] c'est même une de nos conventions
dans l'obligation que nous contractons en loge » 40 ? En somme,
une
dansmince
la nécessité
barrière d'être
s'impose
« privé
entre» les
avant
sphères
d'être
privées
« public
et publiques,
».

Au premier abord, les tableaux de la loge de la « Parfaite


Harmonie », avant 1800, rassemblent plus de 90 % de métropoli¬
tains. Soit ; mais en engageant une analyse systématique des
parentés des membres, nous sommes surpris de compter presque

ture
Dedieu
l'Ancien
liens
social
leur
la
l'Ile
Harmonie
1777.
38.
39.
40.
36.
vie
37.
loiBourbon
vie
sociale
de
collective
du
Louis
Michel
BNF,
Voir
et
ADR,
(dir.),
famille
personnelle
Régime
d'un
9» avril
J.
:Mss,
GB
de
Brunet,
lettre
M.
Réseaux,
(Saint-Denis,
Maffesoli,
grand
etet
l'Ancien
975
1790
Imizcoz
(Paris,
FM,
de
l'action
de».:Histoire
parenté
pouvoir
Jean-Baptiste
FM2
Nicole
»,
familles
1998),
p.
Du
Beunza,
Régime
sociale
528,
3. Nomadisme,
1884-
étaient
Robinet
structurant,
deOrient
p.
et1885).
des
l'Association
»,
pouvoirs
49
«Banks
Communauté,
les
dans
: individus,
de de
«Dans
plus
laSaint
ils
au
(Paris,
Serve
Juan
dans
immédiats.
Vénérable
régissaient
Denis,
lagénérale
tout
Luis
: le1997),
société
«réseau
Mémoire
monde
en
Réunion,
Castellano
des
conditionnant
Dotés
dans
p.
des
d'Ancien
social,
Étangs,
54.
ibérique
sur
Franc-Créoles
une
d'un
dossier
cette
élites.
etlarge
15
Régime,
fort
àJean-Pierre
largement
novembre
question
«laL'arma¬
contenu
Parfaite
mesure
Fin les
de:
LE PROCÈS D'UN TRANSGRESSEUR 415

exclusivement des hommes mariés à des femmes créoles, nombres


d'entre eux étant beaux-frères. Prenons l'exemple de la famille
Diomat à la génération de Banks, et comparons les dates d'affilia¬
tion.

Jean Diomat Marie Thérèse Royer

Marie Hélène Jean-Baptiste


M/ 1775Banks Marie Elisabeth M. J. Henry Faucrant
M/ 1775 de St Rémy Charles Vincent
C/1800Diomat
I 1770 J 1780 I
I

Légende
CM/i 1800
1775
: : ; Créole
Métropolitain
affilé enaffilié
1800 en 1775

Cet extrait de l'arbre généalogique des francs-maçons à la


Réunion, éclaire nettement le rôle des « beaux-frères » métropoli¬
tains, instigateurs d'une forme de sociabilité où s'immergent
progressivement les Créoles, dont ils sont les parrains. Marie
Jean Henry Faucrant de Saint Rémy entre en loge avant son
union tandis que Banks se marie avant son affiliation. Le dernier
cas est largement majoritaire chez les maçons métropolitains,
démontrant
sociale. Cesl'importance
hommes forment
du mariage
donc la
comme
clé defacteur
voûte d'intégration
d'un assem¬
blage culturel d'où sortira la formulation concrète des idéaux
identitaires créoles41. Intégrés aux parentés insulaires, ils sont

les maîtres
vement
créole
structure
reuse
des « habitants
Rencontre
aura
écartés
endogamique.
d'pris
œuvre
» au
»de
forme
marque
cours
l'île,
d'une D'ailleurs,
et
elle
du
sociabilité
déjà
pourra
affiche
19esasiècle,
progressivement
dès
différence.
très
dont
1777,
lorsque
clairement
ils vont
laFormée
loge
leêtre
sa
corps
se
decoloration
progressi¬
de
muer
« l'Heu¬
l'élite
social
en

créole,
tains 42 .même si elle fut fondée conjointement avec des métropoli¬

reuse
dans
ses
maçonnique.
de 41.
42.
l'île
revendications
leRencontre
Pour
BNF,
but
Bourbon
ne
de
Mss,
Pour
prendre
rétablir
».FM,
et
1831-1833
unà aperçu
commencer
FM2
que
certaines
l'exemple
529,
général,
», Les
Orient
libertés
parCahiers
son
voir
dedela
coloniales,
nom
Olivier
Saint
société
derelèvent
notre
Paul,
Caudron,
des
ses
Réunion,
Histoire
« Francs-Créoles
d'une
structures,
« très
Les(1996),
dossier
forte
Francs-Créoles
sesinspiration
objectifs,

«
» L'Heu¬
fondée
58-59.
416 HERVÉ PERRET

La pénétration des idées nouvelles et notamment de la Franc-


maçonnerie s'est faite par l'intermédiaire des métropolitains,
médiateurs culturels entre une société agricole fermée sur elle-
même et le bouillonnement de la société urbaine française. L'inté¬
gration à une cadence soutenue des nouveaux venus transforme
progressivement la donne, les enfants de ces derniers formant
le corps de nouvelles générations de Créoles qui vont pouvoir
reproduire le schéma exogamique de leurs parents. Reprenons
le cas que nous avons étudié précédemment. Jean Diomat, beau-
père de Jean-Baptiste Banks, étant mort en 1763, sa femme,
Marie Thérèse Royer se remarie avec Louis Maurice Domenjod,
maçon métropolitain affilié en 1784. L'une de ses filles se mariera
avec Jean-Baptiste Parmentier qui avait divorcé de Anne Fran¬
çoise Marie Legras. Cette dernière prendra pour second époux
Antoine Dupré. Les deux derniers métropolitains sont mariés
respectivement en 1793 et 1797, c'est-à-dire avant leur entrée
en loge en 1800 43.

Louis M. Domenjod Marie Thcrcsc Royer Pierre Ch. N. Legras Antoinette Ratier

MM Sophie Jean-Baptiste
Mi 1800Parmentier A. F. Marie Legras Alexandre
M/ 1800Dupré
1796 | 1W3 | 1797 |
|

i-égrnde :
M / 1800 Métropolitain affilié en !800
:

Au cœur de cette sociabilité des beaux-frères, on saisit le rôle


que devait jouer Jean-Baptiste Banks et que le décès de sa femme
a brisé. N'ayant pas de fille cadette disponible, la famille Diomat
ne peut lui offrir un nouvel ancrage. Pour autant, dans le laps
de temps qui sépare la mort de sa femme (1772) de sa rencontre
avec son esclave (1775), s'écoulent trois ans au cours desquels
il aurait pu s'intégrer à une nouvelle famille. Le veuvage comme

de
mais
pendant
Parfaite
1788
43.
la
reprendre
loge
également
etLes
la en
Harmonie
Révolution.
loges
période
1800,
leurs
parce
furent
»,fait
travaux.
révolutionnaire
lettre
que
une
Source
fermées
les
tentative,
du
Lorsqu'en
maçons
: Frère
BNF,
parfortement
le
elle
Houbert
pensent
Mss,
1794,
gouverneur
échoue
FM*le
troublée
au
que
529,
sieur
dans
Grand
leCharpentier
Grand
livre
des
Houbert,
neOrient,
querelles
permit
d'architecture
Orient
depas
futur
s.d. aparticulières,
Cossigny
été
Vénérable
auxdissous
deloges
« en
la
LE PROCÈS D'UN TRANSGRESSEUR 417

le célibat sont deux valeurs proscrites par la société traditionnelle


pour leur caractère dangereux ou simplement inutile 44 .
Voilà qui nous amène à réfléchir sur les relations de Mme Leliè-
vre et Jean-Baptiste Banks. Veufs tous les deux en 1772> ils se
connaissent bien, comme en témoigne le Vénérable Des Etangs.
Le sieur Banks, familier de l'habitation, devient ainsi un époux
convenable et l'hypothèse d'un mariage avorté pourrait expliquer
les relations tendues entre les Lelièvre et Banks. Ce dernier,
tombé amoureux de cette esclave, bouscule les perspectives ainsi
tracées et éclabousse l'honneur de cette jeune veuve, honteuse¬
ment délaissée pour les charmes d'une négresse. Dès lors, les
violences sur cette esclave, sa séquestration, l'intransigeance du
beau-frère sont autant de faits plausibles susceptibles de justifier
la succession des événements. Entre temps, la famille Banks
s'agrandit rapidement. Un enfant naîtra en 1777, au cours de la
captivité, suivi de cinq autres 45. La solidité de l'union s'affirme

contre-courant
carrière
niale
à
pas
l'obtenir.
montre
traduisent
avec
simplement
plusieurs
tenté
:lece
d'une
temps
de
qui
de
Banks
en
moments,
notre
d'avoir
l'acheter,
nous
terme
liberté
et
duest
arpenteur
montre
prouve
contexte
de
des
de
il
misvice.
se
ne
choix
relations
que
risquant
également
au
seet
Une
colonial,
serait
ban
l'histoire
que
futur
Franc-maçonnerie
sexuelles,
de
les
àpas
député
menacer
que
la
codes
sans
installé
d'amour
société
si àses
jamais
comme
moraux
l'Assemblée
Mme
avec
intentions
pour
seLelièvre
contrarier
elle,
inscrite
concrétise
il
de avoir
l'exprime
l'époque
n'aurait
étaient
Colo¬
pour
dans
fait
la
à

l'esprit du temps s'impose donc comme la garante morale et


éthique d'une société que la justice a reniée en laissant cet odieux
personnage poursuivre sa route au bras de cette négresse. Nous
comprenons l'importance du mariage comme filiation spirituelle,
matérielle, voire politique et le lien qui unit toute forme de
sociabilité avec les familles qui la composent.

des
pourraient
gens
Encyclopédie
Banks
p.
l'appauvrissant,
grande
parce
44.lois
45.
80).mariés,
que
Le
Camille
richesse
aurait
Lel'a
célibat
c'est
premier
sebien
moins
ou
eu
faire,
Ricquebourg
une
d'un
s'il
Dictionnaire
les
remarqué,
« enfant
ilplus
règle
nuit
est
yétat
enfants
a de
vrai,
on
àtirée
consiste
s'appelle
la
fidélité
précise
nuit
que
suivants
société
raisonné
comme
de àplus
la
dans
dans
ceux
: Françoise,
nature,
«en
on
dont
Après
on
le
des
les
l'appauvrissant
qui
nombre
diminue
n'en
mariages...
Sciences
ainsi
lale
sont
mère
née
décès
peut
que
des
faits
le
enet
est
guère
de
l'illustre
sujets...
nombre
».
;des
1777.
et
sa
et
inconnue
Diderot
en
femme,
Arts,
que
douter,
la
En
des
auteur
moins
corrompant.
art.
etla»Jean-Baptiste
mariages
d'Alembert
que
corrompant,
«de
(ouvr.
Célibat
il l'Esprit
la
y acité,
plus
qui
En
de
».:
418 HERVÉ PERRET

En contradiction avec le système, le Chevalier Banks entamera


une carrière politique pendant la Révolution française qui ne sera
écourtée que par sa mort, en 1790. La fluidité sociale impose
au microcosme colonial de se recomposer sans cesse, sanctionnant
un jour pour réintégrer un autre. Son étroitesse quantitative et
qualitative induit une certaine souplesse qui sera masquée par
une intransigeance de façade. Les députés à l'Assemblée nationale
Jean-Baptiste Decheverry et Nicolas Lemarchand ont un parcours
similaire à celui de Banks ; le premier pour n'avoir jamais voulu
s'intégrer aux familles coloniales ni participer à la sociabilité
locale, le second parce qu'il fut entraîné dans un conflit familial
impliquant jusqu'au gouverneur de l'île. Pourtant, ils furent choi¬
sis comme représentants de la société coloniale et durent en
défendre les principes à Paris. Mais nous entrons ici dans une
problématique qui dépasse le simple cadre familial pour intégrer
la notion de réseau dans son acception la plus récente 46. La

position
donnent Indien»48
l'Océan accès
socialeà de
ce àces
que
Paris,
hommes
nousvaste
avons
etnébuleuse
leurs
pu appeler
compétences
des le«anciens
« lobby
47 leur
de

l'Inde » qui
nombre à Paris,
regroupe
qui «ont
ces servi
grandsl'Etat,
propriétaires
dans ces quicolonies,
sont en grand
avec
distinction » et qui tentent d'influer sur le cours des événements
révolutionnaires. « Certainement, avec de pareils moyens, l'As¬
semblée
ou de l'Isle
Nationale
de France
n'aurait
49 ». rien statué sur le sort de Pondichéry

Si les relations internes au groupe ou entre groupes ne forment


pas nécessairement une unité d'esprit et de corps, elles doivent
amener l'existence d'un statut social et culturel fort, susceptible
d'asseoir des revendications et de pouvoir constituer un réseau
uni dans l'action50. La réflexion du Baron Milius, gouverneur

familles
destinataires,
relations
Zacarias
Lemarchand,
première
volume
la
28
comme
48.
49.
46.
47.
50.
Réunion
novembre
J.-B.
Pour
«Archives
des
L'analyse
Les
des
et
Moutoukias,
interindividuelles
abolition
pouvoirs...,
àDecheverry
toutes
relations
liens
messages
et
l'un
l'Assemblée
1790.
que
Nationales,
des
ces
détachés
des
deceux-ci
interpersonnelles
«questions,
négociants
l'esclavage,
réseaux
ouvr.
dépendent
Approche
fut
nationale
existantes
des
sont
cité,
juge
ADpose
normes
voir
àp.
et
de
VII/22b,
de
1794-1802
royal
leur
1790-1798
le
habitants
11).
la
Claude
la
dans
neprincipe
théorie
tour
qui
nature
doivent
demémoire
ledéfinissent
Wanquet,
affectés
les
nombreuses
(Paris,
réseau
(Paris,
des
qu'aussi
des
pas
plus
réseaux
liens
être
par
»1998).
de
1992)
riches
Les
(Jean-Pierre
un
bien
considérées
l'ensemble
Louis
entre
premiers
années
ensemble
sociaux
etde
leLa
contenu
l'île.
expéditeurs
Monneron
France
»,
etdéputés
Dedieu
isolément,
des
stable
Réseaux,
Nicolas
que
autres
et du
de
le
et
la
LE PROCÈS D ' UN TRANSGRESSEUR 419

des îles dans les années 1820, l'évoque parfaitement : « Tout ce


qui se fait à Bourbon est dicté par l'esprit de parti. Je lutte dans
cette circonstance contre deux factions puissantes, qui divisées
jusqu'à ce jour, d'opinions et d'intérêts, semblent s'être réunies
pour employer leur influence à détruire ou paralyser mon zèle :
l'envie
leurs armes
les sépara,
contre la
moi
haine
» 51 . les rapproche aujourd'hui pour unir

Le choix de métropolitains par l'Assemblée générale de la


Réunion comme représentants des intérêts coloniaux à Paris n'est
pas anodin. Ces hommes — imprégnés d'une expérience nouvelle
— ne vivront plus les événements révolutionnaires comme leurs
contemporains parisiens, l'image renvoyée par l'environnement
ne faisant que renforcer ce sentiment d'appartenance à un autre
ensemble culturel. Cependant, ils n'ont pas sacrifié à la colonie
leurs
le ferment
origines
d'une
familiales
autre identité.
et puisent
Sanssur
être
la tout
terre àdefait
leurs
un individu
ancêtres

unique — qui de retour dans son pays natal ne pourra véritable¬


ment s'assimiler à ceux qu'il a quittés — , le métropolitain n'a
pas non culturel.
l'Autre plus abandonné
Cette notion
son enveloppe
de double identité
originelle
a bien
au contact
été com¬
de

prise par les électeurs réunionnais qui ont choisi d'exploiter le


mal de vivre propre à de telles expériences afin de multiplier les
chances de succès. C'était compter sans un troisième différentiel
culturel qui s'offrira à nos députés au cours de leur séjour dans
le Paris révolutionnaire et notamment l'effet psychologique d'évé¬
nements à forte charge émotionnelle. Ce sentiment de mal-être
est simplement rappelé par Auguste Billard : « Il est un pays
qu'à chaque instant, je demande à revoir : il en est un autre
que j'aurai beaucoup de peine à quitter ; l'un est la France où
m'appellent tant de souvenirs et d'affections ; l'autre est la colonie
qui me retient par je ne sais quel attrait ; je souffre d'être éloigné
depuis si longtemps de ma famille, de mes amis, et pourtant je
m'attriste à la seule pensée de mon départ » 52.

pratiques
des
configuration
cit.,
France»
été
et
18 52.
51.
de
avril
publiée
interactions
p.Bourbon
CAOM,
9).1820.
20
et: décembre
d'attentes
Voyage
sociale
pendant
FM/SG/REU/35,
FM/SG/C3/doc.31
qui aux
articulent
donnée
1818.
réciproques.
les
colonies
années
»La
le
(Jean-Pierre
«correspondance
pouvoir,
orientales
: 1817,
Dulettre
Elles
séjour
1818,
se
du
laDedieu
ou
des
coopération
présentent
commandant
lettres
1819,
de
colonies
etBilliard
Zacarias
écrites
et plutôt
et
1820
comparé
Milius
le
avec
des
Moutoukias
comme
conflit
(Paris,
îles
Montdevert
àaucelui
dedans
1822).
ministre,
l'espace
France
de
, une
art.
laà
420 HERVÉ PERRET

La confrontation avec la différence passe fondamentalement


par l'esclavage et ses principes ségrégationnistes, ses règles
d'existence et de paraître. A ce titre, le cas Banks facilite la
compréhension des mécanismes d'inclusion et d'exclusion face
à ces exigences. Pierre-Yves Beaurepaire cite quelques exemples
similaires aux Antilles, comme le frère Aurange à la Martinique
dont « l'union malheureuse [...] l'éloigné de toute espèce d'état
civil, selon les lois de la colonie » 53. L'altérité s'écrit au contact
du mélange racial et non uniquement à partir des normes euro¬
péennes. La notion de « liberté », dégagée des servitudes qui lui
sont habituellement opposées, telles que la domesticité ou la
pauvreté morale et physique, n'est pas le critère exclusif de
sélectivité puisque le libre de couleur peut, à l'image du blanc,
parfaitement recouvrir ces obligations tant économiques qu'intel¬
lectuelles. Cette forme de ségrégation par la couleur de peau
s'apparente plutôt à d'autres freins tels qu'ils existent en Europe
pourdans
ble les juifs
un univers
ou les mahométans,
social et culturel
influant
donné.
sur l'image
Le « mulâtre
du sembla¬
» 54

est en quelque sorte le fruit de la perversité et de l'alliance


improbable, de la violence, voire de la honte. Il est l'enfant
naturel du vice et de la servilité, la représentation humaine de
l'imperfection du système. Mais comme pour d'autres traits de
mentalité que nous avons soulevés, le système esclavagiste engen¬
dre des déviances inhérentes à sa propre constitution. Moteur
d'altérité, le métis peut révéler l'abus du maître sur son esclave,
une condition sociale pour les plus pauvres des blancs, et parfois
une affinité de cœur. L'exemple pathétique de Banks le montre
comme d'autres cas d'affranchissements pourraient le confirmer :
il peut y avoir des sentiments partagés entre une esclave et son
maître, et dans ce cas le fruit d'une union libre, peut être, en
quelque sorte, l'enfant de l'amour. Ce mulâtre-là viole double¬
ment les principes de la société traditionnelle et esclavagiste. Il

Lumières
cas
négresses.
la
que
de
bien
noire,
senti
53.
54.
population
couleur
leest
que
faites,
et
contraire
P.-Y.
« rare,
Dans
d'un
de
»,qui
[...]
l'indifférence
faciles
Beaurepaire,
art.
lepère
des
les
se
Iln'arrivât
cit.,
premier
eût
présente
blancs
îles
blanc
et p.
sans
peu
françaises,
82.
: dans
; pour
très
car
«sans
doute
intéressées
ouFranc-maçonnerie
les
d'un
commun
les
cesse,
yeux
été
Négresses
colonies,
mulâtre
père
à »et
sesouhaiter
(Encyclopédie
les
noir,
par
fontjeunes
veut
que
; le
assez
mais
etetlibertinage
d'une
pour
les
dire
cosmopolitisme
Négresses
ilpromptement
Européens
était
un
,les
mère
article
moralement
bonnes
enfant
des
blanche.
sont
« n'eussent
blancs
mulâtres
àné
mœurs
presque
une
aud'une
Ce
impossible
siècle
différence
avec
et
dernier
»).
jamais
toutes
mère
pour
des
les
LE PROCÈS D'UN TRANSGRESSEUR 421

est le fruit de sentiments ou de rapprochements consentis ne


répondant pas aux intérêts directs de la parentèle. De plus, il
officialise une situation que légalement le Code Noir répudie 55 .

Lorsque
masquer
fût-elle
dans
aux
familiales.
famille
largesses
l'occurrence
nement
lignages
l'architecture
de
le
été
les
des
d'un
fruit
gens
François
archives
données
Louis
sentiments
des
d'une
"bienfaiteur"
de blancs
Romain
couleur
du
parlent,
Lautret-Staub
avec
union
modèle
humains,
dans
l'acte
d'Achery
qui
illicite
l'horreur
» accède
initial,
l'intimité
offertes
d'affranchissement,
l'importance
et 56.
nousdu
que
àceCes
système
àla
donne
fruit
la
feutrée
Marie
propriété
terres
loi défendu
de
dénie.
l'exemple
neCrescence,
des
ont
lapeut
vie
« très
comme
Inexistant
mémoires
grâce
s'agrège
toujours
donnée,
certai¬
d'une
aux
en
la

loi l'exigeait, mais la « générosité » des maîtres ne répondait


certainement pas toujours à une rationalité absolue ; elle exprimait
également des sentiments. Loin de nous l'idée de dénier l'abomi¬
nation du système, mais il faut replacer les relations humaines
dans un contexte qui ne leur était pas favorable et dont l'existence
ne put être que cachée.
Et c'est bien de cette déviance que se sert Jean-Baptiste Banks
pour justifier ses actes. Ces maçons qui le jugent n'en sont pas
moins des hommes asservis aux mêmes pulsions et qui subissent
des conséquences similaires. Ses actes ne sont pas contre-nature,
il applique la coutume en quelque sorte : « Les maçons n'excluent
point l'union, l'attachement et les plaisirs physiques avec le
sexe » ; « Je suis homme et de plus maçon, accoutumé de vivre
avec le sexe, j'ai eu peine à rester dans la continence ». Au bout
de cette logique, face à la rigidité de cette société coloniale
esclavagiste, pouvait-il user d'autres arguments pour défendre sa
cause que de parler d'une relation sexuelle de maître à esclave ?
Pouvait-il décrire autre chose qu'une simple banalité quotidienne
partagée par les habitants de ces contrées, fussent-ils maçons ?
L'expression de l'impossible union entre un maître et une
esclave s'intègre à une codification tacite qui englobe d'autres
formes de relations taboues comme l'amitié, le rapport au travail,

de
interdit
qu'«
au
Claude
55.
56.
plantation
profit
ils«L'article
le
Wanquet
soient
Une
de
mariage
l'hôpital
famille
àprivés
9ladu
(dir.),
etRéunion,
de
Code
condamne
de
» l'esclave
(Le
Fragments
gens
Noir
Code
(Sainte
deàsanctionne
etcouleur'
l'amende
Noir...,
des
pour
Clotilde,
enfants,
une
ouvr.
dans
l'union
touthistoire
1989),
etcontrevenant.
cité,
les
qu'elle
entre
Hauts
p.des
75-93.
108).
un
et de
eux
économie
blanc
En
Saint-Paul
soient
outre,
et son
et
confisqués
ilsociétés
esclave,
»,stipule
dans
422 HERVÉ PERRET

à la confiance, qui s'appliquent dans une hiérarchie complexe à


différentes strates raciales et sociales. Cependant, elle demeure
l'expression la plus aboutie de l'invraisemblable trahison
« raciale », la violation de l'interdit absolu et donc un point
d'ombre dans un système immuable où l'élite doit paraître solide
et respecter de façon indéfectible l'intransigeance sécuritaire de
cette société où une poignée d'hommes en dirige des milliers
d'autres au nom de l'apparente supériorité d'un statut. Lorsqu'il
exprime sa volonté de ne pas dénoncer cette esclave au nom
d'un humanisme maçonnique, Banks détourne le contenu de ses
actes d'un contexte global : qu'un blanc puisse se risquer à défen¬
dre la vie d'une esclave relève d'un parjure social, l'individu
n'existant qu'au travers d'un continuum juridique et moral impé¬
rieux. Les violations d'interdits par les métropolitains sont un
fait commun qui s'accentue avec l'évolution historique de l'île.
Cette période marque dans cette région une transition globale
importante où l'administration royale favorise l'arrivée de nou¬
veaux candidats à la fortune. Dans un même temps, la raréfaction
des terres oblige les prétendants à intégrer un groupe familial
déjà implanté . Le système esclavagiste prend alors un essor
inégalé, de plus en plus bâti sur le modèle antillais. Nécessité
faisant loi, un durcissement des règles se justifie à mesure que
les fortunes augmentent et que les responsabilités sociales s'affir¬
ment. Le renforcement du contrôle et du « modelage » des métro¬
politains s'impose d'autant plus que la refonte de l'administration
par le Roi échappe quelque temps à la société créole. A ce titre,
la création en 1771 d'un tribunal de première instance, « est venu
perturber
tie » 59 . le monopole du conseil qui formait une aristocra¬

Marie
pas
de
défend
valable
1771
Pour
posséder
de
les
etsouligner
Joseph
des
règles
les
étayer
1775condamnations
témoignages
des
etde
Advisse-Desruisseaux,
cette
qui
que
la
esclaves
fut
le
société
idée,
juge
condamné
sous
»métropolitain
prenons
prononcées
coloniale
pour
serment
en
violences
l'exemple
appel
et
passé
contre
des
deàPelleville
notamment
esclaves.
«en
aggravées.
l'incapacité
lui,
du
jugement
ilCréole
admet
ne
ne
Dans
respecte
manque
S'il
totale
Jean-
entre
pour
une
se

cité,
en 57.
58.
1771.
p.Conseil
À10-261.
ce sujet,
supérieur
lire la de
première
l'île quipartie
subit de
unelarefonte
thèse de
et devint
Claudechambre
Wanquet,d'appel
ouvr.

59. CAOM, FM, C3/1 : mémoire anonyme de 1789.


LE PROCÈS D'UN TRANSGRESSEUR 423

lettredéclarations
ces écrite à l'accusé,
« intéressent
le juge le
justifie
bon ordre
ses actes
et la en
sûreté
rappelant
de la que
vie

des hommes de leur espèce. Ces déclarations méritent d'autant


plus d'attention, qu'elles ressemblent à une foule d'autres qu'ont
reçues avant moi les personnes qui remplissaient mes fonc¬
tions » 60. Nous voyons nettement, à travers ce procès, l'incompré¬

hension
La
bouleverser
réponse
de deux
du
desjuge
mœurs
mentalités
affirme
inacceptables.
répondant
d'autre part
à des
sa volonté
normes délibérée
distinctes de
61 .

L'individu métropolitain est potentiellement dangereux pour


l'équilibre social, d'autant plus qu'il occupe, très souvent, des
positions stratégiques. Son contrôle ou son exclusion rapide sont
les seules alternatives à cet enthousiasme généreux et inconscient.
Il n'est pas toujours au fait des réalités locales et défie par son
inconstance l'immuable règle du consensus moral entre les maî¬
tres et lessemble
coloniale esclaves.
avoir
Notons
laissé que
condamner
dans cette
un des
affaire,
siensla tant
société
ses

atrocités dépassaient l'entendement. Cependant, le juge, Sieur de


Pelleville, sera très rapidement remplacé par le bouillonnant Jean-
Baptiste Decheverry tandis que la famille Advisse-Desruisseaux
perpétuera
vants 62 . une tradition maçonnique forgée par les premiers arri¬

Signe des temps, dans les années 80, la loge des « Quinze
Artistes » à l'Orient de Port-Louis, composée de « maîtres » opé-
ratifs, décide d'intégrer dans ses rangs un brillant ingénieur du
génie, Jean-Baptiste Lislet Geoffroy. Ce dernier, né à Saint Paul,
le 23 août 1755, est le fils d'un ingénieur de la Compagnie,

point
tion
esclavagiste
membres.
seaux
Desruisseaux
autres
de
différentes
et
charbons
indifférent.
52860.
61.
62.
aux
sa
:des
Orient
de
»Joseph
CAOM,
femme]
esclaves
jambes
: débordements
couture
lettre
le
defois,
Cette
juge
favorise.
Saint
feu...
Cadet
intégrera
nombre
àFM,
du
de
l'avait
épaisse
».
décrit
un».
la
Denis,
12«E: billot
juillet
maison]
Que
Ces
«engendrés
1de
chargée
la
Brigitte
ainsi
:pièce
dossiers
dossier
plaies
Réunion,
«témoignages
pour
d'un
Parfaite
1774.
lahistorique,
était
cela
de
scène
sur
[esclave
poids
par
du
dufers
enchaînée
dossier
lesquelles
Harmonie
personnel
depuis
des
personnel
qu'il
considérable
d'une
de
unique
individus
torturée
telle
«un
a Parfaite
par
extrême
vu
il»des
des
mois,
en
sorte
lui
en
au
le
àmalades
son
colonies,
»l'origine
avait
1792,
col
domicile
Harmonie
son
qu'elle
pour
genre,
violence
dans
plusieurs
maître
BNF,
mais
avoir
«donne
avait
de
sa
Advisse
du»,
ne
Mss,
chambre
que
lasieur
l'avait
«tableaux
fois
sur
laissent
une
manqué
plainte
leFM,
Desruis¬
le
Advisse
système
mis
illustra¬
amarré
[celle
corps
FM2
pas
des
un
424 HERVÉ PERRET

M. Geoffroy et de Marie Geneviève Niama, esclave, fille de


Tonca Niama, roi de la tribu Galam, sur la côte de Guinée63.
Le cas présenté ici s'assimile à celui de Banks mais implique,
cette fois, l'intégration de l'enfant mulâtre. Très vite repéré pour
ses aptitudes, il saute rapidement les strates professionnelles.
Entré à 15 ans dans les Ponts et Chaussées, il accompagne à
22 ans l'expédition scientifique de Philibert de Commerson. En
1782, il devient ingénieur géographe et en 1786, correspondant
de l'Académie
des sciences etRoyale
des arts
des
deSciences.
Maurice.En
Il 1801,
mourrail fondera
en 1836laavec
Société
les

honneurs et un panégyrique de François Arago à l'Académie


des sciences de Paris : cette carrière brillante s'il en est impose
beaucoup de recul face à cette société coloniale plus complexe
dans ses attitudes qu'il n'y paraît au premier abord. Cependant,
l'installation de la loge des « Quinze Artistes » ne fut effective
que du moment où ce noir créole fut exclu des membres fonda¬
teurs. En effet, les différentes instances installatrices, les Chapitres
de la « Triple Espérance », des « Vingt et Uns » et la « Grande
Loge Provinciale » de la Réunion, exigèrent qu'il disparaisse des
tableaux de la loge. Ce diktat fut admis par le Grand Orient qui
installa la loge, le 30 mars 1791 64 suite à l'éviction de ce membre
gênant. Notons, a contrario de ces affirmations, que Lislet
Geoffroy n'a jamais disparu des tableaux de membres et a, de
surcroît, intégré son fils 65 .
Nous voyons là encore le danger que peut représenter une
réunion de semblables dominée par des sentiments contraires aux
« usages de l'Isle de France », pour reprendre les termes du
rapporteur du Grand Orient, et que seule une vigilance de tous
les instants peut anéantir. Le statut social reconnu et aujourd'hui
revendiqué par l'histoire officielle de l'île ne fut pas un argument
suffisant pour les maçons mauriciens. La Franc-maçonnerie locale
deviendrait-elle la garante d'une orthodoxie morale que les turbu¬
lences de la vie profane effrite quelque peu ?

Geoffroy,
mer
n° 63.
64.
695des
Amédée
BNF,
duIndes
le
30Mss,
«mars
fils
(1986),
Nagapen,
FMI
de
1791.
Niam,
n°192,«Un
: p.
Chambre
négresse
73-77.
aigle de
des
Symbolique
Guinée
îles. Il» »,
y La
du aGrand
150
Gazette
ans
Orient,
mourait
des assemblée
îles Lislet
de la

65. En effet, nous le retrouvons sur les tableaux de la loge bien après cette
affaire, jusque dans les années 1820. En somme, radier en théorie et non en
pratique,sans
affaire ce qui
sanctions
laisserait
éventuelles...
supposer que le Grand Orient ait laissé se tasser cette
LE PROCÈS D'UN TRANSGRESSEUR 425

Nous venons d'expliciter un certain nombre de caractéristiques


de la société coloniale réunionnaise ; maintenant, à charge pour
nous de cueillir dans le quotidien maçonnique, l'impossible frater¬
nité avec « l'autre absolu », gage, lourd de sens, de l'irrévocable
conscience coloniale face à une philosophie dont les principes
sont déjà largement transgressés en Europe. « La Franc-maçonne-
rie n'est pas seulement confrontée à la difficile gestion de posi¬
tions sociales inégales, elle est également en butte à l'autre absolu,
à la différence irréductible à un dénominateur commun, qu'incar¬
nent, chacun à sa manière, au siècle des Lumières, le juif, le
nègre, mais aussi le mahométan, et celui qui est physiquement
hors normes, l'handicapé » 66. L'impossible frère, mais aussi l'im¬

possible
du
tionniste.
fossoyeurs
de
dans
res l'identité
temple
sociaux,
les sphères
humaniste,
Les
maçonnique
de
»etdu
pourvoyeurs
l'univers
dans
profanes,
groupe
notre
celui
éclairent
colonial.
majoritaire
l'impétrant
cas,
qui
d'humanitas
risque
raciaux,
à «l'orient
Lane
peut
d'oublier
de
crainte
répondant
amener
ne
d'une
la doivent
société
d'une
que
celui-ci
société
pas
les
civile.
pas
dissolution
aux
lumières
ségréga¬
àêtre
rejeter
critè¬
Dans
les

un univers colonial où la peur de l'autre est pathologique, l'escla¬


vage une normalité à acquérir, la sociabilité issue d'un tel contexte
ne pouvait
ves affichant
qu'admonester
le désir de les
« transcender
tentatives individuelles
les différences
ou collecti¬
sans les
nier ».
Mais penchons-nous d'abord sur les rapports entre Européens.
La présence en loge des protestants est avérée et invite à la
réflexion. La loge militaire de la « Triple Union », à l'Orient de
Saint Benoît 67, recouvre intégralement des maçons de confession

religieuse
calviniste,
proches.
d'y
retrouve
l'Orient
mentvoir
avérée.
plutôt
de
Nous
également
soudés
souterraine.
Saint
Par
un
sommes
Paul
conseil
entre
contre,
dans
; eux
loin
Cette
cependant
la
dela
par
loge
de
famille,
omniprésence
«l'universalité
des
Parfaite
deelle
liens
oul'Heureuse
« n'y
plus
familiaux
Harmonie
est
encore
théorique,
confessionnelle
pas Rencontre
systématique¬
extrêmement
une
» brillant
au point
enceinte
» se
à

l'Orient d'une ville cosmopolite, capitale administrative et com¬


merciale de l'île, s'inscrit dans la diversité sociale et culturelle.

dans
raine
66.la(1997),
67. BNF,
P.-Y.
FrancBeaurepaire,
-maçonnerie
Mss,
n°44-2,
FM, p.
FM2des
195.
« Fraternité
527
Lumières
: Orient
universelle
», Saint
RevueBenoît,
d'Histoire
et pratiques
Réunion,
moderne
discriminatoires
dossier
et contempo¬
H. Réu¬

nion, constituée le 9 décembre 1784 pour prendre rang au 13 février 1775 ; elle
fut installée par la Grande Loge Provinciale le 22 septembre 1785.
426 HERVÉ PERRET

La tolérance entre chrétiens, juifs et mahométans existait-elle


vraiment ? L'affrontement n'a pas eu lieu - du moins n'en existe-
t-il pas de trace - les francs-maçons ont plutôt cohabité au sein
d'une communauté de semblables dont la primauté relevait d'un
autre ordre. Nous en voudrions pour preuve la présence au sein
de la « Parfaite Harmonie », de l'abbé Delsuc 68 et de nombreux
protestants, sous l'œil intransigeant du gouverneur, représentant
théorique d'un royaume catholique. Les cultes interdits se mou¬
vant dans le secret des alcôves, le corps social ne souffrait pas
de remous inquisiteurs, son regard tout entier porté vers les
idiomes de sa propre existence, les esclaves, les libres de couleur
et les pauvres blancs. La Franc-maçonnerie rejetait l'impossible
frère issu de mésalliances qui par sa propre existence l'aurait
obligé à réfléchir sur les structures sociales et donc risquait de
remettre en cause les principes fondateurs. « En renforçant les
liens existant entre blancs, (les loges) peuvent obtenir reconnais¬
sance et estime de la part de cette même société coloniale ainsi
que des représentants locaux de l'autorité monarchique » 69 .

colonial
internes.
L'importance
implique
Il ne faut
deun
en
la aucun
jeu
représentativité
sélectif
cas dissocier
des membres
descette
logessorte
et
dans
des
deun
hiérarchies
sociabilité
contexte

d'une société globale structurée autour des familles qui la compo¬


sent et des relations qui en résultent, chaque maçon faisant corps
avec un ensemble certes non dénué d'élasticité, mais globalement
rigide et intransigeant. La présence massive des Créoles dans
les loges révèle, très certainement, une volonté d'intégrer une
forme de sociabilité brillante, mais plus encore un moyen de
contrôler ces métropolitains réunis en secret. D'autre part, cette
affiliation
« créolisation
ne s'exclut
» de la pas
société
d'untout
mouvement
autant dans
général
ses formulations
favorisant la

les plus intimes qu'aux dépens de structures politiques ou admi¬


nistratives. L'exemple du Mauritius Turf Club (MTC), société
de courses hippiques de l'île Maurice — fondé par des Anglais
en 1812 — est typique de cette absorption progressive. Les

àréception
de
Espérance
Lumières
l'Orient
68.
69.
Veloum,
Saint
Initiation
P.-Y.
Denis,
en
, de
(Paris,
un
Beaurepaire,
côte
1797,
lasiècle
aux
àSavanne
dela
1998),
au«Coromandel,
loge
grade
d'Histoire
Quinze
p. Franc-maçonnerie
dans
de
81.
d'apprenti
la
Artistes
la«1778-1878
fils
Parfaite
logede
du
» du
Nicolas
médecin
Harmonie
frère
«(Port-Louis,
Bon
et Mahommed
Gardenel,
cosmopolitisme
Choix
du »Nabab
en»1878),
prêtre
1808.
; Alexis
Hajee
de l'endroit
p.
Voir

au1-29.
Oullah,
Collin,
ensiècle
La
Lorraine,
; Triple
de
natif
curé
des
la
LE PROCÈS D'UN TRANSGRESSEUR 427

Créoles intégrant ce club vers 1 836, finissent par en devenir les


détenteurs exclusifs. Même s'il est vrai que la politique anglaise
favorise ces pratiques, il n'en demeure pas moins symptomatique
deLes
« voircolons
pareille
se considèrent
représentation
donc
à tous
investis
les niveaux
d'une mission
de la société
» 71 , pour
70.

quetous
de
intransigeante.
les colonies
les instants
ne doit
tombent
sans pas
cesse
dans
êtrele opératoire,
chaos. Uneefficace
vigilance
et

Nombre de membres des loges participent à la vie politique


et à ses formes de représentation telles que les Assemblées colo¬
niales sous la Révolution ou localement les mairies. Cependant,
il est souvent difficile de déterminer ce qui relève d'engagements
individuels motivés par des convictions morales et maçonniques,
ou de structures sociales avec ses règles de sélection. Claude
Wanquet nous rappelle que « si la fortune, le genre de vie et
aussi — pour beaucoup — l'appartenance à la Franc-maçonnerie
rapprochent les députés de l'Assemblée, il n'en demeure pas
moins qu'au fil des discussions, souvent passionnées, auxquelles
ils participent, des nuances très nettes s'affirment entre eux » 72 .

permet
L'étude
ments
n'étant
compréhension
qu'influencer
maçonnique
l'individu.
« Quinze
ettoutefois
d'y
des
écrits
Artistes
Mais
voir
parentés,
se
ses
dede
révèle
l'engagement
plus
chaque
pas
opinions
» tels
dans
àclair,
d'une
également
exclure.
phénomènes,
maçon
laetl'imbrication
part
Révolution,
sade
lancé
vision
Jean-Baptiste
et,
la
pertinente
d'autre
«dans
son
Triple
dul'utilisation
des
monde.
une
parcours
part,
Espérance
ici
deux
carrière
Banks
àdes
Laphénomènes
l'échelle
n'ayant
conscience
des
comporte¬
facilite
politique,
» locaux
et des
pu
de
la

àde l'Assemblée
la « Parfaite Harmonie
coloniale 73
» pour
montrent
organiser
une les
réelle
premières
détermination,
élections

sous des formes différentes, de la Franc-maçonnerie dans le


processus de changement et par ailleurs, l'intégration de son
espace privé dans l'agora. Pouvons-nous partager l'excessif opti¬
misme de Ran Halevi lorsqu'il dit que « la sociabilité démocrati¬
que du 18e siècle a sécrété les formes embryonnaires d'une prati-

2d'une
vol.
70. Nation.
Sylvie Tourreau,
Thèse de Les
doctorat
Courses
en de
Ethnologie,
chevaux àUniversité
Maurice, tentative
de la Réunion,
d'expression
1998,

71. P.-Y. Beaurepaire, La République Universelle des francs-maçons, Rennes,


Editions Ouest-France, 1999, p. 125.
72. Claude Wanquet, Histoire d'une révolution..., p. 291.
73. Ibid., p. 451.
428 HERVÉ PERRET

que sociale que la France jacobine aura poussée à son point


extrême » 74 ? Il est évident que la Franc-maçonnerie a influencé
la formation d'une élite politique réunionnaise — relevant dans
une colonie de critères stricts — et l'expression de formes
maçonniques spécifiques notamment dans l'organisation des
assemblées 75 ; mais elle n'est que le maillon d'une chaîne
gnée
attachée
des aux
préceptes
racines sociaux
familiales
locaux.
et dont la philosophie est impré¬

Cela nous amène à réfléchir sur la permissivité au regard du


système en place d'une telle sociabilité qui distille au compte-
gouttes la réflexion sur les inepties sociales. En menant une
philanthropie active, par des engagements financiers, culturels
ou éducatifs, les francs-maçons réfléchissent sur les buts de leurs
activités caritatives, composent des panels d'individus suscepti¬
bles de bénéficier de leurs largesses. Avant de récolter des
moyens, il faut cibler des objectifs, et donc regarder la société
en face ; ce regard circonspect ne peut qu'amener un doute qui
ne résiste pas aux obligations de la vie profane, mais crée cepen¬
dant une entrave à la conviction inébranlable en la perfection
du système.
Le franc-maçon Descroizilles 76, député à Maurice pendant la
Révolution française, est connu pour ses propos d'une intransi¬
geance esclavagiste forcenée. Cependant, une lettre écrite à ses
parents laisse transparaître des doutes : « A Dieu ne plaise que
je me fasse l'apologiste de l'esclavage et des horreurs qui bien
souvent l'accompagnent ! Mon cœur a souvent gémi, au contraire,
de la dureté de quelques-uns de nos colons et du malheureux
sort des individus qu'ils tiennent sous leur joug... ». Mais le
système impose le silence, « l'habitude : la peau collée sur une
machine à servage. Tellement collée sur les os que la plus humble
rancune ne pourrait se faufiler»77. Finalement, l'affaire des
« Quinze de
désireux Artistes
laisser »place
montre
au milieu
bien qu'il
d'eux existe
à l'impossible
des francs-maçons
semblable,

aux77.
doivent
garder
signe
France
lettre
74.origines
75.
76. àd'approbation
«Ran
Frédéric
Loys
leses
et
conserver.
Lesilence
de
Halevi,
parents,
règlement
Masson,
de
laDescroizilles,
laRéunion
lorsqu'un
Plusieurs
sociabilité
Les
An
ou
L'Étoile
intérieur
d'improbation
IV.
Loges
(Rouen,
des
articles
Essai
et
démocratique
maçonniques
insiste
leurs
la Imprimerie
sur
Clef
soulignent
expose
»,beaucoup
l'agriculture
(Port
Claude
dans
(Paris,
son
Louis,
des
laWanquet,
sur
nécessité
laArts,
point
1984),
et1993
France
la lehauteur
de
n°commerce
p.
[Paris,
ouvr.
pour
88,
vue
d'Ancien
11.prairial
en
que
les
cité,
1945]),
évitant
députés
des
les
p.Régime,
An
333.
îles
débats
p.XI),
tout
74.
de
LE PROCÈS D'UN TRANSGRESSEUR 429

comme ils l'expriment sans équivoque : « Mais la régénération


entière de la France, dont les principes semblent puiser dans
l'ordre maçonnique qui démontre victorieusement à l'univers
étonné que l'égalité n'est point une chimère mais un droit de la
nature, conduisit insensiblement l'atelier des Quinze Artistes à
une réflexion que son amour pour la vérité lui a fait suivre avec
persévérance ». De même, la loge des Quinze Artistes se déclare
« toujours pénétrée de ces principes, que les distinctions sociales
ne peuvent être établies que sur le plus ou moins de talent, de
vertu et pour l'utilité commune » 78. Aussi, combien ont-ils dû
être amers devant la réponse du Grand Orient : « Le Vénérable
frère rapporteur a ensuite observé que sur le tableau de ce nouvel
atelier, il y existe un F Lislet, créole noir, et que l'usage à l'île
de France, n'admet point de noirs dans les sociétés ni civiles ni
maçonniques » 79 .

république
de
à deux
L'usage
couleur.
niveaux.
a Ildonc
des est
francs-maçons,
Tout
pris
intéressant
d'abord,
le dessus
de
à au
Maurice,
sur
voir
niveau
tout
queprincipe
se
local,
lafera
censure
les
sans
universel
« Babels
les
s'établit
gens
; la
»

esclavagistes rappellent à quelques ingénus intrépides que les


principes révolutionnaires ne doivent pas faire oublier les réalités
locales. Il est envisageable de faire des emprunts au nouveau
régime, comme le montre la « Triple Espérance » 80, mais appli¬
quons
secondles
lieu,
changements
le « Grand-Orient
entre semblables
», l'instance
de nationale
bonne extraction.
déterminant
En
les règles et jugeant des déviances, au-delà d'une crainte toujours
affirmée de voir aux marges de sa sphère d'influence des atomes
libres et incontrôlables, admet la différence, l'usage local
transcendant les règles nationales.
Les idées des Lumières et de la Société des Noirs ont certes
influencé la maçonnerie. Comme l'expose Pierre-Yves Beaure-

Artistes

est
chez
et
républicaines
intéressant
l'affaire
surdes
1778-1878,
78.
79.
80.
695,
lesquelles
l'élément
les
connaissances
«BNF,
30
»,La
maçons,
des
lettre
mars
de
loge
(Port-Louis,
Mss,
Quinze
repose
naturel
qui
confronter
ilconsidérant
1791.
dun'existe
FM2
se
FMI
4[considère
notre
Artistes.
juillet
trouvent
de
Installation
580,
19,
ce
1878),
laplus
Ordre
texte
maçonnerie
Chambre
que
1793
Orient
Voir
d'autre
dans
qu'il
chap.
l'égalité
; considérant
daté
au
des
Port-Louis,
faut]
La
les
Grand
du
VI:
Symbolique
supériorité
Quinze
Triple
puisque
formules
19
et«La
supprimer
juin
laOrient.
que
liberté
Artistes,
Espérance,
Maurice
Loge
1794
que
dans
de
ledu
les
régime
celle
individuelle
quelques
et
àGrand
la
titres
n°la
la
: société
dossier
des
décision
15401.
un
Révolution».
actuel
etOrient,
mœurs,
siècle
expressions
grades
civile
sont
«donnée
deLes
d'Histoire
assemblée
des
lales
».comme
Quinze
France
vertus
Il
bases
anti¬
dans
est
430 HERVÉ PERRET

paire, « l'atmosphère de tolérance, d'ouverture à l'autre, d'accep¬


tation de la différence, qui gagne alors les cénacles parisiens
éclairés, et prépare l'engagement philanthropique et politique de
leurs membres les plus avancés en faveur des Noirs et plus
largement de la liberté, a manifestement influencé les cadres de la
Franc-maçonnerie parisienne ». Cependant, la réponse du Grand
Orient date du 30 mars 1791, les droits des libres de couleur
seront votés le 15 mai 81 ; le symbole n'en est que plus fort de

cette
société
principes
C'est
quée
que
coutumière.
enfreint
pole,
un
de
patente
prérogative
d'une
tude
compréhension
àcultivent
l'amertume
vant
sociales
au
l'ombre,
plusieurs
collège
non-recevoir
certificat
le
»ses
résignation
dans
alors
bien
loge
82.
dans
Grand
l'asseoir
les
ou
/leurs
maçonniques,
ambitions
Sans
On
royal
la
dans
les
reprises.
principes
est
et
politiques
de
En
ses
pour
sanction
l'abreuva
dont
différences
lois
Orient
réservée
ce
plus
effet,
entre
le
dans
pour
«du
enpoète
usages
le
sens
et
83
quelque
le
Jean-Baptiste
disserter,
Grand
de
frère
réagit,
lorsque
ces
:deux
qui
son
ne
telle
caractère
et
«pour
la
réunionnais,
d'une
deEnfant
se
à»,
termes
et
le
origine,
liberté
servant
ce
que
fiel
mondes
fussent-ils
fait
Orient
sorte
que
sera
les
comme
nous
moment-là,
la
exception
et
pas
la
maçons
loge
éloigne
les

:tels
Lislet
dans
àl'«
de
«voyons
Constituante
àla
débats
attendre.
Nous
culturellement
pour
mulâtre
qu'ils
une
de
reconnaître
ombre
dégoût
la
maçonnerie
en
la
Geoffroy
libres
loge,
de
la
coloniale
avec
justification
le
contradiction
Constitution
ne
dans

«toute
sont
»qui
jour,
Triple
Désirant
sans
pouvons
un
ceux
elle
qui
deadmis
auront
d'autres
avait
problème
devait
un
sa
idée
sont
entière
persécuté
toujours
nombre
reçut
de
distincts
Espérance
mère
modèle
la
demander
été
en
banale
par
membres
de
confirmé
avec
partager
France.
une
sphères
métro¬
: entra¬
refusé
servi¬
1791,
».
notre
d'in¬
cette
évo¬
qui
par
les
fin
de
et
»

L'exemple de Jean-Baptiste Banks, dans son excès romantique


et quasi caricatural, s'inscrit donc au cœur de passions et de

année
Constituante
8 1 . en
Même
revenant
reflétait
si ces aux
droits
unprincipes
débat
seront
violent
abrogés
de mars
confrontant
par
1790,
décret,
le les
climat
lemembres
24 septembre
tendudequila régnait
de
Société
la même
àdes
la

Amis des Noirs et le Comité des Colonies. La Franc-maçonnerie choisit donc


de rester prudente sur cette question et d'afficher des principes de neutralité.
Pour ces questions, voir notamment Yves Benot, La Révolution et la fin des
colonies (Paris, 1987).
82. BNF, Mss, FM, FMI 87 bis, rapport de la Chambre des Provinces du
28 juillet 1788.
83. Auguste Lacaussade, Les Salaziennes (Saint Denis, 1989).
LE PROCÈS D ' UN TRANSGRESSEUR 43 1

ressentiments souvent refoulés ou enfouis dans les correspondan¬


ces privées mais qui éclatent parfois au grand jour, comme des
falots d'incertitudes dans la grande nuit esclavagiste. En
transgresseur amoureux et impénitent, il s'identifie à un symbole
sacrifié, victime de quelques frères sans scrupules : « Je me garde
d'inculper tous les frères de la loge dans ce reproche, j'y connais
de bons et dignes Maçons, mais j'en connais de méchant, de
pervers, à qui rien ne coûte pour parvenir à leurs fins et qui
n'étant point guidés par la justice et l'équité tombent dans des
écarts et entraînent avec eux les faibles qu'ils ont séduits ».
L'opposition d'un « Franc » maçon et de quelques gardiens de
l'orthodoxie montre que le Chevalier Banks ne souffrait pas seul
cette suspicion permanente, ce contrôle social régissant jusqu'au
cœur du temple. Celui qui a reçu la lumière n'en est pas moins
ébloui, « le sanctuaire de la fraternité » ne doit pas laisser régner
le chaos philosophique.
Lavé de tout soupçon, jugé par les tribunaux civils, il réclame
sa réintégration en loge, mais en vain. Condamné à l'opprobre
pour avoir bousculé l'honneur d'une dame, vivant avec une
ancienne esclave qu'il a affranchi, tenant des propos insultant
les frères de la loge, il a enfreint les règles de la bienséance et
de la société coloniale, donnant lieu à une condamnation sans
équivoque des frères, beaux-frères et parents qui composent la
loge. La Franc-maçonnerie s'impose donc comme un tribunal
moral, jugeant sur le fond et sur la forme. La Franc-maçonnerie
coloniale des Mascareignes, à l'instar de la société qui l'entoure,
est donc remuée de l'intérieur par des courants divergents mais
où la force de l'habitude et les contraintes sociales s'imposent
irrémédiablement. Ainsi, la fermeture des loges en 1788 par le
gouverneur Charpentier de Cossigny vient à point nommé pour
éviter qu'elles ne deviennent le théâtre de débats inopinés .
Nous sommes persuadé que le cas de Banks ne fait pas excep¬
tion, comme un miroir grossissant d'une multitude de failles
fragilisant le tissu social. La confrontation entre métropolitains
et Créoles ne
verticales, mais
se comprend
comme révélatrice
pas uniquement
d'une sur
« créolisation
la base de relations
inache¬

vée ». Cette nécessaire régénération des branches familiales insu¬


laires de prime souche soumet le système colonial à une perma¬
nente recomposition qui n'est pas sans risques ; d'autant que les
motivations des nouveaux venus ne s'inscrivent pas forcément

84. Claude Wanquet, ouvr. cité, p. 244.


432 HERVÉ PERRET

dans l'esprit d'une société en devenir. L'outrage de Jean-Baptiste


Banks ouvre d'autre part le champ du non-dit. Il révèle des
attitudes et des ressentiments qui s'inscrivent dans l'espace privé,
mais dont les effets se répercutent jusque dans les sphères publi¬
ques. Microcosme bousculé sur ses bases, la Réunion d'Ancien
Régime ne parvient pas à contrôler les revendications individua¬
listes bafouant les règles d'une société esclavagiste. Par son
exemple, le Chevalier Banks symbolise le malaise social et sa
péréquation maçonnique : les temples livrés au tourment de
contradictions philosophiques et humaines.

Le 26 mars 1819, le temps a roulé sur le destin mouvementé


du Chevalier Banks mais sa femme vit toujours, entourée de ses
cinq enfants. Le règlement de la succession n'est toujours pas
arrivé à son terme ; Flore Banks s'oppose avec courage aux
manigances du curateur. Ce jour, le Baron Milius, gouverneur
de l'île de la Réunion, écrit au ministre de la Marine pour
l'informer des suites de cette affaire : « J'ai fait prendre les
informations près du curateur aux biens vacants sur la succession
dont il s'agit et il résulte de sa réponse, que le Chevalier Banks
a laissé pour débiteur à Bourbon, les sieurs Dumars, Arnoux et
la nommée Flore, fille de couleur avec laquelle il vivait publique¬
ment et dont il a eu cinq enfants [...] Il reste donc la nommée
Flore principale débitrice ; dès l'ouverture de la succession elle
intenta une action contre elle pour diverses réclamations ; un
jugement du 10 décembre 1790 lui accorda la plus grande partie
de ces mêmes réclamations et un autre jugement força le curateur
à lui payer annuellement 300 livres par forme de pension alimen¬
taire pour chacun de ses cinq enfants. Enfin, après examen fait,
Flore restait débitrice envers la succession de vingt trois mille
huit
la chose
cent en
cinquante
est restée
trois
là »livres.
85 . Ce compte lui a été notifié et

La chose en est restée là , formule bien laconique pour résumer


le combat de cette femme au courage exemplaire, trop tôt séparée
d'un mari
tenta d'assurer
mort le
dans
destin
la force
matériel
de l'âge,
de ses
et qui
enfants,
procèslesaprès
enfants
procès
de

l'amour et du dégoût d'un homme pour le système colonial.


Trente ans après, la lutte continue pour faire reconnaître ses

Ministre
85. CAOM
de la FM/SG/REU/35/
Marine. 1 22 : Saint-Denis, lettre du gouverneur Milius au
LE PROCÈS D'UN TRANSGRESSEUR 433

droits 86. Mais ensemble, bousculant le système par une détermi¬


nation inébranlable, Flore Banks et ses enfants perpétuent le
combat de Jean-Baptiste le marginal, lucide et pugnace face à
cette société coloniale qui l'avait rejeté pour ses idées puis ses
actes. Maintenant, Flore « possédait un mort... Un mort non pas
à venger mais à faire vivre » 87. L'histoire de ces métropolitains
en proie
écrire, elleà aurait
la tourmente
le mérite
face
d'enrichir
à la société
le débat
esclavagiste
et d'ouvrir
reste
une
à

réflexion appuyée sur les contradictions d'un univers social non


univoque. Si la force de ce drame tient dans son contexte social,
il tient plus des
l'exaltation sûrement
interdits.
encore à la force des contradictions, à

La mémoire de la Réunion porte en elle ce soleil noir comme


une phrase historique écrite à l'ombre d'un système servile
prêchant l'intolérance.

Hervé Perret
Docteur en histoire, Université de Paris 8

ce
engagé
86.
87.
qui Loys
Banks
expliquerait
les démarches
Masson,
a du la
être
ouvr.
curatelle.
nécessaires
priscité,
brutalement
p. pour
339. assurer
par la les
mort
besoins
et n'ade certainement
sa descendance,
pas

Vous aimerez peut-être aussi