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SAVOIR ET PRÉVOIR
Ce texte établit deux relations , qui s ont de la plus grande importance pour
la notion égyptienne de s age s s e : la relation entre s avoir et prévoir, et
celle qui exis te entre s ages s e et écriture.
C o m m e n ç o n s par la première relation. La prévoyance es t évaluée ici
c o m m e le comble et la m a r q u e m ê m e de la s ages s e. O n reconnaît le s age à
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sa prévoyance, au fait que ses prédictions se sont vérifiées. Mais afin que l es
prédictions puissent s'avérer, il faut q u ' o n l es conserve. La seconde rel ation,
cel l e entre sagesse et écriture, est donc l a précondition nécessaire de l a pre
mière rel ation entre savoir et prévoir. Le savoir doit assumer une f o r m e sta
bl e et sol ide afin de rester présent à travers l es différentes vérifications possi
bl es. Cette f o r m e , l e texte l a caractérise par un moyen de transmission, l e
l ivre, et par un type de formul ation, l a maxime : en égyptien «l e n œ u d » .
Le n œ u d , c'est l 'énoncé d ' u n e vérité général e, formul é avec une conci
sion extrême qui rend à l a formul ation une qual ité d ' é n i g m e . L'image du
n œ u d l 'exprime par l a notion d ' u n e jonction qu'il faut résoudre. Le prover
be atteint l a stabil ité par l e seul m o y e n de l a formul ation concise, l a
maxime l 'atteint par l es deux moyens de l 'écriture et de l a concision. Le
p r o v e r b e , qui d é p e n d u n i q u e m e n t de l a transmission oral e, a besoin d ' u n e
certaine évidence immédiate, un certain degré de banal ité pour ainsi dire,
tandis que l a maxime écrite n'est pas soumise à des restrictions pareil l es.
El l e peut être pl us compl exe, moins évidente et par ce fait pl us énigmati
quement «prophétique».
Les sages, sel on l a définition du papyrus Chester Beatty, sont donc
des prophètes. Il s se distinguent par un savoir qui se r a p p o r t e à l 'avenir.
A v a n t d ' e x a m i n e r de pl us près l es textes qui nous ont conservé quel ques
é p r e u v e s de cette sagesse p r o p h é t i q u e , précisons d ' e m b l é e qu'il n'y a aucun
rapport — à m o n avis — entre l a sagesse égyptienne et l e m o u v e m e n t
p r o p h é t i q u e dans l e Proche Orient ancien et pl us spécial ement en I s r a ë l 2 .
Le p r o p h é t i s m e oriental appartient à un cadre pl us général , cel ui du chama
nisme. Les p r o p h è t e s sont des extatiques, capabl es de recevoir un message
divin, il s sont porteurs d ' u n e vision et d ' u n e audition t r a n s c e n d a n t e . Si
l eur message se rapporte à l 'avenir, c'est grâce à l a vol onté prévoyante
de D i e u . C'est D i e u dont l a vol onté projective se r a p p o r t e à l 'avenir, et
l es p r o p h è t e s ne font que traduire cette vol onté.
En Égypte, ce type de p r o p h é t i s m e n'existe pas \ Cel a vaut généra l e
ment pour toutes l es f o r m e s du chamanisme et p l us spécifiquement pour
l 'idée d'un savoir qui transcende l 'horizon du présent et de l 'évidence
immédiate. L'absence du p r o p h é t i s m e extatique correspond à l 'absence
de l a notion de vo l onté divine. En Égypte, l a notion de vo l onté divine
est rempl acée par l 'idée d ' u n e régul arité impl icite et i m m a n e n t e , un ordre
caché des choses, que l e sage seul reconnaît. Cette connaissance, puis
qu'el l e se r é f è r e à des d o n n é e s général es, vaut p o u r toujours et en consé
quence pour l 'avenir. Cet o r d r e ne change pas. Il est caché mais il déter
mine l e cours manifeste des é v é n e m e n t s .
Le sage égyptien gagne l 'accès à un savoir caché non par voie d'inspira
tion et de révél ation, mais par l 'écriture. L'écriture l ui p e r m e t de dépasser
l es l imites temporel l es, spatial es et personnel l es de l a communication. Par
el l e s'ouvre une nouvel l e dimension du savoir qui, par r a p p o r t à l 'état
« n a t u r el » et communicatif du savoir, apparaît c o m m e une « t r a n s c e n d a n
c e » . Cette dimension s'étend à travers l es générations des auteurs et des
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LA SAGESSE ÉCRITE
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paires. Cinq d'entre eux nous sont connus comme «auteurs» d'écrits: à
Djedefor, Kheti et Ptahhotep sont attribués des enseignements, à Neferti
et à Khakheperreseneb des plaintes. Tout porte à croire que les autres
noms se réfèrent, eux aussi, à l'un ou l'autre des deux genres. La liste du
papyrus Chester Beatty IV circonscrit donc l'idée égyptienne de «littéra
ture sapientiale», et cette littérature se divise en deux genres: enseigne
ments et plaintes.
A. Les enseignements
« ô souverain, mon seigneur, le grand âge est maintenant arrivé, la vieillesse s'est
abattue sur moi : la déchéance sans cesse se renouvelle après s'être imposée ; on
somnole tout le jour, les yeux sont malades, les oreilles sourdes; la force disparaît,
car le cœur est las, la bouche, silencieuse, ne parle plus, le cœur a cessé de se souvenir
d'hier, les os sont douloureux à cause de la longue durée de la vie. Ce qui était le
bonheur devient maintenant le malheur, toute sensation a disparu. Ce qui fait la
vieillesse à l'homme est mauvais en toute chose. Le nez ne respire plus. Se tenir
debout comme s'asseoir sont également pénibles.
Permets donc que l'on ordonne à ton serviteur de se constituer un bâton de vieillesse,
afin que je puisse lui dire les paroles de ceux qui autrefois ont écouté et les conseils
des ancêtres qui obéirent aux dieux. Alors on fera de m ê m e à ton égard, les maux
seront repoussés loin du peuple d'Egypte et les deux rives travailleront pour toi». La
Majesté de ce dieu dit alors: «Enseignelui les paroles d'antan. Puissestu faire de
lui un modèle pour les enfants des Grands : que le souci d'écouter le pénètre, comme
la justesse de chaque cœur, lorsqu'on s'adressera à lui. Il n'y a pas d'enfant qui soit
déjà un sage "'. »
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«Courb e ton dos devant celui qui est supérieur à toi, ton supérieur dans le palais
royal. Ainsi ta maison durera avec tes richesses, et tu gagnes honnêtement ton salaire ;
le b ras qui se tend ne restera pas paralysé. Il est mauvais de résister à un supérieur,
o n vit aussi longtemps que l'on est souple " . »
«Si tu figures parmi les convives assis à la tab le d'un personnage plus important que
toi. ( . . . ) ne le transperce pas de regards nomb reux, car c'est l'ab omination du Ka
que le toucher ainsi. Ne lui parle pas jusqu'à ce qu'il s'adresse à toi, car on ne sait
pas si il est de mauvaise humeur. Tiens ton visage b aissé jusqu'à ce que tu seras
interrogé, et ne parle qu'après qu'il t'aie posé une question. Ris dès qu'il aura ri, car
cela peut être fort plaisant pour son cœur et ce que tu fais doit lui être agréab le, car
on ne sait jamais ce qui est dans le cœur B , »
«Si tu te tiens dans une antichamb re, sois deb out ou assis ( = comporte-toi) selon la
démarche qui te fut assignée le premier jour. N e va pas au-delà, on se détournerait
de toi. Bien disposé est le visage pour celui qui entre étant annoncé, et large sera le
siège de celui que l'on appelle. L'antichamb re est soumise à une règle et chaque
attitude a sa valeur précise. Mais c'est D i e u qui crée l'excellence et qui donne une
promotion à celui dont la nature est b onne et saine. On ne gagne rien en jouant des
coudes ". »
Les manières de tab le, la «règle de l'antichamb re», tout cela semb le s'en
tenir à une grammaire du b on comportement qui «génère» des actions
entraînant un succès plus ou moins immédiat; rien dans tout cela d'une
vision étendue et profonde de la condition humaine. Vis à vis de telles
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P o u r t a n t , cette relation entre une action et ses conséq uences n'est pas un
automatisme : c'est plutôt une fonction de la solidarité sociale, c'estàdire
d ' u n ordre, q ui n'est pas d o n n é c o m m e une loi de la n a t u r e , mais q u'il
est d e m a n d é à l ' h o m m e d'établir. Si la solidarité s'écroule, le lien entre
l'action et sa conséq uence r o m p t . Il n'y a plus ni succès ni d u r é e . Cet
aspect de la sagesse égyptienne est développé par les plaintes.
Il y a m ê m e un troisième horizon, q ui est plus large q ue celui de la durée
postmortale : c'est celui de l'immortalité. La différence entre la durée et l'im
mortalité est q ue la première est contingente : elle d é p e n d de la solidarité
sociale, tandis q ue la deuxième ne l'est pas : elle dépend de l'approbation di
vine. Ici nous touchons à l'idée égyptienne d'un jugement des morts, q ue nous
n'allons pourtant pas a p p r o f o n d i r , par m a n q u e de place 21. Il devra suffir de
constater q ue les critères du j u g e m e n t divin, tels q u'ils sont exposés dans les
deux longues «déclarations d ' i n n o c e n c e » q ue le mort doit réciter devant le
tribunal , correspondent très précisément aux exigences de la sagesse. L e
chapitre 125 du Livre des morts, q ui codifie ces déclarations, est plutôt une
extension q u ' u n e transformation de la sagesse.
B. Le s plainte s
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SAVOIR ET GOUVERNER
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Les enseignements démontrent que l 'homme dépend des autres pour vivre.
Mais, et ceci sembl e être l e message des pl aintes, il est incapabl e de créer
de ses propres forces cette sphère de sol idarité et de confiance, dont il
dépend pour mener une vie digne du mot. Il dépend de l 'ordre mais il
est incapabl e de l 'établ ir. L'ordre — la sol idarité qui inspire l a confiance
— doit venir du dehors, d'en haut. C'est l e dieu qui l 'établ it, par l 'intermé
diaire du pharaon. Le seul garant de l 'ordre et de l a stabil ité dans l e
monde social et cosmique est l 'État pharaonique. La vie dépend de l 'ordre
et l 'ordre dépend de l 'État.
La sagesse égyptienne est donc intimement teintée d'Étatisme. Nous
trouvons ici la même rel ation étroite entre une vision négative de l 'homme
et l a croyance en l 'État autoritaire comme chez Thomas Hobbes, que nous
avons déjà évoquée pl usieurs fois. La notion égyptienne àlsfet correspond
très précisément à l a vision hobbesienne du status naturalis et à l a l oi de
homo homini lupus. De même, l a Maât égyptienne correspond au status
civilis de Th. Hobbes. C'est, nous l 'avons vu, une sphère de sol idarité et
de confiance, au sein de l aquel l e ce n'est pas l e pl us fort qui l 'emporte
sur l e pl us faibl e, mais l e juste qui l 'emporte sur l e criminel . La tâche du
pharaon est d'établ ir cette sphère sur l a terre. La première fonction de
l 'État égyptien est l a protection du faibl e contre l e fort :
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Jan Assmann
Professeur à l'Université d'Heidelberg
Notes
1. Papyrus Chester Beatty IV vso., éd. A . H . GARDINER, Hieratic Papyri m the British
Muséum, 3rd. séries: The Chester Beatty Gift, London, 1935, Text, 3 7 4 4 ; Miriam LlCH
THEIM, Ancient Egvptian Literature II, Berkeley, 1976, 17578: H. BRUNNER, Altdgvptishe
Weisheit: Lehren fur das Lehen, Zurich, 1988, Nr. 12, 5054; 106109, 111117. Cf. H.
BRUNNER, « D i e 'Weisen', ihre "Lehren' und •Prophezeiungen' in altàgyptischer Sicht», in:
Zeitschrift fur àgyptische Sprache 93, 1966, 2935.
2 . C f . H . W E I P P E R T , K . S E Y B O L D , M . W E I P P E R T , Beitrage zur prophetischen Bildsprache
in Israël und Assyrien, O B O 64, 1985.
3. Il faut souligner ce fait qui va à rencontre de l'étude de G. LANCZK OWSK I, Altàgyptischer
Prophetismus, Àgyptologische Abhandlungen 4. Wiesbaden, 1960, qui pourtant contient des
remarques très valables concernant les m o u v e m e n t s intellectuels dans l'Egypte de la première
période intermédiaire.
4. L'enseignement de Ptahhotep est le plus célèbre et le plus important des 17 « e n s e i g n e
m e n t s » qui nous sont parvenus de l'Ancienne Egypte. N o u s citons l'édition de Z . ZABA,
Les maximes de Ptahhotep, Prague, 1956, en utilisant la numérotation de D é v a u d et la
traduction française de Claire LALOUETTE, dans Textes sacrés et textes profanes de l'Ancienne
Égypte, Paris, 1984, 235250. Le vers cité est Ptahhotep D é v . 345, selon L2, le m ê m e texte
dans p R a m e s s e u m I B1.6.
5. pPrisse II.2., H. BRUNNER, Weisheit, 135.
6. Éd. W . K . SIMPSON, dans Journal of Egyptian A r c h a e o l o g y , 52, 1966, 39 sqq.
7. Le conte de l'Oasien: Berlin B l , 183 sq., cf. M. LICHTHEIM, Literature I, 1973, 177.
8. Cf. supra, n. t<
9. Jan BERGMAN, « G e d a n k e n zum T h e m a « L e h r e T e s t a m e n t G r a b N a m e » , dans E. HOR
NUNG, O . K EEL, ( e d d . ) , Studien zu altagyptischen Lebenslehren (OBO 28), Fribourg, 1979 ;
id., « D i s c o u r s d'adieu — testament — discours posthumes. Testaments juifs et enseignements
é g y p t i e n s » , dans Sagesse et religion ( C E S S Strasbourg), Paris, 1979, 2150.
10. Ptahhotep D é v . 741 pPrisse 4 , 2 5 , 6 ; trad. C. LALOUETTE, p. 236. Cf. G. BURK ARD,
« P t a h h o t e p und das A l t e r » , dans Zeitschrift fur Àgvptische Sprache 115, 1988, 1930.
11. Ptahhotep D é v . 441448 pPrisse 13, 912. trad. C. LALOUETTE, p. 245.
12. Ptahhotep D é v . 119134 pPrisse 6.11 — 7.1, c o m p l é t é par L 2 ; trad. C. LALOUETTE,
p. 238.
13. Ptahhotep D é v . 220231 pPrisse 8 . 2 8 . 6 ; trad. C. LALOUETTE, p. 240.
14. Cf. A . de BUCK , « H e t religieus karakter der oudste Egyptische w i j s h e i d » ; Nieuw
Theologisch Tijdschrift 21, 1932, 322349.
15. Cf. J. K RASOVEC, La justice (sdq) de dieu dans la bible hébraïque et l'interprétation
juive et chrétienne ( O B O 76. 1988).
16. L'exposition la plus explicite de cet «art d ' é c o u t e r » constitue l'épilogue à l'enseigne
ment de Ptahhotep, D é v . 509644.
17. C'est surtout le texte connu sous le titre : « les plaintes de l'oasien » o u « le fellah
plaideur» qui d é v e l o p p e cette triade de péchés cardinaux contre la Maàt, cf. p.e. LICHTHEIM,
Literature 1, 182.
18. Das Unbehagen in der Kultur, Wien 1929. Traduction française par Ch. et J. ODIER,
P U F , Paris, 1971.
19. Les plaintes de l'Oasien, B l 320322, LICHTHEIM, Literature I, 181.
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