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Littératures

Les paysages pyrénéens dans l'oeuvre lyrique de Joan Maragall


Alfons Serra i Baldó

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Serra i Baldó Alfons. Les paysages pyrénéens dans l'oeuvre lyrique de Joan Maragall. In: Littératures 5, février 1957. pp. 67-
84;

doi : https://doi.org/10.3406/litts.1957.955

https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_1957_num_5_1_955

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Les paysages pyrénéens

dans J'oeuvre lyrique de

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(1) L'uvre lyrique de Maragall, publiée du vivant du poète, comprend cinq


recueils : Poésies, 1895; Visions i Cants, 1910; Les Disperses, 1904; Enllà, 1906
et Seqûències, 1911. Après sa mort les éditeurs ont rassemblé d'autres poèmes
inédits ou éparpillés dans des publications diverses. Les Obres complètes
(poésie et prose, en catalan et en espagnol) ont été éditées trois fois : 1° Ed.
G. Gili, Barcelona, 1917, 1* vol., avec préface de M. de los S. Oliver; 2° Ed.
aux soins des fils du poète, Sala Parés, Barcelona, 1929-1936, 23 vol.
3° Biblioteca Perenne, Barcelona, 1947, 1 vol. de 1893 p., avec préfaces de
J.-M. Capdevilà et M. dblb S. Oliver. Noua citons toujours d'après cette
dernière édition (O.C), d'un maniement plus commode. Mais toute étude de
Maraoall devra tenir compte de la deuxième éd. et des substantielles préfaces
de J.-M. Capdevilà, M. de Unamuno, J.^S. Pons, C. Riba, E. d'Ors, entre autres.
68 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

existence de la naïveté de ses origines paysannes*. Au milieu de


la nature il se sentait toujours « chez lui », même lorsque sa fantaisie
ou ses songes nous semblent devoir l'en faire sortir.
Joan Maragall, homme de plaine, citadin convaincu et amoureux
de sa ville, sentait autrement la nature et chez lui la création
tâchait de refléter une réalité plus transcendante que la réalité
sensible.
Né en 1860, dans une sombre ruelle de la vieille enceinte de
Barcelone, ce fils de petit bourgeois, tout d'abord destiné à assurer
la continuité de l'industrie paternelle, sent naître en lui une vocation
qui l'appelle impérieusement vers des voies bien différentes. « La
Nature, l'Art, l'Amour, réduits à une unité supérieure, c'est-à-dire :
la Beauté, voici mon idéal ! » avoue-t-il en 1885 lorsqu'il dresse
une sorte de bilan de ses jeunes années (2). Il réussit son premier
pas vers la libération d'une ambiance qui lui pèse en arrachant à son
père l'autorisation de faire des études de droit qui ne le fixent
pas dans la vie. Mais l'empreinte bourgeoise le marquera pour
toujours et l'équilibre de sa vie ne sera finalement qu'un compromis,
peuplé de doutes et de regrets secrets, entre le conformisme social
pleinement accepté et les exigences jamais endormies d'une
vers la pureté et l'absolu. Toutes les facilités de l'existence
et tous les honneurs officiels lui furent accordés : il jouit d'une
situation de fortune aisée, il fut rédacteur d'un journal
et bien pensant, membre de plusieurs Académies et proclamé
Maître en Gay Savoir. Il n'en resta pas moins un esprit constamment
en éveil, un journaliste toujours alerte et indépendant, souvent le
porte-voix de la conscience de son peuple et l'un des plus grands
de la Catalogne contemporaine (3).
Tout jeune il est attiré par la nature. « Mon amour pour la nature
se manifestait par des fugues aux alentours de la ville où je me
rendais toujours accompagné de mes chimères, de mes plaintes, de
mes désirs vagues » (*). Et tout le long de sa vie il assistera
aux spectacles du monde, innombrables et toujours
jusqu'au point de demander dans un de ses derniers poèmes (5)
une parure toute terrestre à cette gloire céleste que sa foi lui promet
au delà de sa vie temporelle :
... Aquest mon, sia corn sia,
tan divers, tan extens, tan temporal;

(2) Notes biogràfiques, Octubre 1885, O.C., p. 780.


(3) Vid. J.-M. Corredor, Un esprit méditerranéen : Joan Maragall. Lettre-
préface de Jean Sarrailh, Toulouse, Impr. Régionale, 1951 [Thèse de Lettres
pour le doctorat d'Université, Montpellier, 1948]. Excellente étude sur Maragall
et son époque.
(4) Notes aut., O.C., p. 782.
(5) Cant espiritual, publié dans Seqûències, O.C., p. 82.
LITTÉRATURES V 69

aquesta terra, amb tôt lo que s'hi cria,


es ma pàtria, Senyor, i no podria
ésser també ma pàtria celestial ?().
Maragall conçoit ce monde comme une préfiguration des beautés
célestes. Mieux encore : comme un élément essentiel de ces beautés
mêmes. La notion d'espace est ainsi abolie, assumée par l'éternel.
La notion d'espace et aussi celle du temps. Epris de Gthe au
point de signer une de ses lettres de jeunesse Jean Gthe (je veux
dire) Maragall Gorina (7) il rêva toujours d'accéder à l'harmonie
olympienne du génie de Weimar, mais il n'arriva jamais à
ce Faust insatiable qui ne croyait aucune de ses joies digne
d'arrêter le temps et de devenir ainsi éternelle :
Aquell que a cap moment li digue : « Atura't »
sinô al mateix que li dugué la mort,
jo no l'entenc, Senyor; jo que voldria
aturar tants moments de cada dia
per fe'ls eterns a dintre de mon cor ! (8).
Aussi se refuse-t-il à croire à la vie conçue comme « l'illusion de
temps qui passe », et dans un ultime élan il s'écrie :
Sia 'm la mort una major naixença ! (9).
Car pour lui la caducité temporelle du monde n'est qu'une
et toute l'éternité nous est donnée par la jouissance spirituelle
du moment : « ainsi chaque instant est éternel; le temps et l'espace
ne sont que des ombres » (10) ; « chaque moment existe dans une
seule éternité » (n)-
La poésie maragallienne s'attachera donc à perpétuer ces moments
de plénitude. Le chant du poète ne sera qu'une ode infinie, ode qui
lui sera dictée jour et nuit par
tôt quant canta en la ventada
tôt quant brilla per l'espai (12).

(6) « Ce monde, quel qu'il soit, / si divers, si vaste, si transitoire; / cette


terre avec tout ce qu'elle fait croître / est ma patrie, Seigneur : et ne pourrait-
ce / être aussi ma patrie céleste ? »
(7) Lettre à Joaquin Freixas, datée du 8 juillet 1881, O.C., p. 1677.
(8) « Cet homme qui ne sut dire à aucun moment : « arrête-toi » / sauf à
celui qui lui apporta la mort, / je ne le comprends pas, Seigneur, moi qui
voudrais / arrêter tant de moments de chaque jour / pour les rendre éternels
dans le fond de mon cur. »
(9) « Que la mort me soit une plus grande naissance ! »
(10) « Gosem el moment, mentrestant; es dir, gosem-lo espiritualment; aixi
cada Tnoment es etem; el temps 4 l'espai son ombres... » Lettre à Enric de
Fuentès, datée à Caldètes, le 18 août 1908, O.C., p. 1692.
(11) « Si ayer, si hoy o manana, todo viene a ser igual, porque cada moment o
esta en una sola etemidad ». Lettre à Luis Lluis, du 13 mai 1911, O.C., p. 1715.
(12) « Tout ce qui chante dans le grand vent, / tout ce qui brille dans
l'espace. »
70 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Les Pyrénées s'offrirent souvent à la quête lyrique de Maragall.


Depuis 1882 où un court séjour à Sant Joan de las Abadesses lui
révéla le monde merveilleux de la montagne, il ne cessa jamais de
fréquenter les hautes cimes, et les deux versants des vallées
(Puigcerdà, Nûria, Olot, Camprodon...; La Preste, Caute-
rets, Lourdes, Pau...) abritèrent à maintes reprises son rêve
enchanté.

A trente-cinq ans, Maragall publie son premier livre de


(»3). Le recueil contient plusieurs pièces d'inspiration

Dans la petite suite des Pirinenques (14), écrites en 1892, Maragall


nous a laissé une série de petits tableaux de ses impressions
: la tristesse infinie des crêtes tachetées de neige et les
répandus par les prairies aux fleurs pâlies, sous l'il vigilant
du berger, ce solitaire des altitudes, à l'heure où le manteau solennel
du brouillard, montant du fond des vallées, couvre peu à peu la
haute montagne (I : A dalt del Pirineu...); le contraste saisissant
entre l'immobilité des cimes, « ridées en un sourire aduste et tout
pâle », et la course de la brume qui, « froide caresse de ces terres »,
se joue mélancoliquement dans l'ample solitude, (II : Tôt esta inmo-
ble dalt del Pirineu...)-, le jeu d'ombres et de lumières des grands
nuages blancs transpercés par le soleil victorieux qui fait briller
tout ce qu'il touche (IV : Els nûvols blancs i flonjos van caient...)
ou, encore, le ciel « tendre et mouillé » d'après la pluie par dessus les
champs détrempés dans le couchant vermeil et joyeux (V : Acabada
la pluja de la tarda...). Ailleurs, par une journée ensoleillée,
s'introduit lui-même dans ce monde et il lui plaît de s'étendre
par terre, face à la douce pente d'une prairie verdoyante sous l'azur
éclatant du ciel : le vent hérisse les feuilles lumineuses des peupliers,
le ruisseau frissonne d'écume, et le poète s'enfonce peu à peu dans
la communion de la nature :
Tots els membres caiguts, jo tôt per terra,
buidat de tota força i sens desig,
la pensa poc a poc se'm desaferra...
i vaig sent un tros mes del prat suau

aimprimés
duMaragall
ainsi
(13)
mariage
que
Ce àpremier
des
comme
du traductions
l'insu
poète,
de
recueil
cadeau
l'auteur
un dede
de
deses
poèmes,
en
noces.
Goethe,
amis,
un petit
Pep
Poésies,
pour
volume
Soler,
les date
montrer
lui
à tirage
de
demanda
1895.
àréduit,
des
Mais
quelques
amis.
furent
en 1891,
Ces
poèmes,
offerts
vers
lors

(14) O.C., p. 23.


LITTÉRATURES V

ben verd, ben verd, sota d'un cel ben blau... (15).
(III : Ben ajagut a terra...)
Il aime aussi, « le bourdon du chemineau au poing », embrasser
d'un regard l'horizon et faire siens
l'immensitat del cel
i el gran adormiment de les muntanyes (,6).
et, le soleil couché, descendre tout ému au moment où les ténèbres
s'élèvent lentement des vallées (VI : Plau-me el bastô del caminant
alpuny...).
Tous ces poèmes qui traduisent si justement, dans toute sa
l'impact du paysage sur la sensibilité du poète, ne sont pas
des « récits à histoire », la pensée n'y avance pas à partir d'un point
de départ pour conclure après un exposé : l'impression nous est
transmise en bloc. Ce n'est pas, certes, que le mouvement y soit
absent : le brouillard s'élève et s'effiloche, les ombres du crépuscule
montent peu à peu, les arbres scintillent, les eaux bouillonnent et
chantent. Mais ce mouvement nous est offert comme une présence
et non point comme un écoulement. D'ailleurs, même dans les rares
poèmes où une action se déroule plus explicitement, la narration de
l'événement finit toujours par se résoudre, après un acheminement
rapide, et même à travers, dans ce que Maragall lui-même appelait
une « vision enchantée ».
C'est le cas du célèbre poème La vaca cega du même recueil (17).
Dans une vallée pyrénéenne, Maragall rencontre une vache aveugle
qui s'avance solitaire le long du chemin de l'eau cependant que
ses companyes, pels cingles, per les cornes,
pel silenci del s prats i la ribera,
fan dringar l'esquellot mentre pasturen
l'herba fresca a l'atzar... (18).
Un souffle de tragédie antique agite le paysage, pourtant apaisé
autant qu'apaisant, comme le suggèrent des mots très simples.
Le poète suit la bête, note minutieusement sa démarche et ses
réflexes :
Topa de morro en l'esmolada pica
i recula afrontada... Pero torna

(15) « Les membres détendus, couché par terre, / vidé de toute force et de
tout désir, / ma pensée se détache lentement de moi... / Et je deviens un peu
de cette douce prairie, / oh ! combien verte sous ce ciel si bleu... »
(16) « ... l'immensité du ciel / et le grand assoupissement des montagnes. »
(17) O.C., p. 24.
(18) « Ses surs, par cimes et par vaux, / dans le silence des prairies et sur
les berges, / font tinter leurs sonnettes en paissant / l'herbe fraîche, de ci
et là. »
72 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

i abaixa el cap a l'aigua i beu calmosa... O9).


Nul éclat de voix. Tout est dit simplement, sans emphase, même
pour évoquer ce dernier soubressaut de l'animal devant le sort qui
lui est échu.
Beu poc, sens gaire set. Després aixeca
al cel énorme l'embanyada testa
amb un gran gesto tràgic: parpalleja
damunt les mortes nines, i se'n torna
orfa de llum sota del sol que crema,
vacillant pels camins inoblidables,
brandant llànguidament la llarga cua (20).
Ainsi la résignation l'emporte sur la révolte et la paix revient, à
peine troublée par le passage de la triste bête. Mais cette présence
qui a fait vibrer intensément l'âme de Maragall, va se cristalliser
par la puissante magie du poème, en une des « visions enchantées »
du poète.
Ce processus est encore mis en évidence, par les Goigs de la Verge
de Nûria (2l). Ce poème étant le dernier de cette série de visions
pyrénéennes, prend ainsi un singulier relief par cette place de
colophon ou de clé de voûte que le poète délibérément lui réserve
conclusion ou couronnement d'une première étape lyrique. Il nous
éclaire aussi sur le sens profond que Maragall donnait à son
commerce spirituel avec les hautes cimes.
Maragall nous présente ici l'homme de la ville plongée dans
les ténèbres et oublieuse des nobles fièvres de l'idéal en marche
vers la montagne rédemptrice :
Verge de la vall de Nûria,
a Vos vénen les ciutats.
Vers Vos avancen incertes... (22).
La pureté du monde des crêtes, racontée avec une simplicité de
touche réduite presque à la simple énumération, entoure la prière
fervente des foules :
Castigueu nostres sentits
amb tant d'oblidades febres !

(19) « Elle heurte du museau l'auge usée / et recule humiliée... Mais elle
revient, / penche sa tête vers l'eau et boit placidement. »
(20) « Elle boit peu, guère assoiffée. Puis lève / vers le ciel son énorme tête
encornée / d'un grand geste tragique; ses paupières battent / sur ses prunelles
mortes. Et elle s'en retourne, / privée de lumière, sous le soleil qui brûle,
/ chancelant sur les chemins inoubliables / et balance languissamment sa
longue queue. »
(21) Poème daté de 1894, O.C., p. 25.
(22) « Vierge de la vallée de Nûria : / les foules s'acheminent vers vous,
/ elles avancent vers vous dans l'incertitude. »
LITTÉRATURES V 73

Deu anima a les ténèbres !


Deu-nos la fe de la Nit ! t»).
Puis, tandis que là-haut les cascades continueront à nouer et à
dénouer sur le mur noir et géant des abîmes leur blancheur pleine
d'échos ineffables, la plaine de nouveau retrouvée se montrera aux
pèlerins toute belle et plus riante, comme purifiée par cette visite
au monde merveilleux de la montagne. Et, l'hiver venu, la ville,
« brillante d'insomnie et de furie », gardera la nostalgie de cette
Vierge de Nûria drapée de solitudes.
Ici, encore, le mouvement vient se figer en une ultime vision
d'éternité. Après le passage des multitudes enfiévrées, la Vierge de
Nûria continuera à regarder le royaume des bergers de ses yeux
grands ouverts et elle vivra pour toujours transfigurée en souvenir
immobile dans la mémoire des pèlerins.
Le poème A muntanya (24), daté de Puigcerdà, 1897, note encore
une impression pyrénéenne traduisant cette opposition entre la ville
et la montagne qui hanta toujours Maragall (25).
Du grand balcon des murailles de Puigcerdà, où les citadins vont
se promener pour regarder d'un « il presque insensible » la
lointaine qui secoue la montagne étalée à l'horizon, le poète
revit des expériences, rêve aux déchaînements dont la ville est
de sentir la grandeur :
Com hi deu ploure en les profundes gorges
i en els plans solitaris de les valls !
Perô en el balcé gran de la muralla
no se sent res... (2&).
Pourtant la tempête, même à la ville, peut nous servir, après son
passage, à retrouver la pureté du ciel combien oubliée dans
l'engourdissement ! si elle nous fait lever les yeux vers la lumière
nouvelle (Desprès de la tempestat, 1897) t27).

En 1901, après une grave alerte de cette maladie dont il ne guérira

(23) « Châtiez nos sens / avec tant de fièvres oubliées ! / Donnez une âme
à nos ténèbres ! / Donnez-nous la foi de la Nuit ! »
(24) Inclus dans l'Intermezzo qui sépare la série de Visions de celles des
Chants qui composent son second livre de poèmes, O.C, p. 43.
(25) Sur cette opposition, voir aussi l'article La Montana, de novembre 1901
(O.C, p. 10â2), reproduit en version catalane du même Maragall dans le livre
Tria, publié en 1909, à l'usage des enfants des écoles (O.C, p. 617).
(26) « Comme il doit pleuvoir dans les gorges profondes / et dans les plaines
solitaires des vallées !... / Mais sur le grand balcon de la muraille on n'entend
rien... »
(27) Autre poème inclus dans l'Intermezzo de Visions % Cants, O.C, p. 43.
74 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

jamais et qui dix ans après le mènera à la mort, Maragall, conseillé


par son ami le docteur Robert, se décide à faire une cure thermale
à Cauterets. « Si tu avais grande envie écrit-il le 7 août à son ami
Antoine Roura (28) de faire un voyage aux Pyrénées (Perpignan,
Toulouse, Lourdes, Cauterets) ; si c'était pendant une saison qui
fallait et... si tu le voulais, il me plairait terriblement d'aller avec
toi à cette ennuyeuse cure qui durera, je pense, ce qui manque du
mois d'août. »
Il part de Camprodon quelque peu sceptique sur les effets des
eaux, mais réconforté par l'idée de voyager à travers ses chères
(« I cop de veure Pirineus ! Per aixô m'engresca la
idea ») (^). Il traverse la chaîne par Prats de Mollô et Arles, et
par Elne, Perpignan et Toulouse, il arrive à Cauterets et la ville
d'eau le déçoit : « La nature est splendide, mais tout est plein de
barrières et des écriteaux de cette sorte : Défense de marcher sur
le gazon et de toucher les fleurs. Un autre : Attention l Descente
rapide. C'est-à-dire, d'une terre bellement sauvage on en a fait un
immense parc de « guardarropia » (magasin des accessoires d'un
théâtre). C'est dégoûtant et je voudrais de nouveau me trouver parmi
la fraîche spontanéité de Camprodon. Ici il y a un luxe horrible qui
en ce qui concerne les femmes atteint au ridicule » (3°).
On dirait que cette ambiance factice l'empêche de voir le paysage.
Mais il se met à parfaire un poème conçu et commencé à Camprodon
dont il garde intact tout le charme. Ainsi ce ne seront pas des
impressions prises sur le vif et transmises aussitôt, mais une somme
d'expériences vécues tout le long de son commerce avec la montagne
qu'il va maintenant élaborer pour nous donner en une splendide
synthèse un de ses plus beaux poèmes, Les Muntanyes (31 ) :
A l'hora que el sol se pon,
bevent al raig de la font
he assaborit els secrets
de la terra misteriosa... (&).
L'eau virginale, lentement acheminée dès « son obscure
» pour lui rafraîchir la bouche, lui communique une « douce
sagesse ». Et de cette communion le monde sortira tout nouveau
pour lui :

(28) O.C, p. 1848.


(29) « Et des Pyrénées tout plein ! C'est pourquoi l'idée m'emballe. » Lettre
à Enric de Fuentes, datée à Camprodon, le 4 août 1901, O.C, p. 1685.
(30) Lettre à Antoni Roura, datée à Cauterets, le 26 août 1901, O.C, p. 1848.
(31) Publié dans son quatrième recueil de poèmes Enllà, O.C, p. 61.
(32) « A l'heure où le soleil se couche, / buvant au jet de la source / j'ai
surpris le secret / de la terre mystérieuse... »
LITTÉRATURES V

tôt semblava un mon en flor


i l'anima n'era jo... C33).
Il devient l'âme du pré, du troupeau, de la forêt, du saule, de
l'abîme, du torrent, du lac, du vent, de l'humble fleur des altitudes;
la montagne entière s'incarne en lui. Il devient la crête. Et toute
enveloppée de l'amour des nuages, cette âme frémissante se dresse
sur « l'ample quiétude des horizons ». L'identification est si totale
que le poète, sans cesser d'employer un seul instant la première
personne dans laquelle tout le poème est écrit, en arrive tout
naturellement et sans heurt à l'usage de la forme féminine de l'adjectif
qui vers la lin du poème marquera la plénitude de cette communion :
perô jo tôt a plena de l'anhel
agitador del mar i les muntanyes
fortament me dreçava per du' al cel
tôt lo del meu costat i mes entranyes i34).
Dans ce premier séjour à Cauterets Maragall s'est ainsi senti
comme prisonnier de l'étroite vallée. Et il notera dans la suite
Retorn i35) cette impression d'étouffement et de tristesse — mais
aussi de nostalgie et de regret au moment des adieux :
Oh Pirineu ! En tes profundes gorges,
flll de la plana, m'he sentit com près
i amb l'esguard demanava al cei purissim
amplària i vent C36).
Il escalade les côtes où s'égrènent les blanches cascades parmi
les noirs sapins et où la fleur montagnarde parfume son immense
nostalgie; mais :
la llibertat dels cims no l'assolia :
restava vora d'ells i37).
(Retorn, I.)
Il s'assied triste et pensif aux bords du lac où se mire le Vignemale
(Retorn, H) ; Gavarnie semble l'ensorceler dans son atmosphère sans
air et sans ciel, mais il en fuira le charme terrible :
... i trencant ton encis d'une vegada,

(39) « Tout me semblait un monde en fleur / et moi-même en était l'âme. »


(34) « Et moi, toute pleine du désir / qui agite la mer et les montagnes, / je
me dressais fièrement pour offrir au ciel / tout ce qui palpitait en mes flancs
et mon sein. »
(36) Publié dans EnOà, O.C., p. 62.
(36) « Oh Pyrénées ! Dans tes profondes gorges / moi, fils de la plaine, je me
suis senti prisonnier; / et, de mes yeux levés vers le ciel très pur, je quêtais
/ espace et grand vent. »
(37) « ... ne pouvant atteindre la liberté des cimes, / je restais près d'elles. »
76 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

oh Pirineu terrible !?
a la plana de Tarbes
me n'he baixat corrents
{Retorn, III.)
Lourdes avec ses troupeaux humains « bêlant d'un grand
bêlement devant la Vierge blanche » le retient un moment sous son beau
ciel, rougi par le soleil couchant ou scintillant de petites lumières
jaunes marchant dans l'obscurité bruissante de voix (Retorn,
IV) (39). Et au départ, depuis le balcon de Pau, il salue pour la
dernière fois ces cimes enneigées, « fantômes habillés de lumière
dans le bleu du ciel », dont il rêvera de loin :
Que en deus estar d'hermosa
a l'hivern, sota el sol, blanca de neu C40).
(Retorn, V.)
Et, en effet, de retour à la ville et la paix et la douceur du foyer
retrouvées, il pensera de nouveau à ces montagnes lointaines, depuis
les cimes de Barcelone, entre les amandiers de janvier fleuris et la
mer qui s'étale éclatante jusqu'à Majorque :
A l'hivern, sota el sol, blanca de neu,
com visiô mésf ilunyana i mes formosa,
jo t'he vist resplandir en l'aire clar... (41).
(Represa. )
Pirinenca (42) traduit un autre de ces moments d'éternité ressentis
par le poète. Prisonnier de la sombre montagne qui se dresse
immobile comme une sentinelle ferme et muette, il s'endort tout seul dans
une petite chambre en rêvant à la plaine où l'amour l'attend près
de la mer ensoleillée. Par des mots répétés avec une grâce que l'on
dirait puisée à la naïveté du langage enfantin, il souligne adroi-

(38) « Et brisant brusquement votre charme, / oh terribles Pyrénées ! / j'ai


descendu en courant / vers la plaine de Tarbes. » Maragall s'est senti souvent
comme écrasé par la grandeur de la haute montagne. Dans une lettre à
Francesc Pujol, du 27 juillet 1903, il décrit ainsi ses impressions : « Une sorte
de perception nerveuse et inquiète lorsque j'y suis devant, comme si tout cela
était trop fort pour moi; un désir de m' enfuir et de me retrouver dans n'importe
quel abri hospitalier, afin de réfléchir avec délice et d'assimiler dans le repos
les grandes beautés qui, présentes, m'avaient surpris et fait presque mal, tant
allés étaient puissantes. » O.C., p. 1780.
(39) Voir la note 46.
(40) « Que tu dois être belle / en hiver, sous le soleil, toute blanche de
neige ! »
(41) « En hiver, sous le soleil, blanche de neige, / comme une vision plus
lointaine et plus belle, / Je t'ai vue étinceler dans la clarté du ciel, » Represa.
autre pièce à'Enttà, O.C., p. 63.
(42) Pièce non datée, mais incluse dans son troisième recueil Le* Disperses,
O.C., p. 55.
LITTÉRATURES V 77

tement la sensation de sa propre tristesse face à l'imposante majesté


de la montagne qui paraît « manger » tout son ciel :
Dins la cambra xica, xica,
a la nit dormo tôt sol :
part de fora, negra, negra,
la muntanya em vetlla el son.
La muntanya alta, alta,
que se'm menja tôt el cel...
Els meus somnis volen, volen... (43).
La sincérité absolue qui se dégage de ces poèmes qu'on pourrait
presque croire être des pièces de circonstances, puisque écrites au
hasard des jours et pour perpétuer une émotion, nous montrerait
déjà de façon évidente que ces notations intenses et rapides ne sont
pas des « fabrications » à froid d'un art plus ou moins habile.
En rapprochant deux textes de Maragall nous pouvons mieux
comprendre la marche de ses épanchements lyriques.
De Cauterets, où il fait sa troisième cure, il écrit, le 10 août 1903
à son ami Josep Pijoan, animateur du Golegio de Espana à Rome i44) :
« Je sens que cette vie oisive et frivole de ville d'eaux m'abaisse et
m'affaiblit plus que l'année dernière où la solitude me rendait plus
contemplatif. Cette année, puisque nous sommes en pleine saison,
je me trouve entouré de relations, et je passe ma journée à faire des
visites et des révérences, à donner des coups de chapeau. Cet endroit
ressemble à une cage de singes apprivoisés. Lorsque je lève les yeux
vers les montagnes et le ciel, ils me semblent des châssis et des frises
de théâtre. Seul par moments je sens naître en moi un frisson
(d'autant plus intense que plus rare), produit par le brouillard qui passe
avec dédain en frôlant les montagnes au-dessus de nous, ou par un
rayon de soleil mourant qui étincelle un moment sur la crête très
haute, ou, peut-être, par une fleur petite et fraîche qui sourit cachée
dans la crevasse d'une roche. » Ce frisson devait passer dans un
court poème formé de deux seuls composés syntactiques accolés
purement et simplement à une exclamation et s'écoulant entre des
relatifs et des points de suspension :
Oh ! boira, encantament de les muntanyes,
que et deixes travessar d'una Hum dolça,
evocadora de clotades pàl-lides
i de poblats llunyans que es desensonyen
i s'acosten rient, assolellant-se...

(43) « Dans ma chambre toute petite, / je dors la nuit tout seul; / au dehors,
toute noire, / la montagne veille sur mon sommeil. / La montagne haute, très
haute, / qui mange tout mon ciel... /Et mes songes s'envolent et s'envolent... »
(44) O.C., p. 1730.
18 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Oh ! boira, que amb el sol t'aclares


i que tu, tota sola, t'obscurceixes
i t'omples de remors de la tempesta... (45).
(Per la boira.)
Nous reconnaissons ici tout d'abord le thème du brouillard qui a
donné à Maragall le frisson d'un moment de poésie; ensuite, évoqué
uniquement par deux notes rapides, le motif du soleil. Et cela suffît
au poète pour nous transmettre son émotion. L'autre motif évoqué
dans ses lettres — celui de la fleur montagnarde — est finalement
oublié ou rejeté, parce qu'il n'est pas absolument sûr (« tal volta »,
peut-être, précisait-il) qu'il ait fait naître en lui un authentique
frisson de poésie (46).
Il ne faudrait pas croire, cependant, que ses transcriptions
littéraires d'émotions profondément senties obéissent à un simple
balbutiement instinctif et incontrôlable. Le malentendu est fréquent
lorsqu'on parle de la poésie de Maragall et de sa théorie de « la paraula
viva ».
Il s'est expliqué longuement là-dessus.
« L'Art pour être vrai — écrit-il dans son Eloge de la Poésie (47)
— doit remplir des conditions de spontanéité, de pureté et de
sincérité; spontanéité dans l'inspiration, pureté au cours de l'émotion
et sincérité dans l'expression. La spontanéité de l'inspiration est le
signe de la volonté divine de révéler, pour nous, l'essence de son
effort à travers la forme; forme qui devient en nous lumineuse et
qui nous donne pour cela la mesure la plus adéquate à notre
capacité et au moment de notre capacité. » Mais il ne suffit pas de sentir
en soi ce « frémissement intérieur, ce frisson qui ne trompe pas,
une voix inopinée qui dit : « maintenant !» ; il faut attendre que
l'émotion soit artistiquement pure. « Cette pureté vous la connaîtrez
à votre indifférence pour tout ce qui n'est pas la forme... » Et au
dernier stade de la création poétique, le poète doit veiller à ce que
la sincérité de l'expression garde dans toute sa pureté « le rythme

(45) Ah ! brouillard, charme des montagnes : / tu te laisses percer par une


lumière douce / qui fait surgir de pâles recoins / et de lointains villages qui
s'éveillent / et semblent s'approcher de nous lorsque le soleil les touche. / Ah !
brouillard, éclairci par le soleil, et qui t'obscurcis de toi-même / lorsque tu te
remplis de bruits de tempête... » Per la boira, poème inclus dans Les Disperses,
O.C., p. 56.
(46) On pourrait faire un rapprochement analogue entre la pièce IV de la
suite Retorn, analysée plus haut, et l'article Lourdes, daté du 3 octobre 1901,
O.C., p. 1028.
(47) UElogi de la Foesia, fut rédigé d'abord en catalan. Maragall en fit un
remaniement plus qu'une version littérale lors de la publication de son livre
Elogios. Nous citons ici d'après le texte espagnol, plus explicite que l'original
catalan.
LITTÉRATURES V

même de la forme naturelle, de l'effort créateur, humanisé


maintenant ». Il ne s'agit nullement d'un besoin irréfléchi de parler « avec
une certaine chaleur d'éloquence », née du contact immédiat de la
réalité. Maragall a eu bon soin de préciser sa pensée. L'inspiration
n'est pas commandée par la volonté : « En poésie, c'est péché
originel que le poète se dise : maintenant — ou demain — je vais
contempler la mer ou les montagnes pour « les dire » poétiquement.
Non ; dans la magie des affinités entre la Nature et l'Homme, la seule
conjuration efficace du charme créateur c'est le charme lui-même;
et en dehors de lui, toute volonté est vaine. Dans cette sorte
d'activité, la volonté, si puissante dans d'autres domaines, ne peut créer
que des fantômes d'expressions, jamais des expressions vivantes. »
Ainsi « nous devons être patients devant la réalité vivante, car le
moment arrivera, s'il doit arriver (peut-être très lointain, peut-être
très différent de celui de la présence matérielle de la forme vivante)
où nous nous sentirons pénétrés par l'émotion du verbe ». Et de
même, le moment de l'exprimer venu, le poète doit « savoir attendre
l'apparition spontanée des mots et les dire tels qu'ils ont fait
irruption dans son intérieur ». « Ici l'action de la volonté et de
l'entendement est certainement très importante, mais dans un sens négatif :
celle de la volonté pour réprimer le désir prématuré de parler; celle
de l'entendement pour savoir reconnaître les mots vivants parmi
la foule de ceux que le désir aurait pu évoquer impurement. »
On conçoit alors que la spontanéité prônée par Maragall n'a aucun
point commun avec l'improvisation ou le laissez-aller; il s'agit d'une
spontanéité contrôlée par la volonté et par l'intelligence.

Cette patience vigilante et réfléchie semble présider à Péclosion


des derniers poèmes pyrénéens de Maragall (48). Il faut, en effet,
aller jusqu'en 1911 pour retrouver dans son œuvre des pièces
inspirées par les paysages de la chaîne (49).
La Fageda d'En Jordà i50) répond vraisemblablement à un long
mûrissement dans Pâme du poète.
Un paysage des alentours d'Olot — petite ville pyrénéenne qu'il
connaît bien et où il a séjourné à maintes reprises chez ses beaux-
parents — lui tient particulièrement à cœur, et il éprouve le besoin

(48) Voyez plus haut ce qu'il a été dit au sujet de la rédaction de Les Mun-
tanyes, à Cauterets, en 1901.
(49) Maragall a continué à visiter les Pyrénées et il y a puisé des motifs
d'iaspiratiori. Mais parmi la production maragallienne de ces quelques années,
il n'y a pas- de poèmes strictement lyrique se rattachant directement à de»
paysages pyrénéens.
(50) Publié dans son cinquième recueil Seqilèndes, O.Q., p. 74.
80 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

de se libérer de cette emprise en exprimant l'extraordinaire charme


qui l'y attache. Le court poème commence par une question simple
posée au lecteur : « Sais-tu où se trouve la peupleraie d'En Jordà »
— demande-t-il, comme s'il prévoyait déjà une réponse négative;
Et d'enchaîner sans transition par une phrase conditionnelle qui
nous montre un désir de nous livrer l'émotion qui le hante :
Si vas pels vols d'Olot, amunt del pla
trobaràs un indret verd i profond
com mai cap mes n'hagis trobat al mon (51 ) .
Ce n'est peut-être qu'une ressource de rhétorique pour entrer
en matière; mais tout de suite, sans transition, nous sommes
introduits dans la merveille :
Un verd com d'aigua endins, profond i clar... (&) .
Le promeneur qui y pénètre mesure prudemment ses pas, mais
bientôt il s'égare dans la grande paix qui l'entoure pour se retrouver
prisonnier de ce silence et de cette verdure qui, dans un oubli
parfait du monde, sont sa seule compagnie à l'intérieur de cette «
prison délivrante ». Le poète semble avoir surpris ainsi le secret de
cette peupleraie (précise et concrète, puisqu'elle porte un nom qui
l'individualise) à travers la fugacité d'une somme de moments qui
ont émoussé sa sensibilité. Et dans ces quelques vers, doucement
infléchis comme un soupir, le sujet semble finalement reculer pour
nous laisser en face d'une présence plus essentielle que la réalité
physique qui la détermine.
En juin 1910, Maragall pensait reprendre ses cures à Cauterets,
interrompues depuis quatre ans; mais à la dernière minute il
renonce au voyage, et ce n'est qu'à l'été suivant qu'il s'y rend de
nouveau. De ce dernier séjour date l'inimitable évocation de La
Cascade de Lutour C53).
Ces eaux vivantes l'avaient toujours charmé. Déjà dans un article
daté du 2 juillet 1905 i54), il avait décrit ce ruissellement vivifiant :
« Mais l'eau qui chante partout, chante encore plus [que les
oiseaux] ; c'est la grande fonte des neiges; et l'on peut dire que toute
la vallée ruisselle d'eau, et depuis la grande chute assourdissante
jusqu'aux milliers de ruisseaux, tout émet sa voix, petite ou grande»
et quel concert chaque nuit, dans l'obscurité et le silence de toute
autre chose ! Et la grande chute ? La masse d'écume couronnée

(61) « Si, aux alentours d'Olot, tu remontes la plaine, / tu rencontreras ua


endroit vert et profond / comme tu n'en as jamais vu un autre au monde. »
(52) « Un vert d'eau profonde, intense et clair. »
(53) Ce poème n'a, été publié qu'après la mort du poète. Il figure dans O.O.,
p. 85, dans la section Varia qui réunit tous les poèmes non inclus dans les cinq
recueils parus du vivant de Maragall.
(54) Fora de temps, O.C., p. 815.
LITTÉRATURES V 81

d'une fine poussière irisée et froide; et tout en bas l'écume se fait


dentelle, laissant apparaître par transparence le vert pâle de l'eau
qui clignote toute pure comme les yeux d'une fée. »
Cette impression devait mûrir en lui longuement avant de prendre
la forme de poème.
Nous possédons de ce séjour de 1911 une prose de Maragall où
il nous raconte une fois de plus son désarroi devant le spectacle
factice d'une ville d'eau (55). Il y a, certes, les montagnes, si hautes
« que lorsqu'il fait déjà nuit [dans la vallée] et dans les pentes les
bois sont tout noirs, une lueur de jour livide brille encore sur les
crêtes nues et sur leurs neiges »... « Mais pendant le jour elles
semblent des autels, avec leurs bois de sapins alignés comme des milliers
de chandeliers fumants de brouillard sous le soleil de juin, et le
vert damas brillant de leurs hautes prairies et la blancheur de leurs
cascades qui pendent comme immobilisées au loin. » Cette nature
exaltante a été polluée par l'homme : on vient ici « pour prendre
les eaux; mais il s'agit d'une autre sorte d'eaux : non pas de celles
dont je vous ai parlé, par où arrivent en sautillant les fées de la
neige regardant de leurs yeux verts sous les voiles blancs qui brillent
au soleil; mais des eaux troubles, très chaudes, qui jaillissent
subrepticement dans des recoins cachés et sombres et semblent
arriver de l'enfer, avec leurs odeurs de soufre, et leur goût de mille
choses corrompues et écœurantes : des eaux diaboliques... ». «
Pourtant, ces eaux guérissent. Peut-être parce que le mal se guérit avec
le mal : c'est la loi mystérieuse de l'expiation; mais ici elle
s'accomplit avec d'étranges rites, avec l'exhibition de toutes les misères
humaines, la vanité, la gourmandise, la convoitise, lé gaspillage*
l'ennui, l'oisiveté bête, les vains propos, l'habillement ridicule, les
fards, et tout ce que l'homme peut imaginer de sottise. » Cependant,
les gens sont venus ici avec « une illusion d'Arcadie » : ils
attendent « les joies spirituelles qu'ils s'étaient promises de cette
oisiveté », mais leurs âmes ne voulant point s'envoler, ils se regardent
désespérés de ne pas se trouver dans le ciel, et ils se plongent
furieusement dans leurs vanités, dans leur gourmandise, dans leur
gaspillage, dans leurs vices, dans cette agitation insensée et sans but ».
S'ils restent encore, c'est parce qu'ils gardent toujours leur illusion
d'Arcadie, « l'espoir qui ne meurt point. Ils savent que l'idéal nous
guette à chaque tournant... il suffît d'un moment de grâce. Un
moment de grâce, et voici que toute la montagne se fait poésie ».
Dans un de ces moments de grâce Maragall tourne les yeux vers
sa vieille amie, la blanche cascade de Lutour, et cette contemplation
va déclencher une fois de plus dans son esprit ce besoin de
surprendre « le rythme divin de la création » et de le traduire par des
mots « enchantés ».

(55) El momento termal, article daté du 27 août 1911, O.C., p. 1067.


82 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

La cascade est d'emblée mise devant nos yeux : le poète sollicite


avec empressement notre attention en nous interpellant comme pour
nous obliger à « voir » :
;, Veus endins la selva obscura
una tofa de blancura
bellugant-se entre els abets ? (56).
« C'est elle qui s'approche ! — s'exclame-t-il — . C'est elle qui
arrive en se parant de ses bijoux et de ses colliers ! » Nous ne
pouvons pas nous dérober à cette pressante invitation : « Regarde
comme elle s'avance. Ne la vois-tu venir, danser toute nue, toute
blanche, seule parmi les sapins ? Elle est ici ! » Nous sommes ainsi
placés par joie communiante devant une présence. Le tumulte des
eaux nous emporte dans un rythme que des vers traduisent à la
lettre, même pour ceux qui ne connaissent pas la signification des
mots. Puis, en bas du gouffre tout s'apaise, la cascade « étire ses
bras et ouvre ses yeux verts ». Un demi-vers, complété par des points
de suspension placés comme un point d'orgue sur une partition,
semble arrêter le tumulte. Mais l'âme du poète encore toute
palpitante de ce tumulte, éclate d'enthousiasme :
Salta filla; canta, canta.
Tu no saps, ni sabras mai,
corn t'assembles, oh cascada !,
a una flor ben esclatada,
a una nit molt estelada,
a una dona molt amada
i al meu cor en son esplai (57).

On aura pu constater par ces analyses que tous ces poèmes


lyriques d'inspiration pyrénéenne ont été motivés par des paysages.
Ce serait porter un jugement hâtif que de classer Maragall parmi
les poètes purement « descriptifs *. S'il s'est souvent attaché à la
réalité extérieure dans ses phénomènes les plus évanescents, ce n'est
que pour en saisir l'inexplicable passage qui s'y trouve caché. Il voit
certainement la nature, mais il exprime non pas tant ce qu'il voit
que ce qu'il sent.
On a pu constater l'imprécision du dessin, la pauvreté de vision
même de ses paysages. Ils ne sont pas découpés, fixés dans leurs

(56) « Vois-tu, au cœur de la sombre forêt, / une touffe toute blanche / qui
s'agite parmi les sapins ? »
(57) « Saute, enfant; chante, chante. / Tu ne sais pas, tu ne sauras jamais /
à quel point tu ressembles, oh cascade ! / à une fleur joliment ouverte / à une
nuit très étoilée, / à une femme très aimée, / et à mon cœur tout épanoui... »
LITTÉRATURES V

contours par un trait ferme et bien délimité. Et à ce flou du dessin


vient s'ajouter la presque indigence du coloris. Un examen attentif
de ces poèmes nous révèle l'emploi stéréotypé des adjectifs de
couleur. Le ciel est bleu, l'herbe verte, le brouillard blanchâtre, les
nuages gris, la montagne noire ou sombre. Au contraire, les notations
de frémissement — de ce mouvement pris comme une présence —
fourmillent dans ces vers, eux-mêmes animés par des ressources
rythmiques qui ne craignent point, le cas échéant, de transgresser
les procédés de la métrique traditionnelle, mais que traduisent
exactement ce que Maragall appelait « le rythme interne de la beauté ».
Ainsi ses poèmes pyrénéens — comme d'ailleurs presque tous ses
poèmes — deviennent des chants plutôt que des visions — pour
employer des mots que lui-même a inscrits en tête d'un de ses
livres. « Monument de musique à la musique », a pu dire des vers
de Maragall le critique Eugène d'Ors i58). Par la musique des mots
il transcrit la palpitation mystérieuse de la vie qui, dévoilée par
l'émotion poétique, nous invite à communier avec elle. «
Aujourd'hui — écrivait-il en 1899 — nous ne pouvons admettre que la
poésie soit autre chose que frémissement, divination et
musique » (59).
Que la poésie de Maragall aille rejoindre par certains côtés les
sources les plus pures du romantisme d'un Goethe ou d'un Novalis,
ne fait point de doute (m). Mais loin de s'enfermer dans un idéalisme
rigide et métaphysique, il s'accroche, en bon méditerranéen pour
qui la « forme » s'identifie à 1' « essence » même des choses,
aux sensations précises et concrètes du monde réel. « Contrairement
à Platon — avoue-t-il (61) — je ne suis jamais allé à la recherche de
la Beauté et de l'Amour écartant les choses belles ou les personnes
aimées, mais la chose belle a été pour moi la Beauté, la femme aimée
a été pour moi l'Amour; de sorte que lorsque je n'ai pas eu devant
les yeux cette chose individuelle, vivante, ou lorsqu'une femme
aimée a cessé d'être aimée, Beauté et Amour sont devenus pour moi
de vagues idées sans efficacité » (62).

(58) Préface au tome 23 des Obres complètes (éd. des fils de poète), Barce-
lona, 1936.
(59) Aima contempordnea, O.C, p. 1327.
(60) « Pour lui le romantisme retourne à des sources plus pures qui avaient
été oubliées, à Goethe et à Novalis. » (Jean Camp, La littérature espagnole, des
origines à nos jours, Paris, P.U.F., 1943, p. 124). Voir aussi : J.J.A. Bertrand,
Goethe en Catalogne : Joan Maragall, dans la « Bévue de Littérature
comparée », t. 12 (1932), p. 174-182; Manuel Reventos_, Préface au t. II des Obres
complètes (éd. des fils de poète) qui comprend la trad. d'Henri d'Oftendinguen
de Novalis par Maragall; et l'important prologue de Maragall à cette traduction.
(61) Lettre à P. Pijoan, du 22 février 1904, O.C, p. 1751.
(82) Faut-ii rappeler que Maragall, traducteur de Goethe et de Novalis, >a été
aussi celui des Hymnes Homériques et de la Première Olympique de Pindare ?
84 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Les Pyrénées ont été pour Maragall à maintes reprises « cette


chose belle » présente à ses yeux. Il y cherchait l'élévation de l'esprit:
« amplària i vent » C63) ; « todo ha de alzarse a la luz de las mon-
tanas » (64). Ces cimes incarnaient cet idéal endormi dans la vie
grouillante — impure et pourtant aimable — de la ville. Il les
contemple longuement, il y a tendu sa sensibilité; mais soit par
dés notations rapides soit par des poèmes longuement mûris, il ne
nous en dépeint que ce qu'il sent, et si ce message emprunte un
langage plus musical que plastique ce n'est que pour rendre
intelligible l'éternité de l'instant vécu en présence d'un monde qui se
suffît à lui-même.
Par ce refus à se laisser égarer aussi bien dans le rêve que dans
un intellectualisme desséché, Maragall représente la nuance
méditerranéenne — classique, pourrait-on dire — de cette « fin de
siècle » hispanique qui a présidé au renouvellement de l'art et de la
sensibilité de la Péninsule. Lui-même le savait. Dans une lettre
adressée à son grand ami Miguel de Unamuno (65), il pouvait lui
écrire : « Vous êtes un poète, le poète castillan de notre temps, poète
à l'envers, ou tout au moins à l'envers de nous, poète du dedans vers
le dehors. Car c'est la lumière, ce sont les champs, ce sont les
montagnes, ce sont les actions humaines qui s'emparent de nous, nous
émeuvent et ressortent en mots rythmés qu'ils ont fait naître en
nous; mais chez vous, poète spécifiquement castillan, tout commence
au dedans : là est la lumière, là sont vos champs, là sont vos
montagnes, là l'humanité toute entière et Dieu lui-même, et de là prend
son départ le verbe flambant pour dominer champs et montagnes,
soleil et étoiles, les actions des hommes et l'âme de l'univers. Qui a
raison ? Raison en poésie... Chacun de nous a sa raison quand il
est un vrai poète... Mais votre émotion vient généralement de la
réflexion; aussi pour nous (qui avons l'intuition de l'âme universelle
à travers le monde) nous paraît-elle impure, de même que la nôtre
vous semble sensuelle et vaine; selon vous, nous sommes « étouffés
par l'esthétique »; selon nous, vous êtes consumés par la logique;
mais lorsque les uns et les autres nous atteignons la plus grande
hauteur, nous nous jetons les uns dans les bras des autres sans
nous demander d'où nous venons. »

A. Serra-Baldô.

(63) Voir note 36.


(64) « Tout doit se hausser à la lumière des montagnes », La Montafte, O.C.,
p. 1032.
(65) Lettre à Unamuno, du 24 avril 1907, O.C., p. 1875.

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