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L’ART DU DISCOURS ET DE LA

PRISE DE PAROLE EN PUBLIC


Samuel SAVAREL
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Sommaire :

PARTIE 1 – DE L’ÉLOQUENCE

I) Notions, questions et idées reçues

A) Notions
1.Disctinctions
2. Éloquence et grandiloquence

B) Quelques idées reçues


1. « L’éloquence c’est du théâtre »
2. La méfiance à l’endroit de l’éloquence
3. « Ce n’est qu’une question de talent »

II) Des sources de l’éloquence

A) L’éloquence n’est pas la déclamation d’un texte


1. De la parole figée à la parole vivante
2. L’authenticité, ressort essentiel de l’éloquence

B) L’improvisation ne s’improvise pas


1. L’improvisation est une préméditation
2. L’importance du vocabulaire
C) La peur de la parole en public, un adversaire qui nous veut du bien

PARTIE 2 – DU DISCOURS, DE L’ORALITE ET DES TECHNIQUES DE


RHETORIQUE

I) Le non verbal si parlant


1. Les silences
2. Le regard
3. Les variations
4. La gestuelle

II) La structure du discours


1. L’exorde
2. Arguments et techniques de rhétorique
3. La péroraison

Conclusion

Bibliographie

1
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Remarques préliminaires :

Il se peut que certains éléments développés ci-dessous n’aient pas été abordés durant la
conférence, ou, inversement, que certains éléments abordés lors de l’intervention ne figurent
pas dans le plan détaillé.

En effet, comme j’ai pu le soutenir durant la conférence, je prépare mes interventions mais ne
les prémédite jamais au mot près.

Toute prise de parole en public se révèle différente de ce que l’on avait pu envisager.

Ce que dit l’intervenant étant, pour partie, déterminé, non pas tant par ce qu’il a préparé, mais
par une forme d’échange silencieux avec l’auditoire quel qu’il soit, la prise de parole n’est
jamais figée. « Le discours est un dialogue, même s’il semble qu’il n’y est qu’une seule
parole »1.

Si l’orateur n’est pas à l’écoute de l’imprévu, du non calculé, du non prémédité, alors ce n’est
plus une conférence mais une récitation. L’ennui donc.

Aussi, ce plan, en grande partie fidèle à ce qui fut proposé durant la conférence, peut néanmoins,
par moments, s’en écarter.

Il a surtout vocation à être mieux détaillé, et mieux référencé. S’abandonnant au « jaillissement


d’une parole spontanée » selon la formule d’un Bâtonnier Genevois célèbre, l’intervenant peut
omettre un élément qu’il tenait pourtant à évoquer.

Aussi, une forme de scrupule le pousse à remettre à ceux qui lui auront fait l’honneur de
l’entendre, des développements écrits.

Les paroles peuvent, ou non, rester en mémoire. Les écrits, eux, restent tout court.

« C’est l’hommage que la parole doit savoir rendre à la plume. » 2

L’essentiel étant de donner à celles et ceux qui sont intéressés par le sujet, des pistes
d’apprentissage et des axes de réflexions sur un sujet aussi complexe que passionnant.

Enfin, comme j’ai pu le dire en début d’intervention, je tiens à préciser que je n’ai aucunement
la prétention, ici, d’affirmer des certitudes sur un ton péremptoire ou professoral.

Cela fait maintenant plusieurs années que la question de l’éloquence est au centre de ma vie et
fait l’objet d’un travail acharné.

Quelques convictions donc se sont forgées.

Comme tant d’autres arts et sciences humaines, l’art de l’éloquence fait l’objet de nombreux
débats et de nombreux désaccords. L’unanimité n’est pas de ce monde.

1
Maitre Jean-Marc Varaut, L’art de plaider, Les annonces de la seine du 11 avril 2002, p.5
2
Maitre Jacques Isorni, Je suis avocat, Éditions du conquistador, p.78

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Lorsqu’il s’agit de définir l’éloquence, le désaccord nait dès que le mot est prononcé pouvait
écrire l’avocat et Académicien Maurice Garçon.1

Cicéron, déjà, remarquait que « Les bons orateurs sont si différents les uns des autres, qu’y a-
t-il de plus hasardeux que d’avoir à fixer la forme parfaite, le type même de l’éloquence ? » 2

Les lignes qui suivent ne prétendent ni à la vérité, toujours relative, ni à la certitude, toujours
douteuse.

Une expérience se forge, des unanimités se forment chez les rhéteurs à travers les siècles, une
mince partie de ces éléments sont retranscrits dans les lignes qui suivent.

Samuel Savarel.

1
Maurice Garçon, Essai sur l’éloquence judicaire, Buchet / Chastet, p.8
2
Cicéron, L’orateur idéal, Rivages poche /Petite Bibliothèque, p.19

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

DIVISION DES DEVELOPPEMENTS

Dans un souci de clarté et de pédagogie, seront traités séparément ce qui a trait à l’éloquence
en général, les grandes notions et ses ressources essentielles (PARTIE 1), sans quoi, traiter de
la technicité de la rhétorique et de l’agencement du discours (PARTIE 2) n’aurait que peu de
sens.

Deux versants d’une même pièce qui sont indissociables l’un de l’autre, mais où le second, sans
le premier, ne serait plus un art mais un artifice.

L’éloquence se sert de la rhétorique mais la rhétorique seule ne saurait faire naitre l’éloquence
d’un discours.

Sans l’authenticité, les mots et le naturel d’une personne, d’un orateur, la rhétorique est sans
âme :

« Vos froids raisonnements ne feront qu’attiédir


Un spectateur toujours paresseux d’applaudir,
Et qui, des vains efforts de votre rhétorique
Justement fatigué s’endort ou vous critique.
Le secret est d’abord de plaire et de toucher
Inventez des ressorts qui puissent m’attacher »

Nicolas Boileau 1

Aussi, « L’orateur se situera au point de rencontre de l’éloquence et de la rhétorique. » 2

***

1
Nicolas Boileau, Art poétique, GF Flammarion, p.99
2
Maurice Hougardy, La parole en public, Rhétorique & Éloquence, Baude, 1962, p.26

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

PARTIE 1 - DE L’ÉLOQUENCE

. « -Par où faut-il commencer ?


-Si tu y consens, je te dirai qu’il faut
comprendre le sens des mots »

Épictète, Entretiens, I, XIV, 14.

Le souci premier doit être de tenter de définir les notions et tenter d’apporter des éléments de
réponse à quelques grandes questions et idées reçues sur le sujet (I).
Une fois que l’on s’entend sur les notions de l’éloquence, on peut en évoquer ses sources
essentielles (II)

I. Notions, questions et idées reçues

A) Notions

1. Distinctions

Cela peut sembler fastidieux ou trop universitaire. J’en conviens.


Néanmoins, la clarté du discours sera un des éléments présentés comme essentiels dans les
développements qui suivent. Or, aucune clarté ne peut naitre si les mots ne sont pas définis.

Plus précisément, une « tentative » de définition. Comme le mentionnait Maurice Garçon, dès
que le mot est évoqué, les désaccords apparaissent.

Cette absence d’unanimité ne doit toutefois pas décourager toute tentative.

A s’en tenir au dictionnaire (la bible de tout orateur), l’éloquence, emprunt au dérivé latin
classique eloquentia, signifie « art de la parole », « manière de s’exprimer avec aisance,
capacité à émouvoir, à persuader par le discours », mais également, ce qui est propre à
persuader l’esprit ou le cœur et, est expressif sans le recours à la parole ou au discours » 1

La rhétorique relève davantage d’une forme de « technicité » dans le discours, de « méthodes »,


de « procédés » et techniques, afin d’agencer et présenter des arguments. 2

Certes, la rhétorique se propose comme but, à l’instar de l’éloquence, de persuader, convaincre


et émouvoir. Elle semble néanmoins se rattacher à quelque chose de plus précis.
La rhétorique apparait comme un outil, parmi d’autres, de l’éloquence.

L’éloquence, englobe mais emporte et dépasse de loin la seule rhétorique.

La notion de « parole en public » pour sa part, en lien consubstantiel avec les deux notions
précédentes, renvoie davantage à « l’action » de l’orateur, l’orateur en mouvement, sa gestuelle,
son placement devant l’auditoire, sa voix, son regard, sa gestion de la peur etc.

1
Dictionnaire historique de la langue française, le Robert, 4ème édition, p.765 – Le nouveau petit Littré, p.676
2
Idem, p. 2054 et p. 1844

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La rhétorique et l’art de la parole en public servent l’éloquence autant que l’éloquence se sert
de ces derniers pour atteindre son objectif.

Selon Pascal, l’éloquence est « une peinture de la pensée »1, pour Euripide, elle est « la reine
des cœurs », pour Cicéron, un mouvement de l’âme. 2

E. Paignon définit l’éloquence comme la poésie de la parole.3

Pour Maitre Jean Denis Bredin « Être éloquent, c’est donner à l’autre envie de vous écouter »4

Aussi, ces notions sont différentes dans leurs contenus mais tendent vers le même objectif : l’art
de la parole, l’art de persuader, de convaincre, de plaire, d’émouvoir.

Art du discours, art du geste, miroir de l’âme, élan du cœur, l’éloquence nait donc de
l’authenticité, de l’intelligence et de l’intelligibilité d’un propos, soutenu par la beauté -non
artificielle- et la justesse des mots, appuyés et prolongés par la gestuelle, les silences et les
regards de l’orateur.

Aucune définition ne sera pleinement satisfaisante. Néanmoins, l’analyse des termes est une
boussole pour qui s’intéresse à ce sujet et, a fortiori, pour qui entend le traiter.

Disons simplement que l’éloquence, celle qui fait que l’on parle de « grand orateur » est
certainement un travail qui nécessite toute une vie 5, et requiert, en plus du reste, une culture
importante, alors que la rhétorique et les méthodes pour améliorer la prise de parole public est
un travail de quelques (nombreuses) heures, ou de quelques mois, de répétitions, d’application
et d’implication.

2. Éloquence et grandiloquence

L’éloquence est une affaire de sobriété. L’orateur éloquent n’est pas forcément celui
impressionne mais celui qui convainc, touche, persuade, atteint son but.

Un plaideur peut être tout à fait agréable à entendre mais parfaitement inefficace. Il amuse, il
plait seulement, mais ne convainc pas.

La grandiloquence, dans son sens « manière pompeuse et exagérée de s’exprimer »6 correspond


à tout sauf à l’art de l’éloquence.

Si le souci d’être bon se voit trop, c’est l’assurance d’être mauvais.


L’éloquence étant une question d’adaptation perpétuelle à la cause, aux enjeux et aux lieux, un
plaideur qui, en face d’un juge de l’application des peines, dans une audience de cabinet ou

1
Pascal, Pensées, folio classique, éd. Michel Le Guern, fragment n° 495, p. 379
2
Maurice Hougardy, op. cit., ,p.19
3
Idem
4
Jean Denis Bredin & Thierry Lévy, Convaincre, Dialogue sur l’éloquence, Odile Jacob, poches, p.24
5
Voltaire, Correspondance à Frédéric II, le 25 avril 1749, « L’éloquence demande toute la vie d’un homme. »
6
Dictionnaire historique de la langue française, le Robert, op.cit, p.1024

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autre, commencerait à prendre les airs d’un Robert Badinter plaidant aux Assises aura le don
d’agacer.

Un chef d’entreprise qui organise une réception pour fêter de bons résultats et part dans une
forme de séminaire en développement personnel à la Tony Robbins, alors que nous étions moins
de vingt personnes dans la salle, était, certainement, en matière d’art oratoire, un des moments
les plus gênants que j’ai connu.

Ne jamais en faire trop, juste ce qu’il faut.

Alors qu’il venait de finir de plaider, un de ses confrères s’approcha de Maitre Jacques
Charpentier pour lui dire son admiration : « Monsieur le Bâtonnier, vous avez été très
éloquent ».
Et Charpentier de répondre : « C’est que je ne l’ai pas été si vous vous en êtes aperçu … »1

Une telle vision peut sembler exagérée, (Jacques Charpentier appartenait à une autre sphère de
talent …), mais l’idée qui en ressort est essentielle.

Sur le moment, l’auditeur ne doit pas se dire « quel orateur ! », cet éloge viendra plus tard.
Ou pas.
Si l’orateur l’est vraiment, au moment où il parle, l’auditoire est accaparé, emmené par ses
propos et la mélodie de ses mots, il n’a pas le temps de penser à autre chose.

Comme lorsqu’un chef d’œuvre cinématographique se termine, c’est au moment du générique


qu’on réalise qu’on vient de prendre une claque. Le film durant, nous étions absorbés.

Le sublime, en éloquence, réside dans le subtil, dans le simple, il est n’est jamais ni pompeux,
ni exagéré.

« Soyez simple avec art,


Sublime sans orgueil, agréable sans fard »

Boileau. Art Poétique 2

B) De quelques idées reçues et têtues

Je ne compte plus les fois où, sur un ton satisfait et péremptoire, des personnes, dont le ton
donne l’impression de l’omniscience, ont soutenu que l’éloquence, l’art oratoire « ce n’est que
du théâtre », « c’est l’art du beau parleur » -comme si la forme pouvait cacher la misère du
fond- ou encore, « l’éloquence ce n’est qu’une question de talent, de don ».

Si ces trois idées reçues, dans un choix tout subjectif, ne relèvent pas du même degré d’erreur,
elles ont en commun de rester en surface des choses sans s’y intéresser. Une paresse de l’esprit
sans doute.

Il est remarquable que ce genre de propos - les deux premiers surtout - soient essentiellement
tenus par des personnes qui, justement, n’entendent pas grand-chose à l’éloquence, se

1
Jean Denis Bredin & Thierry Lévy, op.cit, p.317
2
Nicolas Boileau, op. cit, p.89

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contentent d’un scepticisme tout fait à son endroit ou, mieux encore, ne se sont jamais essayées
à la prise de parole en public.

L’art de la critique sans l’effort de la pratique ne vaut pas grand-chose.

Passons rapidement en revue ces idées reçues.

1) « L’éloquence c’est du théâtre »

S’il est certain que l’art de l’éloquence et l’art du théâtre ont beaucoup de choses à se dire, ils
communiquent mais ne s’imitent pas.

Il y a, chez Louis Jouvet, chez Sacha Guitry, chez Jean Laurent Cochet, entre tant d’autres,
immenses hommes de théâtre, beaucoup à prendre et à apprendre pour l’orateur.

La présence scénique, le rapport avec le public (qui pour l’orateur est plutôt un auditoire), la
musique des mots et du silence sont autant d’ustensiles auxquels recourent le comédien et
l’orateur.

Mais le fond se distingue absolument.

Le comédien joue. L’orateur ne joue pas. Et s’il joue, il peut amuser aux alentours, à l’occasion
de divers concours, mais il ne sera pas un orateur.

Nombre de candidats aux concours se trompent d’exercice lorsque, pour l’occasion, ils
sollicitent, tout à coup, un personnage qui n’est pas eux-mêmes.

Le ton n’est pas le leur, les intonations ne sont pas les leurs, le rythme n’est pas celui de la
parole.

Ils jouent. Ils sonnent faux.

Un plaideur qui, à la barre, se déguise et triche avec ce qu’il est, est un juriste en robe mais
assurément pas un orateur.

Nous y reviendrons en détails plus avant, mais il peut être dit dès à présent que l’art de la parole
en public n’est pas l’art de la dissimulation de soi devant un public.

Si vous souhaitez tendre vers une forme d’éloquence, l’authenticité -qui ne signifie pas
forcément la sincérité- en est la condition sine qua non.

Le comédien s’efface au profit du personnage et d’un texte.

L’orateur doit se donner tout en entier, tel qu’il est, lui et pas un autre, dans son discours.1

S’il récite un texte, fut-ce un texte qu’il aurait composé la veille au soir, ce n’est déjà plus tout
à fait lui au moment où il le déclame.

1
Jacques Charpentier, Remarques sur la parole, LGDJ, Anthologie du Droit, p.23

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A la différence du théâtre, en éloquence, il faut un autre jeu que « je est un autre ».

2) La méfiance à l’endroit de l’éloquence.

Longtemps enseignée, l’art de la rhétorique a ensuite fait l’objet d’une forme de méfiance.
Le terme même de rhétorique a pris une connotation péjorative parfois selon le contexte dans
lequel il est employé.

La rhétorique fut parfois considérée comme une « calamité » qui n’a que pour seul but de « faire
effet.1 »

De nos jours, bien que l’enseignement de la rhétorique et l’attrait pour l’éloquence aient connu
un indéniable renouveau, on amalgame parfois l’art du « bien parler » et le « beau parleur ».

On s’en méfie, comme si l’éloquence de façade était une sorte de cache-misère du fond.

Rien n’est plus faux. Sans fond, la forme s’enfonce.

L’éloquence est certes un art, mais non un artifice.

Aussi, lorsque « la rigueur du raisonnement est sacrifiée à un élégant balancement de


phrases », ce n’est plus de l’éloquence, « les belles phrases s’accumulent, les curieuses
périphrases, les expressions rares, l’esprit peut être chatouillé mais la raison n’est point
touchée. » 2

Non pas qu’il faille renoncer à la beauté du verbe, bien au contraire.


Mais à ne rester que sur l’esthétique, au détriment du fond, on peut faire naitre le divertissement
mais non l’éloquence.

En éloquence, comme pour le poète, il faut que la « finesse, éclatant à propos, roulât sur la
pensée et non pas sur les mots. » 3

La beauté des termes sert le fond, l’agencement n’est pas qu’un ornement.

En somme, à se contenter de la forme, l’orateur est dans le verbiage et non dans le verbe.

Cela peut faire illusion, un temps seulement.

Une pensée de Joubert résume bien cela : « L’auteur semble dire : « Je veux être clair » ou je
veux être exact, et alors il ne déplait pas ; mais, quelques fois, il semble dire « Je veux briller »,
et alors on le siffle. »4

1
Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, IX,9 (cité par Barrès, Mes Cahiers, Paris, Plon,1932, t. V, p.24)
2
Maurice Garçon, op. cit, P. 28
3
Nicolas Boileau, op. cit, p. 96
4
Joseph Joubert, Pensées, Rivages poche, p.145

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3) « Ce n’est qu’une question de talent »

« Olivier, un génie c’est quelqu’un qui a du talent


comme tout le monde, mais qui ne travaille comme
personne »
Olivier Sauton, Fabrice Luchini et moi 1

Certainement, il serait abusif de prétendre, qu’en éloquence, tout à chacun peut devenir Cicéron,
Démosthène, Jacques Isorni, Robert Badinter ou François Mitterrand.

La question de savoir si l’art oratoire est uniquement une question d’aptitudes naturelles, de
« disposition naturelles » pour reprendre les termes de nombre de rhétoriciens, ou, à l’inverse,
uniquement une question de répétition, d’entrainement et de travail, est une question qui a
toujours animé les auteurs de manuels de rhétorique et d’éloquence.
Il serait vain, ici, de prétendre présenter un tableau exhaustif de cette controverse.

Nous pouvons néanmoins mentionner que cette question opposait déjà Isocrate et les sophistes
notamment. Alors que ces derniers prétendaient pouvoir rendre n’importe qui capable
d’éloquence, Isocrate affirme que l’enseignement ne peut pas tout, si la nature n’a veillé à
disposer chez la personne de l’orateur certaines aptitudes naturelles. 2

D’illustres avocats ont soutenu, avec plus ou moins de certitude selon les auteurs, que
l’éloquence appartenait à un petit nombre « d’élus », et que les autres pouvaient y tendre mais
jamais ne sauraient y prétendre.

Très modestement, au vu des illustres noms qui professent le contraire, l’auteur de ces lignes
se range néanmoins davantage vers le travail « qui est toute la vie »3, plutôt que du côté du
hasard de la nature et du talent, souvent capricieux, et qui peut engourdir celui qui en est, ou
s’en croit, porteur.
A long terme, le travail sans talent vaincra toujours le talent sans travail.

La formule célèbre de Jacques Brel est éternelle : « Le talent, ça n’existe pas. Le talent c’est
avoir l’envie de faire quelque chose. Et je crois que l’envie de réaliser un rêve c’est le talent,
et tout le restant, c’est de la sueur, c’est de la transpiration, c’est de la discipline. » 4

Évoquant la notion de vocation du comédien, Jouvet écrit que « la vocation est un résultat. La
vocation n’est que le résultat de la pratique, (…), la vocation n’est qu’un choix persistant »5

Certaines personnes disposent d’atouts sublimes, la voix, la prestance, le charisme, qui, alliés à
un travail régulier et quelques sacrifices, aboutissent à un orateur de talent.

Mais, sans travail le talent meurt, alors que, sans talent inné, par le travail, le talent peut naitre.
En somme, le talent, stricto sensu, ne s’enseigne peut-être pas, mais il s’apprend.

1
Olivier Sauton, Fabrice Luchini et moi, L’Arche, p.28
2
Discours d’Isocrate, Belles Lettres, Contre les sophistes, 14, L’échange, 186, 194, cité par Olivier Reboul,
Introduction à la rhétorique, puf, p.23
3
Jules Renard, Notes sur le métier d’écrire, (Extraits du Journal de Jules Renard), L’anabase, p.17
4
Jacques Brel, Interview par Henry Lemaire, Printemps 1971 à Knokke, Belgique.
5
Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, Champs arts, p.281

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

II. Des sources de l’éloquence

« La parole, Ronsard, est la seule magie »


Ronsard 1

Nous touchons là au cœur de ce qui permet la naissance de la véritable éloquence.


Celle qui, à condition d’un fond parfaitement maitrisé, d’une structure de discours parfaitement
agencée, peut, seule, faire naitre la quintessence de l’éloquence.

L’art oratoire n’est pas la déclamation ou la lecture, à haute voix, d’un discours intégralement
rédigé (A), mais il faut alors s’entendre sur ce qu’on entend par « improvisation », qui n’est
qu’une autre forme (plus poussée) de préparation (B).
Le tout, permettant cette éloquence faite d’authenticité et de confiance sans arrogance, et
permettant d’appréhender la peur de la parole en public (C).

A) L’éloquence n’est pas la déclamation d’un texte

« On ne parle pas comme un livre mais comme un


homme »
Olivier Reboul 2

1) De la parole figée à la parole vivante

« Des phrases, ajustées bout à bout sur une feuille de papier, n’ont jamais convaincu personne,
même si elles sont ingénieuses, pleines de sens, et enjolivées avec goût. »3

Si l’on a la plume de Victor Hugo, ou d’Albert Camus, il en va certainement différemment.

Mais, pour le commun des mortels, il n’y a rien de commun entre l’éloquence et la lecture d’un
bout de papier, où chaque mot est prémédité et chaque phrase préconçue.

Le texte peut être joliment écrit, les références peuvent être pertinentes, au mieux, vous êtes
divertissant, au pire, vous plongez votre auditoire dans un ennui profond.

Qu’on se le dise, la plupart des jurés n’écoutent pas ceux qui sont en tête à tête avec leurs textes.
Ils font semblant.

Aucun magistrat n’écouterait un plaideur déclamant une plaidoirie intégralement rédigée.

L’auditeur veut qu’on lui parle, qu’on le tienne, qu’on le regarde.

La parole de l’orateur est faite avec l’auditeur ou elle n’est rien.

L’éloquence n’est jamais un soliloque ou un monologue, c’est un dialogue avec l’auditoire,


même si seul l’orateur est sonore.

1
Cité par Jean d’Ormesson, Et toi mon cœur pourquoi bats-tu, R. Laffont, p.19
2
Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, Théorie et pratique, puf, p.80
3
Jacques Charpentier, op. cit, p.23

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

« L’auditoire exerce une influence directe sur la forme discours. Le style de la démonstration
dépend tout autant de la qualité du public que des qualités de l’orateur » 1

« Ce soir, le public n’avait pas de talent » pouvait dire Louis Jouvet.

Si, comme évoqué plus haut, les grands orateurs ne sont pas toujours unanimes en tout point,
sur cela, ils s’accordent.

L’éloquence ne réside aucunement dans la lecture, mais dans la parole, celle qui nait pour
l’auditeur, et par l’auditeur.

Il est associé, silencieusement, à la création verbale de l’orateur.

Le texte intégralement rédigé plonge l’orateur dans un tête à tête avec ses notes, l’enchaîne et
l’éloigne de l’auditeur.

Il s’apparente, dès lors, davantage au comédien (même si le texte est le sien), qu’au plaideur.

Il joue, il exagère, il se démène mais rien n’y fait, il sonne faux.

L’éloquence est une matière vivante. Le texte est figé, la parole est morte.

Cette parole ne supporte pas la captivité d’une feuille, vécue pour elle comme une cage, dans
laquelle s’enferment et le verbe, et l’orateur.

L’éloquence, comme le vers de Lamartine, supplie : « Prend ton vol, ô mon âme, et dépouille
tes chaines. »

Maitre Maurice Garçon racontait que le jour de sa première plaidoirie aux assises, le Bâtonnier
Labori, immense orateur, prit son manuscrit, le lut, l’approuva, puis, au moment où c’était au
tour de Maitre Garçon de plaider, le déchira : « Plaide, ne lit pas ! » lui dit-il. 2

Alors qu’on l’interroge sur la question de savoir si « l’écriture » est importante dans une
plaidoirie, Robert Badinter offre un de ces moments dont il a le secret et répond avec fermeté :

« Non, non ! Jamais, mais jamais, jamais, jamais. La plus belle plaidoirie écrite ne peut que
tomber aux pieds de celui qui la prononce.
Ça n’est pas ça du tout, mais du tout, la force de convaincre !
Il faut que ça vienne du plus profond de soi (…) »3

L’écriture prive l’orateur de ce qui peut faire la force de son éloquence, de son discours, de sa
prise de parole en public : le public et l’authenticité du plaideur.

Il n’est plus dans cette création si particulière, mais dans une forme de récital sans âme.

1
Jean Denis Bredin & Thierry Lévy, op. cit, p.91
2
Bernard Sur & Pierre Olivier Sur, Une Histoire des avocats en France, Dalloz,2ème éd, p.310
3
Interview de Robert Badinter, Émission « Thé ou café » du 10/11/18, France 2

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Même un exposé sommaire, à l’université, lisant nos notes intégralement rédigées, sur la portée
de telle ou telle nouvelle jurisprudence, on ressent que nous sommes en train d’assommer tout
le monde, la plupart ne nous suit plus que du regard, d’autres ont renoncé à cette politesse et
sont déjà dans la projection de ce qu’ils feront ce soir, d’autres encore ont répondu à l’appel de
la distraction d’un téléphone.
L’enseignant, lui, non pas qu’il écoute vraiment, mais il subit. Il doit mettre une note à la fin ...

Sur dix candidats à divers concours d’éloquence, huit vont avoir recours à un texte
intégralement rédigé.
On ne saurait les en blâmer. C’est la peur, et le manque d’habitude, qui dictent à l’orateur d’aller
chercher la pleine sécurité dans un bout de papier.

« Là au moins, je ne peux tomber » se dit-il. « Là au moins, je n’ai pas à me montrer tel que je
suis, dans les yeux des juges, ou dans ceux de l’auditoire. »

Et il se prive de l’essentiel de la magie de l’art oratoire.

« L’éloquence ne connait pas la sécurité »1, pas la sécurité absolue du moins.

Le funambule qui réaliserait son passage d’un gratte-ciel à un autre, attaché, de toutes parts, de
dizaines de harnais de sécurité, personne ne vibre avec lui, il ne peut rien lui arriver.

Enlevez-lui ses chaines de sécurité, et tout le monde retient son souffle. Nous sommes avec lui
de bout en bout.

L’orateur est le funambule, le discours est le passage.

A l’instar du funambule, l’orateur prend le risque, mais ce risque est mesuré, préparé, répété et
travaillé.

Cette préparation permettant le « risque raisonnable » pour l’orateur, c’est le travail en amont.

L’orateur connait son sujet, son dossier, sa présentation, il sait où il va et comment il y va.2

Mais les mots, il les laisse pour la création avec l’auditoire qui, seule, peut donner cet instant
de magie qui rend, pour toujours, nostalgiques celles et ceux qui l’ont connu.

Il en va de même pour celui qui apprend par cœur son discours. C’est là certainement la pire
erreur que l’on puisse commettre.

L’orateur n’est plus dans un dialogue avec l’auditeur mais en tête à tête avec sa mémoire.

Or, le rythme, de la lecture ou le rythme de la parole soufflée par la mémoire, ne sont jamais le
rythme naturel de la compréhension de celui qui écoute.

L’auditoire et l’orateur sont ainsi en décalage, dans le même lieu mais dans une réalité parallèle,
et non véritablement commune, alors que tout l’art oratoire réside dans cette rencontre.

1
Jacques Charpentier, op. cit, p.25
2
Infra est développé ce que doit contenir cette préparation notamment quant à la rédaction d’un plan clair.

13
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

En effet, « communiquer » a été emprunté au latin communicare, « partager », « communier »


nous apprend le dictionnaire, c’est être en « relation avec ».

L’éloquence est une communion avec l’auditoire, une âme commune se forge le temps de la
parole et disparait aussitôt, ne laissant rien d’autre qu’un souvenir, dans le cœur et l’esprit de
celui qui y a pris part.

Le discours rédigé vous prive de la création, de la parole avec l’auditoire et, inéluctablement,
annihile l’authenticité de celui parle, qui est pourtant un ressort essentiel de l’art oratoire.

« - Je sais maintenant pourquoi vous détestez tant Poincaré. Parce que c’était un avocat.
Et d’un mot il me cloua :
-Imbécile, ce n’était pas un avocat. Il écrivait ses plaidoiries … »1

2) L’authenticité, ressort essentiel de l’éloquence, refuse le texte

« WAGNER - J’aimerais travailler l’art de la rhétorique,


C’est par là qu’on peut conquérir ou charmer, (…)

FAUST – Si vous n’avez en vous, l’éblouissante flamme


Qui, jaillissant du cœur, persuade, convainc,
Et force l’auditeur à vous ouvrir son âme, (…)
Jamais vous n’aurez accès au cœur des autres
Si ce n’est votre cœur qui leur parle pour vous » (…)
Si vraiment vous avez une cause à défendre,
Manquerez-vous des mots qui vous feront entendre ?
Tous vos discours luisant de bel esprit,
Où l’homme avec orgueil se contemple et s’étonne
Sont plus désespérants qu’un triste vent d’autonome »

Goethe 2

L’éloquence est une opération à cœur ouvert.

Vous ne serez jamais aussi bons qu’en étant vous-mêmes.

Ce n’est pas là une invitation à se contenter de soi, mais, à l’instar de la formule nietzschéenne,
à « devenir soi ». 3

Il ne s’agit pas de verser dans le cabotinage ou le récit de sa petite personne, loin s’en faut.

Mais on parle toujours du fond de ce qu’on est, par le prisme de notre vécu, de nos blessures,
de nos désillusions, de nos échecs, de nos nostalgies, de nos deuils, de nos réussites parfois, de

1
Robert Badinter, L’exécution, Livre de Poche, p.41
2
Goethe, Faust I et II, GF Flammarion, traduction de J. Malaplate, p.41
3
Nietzche, Ecce homo, GF Flammarion, traduction de E. Blondel

14
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

nos amours perdus, de notre quête perpétuelle de sens ; c’est tout ça que, d’une manière ou
d’une autre, l’orateur met dans son discours.

Bien entendu, cela ne signifie aucunement que chaque intervention orale est une invitation à la
grandiloquence. C’est tout le contraire.

Mais lorsqu’il s’agit de parler, des choses les plus simples, comme des plus complexes, il s’agit
de toujours se montrer tel qu’on est.

« L’artificiel dévore le naturel, vers lequel on devrait uniquement tendre » rappel Maurice
Garçon. 1

Le texte écrit dans le silence de sa chambre, assis à son bureau, ne connait rien de « l’audience »
qui l’attend, de l’auditoire, de l’ambiance, ce texte est, au moment où il est déclamé, un étranger
et pour l’orateur et pour l’auditeur.

L’authenticité, condition sine qua non de l’art oratoire, refuse la captivité d’un texte.

On est ce qu’on plaide et on plaide ce qu’on est selon la formule d’un avocat pénaliste célèbre.

Lors d’une prestation oratoire, chasse le naturel … il ne revient pas.

« Que de mal on se donne avant de trouver son originalité chez soi, tout simplement » remarque
Jules Renard.2

Or, « Ton style c’est toi-même », « sculpte ta propre statue » écrit Charpentier. 3

L’avocat et philosophe Jean Marc Varaut soutient la même idée, lorsque ce dernier écrit :
« Je parle de la parole qui est plus que la parole, et qui dit au dehors, ce que l’orateur est au-
dedans. (…)
La parole est celui qu’elle parle. Dans son authenticité. (…)
Les mots sont les témoins de l’être »4

Une vision que l’on trouve encore chez Maitre Hermann de Baets, lequel soutient que la
plaidoirie, pour être convaincante doit être « la plus naturelle possible. » 5

Le texte, réconfort et sécurité apparente, prive donc l’orateur des éléments essentiels qui
donnent à une prise de parole en public les contours de l’éloquence.

La création, l’authenticité réelle et le naturel sont remplacés par des mots qui sont lettre morte,
et un personnage les déclamant qui ne peut être tout à fait lui-même, sans être tout à fait un
autre.

La magie de l’éloquence s’estompe à mesure que l’orateur se dissimule.

1
Maurice Garçon, op. cit, p.30
2
Jules Renard, op.cit., p.7
3
Jacques Charpentier, op. cit, p.99
4
Jean Marc Varaut, op.cit., p. 2 -5
5
H. De Baets, L’art de plaider. Causerie. Grand, Siffer ; Paris ; Rousseau, 1891, p.13

15
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

On ne dit pas « faire l’orateur » mais « être orateur ». L’auxiliaire « être » a toute son
importance.
Effectivement, on plaide ce qu’on est et on est ce qu’on plaide.

Dans ses mots, ce que met l’orateur, c’est lui-même.


À son récit, à ses arguments, à ses développements, à ses références, c’est, de près ou de loin,
sa propre vie qu’il mêle.
Non pas pour « parler de soi », mais afin de se servir de soi pour parler des autres, pour parler
aux autres.

« Comme il faut travailler pour être naturel ! » disait Louis Jouvet.

Celui qui prend la parole, s’il veut être orateur doit tendre vers cette forme d’authenticité, de
simplicité si complexe.
Il doit être lui-même.
Sans quoi, vous ne serez jamais qu’un lecteur de bout de papier à voix haute.

Enfin, pour reprendre les mots de Maurice Hougardy : « Rester simple et sincère, voilà une
qualité qu’apprécie souverainement le public qui écoute ». 1

Une fois que l’on a dit que le texte intégralement rédigé était, peu importe la prestation oratoire
dont il s’agit, la garantie d’une intervention de modeste facture, annihilant tout éloquence
véritable, il faut encore préciser comment parvenir à se détacher de discours intégralement
écrits, comment arriver à cette authenticité, et, ce jaillissement des mots.
Le tout, avec confiance, mais, au grand jamais, avec suffisance.

B) L’improvisation ne s’improvise pas

Avant d’expliquer comment se permettre une forme d’improvisation, celle des mots et non des
idées (2), encore faut-il, s’entendre sur le sens que l’on donne à ce mot, dans le cadre de l’art
oratoire (1)

1) L’improvisation est une préméditation

« L’improvisation ne s’improvise pas. Elle est un résultat » écrit Louis Jouvet. 2

En effet, « le grand secret des improvisateurs, c’est qu’ils n’improvisent jamais » disait
Berryer. 3

Rien n’est plus préparé que l’improvisation.

« Improviser n’est pas parler au hasard. Pour être pertinente, l’improvisation doit être guidée
par un but. Les meilleures improvisations sont celles qui sont portées dans la tête pendant
plusieurs jours et qui, quand la note est donnée, répondent à l’instant par tout une sonate. » 4

1
Maurice Hougardy, op. cit, 41
2
Louis Jouvet, op. cit, p.9
3
Cité in Introduction à l’art de la plaidoirie, Lextenso, 2ème ed, p. 80
4
Jean Marc Varaut, op. cit, p.7

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Ce qu’il faut, c’est savoir d’où l’on part, où l’on va, et comment on y va.
Se pose donc ici la question essentielle du plan.

a) L’importance du plan

Nous reviendrons plus en détails sur les mécanismes du plan destiné à une intervention orale.

Mais, le point doit être ici évoqué clairement : pour se permettre de se détacher de la prison et
de la froideur d’un texte intégralement rédigé, il faut, à la perfection, maitriser le plan et
l’agencement.

L’exorde (l’introduction), les développements, les enchainements et transitions, quelques


formules apprises par cœur (s’il vous en vient) et la péroraison (la conclusion), doivent être
connus à l’avance par l’orateur.

Rien ne lui interdit, en fonction des événements propres à la manifestation oratoire ou à


l’audience à laquelle il participe, d’en changer, de s’adapter. Au contraire.

On s’adapte d’autant plus facilement et librement qu’on avait, en tout état de cause, un plan
déjà prêt.

Le plan est une boussole. Pas un dictateur oratoire.

Un avocat peut tout à fait avoir prémédité sa péroraison et la changer en cours d’audience car
une phrase, d’un témoin, de l’avocat de la partie civile, du procureur, ou autre, a suscité en lui
une autre idée.

Mais, ce qui rassure et apaise le cœur de l’orateur, ce qui lui permet de prendre son envol,
d’aller à la rencontre de son auditeur, de dialoguer avec lui, c’est cette construction claire et
travaillée qu’il s’est tracée.

L’enchaînement semble aller de soi et, se manifeste enfin tout ce que l’apparente facilité doit
au travail.

Ce plan, cette structure, l’orateur les prendra avec lui, dans son esprit surtout, et matériellement
aussi.
Une feuille, non plus une feuille qui dicte les mots, mais une feuille indique la route, qui
mentionne les idées et laisse l’orateur libre de ses mots.

L’orateur est rassuré, confiant. L’adrénaline et le trac assurément seront là, mais, il n’en sera
pas paralysé.

Il a, en lui et sur ses feuilles, un allié qui lui permet tout à la fois de ne pas avancer à l’aveugle,
et de ne pas être sourd à ce que, silencieusement, lui dit l’auditoire.

Il est dans l’échange et non dans la restitution tiède de mots mis bout à bout sur une feuille de
papier.

Les mots, ce seront les siens, et il mettra dans la bataille oratoire, son cœur, son authenticité, et
ce naturel, qui convainc et séduit.

17
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Une plaidoirie, un discours, une conférence « parlée », fut-ce avec quelques approximations de
français, vaut mille fois un texte parfaitement rédigé mais lu.

Ce qui, plus que tout, doit prévaloir dans la confection du plan, c’est sa clarté. Pour celui qui
l’utilisera, c’est-à-dire l’orateur lui-même, mais également et surtout, pour l’auditeur.

Il s’agit, en somme, d’emmener l’auditeur, dans une démonstration, d’un point A à un point B.
Entre les deux, ce dernier ne doit pas avoir l’impression de travailler.

Seul un agencement extrêmement fluide des idées et des arguments permet cela.

« Un discours ne doit imposer aucun effort à celui qui l’entend. A la différence du lecteur,
l’auditeur ne peut revenir en arrière. La clarté est la qualité maitresse. Elle domine tout. Une
plaidoirie, eût-elle un mouvement magnifique, demeure inefficace si la confusion règne.
L’orateur doit, avant tout, rendre ce qu’il dit accessible à celui qui l’écoute et lui éviter le plus
possible, l’effort et le travail.
Il doit s’efforcer d’en arriver à ce point que les raisonnements, même s’ils sont compliqués,
apparaissent comme des vérités tendant à l’évidence ». 1

Il s’agit de se poser, encore et encore, la question : « Suis-je clair ? », « La logique de cet


enchainement m’apparait-elle évidente car elle est de moi, ou bien car elle est effectivement
logique en elle-même ? »

Regardant votre plan, son agencement, le déroulé de vos idées, leur harmonie et leur
pertinence : « Soyez-vous à vous-même, un sèvre critique », et, « vingt fois sur le métier
remettez votre ouvrage : polissez-le sans cesse et le repolissez, ajoutez quelques fois, et souvent
effacez. » 2

C’est à ce prix que le discours sera fluide, que votre éloquence pourra se propager.

Pour emprunter au même poète, il ne sera jamais assez répété que seul « Ce que l’on conçoit
bien, s’énonce clairement. »

b) La confection du plan

Il n’y a pas, ici comme ailleurs, de vérité absolue, de méthode unique. Certaines semblent
néanmoins plus porteuses et fécondes que d’autres.

• De l’oral vert l’écrit « In That Order »

Un étudiant en droit sollicita Maitre Jacques Isorni afin de savoir si ce dernier accepterait qu’il
se rende à son cabinet et observe le Maitre dans la préparation de sa plaidoirie.
Maitre Isorni répondit à cet étudiant qu’il serait le bienvenu s’il avait du temps à perdre pour le
regarder marcher dans son bureau, « de long en large et inscrire de temps en temps un mot sur
une feuille détachée ». 3

1
Maurice Garçon, op. cit, p.101
2
Nicolas Boileau, op. cit, p.91
3
Jacques Isorni, op.cit, p.81

18
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

La pire erreur que l’on puisse faire lorsqu’il s’agit de préparer une intervention à l’oral est de
« penser à l’écrit ». Assis à sa table, on cherche l’idée, on l’inscrit sur le papier. On se lève, on
s’exécute, donnant vie à l’idée, et, souvent, cela donne tout autre chose que ce que l’on
s’imaginait.

Assis ou debout n’a qu’une importance relative (bien qu’il soit vivement recommandé de parler
à haute voix en étant debout), l’essentiel est de penser « à l’oral », à voix haute, pour ce qui sera
une intervention …orale.

Toute occasion est bonne. Marcher seul dans sa chambre ou même en marchant dans la rue. 1

Une fois que le sujet/dossier/thème de votre intervention est connu, maitrisé, prenez une feuille
de papier (ou votre ordinateur si la modernité vous tient à cœur), déambulez où vous le pouvez,
et commencez à plaider pour vous, à vous convaincre vous-même.

Des notes, des idées ont été recueillies durant la préparation d’un dossier quel qu’il soit, tout
cela revient, il s’agit maintenant de les mettre en ordre de marche.

« Pendant l’élaboration, les idées viennent en désordre et la préparation consiste à en classer


la disposition. » 2

Au fur et à mesure, les idées s’enchainent, se suivent, se montrent.


Commence ensuite le travail de mise en ordre.

En un sens, l’improvisation nécessite bien plus de préparation que la lecture d’un discours écrit.

Si cela rassure, les phrases peuvent être écrites, pourvu qu’elles ne soient pas lues ni apprises
par cœur.

Une fois qu’il a été dit que seul ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, encore faut-il une
certaine méthode, afin que « les mots » pour le dire viennent aisément.

2) Disposer d’un large vocabulaire, mécanique vivante de l’éloquence

« Mais sitôt que je veux peindre ce que je sens,


Tout parole expire en effort impuissant.
Mon âme croit parler, ma langue embarrassée
Frappe l’air de vingt sons, ombre de ma pensée. »3

Lamartine

1
« Quelques fois vous croisez dans la rue un individu qui parle tout seul, qui gesticule. Si ce n’est pas un fou, c’est un
orateur ». Jacques Charpentier, op.cité, p.58
2
Maurice Garçon, op. cit, p.79
3
Alphonse De Lamartine, Méditations poétiques, Classiques de Poche, p.231

19
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

L’académicienne Jacqueline de Romilly, intelligence coruscante, écrit remarquablement que


« la pensée gagne en précision, ce que le vocabulaire gagne en variété. »1

Dès lors que tout l’art et la force de convaincre reposent sur l’aptitude à trouver le mot juste, à
dessiner, à retranscrire avec fidélité, un dossier, une idée, un projet, à dire les choses et les êtres,
dans leur complexité, dans leurs nuances, dans leurs paradoxes, seuls les mots donnent à
l’orateur l’ustensile nécessaire pour trouver la tournure exacte, celle-ci et pas une autre, celle
qui fera circuler l’idée, avec justesse et précision, vers le cœur de l’auditeur.

Si, comme le dit Pascal, l’éloquence est une peinture de la pensée, alors les mots sont la palette
de nuances qui permet les couleurs.

Il faut que l’orateur travaille son vocabulaire, c’est-à-dire son arme, son seul recours, sa
ressource première, comme un soldat aiguise son épée.

L’avocat -au-delà de la maitrise parfaite du droit sans quoi rien n’est possible- n’a, comme
ressource, que ses mots. Les preuves, les témoignages, le manque de preuves, la complexité de
la personne qu’il défend, la souffrance de la personne dont, le cas échéant, il porte la parole à
l’audience, tout, absolument tout, commande de disposer d’un large vocabulaire.
Alors qu’il écrit à propos du procès Dominici, Jean Giono remarque : « Les mots. Nous sommes
dans un procès de mots. »2

Étonnement, cet élément est rarement mentionné dans nombre de Masterclass ou conférences
sur la prise de parole en public.

Et pourtant, vous pouvez travailler la voix, le regard, la gestuelle, le placement, les figures de
style autant qu’il vous plaira, sans un vocabulaire soigné, travaillé, il vous manquera la justesse
du trait, il vous manquera la nuance des termes, il vous manquera le poids et la force des mots.
Il vous manquera l’éloquence, en un mot.

Si souvent, dans la conversation journalière ou, a fortiori devant un auditoire, le mot nous
manque. On l’appelle, on le pressent mais rien n’y fait, il ne vient pas, on tâtonne mais on frappe
à côté.

Une forme d’intuition nous vient, mais, sans les mots adéquats et précis pour la faire naitre, elle
est condamnée à rester qu’une intuition, une idée qui n’est pas née.

« Comment dire … ? », « Tu vois ce que je veux dire », « Tu m’as compris ».

Autant d’aveux d’échec de vocabulaire et donc, d’une certaine manière, de la pensée.

Sans le mot qui seul compte dans l’expression d’une pensée, écrit le philosophe Clément
Rosset, « la pensée en question n’est qu’un pur fantôme en attente de corps. Là où les mots
manquent pour la dire, manque aussi la pensée. » 3

1
Jacqueline de Romilly, « La langue et la liberté », Discours pour la célébration du 300ème anniversaire du
Dictionnaire de l’Académie française.
2
Jean Giono, Notes sur l’affaire Dominici, folio, p. 16
3
Clément Rosset, Le choix des mots, Éditions de minuit, p. 41

20
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Les mots ne sont pas seulement ce qui permet à la pensée de s’exprimer, ils sont la pensée
même. On pense dans les mots, par les mots.

Manquer de mots c’est manquer d’idées.

« Penser c’est parler tout bas, parler, c’est penser tout haut. »

« Quand nous cherchons nos propres idées, nous ne faisons réellement que chercher les mots
qui les expriment, puisque l’idée ne se montre à travers l’esprit que lorsque le mot est trouvé. »1

Lorsque l’on demande au Bâtonnier Marc Bonnant, quel livre lui semble le plus indispensable,
l’illustre orateur répond « un dictionnaire. » 2

Il ne s’agit aucunement de recourir sans cesse à des termes complexes ou surannés pour donner
l’illusion d’être savant. Loin s’en faut.

L’orateur qui chercherait à user d’un vocabulaire complexe qui ne lui est pas naturel passera
pour tout sauf éloquent.

Mais, si tout l’art de l’éloquence est « l’art de bien dire », il lui sera difficile de bien dire sans
les mots pour donner corps à ses intuitions.

Il est notable que les Grecs n’avaient qu’un mot pour dire la « raison » et la « parole » :
« logos ».
Tant il est vrai que la parole est la pensée elle-même.

Plus notre vocabulaire est vaste et sûr, écrit encore Jacqueline de Romilly, « plus notre
expression et notre communication se libèrent. »3

C’est effectivement ce qui donne à l’orateur une forme de confiance, une sécurité dans ses
moyens de langage et tend à diminuer sensiblement la peur.

Et pour cause, cette peur de la parole en public, ce qui fait que l’on recourt presque
instinctivement à un discours écrit, puise sa source, notamment, dans cette peur que les mots
manquent, dans cette peur du vide, dans cette peur du blanc.

Un large vocabulaire donne une forme d’assurance verbale, en plus de donner la possibilité à
l’orateur de dessiner son propos et sa pensée avec plus de justesse.

« Quel manuel d’éloquence me conseillez-vous ? » avais-je pu demander, tout fébrile et plein


d’admiration, à un avocat célèbre.

Je m’attendais à quelque nom connu, le nom d’un illustre plaideur, de Cicéron à Jacques Isorni.

Il n’en fut rien. « Fréquentez quotidiennement un dictionnaire » me dit-il.

1
De Bonald, Recherches philosophiques sur les premiers objets de la connaissance morale, Librairie d’Adrien Le
Clère, 1838, 3ème édition, p. 380
2
Interview de Maitre Bonnant par VICKYH DESTINATIONS, thème : « Le voyage »
3
Jacqueline de Romilly, op.cit, p.1

21
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Et pour cause, il en va du dictionnaire comme des fables de La Fontaine.


On pense que cela est pour nos jeunes années, quand l’apprentissage fondamental se fait.
Que non pas. C’est bien l’ustensile le plus précieux qui existe.

Nous autres, « modernes », nous pouvons passer plusieurs heures par jours, selon diverses
études, sur nos écrans, à observer la vie des autres sur divers réseaux sociaux.

Ces mêmes écrans peuvent être utilisés pour les mots.

Pas un jour ne passe sans que l’on ait un doute sur l’orthographe d’un mot, sur la signification
d’un mot, rencontré au détour d’une lecture ou d’un travail de recherche.

Il est souvent conseillé de tenir, comme un journal intime, un journal de mots.


Un petit carnet dans lequel, comme un trésor, on inscrit les mots qui nous manquent, les
définitions que l’on cherche. On se promet de revenir vers lui et d’y inscrire la définition.

A défaut d’un cahier, qui peut sembler archaïque à nombre de nos contemporains, une liste sur
le téléphone.

Pour ma part, j’ai plusieurs petits carnets de mots. Je dois reconnaitre qu’au départ, cela m’a
semblé un exercice quelque peu fastidieux, avant que cela ne devienne un réflexe heureux.

En effet, perçu initialement comme une sorte de labeur qui blesse notre fierté, cela devient vite
une addiction féconde.

Pouvoir penser, pouvoir concevoir, pouvoir dire et pouvoir parler sont les différentes parties
d’un même tout.

Et les effets s’en ressentent au bout de quelques mois seulement.

Un mot de plus c’est un monde de plus. Ouvrir le dictionnaire c’est ouvrir le champ des
possibles.

En outre, un des effets heureux du dictionnaire est que, à l’instar d’un déplacement dans un
magasin IKEA, on en ressort toujours avec davantage que ce qu’on était venu chercher.

Vous étiez là pour une armoire, vous repartez avec des bougies, des cintres, des piles, un plaid
et une table de jardin (alors que vous n’avez pas de jardin).

Lorsque l’on cherche un mot dans le dictionnaire, il se passe quelque chose de similaire.
Bien souvent, notre regard est attiré, au détour des pages, par un autre mot, un mot qui nous
plait, un mot de plus et, « on se demande comment on a pu se passer de lui si longtemps »1 écrit
Sacha Guitry.

Avec 40,50,100,150 mots de plus, vous ne serez pas le même orateur. Vous serez bien meilleur.

1
Sacha Guitry, Jusqu’à nouvel ordre, Omnibus, p.41

22
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Écoutons les plaideurs illustres, tendons l’oreille au prétoire, à la tribune, dans les médias ou
ailleurs, ce qui marque chez un orateur, c’est toujours la justesse du trait, la justesse du mot.

C’était celui- là et non un autre. Le mot juste n’est plus juste un mot.

Alors certes, « l’art est long et le temps est court »1 comme dit Baudelaire, mais qu’on se rassure
avec La Fontaine, « patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. »2

« Tout ce qui est exquis mûrit lentement » écrit Schopenhauer.3

L’orateur doit savoir « bien dire ». Les mots sont son arme essentielle.

Même les plus nobles pensées et les arguments les plus méthodiques ne peuvent atteindre leur
plein effet si l’oreille est blessée, ou n’est pas un tant soit peu charmée.

Et « bien nommer les choses », c’est ajouter à la possibilité de mieux dire le monde …

Enfin, à cet égard, prenons gardes à nos tics de langage, aux pléonasmes et aux expressions
sollicitées à outrance.

Exemple : « du coup ».

Cette ineptie verbale a pris place dans notre vocabulaire quotidien, par effraction.

Elle est utilisée partout, tout le temps.

« Du coup tu fais quoi dans la vie ? » « Du coup ça m’amène à ma deuxième partie » « Du coup
je me demandais. »

Chérie par nos contemporains, elle se retrouve même dans les prétoires !

« Mais, ou, et, donc, du coup, or, ni car » is (not) the new conjonction de coordination.

Futurs avocats pour beaucoup d’entre nous, espérons-le, avocats de la défense ou des parties
civiles, l’avocat est celui qui prête sa « voix », ses mots.

Mon expérience du monde judicaire est infime. Insignifiante peut être même.

Mais si la fréquentation des tribunaux et des Cour d’Assisses, depuis le début de mes études,
(les cours magistraux ne sont pas obligataires …), comme spectateur irrésistiblement attiré vers
ce Palais (l’ancien, le vrai), puis comme stagiaire, aux côtés d’un avocat, m’a appris une chose,
c’est que, bien souvent, l’accusé, le prévenu, le mis en examen, le détenu, ou la partie civile
sont, « sans voix. »

Pour certains, les mots manquent. Les inégalités sociales pèsent si lourd dans le prétoire.

1
Charles Baudelaire, Les fleurs du mal
2
Jean de La Fontaine, Fables, « Le lion et le Rat »
3
Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Quadrige, puf, p.98

23
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Certains, issus de quartiers dits défavorisés n’ont pas les codes verbaux, et c’est là le pire
marqueur social.

Ils ont peu de mots. Et voilà qu’on leur demande de s’exprimer, devant un juge d’instruction,
un procureur de la République, ou devant des magistrats en robe, dans une salle d’audience
froide et solennelle.

Ils n’ont pas les mots, bafouent, utilisent des termes qui les accablent sans le vouloir.

Même un Homme qui ne connait aucune difficulté particulière de langage, la peur des
conséquences, la peur de ce côté si impressionnant que peut avoir la broyeuse judiciaire lui fait
perdre ses mots, il bafoue, il s’embrouille, se trompe de termes, de dates, de lieux …

Les mauvais mots donnent parfois des accents de coupable.

Certains n’ont évidemment pas une phobie particulière de la justice ou de la prison. J’en ai
croisé peu, des Jacques Mesrine. Cela viendra peut-être un jour. Je l’espère.

L’avocat, au-delà de sa connaissance du droit n’a qu’une seule ressource : les mots.

Alors oui, le scrupule minimum est de faire de son vocabulaire une arme. C’est son ustensile
de travail.

C) La peur de la parole en public : un adversaire qui nous veut du bien.

Une jeune élève déclarait à la comédienne Sarah


Bernhardt, qu’elle n’avait plus peur de monter sur scène
et prendre la parole.
Sarah Bernhardt lui répondit : « Ne vous en faites pas, le
trac, cela viendra quand vous aurez du talent. »1

1) La peur est une alliée

A l’occasion de diverses formations, pour étudiants, universitaires ou lycéens, ou encore, en


entreprises, c’est la question qui revient le plus : « comment annihiler la peur ? Comment la
faire disparaitre ? ».

Il existe divers degrés de peur. Certaines sont paralysantes et presque maladives.

Mais, la peur partagée par le plus grand nombre est une peur rationnelle qui est tout sauf un
ennemi dont il faudrait se débarrasser absolument. Au contraire.

Il s’’agit uniquement de l’appréhender différemment, par le travail, l’exercice, la répétition, la


confiance dans son plan et son vocabulaire notamment.

En revanche, enlever la peur reviendrait à enlever la part de magie propre à toute prise de parole
en public.

1
Rapporté, notamment, in La parole en public, Jean Paul Guedj, Larousse, p.4

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

La peur est le témoin du souci de bien faire.

« Ayez peur de ne plus avoir peur » pouvait dire un vieux plaideur.

« La timidité est souvent le signe d’une délicatesse d’âme. Elle nait du souci de bien faire, et
nombreux sont les orateurs de renom qui ont avoué avoir réussi parce qu’ils étaient timides.
La timidité est de loin préférable à une trop grande confiance en soi. Celle-ci mène souvent au
désordre, au décousu de la pensée et de l’expression, un homme qui abuse de son talent, au
lieu que celle-là, ménagère scrupuleuse du discours, a soigné le fond et la forme et a versé dans
la préparation, la pleine sollicitude que voue une saine humilité à toute entreprise humaine. »1

Rien n’indispose davantage un auditoire que la marque, chez un orateur, de l’arrogance.

Lorsque votre auditoire sent cette fébrilité maitrisée, cette peur, existante mais domptée, déjà
nait une forme de bienveillance.

L’absence d’un trop plein de confiance permet de tisser, entre l’orateur et l’auditeur, un lien,
une forme d’unité sans lesquels rien n’est possible.

Votre fragilité contribue grandement à la force de votre discours.

Mais surtout, qu’on se rassure, cette peur, nécessaire avant de prendre la parole, s’estompe au
fur et à mesure de l’intervention.
« Avoir le trac avant de parler, le perdre quand on parle, est la marque du bon artiste » écrit
M. Lapy. 2

Les orateurs auxquels j’ai fait abondamment référence dans cette première partie - afin de
donner force et crédibilité à mon propos et rassurer le lecteur - confiaient sans détour leur peur
inéluctable de la parole en public.
Maurice Garçon, Jacques Charpentier, ou encore Jacques Isorni.

Ce dernier confie notamment : « Le trac disparait dès les premières paroles. Mais il laisse
derrière lui une trace qui peut ajouter à la qualité de la plaidoirie. L’accent de sincérité,
l’émotion sont plus vrais, plus communicatifs que si l’on aborde la barre sans le moindre
trouble. »3

En effet, la peur avant de prendre la parole, lorsque la parole vous est « donnée », celle que doit
ressentir un conférencier quand il est appelé, un avocat quand il entend que « la parole est à la
défense » est féconde.
Ce trac accompagne l’orateur pendant quelques pas, jusqu’au pupitre, et là, en bons amis, ils
commencent lentement à se séparer à mesure que l’orateur développe son propos.

Cette peur là nous veut du bien. Elle ne reste jamais bien longtemps d’ailleurs car : « Il en est
du trac du parleur comme de la peur du soldat. L’imagination travaille tant qu’on est inerte,
dans l’attente, l’action le fait taire. »4

1
Maurice Hougardy, op.cit, p. 41
2
M. Lapy, Le trac, p.33
3
Jacques Isorni, op.cit, p.94
4
Paul C. Jacot, Comment acquérir infailliblement une parfaite mémoire, souple, rapide, exacte, p.134

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

2) Comment mieux appréhender cette peur ?

Comme il a été dit plus haut, une parfaite maitrise de son plan, de sa boussole, contribue déjà
grandement à diminuer, de manière logique et rationnelle, la peur de la parole en public.

La magie de l’échange et des regards avec l’auditoire s’occupe du reste. Cette peur n’est, bien
souvent, que la peur qui précède, qui accompagne jusqu’au moment de se lancer et puis
s’estompe ou disparait aussitôt.

Néanmoins, certaines méthodes, à défaut d’être des recettes miracles, contribuent à diminuer
cette peur.

• Respiration

Aussi banal que cela puisse sembler, la respiration joue un grand rôle.

La peur accélère le rythme cardiaque. Une profonde inspiration avant de parler aide à placer
l’orateur dans une forme de détente de l’état nerveux.

Aussi, avant une intervention, inspirez profondément par le nez en comptant jusqu’à 5 par
exemple, puis expirez lentement.
Répétez l’exercice.

Entre le moment où vous êtes appelés, à la barre, à la tribune ou au pupitre, il y a toujours un


léger laps de temps durant lequel l’orateur peut se livrer à cet exercice.

• Visualisation & répétitions

C’est une méthode que les sportifs connaissent bien. Prendre connaissance du terrain avant le
match, ou le combat.
Et pour cause, parait-il que « la parole est un sport de combat. »
Si, par chance vous pouvez jeter un œil à la salle d’audience avant l’audience, à la salle avant
la conférence, ou autre, ne vous en privez pas.

Seul, au moment de répéter, de penser votre sujet également, même si l’imagination n’est jamais
en adéquation avec le réel, même si l’imagination ne peut prévoir l’ambiance d’une
intervention, les imprévus, les impondérables, mettez-vous en situation … avant la situation.

Vous commencez à avoir un plan digne de ce nom, vous allez commencer à mettre en forme
votre pensée, vous parlez, seul dans votre chambre, bureau ou cabinet.
Imaginez l’auditoire, il est devant vous, là, vous lui parlez : « Monsieur le président, Mesdames,
Messieurs les juges », « Mesdames, Messieurs, chers associés, chers collègues » etc.
Et puis les mots viennent. Et puis l’argumentation s’enchaine.

Lors d’un déménagement, une voisine, que je ne connaissais pas, me voyant avec les cartons,
me fit cette remarque : « Vous partez ? »
Oui lui répondis-je, avec l’envie de demander « Mais, nous nous connaissons ? »

26
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

La politesse retint mon interrogation avant que celle-ci ne ponctua : « Vous êtes le voisin d’en
face qui parle tout seul en faisant des tours de salon ».
Paris et l’art du vis -à- vis …

Amusé par sa remarque, je lui confiai que c’était bien moi.

Dans ces moments, je « répète », je visualise, j’imagine, je me projette.

Aussi, lorsque l’intervention arrive, à défaut d’en être familier, j’ai presque comme un air de
déjà-vu.
Cela aide.

• Familiarisation avec sa parole

Dès que vous en avez l’occasion, prenez la parole. Entrainez-vous à convaincre, à parler devant
et avec un auditoire.

Faites des concours d’éloquence si possible. Non pas pour le plaisir égoïste, non pas pour se
faire voir. Loin s’en faut.

Il est d’ailleurs vrai que le monde des « associations d’éloquence » ne contient assurément pas
que des points positifs.

A l’image du monde des Hommes et de la société, vous y trouverez toutes les caractéristiques
de la comédie humaine, des gens sublimes et des champions de la médisance, des professeurs
qui deviennent des maitres, et parfois des amis, et des jurés aigris qui n’ont pas grand-chose à
vous apprendre.

Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait la parole !

L’essentiel est ailleurs. Les concours d’éloquence sont un exercice, avant tout, entre vous et
vous-mêmes.

Que vous fassiez un tour, deux tours, que vous soyez finalistes ou lauréats, peu importe !

Les défaites et les « échecs » sont d’ailleurs infiniment plus féconds que la caresse éphémère
des victoires. Des lauréats il y en a des centaines par an.

Le but est de se confronter à sa prise de parole en public. De répéter l’exercice.

Même si les sujets sont parfois exotiques (avez-vous déjà vu les sujets de la Conférence du
Stage … ?), même si les enjeux ne sont jamais comparables avec la réalité, cela reste néanmoins
la meilleure école afin de s’habituer à se confronter à une parole en public. La robe noire ne
vous sauvera pas si l’habitude vous manque.

Les concours ne sont évidemment pas les seuls moyens, (Berryer, Procès fictifs, débats du
dimanche avec cet oncle aux idées politiques douteuses), toutes les occasions sont bonnes.

27
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

• Amusez- vous

Là encore, cela peut sembler d’un banal confondant, et pourtant.

Les quelques heures avant une intervention, concentrez-vous sur le côté plaisant de l’exercice.

« Je vais devoir convaincre, parler, plaider, convertir un auditoire à ma pensée ».

Il y a une part indéniable de plaisir personnel dans la parole en public. Ce plaisir n’est pas à
condamner sur l’autel de la vertu.

La parole est un plaisir personnel mais qui ne doit pas être égoïste, nuance.

Amusez-vous le plus possible, la peur a infiniment moins d’emprise au royaume du plaisant.

• Ancrez-vous bien au sol

Nous y reviendrons en évoquant la gestuelle mais cela est également un élément qui aide à
diminuer la peur.

Que vos pieds ne soient pas trop près l’un de l’autre.

Une bonne stabilité diffuse un message de confiance dans tout le corps.

Écartez-les un peu. Un bon entrainement consiste à tenir en équilibre dans le métro sans se tenir
à la barre.

Si vous ne parvenez pas à tenir en équilibre au moment où le train commence à freiner et arrive
à la station, c’est que l’équilibre n’est pas bon.
(Merci de rester prudent si vous tentez cette exercice, l’auteur de ces lignes décline toute
responsabilité civile …)

Bien ancré au sol donc, ou encore, les mains en appuis sur le pupitre. Il ne s’agit évidemment
pas de s’étaler sur le pupitre.

Mais on remarque aisément que nombre de plaideurs placent les mains aux extrémités du
pupitre, « à la barre », dans les premiers instants de leurs interventions.

Ce contact direct avec la matière peut avoir des vertus rassurantes.

Cela évite au passage de ne pas savoir quoi faire de ses mains, et ainsi diminue grandement les
gestes parasites.

***

28
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

PARTIE 2 – DU DISCOURS, DE L’ORALITE ET DES TECHNIQUES DE


RHETORIQUES

« Par quelle opération magique Monsieur Viviani arrivait-il à


captiver, à entrainer des auditeurs.
C’était, dès les premiers mots, une adhésion en quelque sorte
physique de l’auditoire, qui se laissait bercer par la musique du
discours.
A mesure que l’orateur s’animait et que ses gestes dessinaient
plus fortement sa pensée et son émotion, les assistants, attirés à
l’intérieur de ce mouvement, adoptaient le rythme de l’émotion
et emboitaient le pas à la pensée.
Les mots brillaient de loin en loin et propageaient alors leur
luminosité »

Henri Bergson1

Il s’agira ici, sans pouvoir malheureusement prétendre à l’exhaustivité, d’évoquer l’importance


du non verbal (I), la structure du discours (II) et quelques techniques de rhétorique (III)

I) Le non verbal si parlant

« Au bout de l’esprit, le corps, mais au bout du corps, l’esprit »

Paul Valéry2

Plusieurs études ont démontré que la force de conviction d’un discours passait à 60% par le
langage du corps, à 30% par les inflexions de la voix (la prosodie) et à 10% par les mots.3

Bien entendu, sans ces 10% de parole, le reste est d’une totale inutilité.

Les mots ne font pas tout, mais sans les mots on ne peut rien.

Un orateur, au moment où il intervient, agit, parle, plaide, avec tout son être et avec tout son
corps.

La force du regard, l’élégance naturelle du geste ou la musique du silence sont autant d’atouts
dont l’orateur ne peut se passer.

1
Henri Bergson, Préface de La mission française en Amérique, par René Viviani, Flammarion, 1917.
2
Paul Valéry, Monsieur Teste, L’imaginaire Gallimard, p.110
3
Voir notamment, Bertrand Périer, La parole est un sport de combat, JC Lattès, p.21

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

1. Les silences

« Ils parlaient, s’interrompaient, et, pendant les silences,


Leurs bouches se taisant, leurs âmes chuchotaient. »

Victor Hugo1

Si vous ne deviez retenir qu’une seule technique, qu’une seule forme de magie dans le discours,
retenez celle-ci.

Sans silence, il n’y aurait pas de musique. Sans silence, il n’y a guère d’éloquence.

Il existe plusieurs formes de silences, ou, plus précisément, plusieurs utilités du silence.

D’abord, le silence peut faire naitre entre l’orateur et l’auditoire une forme de complicité
unique, une sorte d’âme qui s’élève et à laquelle le silence de chacun participe.

C’est une création musicale dont vous êtes le chef d’orchestre, l’auditoire suit votre
mouvement.

Dans un silence, les âmes chuchotent comme le dit si joliment Hugo.

Maurice Maeterlinck écrit à cet égard que : « Dès que nous avons vraiment quelque chose à
nous dire, nous sommes obligés de nous taire, (…) les plus imprudents d’entre nous ne se taisent
pas avec le premier venu, (…) Si vous voulez vraiment vous livrer à quelqu’un, taisez-vous » 2

Il y a, dans le silence, cette part de magie inexplicable, ce « je ne sais quoi », pouvant faire
naitre un moment de communion et d’éloquence comme peu d’atout de l’orateur le peuvent.

Il y a un silence infiniment important : le silence juste avant de prendre la parole, qui est déjà
la parole elle-même.

Vous avez été appelé, c’est à vous de prendre la parole, prenez ce léger silence de quelques
secondes à peine avant de commencer, prenez-le avec vous, ne le rompez pas brutalement.

Rien de pire que ces orateurs qui commencent à tonner trop haut, trop fort, trop vite.

Le silence qui nous précède est plus éloquent que nous, il faut lui faire déférence avant d’y
mêler notre voix.

Dans son éloge du Bâtonnier Manuel Fourcade, Jean Denis Bredin remarque : « Quand il se
levait à la barre, immense et pâle, chaque geste, chaque attitude décelait son pouvoir ; avant
qu’il n’eût parlé, s’écoutait ce silence étrange où se taisent les plus grands orateurs » 3

1
Victor Hugo, Les Contemplations, « Sous les arbres », Classique de Poche, p. 139
2
Maurice Maeterlinck, Le trésor des humbles, Grasset, Cahiers rouges, p.20-24
3
Jean Denis Bredin, Éloge de M. le Bâtonnier Fourcade, in Paroles d’avocats, anthologie d’éloquence judiciaire,
Daniel Soulez Larivière, Hermann, p.85

30
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Faites du silence, votre allié dès le début du discours.

Le silence est une forme de parole, la plus belle. Ne vous en privez pas.
Le silence peut également être une arme rhétorique.

Il y a peu, une avocate confiait à l’occasion d’une conférence sur la notion et la triste réalité du
féminicide, que, pour illustrer dans l’esprit des juges la souffrance endurée par sa cliente qui
avait subi un étranglement de plus d’une minute, elle simula le geste de la strangulation à
l’audience et garda le silence, dans cette position, une minute durant.
Ça devient très long, et poignant aussi.
On imagine sans peine l’effet « dramatique » qui ressort d’un tel procédé.
Les juges vivent, durant cette minute de long silence, imaginent, ce qu’a subi la victime dont
l’avocate se faisait la porte-voix.

Le silence, léger, peut également être ce qui permet de donner tout son relief à une question
rhétorique.

La question rhétorique consiste à poser une question, interpellant directement son auditeur,
n’attendant aucune réponse.

Exemples :

Un avocat défend un homme qui a commis un crime pour pouvoir soulager sa famille d’une
certaine souffrance.
L’avocat se tourne vers ses juges :

- « Dans les mêmes circonstances, accablés de malheurs et d’angoisses, qu’auriez-vous


fait Mesdames Messieurs les jurés ? (Silence …) Je vous le demande, qu’auriez-vous
fait ?
(Silence …)

Pour d’autres faits :

- « Cela suffit-il à priver un homme de sa liberté ? (Silence …)


Alors il en faut si peu pour condamner un homme à passer la plus grande partie de sa
vie en prison, à l’ombre de la République ?
(Silence …)
Si peu ? (Silence…) »

Ces silences sont furtifs, légers et ne sont pas pesants.

Les mêmes arguments, passés dans la vitesse et le débit du discours passent inaperçus.
Le silence est un magnifique projecteur.

Les silences ont également, dans cet esprit de musicalité du discours, le mérite de permettre à
l’auditeur de reprendre sa respiration intellectuelle.
Une forme de pause, très légère, qui passe presque sans qu’on s’en aperçoive mais permettant
à l’auditeur de rester avec vous tout au long de votre intervention.

31
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Bien des choses pourraient être encore développées sur l’art du silence. Mais, pour clore sur ce
point, je vous propose cet épisode raconté par Jean Denis Bredin, qui résume assez bien les
idées ci-dessus :

« J’ai entendu Jacques Charpentier prononcer un jour, dans la bibliothèque des avocats, une
sorte d’oraison funèbre d’un ami.
Il a terminé par ces mots :
« Que reste-t-il ? …
Que reste-t-il ?
Tourner le dos au siècle ? Se révolter jusqu’au bout ?
Enfin comme ceux qui n’ont rien à dire, s’asseoir sur le quai de la gare … relever le col de son
manteau … attendre le dernier train qui vous emportera. »
Ces derniers mots sont restés suspendus au silence qui les a suivis.
Un silence dans lequel son discours continuait encore. Nous étions tous saisis par ce silence
dont il avait décidé qu’il serait notre maître pendant deux minutes, trois minutes … puis tout à
coup, maître de son silence il a replié brutalement ses notes. Ce geste disait soudain que le
discours était fini, et le silence, et l’émotion.
Les applaudissements ont éclaté à l’instant même où Charpentier l’avait décidé, non pas au
bout de ses paroles, mais au bout de son silence. » 1

2. Le regard

« On parle surtout avec les yeux » écrit Charpentier.2

Miroir de l’âme, votre regard peut être votre meilleur argument.

Souvent, trop souvent, les candidats, plaideurs, ou conférenciers accordent davantage de


regards à leurs feuilles, au plafond, au sol, aux murs, qu’à l’auditoire.

Si vous parlez devant un petit nombre de juges, plongez votre regard dans celui de chacun
d’eux.

Inutile que cela tourne à la « fixation ». Mais il faut parler avec les yeux.

Cela est parfois déstabilisant car on a l’impression qu’en nous regardant dans les yeux,
l’auditeur peut y voir nos secrets les plus enfouis.

Si l’éloquence est une opération à cœur ouvert, il faut accepter une part de mise à nue.

Si vous fuyez le regard de ceux qui vous écoutent, vous ne ressentirez pas cette impression, si
singulière il est vrai, mais vous fuyez également tout chance de parvenir à l’éloquence.

Il faut faire cet effort de regarder votre auditeur.

Un propos fort, bien construit, une authenticité de tous les instants, le courage d’être soi et
quelques silences ponctuant votre parole, ainsi que le regard dans le prolongement de votre

1
Jean Denis Bredin & Thierry Lévy, op.cit, p.321
2
Jacques Charpentier, op. cit, p.27

32
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

verbe, ce sont là les armes de l’orateur, les serviteurs de la prise de parole en public et les
mécanismes de l’éloquence.

3. Les variations

a) Varier les rythmes

Dans les Lettres à Lucilius, Sénèque offre au lecteur une sagesse, pour la vie certes, mais
également quelques précieux conseils à l’orateur. Ces conseils semblent intemporels.

À propos du rythme, du débit des paroles de l’orateur dans le discours, Sénèque écrit ceci :

« Je refuse tout autant le goutte à goutte que les torrents.


Il ne faut obliger l’auditeur ni à tendre l’oreille ni à se la boucher.
On retient plus aisément ce qu’on a attendu que ce qu’on doit saisir au vol.
Le fracas engendré par une cascade de mots ne procure pas de plaisir.
La force doit s’accompagner de modération.
Il ne doit pas imposer à ses auditeurs un rythme qu’ils ne peuvent suivre. »1

Il ne faut pas que les mots de l’orateur deviennent les maux de l’auditeur.

N’être jamais monocorde ou monotone.

Variez les rythmes, variez les tons et les sons.

L’oreille se lasse bien vite de la monotonie de la voix de l’orateur. Elle se lasse également d’un
flot ininterrompu de mots, l’oreille a besoin de respirer.

C’est un des travers du texte intégralement rédigé, ou du texte appris par cœur. Le rythme de la
mémoire, le rythme de la lecture, souvent accentué par le stress de l’exercice font que l’orateur
prend un train.
Mais, parti trop vite dans ses mots, dans son débit, l’auditeur n’a pas eu le temps de composter
son billet, il reste à quai.

Afin de rectifier cela ou de prévenir l’infraction…, une méthode connue consiste à s’enregistrer.
Méthode douloureuse et blessante pour l’égo mais efficace.
À l’occasion d’un évènement d’éloquence quel qu’il soit, d’une intervention orale ou seul chez
soi, s’enregistrer, puis s’écouter. Sauf narcissisme pathologique, cet exercice est d’une rare
violence.

Néanmoins, on remarque ses défauts et on se rend vite compte si l’on va … trop vite.

La meilleure école pour apprendre à rythmer sa parole avec harmonie est, selon nombre de
professeurs d’art oratoire, la musique classique.

Écouter Chopin, Mozart, Beethoven, Tchaïkovski ou tant d’autres, selon les goûts de chacun,
permet de percevoir, au niveau du rythme, ce à quoi doit pouvoir ressembler une intervention
orale.

1
Sénèque, Lettres à Lucilius, Agora, p.56-58

33
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Souvent assez bas au départ, puis, de plus en plus entrainant, des moments forts, avant de
retomber lentement.
Tout comme la musique qui se fait plus lente annonce la fin du morceau, ainsi le rythme et le
ton qui descendent doivent annoncer la péroraison de l’orateur.

« Nous pouvons dire que l’exorde doit être calme et jamais agressif pour attirer l’attention et
la bienveillance du juge. La narration des faits doit être effectuée rapidement pour ne pas
risquer d’être ennuyeuse, la réfutation de la thèse adverse a besoin d’être caractérisée par un
crescendo de tons et d’intensité. »1

« Le discours doit être construit avec art, de façon à ce que le début soit calme (…), en tout
cas, le discours doit couler selon un rythme tel que, arrivé à la fin, la pause soit naturelle »2

b) Varier les registres

« Heureux qui, dans ses vers, sait d’une voix


légère
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère »

Boileau 3

N’hésitez pas à alterner les registres. Quand la cause et l’évènement oratoire le permettent bien
entendu.

Il va de soi qu’un éloge funèbre ou une audience aux Assises s’y prêtent moins.

Encore que, concernant les prétoires, ainsi que les audiences de cabinet, il arrive parfois que le
magistrat, l’avocat ou le mis en cause se laisse aller à un trait d’humour.

A défaut d’être un argument juridique pouvant réduire sensiblement le quantum d’une peine,
cela ouvre parfois la voie à une forme, relative, de sympathie.

L’orateur doit pouvoir passer de propos forts, sérieux, à quelques digressions plus légères.

Il emprunte tantôt au philosophe, tantôt aux écrivains, tantôt aux humoristes.

Le rire tient une place à part entière.

Non pas que l’intervention doit se muer en une forme de Jamel Comédie Club.
Trop d’orateurs confondent le fait de savoir faire rire un public et le fait d’être éloquent.

Néanmoins, aux côtés du silence, du regard, des sons mélodieux, l’humour trouve sa place toute
singulière dans ce qui permet une connivence, une forme de complicité et de bienveillance de
l’auditeur envers l’orateur.

1
Alessandro Traversi, La défense pénale, Techniques de l’argumentation et de l’art oratoire, Bruylant, 4ème éd,
p.149
2
Idem. (Un schéma sur ce vers quoi doit tendre le rythme du discours est fortement conseillé p.150)
3
Nicolas Boileau, op. cit, p.89

34
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Cela permet également, là encore, une forme de respiration pour ce dernier. (En même temps
que c’en est une pour l’orateur.)

Entretenir un public, deux heures durant, sur la métaphysique chez Kant, sur les règles du
domaine public de l’État, ou sur l’Éthique de Spinoza peut s’avérer plus facile si le public
reprend son souffle de temps à autres.
Dans le cadre d’un concours ou d’une conférence, le rire a également une vertu euphorisante
pour l’orateur, dont il serait dommage de se priver.

Cela permet en effet de s’assurer que le public nous suit.

Sauf à provoquer les larmes, l’orateur ne voit pas immédiatement s’il touche le cœur de
l’auditeur. Il le ressent parfois il est vrai. Une sensation particulière fait qu’un orateur, avec un
peu d’habitude, ressent si le « courant » ne passe pas entre lui et son public.

Sauf à provoquer des rictus visibles, l’orateur ne sait pas si l’auditoire trouve que ses propos
sont d’une remarquable intelligence.

Le rire, en revanche, permet immédiatement de savoir que l’effet escompté est atteint.
C’est la manifestation sonore du public.

Aussi, l’orateur est mis en confiance. Il se sent, dès lors, comme pousser par l’auditoire.

Mieux, le rire sert non seulement la forme mais il peut aussi, et surtout, servir le fond.

Selon la phrase de Romain Gary : « L’humour, c’est l’arme blanche des hommes désarmés,
c’est une déclaration de dignité, de supériorité de l’humain sur ce qui lui arrive. »

Il n’est plus à démontrer que le rire peut être une arme sans égale pour parvenir à convaincre
ou faire triompher sa cause sur celle de son adversaire.

Dans les prétoires même, parfois, certains prévenus ou certains avocats y ont recours.

Furtivement, et cela ne changera pas l’issue des débats certes. Mais cela sert au moins l’orateur,
mieux accueilli pour la suite de son développement.

Le talent de faire rire n’est pas le même chez tous.


Néanmoins, désacraliser un peu l’exercice oratoire aide à plus de naturel et de décomplexions,
ce qui permet le rire.

En outre, même sans avoir le sens comique d’un Raymond Devos, le rire répond à certains
mécanismes qui, une fois identifiés, sont à la portée de tout à chacun. 1

Et, si jamais, un trait d’humour, un jeu de mots ou autre ne passe pas, et que cela se voit, un
conseil : jouez- en. Assumez-le.

« Cela s’appelle un bide Mesdames Messieurs ». Les comiques usent souvent de ce subterfuge.

1
Voir, notamment, Le rire, Bergson.

35
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Rien ne plait plus au public que l’auto dérision.

Évidemment, si cela devait être récurent dans le discours, il faudra songer à arrêter.

L’humour est un raffinement dans le discours, un plus, et non une obligation.

Toutes les paroles en public ne le permettent pas forcément.

L’art oratoire est une affaire d’adaptation perpétuelle.

4. Le geste

Certains professeurs d’art oratoire proposent à leurs élèves des méthodes de placement, des
exercices de mouvements du corps qui confinent à la torture, blessant la nature de chacun.

Être à l’écoute de ses élans naturels tout en s’attelant à brider les gestes parasites est préférable.

En outre, toutes les salles ne commandent pas la même gestuelle.


Le non verbal d’un orateur ne sera pas le même aux Assises et devant un Tribunal d’application
des peines dans une salle sans âme avec trois tables, quelques juges, et un greffier.

Le placement du corps d’un conférencier ne répondra pas aux mêmes exigences selon qu’il
parle devant un amphithéâtre de 800 personnes ou dans une salle de classe d’une trentaine de
personnes.

Si l’orateur parle devant un amphithéâtre ou dans une grande salle, se déplacer sera bien moins
dérangeant, c’est même parfois nécessaire pour maintenir l’attention des auditeurs. A rester trop
droit et statique dans une large salle, on exclut souvent une part de l’auditoire.

Néanmoins, certaines constantes existent.

L’orateur peut connaitre, quant à la gestuelle, ces 10 commandements (au moins) :

1) Tenir un stylo dans la main, tu éviteras.


2) Sur le pupitre tu ne t’avachiras pas.
3) Assez droit (pas comme un piquet) tu resteras.
4) Les mains, de tes poches, tu sortiras !
5) Les mains, dans tes cheveux tu ne mettras pas. Pour la pub l’Oréal on
repassera.
6) Si tu parles dans une petite salle, sur l’estrade, comme une pendule de droite à
gauche, tu n’oscilleras pas.
7) Pour être stable, tes jambes, l’une de l’autre, à une distance raisonnable tu
placeras.
8) Ton regard, vers l’auditeur tu tourneras. Savoir s’il y a, ou non, « des moulures
au plafond » n’est pas ton problème.
9) Des gestes brusques, tu ne feras pas.
10) Te balancer en parlant tu refuseras !

36
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Les mains font partie de ta parole, elles la prolongent.

Les pieds nerveux, les mains qui ne savent pas où se mettre, le regard qui fuit, le corps qui
gesticule doivent être évités. À long terme, cela distrait l’auditeur et il se concentre davantage
sur les aléas du corps que sur le discours.

De certains Présidents de la République, on a retenu surtout les tics des épaules …

II. La structure du discours

Ce qui doit être parfaitement maitrisé par l’orateur avant son intervention c’est sa structure, les
enchainements. Comment emmener l’auditeur d’un point A à un point B.

Nous n’avons aucunement vocation à nous substituer ici aux manuels de rhétorique, qui
reprennent en détails chacune des étapes, dans leurs nuances, leurs outils et leurs fins.

Nous présenterons ici les grands traits de la structure quoi doit être claire et adaptable à toutes
les formes d’intervention orale.

Traditionnellement, avec quelques nuances parfois, on présente la structure du discours comme


suit :

- L’exorde

- La narration

- La confirmation

- La réfutation

- La péroraison

Les habitués des cas pratiques en droit ne seront pas dépaysés.

Narration, confirmation et réfutation dépendent grandement du registre dans lequel le discours


est prononcé ainsi que de l’objet du discours.
Tantôt une réfutation s’impose, tantôt elle est inutile.
Qu’une narration et/ou une réfutation soient nécessaires, ou non, la philosophie décrite ci-
dessous dessine les grandes lignes de ce qui doit apparaitre dans l’esprit de l’orateur.
Le détail peut varier.
Mais l’économie générale d’un plan préparé pour une intervention orale détachée d’un texte
correspond à ces développements.

37
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

1) L’exorde

L’exorde est essentiel et correspond au début de votre intervention.

Si les mots de l’intervention ne doivent pas être appris par cœur, l’exorde (et la péroraison), le
doivent.

C’est encore un moyen de rassurer l’orateur et de minimiser sa peur, ce dernier sachant à


l’avance d’où il part et où il va.

Si un pilote d’avion me dit qu’il est compétent quant au décollage mais n’a aucune idée quant
à la méthode d’atterrissage, je ne peux être grandement rassuré …

Il en va de même pour l’orateur.

L’exorde doit permettre d’attirer la bienveillance de l’auditoire.

L’orateur doit, selon la cause, selon l’auditoire, selon les circonstances, choisir le ton de son
exorde.

Il peut être grave, léger, provoquant, intriguant etc.

Chacun est libre de sentir l’exorde qui convient le mieux à ses propos.

L’essentiel est de savoir qu’il faut se garder de commencer avec un propos qui sent déjà l’ennui
et le fastidieux.

Un auditeur qui n’est pas conquis dès le départ est un auditeur de perdu.

Commencer son intervention par « Il s’agira d’évoquer…, pour dans une première partie …
avant de, dans un second temps … » est déconseillé.

Cela peut avoir des accents universitaires, le mérite de l’apparence de la clarté, mais en
éloquence cela a surtout des vertus soporifiques.

Un plan et le déroulement d’une argumentation peuvent être parfaitement clairs sans recourir à
une telle formule de dissertation.

Si l’orateur tient absolument à imposer l’annonce d’un plan, qu’il trouve un moyen, avant cette
annonce, d’intriguer, de plaire, de rendre curieux l’auditeur, de l’étonner.

L’exorde n’a aucunement à être un long développement sur le sens de la vie. Une phrase simple,
limpide, un remerciement, peuvent être des exordes parfaits si la cause le commande.

Si l’orateur peut se permettre une entrée en matière intrigante, touchante, séduisante, qu’il le
fasse.

Mécanique inévitable chez l’étudiant admiratif que je suis, j’ai écouté des dizaines et des
dizaines de plaidoiries.

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Il y a des exordes que je n’oublierai jamais.

Prenons ici quelques exemples de pure fiction. Ou presque.

Exemples :

à S’il s’agit de traiter de la faim dans le monde et de la pauvreté.


Plutôt que de commencer en disant :

« La faim dans le monde est un sujet grave (merci pour l’info...) et c’est le sujet qui nous occupe
aujourd’hui », un exorde plus intéressant serait :

« Mesdames Messieurs, j’aimerais me dire, en nous regardant tous ce soir dans cette salle, que
nous n’avons pas des têtes de coupables. Et pourtant, pourtant nous laissons mourir de faim
plus de 9 millions personnes par an, 25 000 personnes par jour. »

Que l’on s’entende bien. Il ne s’agit là aucunement de trouver des effets de manche pour un
sujet d’une tristesse infinie.
Il s’agit de dire une réalité, mais de la dire d’une certaine manière, qu’elle résonne et raisonne
plus fortement chez qui écoute.

Ce que l’on peut appeler un exorde « ex abrupto »

Récemment, l’humoriste Fary, à la cérémonie des Molières commençait son exorde de la sorte :

« Salut les blancs ».

Là, aucun doute, heurté peut être, surpris ou amusé, mais l’auditeur est attentif.

L’humour, s’il est bien fait, permet des effets remarquables.

Il y a peu, un ami, comédien, Hicham Benjoudar, sur le sujet « Le travestissement de la réalité


est-il nécessaire ? » commençait son discours comme suit :

« La vérité avance toujours masquée, voilé … La vérité ne pourra donc plus accompagner les
enfants en sortie scolaire... »

L’exorde ici est plein d’humour, intrigue, et, cet humour en exorde, en même temps qu’il
attache l’attention de l’auditeur permet de dénoncer une actualité.

Le public a été cueillis dès le début et il ne l’a plus perdu.

(Je ne fais évidemment pas, dans ces lignes, de politique ! Je retranscris des éléments de
rhétorique.)

De certains discours politiques, ils ne restent que les exordes, qui sont devenus des lieux
communs et des formules cultes. C’est dire l’importance de l’exorde.

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Une forme connue d’exorde consiste à présenter modestement (si possible de manière sincère)
sa personne et son propos, au regard de l’enjeu, au regard des intervenants précédant ou au
regard d’un sujet infiniment complexe.

Exemples :

à « Y a-t-il un au-delà ? »

« Mesdames Messieurs, voilà des milliers d’années, que les Hommes se posent la question.
Il serait bien prétentieux de prétendre apporter une réponse.
Me concernant, je dois admettre que je n’espère franchement pas qu’il y ait un au-delà.
Déjà que j’ai bien du mal à gérer un ici-bas. »

Façon pour l’orateur de désacraliser le sujet, de se montrer avec une forme de sympathie à
l’endroit de l’auditoire.

Discours d’Albert Camus, connu et publié sous le nom du « Discours de Suède »

Albert Camus reçoit le prix Nobel de littérature en 1957. Le 10 décembre a lieu le discours de
réception devant l’Académie du prix.

à Exorde du discours :

« En recevant la distinction dont votre libre Académie a bien voulu m'honorer, ma gratitude
était d'autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes
mérites personnels. Tout homme et, à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le
désire aussi. Mais il ne m'a pas été possible d'apprendre votre décision sans comparer son
retentissement à ce que je suis réellement.
Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d'une œuvre encore en
chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l'amitié, n'aurait-
il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d'un coup, seul et réduit à lui-
même, au centre d'une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à
l'heure où, en Europe, d'autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence, et
dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant ? J'ai connu ce désarroi
et ce trouble intérieur. »

Ici, il s’agit de l’exorde par excellence.

• Modestie, « excuses » et réduction de la distance avec l’auditoire :

Camus commence par une marque de remerciement, de gratitude, mais également et surtout,
par une marque de modestie. Non feinte certainement.

Camus présente presque ses excuses d’être là, remet en cause sa légitimité.

Dans la continuité de cet esprit de modestie, Camus marque son appartenance au royaume des
Hommes.
L’auteur reçoit ici une « distinction », un prix, ce qui pourrait témoigner d’une forme de
distance, une certaine supériorité, une reconnaissance institutionnalisée du talent.

40
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

L’orateur s’attelle donc immédiatement à marquer son égalité avec les auditeurs, avec les
hommes : « Tout homme …. Je le désire aussi »

Camus est même scrupuleux dans cet exorde.


Il tempère son enthousiasme en rappelant les déboires que connait sa terre natale au même
moment.

En somme, pas de méprise dit Camus. Je suis aujourd’hui honoré mais je n’oublie pas le
désarroi dans lequel d’autres que moi, mes semblables et mes frères se trouvent.

Et c’est certainement à raison. On sait qu’il avait été beaucoup reproché à Sacha GUITRY,
d’avoir continué à profiter de ses talents et des succès subséquents en temps de guerre.

• Art de la formule

Dès l’exorde, Camus offre à l’oreille et à l’esprit de son auditeur, une formule alliant image,
plaisance sonore et pertinence. Il ne s’agit donc aucunement de la « formule pour la formule ».
Opposition entre deux termes que l’orateur assemble : « Riche de ses seules doutes »
Le doute vaut donc mieux que les certitudes.
« Presque jeune ». Belle formule pour marquer un passage, une étape de la vie d’un Homme.

Du reste, il n’y a pas de recette absolue pour un exorde réussi.


L’essentiel est de comprendre que c’est un moment décisif dans l’intervention. L’attention
humaine est ténue, si aucune raison de se maintenir ne lui est donnée, l’auditeur ne fera pas cet
effort.

2) Les arguments et techniques de rhétorique

n Un argumentaire clair pour vous accessoirement, pour l’auditeur essentiellement

Les arguments sont fonction du sujet, de la cause, et des ressources culturelles de chaque
orateur.

Nous ne pouvons qu’esquisser de très brèves remarques.

LA CLARETÉ est le maitre mot, comme cela a été évoqué plus haut.

N’oubliez jamais que l’auditeur n’était pas avec vous au moment de penser le sujet et ne peut
se mettre dans votre esprit.

« Soyez-vous à vous-même un critique sévère. »

L’intelligence qui n’est pas intelligible est sans effet.

Selon le temps dont vous disposez, apprenez à renoncer à certaines idées.


Non, toutes ne sont pas essentielles.

Hiérarchisez. Ce qui semble superflu, abandonnez-le sur l’autel de la rigueur de la


démonstration.

41
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Un élément important est celui de trouver, en amont, si possible, quelques formules susceptibles
de marquer les esprits.

Usez d’oxymores, de nuances de mots qui se rapprochent, de sonorité.

Il n’agit évidemment pas de la formule « pour la formule ».

Celle-ci doit sonner comme une claque.

La fréquentation des poètes, des écrivains, et des adages du droit permet, par mimétisme, de
fabriquer des formules qui marquent.

Certains plaideurs célèbres usent des mêmes formules depuis plus de 20 ans, comme (après
avoir obtenu un acquittement) : « Ce n’est pas une victoire de la défense, mais une victoire de
la justice. »

Si l’on songe bien, en politique, en publicité, dans les prétoires, dans certaines œuvres littéraires
ou philosophiques, ce qui reste, ce qui marque, c’est l’art de la formule juste.

« Vous n’avez pas le monopole du cœur » Valéry Giscard d’Estaing

« Le cœur a ses raisons que la raison ignore » Pascal

« Ce qui ne me tue pas me rend plus fort » Nietzsche

« Un être vous manque et tout est dépeuplé » Lamartine etc.

L’orateur s’appliquera à trouver, dans son style, des formules qui résument une idée, un
argument, un propos.

Cela n’est aucunement une obligation mais c’est un atout majeur pour que notre parole se
prolonge dans l’esprit des auditeurs.

La facilité de la formule vient à force de lecture.

Il y a un lien consubstantiel entre culture et éloquence. L’esprit, à son aise dans les champs de
l’intelligence, puise, à loisir, dans des références à l’Histoire, gage d’autorité, chez les
philosophes, ou encore, chez les poètes.

« Apprenez des vers cœur par cœur » écrit Charpentier.

Non pas qu’il s’agisse d’apprendre des vers par cœur pour les déclamer tel un Fabrice Luchini.

Mais, une fois de plus, la poésie dépose, avec bienveillance, chez son lecteur assidu, une aisance
à trouver une phrase juste.

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

n Quelques éléments de rhétorique

Attention : Il ne faut pas être obnubilé par la rhétorique dans la construction de son discours.
D’abord car un travers récurent est de vouloir trop en faire et, à chercher à être trop bon, on
devient souvent mauvais.
Le risque est ensuite d’alourdir le style et d’être plus obscur qu’il ne faut.
D’aucuns s’attachent à ce point à orner leurs discours de formules de rhétorique que leurs
propos ressemblent davantage à une vitrine sophistique qu’à un discours convaincant et
plaisant.
« Que toujours le bon s’accord avec la rime » écrit Nicolas Boileau. Le poète qui cherche la
rime plus que l’idée n’est pas un grand poète.
De la même manière, l’orateur qui chercherait d’abord l’effet rhétorique pour ce qu’il est et non
pour ce qu’il doit produire ou l’idée qu’il doit servir est condamné au verbiage et non au verbe
convaincant.
Un propos simple mais authentique ou sincère vaut souvent mieux qu’une rhétorique froide et
fade.
En outre, ne perdez pas de vue que des éléments de rhétorique se glissent dans votre
raisonnement sans même que vous vous en aperceviez.

L’art de la formule évoqué plus haut ne vaut pas seulement pour l’exorde qui doit être
accrocheur et capter la bienveillance.
Il faut tenter de parsemer son propos de phrases qui ramassent, en une formule claire,
« lapidaire », séduisante et concise, une idée, un propos ou une thèse.
Votre auditoire ou votre jury ne retient pas l’intégralité du discours. Il se souvient de la saveur
générale, de l’effet persuasif ou non qu’il a eu sur lui mais, bien souvent, certaines formules
restent, se démarquent et résonnent dans leurs esprits bien après la fin du discours.
Si cela vous vient, tant mieux. Sinon rien de grave.
Voici quelques pistes pour apprendre à construire des formules.
Vous verrez, là encore reprenant une formule de Nicolas Boileau, à l’instar du poète, en parlant
de la rime : « Lorsqu’à la bien chercher d’abord on s’évertue, L’esprit à la trouver aisément
s’habitue ».
Ainsi, lorsque on s’accoutume à essayer de trouver des formules marquantes, si cela relève dans
les premiers temps d’une certaine recherche, ça devient ensuite tout à fait naturel.

• Fonctionner par oppositions et oxymores :

(Conseil : Pour se familiariser avec l’art des formules, certains auteurs sont à lire car ils excellent en la
matière. Ne pouvant tous les citer on mentionnera seulement (dans un éclectisme tout subjectif) :
Sénèque, La Rochefoucauld, Molière, Albert Camus (le Discours de Suède ou La Chute sont des
« masters class » de formules pertinentes) Sacha Guitry (certainement l’un des meilleurs !) ou encore,
dans un style plus polémique, Philippe Muray).

Exemples :

- « Cher contradicteur, je vous ai écouté. Attentivement. Parfois. Et j’ai entendu un


torrent de paroles dans un désert d’idées » (Attention : évitez l’invective gratuite ! La
seule personne que vous desservez si, comme cela arrive trop souvent dans les concours,
vous vous en prenez à la personne plutôt qu’à l’adversaire, à ce qu’il est plutôt qu’à ce
qu’il dit, vous vous tirez une balle dans le pied).

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

- « Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force » (Pascal)

- « Les hommes sont pleins de paradoxes. C’est là leur seule cohérence »

- « On ne vit plus les choses, on les filme »

- « Celui qui ne voit pas loin, verra les problèmes de près »

- « Il y a moins bien mais c’est plus cher » (Publicité pour un véhicule automobile)

- « Permettez-moi, Madame le président, une cordiale impertinence »

- « Être partout, c’est finir par être nulle part » (Sénèque)

- Carlos Ghosn à propos de son évasion du Japon : « Je n’ai pas fui la justice japonaise,
je me suis libéré de l’injustice »

- A propos de l’amour : « On se veut et on s’enlace ; puis on s’en lasse et on s’en veut ».


Sacha Guitry

Quand elles servent le fond, les constructions par opposition et oxymores permettent de mettre
le doigt sur une nuance, sur la complexité d’une chose. L’esprit aperçoit un entre-deux et
l’oreille est assez charmée.

• Jouer sur les sonorités : paronomase, allitération, assonance, harmonie imitative,


homéotéleute, homophonie etc.

Exemples :

- Pour soutenir qu’un discours ne serait être qu’un agencement de rhétorique de pure
forme : « Sans fond, la forme s’enfonce ».

- « Une salle comblée vaut mieux qu’une salle comble ».

- « Dans un discours, le non verbal est omniprésent mais il n’est pas omnipotent ».

- « C’est l’essentiel et l’essence même de l’amour que … »

- « Dans une indolence qui frôle l’insolence »

- « L’orateur doit être émouvant et non larmoyant »

- « Avec cette idéologie mortifère, tout compromis est une compromission »

- « Qui peut et n’empêche et pèche » Loisel (utilisé en droit pénal notamment pour
condamner une abstention coupable).

- « Le mur murant Paris rend Paris murmurant ». Beaumarchais à propos du mur des
fermiers généraux

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

- « Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire ». Racine Phèdre

- « Naturiste : corps sage sans corsage ». Alain Finkielkraut, Petit fictionnaire illustré

- C’est également par une formule marquante que les pouvoirs publics veulent marquer
les esprits dans leur campagne de prévention contre les accidents de la route. Soutenant
qu’il ne faut pas laisser repartir un proche qui a consommé de l’alcool :
« Quand on tient à quelqu’un, on le retient ».

- « Pour le musicien et le poète, il faut écouter le bruit des vagues car ce son est une
leçon ».

- « Mon Maitre nous a quitté il y a déjà quelques années. Il ne tonne plus, ne plaide plus,
il n’est plus sonore.
Et pourtant, partout, sa voix résonne encore. »

Les formules sont omniprésentes, dans le prétoire, en politique, dans le domaine publicitaire.
Ces formules, qui ne doivent pas être trop nombreuses, sous peine de tomber dans l’effet
rhétorique qui se voit, doivent être apprises par cœur.
Surtout, elles doivent servir le propos, le mettre en lumière avec force et élégance.
La formule pour la formule est fort nulle …
L’orateur sait à quel moment, dans quelle partie de son discours et sur quel ton il va les utiliser.

• Les métaphores

S’il est sage d’en user, il est rédhibitoire d’en abuser.


Une métaphore doit être évocatrice sans que l’auditeur n’ait à trop à réfléchir.

Les poètes sont, une fois de plus, la meilleure école :

« Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage,


Et la mer est amère et l’amour est amer ;
L’on s’abime en l’amour aussi bien qu’en la mer
Car la mer et l’amour ne sont point sans orage.
Celui qui craint les eaux, qu’il demeure au rivage »
Marbeuf.

« L’ennemi vigilant et funeste, Le temps ! » Baudelaire

« Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,


Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
Jeter l’ancre un seul jour ? » Lamartine

« La lumière de la mémoire hésite devant les plaies »


Aragon

« Comme il a vite, entre les doigts passés


Le sable de la jeunesse,
Je suis comme un qui n’a fait que danser,

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Surpris que le jour naisse »


Aragon

« La beauté de ses cheveux grisonnants, les rides sur son front qui disent le labeur et le temps,
son regard bienveillant, étaient les gages de cette expérience de la vie. »

Il sera utilement rappelé qu’il ne s’agit ni de plaider en vers ! Ni de faire du Lamartine.

Il s’agit ici de mettre en exergue que la fréquentation des poètes donne des idées, des facilités.
Parfois, une idée, un propos, une nuance ou une comparaison pénètrent infiniment mieux le
cœur et l’intelligence de l’auditeur.

J’ai en mémoire cette image dont s’est servie une avocate il y a peu, voulant relever que le
Ministère Public se fondait essentiellement sur des suppositions.
Plutôt que de dire cela, elle utilisa l’image suivante : « Cette accusation, c’est le royaume des
hypothèses. »
La formule résonna avec énergie dans la salle d’audience.

Ce n’est certainement pas pour rien que pléthore de rhétoriciens soutiennent que poésie et
éloquence entretiennent des liens consubstantiels et que nombre d’orateurs invitent les
néophytes à « apprendre des poèmes par cœur ». (Charpentier)

• La prolepse

Élément classique de la réfutation dans le discours, elle consiste à répondre par anticipation au
contradicteur.

Exemple : « Mesdames Messieurs les Juges, mon contradicteur vous dira peut-être que …
On soutiendra surement que …
Mais cela est une erreur d’analyse.
Le second argument ne tiendra pas car …
Quant à cet argument de modeste facture qui sera surement brandis par la défense comme
irréfutable … »

Ce n’est pas toujours imparable. Mais ça donne l’illusion.


Surtout, cela a le mérite d’atténuer la force du propos du contradicteur dans l’esprit de
l’auditeur.
Silencieusement, entre l’orateur qui a anticipé et l’auditeur nait une forme de : « Vous voyez,
je vous l’avais bien dit… »

• La concession

Feindre d’admettre un argument adverse pour le défaire de l’intérieur, le tirer à son avantage.

Exemple : « Mais vous savez quoi cher contradicteur, allons un instant dans votre sens ….
Si nous suivons votre raisonnement Monsieur le Procureur … »
Et là, une fois « à l’intérieur » on tire le fil du raisonnement pour montrer que l’argument
adverse (qu’on a souvent un peu déformé au passage) mène à une impasse, ou à un non-sens.

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

• La subjection

Formuler une interrogation à laquelle on apporte une réponse (à la différence de la question


rhétorique)

Exemple : « Quels étaient ses motivations ?


La haine, Monsieur le Président, la jalousie. C’est ça qui a poussé Monsieur X à agir de la
sorte. »

« Quel est le secret d’un orateur ? Qu’est ce qui forge l’éloquence ?


Le travail. Le travail. Et encore le travail. »

• La question rhétorique

La question rhétorique n’attend pas de réponse, la réponse est évidente. Du moins l’orateur l’a
amenée de telle sorte que la réponse ne fait guère de doute.

Mais c’est un excellent moyen d’interpeller l’auditeur.

Exemples : « Qu’auriez-vous fait à sa place Mesdames, Messieurs les jurés ? »

« L’amour n’est-il pas qu’une forme douce de torture Monsieur le Président ? »

« Ne sommes-nous pas, tous, responsables, de ces inégalités persistantes ? »

« A qui, dans cette salle d’audience, doit profiter le doute Monsieur le juge ? Au Ministère
public ? A l’accusation ? Ou à la défense ? »

• La gradation

Monter crescendo dans son propos. (Et éventuellement retomber tout à coup, la chute venant
en opposition avec la montée en puissance qui précède).
Exemple : « J’ai été intriguée par lui, séduite par lui, j’ai cru en lui, je me suis donnée à lui pour
finalement n’être que trahie ».

• L’aposiopèse

C’est une forme de rupture dans la suite attendue par l’auditoire des enchainements de la phrase,
une interruption qui permet de suspendre l’auditeur dans le déroulé syntaxique, cette rupture
pouvant traduire une hésitation touchante, une émotion etc.

Exemple : « Devant vous, dans cette salle, je revois mon vieux Maître qui m’a tant appris, tant
donné, les années ont passé et pourtant, aujourd’hui, me tenant là où naguère il se tenait,
j’aimerais tant lui dire ..., j’aimerais tant pouvoir lui dire …(silence) – L’orateur se rassoit sans
finir son propos- L’auditoire a compris que l’orateur voudrait exprimer sa reconnaissance à un
homme qu’il a aimé mais il ne le peut plus.

• La digression

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

La digression, du latin digressio signifiant « action de s’éloigner » consiste pour l’orateur, à


s’éloigner, sciemment, l’espace d’un (court) instant, de son sujet, de son propos.
Il ne le fait pas par égarement mais à dessein.
La digression permet, dans l’enchainement d’un argumentaire relevé par exemple, de diluer un
peu la tension sans perdre l’attention.
L’orateur offre comme un moment de respiration à son auditeur : « Se perdre pour mieux se
retrouver ».
Cela doit être très brève et peut même consister à ne donner que l’illusion de s’éloigner sans
éloigner.
On prend une respiration avant de solliciter à nouveau l’éveil et l’intelligence de l’auditeur.

Exemple : Après un long raisonnement soutenant, par exemple, que l’inégalité n’est pas une
injustice : « Je soutiens donc que toute inégalité n’équivaut nullement à une injustice.
L’inégalité est une donnée quasi mathématique alors que l’injustice suppose une volonté
discriminante, discrétionnaire et discriminatoire. Je refuse à l’un ce que je donne à l’autre alors
que les deux méritent la même chose.
(Digression) à D.ieu lui-même est discriminant Mesdames Messieurs. Il offre à certains un
talent à la naissance et à d’autres, rien d’autre que la vacuité. Je soupçonne D.ieu d’être de
droite, et Jésus en revanche est de gauche. Les évangiles ont un gout de manifeste socialiste
vous ne trouvez pas Monsieur le Président ?
J’en reviens à ma comparaison … »
(Cette illustration est inspirée par Maître Marc Bonnant, Conférence du 28 avril 2014, Université de
Fribourg, disponible sur YouTube)
Attention : il ne faut pas en abuser, au risque de paraitre confus et d’offrir à votre audition plus
de « respirations » que de réflexion.

• L’anaphore

Formule de rhétorique bien connue, l’anaphore est une répétition du même mot ou groupe de
mots en début de phrases.
En 2012, un candidat à la présidentiel ne remporta-t-il pas l’élection en une anaphore … ?

Exemple : Un plaideur défendant son client :


« Qu’auriez-vous fait dans la même situation ?
Qu’auriez-vous fait dans le même état d’épuisement ?
Qu’auriez-vous fait, acculé par les dettes, esseulé devant les risques et encerclé de menaces ?
En somme, qu’auriez-vous fait lorsque tout vous annonce que vous allez tout perdre ? »

Attention : Là encore, il ne faut guerre en abuser car cette technique, efficace quand elle est
bien employée, demeure néanmoins très visible alors que tout l’art de l’éloquence est de faire
ressentir sans trop donner à voir. Un orateur dont les techniques seraient trop visibles est comme
un magicien qui dévoile ses techniques en même temps qu’il réalise ses tours.
Il n’y a guère plus de magie qui opère …

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

• L’épiphore

Il s’agit également d’une répétions de mots mais en fin de phrases.

Exemple : Un procureur lors de son réquisitoire :


« On vous a donné une chance, vous avez déçu.
Puis on vous a redonné une chance, vous avez déçu.
On vous a fait confiance, vous avez déçu.
On vous a offert une alternative à l’emprisonnement, vous avez à nouveau déçu.
La réinsertion était une promesse, vous avez encore et toujours déçu.
Pensez-vous sincèrement mériter une énième chance Monsieur ? Pour décevoir encore ? Pour
se retrouver dans six mois après avoir … certainement … encore déçu ? »

3) La péroraison

Dans une sorte de symétrie opposée à l’exorde, la péroraison, la conclusion de votre discours,
doit également être travaillée soigneusement.

C’est la dernière note que vous laisserez à l’auditeur.

Une intervention réussie est une intervention qui finit bien.

L’art de la formule évoquée ci-dessus peut être un bon moyen de parfaire une péroraison.

L’auditoire doit, de lui-même, savoir que cela marque le baisser de rideaux. Un orateur qui
conclut sans que le public ait compris que c’est la fin, rate sa péroraison.

Il peut avoir fait un beau discours, on retiendra surtout ça …

Selon la cause, un rappel des divers arguments peut être fait.

Mais là encore, à l’instar de l’exorde, évitez le ton trop scolaire :

« Mesdames Messieurs, aujourd’hui je vous ai donc dit trois choses. 1) …, 2) … 3) … »

Cela manque de saveur.

Si le besoin de répéter clairement se fait trop ressentir, c’est que le discours lui-même a manqué
de clarté.

Si le discours n’a pas manqué de clarté, on peut espérer, avec un postulat généreux, que
l’auditoire n’est pas amnésique, et donc qu’il sait ce qu’on lui a dit.

Faites donc en sorte, si les arguments sont rappelés, de le faire avec discrétion et finesse.

« Avant de prendre congés de ses auditeurs, l’orateur s’adresse une dernière fois à leur
intelligence et leur âme »1

1
Maurice Hougardy, op.cit, p. 109

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

***

Ces quelques pages arrivent également à leur « péroraison. »

L’occasion pour moi de remercier celles et ceux qui m’auront lu jusqu’ici.

L’occasion de rappeler au lecteur que je ne pouvais prétendre ici, ni à l’exhaustivité, ni à des


vérités absolues sur l’art oratoire.

Enfin, c’est l’occasion pour moi de rappeler que toutes les règles énoncées ci-dessus ne sont
pas les dictateurs d’un art. Elles n’ont d’autre ambition que de permettre à chacun d’explorer
son potentiel oratoire.

On peut être brillant sans respecter ces règles, et on peut être de modeste facture en les
respectant. « La vraie éloquence se moque de l’éloquence » écrit Pascal. 1

L’essentiel est de savoir que la progression est à la portée de tout le monde et qu’une des phrases
les plus inexactes s’agissant de la parole en public est : « J’en ai envie, mais je crois que ce
n’est pas fait pour moi ».

Reprenant quelques éléments développés lors de la conférence, et en guise de fin, je vous


propose ces mots de Sacha Guitry. 2

Ils sont à destination du comédien, de la pantomime, dans la pièce Deburau, mais ils sont, à
bien des égards, indispensables pour l’orateur :

« - As-tu peur de paraitre en public dès ce soir ? Réponds la vérité.


- Oui papa, j’ai très peur
- Il a peur, oh ! tu vois, déjà c’est un artiste. Il a compris, c’est bon c’est très bon. Mais
tout de même attention, comprends-moi bien ce n’est qu’une précaution.
Sois agité, nerveux, et sois le follement,
Mais dans ta loge seulement,
Là tu ne risques rien, c’est pour te soulager, mais n’oublie pas qu’il faut cesser de l’être
en face du danger.
Que le public ne voit jamais, ta mémoire indécise, le souci d’être bon, la peur d’être
mauvais.
En scène, sois léger, sois simple, sois charmant, (…)
Tous les gestes sont bons quand ils sont naturels
Ceux qu’on apprend sont toujours faux.
Fais rire le public, dissipe son ennui,
Et, s’il te méprise et t’oublie
Sitôt qu’il a passé la porte,
Va, laisse-le, ça ne fait rien,
On oublie toujours ceux qui nous ont fait du bien. »

***

1
Pascal, op. cit, fragment 467, p.359
2
Sacha Guitry, Deburau, Omnibus, p.690

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

Avant de nous quitter, à celles ceux qui, comme beaucoup me l’ont confié à l’occasion de ces
petites conférences, ont envie de prendre la parole en public mais doutent et hésitent :

« Quoique vous pensiez ou croyez pouvoir faire, faites-le.


L’action porte en elle la magie, la grâce et le pouvoir ».

Goethe

51
- L’art du discours et de la prise de parole en public –

BIBLIOGRAPHIE

(La bibliographie comprend : les ouvrages utilisés pour la rédaction des pages ci-dessus et les ouvrages conseillés.
Les livres, à mon sens, les plus utiles, dans cette liste tout subjective, sont suivis d’une « * »)

Éloquence, Rhétorique et Art Oratoire :

- Dictionnaire historique de la langue française **


- De l’orateur, Cicéron *
- Rhétorique à Herennius
- Institution oratoire, Quintilien
- Rhétorique, Aristote
- La parole en public, Maurice Hougardy *
- Essai sur l’éloquence judicaire, Maurice Garçon *
- Remarques sur la parole, Jacques Charpentier *
- Convaincre, Jean Denis Bredin, Thierry Lévy *
- Introduction à la rhétorique, Olivier Reboul
- Je suis avocat, Jacques Isorni
- L’art de plaider, Jean Marc Varaut
- Paroles d’avocats, Daniel Soulez Larivière
- Dictionnaire de rhétorique, Georges Molinié
- La parole en public, Jean Paul Guedj
- L’art d’avoir toujours raison, Schopenhauer
- La défense pénale, Alessandro Traversi (traduction de Caterina Wiskemann)
- Introduction à l’art de la plaidoirie, Pascal Créhange *
- Art et techniques de la plaidoirie, L. Gratiot, C. Mécary
- Le pouvoir des mots, Josiane Boutet
- Le secret des orateurs, Stéphane André
- Choisir le mot juste, Patrick Dupouey
- La parole est un sport de combat, Bertrand Périer
- Sur le bout de la langue, Bertrand Périer
- L’exécution, Robert Badinter *
- L’Age de l’éloquence, Marc Fumaroli

Littérature, Poésie, Théâtre, Philosophie :

- Art poétique, Nicolas Boileau *


- Les contemplations, Victor Hugo
- Méditations poétiques, Lamartine
- Goethe, Faust
- Le roman inachevé, Aragon
- Et toi mon cœur pourquoi bats-tu ? Jean d’Ormesson
- La langue et la liberté, Jacqueline de Romilly
- Notes sur le métier d’écrire, Jules Renard
- Discours de Suède, Albert Camus
- Le choix des mots, Clément Rosset
- Notes sur l’affaire Dominici, Jean Giono
- Le trésor des humbles, Maurice Maeterlinck
- Monsieur Teste, Paul Valéry
- Pensées, Blaise Pascal

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- L’art du discours et de la prise de parole en public –

- Lettres à Lucilius, Sénèque


- Le comédien désincarné, Louis Jouvet
- Témoignages sur le théâtre, Louis Jouvet *
- Deburau, Sacha Guitry

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