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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Pour une approche figurative de l'alchimie


Antoine Faivre

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Faivre Antoine. Pour une approche figurative de l'alchimie. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 26ᵉ année, N. 3-4,
1971. pp. 841-853;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1971.422449

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1971_num_26_3_422449

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1. Cf. surtout Henry Corbin, L'imagination créatrice dans le soufisme ďlbri1 Arabi, Paris,
Flammarion,
2* éd.; et1958;
généralement,
Gilbert Durand,
tous lesLes
exposés
structures
de cesanthropologiques
deux auteurs, publiés
de Г Imaginaire,
dans les Paris,
EranosBordas,
Jahrbûcher,
1969,
Zurich, Rhein Verlag.
2. On appelle « souffleurs », ou spagyristes, ceux qui s'adonnent à l'alchimie dans des buts
essentiellement utilitaires; ces mots, surtout le premier, ont souvent un sens péjoratif. Bien entendu,
ce n'est pas de cela qu'il est traité dans le présent article.

Ml
AUTRES LOGIQUES

des confusions restent possibles dans Pesprit'des lecteurs enclins à chercher chez Jung
ce qui ne s'y trouve pas, c'est-à-dire un schéma de la forme et de la structure de
l'alchimie1. Enfin, si la présente étude s'appuie sur de nombreux textes d'alchimie
occidentale du Moyen Age à nos jours, il ne s'agit pas d'un exposé historique, mais
seulement de quelques suggestions méthodologiques. Les références seraient trop
nombreuses pour figurer toutes dans un simple article; présentées en nombre limité,
ces références à des textes hermétiques laisseraient croire que les rapprochements
proposés sont insuffisamment étayés. C'est pourquoi on n'en trouvera pratiquement
pas. Un travail plus complet, parce que plus historique, est actuellement en
préparation f.

Pour mieux comprendre les alchimistes, il n'est pas inutile de se demander ce


qu'est Falchimie; d'autant que celle-ci ne se définit pas par ceux-là, les textes dits
alchimiques n'étant qu'un cas particulier d'une vision du monde inhérente à bon
nombre de mythes et de textes mystiques. Une telle approche s'est déjà montrée
féconde. Gilbert Durand a raison de saluer en Mircea Eliade celui qui a tant contribué
à une mutation épistémologique « en replaçant la science religieuse dans un domaine
plus proche de son essence explicative : en la soustrayant à la diachronie pour
l'éclairer par la synchronie des grands archétypes, en substituant au concept pilote
d'évolution le concept de répétition, ou, comme l'écrit Lévi-Strauss analysant lui aussi le
mythe, de redondance »3. Cette remarque concerne toute l'œuvre d'Eliade,
particulièrement son ouvrage sur l'alchimie, qui montre comment la seule perspective
historique, bien qu'absolument indispensable à toute étude sérieuse, est impuissante
à rendre compte de certains faits spirituels; de même qu'il serait absurde de se poser
la question de la description phénoménologique de la « transmutation », car l'alchimie
« imagine » toujours dans l'espace, presque jamais dans le temps, contrairement à
l'idée bergsonienne.
A la lecture des textes 4 il apparaît que cet « art » présente d'étonnantes
ressemblances avec une logique non aristotélicienne, non cartésienne, mais, pourtant, aux
lois propres, et qui tend à s'imposer de plus en plus au sein même de la physique
officielle. Cette logique remplace les principes d'identité, de non contradiction et de
tiers-exclu, par celle d'une bivalence logique où la dualité d'exclusion fait place à une

1. С G. Jung, Psychologie und Alchimie, Zurich, Rascher Verlag, éd. de 1944. Traduction
française
assez décevant,
: Paris,
proposé
Buchet-Chastel,
par Jung. Je1970.
n'emploie
Cf. pp.ici 316-318
le mot «(éd.
structure
de Zurich)
» qu'avec
le schéma
prudence.
d'ensemble,
Cf. à cet
égard S. Lupasco, Qu'est-ce qu'une structure?, Paris, Bourgeois, 1967, p. 41 : « Une structure est
l'intérieur, les parties d'un système, alors que le système constitue un tout »; cf. aussi p. 44. Ajoutons,
avec G. Durand, que les « formes » dont il sera question plus bas sont dynamiques, c'est-à-dire
sujettes à transformation par la modification de l'un des deux termes (op. cit., p. 65 s).
2. D référera à quelques centaines de traités alchimiques et arithmosophiques. Les études
théoriques inséparables de ces recherches se poursuivent régulièrement depuis quatre ans au sein d'un
séminaire groupant principalement MM. Jean de Foucauld, Gérard Mazeau, Robert Salmon et
moi-même. Ajoutons que les travaux sérieux sur l'alchimie feraient un grand pas en avant si les
historiens disposaient d'une bibliographie au moins presque complète des textes manuscrits et
imprimés. M. Wallace Kmsop met actuellement au point une des premières grandes bibliographies
concernant le domaine français (1550-1800).
3. G. Durand, « Structures et fonction récurrentes de la figure de Dieu ou la conversion
herméneutique », in Eranos Jahrbuch, t. 37, 1968, p. 463. Mircea Eliade, Forgerons et alchimistes,
Paris, Flammarion, 1956.
livre4.deComme
Burland,
première
Savoirapproche,
caché deson
alchimistes,
se reportera
Paris,
aux1968.
textes anciens cités <fam la bibliographie du
LA PENSÉE ALCHIMIQUE — A. FAIVRE

constructive « dualitude ». A cela s'ajoute la reconnaissance^mplicite, toujours


effective, de trois principes qui permirent au physicien et au logicien, dans la seconde
moitié de notre siècle, une nouvelle approche méthodologique : l'idée de quanta,
le phénomène d'homogénéisation et d'hétérogénéisation, celui de potentialisation
et d'actualisation. Au philosophe et physicien Stéphane Lupasco revient le mérite
d'avoir exposé systématiquement ces principes, y compris celui de bivalence logique,
et d'en avoir tiré les conséquences épistémologiques qui semblent s'imposer1. П
incombe maintenant à des historiens de montrer que l'Occident n'a pas été
uniquement la patrie du syllogisme ou de l'aristotélisme formel, et que des pans trop
négligés de notre culture peuvent apparaître sous un jour nouveau, plus neufs qu'on ne
l'eût soupçonné; l'alchimie, précisément, fait partie de ce legs. Essayons de justifier
cette proposition, après avoir dégagé ce qu'on pourrait appeler la structure du
processus alchimique.

Celle-ci est essentiellement dynamique. D'un point de vue artificiellement


statique, et seulement pour les besoins de l'exposé, rappelons qu'il y a quatre éléments
et trois principes. Les quatre éléments représentent des états, des modalités de la
matière, beaucoup plus que les réalités concrètes dont ils portent le nom (feu, eau,
air, terre); ce sont des liens organiques entre le monde et Dieu, car il n'y a pas de
corps sans esprit, pas d'esprit sans corps. De même que l'on distingue quatre
éléments, on dénombre trois substances, ou principes constitutifs de la matière. Tout
corps réel est composé de ces trois substances, réalités symboliques dont les quatre
éléments ne sont que la condensation. Le Soufre, masculin, actif, corporifie les
choses, les compacte (Yang chinois); c'est un feu réalisateur caché au fond de chaque
être, de chaque chose, une ardeur vitale émanante, expansive, source de vie. A
l'opposé, le Mercure, féminin, passif, aggloméré, concentré (Yin chinois), sert
d'élément « liant », par exemple entre métaux et planètes. Le Sel * réunit le Soufre
et le Mercure; il est fixe et volatil, car, en lui, les vertus des deux autres principes se
chevauchent; il est la zone active et vraie où les forces de ceux-ci se rejoignent,
s'allient, se conjuguent, pour donner à la fois le fixe, le mutable, et de nouveau le
double 3. D'un point de vue dynamique — le seul qui, au fond, corresponde à la
pensée alchimique 4 — il semble que les nombreux ouvrages consultés se ramènent

1. Cf., entre autres ouvrages : Qu'est-ce qu'une structure ?, op. cit., L'énergie et la matière vivante,
Paris, Julliard, 1962. La tragédie de l'énergie, Paris, Casterman, 1970.
2. Pratiquement, le mot Sel n'est employé que depuis Paracelse. Mais, bien entendu, l'archétype
est indépendant de la dénomination. Cf. aussi infra, note 2, page 849. Le problème abordé dans cet
article pourrait encore, remarque Gilbert Durand (lettre à l'auteur, 24 XI 1970), être éclairé par la
prise en considération de la médecine paracelsienne (issue de l'alchimie), et de la médecine chinoise
(cf. les ouvrages de Jacques Lavier) qui consiste toujours dans le rétablissement de la tension Yin-
Yang et de l'équilibre potentialisation-actualisation.
3. Les limites de cet article sont évidemment trop restreintes pour permettre d'exposer les
rapports entre les quatre éléments, les quatre qualités élémentaires, le jeu entre éléments et qualités,
éléments et substances, etc. Ces rapports seraient pourtant d'un grand intérêt pour illustrer les
propos de la présente étude. Signalons au passage le rôle des nombres 3 (substances) et quatre
(éléments), d'où celui du nombre^ (métaux, planètes) et les possibilités d'interprétation symbolique
qui en découlent.
4. D'autant que l'alchimie ne procède ni par postulats, ni par hypothèses, ni par tâtonnements
— contrairement à la science expérimentale — mais par un comportement quasi instinctif.
AUTRES LOGIQUES

au schéma suivant, une fois dépouillés de leur vocabulaire étrange, de leurs décors
bigarrés, de leur étonnant labyrinthe verbal 1 :
A. L'Œuvre commence par la mort alchimique, c'est-à-dire par une idée de
dissolution (solve) y de séparation, des trois principes que sont l'esprit (Soufre),
l'âme (Mercure), le corps (Sel). Ceux-ci, plus ou moins unis à l'état naturel, sont
symbolisés par le blanc, le jaune et la coquille d'un œuf. On dit que l'Adepte, dans
cette première phase, « brise l'œuf de son épée », c'est-à-dire qu'il détruit cet état
naturel en séparant les trois principes les uns des autres : le Soufre et le Mercure se
dégagent; restent les cendres, ou la coquille. L'intérêt de cette séparation sera de
permettre une fixation (coagula) du double élément spirituel (Soufre-Esprit et
Mercure-Ame) meilleure qu'à l'état naturel. En d'autres termes, esprit et âme,
libérés après l'éclatement de l'œuf, vont maintenant rechercher un corps (en
allemand, Leib) qui, lui, est à la fois corps et esprit 2, non plus seulement corps matériel
fragile (en allemand, Kôrper). Cette fixation, cette stabilisation, c'est l'Œuvre elle-
même, qui après la « mort » se poursuit en quatre étapes que voici 3.
B. Acquisition du Feu. Esprit et âme en quête de leur corps spirituel reçoivent
le « Feu », qui est grâce, don de Dieu. Cette entreprise est parfois assimilée aux
douze travaux d'Hercule ou aux signes du zodiaque; elle est préparation intense
à la fusion du corps spirituel avec l'âme-esprit.
C. Acquisition du Mercure. Maintenant qu'ils sont devenus ignés, esprit et âme
se cherchent une forme. Quand ils la trouvent, on dit qu'ils ont acquis le « Mercure
Philosophique » (c'est la condensation du « Mercure Universel », qui coordonne,
suscite, sert d'agent universel, et que nous avons déjà rencontré). Mais il y a — et
pour cause — encore prédominance de l'âme (élément mercuriel).
D. Acquisition du Soufre. Esprit et âme, ignés, ayant trouvé leur forme, cherchent
à stabiliser, à « solidifier » cette forme. Pour cela, ils récupèrent la cendre, la coquille,
délaissée depuis l'étape de la Mort, lorsque l'Adepte a frappé l'œuf de son épée.
L'Œuvre a alors atteint une certaine consistance, appelée Soufre, et celui-ci rayonne
dans un ensemble maintenant presque achevé.
E. Mariage du Soufre et du Mercure. Soufre et Mercure, acquis séparément, ne
sont pas encore unis; ils aspirent à l'être, mais paradoxalement ils se présentent
comme deux forces antagonistes. Б faut alors trouver le Sel catalyseur, liant, grâce
auquel pourra s'opérer le mariage Soufre-Mercure (Roi-Reine). Alors l'Œuvre sera
achevé. Le Soufre, lumière intérieure, microcosmique, rayonne dans la lumière
environnante (formelle), ou macrocosme, du Mercure. L'énergie est unie à la
substance. La pierre, c'est l'Esprit du monde rendu visible 4.
Bien entendu, cette description a le tort d'être chronologique; aussi n'a-t-elle
de valeur que méthodologique. Remarquons cependant que tout se passe comme dans
une structure douée d'autorégulation. En effet, l'alchimiste ne demeure jamais
arrêté à un stade de l'Œuvre, et quand il passe au stade suivant, il « récupère » tout

1. Ces remarques ne doivent pas être comprises dans un sois péjoratif. Au sujet des travaux
consultés, cf. supra, p. 842, note 2.
2. A rapprocher, sans doute, de l'alternance dynamique des condensations taoïstes.
3. Ces étapes ne sont pas « absolument » chronologiques. Cf. infra, à propos du diachronisme
et du synchronisme.
4. Le « Soufre dans le Mercure » est illustré par l'image maçonnique de l'œil au centre du
triangle. La pierre est « cubique », car Mercure + Soufre + Corps + Sel (ou + Eau) = 4. On
retrouve d'ailleurs 1e 7 sous les cendres, puisqu'elles symbolisent aussi les quatre éléments (4+3=7).
LA PENSÉE ALCHIMIQUE s A. FAIVRE

l'acquis précédent. Le Pèlerin symbolise assez bien ces déplacements semés


d'embûches, au cours desquels tout peut, à chaque instant, être remis en question. En
alchimie operative, l'Adepte participe au processus tout en n'y participant pas,
puisqu'/Z ne fait qu'un avec l'Œuvre. Sujet et objet sont indissociables. Ce qui se passe
dans le laboratoire, a lieu en même temps dans l'oratoire, et vice versa. L'alchimiste
a conscience, sans doute, que cette structure a lieu, d'une certaine façon, en dehors
de lui — mais peu importe, puisqu'il lui donne sa forme. Tout se passe en effet
comme s'il s'agissait de donner une forme à ce qui précède. On met le processus en
marche, la nature fait le reste — dans l'athanor, ou dans l'esprit du théosophe.

récupération des cendres

Dans quelle mesure ces constatations, et les nouvelles voies de la logique —


lupascienne, notamment — s'éclairent-elles réciproquement?
On remarque d'abord que l'Œuvre « avance » de manière à la fois simple et
ambiguë. Le processus solve et coagula consiste en dualités apparentes qui se fondent
dans une unité momentanée. De même, la mort est aussi naissance, elle exprime le
passage d'un état à un autre. L'alchimie spirituelle propose essentiellement une prise
de conscience de tels changements d'état de l'être; elle n'emploie pas les notions
usuelles de matière et d'esprit, si inséparables de la logique classique; s'il lui arrive
d'en user, elle ne les oppose pas ontologiquement. D'ailleurs, comme le note Lupasco,
ni en microphysique, ni dans l'expérience sensible psychiquement élaborée et vécue,
on n'a affaire à des « oui » ou « non » tranchés. L'intuition des vieux Sages semble
rejoindre ici — et sur d'autres points, nous allons le voir — les théories actuelles
sur les matières psychique et microphysique 1. De même qu'en alchimie il faut
admettre une interpénétration du sujet et de l'objet, contrairement à ce qu'enseigne
la science expérimentale, de même, dans la physique des quanta, le sujet observateur

1. Cf. S. Lupasco, Les Trois matières, Paris, Julliard, I960.


AUTRES LOGIQUES

modifie toujours l'objet observé *, ce qui suppose l'abandon du principe d'identité,


puisqu'une chose peut être en même temps une autre chose (« C'est de l'eau et pas
de l'eau, une pierre et pas une pierre ») 2, et du principe de non-contradiction :
Soufre et Mercure, pourtant opposés, s'unissent grâce au Sel, élément « liant »
effectuant la soudure; la mort n'est pas la mort, puisque même les cendres qu'elle
laisse sont récupérables pour une œuvre spirituelle.
A cela s'ajoute, parallèlement, l'idée de coincidentia oppositorum, si chère à Jung,
si répandue dans le monde mythique, peu euclidienne et encore moins
aristotélicienne, mais inhérente à cette logique. Fait significatif, beaucoup d'alchimistes
mentionnent les douze travaux d'Hercule comme une des étapes de l'Œuvre s. Or,
qui ne voit que Cerbère des Enfers, à la douzième épreuve, symbolise la récupération
— non pas la destruction — du nocturne par le diurne? Ses trois têtes — les trois
principes? — deviennent virtuelles, le conscient et l'inconscient se réconcilient,
l'Œuvre va pouvoir s'achever... Mais pour recommencer, car — les Adeptes le
répètent maintes fois — : « le début de l'Œuvre est comme la fin ». En d'autres
termes il n'y a, temporellement, ni point de départ ni point d'arrivée, mais cycle
éternel. L'iconographie alchimique est riche en représentations montrant le Bien et
le Mal mêlés selon des cercles qui se recoupent. L'Œuvre — et l'énergie en physique —
n'est pas, elle ne peut que sans cesse devenir 4. Les « opposés » ne « coïncident »
pas grâce à une synthèse qui unirait une thèse et une antithèse. Il y a seulement
antagonismes, sans troisième terme, sans synthèse de type hégélien, de même qu'au
sein de l'expérience scientifique l'atome, la molécule, se présentent sous forme de
systèmes antagonistes. Les principes ne sont pas des contraires, en alchimie (le
Soufre n'est pas le contraire du Mercure), ni même des complémentarités, ils
constituent un système de tensions d'antagonismes. Toutefois, ceux-ci n'apparaissent
pas irréductibles. Ce qui transfigure l'opposition en constructive « duaUtude », ce
n'est pas la synthèse hégélienne, mais le medium (le Mittler, la Tincture, etc., unissant
par exemple Soufre et Mercure). Une semblable dualitude sous-tend la plupart des
représentations de nos auteurs hermétiques; si les textes font parfois allusion à un
dualisme, ils le présentent vite comme illusoire : la dualité corps-esprit, monstrueuse,
apparaît comme la marque du péché originel, mais elle se trouve dépourvue en même
temps de statut ontologique car elle disparaît grâce aux purifications successives,
pour faire place à une polarité que la réalisation même de la pierre philosophale
n'a pas pour objet d'abolir 6. En effet, les Adeptes parlant de leurs confrères parvenus

1. Ibid., pp. 306-313. Toutefois, ceci n'est vrai qu'au sein des fines interprétations
microphysiques. Mais on peut citer, à ce propos, l'œuvre de Gaston Bachelard, qui dans La Formation de
ГEsprit scientifique montre comment la science expérimentale a dû se débarrasser de
l'interpénétration sujet-objet; on voit, par contre, dans sa Psychanalyse du feu comment la poétique récupère cette
interpénétration.
2. Etes expressions de ce genre sont fréquentes dans les textes. Cf. notamment Geheime Figuren
der Rosenkreuzer, AI tona, 1785-1786.
3. Ils sont souvent « situés » au stade de l'acquisition du feu. Cf. supra.
4. S. Lupasco, Qu'est-ce qu'une structure?, op. cit., p. 79, fait cette remarque à propos de
l'énergie.
5. « Les notions usuelles de matière et d'esprit sont des constructions de la logique classique,
engendrées elles-mêmes par certaines fonctions biologiques » (S. Lupasco, L'énergie et la matière
vivante, op. cit., p. 267). A propos de l'antagonisme, notons que dans le système atomique, et même
nucléaire, il se révèle comme constitutif : les protons se repoussent selon les lois de Coulomb et
s'attirent selon le principe de cohérence. On sait, d'autre part, le succès que connaît la « synthèse »
hégélienne. Mais à Hegel on pourrait opposer Proudhon — et bien d'autres penseurs — pour qui
toute synthèse du couple antinomique est artificielle ou mortelle, et en tout cas négation de la liberté :
« L'antinomie ne se résoud pas. Là est le vice fondamental du système de Hegel », qui n'a pas
LA PENSÉE ALCHIMIQUE A. FAIVRE

au terme ne les situent jamais dans un Eden immuable et inaccessible, ils les décrivent
comme des hommes très occupés bien qu'immortels; ceux-ci passent leur « temps »
à secourir l'humanité souffrante, à limiter le nombre des cataclysmes, en un mot,
à jouer leur rôle d'Élus, semblables à Celui qui apparut aux Pèlerins d'Emmaûs.
On voit que leur tâche est d'équilibrer le monde... et l'on comprend la profondeur
psychologique de ce symbole en même temps, peut-être, que la réalité énergétique
qui le sous-tend. C'est le sens, probablement, de ce verset de la Table ďEmeraude —
Bible des Alchimistes — qui enseigne : « Vis ejus (= Dei, Unitatis) intégra est, si
conversus fuerit in terram ». Le « corps glorieux » des chrétiens n'est sans doute rien
d'autre que cette fusion polarisante, équilibrante et créatrice.
Un processus que S. Lupasco observe seulement dans les mondes
microphysique et psychique, mais que nous retrouvons dans l'intuition alchimique, contribue
lui aussi à transfigurer l'opposition dualiste : il s'agit du passage d'un état à un autre,
de telle sorte qu'il soit impossible de dire comment, selon quel déroulement temporel,
en fonction de quels éléments, une chose est devenue une autre chose. Ainsi, pourquoi
l'âme-esprit devient-elle Mercure? Les alchimistes ne répondent pas à ces questions,
ils ne les posent même pas, car elles sont pour eux sans objet. Au fond, le processus
n'a rien de linéaire, il se déroule par « à coups ». L'alchimiste s'efforce, disons, de
combler des manques en procédant par quanta. De quantum en quantum il pose des
jalons qui sont les étapes mêmes de l'Œuvre x. On n'a pas affaire à des synthèses,
mais à des soudures (Ie Sel soude le Soufre et le Mercure), à des passages qualifiés
apparaissant comme discontinus. La notion d'être devient inapplicable, de même
que le principe de non-contradiction, fondé sur l'être.
D'autre part l'alchimiste, il est banal de le rappeler, tend — du moins dans
l'Occident chrétien — à rendre à une partie de l'univers, et à lui-même, la dignité
que possédaient Adam et la nature avant la chute. Car la nature elle-même, selon
l'interprétation d'une phrase de saint Paul, gémit dans l'attente 2, elle aspire vers sa
Réintégration. Sur ces deux plans — le monde et l'homme — l'alchimiste n'aperçoit
pas une évolution naturelle de la vie, mais une dégradation qui nous éloigne de
l'unité, si bien que le retour vers celle-ci ne s'appellerait pas « évolution » mais
plutôt « involution ». Au fond, il s'agit de lutter contre la dégradation de l'énergie,

compris que « l'antinomie ne fait qu'exprimer un fait et s'impose impérieusement à l'esprit ». Ainsi,
« les termes antinomiques ne se résolvent pas plus que les pôles opposés d'une pile électrique ne se
détruisent » (citations présentées par Jean Bancal, in Proudhon, pluralisme et autogestion, Paris,
Aubier, 1970, 1. 1, pp. 106 s, 112 s; t. II, pp. 45, 170 s. D'autre part, il est significatif que Jean Bancal
ajoute, en matière de commentaire : « II est curieux de constater [...] comme la théorie de la particule
et de Fanti-particule constitue en physique moderne une confirmation de la théorie proudhonienne
de l'organisation antinomique du monde » (ibid., 1. 1, p. 118).
1. Rappelons que, selon le principe d'exclusion de Pauli, les protons et les neutrons se placent
sur les différentes couches et sous-couches en états quantiques diversifiés de l'énergie du noyau.
Ainsi, l'interpénétrabilité des objets est due au principe d'exclusion de Pauli, c'est-à-dire à l'hétéro-
généisation organisatrice des atomes et des molécules. Remarquons que dans la physique quantique
— comme dans les étapes de l'Œuvre alchimique — les électrons ne passent pas d'une orbite à
l'autre, ils « sautent », c'est-à-dire disparaissent dans l'intervalle; la règle générale est ici la
discontinuité, la mutation brusque, bien plutôt que la maturation diachronique. Stéphane Lupasco hasarde
l'hypothèse : « L'espace est une création plutôt de la vie que du temps, à rencontre des conceptions
à peu près générales, et notamment d'un Bergson, qui en fait le siège, sinon la création, d'une matière
morte » (La tragédie de l'énergie, op. cit., p. 74).
2. « Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la
vanité — non qu'elle l'eût voulu, mais à la cause de celui qui l'y a soumise — c'est avec l'espérance
d'être, elle aussi, libérée de la servitude et de la corruption pour entrer dans la liberté des enfants de
Dieu. Nous le savons, en effet, toute création jusqu'à ce jour gémit en travail d'enfantement »
(Romains, VIII, 19-22).

847
-
AUTRES LOGIQUES

contre le deuxième Principe de la thermo-dynamique, de lutter contre cette


homogénéisation absoluefgrâce à une polarité constante où l'intégration des contraires
alterne avec la recherche d'hétérogénéisations toujours nouvelles1. D'autre part,
le'dynamisme de l'Œuvre consiste essentiellement en une tension entre des « états »
hltérogènes. Par exemple, Soufre et Mercure ne peuvent d'abord s'accorder; mais
leur mariage permettra d'obtenir la pierre cubique à partir de laquelle s'organisera
un nouveau cycle, aux données d'ailleurs problématiques.
G. Durand rappelle que cette attitude mentale exprime et réalise une profonde
vérité psychologique2. Celle-ci apparaît tellement fondamentale qu'en Occident
les textes alchimiques — et plus généralement théosophiques —, évidemment quelque

télicienne. Le Dieu de l'Église Romaine est identité par excellence, Unité dans
laquelle disparaissent toute multiplicité, toute diversité. C'est là, dit S. Lupasco,
« l'opération d'actualisation de l'extension identifiante du concept, poussée à sa
limite impossible, où toute hétérogénéité aura disparu dans une potentialisation
infinie,* équivalent à sa disparition3 ». Ajoutons que c'est un penseur luthérien,
Jakob Bôhme 4, qui au début du xvne siècle a le plus contribué à répandre dans
l'Occident chrétien l'idée d'un Dieu en quelque sorte hétérogène, aspirant à se
connaître lui-même grâce à une création dans laquelle il se reflète, et sans laquelle
il n'est que Ungrund, fond indifférencié, mais déjà potentialité lourde d'infinies
énergies. Ce Dieu se définit moins par son essence que par sa liberté. On conçoit que des
chrétiens aient, dès lors, éprouvé le besoin de chercher de préférence dans le
néoplatonisme, puis dans les textes fondamentaux de la Kabbale juive, un support à
leurs spéculations sur les formes et les manifestations d'une divinité conçue non point
comme ne varietur mais comme essentiellement dynamique et énergétique.
A la polarité hétérogénéisation-homogénéisation s'ajoute, en effet, dans le
domaine de l'énergie — et du psychisme — la notion de potentialisation-actualisa-
tion. C'est-à-dire que tout événement énergétique comporte un élément antagoniste,
tel que l'actualisation relative de l'un entraîne la potentialisation relative de l'autre.
Relatives, mais non pas absolues, sous peine de voir disparaître l'antagonisme,
donc l'énergie elle-même 5. Rien n'arrive qui n'ait potentialisé ce qui était. Chaque
événement nouveau s'actualise sur le fond d'une potentialité, ou d'une
potentialisation, préalable. Cette notion permet d'échapper au caractère statique de la logique
classique. Elle éclaire d'un jour neuf les étapes de l'Œuvre, car l'on comprend mieux,
par exemple, pourquoi les alchimistes disent que « le Feu est déjà le Mercure », que

Qu'est-ce
1. « Les
qu'une
systèmes
structure?,
énergétiques
op. cit.,sont
p. 90).
soumis à un devenir, qui tend à les abolir » (S. Lupasco,
2. « Dans le domaine « mental » [...] il n'y a de polarité véritable que s'il y a tension hétérogène
entre des systèmes de représentation séparément homogènes. Telle semble être, entre autres, la loi
de l'esprit humain » (G. Durand, « Les structures polarisantes de la conscience psychique et de la
culture », in Eranos Jahrbuch, t. 36, 1967, p. 289).
3. S. Lupasco, Qu 'est-ce qu'une structure?, op. cit., p. 87 s.
4. En ce domaine précis, il a eu de nombreux prédécesseurs, parmi lesquels Maître Eckhart.
В est significatif que ces penseurs aient toujours été contestés par l'Eglise. Au xxe siècle, Nicolas Ber-
diaeff a hérité de ce legs, ce qui est moins surprenant chez un penseur russe, bien que Berdiaeff
doive à Boehme et à Franz von Baader l'essentiel de sa philosophie, et que l'Église orthodoxe,
pourtant plus accessible à ces spéculations, l'ait tenu en suspicion.
5. Cf. ibid., surtout pp. 84-90.
LA PENSÉE ALCHIMIQUE A. FAIVRE

« le Feu appelle sans cesse le Mercure г », que « le Mercure appelle le Soufre, ou que
Mercure (Reine) et Soufre (Roi) s'attirent tout en se repoussant, puisque chaque
individu, chaque système vital, est potentiellement bi-sexué. Les trois Principes ou
substances alchimiques ne font qu'exprimer cette loi générale. Le Soufre exerce
une action centrifuge, le Mercure une action centripète. Lorsque l'un domine,
c'est-à-dire s'actualise, il y a potentialisation de l'autre. Quant au Sel, il est le lieu

même où s'opère cette métamorphose. On comprend pourquoi, avant Paracelse,


les alchimistes n'ont guère éprouvé le besoin de mentionner le Sel comme un Principe
stá generis, mais on voit aussi que sur le plan de l'archétype, ce lieu, ce lien, avait
déjà sa place, même s'il n'avait point reçu de nom 2.
Qui ne voit qu'il s'agit du même principe dans la genèse des quatre éléments
alchimiques et dans leur représentation symbolique? Au Commencement, l'Esprit
de Dieu (Ie Feu : A) planait sur les eaux (v). Mais ce Feu ne s'exprime pas, ne se
manifeste pas, d'une façon absolue, sous peine — sans doute — de se vider de lui-
même par une actualisation totale. Il flotte, il plane, sur les eaux, en se projetant et
en se retenant tout à la fois. Plus le Feu descend sur et dans les eaux, plus il
s'actualise, plus il potentialise la Création, ce qu'expriment les deux autres signes (v terre,
A air), jusqu'à un équilibre relatif symbolisé par l'étoile de Salomon, représentation
de la Création en six jours, et l'on voit que celle-ci n'a rien de statique :

Revenons à notre point de départ, le problème du « début » de l'Œuvre, car nous


disposons maintenant de suffisamment d'éléments pour le mieux poser. La plupart
des textes alchimiques distinguent deux « voies » : humide (ou noble), et sèche;
souvent, ils en ajoutent une troisième, dite brève. On dit que l'alchimiste suit la voie
humide s'il travaille « dans le temps »; l'accent est mis alors sur la succession —
notion toujours ambiguë dans ce contexte — car les Adeptes prétendent passer
par des intermédiaires observables. Voyant ce qui se passe dans le creuset s, ils
croient découvrir en chemin les vertus thérapeutiques de certains métaux, les « arcanes

1. Selon certains textes la spagyrie — contrairement à l'Œuvre entier — s'arrête au Feu.


2. Cf. supra, p. 843, n. 2. On peut rapprocher ce schéma (Sel unissant Soufre centrifuge à
Mercure centripète) des théories (TEckartshausen sur Naturschwefel et Naturstoffid. Antoine Fatvrb,
Eckartshausen et la théosophie chrétienne, Paris, Klincksieck, 1969, table des matières. On trouvera
aussi dans ce livre de nombreuses références à l'idée, courante au xvm* siècle, de « force action-
réaction »).
3. « Dans le creuset », c'est-à-dire, pour nous, avant tout dans l'esprit du mystique lui-même.
AUTRES LOGIQUES

métalliques souverains », etc. Si au contraire on met l'accent sur la simultanéité, on


parlera de voie sèche, et nous aurons une impression non plus d'ambiguïté mais de
simplicité, d'unité. L'alchimiste dit qu'avec la voie sèche И ne voit rien de ce qui se

de vue à la fois diachronique et synchronique. Comme pour éviter d'exprimer une


alternative trop accusée (pu bien dans le temps, ou bien hors du temps), plusieurs
auteurs parlent alors de la voie brève qui serait, curieusement, à la fois sèche et
humide! Cela signifie qu'il faut se garder de privilégier l'une ou l'autre voie,
lorsqu'on médite sur ces structures mythiques au sens le plus large. Étudiant certaines
d'entre elles, G. Durand semble évacuer le diachronique au profit exclusif du
synchronique1 et, partant, tomber lui-même dans le piège du principe de
non-contradiction, contre lequel il ne cesse pourtant de mettre en garde. Certes, on comprend
les raisons de sa méfiance pour le diachronique : danger de Phistoricisme, de l'objec-
tivation en dogmes figés, d'une clôture de la prophétie, etc. Pour reprendre un
exemple qu'il cite, il est certes indifférent de tenter « après de laborieux calculs
d'obstétrique de situer dans l'histoire l'Annonciation de l'Ange Gabriel ». Pourtant,
il n'est pas indifférent que l'Incarnation soit aussi un événement historique conférant
un sens nouveau au passé comme au futur. L'insertion dans la linéarité temporelle,
le point de rencontre qui surdétermine le temps entier, se situent au lieu où la
direction horizontale (temporalité, diachronisme) coupe la verticale (domaine de
l'imaginai, du mythe). C'est l'image même de la croix, souvent interprétée comme la
rencontre de deux directions qui acquièrent leur sens inépuisable et éternel à
condition de n'être point séparées. L'Incarnation elle-même du Christ est une œuvre
alchimique. Aussi bien la science d'Hermès n'a-t-elle jamais fait autre chose, dans
FOccident chiétien, que de reproduire, sur le plan microcosmique, le triptyque
archetypal de la Chute, de l'Incarnation et de la Rédemption. Ainsi, sur le plan de
l'histoire, l'alchimiste commence bien son travail à un moment donné, mais sur le
plan alchimique ce début est dans l'histoire tout en n'y étant pas. On peut dire que
l'Adepte commence dans le temps, pour, justement, sortir aussitôt du temps.
Renvoyons, enfin, à l'un des ouvrages les plus importants de Gilbert Durand,
dans lequel l'auteur se propose d'étudier les « structures anthropologiques de
l'imaginaire » selon une classification en trois grands « régimes de l'image 2 » : le diurne,
le nocturne, le nocturne synthétique. En chemin, il réfère plusieurs fois à l'alchimie,
presque toujours à propos du régime nocturne, ce que justifie le symbolisme du
serpent, des teintures colorées, de l'œuf ou intimité intérieure, de la digestion ou
distillation, de la puissance de l'infime 3. Ce choix des aspects nocturnes rend bien
compte d'un imaginaire qui s'organise spontanément autour d'une alchimie vue
« de l'extérieur », mais pour celui qui le vit « de l'intérieur », cet art semble ressortir
tout autant au régime diurne, parce que la digestion est aussi séparation,
sublimation, et que la coincidentia oppositorum représente entre autres choses — Jung l'a

1. « Tâches de l'esprit et impératifs de l'être », in Eranos Jahrbuch, t. 34, 1965, p. 330 s. Dans
ces pages, sa critique d'un échange de vues entre Paul Ricœur et Claude Lévi-Strauss apparaît assez
significative à cet égard. Toutefois, dans une lettre à l'auteur (24 XI 1970), Gilbert Durand précise
sa position, beaucoup plus nuancée qu'elle n'apparaît dans le présent article. S'il renvoie dos à dos,
explique-t-il, Paul Ricœur et Claude Lévi-Strauss, c'est qu'à son avis la vérité anthropologique est,
elle aussi, dualitude d'un certain « témoignage » dans le temps (mais ponctuel, non déterministe)
et d'un certain « modèle » dans le Ciel (ou dans les révélations prophétiques du Livre sacré).
2. Op. cit., supra. Sur la définition du mot « régime », cf. p. 66.
3. Cf. ibid., index alphabétique des thèmes, mot « alchimie ».

850
LA PENSÉE ALCHIMIQUE 3^ > A. FAIVRE

bien montré — une réconciliation du conscient avec l'inconscient. G. Durand ne


situe d'ailleurs pas l'alchimie uniquement dans le régime nocturne, puisqu'en un
endroit significatif il y réfère à propos du Phénix, oiseau couronnant l'Œuvre1,
symbole diaïrétique, et qu'il ajoute plus loin : « La sublimation alchimique,
parachevant une complète philosophie du cycle accède donc à une symbolique
ascensionnelle qui [...] fait de l'alchimie une symbolique complète, fonctionnant sur les
deux régimes de l'image 2 ». C'est pourquoi il souscrirait sans doute à une
interprétation de l'alchimie en tant qu'expression parfaite du « nocturne synthétique », en
raison des notions communes définissant à la fois celui-ci et celle-là : androgynéité,
totalité des phases du devenir, mariage (conjunctio), accélération de la maturation
naturelle, foi dans la transmutation de la matière et ambition d'une maîtrise du
temps 3.
Dès lors que l'on accepte, fût-ce à titre d'hypothèse, de prendre en considération
les réflexions qui précèdent, une double question se pose et s'impose : sur quel
donné historique va porter cette approche structurale et thématique? Une fois
défini ce « donné », selon quelle méthode va-t-il pouvoir être analysé et classé?
A. Le donné historique.
a) H conviendrait d'établir, d'abord, une bibliographie exhaustive et raisonnée
des imprimés et des manuscrits dits « alchimiques » depuis la période alexandrine
jusqu'à nos jours, bien que des études de ce genre, portant sur des périodes plus
limitées, puissent rendre aussi d'inappréciables services 4. Les efforts déjà tentés dans
ce sens 5 ont montré qu'une partie quantitativement importante des textes dont nous
disposons ne concerne que des recettes de pharmacie ou, au mieux, de « magia
naturalis ». De plus, un grand nombre d'écrits sans aucune prétention ésotérique
ont été classés dans des archives sous le sigle « alchimie », ce qui aurait bien étonné
leurs auteurs. En effet, malgré la nécessité d'une distinction entre « spagyrie » et
« alchimie », des notions ésotériques se sont souvent immiscées dans les recherches
de chimistes déjà « hommes de science » au sens moderne, ou de spagyristes
intéressés uniquement par la découverte de l'or mais prêts à recourir aux voies actives
de la magie au sens le plus pratique. Indéniablement, la mise en sommeil, à une
époque donnée, des préoccupations théosophiques au profit d'une science «
objective » — même teintée de magie — puis le phénomène inverse, représentent une
oscillation toujours significative pour l'historien des idées.
b) A partir d'une définition théosophique de l'alchimie, il faudrait rassembler
aussi une bibliographie d'écrits n'ayant pas été nécessairement répertoriés jusqu'ici
sous la rubrique « alchimie ». On pourrait définir celle-ci de la manière suivante :
une Weltanschauung à la fois cosmogonique, cosmologique et eschatologique,
dépourvue de tout dualisme — mais non point de toute dualitude — accompagnée
d'une pratique spirituelle tendant à retrouver l'unité originelle et glorieuse — mais
perdue — de la matière et de l'esprit, cette pratique pouvant cependant s'exercer,

1. Ibid., p. 147.
2. Ibid., p. 259.
3. Cf. ibid., p. 409, et M. Élude, op. cit., p. 179.
4. Cf. supra, p. 842 n. 2. Citons seulement, à propos de la période alexandrine, la Collection des
alchimistes grecs, de Berthelot-Ruelle (Paris, 1887-1888, 3 vol.), actuellement complétée par le
Catalogue des manuscrits alchimiques grecs publiés sous la direction de J. BroEz. Pour une approche
bibliographique en ce domaine précis, cf. A. J. Festugière, Hermétisme et mystique païenne, Paris,
Aubier, 1967, p. 205 ss.
5. Cf., parmi bien d'autres exemples, Karl Christoph Schmbeder, Geschickte der Alchemie,
Halle, 1832, p. 595 ss (rééd. Ulm, Arkana, 1959).

851
AUTRES LOGIQUES ~ r ^

à l'occasion, sur un élément matériel dont la « manipulation » suppose la fusion


intime du sujet et de l'objet. Certaines pratiques hésychastes, des aspects de la
théurgie occidentale et de la philosophie bôhmiste, entreraient dans cette définition.
Des hommes déclarant ouvertement leur mépris pour l'alchimie (mais au sens de
« spagyrie »), ressortissent indéniablement à l'alchimie au sens où nous l'entendons
ici, par la nature de leur ascèse, par la technique initiatique qu'ils enseignent. Ainsi
Saint-Martin, ou Willermoz.
Le domaine embrassé peut paraître immense; son exploration sous le signe de
Falchimie semble d'autant plus indispensable si l'on veut éviter de morceler
arbitrairement l'histoire en une série de secteurs artificiellement découpés. H n'est sans
doute pas d'autre méthode rationnelle que de s'interroger avant tout sur l'inten-
tionnalité d'un penseur, sur les éléments premiers à partir desquels fonctionne sa
pensée. Pas plus qu'on ne peut isoler une œuvre du contexte humain qui l'entoure,
il n'est possible de négliger l'herméneutique spirituelle qui nous fait remonter vers
les archétypes. Les deux voies se complètent.

B. Méthode ďanalyse et de classement.


a) H semble que le premier travail doive consister à établir une liste des concepts
alchimiques, pour les classer par thèmes et non par mots. En effet : 1. Chaque thème
se traduit par plusieurs synonymes. Par exemple, le Sel s'appelle, entre autres noms :
Humide radical, menstrue, corps en puissance, chose capable de recevoir toutes sortes
de formes, reine, femelle, aigle, serpent, eau céleste, écume de la lune, clef, mercure
blanc, mercure de philosophes, eau de vie et de mort, cire où Von imprime le sceau
ď Hermès, eau de glace, pluie des philosophes, fontaine, bain du roi, bain des corps,
vinaigre très aigre, savon, etc. 1 2. Un même mot peut avoir des sens différents, voire
même contradictoires. Ainsi, Roi peut signifier Soufre, mais aussi Feu servant à
préparer le Mercure 2. Certains passages des Dictionnaires de Rulandus, puis de
Pernety, contiennent déjà quelques mises en garde de cette nature, mais de manière
trop timide et trop peu systématique.
b) II serait utile de rechercher ensuite les éléments derniers, le donné ultime,
qui sous-tendent toute alchimie, c'est-à-dire d'isoler les quelques archétypes auxquels
cette herméneutique nous fait remonter. Ces éléments semblent s'exprimer de façon,
somme toute, assez simple. Le schéma présenté dans la première partie de cet
article (les phases A В С D E) peut servir de point de départ méthodologique.

1. Dom Pernety, Dictionnaire Mytho-Hermétique, Paris, 1758, p. 271 (rééd. Milan, Arche,
1969).
2. Ibid., p. 441. Ainsi les termes énumérés par Dom Pernety pour signifier le Sel (cf. note
précédente) ont été employés par de nombreux alchimistes pour signifier le Soufre. Mais,
psychologiquement, ils évoqueraient aussi bien le Mercure... On voit combien la prudence s'impose quand fl
s'agit d'interpréter des mots qui ne sauraient, en aucun cas, être détachés de leur contexte.
L'alchimiste Michel Mater nous met en garde : « En effet si les discours allégoriques sont en eux-mêmes
difficiles à saisir et causes d'erreurs nombreuses, ils le deviennent tout particulièrement là où les
mêmes termes sont appliqués à des réalités diverses, et des termes différents aux mêmes réalités »
(Atalante fugitive (1617), traduit et publié par Etienne Perrot, Paris, Librairie de Médicis, 1969,
p. 122). C'est pourquoi il est si important d'étudier, pour eux-mêmes, les thèmes et les variations.
Hélène Metzger l'avait bien vu : « Quelques-uns d'entre [les alchimistes] se désintéressèrent alors
des transmutations sans cesser de se considérer comme alchimistes. Paracelse fut le plus illustre
d'entre ces chercheurs. Nous voyons là, d'une manière saisissante, comment la variation sur le
thème peut devenir le thème principal reléguant le thème d'autrefois au rôle modeste de variation »
(« Alchimie », in Revue de Synthèse, Paris, 1938, t. XVI, n° 1, p. 51).
LA PENSÉE ALCHIMIQUE ,, A. FAIVRE

Jakob Bôhme n'est pas officiellement un alchimiste, mais un philosophe, ou un


théosophe, et je ne sache pas qu'il ait jamais possédé un athanor; mais à peu de
choses près, on retrouve ce schéma (A В С D E) dans toute son œuvre. L'idée de
« structure », comprise dans ce sens très simple, ou la notion, ici équivalente, de
« thème », apparaît fort utile car nous apprenons à ne pas être dupe des mots, à
trouver leur sens véritable, souvent caché par des expressions évocatrices mais
trompeuses.
c) Enfin, le schéma proposé peut n'être pas parfaitement exact, l'important est
qu'il suggère une direction de recherche. Et même s'il s'avère, il n'en demeurera pas
moins incapable de synthétiser certaines pensées, car on peut s'attendre à des différences
notables d'une œuvre à l'autre. Ainsi, certains auteurs vont jusqu'au Soufre, sans
parler du Mariage Roi-Reine. On s'interrogera sur les raisons historiques,
psychologiques et linguistiques de ces divergences, en se gardant, bien entendu, de tout
jugement de valeur quant au caractère « achevé » ou « inachevé » du système étudié.

Les quatre éléments et les trois principes, leur dynamisme propre, représentent
des structures élémentaires, nullement abstraites; elles organisent un espace où
l'histoire vient se dissoudre, rendent compte de la totalité du monde créé et incréé.
Dans ce contexte, si l'eau, par exemple, n'est point celle des chimistes, elle ne se
laisse pas réduire non plus à un signe conventionnel « dynamique » — par
opposition à la « terre », élément « statique l » — , elle ne saurait échapper au contexte
alchimique grâce à la découverte d'une grille de significations équivalentes. L'eau
représente un élément ne renvoyant qu'à lui-même, bien qu'inséparable des trois
autres éléments et des trois principes. H semble donc difficile de réduire l'alchimie
à une forme vide à laquelle renverrait sa richesse symbolique. Ce serait la trahir,
d'ailleurs, en vertu même de l'axiome fondamental cité plus haut, et si bien exprimé
par le verset de la Table ďEmeraude; car, ici plus que jamais, on peut dire que si la
structure a une forme, celle-ci est « inséparable de son remplissement concret * ».
Au fond, l'Adepte donne une forme à une structure dans laquelle le signifié a
toujours plus d'importance que le signifiant. Mais si l'alchimie ne renvoie qu'à
l'alchimie, elle se propose à la fois comme « modèle » de la condition humaine et clef
générale de la création continue.
Même si l'accord ne se fait point sur de telles propositions, on conviendra, sans
doute, que ce domaine représente un terrain d'essai privilégié sur lequel les
représentants de méthodologies et de disciplines différentes pourraient se livrer à de
fructueuses confrontations.
Antoine Faivrb.

1. Je fais allusion ka, en me permettant de le critiquer, à une page de Tzvetan Todorov,


Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, Collection poétique, 1970, p. 21 s.
2. G. Durand, Tâches de l'esprit, op. cit., p. 345. C'est pourquoi je souscris tout à fait à
l'affirmation suivante (ibid., p. 438) : « N'étant ni des formes vides ni des événements objectifs, les régimes
de l'Imaginai nous semblent bien répondre au concept de structure (Aufbau) ».

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