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Sommaire
p.2 Éditorial
Marion ZALAY
p.4 Le paradoxe de l’œuvre
Slimane RAÏS

L’art et l’époque
p.9 Les enjeux de la perception de l’art contemporain
Paul-Hervé PARSY
p.11 L’art contemporain et le divertissement
Yves MICHAUD
Directrice de la publication p.13 Définir l’art contemporain
Marion ZALAY Paul ARDENNE
Directrice générale de l’enseignement et de p.19 C
 rise systémique de l’art
la recherche
André ROUILLÉ
Ministère de l’Alimentation, de l’Agriculture
et de la Pêche p.21 L ’art et son époque
Alexandre BOHN
Ministère de l’Alimentation, de
l’Agriculture et de la Pêche
DIRECTION GÉNÉRALE DE L’ENSEIGNEMENT L’art et sa réception
ET DE LA RECHERCHE (DGER)
S/D des Politiques de Formation et p.23 Alphabétisation culturelle et démocratie
d’Éducation
Raphaël MONTICELLI
Bureau de la vie scolaire, étudiante et de
l’insertion
p.24 La réception de l’art, un projet complexifié
Ré s eau «A nima tio n e t D é v el o p p em en t Alice VERGARA-BASTIAND
Culturel» p.27 L’intérêt des publics pour l’art contemporain
1, ter avenue de Lowendal
Jean-Christophe VILATTE
75007 Paris

École Nationale de Formation


Agronomique (ENFA)
L’art et l’éducation
BP 22687 - 31326 CASTANET Cedex
p.35 De quoi parle-t-on lorsque l’on parle d’éducation artistique ?
Rurart Joël N. TOREAU
Espace d’art contemporain, p.36 Histoire critique de l’éducation artistique en France
espace multimédia, Christian VIEAUX
réseau régional d’action culturelle
p.50 R
 éflexions sur l’art contemporain et les jeunes
D150 lycée agricole Venours
86480 Rouillé Sylvie OCTOBRE
www.rurart.org p.52 L’expérience luxembourgeoise, une éducation par la pratique ?
Enrico LUNGHI
Responsables de la rédaction :
Claire LATIL, réseau ADC
p.56 L’apport de l’éducation artistique dans les établissements d’enseignement agricole
Arnaud STINÈS, Rurart Patrick DUSSAUGE
p.58 A
 rt contemporain et pédagogie
Ministère de la Culture et de la Sylvie LAY
Communication
SECRÉTARIAT GÉNÉRAL
Ser vice de la coordination des politiques
culturelles et de l’innovation
Dépar tement de l’ éducation et du
développement artistique et culturel
182, rue Saint-Honoré
75033 Paris Cedex 01

Conception graphique et illustration : Rurart

Impression : Imprimerie Mégatop - Naintré


Tirage : 3700 exemplaires
ISSN : 1253 - 0352
2

Éditorial

Il y a vingt ans les ministères chargés patrimoine de l’humanité, à les amener le site d’un lycée – a fortiori d’un lycée
de la Culture et de l’Agriculture à expérimenter le fait artistique et la agricole – la structure répond à la fois
signaient leur première convention création, à leur procurer les outils pour à une mission d’éducation artistique
définissant leurs objectifs communs comprendre le monde d’aujourd’hui. et de diffusion de l’art contemporain
en matière de développement culturel par la production d’œuvres et leur
En effet, si le projet éducatif vise à
et d’éducation artistique en milieu exposition.
mesurer et à questionner les défis
rural.
et les enjeux qui accompagnent les Aussi Rurar t et le réseau national
L’enjeu d’une telle collaboration évolutions de la société, l’une des thématique de la direc tion
demeure aujourd’hui prépondérant fonctions de l’art est bien de penser générale de l’Enseignement et de
car l’éducation artistique constitue l’ époque contemporaine dans sa la Recherche chargé de l’animation
encore le principal pilier de comple xi té : l ’ar t d ’aujourd ’ hui et du développement culturel nous
l’émancipation culturelle des jeunes interroge et interpelle, il s’empare proposent les actes du séminaire « Art
générations. La volonté, récemment des questions qui habitent ce début contemporain et éducation artistique :
réaffirmée par les services de l’État, de siècle et incite les publics – et la persistance d’un malentendu ?»,
de considérer l’enseignement des notamment les publics scolaires – à organisé en janvier 2009 en lien étroit
ar ts et de la culture comme une porter un regard critique sur le monde avec la délégation au développement
richesse du système éducatif français, dans lequel ils vivent. et aux Af faires Internationales du
de le généraliser à l’ensemble des ministère de la Culture.
Dans cet esprit, le ministère de la
élèves au plan national et de le
Culture et le ministère de l’Agriculture L’édition des actes de ce séminaire
promouvoir à l’échelle européenne
s’emploient à permet tre un égal f o is o nnan t dans l e c a dr e d e la
e s t for tement ins cri te dans le s
accès à l’art et à la culture aux jeunes revue Champs Culturels, fruit d’une
orientations des ministères concernés,
s c o lar is é s dans l ’ens eign em en t collaboration de longue date entre
et singulièrement, constitue
agr i c o l e qui s er o n t d emain l e s les ministères de la Culture et de
une des marques identitaires de
acteurs des territoires ruraux. Dans l’Agriculture, signe l’intérêt affirmé
l’enseignement agricole.
les régions, les services déconcentrés et répété porté à la place de l’art dans
Ainsi, l’éducation artistique participe- sont attentifs au maillage culturel des les parcours éducatifs.
t-elle au développement personnel territoires et notamment à l’accès aux
Marion ZALAY
ou à l’accès à la culture générale équipements culturels dans les zones
mais vise-t-elle tout aussi activement rurales. À ce titre, l’exemple de Rurart Directrice générale
à donner aux jeunes les éléments est significatif : seul centre d’ar t de l’Enseignement et de la Recherche
nécessaires à la connaissance du contemporain en France implanté sur
3

Cédric Tanguy
«Ça se sent que c’est
toi...», 2006
Résidence -
Lycée F. Gaillard,
Barbezieux (16)
Production Rurart
Photo : C. Tanguy

Qu’ il s’empare du star-


system, des banlieues,
du monde agricole ou
de l’ histoire religieuse,
Cédric Tanguy met en
scène les codes de
représentation sociale
en construisant de toute
pièce une iconographie
de facture très classique
dans la forme et
décapante dans le fond,
à partir d’éléments
d’actualité et de culture
populaire.
4

Du paradoxe de l’œuvre
Slimane RAÏS
est artiste

Même s’il reste utile et indispensable de favoriser une relation « éclairée » à l’art 
à l’école, ce qui permet de réduire quelque peu les inégalités socioculturelles
face à l’accès à la culture, cette louable ambition se heurte au fait que l’art ne
s’enseigne pas réellement, que l’art n’est pas en tant que tel une discipline scolaire
et qu’il appartient essentiellement à la vie intime de l’individu et à la vie sociale
des êtres.

Dans un monde idéal, la place de la confrontation à l’art pour l’enfant devrait être
avant tout dans  les sphères de sa famille, de ses loisirs, de ses déambulations
dans la ville et de son environnement médiatique. Pour peu que l’art y soit présent
et aisément disponible, quelle que soit la nature du terreau social de l’enfant. Et
ce n’est pas le cas, loin s’en faut. C’est probablement pourquoi, par défaut, la place
de l’art à l’École est-elle encore d’actualité ! [0]

professeur à l'élève, impose, sur le objectifs de cet enseignement.


Peut-on enseigner plan du savoir, une relation unilatérale,
l'art ? À l'inverse, dans l'enseignement de
celle de celui qui sait face à celui qui ne
l'art dans une école d'art, par exemple,
sait pas, en quête (ou pas) de savoir.
Peut-on enseigner ce qu'on ne sait l'élève, individu adulte, est au centre
pas ? Il n'est donc pas admissible, dans ce du dispositif pédagogique. La question
contexte, qu'un enseignant-éducateur de "l'attitude" artistique est majeure.
Peut-on enseigner quelque chose en
ne sache pas. Encore moins, dans la Les enseignements sont organisés de
train de se faire ?
discipline qu’il est censé enseigner, telle manière que les pratiques et les
Il n' y a cer t ainement pas de car cela en va de sa crédibilité et de connaissances convergent dans le but
réponse à ces questions, si ce n'est sa légitimité auprès de ses élèves et de faire émerger, au-delà d'un projet
relativement. de son institution. artistique ou d'un résultat plastique,
une position, un engagement, culturel,
Me concernant, enseigner l'art, c'est Dans les collèges, les lycées et d’autres
social, voire politique.
apprendre à l'élève à apprivoiser le li e u x d ' é du c a t i o n
doute. ar tistiques ( M JC,
ateliers de pratiques Faire de l‘art, c’est poser et proposer
Avant d'enseigner dans une école
ar tis tiques,... ) , les
d'art, j'ai longtemps enseigné dans
enseignements sont
un regard sur le monde. Un regard
l'éducation nationale, que je continue singulier et libre, affranchi de tout
orientés vers et
de fréquenter, mais plus comme
autour des disciplines discours et idée reçue. Enseigner
artiste-intervenant qu'enseignant.
ar tistiques (dessin, l’ar t, c’est avant tout apprendre à
Travailler au sein de ces deux entités,
peinture, sculpture,
si proche et si différentes, m'a permis l’élève à regarder.
photo…etc.) ou des
de relever quelques paradoxes à
notions (formes,
l’intérieur même du système éducatif
c o u l e u r, m a t i è r e ,
de l’art, principalement aux niveaux
espace…), avec des objectifs clairs, Dans ce contexte, "Les professeurs
moyen et secondaire. En voici quelques
définis au préalable par l'enseignant- peuvent enseigner ce qu’ils ignorent
exemples :
éducateur (que veut-on faire acquérir eux-mêmes"[1], tout en le proclamant,
à l'élève ? Comment  ? Pourquoi ?). sans risque que cela nuise à leur
L'enjeu est alors principalement la statut auprès de leurs élèves et de leur
Le paradoxe de la certitude transmission d'un savoir et d'un institution. Car le principe du "maitre
savoir-faire artistiques. Ceci exige de ignorant" [2], tout comme "le doute"
Enseigner à des enfants impose, de l'enseignant-éducateur une parfaite sont à mon sens fondamentaux dans
fait, un statut de responsable : celui connaissance de ce qui doit être l’enseignement de l’art. Car "c'est dans
de l'adulte face à un mineur. Ce statut, enseigné à chaque niveau de classe ce domaine où justement l’incertitude,
au delà des rapports d'autorité que (notions, contenus, références) et la surprise et même l’erreur sont les
celui-ci implique par la relation du de ce qui constitue les enjeux et les plus productives de « vérité »" [3].
5

Le paradoxe de l'expérience Enseigner dans une école d'art, c'est |||||||||||||||


artificielle permettre à l'élève de développer,
[0] A. Livache
à partir de propositions construites
Le mot expérience désigne ce point autour d'ateliers, de séminaires, de [1] J. Rancière. Le maitre ignorant. Éd. 10/18.
ou cet espace de rencontre entre rencontres et de voyages, son propre 2004
deux réalités distinctes : d'un coté point de vue, critique, sur le monde.
un objet, un environnement ou un L' élève se saisit des propositions [2] J. Rancière, Le maitre ignorant. Éd. 10/18.
événement… Et de l'autre, un sujet faites par les artistes-enseignants 2004
(qu'il soit spectateur-observateur ou p our les e xp érimenter en tou te [3] P. Souchaud, in Artension
expérimentateur-acteur). liberté, sans contraintes ni obligation
Il y a une dizaine d'années, afin de d'un quelconque résultat. L'échec ou [4] A. Livache , L’éthique relationnelle, in: http://

donner un socle théorique à mon l'absence de résultats (formels) sont www.africanloxo.com/slimane.ra%EFs.htm

travail, j'ai déf ini l'espace de ma en eux-même des résultats (Sans titre [5] N. Bourillaud, Esthétique relationnelle. Éd.
création artistique, par le PPCM : plus est aussi un titre). Le principal pour Les presses du réel. 1998
petit commun multiple. Un espace l'élève est d'en être conscient, quels
où se croisent l'histoire singulière de que soient ses résultats, afin de les [6] J. Dewey, Art as expérience. Éd. The Berkeley

l'artiste avec celle, commune, d'un réinterroger de nouveau, sous forme Publishing Group. 1934

lieu, d'un objet ou d'un événement. de nouvelles expérimentations. Le


[7] A . Malraux, L'ar t est un anti-destin. La
De ce croisement naît, différemment principe est de faire émerger chez
monnaie de l'absolu
à chaque fois, une expérience l'élève, au travers de ces multiples
unique que je transforme en œuvre. expérimentations, un projet personnel
L'expérience de la vie devient ainsi et un questionnement propre.
l'expérience de l'art. Dans un conte x te plus scolaire,
Depuis les Dadaïstes jusqu'aux artistes celui du lycée ou du collège, l'élève
d’aujourd’hui, se proclamant d’une n’est pas en droit de remet tre en
certaine "éthique relationnelle" [4] question le système d’enseignement,
(pour ne pas dire "Esthétique encore moins celui de l’évaluation.
relationnelle"[5]), en passant par des Dans ce contexte, encore une fois,
artistes majeurs du siècle dernier, l’enseignement (voir l'éducation)
tel qu’Allan Kaprow, Joseph Beuys et artistique, comme n’importe quelle
bien d'autres…, l'expérience de l'art se autre discipline, obéit à des règles (ou
prolonge dans la vie et inversement. programmes) que les enseignants-
éducateurs sont dans l'obligation de
J o hn D e w e y d ans s o n o u v r a g e respecter. Ni l’élève, ni l’enseignant,
L'ar t comme expérience ou Ar t as n’ont le droit de transgresser ou
experience[6], disait : "(…) l'expérience perturber ces règles. Il y va du respect
concerne l'interaction de l'organisme du système éducatif et de l'institution
avec son environnement, lequel est elle-même. L'élève évolue dans un
tout à la fois cadre et physique, et environnement protégé, sécurisé où
inclut les matériaux de la tradition tout, ou presque, est programmé.
et des institutions aussi bien que du Nous voilà donc dans une situation Page suivante
cadre de la vie locale". Autrement totalement contradic toire avec le
Slimane Raïs
«Le jardin des délices»,
dit, l' élève, dans le contex te du princip e même de l 'ar t , comme 2006
collège ou du lycée, sous l'autorité de "antidestin"– [7], cher à Malraux.
Production Rurart
Photo : Rurart
l'enseignant ou de l’éducateur est sous
la responsabilité de l'institution, il y vit Pour résumer, et sans pour autant
des expériences programmées, dans f aire l'ap ologie d'un sys tème e t Slimane Raïs construit
son œuvre à partir de
un espace qui l'est tout autant, sans en accabler un autre, il m’apparait rencontres qu’ il suscite

risque et sans danger. Elles sont, en donc que l’éducation artistique et au gré des processus
artistiques qu’ il génère.
quelque sorte, des situations simulées l’enseignement de l’ar t sont deux Pour réaliser «Le

et artificielles, générant ainsi, selon entités à vocations dif férentes. La jardin des délices», en
référence à Jérôme
la théorie de Dewey, des expériences première serait d'enseigner l'art à des Bosch et aux préceptes

tout aussi artificielles, en véritable fins de culture et d'épanouissement moraux que véhiculait
le triptyque de l’artiste
décalage avec l'expérience de l'art et personnel (écoles, collèges, lycées, néerlandais, Slimane

de sa nature même. mais aussi les M JC, les pratiques Raïs a passé une série
d’annonces dans les
amateurs et les associations…), la médias, demandant à
deuxième, et ce serait le rôle des des inconnus de laisser
sur son répondeur
écoles d'art, cherche à former des téléphonique le récit
LE paradoxe du libre arbitre artistes qui produiront l'art de notre d’une faute commise et
jamais oubliée.
temps.
Faire de l‘art, c’est poser et proposer
L’ensemble des
messages est ensuite
un regard sur le monde. Un regard murmuré par des hauts
singulier et libre, affranchi de tout
parleurs cachés dans
des boules dorées, au
discours et idée reçue. Enseigner l’art, sein d’un espace clos
c’est avant tout apprendre à l’élève à dont trois murs sont
couverts de miroirs.
regarder. Un regard qui lui permet de Sur le quatrième mur,
questionner sans cesse le monde et l’ inscription « le jardin
des délices » en néon
ses paradigmes. rouge éclaire la pièce.
Eduardo Kac
«Kit transgénique
(Cypher)», 2009
Production Rurart
Photo : E. Kac

L’œuvre d’Eduardo Kac


est à l’articulation des
questions scientifiques,
éthiques et esthétiques
que posent les progrès
biotechnologiques.
«Kit transgénique
(Cypher)» demande de

L’art et l’époque
fabriquer un organisme
génétiquement modifié
pour décoder un
poème que l’artiste a
fabriqué à partir de la
combinaison des acides
qui constituent l’ADN.

p. 9 Les enjeux de la perception


de l’art contemporain
Paul-Hervé PARSY

p.11 L’art contemporain et le


divertissement
Yves MICHAUD

p.13 Définir l’art contemporain


Paul ARDENNE

p.19 Crise systémique de l’art


André ROUILLÉ

p.21 L’art et son époque


Alexandre BOHN
9 L’art et l’époque

Les enjeux de la perception


de l’art contemporain
Paul-Hervé PARSY
est administrateur du château d’oiron

L’auteur témoigne dans ce texte de la difficulté à cerner la perception de l’art


aujourd’hui devant la multiplicité des objets qui lui sont assignés ou des fonctions
qui lui sont conférées par les différents acteurs des champs politique, médiatique,
économique, publicitaire, pédagogique et par les artistes eux-mêmes. Devant cette
hétérogénéité de perceptions de l’art contemporain, il reste la confrontation des
idées et des expériences.

Cette première matinée est consacrée « Ça n’est pas ce que le public attend » étoiles, ses trous noirs, ses densités
aux enjeux relatifs à la perception prononcé lors d’expositions publiques, aux contenus les plus hétérogènes.
de l’art contemporain, et à la place jusqu’à l’appropriation réservée et
L’enjeu de la perception de l’ar t
qu’il occupe dans la société. Seront exclusive par ce qui se veut à tort ou à
contemporain, pour l’intercesseur,
successivement évoquées la question raison dénommé élite, l’art est l’objet
est de savoir d’où il parle, d’où il
de la définition de l’art contemporain, de toutes sortes de manipulations. Les
agit et à qui il s’adresse. L’exercice, à
puis celle du mode d’appréhension de instances politiques y voient un champ
mesure de l’extension du champ de
l’art. qui relie, qui rassemble, les artistes
l’art, est de plus en plus complexe.
un mode d’apparition parfois critique,
Cerner ces enjeux est complexe : que Les organisateurs d’exposition sont
parfois consensuel, les intercesseurs
recouvre la notion d’art contemporain de plus en plus soumis aux pressions
un sujet pédagogique ou un marché.
et de quoi parle-t-on d’une part, et de du marché, du supposé milieu de
quelle perception s’agit-il ? Cependant plus il y a reconnaissance l’art, aux résultats médiatiques de
publique, plus grand est le risque de leur travail, aux attentes avouables
La mondialisation de l’information
voir l’autonomie de l’art se restreindre. ou non du politique. Les artistes sont
s’appuyant sur de multiples réseaux
La pression croît, non celle qui émane dépendants de la loi de la nouveauté,
a amené à la fois une globalisation
du champ de l ’ar t
généralisée et une extension du champ
lui-même, mais
de l’art : presse, circuits, immédiateté
celle provenant de
rythment les pulsations de ce champ, Plus il y a reconnaissance publique,
porteurs de valeurs
débouchant sur une uniformisation plus g ra nd est le r isq ue de v oi r
ne relevant pas du
de la visibilité. Mais ce champ de l’art
champ de l’art. l’autonomie de l’art se restreindre.
est-il pour autant délimité ? En fait,
ce champ s’est étendu à des sphères Ces valeurs sont
qui ne le concernent pas directement. multiples : le politique
Plus l ’ar t c on temp or ain s e voi t attend de l’art une « distraction »,
de l’événementiel ou du spectaculaire.
étendre son domaine d’apparition, ou un moment de rassemblement
Les acteurs institutionnels sont liés
moins il gagne en densité. Ainsi est-il de signes partagés par le plus grand
aux nécessités de la reconnaissance,
régulièrement associé à la sphère du nombre, – l’ar t serait l’ image de
mais de la reconnaissance de qui ?
luxe, que ce soit par le biais d’actions « beauté ». Le collectionneur attend la
D e s c r i t i qu e s , d e s j o ur nalis t e s
de relations publiques ou par la reconnaissance de sa capacité à créer
qui eux-mêmes dépendent de la
présence médiatique de prescripteurs/ de la plus-value financière, ou à s’offrir
reconnaissance accordée à leurs
collectionneurs. S’y rapportent des comme leader d’opinion, l’ar tiste
publications, du public, mais de quel
paramètres qui relèvent d’autres recherche un autre t ype de plus-
public, tant y a-t-il de diversités dans la
activités : l’art comme facteur associé value, sociale, économique, le critique
composition sociologique des publics,
de communication institutionnelle, y déploie sa stratégie d’infiltration,
des observateurs du milieu… D’autres
l’ar t comme signe de mondanité d’influence dif férenciée selon ses
paramètres jouent : on voit de plus
réservée aux V.I.P. (very important destinataires, le conser vateur de
en plus fréquemment apparaître des
persons), l’art comme territoire de musée y négocie son autorité vis-à-
phénomènes éphémères, imposés
spéculation financière, d’appartenance vis de son commanditaire, du milieu,
comme « must » puis vite remplacés
et de reconnaissance sociale, avec des etc.
par une nouvelle vague – la vague
intensités variables selon le locuteur.
L’ar t contemporain est ainsi une des jeunes artistes britanniques, des
Depuis le récurrent impératif souvent
galaxie aux multiples pôles, avec ses jeunes artistes chinois, aujourd’hui
entendu dans les instances publiques
10 L’art et l’époque

celle des jeunes ar tistes indiens.


D’où la di f f icul té à fo n d er un e
pensée, à construire un discours. Les
institutions peuvent-elles encore être
le lieu de découvertes, l’artiste peut-
il encore se situer en marge, voire en
résistance, l’intercesseur élaborer une
proposition qui ne soit pas le relais
du pouvoir dominant ( le marché, les
galeries ) ? Y a-t-il un salut en-dehors
de l’information globalisée ? Y a-t-il
encore des possibilités d’être singulier
dans ce terri toire aux con tour s
normatifs ?
Tout ceci démontre la complexité à
agir dans le réel, à devoir produire
ou répondre dans un champ aux
fonctionnements aussi démultipliés.
Les repères ont tendance à se vriller, les
trames s’entrecroisent et les attentes
s’enchevê trent en ramif ic ations
impossibles à contrôler.
D’où, sans doute, les malentendus, les
interrogations, les contradictions qui
agitent ce territoire polymorphique à
défaut d’être pervers, quoique…
Peut- être ce colloque aidera à y
voir plus clair  : il p erme t tra au
minimum de confronter des idées
et des expériences. Et déjà, que ces
rencontres aient lieu montre que
l’ intérêt public pour l’ar t vivant
perdure.

Cyprien Gaillard
«La grande allée du
château d’Oiron», 2008
Photo : S. Quenault

Cyprien Gaillard a
recouvert la grande
allée du château de
Oiron de tonnes de
gravats concassés issus
de la destruction d’une
tour d’ habitation à
Issy-les-Moulineaux.

L’artiste incite ainsi


le visiteur à piétiner
les débris de l’utopie
du modernisme
architectural et
social pour accéder
à un monument du
patrimoine.
11 L’art et l’époque

L’art contemporain et le
divertissement
Yves MICHAUD
est philosophe

Ce texte propose à la réflexion quelques considérations sur les récurrences


véhiculées par toute œuvre d’art contemporain présentée au public et questionne
la fonction sociale de l’art entre fragment autobiographique de l’artiste,
manifestation de communication et divertissement.

Je commencerai par deux distinctions les réserves qu’elles commandent, dans l’installation, changements qui
à fonction de mises en garde. j e d i r a i m a i n t e n a n t q u e l ’a r t modifient en retour sa perception.
c o n temp o r ain au s ens d e s ar t s
D’une part, l’art est fait de beaucoup 7) Les significations de ces œuvres
visuels présentés par exemple dans
d’arts : architecture, poésie, musique, sont soit très simples (compassion,
les biennales se caractérise par une
théâtre, danse, etc. L’habitude actuelle dénonciation, comique) soit
série de traits qui reviennent dans la
d’appeler art contemporain seulement énigmatiques et hermétiques. En fait
plupart des pays.
les ar ts visuels qui sont montrés souvent il n’y a pas de signification
dans les centres d’art contemporain 1) Il n’y a quasiment plus jamais de à appréhender : l’œuvre fait partie
est, sinon abusive, du moins très peinture. de la my thologie personnelle de
particulière. Dans les années 1830, l’artiste et doit être acceptée comme
2) La photographie
l’ar t, c’ était la poésie  ; dans les
et la vidéo sont des
années 1850, la musique  ; dans les
moyens de tr av ail Il faut donc arrêter de sacraliser
années 1880, l’opéra. Nos habitudes
devenus banals avec
pourront donc changer, si ce n’est déjà l’ar t en pen sant q ue tou t ce q ui
toutes les techniques
fait : le design me paraît aujourd’hui
de production, e s t p r é se n té à l’a d m i r at i o n e s t
envahir tous les domaines et devenir
modification, admirable.
un candidat sérieux au statut d’« art
trucages disponibles :
contemporain ». Quant à l’architecture
la photo ou la
elle revendique plus que jamais
vidéo n’est pas un
la première place, revendication un fragment autobiographique sans
témoignage, ou alors sous une forme
justifiée par son impor tance dans signif ication spéciale ( comme la
théâtralisée et allégorique.
nos vies et par l’énormité politique et biographie de tout un chacun).
économique des projets qu’elle tente 3 ) L a plupar t des «  œuvres  »
8) Le niveau d’engagement social et
de mener à bien. présentées sont des installations,
politique est faible, ce qui ne veut pas
c’est-à-dire des arrangements d’objets
Deuxième remarque, il ne fait pas dire qu’il est absent mais juste qu’il est
et de dispositifs destinés à produire
partie de la notion d’art que tout ce faible : les engagements politiques et
un effet global et enveloppant sur le
qui est produit soit bon. Quelque sociaux sont pris désormais au niveau
spectateur.
chose p eu t ê tre de l ’ar t e t ê tre des associations et ONG (les Enfants
mauvais, excellent, insignif iant, 4 ) L e s m a t é r i au x u t i l i s é s s o n t de Don Quichotte par exemple), pas
banal, nul, etc. Il faut donc arrêter de industriels, technologiques, du prêt- des artistes.
sacraliser l’art en pensant que tout à-instrumenter qu’on trouve dans
9) L’œuvre existe dans un espace
ce qui est présenté à l’admiration est le commerce, pas des matériaux
sp écialement balisé ( celui de la
admirable. L’ambition des ar tistes spécifiquement artistiques (couleurs,
biennale ou de la galerie) qui permet
peut être grande et ne pas atteindre pigments, marbre).
de l’identifier comme œuvre, sinon
ses objectifs ; elle peut être modeste
et réussir. Il y a eu dans l’histoire de 5) Ces installations comportent de ce p ourr ai t aussi bien ê tre une
l’art et des arts des périodes avec des plus en plus des éléments sonores et décoration de magasin, du mobilier
ambitions artistiques très différentes : lumineux : elles doivent être perçues, urbain, ou des objets encombrants
faire honorer Dieu, les puissants, comme les vidéos, dans des espaces pour la déchetterie.
divertir, enseigner les vraies valeurs, sombres séparés.
10) Le spectateur n’est pas devant mais
etc. L’art contemporain n’a pas à être 6) Ces installations sont souvent dedans et il n’est pas fait appel à un ou
grand ou sacré – il se contente souvent interactives au sens où le spectateur des sens particuliers mais à tous ses
d’être divertissant. p a r s a p r é s e n c e o u p a r s o n sens, d’une manière coenesthésique :
Sur le fond de ces distinctions et avec intervention produit des changements par l’intégration ou la sollicitation de
12 L’art et l’époque

tous ses sens, y compris l’odorat ou le En écrivant cela je ne porte aucun impossible de conserver tout cela.
sens des vibrations. jugement car en fait tout dépend, dans C’est de l’art-événement ou spectacle,
ce nouveau contexte, de la qualité des commandé pour une occasion (une
11) Le spec tateur ne peut pas
expériences proposées. Cer taines biennale) et qui est produit pour
appréhender les œuvres en entier ou
peuvent être for tes, émouvantes, l’occasion puis détruit. Il y a donc
intégralement : il le fait en passant,
par fois bouleversantes. D’autres aujourd’hui un double régime de
avec une perception par la force des
sont banales, plates, ennuyeuses, l’art, celui des grandes collections qui
choses inattentive et incomplète.
« gonflantes », prétentieuses, etc. continuent à être axées sur du solide,
Personne ne peut voir intégralement
du durable et du conservable, celui
toutes les vidéos présentées dans une C e q u ’ i l f a u t b i e n v o i r, c ’e s t
des manifestations événementielles
biennale – il faudrait y rester jour et que le regis tre de s p ercep tions
institutionnelles (biennales, nuits
nuit pendant une semaine. spécifiquement artistiques n’a plus
blanches, festivals) où les œuvres
beaucoup d’importance, sauf pour
n’ont rien de pérenne, sauf réussite
le connaisseur qui
exceptionnelle autant qu’imprévue.
par vient à trouver
De ce point de vue, l’art contemporain
Pour la plupart des visiteurs, seule des filiations secrètes
fait souvent penser aux architectures
la qualité de l’expérience comptera. entre des objets
temporaires réalisées à l’occasion des
énigmatiques. Pour la
Il n’a donc pas à s’inquiéter de se couronnements, obsèques, triomphes,
plupart des visiteurs,
retrouver perdu comme un béotien : expositions universelles, qui étaient
seule la qualité
destinées à disparaître et dont parfois
tout est fait pour q u’il soit dans d e l ’e x p ér i en c e
il subsiste des monuments comme le
cette situation de béotien perdu. comptera. Il n’a donc
Palais de Chaillot ou le Palais de Tokyo
pas à s’inquiéter de
à Paris.
se retrouver perdu
comme un béotien : Enfin, de manière surprenante par
12) L’art se manifeste donc comme un
tout est fait pour qu’ il soit dans rapport au passé (encore récent) de
environnement particulier identifiable
cette situation de béotien perdu. À la crise de la fin des années 1920,
au s e in d ’un e n v ir o nn e m e n t
lui de profiter tout simplement de les artistes ne se sont pas emparés
particulier.
l’expérience. de la crise comme contenu et sujet
13) Du coup des expériences très de leur travail. Il est vrai que les
Trois remarques additionnelles.
par ticulières et inédites dans le commentaires dans les médias sont
domaine peuvent être sollicitées D’abord, cet te sor te de situation si nombreux qu’on voit mal ce qui
comme expériences artistiques : le n’est pas inédite dans l’histoire de pourrait leur être ajouté. Toujours
design culinaire, les parfums. l’humanité : il y a déjà eu des périodes est-il que la crise reste largement
où l’art fut destiné à produire des étrangère aux préoccupations des
Il y a donc là des changement s artistes. On trouvera difficilement
expériences globales à tonalité de
considérables par rappor t à l’ar t quelque chose comme l’Opéra de 4
plaisir ou de distraction, par exemple
« classique » de musée, notamment sous de Brecht et Weill ou la peinture
à l’époque rococo, ou avec la musique
en termes de perception requise. Ce réaliste misérabiliste des années 1930,
décorative (musique de fond) du
n’est plus la perception attentive, ou les reportages photographiques de
XVIII e siècle. L’histoire a changé, elle
concentrée, respectueuse et frontale la Grande Dépression. L’essentiel de la
changera encore.
du p ass é , mais un e p erc ep ti o n conscience sociale passe désormais
distraite, sautillante, promeneuse, D’autre part, qui dit nouveau régime par la communication, les médias et,
plus proche de celle de l’architecture, de l’ar t dit nouveau régime de la plus encore, les médias individualisés
de la ville, de la flânerie, ou de la collec tion et du patrimoine. Une (blogs). L’art n’est plus une conscience
perception par immersion dans une grande partie de l’art contemporain s o ciale mais un env ironnemen t
« boîte de nuit ». n’est pas faite pour la collec tion, agréable.
tout simplement parce qu’ il es t

Martin Le Chevallier
«Chicken bench», 2007
Production Rurart
Photo : M. Le Chevallier

Martin Le Chevallier
développe un travail
qui propose un regard
critique sur les mythes
contemporains. Il réalise
le «Chicken Bench», un
logiciel inutile qui vise
à mettre à l’épreuve
les ressources de
l’ordinateur sur lequel il
tourne.
Le culte de la toute
puissance informatique
est ainsi ébranlé par
une armée de poulets
numériques qui attaque
les performances
du processeur, de la
carte son, de la carte
graphique.
13 L’art et l’époque

Définir l’art contemporain


Paul ARDENNE
est historien de l’art

Peut-on encore définir l’art contemporain ? Assiste-t-on à une dilution ou à


une élasticité du concept d’art ? L’art contemporain résiste-t-il au mélange des
genres, au déplacement des frontières, aux «importations» dont il est l’objet ? En
mobilisant quelques œuvres emblématiques et quelques mouvements artistiques
de référence, l’auteur interroge la réalité d’une définition de l’art et analyse les
processus à l’œuvre dans cette abondance de pratiques et de formes.

L’ar t  contemporain se présente Sol LeWitt


au spectateur comme une somme «Sculpture sérielle»,
plus déstructurée que classifiable : 1966
collection FRAC
multitude de réalisations, de formes, Poitou-Charentes
de discours et d’expressions. Il se Photo : R. Porteau
(c) ADAGP Paris 2010
caractérise aussi par son extrême
diversité. Sol LeWitt est un
artiste majeur de l’art
C’es t à rapp eler ce qu‘es t ce t te conceptuel, dans lequel
diversité que je vais m’attacher ici, en l’ idée ou le concept
constitue la part la plus
m’obligeant un bref rappel historique importante de l’œuvre.
en matière artistique, dans ce but : Pour Sol LeWitt, l’ idée
fabrique l’art, l’exécution
montrer comment se délite peu à étant une affaire sans
peu, dans le champ de la création importance.
Cette sculpture sérielle
plastique, depuis les années 1960 est la traduction
principalement, tout ce qui a trait au plastique d’un modèle
verbal, à lire à partir du
classement, à la catégorisation, au centre de l’œuvre.
« genre ».
Imaginons Candide amateur d’ar t
e t brusquement télé-transp or té
dans notre présent. Sa surprise sera
complète. Cherche-t-il, en habitué de
l’âge classique, des tableaux ? Il en
trouvera, certes, mais peu d’ordinaires,
et rarement préoccupés de beauté ou
d’imitation. Des sculptures  ? Tout
pareil, mais remplacées le plus clair du
temps par des installations volontiers
hétéroclites, quand il ne s’agit pas
tout bonnement, héritage du fameux
readymade (1913) de Marcel Duchamp,
d ’obje t s quelconques présentés
comme autant d’objets d’ar t, par On a pu parler, concernant la création que doit être l’œuvre future  : une
esprit de contradiction. À ce premier de la seconde moitié du XX e siècle, création faite de tout ce que compte
lot, ajoutons, de nature à dérouter d’un triomphe du « n’importe quoi ». la réalité, sans exclusive de thème ou
plus encore l’amateur peu aver ti, À juste titre. Précisons cependant de forme, au risque d’une confusion
tout ce qui fait le fonds commun, que l ’app é tence au «  n’ imp or te assumée. L’art contemporain naît en
depuis les années 1950, de l’art dit quoi » propre à cette branche de la effet d’un constat : les avant-gardes
« contemporain », d’une multiplicité création humaine n’est jamais sans modernes ont épuisé leurs recherches,
sans pareille de formes et de gestes : mobile. Autour de 1960, moment où e t s’assèchent. Le monochrome,
happenings, individus qui s’auto- la modernité tourne à vide, laissant l’exposition du vide, la sculpture
exposent, animations urbaines, forums bien des créateurs dans l’expectative minimale, s’ils inscrivent la création
d’artistes, création d’entreprises et de et le doute, l’ar tiste Dick Higgins dans l ’o rdre du sub lim e ( o u d e
clubs de troc, épreuve de marathon forge le terme d’intermedia, et le l’impuissance glorieuse ?), cantonnent
prolongée de trois cents mètres…, musicien John Cage, celui d’inclusion. aussi l’artiste à la fonction de retraité
dans le désordre. Ces deux vocables disent bien ce de l’ histoire de l’ar t. L a réponse
14 L’art et l’époque

artistique à cet avenir en forme de Art ouvert et de la libre expression, face à quatre cents
dead end, ce sera le rejet violent de personnes. Et en ressort indemne, par
la vocation transcendantale, et le
contexte chance [2].
don de l’ar t au réel. Le Pop ar t en L e t r av ail d e s ap e d e s ar t is t e s
C e t t e c r é a ti o n à s ens mul tip l e
Angleterre puis en Amérique du nord conceptuels aura entre autres cette
s’e xp liqu e p ar un d é sir d o n t la
(1950-1970), le Nouveau réalisme en conséquence, bientôt assimilée dans
mo derni té ar tis tique, du moins
France (1960) font à cet égard figures le champ entier de l’art : ouvrir comme
sa composante réaliste, a fait un
de manifestations inaugurales. L’art jamais encore la notion d’« œuvre »,
impératif catégorique : investir le réel.
est mis enfin au diapason de ce que le en fonder l’ élasticité sans limite.
La thèse de l’autonomie absolue avait
critique d’art Pierre Restany appelle Peindre, sculpter ? L’artiste, aussi bien,
tenté la première modernité, celle qui
alors, autour de 1965, la «  nature peut se faire champion de la pensée
engendre en son temps monochromes
moderne » [1]. et concevoir des tribunes, à l’instar
(Malevitch), novlangue (l’avant-garde
d’un Joseph Beuys, en Allemagne,
Ajoutons, à cette passion du réel, russe, le lettrisme) et œuvres d’art
entre années 1960 et années 1980.
la fureur analytique qui saisit alors dites « autotéliques », ne s’adressant
L’artiste, tout autant, peut créer dans
nombre d’artistes, bientôt référencée qu’à elles-mêmes (Khlebnikov). Cette
l’indifférence à tous les règlements :
sous l’étiquette « art conceptuel » thèse, toutefois, se périme au profit
tel est son droit. S’il est peintre, il
(1965 et après). Lawrence Weiner, de la notion de contexte, dorénavant
engagera par exemple une réflexion
Sol LeWitt assurent de la sorte que le essentielle. « Contexte » ? Le terme,
plastique radicale sur ce qu’est un
projet d’une œuvre d’art vaut mieux étymologiquement, veut dire tisser
« tableau » (les recherches, en France,
que sa réalisation : importent d’abord avec. L’art doit refuser le pour-soi, il
de Support Surface, dans les années
la « conception », la représentation doit être vécu, incarné, partagé. Ce
1970) . S’ il est tenté par le fun, il
mentale que l’ar tis te forme des critère contextuel trouve sa meilleure
s’adonnera à des pratiques en lisière
choses. Ce travail de déconstruction, traduction dans la présence physique
d’absurde, à l’image des membres
proche par l’esprit du structuralisme des arts plastiques sur tous les fronts,
du groupe Fluxus (à partir de 1961) :
dont il est alors le contemporain, vite acquise  : aux cimaises, certes
concerts d’aspirateurs, à la manière de
invalide jusqu’ à l’idée de l’œuvre ( on continue à accro cher) , mais
Wolf Vostell ; conception de machines
d’art comme objet. L’important, on l’a aussi et surtout au cœur du monde
à sourire, par George Maciunas  ;
compris, ce n’est pas tant « l’œuvre » concret. Dans la rue, notamment.
sculpture de trous, avec Ben, qui
que ce qui gravite autour d’elle et la Et sous des formes, là encore, fort
f inira peu ou prou décorateur de
fonde ès qualité au terme d’actes de diverses  : la décoration polémique
tee-shirts... S’il entend s’économiser
et illicite de l’espace public (le tag,
la réalisation d’une
à par tir de 1969)  ; l’organisation
œuvre proprement
de jeux et d’exercices physiques
Ce t te cr éation à sens multiple dite, enfin, l’ar tiste
sur les trottoirs des villes (le GRAV
s’e x pl i q ue pa r u n d ési r d ont l a peut en user de son
à Paris, Untel à Bordeaux…)  ; les
propre corps comme
m od e r n ité a r ti s ti q ue, du m oi n s manifestations d’artistes (Fred Forest
d’un «  objet d’art  ».
sa composante réaliste, a fait un à Sao Paulo, organisant un défilé où
Il singera alors les
les pétitionnaires brandissent des
impératif catégorique : investir le rituels religieux,
pancartes blanches, ne portant aucune
réel. comme le feront les
inscription  ; Art Workers Coalition
actionnistes viennois.
puis Group Material à New York…) ;
Ou engagera un
l’utilisation de panneaux publicitaires
dial o g u e a v e c s o i
reconnaissance variés. L’art, comme ou de drapeaux (Billboard Art, Banner
pouvant aller jusqu’aux mutilations :
l’ écrit dès 1965 l’artiste américain Ar t anglais…)  ; la distribution de
Gina Pane, durant ses Actions transfert,
Joseph Kosuth, c’est «  l’idée d’une tracts politiques. Liste non limitative.
mélange dans sa bouche lait ingéré et
idée », un concept culturel, social et Tadashi Kawamata, en pleine ville,
sang, en mâchant une lame de rasoir.
politique. Index (1969), une proposition ceinture des bâtiments désaffectés
Plus les exercices d’endurance : Chris
du collectif anglo-américain Art & de curieux échafaudages de bois,
Burden s’enferme cinq jours durant
Language, adopte une forme que l’art d’aspect anarchique et décalé (Église
dans un casier de consigne… Le corps
conceptuel banalisera bientôt  : un détruite, Kassel, 1987)...
« objet d’art », à l’occasion, cela veut
texte ronéotypé – la transcription de
aussi dire la réfection, au moyen de Le paysage, enfin, subit lui aussi les
discussions entre les divers membres
la chirurgie esthétique, d’un corps effets de la « sortie » de l’art hors de ses
du groupe sur le sens de l’ar t, sa
intronisé par l’artiste en personne lieux traditionnels de représentation,
fonction, l’exploitation de l’artiste en
sculpture de chair : Orlan, à travers d’abord modestement, puis jusqu’au
milieu libéral marchand – est extrait
son concept d’« Art charnel », multiplie gigantisme. Le premier acte de ce
de fichiers posés sur des tables, puis
ainsi les séjours au bloc opératoire retour à la nature est matiériste, de
sobrement épinglé sur les murs...
dans le but de modifier son apparence type appropriationniste : on prend à
L’évaluation de ce type de proposition
physique (prélèvements de chair, la phusis, à la « nature », ce qu’elle a de
artistique, de manière affichée, rend
implants frontaux sur le visage…). plus élémentaire, avant de l’exposer tel
inutile d’en référer à des critères tels
Utiliser son corps comme objet d’art ? quel. L’Arte Povera, mouvement fédéré
que le savoir-faire ou la mise en forme
Il y a encore cette façon de faire pour en 1969, en Italie, par le critique d’art
de la beauté. Ces critères, dans ce cas
le moins expéditive, la tentative de Germano Celant, va multiplier de tels
précis, sont dépassés. Le moment est
suicide en public. Serge III Oldenbourg, gestes de ponction. Jannis Kounellis,
à l’auto-analyse, l’artiste se profile
lors de son action Solo pour la mort, dans une galerie romaine, expose
comme un champion de lucidité.
en 1964, expérimente la roulette russe douze chevaux vivants ; Pino Pascali,
dans le cadre d’un festival parisien de de l’eau de mer, et Giovanni Anselmo,
15 L’art et l’époque

sous l’intitulé lapidaire 325 millions foncier ayant fini par prévaloir dans o u D eb o rd , o f f r e li t tér al em en t
d’années, un morceau d’anthracite l’univers artistique contemporain, «   a - c i n é m a t o g r a p h i q u e   » , a u
[3]… Deuxième acte, que concrétisent acquis au terme de « dé-définitions », spectateur, d’un film sans contenu, où
les années 1970, la décoration en pour dire après Harold Rosenberg, pour finir il n’y a rien à regarder ? Autre
extérieur, parfois à fins écologiques : t o u j o u r s p l u s n o m b r e u s e s e t option classique traditionnellement
Nicolas Uriburu colorise en vert l’eau systématiques [5]. « Dé-définition », attachée à la pratique artistique : faire
de fleuves ou d’espaces marins tels qu’entendre par là ? Apparu avec la acte, en créant, de transcendance. Ce
que la Seine, le Rio de la Plata ou la modernité et toujours d’actualité, point de vue missionnaire, pour noble
Lagune de Venise. Troisième acte, dans l’artiste « dé-définisseur » pratique qu’il soit, a-t-il toutefois encore un
la foulée immédiate, l’investissement en guerrier l’art de la contradiction sens aux yeux de l’activité revendiquée
physique. Dennis Oppenheim réalise systématique et de la déconstruction comme artistique d’un Gunther Brus,
d’ éphémères marches ou circuits critique. Toute définition, à ses yeux, déféquant en public et présentant
dans la neige tandis que Richard est suspecte : si elle désigne les choses, cette Aktion comme un acte d’art ?
Long inscrit l’empreinte de ses pieds elle est aussi la norme, la convention, Pour un Piero Manzoni, artiste connu
sur la pierraille de déserts africains. le droit, la Loi que
Référencée comme Ear thwork ou connote et où s’inscrit
Land art, l’œuvre prend à la fin des ce t te désignation.  «L’art, c’est tout ce que les hommes
propor tions hors norme, celles de Confronté à la notion appellent l’art »
la nature, voire du cosmos. Michael de valeur – factuelle,
Heizer élabore dans le roc du Nevada, philosophique,
à la dynamite et au bulldozer, de culturelle, esthétique,
grandes sculptures abstraites, les m a r c h a n d e – , l ’a r t i s t e «   d é - p our me t tre ses e xcrément s en
Double Negatives. Robert Smithson, définisseur » n’aura de cesse d’agir boîte de conserve ou pour signer des
partisan d’un art « tellurique », brasse dans ce but motivé, subvertir cette femmes nues avant de les présenter
des centaines de tonnes de rochers valeur. comme «  sculptures vivantes  », la
pour réaliser jetées et rampes autour paresse se voyant élue du même coup
Second processus caractéristique de
du Lac Salé ou dans le désert texan. En au rang de pratique majeure ?
la « dé-définition », la requalification
1977, James Turrell achète un volcan Que dire enfin, toutes à l’égal « dé-
de la destination de l’art.
éteint dans l’Ouest américain, le définies », de la notion d’« espace »,
Traditionnellement, cette destination
Roden Crater, et l’aménage [4]… démultipliée à l’infini par le Land
est la contemplation. Or quoi
ar t ou le Sky ar t  ; de la notion de
contempler à présent, et comment,
«  matière  », rendue impalpable à
une fois mis en face d’œuvres qui
  «  Dé-définitions  » en force d’extension (l’« antiforme » de
multiplient indéfiniment les écrans
Robert Morris, réalisateur de Smoke
chaîne (installations de Nam June Paik) ,
Scupltures où la matière « ouvragée »
qui dilatent jusqu’à l’insupportable
La diversité ar tistique enregistrée par l’artiste est de la vapeur d’eau
le temps de projec tion ( Douglas
au tournant du X XI e siècle – celle libérée dans l’atmosphère)  ; de la
Gordon), qui distribuent les images
qui pourrait, à bon droit, surprendre notion de « représentation », éreintée
sur la façade de bâtiments publics
Candide mis en face d’un bric-à-brac par des pratiques artistiques telles
(Krzysztof Wodiczko) voire sur de la
de pratiques et de formes – doit à que le Body ar t, l’ar t conceptuel
fumée (Tony Oursler), sans oublier
deux processus. et contex tuel, autant de notions
les propositions iconoclastes,
longtemps centrales dans le dispositif
Le premier est l’antidogmatisme devenues légendaires, de Lemaître
mental ayant abouti à configurer,

Claude Closky
«More», 2010
Production Rurart
Photo : J. de Bère

Claude Closky pousse jusqu’à l’absurde les modèles qui sous-tendent l’organisation sociale. Avec More (Plus), Closky se penche sur la performance liée au travail
et à la culture productiviste : pendant toute la durée de l’exposition, une machine affiche des unités de poids, de mesures, de températures, … toujours plus élevées,
qui augmentent mécaniquement toutes les dix secondes. Peu importe ce qui est produit, l ‘essentiel étant de produire toujours plus.
16 L’art et l’époque

en fin de course, tous légitimes, un


Robert Filliou qui s’allonge une minute
sur un trottoir à Düsseldorf pour se
reposer, action filmée qui devient une
œuvre vouée à être exposée comme
n’importe quelle autre (Düsseldorf est
un meilleur endroit pour dormir), un
Jeff Koons qui expose des sculptures
végétales géantes en forme de caniche,
un Anselm Kiefer qui peint de grandes
toiles d ’ his toire mé t aphoriques
dans la manière classique où il est
question de la double fin de l’Histoire
et de la haute culture humaniste, un
Joël Hubaut qui fait de l’autostop
vêtu en mousquetaire près d’un
supermarché appar tenant à une
chaîne de magasins d’alimentation
dont le slogan commercial est « Les
mousquetaires de la distribution », un
Santiago Sierra qui fait creuser dans le
sud de l’Espagne un champ de tombes
aux accents Land art à des travailleurs
clandestins africains qu’il rémunère,
une Sylvie Blocher qui organise à
Simon Jacquard Sevran, en banlieue parisienne, un
Campement urbain où les résidents
«Sans titre», 2009
Photo : S. Jacquard
de cette zone socialement déprimée
et à fort quotient d’immigration sont
siècle après siècle, la définition de l’absorption. Tout vient de concert conviés à venir profiter d’espaces
l’«  ar t  »  ? Jeu de quilles avec les étayer la nouvelle définition – qu’on d’isolement conçus spécialement pour
critères établis, « valeuricide » jusqu’à pressent dès lors introuvable – d’un eux, entre autres.
ces points de non-retour, l’ouverture art maintenant « dé-défini » jusqu’à Ce princip e d ’ imp or tation force
totale de sens, l’anomie. Nul critère de l’os. l e c our s d e l ’ar t . Dans c e s ens ,
hiérarchie, bientôt, ne semble pouvoir prévisible : une offre éparpillée. À une
Impor tation  ? Ce sera celle, dans
prendre corps. « L’art, c’est tout ce que multitude de démarches artistiques
le champ de la création plastique,
les hommes appellent l’art », stipule de fait légitimées va correspondre
de l’objet banal et de la question
une formule du philosophe Dino une multitude d’œuvres, de formes,
sociologique, avec le Pop ar t, le
Formaggio [6]. Formule décevante d’enjeux, d’inflexions stylistiques,
Nouveau réalisme, l’Art sociologique.
certes  : où est la vérité  ? Formule, thématiques ou herméneutiques.
Celle encore de la philosophie, avec
au regard de ce qu’est devenue la À rebours de la quête d’autonomie
l'art conceptuel, et des médias, avec
situation de l’art, ayant du moins le m o d e r n i s t e d e l ’a r t , u n e t e l l e
l'esthétique de la communication.
mérite de l’appréciation objective. évolution consacre en bout de course
C ’e s t c e l l e au s si q u i c o n s a c r e ,
  après l’œuvre pionnier de Vladimir la dilution du concept d’art. Dans cet
Tatline, Laszlo Moholy-Nag y puis univers impalpable qu’est le champ
De l’importation Nicolas Schöffer, l’intégration de la de l’«  ar t  », coexistent à présent,
technologie dans le cercle de l’art : plus qu’elles ne se fédèrent, des
Autre donnée à même d’expliquer la offres symboliques différentes, non
diversité de l’art actuel et, de concert, ar t machinique et c ybernétique,
créations visuelles de contenu ou forcément en situation de lien ou de
la péremption de la notion de « genre », non-lien  : ici, la peinture comprise
décidément trop étroite : le principe de qualification électronique sous
leurs formes les plus diverses. Ou de selon son mode classique  ; là, la
d'impor tation. «  Impor tation  »  ? peinture comprise selon son mode
L’artiste, dans le giron de l’œuvre d’art, la contestation politique, avec l’art
contex tuel... Liste non limitative. critique ; autre part, des œuvres que
dans la conception même de l’art, conditionnent en amont le souci
fait entrer ce qu’il veut. Poétique de Ce phénomène d’importation agit
comme une formule à double effet. de la tridimensionnalité plastique,
l’accaparement. Le Fluxus Manifesto le désir d’une mise en rapport avec
de George Maciunas, rédigé dans les D’une par t, il fait varier la nature
de l’art dans le sens de l’ouverture l’espace  ; ailleurs, les expressions
années 1960, constitue à ce registre artistiques utilisant le corps comme
un des exemples les plus explicites qui maximale : l’art, c’est beaucoup de
choses, tellement, en vérité, qu’on objet d’art ou, à l’inverse, aspirées par
soient du désir excité d’« importer », l’immatériel et la virtualité, etc.
qui vire dans son cas au remplissage. ne saurait plus dire exac tement
La promenade, la cuisine, le gag, le quoi. Le concept d’« art » ? Il devient  Comme l’a formulé Hans Belting avec
vaudeville, la fabrication de maquettes, élastique, il s’étire sans se rompre, une sagesse presque désespérante
la conception de vêtements, les bons comme un chewing-gum, s’élargit (parce qu’ici l’on n’exclut pas, l’on
mots, l’usage de la radio… Tout peut, sans se déchirer, à l’instar de l’espace n’inclut pas non plus mais l’on se
pour Maciunas, servir à l’artiste, à sa cosmique selon la théorie du Big contente d’acquiescer à la réalité
guise, en vertu du régime Fluxus de Bang. En son nom se tiennent réunis telle quelle), « il faut bien vivre avec
19 L’art et l’époque

Crise systémique de l’art


André ROUILLÉ
est critique d’art et rédacteur en chef du site parisart.com

Alors même que la crise financière puis économique et sociale a bouleversé les
schémas d’organisation des sociétés occidentales en vigueur depuis cinquante
ans, l’art et la culture se répandent à leur tour dans le champ du spectaculaire
et du business. Quelle sortie de crise possible pour l’art et les artistes ? Comment
reconnecter les processus de création artistique avec les modes de production
sociale avec lesquels ils ont partie liée ?

Force est de constater que la crise durable, elle affecte le monde dans ensemble qui ont prévalu durant au
s y s témiqu e qui agi te l e mond e ses fondements et équilibres scellés moins cinquante ans.
économique et social international à l’issue de la
en cette fin de première décennie du dernière Guerre, et
XXIe siècle s’accompagne d’une crise, prépare l’avènement
également systémique, de l’art, de la d’un nouvel ordre
Dans un monde où la transcendance
culture, de l’éducation, de la pensée. économique, s’est dissou te dans l’im manence
Ce qui n’a rien d’étonnant dès lors social, culturel comptable et marchande, que peut
que l’on veut bien reconnaître que la et évidemment devenir l’art ?
création artistique et la production technologique
de pensée ne sont pas détachées de et ar tistique du
l’activité productive des hommes, et monde.
C’es t assurément ce chaos d ’un
ne l’ont jamais été.
Nous n’assis tons pas à la f in de monde bouleversé, dépour vu de
La crise ne date évidemment pas de l’histoire, ni à celle des idéologies, rêves, d’espoir, d’au-delà et de sens,
sa version financière qui a éclaté à mais au démantèlement systématique que traduisent le mal être croissant
l’automne 2008, avant de connaître et vertigineux, particulièrement en des individus et la morosité de la vie
de sévères répliques industrielles et France ac tuellement, de tous les culturelle, et que vient, en France,
sociales. Elle est profonde et sera cadres, valeurs et modes du vivre entériner sans vergogne la politique

Catherine Baÿ
«Sans titre», 2010
Production Rurart
Photo : Rurart

Catherine Baÿ utilise


la figure universelle de
Blanche Neige pour
interroger, par contraste,
les cultures et l’ histoire
des territoires où elle est
invitée.
Les performances
qu’elle propose entrent
en résonance avec les
habitudes du quotidien
: les Blanche Neige
de Catherine Baÿ sont
des figures à la fois
familières et incongrues.
17 L’art et l’époque

ce pluralisme de styles et de valeurs micro s copique, ell e a de for te s qualitative résidant moins dans les
qui caractérise apparemment notre chances pour tant d’engager dans contenus formels (la chose que l’on
société – ne serait-ce que parce qu’il son propos l’univers tout entier. Victor refait) que dans l’intentionnalité à
n’y a pas de sortie en vue [7] ». Burgin, artiste, formule ainsi cette l’amont de l’œuvre (pourquoi, en
disproportion entre le geste d’art, qui vertu de quel mobile la chose a-t-elle
 
peut être mineur, et sa signification, été refaite ?). Du remake, on dira qu’il
Quand advient une qui a, celle- ci, de for tes chances intègre la dimension factuelle et la
d’être expansive. Selon Burgin, il est dimension symbolique de l’œuvre
esthétique en transfert anachronique de « définir la pratique dont il s’inspire. Le remix, lui, évacue
O ù l ’e s t h é t i q u e d u «   d i v e r s   » ar t is t i qu e c o mm e un e a c t i v i t é pour sa part la dimension symbolique
triomphe se déclassent de concert artisanale, un processus consistant à et ne conserve que la valeur d’usage.
les notions de genre (la « peinture », fabriquer des objets raffinés dans un O n f ai t j o u er, c o mm e B er tr an d
la «  sculp ture  », la «  vidéo  », la médium donné ».  Plutôt, estime-t-il, Lamarche, une partition musicale à
«   p h o t o g r ap hi e p las t i c i e nn e   », convient-il de « considérer [l’activité l’envers. À l’instar de Martin Arnold,
« l’installation », la « performance », ar tis tique] comme un ensemble on prend un film noir et blanc de la
l’« action »…) ou même d’espèce (l’art d ’op érations exécutées dans un grande période hollywoodienne et
« figuratif », « abstrait », « corporel », champ de pratiques signif iantes, on en ralentit ou on en accélère le
«  technologique  », «  politique  »…), peut-être centrées sur un médium défilement, comme on le ferait d’une
dorénavant déclinantes. Comme l’a mais certainement pas confinées par musique au moyen d’un disque vinyle
pointé alors, avec raison, un critique celui-ci [10]. » posé sur une platine.
d’art inspiré, « il est tout aussi absurde Dans le même esprit, on s’appuie sur
«  Importation  », «  Dé-définition  »,
d’ écrire un ar ticle sur la peinture ce qui existe déjà à toutes fins d’en
« segmentarité », « ouverture »… La
que d’écrire un texte sur l’art vidéo, faire moins. Pierre Bismuth, dans une
création plastique semble bien entrée
puisqu’il n’y a ni art vidéo ni peinture, vidéo d’une heure, met bout à bout
dans l’âge du mouvement permanent,
mais des ar tistes qui produisent mille clichés photographiques de tout
e t des glissement s. D e manière
une relation au monde en utilisant et de n’importe quoi, images privées,
significative, l’artiste français Pierre
différents médias et processus [8] ». images publicitaires, images trouvées,
Joseph compare l’art contemporain
le tout projeté à une vitesse réglée et
La prodigalité de l’art actuel n’est aux sports « de glisse », « surfing » ou
invariable. Claude Closky se spécialise
pas tout. Encore faut-il y ajouter, « skating », avancée en équilibre plus
dans un art de listings. Tantôt, cet
au registre des qualités, son ou moins stable entre des éléments
artiste français expose l’inventaire des
« ouverture », tout ce que ce dernier d’une réalité sur quoi l’on file sans
365 jours de l’année 1991 classés par
convoque au-delà de sa forme. Rien souci de s’enraciner.
ordre de taille. Tantôt, les annonces
n’est trompeur comme l’apparence de publicitaires, trouvées puis découpées
L’art moderne, entre performance et
l’œuvre d’art actuelle. Aguirre Schwarz dans des journaux, qui offrent quelque
énoncés laconiques, avait-il imposé
dit « ZEVS » [9], en activiste, à Paris chose au consommateur, ristournes,
esthétiques de l'instant (le geste,
ou autre part, souille à la peinture cadeaux ou autres privilèges
dans l’art corporel) ou du fragment
en bombe les affiches publicitaires
(le prélèvement,
qu’orne l’image de resplendissants
chez le Schwit ters
mannequins féminins, d’une beauté
du Mer zbau, ou le « il est tout aussi absurde d’écrire un
invariablement sublime : l’artiste, au
Raus ch enb erg d e s
niveau des yeux de ces icônes profanes, article sur la peinture que d’écrire
Combine Paintings) ?
applique un spray de peinture rouge un texte sur l’art vidéo, puisqu’il n’y
À ces catégorisations,
dégoulinante, créant l’impression, a ni art vidéo ni peinture, mais des
il convient ainsi
pour le public, que ceux-ci ont été
d’ajouter une autre artistes qui produisent une relation
crevés. Effondrement immédiat de
forme d’expression,
la valeur symbolique de l’image. Une au monde en utilisant différents
intrinsèquement
telle œuvre, très « ouverte », peut être médias et processus ». 
combinatoire celle-
considérée de multiples manières :
là, le remix. Le
«  remix  », c ’e s t la
• comme l’ajout d’une forme dans reprise en mains systématique de matériels : Tout ce que je peux avoir.
le paysage urbain ; l’œuvre originale à des fins de re- Claude Closky, en une longue mais
exploitation. Devenu courant avec la explicite citation : « Mes listes sont
• comme une dégradation, un acte fin du XXe siècle, le remix a quelque une façon de présenter des objets hors
de vandalisme ; chose du remake, dont il rejoue de tout équilibre ou déséquilibre entre
• c o mm e un e d é c lar a t i o n d e le postulat  : il réactive une œuvre eux. De raconter des histoires dénuées
guerre à la publicité, vecteur de originale appar tenant au pass é d’expressionnisme, en appliquant
valorisation de la marchandise ; puis, une fois celle-ci reconfigurée, il des systèmes élémentaires inventés
réinstalle cette œuvre originale dans depuis long temps pour tenter de
• comme un refus de la le présent. À y regarder à la hâte, rien structurer notre existence : ordre de
privatisation de l’espace public ne ressemble autant à un « remix » taille, chronologie, alphabet…
au bénéfice des marchands ; qu’un « remake » [11]. Remake, remix : Cela m’a permis de réaliser des œuvres
• comme un attentat symbolique dans l’un et l’autre cas, le producteur plastiques dont la forme est très
contre la culture du shopping, copie un original, qu’ il refait en réduite, voire absente. De ne pas subir
etc. le reconfigurant. Il y a dif férence, l’inflation du spectaculaire à laquelle
toutefois. La similitude apparente, sont soumis les arts visuels, parce que
U n e œ u v r e d ’a r t p e u t ê t r e en effet, dissimule ici une différence les objets regroupés dans mes listes
18 L’art et l’époque

disparaissent pour laisser place au table est-il un acteur ou un homme [9] «  Zone d’Expérimentation Visuelle et
système abstrait qui les agence. » Et ‘’ordinaire’’ ? Le défilé militaire sur la Sonore ». ZEVS : au départ, le nom du train RER
de conclure, en une chute qui indique place de la ville fait-il partie du film qui, en 1994, a manqué de renverser cet artiste,
le désir de ne pas forcément choisir (le d’Althamer ou appartient-il au monde alors qu’il était occupé à taguer dans une gare
« choix », cet enfant de la crise, de la réel ? Althamer laisse entendre que la de la région parisienne. Aguirre Schwarz adopte
tension et de la croyance tant chéries distinction entre la réalité ‘’arrangée’’ par la suite ce nom comme pseudonyme.
des modernes)  : «  La liste permet et la réalité ‘’brute’’ est un leurre.
[10] V. Burgin, « L’absence de la présence »,
souvent d’éviter de prendre parti. La Le comportement humain est à la
cat. d’exposition 1965 to 1972 - When Attitudes
liste peut tout absorber, donc tout fois naturel et artificiel[13]. » Ce qui
Became Form, Cambridge et Édimbourg, 1984,
concilier [12]. » importe ici : une avancée aléatoire
pp. 17-24 (repris in C. Harrison et P. Wood, Art
Accentuation consciente vers dans le territoire protéiforme de
en théorie 1900-1990, Paris, Hazan, 1997, p. 1192,
l’indifférenciation, vers le transgenre, la réali té , p lus qu e l e s o u ci d e
trad. C. Bounay).
pour le moins. « classifier » son art.
O ù s’assur er, p o ur f inir, qu e l e [11] On priera le lecteur d’excuser ce jargon
« transgenre » dont fait état ce type anglo-saxon, mais, qu’il en aille de raisons
Ce primat de l’activité considérée de création artistique, qui s’indiffère d’impérialisme culturel ou de mondialisation
comme un en-soi, la mise au second d’appartenir à telle ou telle catégorie lexicographique, le fait est que la langue
plan de ce que pourrait bien signifier d’art, quelle qu’elle soit, n’est pas à son français n’offre pas de termes équivalents.
ou produire au bout du compte (au tour un genre. Exactement l’inverse,
[12] « Les artistes aussi accumulent », Télérama,
bout du geste) l’activité de l’artiste plutôt : la pratique artistique, dans ce
n° 2964, 1er novembre 2006, p. 32.
doivent être compris comme une cas, « décatégorise » les catégories,
mise en avant volontariste de la si l ’o n p eu t dire . Ell e n’e s t p as [13] A. Szymczyk, « Pavel Althamer », in Uta
pratique. La définition de l’art, pour la anarchiste dans l’âme, rétive à toute Grosenick et Burkhard Riemschneider, Art Now,
circonstance, retrouve la qualification autorité, à tout classement mais, plus Cologne,  Taschen,  2002, p. 24.
originelle de tekhné ou d’arte, « savoir simplement, ailleurs.
faire » de fonction non prédéterminée,
  
non voué de façon systématique à
être plus que ce qu’il est. En vertu de |||||||||||||||
cette logique, bien des œuvres d’art
se contiennent même volontiers au [1] « La nature moderne est une latence d’auto-
principe du projet, dans une optique expressivité d’une richesse infinie, le langage de
inaugurée par les artistes conceptuels. la ville est celui des usines et de la production
À l’œuvre achevée, on va préférer l’en- industrielle, de la rue et de ses murs, de la
cours de l’œuvre, sa configuration publicité omniprésente », écrit ainsi P. Restany
évolutive. (Avec le nouveau réalisme sur l’autre face de
L’époque est aux « chantiers », dont l’art, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon,
font état les installations complexes 2000, «  Aver tissement au lecteur  », p. III).
et désordonnées d’artistes tels que [2 ] Sur c e t ar t d ’«  a c t i o n   », c i t o ns p ar
Jason Rhoades, Stéphane Calais, commodité les ouvrages de synthèse suivants,
M i c h el Fr an ç o is , H enr ik Pl eng e faciles d’accès : A. Labelle Rojoux, L’Acte pour
Jako b s e n , J o hn B o c k o u To b ias l’ar t, op. cit.  ; L. Ber trand Dorléac, L’Ordre
Rehb erger, parmi t ant d ’au tres . sauvage. Violence, dépense et sacré dans l’art
Conf ronté à de telle s créations des années 1950-1960, Paris, Gallimard, 2004 ;
hétéroclites – un fouillis de matières, P. Ardenne, L’Image Corps. Figures de l’humain
d ’ images, de sons, d ’ambiances dans l’art du XXe siècle, Paris, Regard, 2000 ;
en un désordre cer tain assemblés Extrême. Esthétiques de la limite dépassée,
–, le spectateur cherchera en vain Paris, Flammarion, 2006. Le lecteur trouvera
une proposition esthétique claire en introduction de cet ouvrage une analyse de
et définitive – l’appartenance à un Solo pour la mort de Serge III Oldenbourg.
« genre ». Son impression sera celle
d’un art qui donne beaucoup mais [3] M. Bouisset, Arte Povera, Paris, éditions du
qui se montre aussi réticent à dire Regard, 1994.
ce qu’il est. L’artiste polonais Pavel
[4] G. Tiberghien, Land art, Paris, éditions Carré,
Althamer, de la sor te, réalise ses
1993 ; C. Garraud, L’Idée de nature dans l’art
« films » à même l’espace public, qu’il
contemporain, Paris, Flammarion,  1994.
s’approprie comme s’il s’agissait d’un
écran de cinéma : il y met en scène [5] H. Rosenberg, La Dé-définition de l’art, op. cit.,
des actions absolument normales notamment la quatrième partie, pp. 209 sqq.
– personnes qui marchent, qui sont
[6] D. Formaggio, L’Art, Paris, Klincksieck, 1981.
assises à une terrasse de café… « Les
films de cet artiste réalisateur sont [7] H. Belting, in L’histoire de l’art est-elle finie ?,
montrés sans projecteur ni salle de Nîmes, éditions J. Chambon, 1989, p. 73.
cinéma, écrit Adam Szymczyk. L’action
[8] N. Bourriaud, « Les carnets du capital »,
se déroule en trois dimensions, avec,
cat. d’exp. Le Capital - Tableaux, diagrammes
pour décor, la rue ou une galerie. Les
et bureaux d’études, Centre Régional d’ar t
acteurs jouent des rôles simples (…).
contemporain, Sète, 1999, non paginé.
L’ homme qui boit du café à une
20 L’art et l’époque

de l’ac tuelle présidence. L’ar t est occidental en vigueur depuis près d’un économique et… artistique.
absorbé par le spectacle, et la culture quart de siècle.
Aujourd’hui, c’est tout cela qui se
par le business. Au Louvre comme
Tragique enfin, parce que cet ar t- fissure, qui vacille, qui est en crise. Les
dans tous les grands musées du
spectacle, cet art-business, cet art dirigeants de la planète se concertent
monde, les produits dérivés retiennent
dépour vu de sens, cet ar t pour le en vue de «refonder le capitalisme». Il
plus l’at tention des spec tateurs-
pro f i t de quelques uns, o ccul te faudra que les artistes refondent l’art,
touristes que les œuvres elles-mêmes.
une multitude de pratiques plus avec tous ceux qui les accompagnent,
Dans un monde où la transcendance
modestes et plus sincères – mais sans les exposent et les diffusent ; avec
s’est dissoute dans l’ immanence
nécessairement être dans le fond très tous ceux qui commercialisent leurs
comptable et marchande, que peut
différentes. œuvres, les collec tionnent ou les
devenir l’art ?
commentent ; mais aussi avec le public,
L’ar t e s t en e f f e t p la c é d e v an t
L’ar t , c o mm e l e m o n d e , o s c ill e les spectateurs qui s’en nourrissent. Il
l’immense défi d’avoir à inventer les
entre deux époques. Il continue à faudra inventer de nouveaux rapports
pratiques, les outils, les formes, les
fonctionner tant bien que mal selon entre l’art et le public.
dispositifs poétiques et les discours
les normes et les méthodes d’hier,
esthétiques, les matériaux, les circuits On ne produit plus comme hier. Le
quitte à les adapter et les radicaliser ;
de diffusion, les statuts économiques, travail, les outils et les processus
mais il est plus ou moins directement,
les modes de visibilité et d’existence de production et de circulation des
possibles et biens ont changé. Leur nature et leur
nécessaires dans matérialité également. Le travail
«La force productive esthétique est l e m o n d e en tr ain devient toujours plus immatériel, et
la même que celle du travail utile d’advenir. l’outil plus mental.
et poursuit en soi les mêmes fins» Au cour s des deux L’art ne pourra pas échapper à cette
Th. Adorno dernières décennies transformation majeure qui affecte
du X X e siècle, dans la production extra-esthétique. Parce
un mouvement que créer n’est pas sublimer ; parce
globalement appelé que les grands processus de la création
e t c o ns c i emm en t , tr av aill é p ar «postmodernisme», l’art s’est dégagé artistique ont historiquement toujours
d’autres modèles, quitte à les refuser… des universaux modernistes propres été liés à ceux de la produc tion
C’est en ef fet le lot des situations aux avant-gardes, avec leurs utopies, sociale.
intermédiaires que d’être complexes leurs «grands récits» et leurs normes
et contradictoires. «La force productive esthétique est
esthétiques. Le «postmodernisme»
la même que celle du travail utile
a été, dans le domaine de l’art, ce
Au cour s de la présente saison, et poursuit en soi les mêmes fins»,
passage de l’universel au singulier,
l’exposition Jeff Koons au château de explique Theodor Adorno en insistant
la rupture avec les précepts
Versailles, et la vente aux enchères s i m u l t a n é m e n t s u r «l e d o u b l e
caricaturalement consignés dans
mirob olan te de Damien Hir s t à caractère de l’art comme autonomie et
des manifestes destinés à découper-
Londres en forme de pied de nez fait social» (Théorie esthétique, p. 21).
isoler des idiosyncrasies artistiques
lancé au système des galeries, ont
(des écoles avec maître et adeptes) en La crise systémique de l’art engagera
paradoxalement révélé la réalité
concurrence entre elles. certainement une dynamique vers
tr agiqu e d e la s c ène ar tis tiqu e
mondiale. un futur régime de l’art basé sur les
La singularité postmoderne s’est
réseaux et leurs outils, inscrit dans
traduite pour les ar tistes par une
Tragique parce que l’ar t s’est ici des relations de communication et de
ouver ture et une totale liber té de
et là totalement échoué dans coopération, dans la mobilité spatiale
choisir et d’agencer leurs matériaux,
la spéculation, le business, la et la flexibilité temporelle.
leurs outils, leurs références. Par la
marchandise. Les seules élévations
possibilité nouvelle d’emprunter tous Autrement dit, d ’autres formes,
auxquelles il convie désormais notre
les chemins pour créer : en associant d ’autres vitesses de circulation,
attention de spectateur sont celles
la tradition à l’ultracontemporain ; en d ’au tre s sur f ac e s d ’ ins crip tion,
des sommets atteints par ses cotes
mobilisant dans l’art des pratiques d’autres matérialités, d’autres régimes
sur le marché international.
qui en étaient auparavant exclues esthétiques, d’autres «spectateurs»
Tr agique parce que le s œu v re s , (la mode, la photo, le design, etc.) ; avec d’autres modes de réception,
exemplairement celles de Jeff Koons, en inventant de nouveaux modes et d’autres logiques du sens, d’autres
s’af fichent comme dépourvues de réseaux de circulation (en France, les économies… Un autre ar t pour un
sens, comme des marchandises dont Frac, les Drac, les résidences, etc.), de autre monde.
les formes lisses et réfléchissantes, nouvelles structures commerciales (les
et les sujets d’une insigne trivialité, foires), et de nouvelles intersections
traduisent ostensiblement la vacuité. entre l’art et la société.
Un ar t d ’a f f air e d o n t la v al eur
C’est sur cet édifice, dont l’artiste isolé
marchande tient lieu de cri tère
dans sa singularité et sa différence
esthétique.
était le socle, que le marché de l’art
Tragique également, parce que l’écho contemporain a prospéré, et que la
planétaire et le succès commercial spéculation s’est développée, favorisée
de ces événements (avec quelques encore par l’enrichissement rapide
autres), sont des signes paradoxaux d’une frange de clients internationaux
des dérèglements du système de l’art engagés dans la mondialisation
21 L’art et l’époque

L’art et son époque


C o m m e n t u n F R A C s e p o s i t i o n n e e n t r e l’a r t , l e m a r c h é e t s e s m i s s i o n s é d u c a t i v e s ?

Un Frac, qui a pour outil de base dans ses actions la Il s’agissait pour Marcel Duchamp non pas de produire un
constitution d’un fonds, donc d’une collec tion, est objet nouveau mais de produire des regards nouveaux
soumis aux lois du marché : lorsque le prix des œuvres chez les spectateurs sur des formes matérielles existantes.
augmente, le budget d’acquisition du Frac n’évolue pas Cela peut être une des fonctions de l’art, une fonction
nécessairement au même rythme. heuristique, qui nous aide à comprendre, qui nous aide à
appréhender le monde tel qu’il existe.
Les musées, les collections publiques ou équivalentes,
doivent composer avec ce décrochage-là. Une autre fonction pourrait être selon moi, de proposer
des alternatives, au sens le plus large, aux produits de
Pour un FR AC, ce n’est pas tant préjudiciable  : les
la société de consommation et de la société mass-
collections existent, elles continuent de s’enrichir et cela
médiatique.
permet d’assurer l’une de leurs missions fondamentales :
sensibiliser une population sur un territoire régional à l’artLes œuvres d’art et les démarches artistiques peuvent être
contemporain. aussi appréhendées comme des moyens d’expérimentation,
des formes d’exotisme, au sens
Ainsi, ce n’est pas à la
de Victor Ségalen, l’exote étant
valeur f inancière de Cette invention du q uotidien fait celui qui, se connaissant lui-
l’œuvre que l’on évalue
œ u v r e , e t c ’e s t p e u t - ê t r e c e l a même, est capable de s’ouvrir
s a quali t é ar t is t i qu e ,
l’e x e mpl a r ité d e s d é m a r c h e s sur l’altérité sur la différence,
philosophique,
sur le divers.
intellectuelle, critique… ar tistiques ; inventer le quotidien
c ’e s t à d i r e p a s s e r à l’a c t i o n , Et p u i s u n e f o i s q u’o n a
Il y a des ar tis tes qui
humblement, dans les interstices, constaté le cloisonnement de
restent très accessibles
la société, son verrouillage par
et qui apportent au sein dans les places laissées en jachère la finance, une fois qu’on a lu
d’une collection publique par le système fermé. Michel Foucault « Surveiller
une véritable plus-
et punir  », on peut aussi se
value culturelle sur un
pencher sur Michel de Certeau,
territoire.
sociologue, philosophe, jésuite
Sur la place de l’ar t contemporain dans l’ époque aussi, qui a écrit «  L’invention du quotidien  ». Cette
contemporaine. invention du quotidien fait œuvre, et c’est peut-être
cela l’exemplarité des démarches artistiques ; inventer le
On peut aborder la place de l’art contemporain sous l’angle quotidien c’est à dire passer à l’action, humblement, dans
statistique, quantitatif, ou se pencher sur sa sociologie. les interstices, dans les places laissées en jachère par le
On pourrait aussi avoir une approche étymologique de système fermé.
la question et se rappeler que contemporain veut dire Mais cela ne peut pas advenir seul, je considère en effet,
avec son temps. Étymologiquement l’art contemporain que si la société, si cette civilisation en crise, ont besoin de
est censé faire avec son temps. C’est aussi une piste de cette altérité, de ces éléments d’ouverture ; si les individus
définition. qui constituent la société ont besoin de pouvoir s’appuyer
Mais Paul Ardenne a posé des éléments importants de sur ces points de stabilité-là, et bien réciproquement, l’art
définition. Il a prononcé un mot sur lequel je voudrais a besoin d’être soutenu.
rebondir : la notion de fonction et j’ajouterai fonction L’art contemporain a besoin d’être soutenu par la société
sociale de l’art. et ses corps constitués, c’est à dire les ministères de la
L’art a une fonction spécifique, qualifiée au cours de Culture, de l’Éducation Nationale, de l’Agriculture ici.
l’histoire, et l’art contemporain devrait avoir – c’est la Il me semble que cette réciprocité-là reste à optimiser
question à poser, le malentendu à éclaircir – pourrait avoir, autour de la fonction sociale de l’art.
une fonction sociale.
Il a été question précédemment de stratégies ou de
postures de décontextualisation, d’appropriation par les Alexandre Bohn
artistes, de formes préexistantes. Paul Ardenne a posé Directeur du FRAC Poitou-Charentes
en première image de son exposé Le porte-bouteilles de
Marcel Duchamp, premier ready-made, datant de 1913.
Simon Jacquard
«Sans titre», 2009
Production Rurart
Photo : Rurart

Simon Jacquard
construit une pendule
qui subit l’effort. Elle

L’art et sa
se situe en dehors du
temps et matérialise
à la fois la tâche
astreignante et la

réception
lassitude par l’expulsion
d’un vortex de fumée
à horaires réguliers,
ponctuant le ryhtme
de la journée de ces
éructations à la fois
paresseuses et tenaces.

p.23 Alphabétisation culturelle


et démocratie
Raphaël MONTICELLI

p.24 La réception de l’art


contemporain, un projet
complexifié
Alice VEGARA-BASTIAND

p.27 L’intérêt des publics pour


l’art contemporain
Jean-Christophe VIL AT TE
23 L’art et sa réception

Alphabétisation culturelle
et démocratie
Raphaël MONTICELLI
est auteur et critique d’art

La question de la perception des enjeux d’une éducation à l’art est posée ici
en termes d’alphabétisation culturelle du citoyen. La familiarisation aux
codes artistiques et leur compréhension au regard d’un monde contemporain
complexe, sont présentées comme le moyen pour chacun d’accéder à une forme
d’émancipation, laquelle est l’objectif d’une démocratie mais aussi sa condition
première.

L’éducation artistique et culturelle besoins en outillage sémiotique, dont sont constitués et évoluent les
doit privilégier le contact avec les symbolique, intellec tuel, af fec tif, publics, nous allons nous demander
œuvres, les artistes et les institutions sensible, se sont développés. On ne à quelles conditions nous pouvons
culturelles : chaque élève, au cours parle plus, ou pratiquement plus, élargir ces public s, améliorer la
de sa scolarité, doit en par ticulier d’analphabétisme, mais on pose réception, nous allons nous demander
avoir la possibilité de se familiariser le problème de l ’ ille t trisme. Un comment former les public s de
avec les grandes institutions illettré, ce n’est pas un analphabète ; demain...
culturelles régionales ou nationales. un illet tré dispose des outils du
Mais n’oublions pas que cela ne
Circulaire interministerielle,avril 2008 déchiffrement, mais il a plus ou moins
se comptabilise pas en nombre de
de mal à faire du sens avec les objets
Je n’hésiterai pas à le dire : la question visiteurs de musées et d’espaces
qu’il déchiffre.
posée ici me paraît être d’un enjeu d’art ou de collectionneurs, cela se
considérable. Pour reprendre une Que lui manque-t-il ? Il lui manque mesure en termes d’épanouissement
formule que nous employons depuis les outils de la mise en relation, en des individus, de bien-être, et de
l’expérimentation des années 93- contexte, il lui manque la maîtrise développement de nos démocraties...
97 sur l ’ é duc ation ar tis tique e t des ensembles, une capacité à se
culturelle, l’objectif est d’alphabétiser représenter, à symboliser, à abstraire,
culturellement ce pays. à se sor tir des graphèmes p our
reconstruire le texte. Il lui manque
Les relations entre une population et
la maîtrise des espaces symboliques
les objets et les démarches de l’art
et sensibles que travaille chacun des
ont en effet la même importance que
champs artistiques.
celle de la première alphabétisation,
institutionnalisée en France dans La phase actuelle de l’alphabétisation
la deuxième moitié du XIX e siècle. es t bien là : il faut passer de
Sans apprentissage de la lecture et l’appropriation de l’alphabet à celle
de l’ écriture, pas de possibilité de des espaces symboliques. Voilà l’enjeu
vivre dans la société qui se forme au de nos débats. Dans la réception
XIX e siècle. Ce n’est pas seulement des objets de l’art et de la culture,
l’évolution des savoirs, des sciences et ce qui est posé ce n’est pas d’abord
des techniques, de la vie quotidienne l’élargissement et la diversification
qui imposent que toute la population des publics. Ce n’est pas non plus
dispose de l’outil de la lecture et de l’accès au luxe culturel pour le plus
l’écriture, mais l’évolution des formes grand nombre. Ce qui est posé, c’est
de la vie politique : sans l’écriture et l’une des conditions nécessaires du
la lecture, c’est l’exercice de ses droits développement des individus et de
et de ses devoirs qui se trouve limité la structuration des groupes sociaux
dans les démocraties modernes. Savoir aussi bien pour mieux maîtriser sa vie
lire et écrire ce n’est pas seulement un privée que pour assurer la vie sociale, Hervé Jolly
«L’amour est villes», 2007
objectif de la démocratie, c’en est une l’exercice de la démocratie. Production Rurart
condition absolument nécessaire. Photo : Rurart
Nous allons poser de diverses façons
Aujourd’hui, alors que les conditions la question de la réception de l’art. Hervé Jolly articule réel et virtuel dans une
d ’e xis ten c e s e s o n t en c o re Nous allons réfléchir à la façon dont il installation qui réagit aux déplacements du
spectateur pour marquer son impact sur un
complexif iées dans nos pays, les est plus ou moins bien reçu, à la façon territoire numérique.
24 L’art et sa réception

La réception de l’art
contemporain, un projet
complexifié
Alice VERGARA-BASTIAND
Intervient dans le champ de l’art contemporain pour la formation des acteurs professionnels et du public

L’auteur propose de repenser la question de la relation art/public au regard


d’une large institutionnalisation de la médiation depuis les années 90 et des
problématiques qui traversent les conditions de présentation des œuvres
aux publics, oscillant entre une offre de biens culturels et la possibilité d’une
véritable expérience artistique pour les publics.

« Le projet ancien de réconcilier l’art a été de même pour les conventions dans la filiation de cette recherche
et la vie s’est enfin accompli, non en collectives qui régissent les centres et le respect de son contexte. Cette
suivant les ambitions émancipatrices d’ar t et les fonds régionaux d’ar t élaboration pédagogique empirique
de l’avant-garde, mais en obéissant contemporain. Le ministère de la et réflexive (documenter, créer des
aux injonc tions spec taculaires de Culture et le ministère du Travail sources, faire des passerelles, émettre
l’industrie culturelle. » s ouhai ten t p ro f e ssio nnalis er la des hypothèses) a fourni souvent
Hal Foster (Design and Crime) médiation, c’est-à- dire la déf inir des rencontres débat tues et des
Le rapport entre l’art contemporain et comme un métier dans le répertoire oppositions méthodologiques entre
le public est posé comme une difficulté officiel. L’Université a entrepris de spécialistes pour admettre, au final,
depuis que l’art contemporain est former à la médiation culturelle que la diversité même des productions
présenté régulièrement dans tous les au niveau du deuxième cycle. Des artistiques et des conditions dont
territoires, c’est-à-dire environ 25 ans. associations de médiateurs se sont elles provenaient, perme t tait la
constituées pour favoriser la solidarité coexistence de plusieurs points de vue
La qualification de cette difficulté a
et les échanges professionnels et et de modalités de transmission.
connu des évolutions, tout comme le
théoriques. Les actions à l’égard du
projet assigné à la relation entre l’art O n n e p eu t p as s e r ep r é s en ter
public font l’objet de subventions
et le public, mais quelle que soit la ce t te p ério de c omme un gr and
fléchées, d’appels à projet spécifiques
tournure qu’on lui donne, il semble b ouillonnement intellec tuel qui
e t fourniss en t dans un r app or t
que la difficulté première naisse d’une aurait facilité l’ouverture de chantiers
d’ac tivité des pages de résultats
double aporie : l’art contemporain ne théoriques pour la discipline (histoire
tangibles et créditeurs. En somme,
serait pas de l’art ; la relation de l’art cul turelle e t his toire so ciale de
le rapport au public est devenu une
avec le public devrait faire socle à un l’ar t, rappor t politique au public,
activité intégrée et visible des lieux
projet social (« effacer la fracture », coopération artistique, émancipation
de culture.
« démocratiser la culture»). L’intitulé des spectateurs…). Les responsables
du colloque «  art contemporain et politiques [1] pressaient les
éducation artistique : la persistance établissements d’obtenir des résultats
P l u s p r é c i s é m e n t p o u r l ’a r t
d’un malentendu ?» indique l’une des de fréquentation et les directeurs
contemporain, les personnes en charge
variantes de la difficulté, cristallisée étaient tout à leur programmation,
de sa présentation au public ont
ici autour de l’éducation. souvent en aveugle des besoins du
voulu dégager un espace de réflexion
public qui, lui-même, commençait à
approprié, et valider des contenus et
exprimer son désarroi pendant que les
des procédés qui ne reprendraient
En un quar t de siècle, le contexte concepts de rejet et de malentendu
pas de fait, sans les examiner, les
dans lequel le rapport art/public se dont il est question encore
modèles préexistants dans les musées
produit a profondément changé et aujourd’hui étaient théorisés par
autour des objets de collection ou
justifie qu’il soit rediscuté à différents quelques-uns comme ontologiques
dans l’éducation nationale autour
niveaux. à l’art contemporain !... La situation
des programmes. Leur principe était
des médiateurs était inconfortable et
Au cours des années 90, le travail avec clair : puisque les ar tistes avaient
sous-évaluée. Elle le demeure, malgré
le public s’est inscrit structurellement ouvert des espaces, des formes et des
les avancées structurelles, en raison
dans les organisations : la direction langages nouveaux (et poussé pour
d’une hiérarchie systémique des
des musées de France a qualifié et certains d’entre eux à l’émergence de
postes et des fonctions de ceux qui
intégré dans les grilles de postes, les lieux dédiés à la création), il semblait
programment et parlent aux artistes
personnels en charge du public. Il en nécessaire de présenter leurs œuvres
25 L’art et sa réception

sur ceux qui présentent les œuvres pour ceux qui prennent en charge LES «  être en présence de l’œuvre  » et
et parlent des artistes au public. La publics. suggère de séparer la “réception de
médiation occupe génériquement Ces enjeux (distinction entre culture l’art” de “son accès”. Il bouscule la
une position corollaire à l’activité et produits de l’industrie culturelle) notion des “ territoires éloignés de
de production de l’art, ce qui freine ne sont pas discutés dans la sphère l’ar t” dont il est question dans ce
l’innovation dans ce rappor t ar t/ publique (et tout aussi peu dans colloque. L’internaute a accès à tout
public[2]. les lieux de diffusion), le public pris moment et en tout lieu à des œuvres,
dans sa masse est conçu comme un par contre il n’a pas encore accès aux
usager. Il arrive qu’au contact des moyens culturels et didactiques de
La décentralisation des pouvoirs sur œuvres dans une salle d’exposition, réception, il s’agit de les construire
la culture a multiplié la diffusion de le public s’exprime dans ce qu’ il pour un public individué et agissant
l’ar t contemporain par la création prend pour espace public et adresse qui, à la fois, « a la main » sur l’outil
d’établissements, d’événements, de à l’institution, à l’art
projets. Elle a généré une effervescence et aux médiateurs ce
d a v a n t a g e p a r l ’o u v e r t u r e d e qu’il a à dire, parole L’internaute a accès à tout moment
dispositifs qui, pour des raisons de sensible ou parole
mandats élec toraux peuvent être d’usager, sans écho et en tout lieu à des œ uv res, par
temporaires et fragiles, que par une possible. contre il n’a pas encore accès aux
transformation de la valeur de l’art moyens culturels et didactiques de
par l’ef fet d’une pensée politique. réception
La valeur de l’art est dominée par la Au cours des derniers
notion de marché, marché pourtant mois, la loi Hadopi
absent des territoires décentralisés, a at tiré l’at tention
à quelques  exceptions près. Cette sur la valeur du travail ar tistique, numérique et regarde.
difficulté politique à entreprendre relayant l’appréhension qu’en ont
l’ élargissement du débat culturel les industriels pour sa rémunération,
laisse imaginer qu’il serait dédié à des et nos représentants n’ont pas saisi Depuis deux décennies [4] , les
experts et pas au plus grand nombre, la circonstance médiatique pour artistes ont rapatrié les questions du
qu’il n’y aurait donc pas autour des poser plus clairement la question monde dans les salles d’exposition.
questions culturelles, qui incluent par du financement de la culture et, par L’incursion du documentaire dans
exemple les modes de représentation exemple, devancer les difficultés nées les œuvres photographiques ou
de la so cié té contemp oraine, le de la baisse de la quantité d’argent filmiques troublent le public plusieurs
statut professionnel de ses artistes, public à distribuer par la subvention. niveaux : la question ancienne entre
les règles d ’ échanges des biens L a vitalité de la privatisation technique et art, le rapprochement
culturels, un motif suf f isant de d’internet, la mutation de la valeur formel entre (mass)media et art, la
rencontres publiques, de discussion du travail artistique en raison des simultanéité des propos médiatiques
et d’élaboration. échanges immatériels créent de et artistiques, la difficulté à émettre
nouvelles conditions économiques et un jugement, à appliquer des normes
Le concept lui-même de culture a
conceptuelles qui influent sur l’art et et des conventions esthétiques sur
évolué dans le langage commun pour
sa réception. des sujets d’actualité, etc. La prise
être confondu avec ce que l’industrie
de conscience des problématiques
sait faire avec la création : fabriquer et
postcoloniales traverse la société
distribuer des biens culturels dans un
L’évolution technologique construit française. Les débats menés lors
système marchand[3].
des ponts entre les dif férents de l’ouver ture du musée des Ar ts
Culture et industrie culturelle sont
matériels de production et de lecture Premiers, la controverse créée par le
désormais difficiles à discerner au
effaçant la barrière du professionnel film Indigène, l’ouverture de cycles
seul jugé des moyens mis en œuvre :
et du domestique, du public et du d’études postcoloniales à l’université
le rapport à la culture se fait aussi
privé. Les jeunes ar tistes, comme e t l ’o b s e r v a t i o n d e s p r a t i q u e s
par sa spectacularisation, le relais
les jeunes tout court, investissent artistiques contemporaines dans la
médiatique des discours et des objets,
ces possibilités avec plus ou moins mondialisation de l’Institut National
le succès. Les événements culturels de
c o ns cien c e d e la p o s ture en tre d’Histoire de l’Ar t, etc. sont des
promotion des œuvres comptent sur
jugement esthétique et compétence indicateurs parmi d’autres de cette
un public, généralisé, fantasmé par les
technologique où ils met tent le évolution. Désormais, la référence
organisateurs pour qui la « réception »
public. La toile est devenue un espace à une multiplicité culturelle fonde
se mesure quantitativement (billets,
d’exposition des œuvres par leur mise cer taines œuvres (celles des plus
o b j e t s d é r i v é s , c a t al o g u e s ) o u
en ligne et l’ouverture de l’accès. On jeunes générations d’artistes français
émotionnellement (les superlatifs).
peut télécharger une œuvre et se comme celles importées de continents
Par le passé, la notion de culture
l’approprier (ou au moins la visionner) lointains) . Leur appréhension
se fondait dans celle du savoir : on
autant de fois que l’on veut (il suffit demande l’élargissement de la culture
acquérait le savoir et par là même la
de cliquer le lien). Le hasard ou la générale d’une part, des normes et
culture, ou le contraire : on était coupé
stratégie d’une programmation dans des langages formant le jugement
du savoir, donc de la culture. C’était un
un centre d’art peut mettre le public esthétique d’autre part.
temps où la société divisait le travail, le
dans un double accès à l’œuvre : « en
pouvoir d’achat et le savoir (la culture) Cet te situation de pluralisme est
présence » dans l’espace physique,
en classes. Un temps révolu pour ceux caractéristique de l’art contemporain
« à distance » sur You Tube à partir de
qui associent uniquement le public et représente soit le bonheur soit le
son poste personnel. Ce phénomène
au spectacle. Un temps reconfiguré malheur de s’y intéresser.
modère l’un des credo de la médiation
26 L’art et sa réception

Rafaella Spagna-Andrea Caretto En créant un système d’ irrigation complexe en vase clos de plantes, de mollusques et de minéraux, Andrea Caretto et
«Food Islands», 2008 Raffaella Spagna questionnent de manière ironique les processus de domestication des éléments naturels par l’ homme.
Production Rurart La technicité et la précision de l’écosystème autonome et artificiel conçu par les artistes reproduit par la science ce que la
Photo : Rurart nature organise d’elle-même.

L’ évolution à laquelle nous avons questions traditionnellement traitées avec ce que dit Serge Tisseron[5] de
assisté ces vingt dernières années pour la « réception de l’art » que l’on ce rapport : « ce qui appartient en
est la complexif ication de ce se f igure quelquefois comme un propre à l’image, ce n’est pas de nous
pluralisme. Dans un premier temps, résultat technique, voudrait situer informer sur le monde, mais sur la
le choc à l’égard de l’art contemporain les conditions macrologiques dans nécessité où est l’être humain de s’en
consistait dans le fait que les normes lesquelles l’ar t contemporain se donner des représentations, à la fois
et les langages qui avaient permis fait et permettre aussi de distribuer pour construire sa vie psychique et sa
le jugement es thé tique jusqu’ à les responsabilités. Elles rendent vie sociale. Les images ne devraient
la modernité, ne pouvaient plus inadéquats de mon point de vue les plus être utilisées aujourd’hui que pour
s’appliquer à des objets qui, tout en reproches d’un choix social (art d’élite) nous divertir, ou nous questionner sur
étant conçus dans la même période, qui lui sont faits. La sociologie a produit les images.»
présentaient des différences physiques des outils d’analyse et d’orientation
et discursives notables (par exemple de programmes à mettre en œuvre,
dans les années 80 on pouvait voir en mais dont les institutions d’art (qui |||||||||||||||
même temps : une installation in situ sont désignées) n’ont que des moyens
de Buren, un tableau de Rebeyrolle, restreints. Le champ de la culture et [1 ] L a dé centralisation cul turelle a saisi
une toile de Viallat, une sculpture- celui des politiques culturelles se quelques-uns des responsables territoriaux
frigo de Lavier, les statements de superposent régulièrement. Nous dans leur impréparation à mener une politique
Weiner et les petits oiseaux d’Annette sommes tous inquiets sitôt qu’ il pour la création contemporaine, jusque-là
Messager). Le travail de la médiation s’agit de politiques publiques que le centralisée.
de l’art contemporain a consisté à partage, l’effacement des disparités
[2] Même si je reconnais que régulièrement
construire avec le public des langages. soient au cœur des dispositifs. Le
des expérimentations sont faites pour « casser
Mais, en raison des modifications ministère de l’Éducation veut faire de
ce moule ».
d’échelle et de temporalités, d’autres «l’éducation artistique et culturelle
critères entrent en jeu constamment une priorité, afin de permettre à tous [3] Création massive des « espaces culturels »
et bouleversent l’ élaboration. Et les élèves de se constituer une vraie dans les hypermarchés.
encore, le traitement contemporain culture personnelle tout au long
[4] En Fr ance, Les M agiciens de la Terre
des disciplines artistiques floute leur de leur parcours scolaire, condition
exposition présentée par J-H. Martin en 1989
terrain : la danse parle, le théâtre indispensable de la démocratisation
au Centre Ge orges Pompidou symb olise
visionne, la p o ésie p er forme, le culturelle et de l’ égalité des
l’ouverture.
public est contraint d’accepter la chances.»
relativisation permanente de ce qu’il [5] S. Tisseron « De l’image-objet à l’objet-
Or, la réception de l’art dépend de la
tenait pour défini. La réception dépend image : pour une prévention des dangers de
capacité d’un individu à être en prise
quelquefois de la reconnaissance de l’image » in Peut-on apprendre à voir ? Actes
singulièrement avec une œuvre. C’est
cette interpénétration des disciplines. du colloque de 1998, Ensb-a 1999.
l’art qui travaille cette subjectivation,
La mutualisation des médiations
et c’est le médiateur qui travaille pour
culturelles, l’itinérance (les fameux
en faire aimer le partage. Les objets-
parcours pédagogiques), les troncs
images produits par l’art devraient
communs de formation peuvent
être appréhendés pour eux-mêmes,
fournir des appuis.
non pas pour un projet social. Je
Ce panorama apparemment loin des reprends à mon compte et conclus
27 L’art et sa réception

L’intérêt des publics pour


l’art contemporain
D’une approche sociodémographique à la
construction de l’image de soi
Jean-Christophe VILATTE
est maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Nancy 2 et chercheur au Laboratoire Culture et
Communication de l’université d’Avignon et des Pays du Vaucluse

La majeure partie des recherches relatives aux publics de l’art contemporain


s’intéresse soit aux questions de médiation, soit aux caractéristiques
sociologiques des publics.

Deux recherches conduites par H. Gottesdiener et JC. Vilatte, dont les résultats
sont présentés ici, proposent une autre approche. Il s’agit pour l’une d’étudier
l’accès des jeunes adultes à l’art en croisant à la fois des variables sociologiques
et des variables psychologiques, et pour l’autre d’établir une analyse comparative
entre image de soi et image du visiteur de musées.

Un constat s’impose très vite à tous cette forme artistiques sont difficiles, (1998)[3] portent plus particulièrement
ceux qui s’intéressent à la question voire opaques (Lacerte, 2007) [1]. sur les réactions de rejet face à l’art
des publics de l’art contemporain, Par ailleurs, s’il existe, de la part des contemporain. Ce rejet semble lié à
c’est celui du peu d’ études et de institutions de l’art contemporain, un changement de paradigme que le
recherches qui sont conduites sur une volonté de développer des actions grand public ne paraît pas avoir encore
cette question, sans que l’on ait par de médiation en direction des jeunes intégré. En effet, l’art contemporain
ailleurs les moyens d’en comprendre publics et plus particulièrement des transgresse les frontières des cadres
les raisons. Nos connaissances sur ces scolaires, cet te politique semble mentaux du grand public qui en est,
publics sont éparses, parcellaires, et moins nette et paraît très ciblée en ce aujourd’hui encore, à l’opposition
relèvent le plus souvent d’expériences qui concerne les autres publics (Jacobi entre une approche classique de l’art
personnelles, à partir desquelles nous & Caillet, 2004)[2]. (approche figurative et esthétique)
avons tendance, de manière abusive, Si dans les centres d’art, une visite et l’approche moderne qui inclut
à faire des généralisations. Les deux conduite par un médiateur de manière tou tes les formes d ’abs trac tion
recherches qui vont être décrites ici informelle est très souvent proposée, il et de déconstruc tion de l’ image,
ont un caractère exploratoire et n’ont semble que la présence de documents transgression de l’art lui-même, mais
comme prétention que d’apporter une écrits servant d’aide à la médiation aussi des valeurs esthétiques du sens
modeste contribution à la description soit plus rare, comme si ce type de commun. L’intérêt d’une approche à
et à la compréhension du rapport des médiation posait problème ou n’avait partir des rejets et non du goût pour
publics à l’art contemporain. Ces deux guère de sens. l’art contemporain est que celle-ci
recherches soulèvent par ailleurs permet, selon Heinich (2001) [4], de
davantage de questions qu’elles mieux mettre en évidence les valeurs
n’apportent de réponses. que le public attribue à cette forme
L’approche sociologique artistique. L’auteur repère ainsi onze
En France, les chercheurs étudient des publics de l’art registres de valeur de sens commun
essentiellement les publics de l’art contemporain qui servent à qualifier les œuvres. Il
contemporain sous deux angles  : semble que ce résultat n’a pas eu l’écho
Cet te approche est marquée par et l’effet qu’il méritait auprès des lieux
celui de la médiation et celui de ses
deux courants : l’un lié aux travaux voués à l’art contemporain, dans leur
caractéristiques sociologiques.
de Nathalie Heinich et l’autre à la démarche de médiation. À partir de ce
sociologie quantitative empirique qui résultat, il serait en effet tout à fait
Concernant la première approche, il
tente d’objectiver les pratiques de envisageable d’élaborer des stratégies
s’agit seulement d’évoquer ici le fait
visite à partir d’enquêtes, et de rendre de médiation adaptées aux publics
qu’en traitant de la question de la
compte de ces pratiques à partir de qui déprécient l’art contemporain.
médiation de l’art contemporain, les
facteurs sociodémographiques.
chercheurs mettent tous en évidence Il est à noter que si les travaux de
que les rapports entre les publics et Les travaux sociologiques de Heinich Nathalie Heinich nous éclairent sur
28 L’art et sa réception

le rejet de l’art contemporain, il n’y réguliers de musées (Donnat, 1999) Personnalité et art
a guère de travaux qui portent sur [10]. Si ce public semble toutefois un
le goût pour cette forme artistique. peu plus jeune, l’intérêt pour l’art
contemporain
Or, il n’est pas du tout certain que contemporain ne paraît pas lié, selon Il est communément admis que la
la compréhension du rejet de l’art Donnat, à une question d’âge ou de personnalité intervient à la fois pour
contemporain puisse nous aider à génération. La différence du public déterminer les goûts artistiques et
mieux appréhender ce qui conduit de l’art contemporain par rapport aux pour rendre compte de la créativité
des individus à apprécier et/ou à autres visiteurs ne semble pas être chez l’artiste. Si la personnalité est
s’intéresser à cet art. aussi marquée qu’on pourrait le penser. f aite en par tie des ap titudes e t
Il est à noter toutefois que les études acquisitions culturelles, il est d’usage
Parmi les quelques études et enquêtes
por tent sur la fréquentation des que le terme de personnalité oriente
qui portent sur les publics de l’art
lieux reconnus de l’art contemporain les esprits vers ce qui relève des
contemporain, cer taines d’entre-
et qu’elles ne prennent donc pas en comportements, des états affectifs, de
elles cherchent à carac tériser ces
compte les lieux non institués dans la motivation, mais aussi des valeurs
publics à partir d’une typologie de
lesquels cette forme ar tistique se d’un individu vis-à-vis du monde et de
visiteurs. Lors de l’exposition d’art
diffuse de plus en plus, auprès d’un ses semblables. C’est cette acception
contemporain intitulée Hypothèse
public de plus en plus hétérogène. du concept de personnalité qui est ici
retenue.
Des dif férences
ap p ar aî t r ai e n t au En psychologie, la personnalité renvoie
Aussi intéressante que soit niveau des modalités à une cons truc tion scientif ique
l’ap pr och e sociolog iq ue, el le n e de visite et des goûts. (une théorie ou un modèle) de la
pe u t pa s , à el le se ule, r e n d r e L e p u b l i c d e l ’ar t manière d’ être et de fonc tionner
compte du rapport du public à l’art contemporain semble d’une personne autrement dit d’un
ê tre un public qui individu humain. Cette reconstruction
contemporain. visite le plus souvent thé orique se f ai t à par tir d ’une
seul ou avec des amis, investigation psychologique.
moins rarement en L’appro che p s ycholo gique de la
de collec tion, Eidelman (1999) [5] famille. Il aurait un intérêt marqué pour personnalité est un vaste domaine,
identifie cinq classes de visiteurs qui la culture, fréquenterait assidûment dans lequel les tentatives de
se différencient selon leur capital de les différents équipements culturels, descriptions et d’ interprétations
familiarité à cette forme artistique et et pratiquerait plus en amateur des sont nombreuses et variées. Nous
à sa muséologie : les « indifférents » activités artistiques que les visiteurs nous référerons ici à une approche
qui déclarent ne pas être intéressés réguliers des autres genres de musées. scientifique de la personnalité qui
par l’art contemporain et qui sont Il aurait une meilleure connaissance propose des modèles qui ont été
là un peu par hasard, les « curieux » des ar tistes, il aurait tendance à testés, validés, expérimentés.
qui ont une certaine réceptivité à ce apprécier davantage les ar tistes
genre artistique, sans pour autant « intellectuels » et à rejeter ceux qui De nombreux travaux en psychologie
le connaître, les «  intéressés  » qui ont une trop forte notoriété. de la réception artistique montrent
manifestent un intérêt certain pour une influence de certaines dimensions
Aussi intéressante que soit l’approche de la personnalité sur le goût et les
cette forme artistique, et qui n’ont
sociologique, elle ne peut pas, à elle préférences esthétiques. Aucun de
pas été au cours de leur formation ou
seule, rendre compte du rapport du ces travaux n’aborde la question de
professionnellement en contact avec
public à l’art contemporain. La réponse la relation entre personnalité et art
l’art, les « amateurs » qui exercent
d’un individu face à une œuvre est contemporain (ils s’arrêtent à l’art
une activité ou une formation dans
complexe, elle dépend de la nature abstrait et moderne).
le domaine des ar ts, et enfin, les
de cette œuvre, des circonstances
« experts » qui sont dans le domaine
dans lesquelles l’œuvre est vue (le
professionnel de l’art contemporain ou
lieu dans lequel elle est perçue, des Ouverture au monde
qui suivent une formation artistique
informations fournies, de la présence
dans ce domaine. et fréquentation des
d’un tiers, d’une médiation, etc.) ,
Les quelques données statistiques de s e s propre s c ar ac téris tique s musées d’art moderne
disp onibles font apparaî tre que sociodémographiques (âge, sexe, et contemporain
l e p u b l i c d e s m u s é e s o u d e s milieu social, etc.) et personnelles
expositions d’art contemporain est (connaissances, expérience des lieux L’un des principaux enjeux de la
majoritairement composé de jeunes de l’art, personnalité, etc.). C’est sur recherche que nous avons menée
adultes. Il est plutôt féminin, diplômé, la dimension plus particulière de la pour rendre compte de l’accès des
de niveau socioprofessionnel élevé, il personnalité du visiteur que vont jeunes adultes à l’art contemporain
fréquente assidûment les lieux d’art, porter les propos qui suivent, nous était de croiser à la fois des variables
et il serait enfin plutôt local (Vatel[6], faisant ainsi passer d’une perspective s o c i o l o g i q u e s e t d e s v ar iab l e s
1995 ; Donnat[7] , 1999 ; Eidelman, s o ciolo gique à un p oint de v ue psychologiques, en comparant le
1999 [8] ; Mironer[9], 1999). psychologique – nous référant à un poids respectif de chacune d’elles
courant qui s’appelle la psychologie de (Gottesdiener & Vilatte, 2006)[11]. Les
Comparé aux visiteurs des autres déterminants que nous avions retenus
l’art – rarement convoqué en France
genres de musées, le public de l’art étaient les suivants :
et pourtant assez fleurissant dans les
contemporain aurait un prof il et
pays anglo-saxons.
un c o mp o r t em en t qui s er ai en t
finalement assez proches des visiteurs
29 L’art et sa réception

la famille une curiosité pour celui des autres, • a une « Ouverture à l’esthétique »
un goût pour les idées nouvelles et élevée ;
Le niveau d’études et professionnel
les valeurs non conventionnelles, une • connaît un artiste ;
des parents ;
indépendance de jugement. • a une « Grégarité » faible[14].
• La visite en famille au cours de
Le facteur d’Ouverture à l’expérience
l’enfance ; Les musées des beaux-arts 
comporte six dimensions :
• La fréquentation d’un atelier de
Un jeune adulte a d’autant plus de
peinture. • Ouver ture aux rêveries : les
chances de les visiter qu’il :
personnes ayant une note
• aime l’art classique ;
l’école élevée à l’ échelle d’ouver ture
• a une for te «  Ouver ture à la
aux rêveries ont des expériences
• L’ e n s e i g n e m e n t d e s a r t s rêverie » ;
riches, variées et nouvelles dans
plastiques au collège ; • aime la danse contemporaine ;
leur vie imaginaire.
• La pratique artistique en amateur • a visité des musées avec des
encouragée par l’enseignement ; • Ouver ture à l’esthétique : les amis au cours de l’enfance et de
• L a f r é qu en t a ti o n d ’un c lub personnes ouvertes à l’esthétique l’adolescence ;
artistique ; apprécient l’art et la beauté. Leur • a dans son entourage quelqu’un
• Le suivi d’une filière artistique au intérêt pour l’art conduira nombre qui a une pratique artistique de
lycée ; d’entre elles à accroître leurs type beaux-arts ;
• La visite des musées avec un connaissances et à développer • a l u i - m ê m e u n e p r a t i q u e
professeur. leur goût. artistique de type beaux-arts.
• Ouver ture aux sentiments : On voit ici, ce que d’autres résultats
la sociabilité
les p er s onnes ou ver tes aux par ailleurs confirment dans cette
• Les amis ; sentiments éprouvent une é t u d e , qu e p ar mi l e s v ar iab l e s
• Le conjoint ou concubin ; gamme d’ états émotionnels sociologiques et psychologiques qui
• L’anima t eur o u l e gui d e d e différents plus large et elles les ont été retenues, la personnalité
musée ; vivent plus profondément. jouerait le rôle le plus impor tant
• L’entourage artistique ; pour rendre compte des pratiques de
• Ou ver ture aux ac tions : le s
• Les caractéristiques visite.
personnes ayant une note
individuelles ;
élevée à cette échelle préfèrent Parler de l’influence de la personnalité
• L e s o u v e nir d ’un e v isi t e
la nouveauté et la variété à ce qui conduit à affirmer qu’une visite au
marquante ;
leur est familier et à la routine. musée engage la p ersonne plus
• La rencontre avec les œuvres ;
Elles affichent la volonté d’essayer profondément qu’on ne le pense ou le
• Le goût pour l’art ;
des ac tivités dif férentes, de dit ordinairement. Il est ainsi possible
• L a p r a t i q u e d ’u n e a c t i v i t é
visiter des lieux nouveaux. de mieux comprendre pourquoi il
artistique ;
• La personnalité. • Ouver ture aux idées : les n’est pas si simple de modifier les
personnes ouvertes aux idées comportements de visite.
Les données sur la personnalité ont ont une grande curiosité Si la personnalité est liée à l’individu,
été recueillies à l’aide de l’Inventaire intellec tuelle, elles montrent cela ne veut pas dire pour autant que
de personnalité NEO PI-R de Costa un e o u v er tur e d ’e sp r i t au x le milieu n’a pas d’influence sur elle.
et McCrae (1998)[12]. Cet inventaire idées nouvelles et parfois non Des études sont alors à entreprendre
s ’e s t i m p o s é r é c e m m e n t d a n s conventionnelles. pour comprendre quelles sont les
l’approche de la personnalité par
• O u ver ture aux v aleur s : le s caractéristiques de l’environnement
traits. Il repose sur un modèle en cinq
personnes ouvertes aux valeurs – plus par ticulièrement de
facteurs généraux de la personnalité.
remet tent en question les l ’e n v i r o n n e m e n t m u s é a l – q u i
Parmi ces cinq fac teurs, celui de
valeurs sociales, politiques et p ourr aien t ê tre f av o r ab l e s à la
l’Ouverture à l’expérience apparaît
religieuses. construction de certains traits comme
comme l’un des cinq domaines de la
les traits « Ouverture à l’esthétique »
personnalité qui pourrait être le plus Il ne sera donné ici que les principaux et « Ouverture à l’action ».
lié à l’expérience esthétique et à celle r é su l t a t s q u a n t au x p o i d s d e s
de l’ar t contemporain. Ce fac teur déterminants dans la fréquentation Il est bien évident la personnalité
décrit une ouverture à la fois cognitive d e s m u s é e s d ’a r t m o d e r n e e t ne peut pas expliquer à elle seule
et non cognitive et se manifeste par contemporain[13] et des musées des des comportements de visite. C’est
des intérêts ouverts, larges et variés, beaux-arts. Les résultats montrent ainsi que cer tains jeunes adultes
mais également par une capacité à que pour : déclarent ne visiter ni musées des
rechercher et à vivre des expressions beaux-arts, ni musées d’art moderne
nouvelles et inhabituelles. Cet intérêt et contemporain, alors qu’ils ont
pour les expériences nouvelles peut Les musées d’art moderne et l e s c ar ac téris tiqu e s s o cial e s e t
concerner dif férents domaines et contemporain personnelles pour le faire. Ils n’y vont
différentes sphères (représentations, Un jeune adulte a d’autant plus de pas, mais ils pourraient cependant y
valeurs, ac tions, etc.). Des scores chances de le visiter qu’il : aller.
élevés en Ouverture se traduisent par • a une « Ouverture aux actions » Si l’on ne peut où l’on ne voit pas
une forte curiosité et une imagination élevée ; comment jouer sur des variables
active, une sensibilité esthétique, et • a du goût pour l’art contemporain, comme la personnalité, il est à noter
une attention particulière pour son l ’a r t m o d e r n e o u l a d a n s e que la p ossibili té de rencontrer
propre univers personnel, mais aussi contemporaine ;
30 L’art et sa réception

des ar tistes ou l’aide appor tée au visiteur de musées (Gottesdiener, l’existence, ces informations mises en
d é c hi f f r e m e n t d e s œ u v r e s o n t Vrignaud & Vilatte, 2008)[15]. Parmi mémoire renseignent la personne sur
un poids non négligeable dans la les modèles de la personnalité, un ses capacités, ses réalisations passées,
prédiction de la fréquentation des second modèle paraît offrir un cadre son potentiel et ses aptitudes à venir.
musées d’art. De même, l’influence conceptuel intéressant  pour expliquer Le soi permet ainsi à la personne de
des amis et de la personne avec qui la fréquentation des musées : il s’agit prendre des décisions, de choisir un
l’on vit joue sur la fréquentation des de l’approche du soi. compor tement à adopter devant
musées et il semble que ces derniers une situation. Il par ticipe ainsi au
Convoquer la notion d’image de soi en
aident à franchir le pas, en dépit d’un déclenchement et à l’orientation de
ce qui concerne le visiteur de musées
faible score à l’Ouverture. la motivation.
ne relève pas d’un choix arbitraire. En
On voit à par tir de ces quelques effet, dans une étude sur les freins Le modèle théorique sous-jacent à
résultats que la médiation à l’ar t et les motivations à la visite des cette étude peut s’ énoncer  ainsi :
n’est pas si simple, automatique, musées d’art, Gottesdiener (1992)[16] lorsqu’un individu doit faire le choix
qu’elle ne peut concerner un public avait montré, plus particulièrement, ou exprimer sa préférence vis-à-
en général, et que l’idée qu’il existe que certains cadres ne fréquentent vis d’une situation sociale, ce choix
des publics se trouve ici confirmée, pas les musées d’ar t par crainte ou cette préférence résulte d’une
mais comple xi f ié e. Pour p enser d’ être confrontés à eux-mêmes, stratégie d’appariement entre l’image
la qu e s tion d e la m é dia tion d e alors qu’ils présentent par ailleurs de soi et l’ image représentative
l’ar t et plus par ticulièrement de les caractéristiques leur permettant des personnes dans la situation
l ’ar t contemp orain, il nous f aut l’accès à ces musées. Cette étude considérée. Connaissant d’une part,
peut-être changer nos catégories met en évidence, qu’au-delà d’une l’image de soi des individus et d’autre
u s u e l l e s   : l e s c a r a c t é r i s t i q u e s perception de l’œuvre, d’une réaction part leur représentation prototypique
sociodémographiques. Toutefois, ces émotionnelle, pour le visiteur, le de la situation sociale considérée, ce
dernières gardent une certaine valeur véritable enjeu face à l’œuvre, c’est modèle peut ainsi devenir prédictif
soi-même. Selon que des choix ou préférences individuels :
l’art fait partie ou non plus la dis t ance en tre le s deux
Selon que l’art fait partie ou non du du domaine culturel représentations est faible – autrement
domaine culturel de la personne, la de la p ersonne, la dit plus les deux images sont proches –
v isi te d ’un mus é e plus l’adoption du comportement est
visite d’un musée d’ar t représente d’art représente des probable.
des r isq ues  : le r isq ue de la risques  : le risque
Les travaux sur l’image des musées
confrontation avec soi ou celui du de la confrontation
mettent en évidence que les individus
passage dans un monde q ui n’est avec soi ou celui
ont pour la plupart d’entre eux une
du passage dans
pas le sien. un monde qui
représentation ou image positive
des musées, qu’ils les fréquentent
n’est pas le sien. En
ou pas. L’image que l’on peut avoir
se confrontant à
d’un musée ne semble donc pas être
explicative et prédictive et ne doivent l’œuvre, le visiteur s’analyse en tant
suf fisante pour rendre compte de
donc pas être totalement écartées. que sujet susceptible d’affirmer ses
la fréquentation des musées et l’on
goûts, d’éprouver des émotions et
Les résultats de cet te recherche peut se demander pourquoi certains
d’exercer son sens critique, expérience
méritent d’être confirmés sur d’autres ne visitent pas les musées alors qu’ils
que certains n’arrivent pas à éprouver
publics que celui des étudiants. On en ont une image positive.
et qui les met en situation d’échec.
pourrait également tester certaines
Il semble ainsi exister un lien entre Si l’image que les individus ont des
hyp othèses à prop os du rôle de
la question du soi et les pratiques de musées ne permet pas de prédire
la personnalité ou de l’ inf luence
visite. leur fréquentation, l’image qu’ils
des ac tions éduc atives. Ainsi, il
ont d’eux-mêmes confrontée à celle
serait possible d’enquêter auprès Se référer au concept de soi, c’est
qu’ils ont du visiteur de musées est
d e s tru c ture s é du c a ti ve s e t /ou accorder de l’importance à l’expérience
peut- être davantage susceptible
culturelles qui conduisent depuis subjective, à la façon dont l’individu
d’expliquer cet te fréquentation.
un nombre suffisant d’années une se perçoit lui-même, à ses attitudes,
Plus les deux images seront proches
politique artistique et culturelle, en croyances et sentiments qu’il a de
et plus on peut penser qu’il y aura
s’intéressant au goût pour l’art et la lui-même, à la façon dont il vit,
fréquentation des musées – si l’on
manière dont il peut se manifester structure et élabore son expérience
s’at tribue les carac téristiques du
par la visite d’expositions mais aussi interne et sa conduite. L’intérêt de la
visiteur, on visitera alors les musées en
par d’autres pratiques, et en regardant notion de soi pour la psychologie de la
pensant que ce sont des lieux qui nous
ce que devient le poids des différents personnalité, c’est qu’elle permet de
correspondent –, à l’inverse plus les
traits de personnalité que l’on vient tenir compte du sens de la conduite,
deux images seront distinctes et plus
d’évoquer. de l’expérience vécue de l’individu,
la visite risquera d’être improbable. La
de sa capacité à se situer vis-à-vis
différence entre image de soi et image
de lui-même et à déterminer dans
du visiteur devient alors un obstacle
Image de soi et image une certaine mesure sa conduite en
à la visite.
des visiteurs de musées général. Les représentations de soi
apparaissent comme un processus Dans cette étude, les sujets ont eu
d’art expliquant des comportements. Le soi à passer un questionnaire en trois
Cette étude porte sur la comparaison renvoie à des informations relatives à parties : la première partie portait sur
entre l’image de soi et l’image du soi qui se sont accumulées au cours de l’image de soi, la seconde sur l’image
31 L’art et sa réception

du visiteur des musées des beaux-


ar ts et la troisième sur quelques
pratiques muséales, avec un relevé
d’informations sur certaines données
sociodémographiques.
Un ensemble de ving-quatre adjectifs
permettait aux sujets de se décrire (de
préciser à partir d’un certain nombre
de traits ou de qualités quelle image
ils avaient d’eux-mêmes). Parmi ces
adjectifs, 12 décrivent le visiteur de
musées, tandis que les 12 autres
renvoient à des traits de personnalité
extraits de l’A.C.L[17] de Gough[18]
et sont sans rapport avec l’image du
visiteur. Ils sont introduits ici comme
distracteurs.
Dans un deuxième temps, la même
liste des 24 adjectifs était proposée.
Il s’agissait alors pour les enquêtés
de décrire le visiteur de musées des
beaux-arts.
Pour chacun des adjectifs, la distance
entre les deux profils est calculée
dans le sens image de soi, image du
visiteur. On a une échelle en cinq
points pour mesurer cette distance :
un correspondant à la modalité « Ne
me décrit pas du tout » ou « Ne décrit
pas du tout le visiteur de musées des
beaux-arts », 5 « Me décrit tout à fait»
ou « Décrit tout à fait le visiteur des
musées des beaux-arts ».

Les 12 adjectifs décrivant


le visiteur du musée
«Adjectifs pertinents»
Artiste Passionné
Attentif Rêveur
Calme Sensible
Cultivé Tolérant
Curieux Ouvert
Imaginatif Patient

Les 12 adjectifs ne décrivant


pas par ticulièrement le
visiteur de musées
«Distracteurs»
Actif Gai
Direct Généreux B2Fays
Dynamique Organisé «Digital palimpsest -
Rurart», 2007
Efficace Persévérant Production Rurart
Exigeant Perspicace Photo : B2Fays

Précis Rationnel
Béatrice de Fays met
en œuvre un dispositif
Les résultats montrent que dans le multimédia interactif qui
cas où les enquêtés fréquentent de interroge les notions de
représentation et de
manière plutôt assidue les différents mémoire.
musées d’ar t, ils se reconnaissent Le visiteur fait apparaitre
sa silhouette sur l’écran
bien dans les traits qu’ils attribuent face à lui et devient un
au visiteur de musées. On constate le élément de l’œuvre.
En fonction des gestes
contraire dans le cas où les enquêtés et des sons qu’ il produit,
n’ont aucune pratique ou seulement il interagit avec les
peintures numériques de
une faible pratique de visite. B2Fays.
32 L’art et sa réception

Il existe des distinctions selon le type beaux-arts, alors que tous les autres dif férent du visiteur de musées,
de musée, les visiteurs des musées étudiants considèrent que ces qualités considérant ainsi ne pas avoir les
d’art contemporain se perçoivent, à caractérisent mieux ce visiteur qu’eux- quali tés de ce dernier  : les non
un degré plus important que ceux mêmes. visiteurs ou les visiteurs occasionnels
des musées de beaux-arts, comme Pour les filières autres que la filière se considèrent moins «  curieux  »,
détenteurs des qualités affectées aux histoire de l’art, il semble que lorsque «  passionnés  », «  cul tivés  »,
visiteurs de musées (la distance entre le niveau de formation s’ élève ou «  at tentifs  »… que le visiteur de
les deux images est la plus faible). lorsque l’enquêté est âgé, l’image de musées. Autrement dit, les publics ont
Ce résultat est cohérent avec ceux soi se rapproche de l’image du visiteur. une perception de leur inadéquation
de l’étude sur les jeunes adultes et Si les deux images se rapprochent, a priori au champ muséal : dans ce
l’art contemporain où il apparaissait c’est qu’il y a à la fois une modification cadre, franchir les portes du musée
que les jeunes adultes fréquentant de l’image du visiteur et de l’image de suppose une série d’efforts (cognitifs,
l e s m u s é e s d ’a r t m o d e r n e e t soi. Il semblerait donc il y ait à la fois conatifs, etc.) dont le coût perçu paraît
contemporain avaient des pratiques moins de stéréotypie de l’image du élevé.
de visite et des goûts plus diversifiés visiteur et plus d’affirmation de soi.
La réponse que peut alors apporter
et plus intenses que ceux qui visitent
À partir des enquêtes conduites dans l’institution muséale n’est pas de nier
les musées des beaux-arts.
les musées, il est communément cet effort en proposant une approche
Les visiteurs occasionnels (entre 1 et admis que les musées d’ar t sont qui se voudrait ludique ou agréable au
2 visites) des musées des beaux-arts fréquentés davantage par les femmes risque de ne pas être crédible auprès
se comportent comme ceux qui ne que par les hommes. Dans notre étude, de ce public, mais d’accompagner
fréquentent pas les musées (pas de les femmes ont tendance à s’attribuer cet effort, d’aider à la fois à mieux
les caractéristiques l’accepter et à ne pas pour autant
du visiteur de musées idéaliser le visiteur et ce qu’est la visite
davantage que les d’un musée.
À p a r t i r d e s r é s u lt a t s d e c e t t e
en qu ê té s d e s e xe
recherche, il sem ble encore plus À p ar tir d e s ré sul t a t s d e c e t te
masculin. Ce résultat
é v i d e n t q u’i l e s t n é ce s s a i r e d e recherche, il semble encore plus
corrob ore donc la
é v i d en t qu’ il e s t n é c e ss aire d e
s’interroger sur ce que pourrait être partition sexuée du
s’interroger sur ce que pourrait être
un accompagnement qui permettrait monde des musées
un accompagnement qui permettrait
et en particulier des
d’apprendre à visiter et de réduire d’apprendre à visiter et de réduire
représentations des
la distance entre la perception de la distance entre la perception de
visiteurs des musées
soi et la perception de l’image du
soi et la perception de l’image du des beaux-arts.
visiteur. On pourrait ainsi penser à
visiteur. Cet te comparaison des médiations mettant des visiteurs
entre les deux images occasionnels en situation d’exercer
permet de mettre en les compétences qu’ils attribuent au
évidence l’existence visiteur de musées, et surtout d’en
différence de distance entre image de
d’une relation entre l’image de soi, faire l’analyse. Prendre conscience que
soi – image du visiteur dans les deux
l’image du visiteur et la pratique l’on est capable, dans le contexte du
cas). Ce résultat est cohérent avec ce
muséale. Les enquêtés qui ont une musée, de faire preuve de curiosité,
que l’on sait par ailleurs des pratiques
forte pratique des musées, qui sont d’attention, d’imagination, pourrait
culturelles et confirme l’existence de
des amateurs, s’approprient davantage modifier, dans un premier temps,
« seuils » psychologiques nécessitant
les adjectifs qui décrivent le visiteur l’image que l’on a du visiteur et sa
une pratique répétée. Il faut une
qu’ils ne les attribuent au visiteur propre pratique, et peut-être, dans
certaine familiarité avec les musées
de musées des beaux-arts. Ceux qui un second temps seulement, après
pour que l’image de soi coïncide avec
n’ont pas de pratique, ou seulement des expériences renouvelées, l’image
celle que l’on se fait du visiteur. Dans
une faible pratique, ont tendance à de soi.
le cas d’une fréquentation régulière,
se sous-estimer par rapport à l’image
l’individu se pense doté des mêmes
qu’ils se font du visiteur de musées.
qualités que celles des visiteurs de
musées et dès lors fait par tie du L e s f a c t e u r s q u i p è s e n t su r l a Conclusion
même univers que ces derniers. s o c i o l o g i e d e s p u b l i c s ( n i v e au Ce dernier résultat d’une relation
d ’ é tudes, t yp e d ’ é tudes, niveau possible entre des variables
La distance entre image de soi-image
d’étude des parents) jouent également sociologiques et l’image de soi pose la
du visiteur varie selon cer taines
un rôle. Plus le niveau est élevé et plus question de la construction de l’image
catégories sociodémographiques.
l’image de soi est proche de l’image soi et de manière plus générale celle
C’est ainsi que le type d’ étude (la
du visiteur, les niveaux les plus élevés de la personnalité. Deux perspectives
filière) joue. Les enquêtés qui ont eu
s’attribuant davantage les adjectifs sont à l’origine de la plupar t des
une formation en histoire de l’ar t
décrivant le visiteur de musées qu’ils travaux qui sont conduits sur cette
(École du Louvre, master Louvre) ont
ne les at tribuent au visiteur lui- question. L’une s’intéresse à l’individu
tendance à s’attribuer les adjectifs
même. Ils se perçoivent plus visiteur et à la manière dont les processus
qui qualifient le visiteur de musées
que le visiteur des musées, ceci ps ychologiques intrap er sonnels
plus encore qu’ils ne les attribuent au
étant particulièrement net pour les affectent la nature et les actions du
visiteur des musées des beaux-arts.
étudiants de l’École du Louvre. soi, l’autre au rôle des interactions
Ils se perçoivent ainsi plus « artistes »,
« attentifs », « calmes » et « cultivés » Plus la pratique muséale est faible sociales dans la formation et les
q u e l e v i si t e u r d e m u s é e s d e s ou inexistante et plus on se perçoit actions du soi.
33 L’art et sa réception

Si de nombreux travaux empiriques conditions externes aux individus différents lieux d’art contemporain (centre
mettent en évidence que le soi peut qui vont les faire évoluer dans leurs d’art contemporain, FRAC, galeries privées…..),
être affecté par le contexte social, représentations. Les représentations mais il s’est avéré que très très peu d’enquêtés
qu’il est malléable, d’autres montrent semblent en tout cas déterminer et connaissaient ces lieux, seul le musée d’art
également une résistance du soi à freiner l’évolution de la pratique dans moderne et contemporain était suffisamment
l’influence de facteurs extérieurs. les situations où la charge affective connu d’eux et fréquenté pour pouvoir être pris
C e t t e ap p ar e n t e c o n t r a d i c t i o n est forte et où la référence – explicite en compte dans les analyses statistiques.
ré v èl er ai t en f ai t d ’un e d o ub l e ou non – à la mémoire collective est
[14] Il s’agit de la recherche de la compagnie
caractéristique du soi qui est qu’il peut nécessaire pour maintenir ou justifier
d’autrui et du contact social.
être à la fois souple et stable, confirmé l’identité, l’existence ou la pratique
et évolutif, résistant au désaccord et du groupe et dans le cas où l’individu [15] H. Gottesdiener, P. Vrignaud, J-C. Vilatte
évoluant en fonction de la situation dispose d’une autonomie, même (2008) . Image de soi-image du visiteur et
prédominante. S’il est admis par les relative par rapport, aux contraintes pratiques des musées d’art. Culture études, 3,
chercheurs que certaines conceptions et prescriptions de la situation. 1-12, http://www2.culture.gouv.fr/culture/
de soi varient en fonction des états deps/2008/pdf/Cetudes08_3.pdf
af fe c ti f s e t mo ti v ationnels de s
[16]H. Gottesdiener (1992). Freins et motivations
individus ou de ses conditions sociales, ||||||||||||||| à la visite des musées d’art. Paris : ministère de
cet te variation ne peut en aucun
la Culture, département des Études et de la
cas toucher certaines conceptions [1] S. Lacer te (2007). La médiation de l’art
Prospective.
de soi, appelées «  centrales  ». Ces contemporain. Trois-Rivières : Edition de l’art
dernières renvoient à un soi privé, contemporain. [17] Il s’agit d’un questionnaire de personnalité
intime, constitué par nos pensées l’Adjective Check List  (A.C.L) qui compor te
[2] D. Jacobi, E. Caillet (2004). Introduction au
et nos sentiments les plus propres, 3 0 0 adje c ti f s p er m e t t an t d e d é cr ire la
numéro sur les médiations de l’art contemporain.
nos souvenirs les plus personnels, personnalité.
Culture & Musées, 3, 13-21
tandis que les premières, qualifiées
[18]H.G, Gough (1982). Liste d’adjectifs (ACL.).
de « périphériques » , sont le fruit des [3] N. Heinich (1998), L’art contemporain exposé
Paris  : Éditions du Centre de Psychologie
différents rôles que nous jouons, des aux rejets, études de cas. Nimes, éditions
Appliquée. (Traduction de Gough, H.G. (1952).
expériences et des rencontres que Jacqueline Chambon.
Adjective Check List. Palo Alto CA : Consulting
nous faisons avec les autres. Seules
[4] N. Heinich (2001). La sociologie de l’art. Psychologist Press.
les conceptions de soi périphériques
Paris : Éditions de La Découverte.
seraient sensibles aux variations de [19] J-C. Abric (1994). Pratiques sociales et
contexte social, les conceptions de soi [ 5 ] J . Ei d e lman ( 1 9 9 9 ) . L a r é c e p ti o n d e représentation. Paris : Presses Universitaires
centrales ne pouvant être modifiées. l’exposition d’art contemporain Hypothèses de de France.
Si de nombreuses recherches tendent collection. Publics & Musées, 16, 163-192.
à v alider une telle appro che du
[ 6 ] G . Va t e l ( 1 9 9 5 ) . Êtr e a m a te u r d ’a r t
soi, d’autres montrent que lorsque
contemporain. Mémoire de D.E.A en Muséologie
des situations provoquent de
sous la direction de H. Gottesdierner. Université
manière répétitive une activation de
de Saint-Étienne.
conceptions de soi en désaccord avec
certaines conceptions de soi centrales, [7] Donnat, O. (1999). Les études de publics en
ce s dernière s s ont sus cep tible s art contemporain au ministère de la Culture.
d’évoluer. La question de ce qui est Publics & Musées, 16, 141-150.
susceptible ou pas d’évoluer dans les
différentes conceptions de soi est une [ 8 ] J . Ei d e lman ( 1 9 9 9 ) . L a ré ce p ti o n d e
question complexe (il en va de même l’exposition d’art contemporain Hypothèses de
en ce qui concerne la personnalité). collection. Publics & Musées, 16, 163-192.
Rappor té à notre recherche, l’on [9] L. Mironer (1999). Les publics du CAPCmusée,
peut ainsi se demander jusqu’où le musée d’art contemporain de Bordeaux. Publics
décalage que certains individus ont & Musées, 16, 193-203.
entre leur propre image et celle du
visiteur peut être réduit et surtout à [10] O. Donnat (1999). Les études de publics en
partir de quelle(s) condition(s) ? art contemporain au ministère de la culture.
Publics & Musées, 16, 141-150.
Un d éb u t d ’ é clair age sur c e t te
question peut être apporté par les [11] H. Got tesdiener, J - C . Vilat te (2006) .
trav aux sur les représent ations L’accès des jeunes adultes à l’art contemporain.
sociales. Pour un auteur comme Abric Approches sociologique e t psychologique
(1994) [19] il est vain de chercher du goût des étudiants pour l’ar t et de leur
si c’est la pratique qui produit les fréquentation des musées. Paris : ministère
représentations ou l’ inverse, car de la Culture et de la Communication-DDAI.
pour lui représentations et pratiques DEPS. 135.
sociales s’engendrent mutuellement [12] P. Costa, R. McCrae (1998) . NEO PI-R,
et forment un tout. D’où l’analyse de Inventaire de Personnalité-Révisé. Adaptation
l’ évolution des représentations et française de J-P Rolland. Paris : Éditions du
de la pratique associée, qui peut se Centre de Psychologie Appliquée.
faire aussi bien à partir d’un travail
sur les représentations qu’à partir [13 ] À l ’origine, l ’ é tude devait p or ter de
de la mise en place de cer taines manière exhaustive sur la fréquentation des
Sabrina Montiel-Soto
«L’éternel retour», 2006
Production Rurart
Photo : F. Croizé

Un œuf en porcelaine
flotte dans l’espace.
Sur toute sa surface
est projetée l’ image

L’art et l’éducation
d’une femme marchant
jusqu’à la mer.
Le spectateur tourne
autour de l’œuf, ne
parvenant jamais à
appréhender l’ image
dans sa globalité.

p.35 De quoi parle-t-on lorsque


l’on parle d’éducation
artistique ?
Joël N. TOREAU

p.36 Histoire critique de


l’éducation artistique en
France,
Christian VIEAUX

p.50 Réflexions sur l’art


contemporain et les jeunes
Sylvie OCTOBRE

p.52 L’expérience
luxembourgeoise, une
éducation par la pratique
Enrico LUNGHI

p.56 L’apport de l’éducation


artistique dans
les établissements
d’enseignement agricole
Patrick DUSSAUGE

p.58 Art contemporain et


pédagogie
Sylvie L AY
35 L’art et l’éducation

De quoi parle-t-on lorsque


l’on parle d’éducation
artistique ?
Joël N. TOREAU
est formateur à l’école nationale de formation agronomique de Toulouse

Il s’agit ici de dévoiler quelques malentendus inhérents à l’éducation artistique,


singulièrement celle qui investit le champ de l’art contemporain, en posant la
question des valeurs qu’elle prône, des objectifs que l’institution lui assigne, des
lieux de son déploiement dans et hors l’école.

Pour amorcer les inter ventions et supplémentaires ? développement du « cerveau sensible »


les débats de l’après-midi, et me (par opposition au cerveau rationnel ?),
De quoi parle-t-on quand on parle
cantonner dans le rôle de modérateur, contre la violence scolaire (la chorale
d’ éducation ar tistique ? Puisque
je me contenterai de poser quelques «  un excellent remède contre les
l’éducation artistique est éducation
questions. pulsions agressives  ») , contre la
avant d’être artistique, de quoi est-
culture médiatique et l’uniformisation
Admettons, pour reprendre l’intitulé elle l’apprentissage ? Quels objectifs
culturelle, pour réenchanter le monde
d e c e s éminaire, qu’ il y ai t d e s é du c a t i f s p o ur sui t- e ll e ? Et d e
... Malentendus ? Marchés de dupes ?
« malentendus » qui persisteraient quoi l’ éducation ar tistique à l’ar t
Discours placebo ?
entre éducation ar tistique et ar t contemporain est-elle l’apprentissage ?
contemporain. Y a-t-il une spécificité attachée à ce Nous sommes dans le champ
champ artistique ? de l’ éducation (et non de
Pour au tant , sommes-nous bien
l’enseignement).
certains que nous parlons de la même Choisir ce domaine n’est pas neutre, et
chose lorsque nous parlons d’éducation c’est un choix qu’il faudrait interroger, N ous s omme s donc en droi t de
artistique ? Sans doute devrait-on avoir avec Bernard Darras : nous demander d ’ab ord quelle s
la sagesse de (re)définir cette notion valeurs éducatives porte l’éducation
«   Eu é g ar d à l ’ é t e n du e e t à la
ressassée. Par prudence, je suggère artistique en elle-même ? Et si elle
diversité du paysage culturel, nous
que, mentalement, nous conjuguions appor te une plus-value, de quelle
aimerions questionner la légitimité
l’éducation artistique au pluriel. nature est-elle et comment l’évaluer ?
de l’association dominante entre le
En quoi une éducation artistique à
En effet, comme fonctionnaire zélé sous-champ de l’art contemporain
l’art contemporain vaut-elle pour elle-
des politiques de l’État, je me suis et celui de l’ éducation ar tistique.
même ?
réjoui de voir l’éducation artistique En d’autres termes, en focalisant
devenir « priorité présidentielle », j’ai leur at tention sur le microcosme Et enfin, il faudra bien se demander à
vu l’excellent plan de développement de l’art contemporain, les systèmes quelles conditions peut-elle atteindre
remplacer l’excellent Plan Lang-Tasca, d’éducation artistique ne font-ils pas ses objectifs ?
j’ai connu la multiplication dans la des choix trop restreints ? »  [1]
Et l ’ é c o l e p e u t- e ll e p o r t e r s o n
durée d’excellents dispositifs déclinés
Depuis 2000, nos trois ministères projet ?
au fil du temps, chacun « encadrant »
( Éducation Nationale, Culture et
avec une rare pertinence les modalités Nous sommes donc aussi en droit de
Agriculture) ont sorti trente-et-un
de sa mise en œuvre, explicitant à l’envi nous poser ensuite la question des
textes spécifiques ou co-signés. La
les finalités et les objectifs ; quand parcours éducatifs : entre éducation
question des objec tifs est par là-
je tente de faire le tour des acteurs f o r m e ll e e t in f o r m e ll e , qu e ll e s
même sur-investie et, quand on met
mobilisés avec les partenariats et les réponses pertinentes et cohérentes
en œuvre des ac tions, le déf i est
politiques des territoires, le vertige me l’ école peut- elle cons truire avec
démesuré, on a du mal à se retrouver
prend devant une telle unanimité, une l e s p ar t enair e s c ul tur els e t l e s
dans « l’inflation des objectifs »  ? Ce
telle mobilisation affichée. associations ?
que souligne Alain Kerlan :
Af f iché e, c er te s , p er s o nn e n’en
« Je ne vois pas pour ma part un autre
dis c onv iendr a . S au f qu’ à moins
exemple de domaine éducatif auquel |||||||||||||||
d ’ ê tre naï f, il y a p eu t- ê tre lieu
on prête autant d’objectifs. »
de se demander si, derrière cet te
[1] B. Darras, « Décentrement culturel et
unanimité si réconfortante, ne sont … Au service de l’égalité des chances, iconique de l’éducation artistique », in Traces
pas tapis quelques malentendus contre l ’ é che c scolaire, p our le pour l’éducation artistique, CNAP 2000
36 L’art et l’éducation

Historique critique de
l’éducation artistique en
France
Christian Vieaux
est Inspecteur d’académie, Inspecteur pédagogique régional d’arts plastiques, directeur du CRDP Nord pas-de-Calais,
Délégué académique Arts et Culture, Académie de Lille

Par une approche historique de son positionnement dans le cursus scolaire, par
l’examen de ses finalités au regard de l’évolution du système éducatif, il s’agit
d’envisager comment les acteurs institutionnels appréhendent l’éducation
artistique, quelles finalités ils lui confèrent au gré des réformes scolaires et de
leurs enjeux et quelle est la place de l’art contemporain dans l’École du XXe et XXIe
siècle.

Les propos développés durant l’exposé et leurs liens avec la transmission on re tiendra quelques unes des
du 29 janvier 2009 étaient circonscrits des savoirs en matière d’éducation inclinaisons principales :
à l’Éducation Nationale. Ils ne faisaient artistique ;
• L a promotion ou le recul,
donc pas direc tement mention à
III. De la formation des ar tistes à alternativement, de la notion
d’autres institutions ou contextes où
l'éducation artistique des citoyens ; d'activité culturelle éducative
s’exerce une éducation artistique et
contre celle d'enseignement
culturelle. Dans le temps disponible, I V. L'ar t c o n t e mp o r ain e s t un e
artistique ;
il s’agissait de cerner l’ éducation question à enseigner : construire
artistique, ses problématiques et son u n e c o m p é t e n c e à l ’œ u v r e • La recherche d’un élargissement
développement, dans la formation contemporaine.  maximal des partenariats, dans
scolaire commune à tous les jeunes un processus de subsidiarité
français. Chacun pourra donc accrue ;
compléter les éléments avancés ou Si la démocratisation de l’accès à la
les mettre en regard avec d’autres • L a ten t a ti o n ré gulière d ’un
culture est en phase avec le projet
o r g an i s a t i o n s q u’ i l c o n n a î t o u resserrement sur un curriculum
de formation générale de l’ école
pratique[1]. scolaire lisible, en s’appuyant
française, diverses doctrines se sont
plutôt sur un enseignement
Le tex te qui suit reprend la opposées[2] depuis les origines de
théorique des faits culturels.
communication initialement l’éducation artistique et culturelle[3].
p r é v u e dans l ’ens emb l e d e s e s Des tensions et des ruptures
développements. Il est assorti de tous s’exercent dans le temps et le hors
les schémas et tableaux l’illustrant. temps scolaire. Désormais, une grande I. Au-delà d’un supposé
En p l u s d e s c o n t e n u s a b o r d é s densité de tex tes réglementaires malentendu entre art
durant le séminaire, il intègre des soutient les politiques développées.[4] – contemporain – et
passages portant sur la question d’un Sur quelques aspects, les injonctions
peuvent parfois sembler paradoxales,
éducation, se situer
enseignement de l’art contemporain, dans une querelle de
de quelques-uns de ses principaux rendant l’exercice complexe. Il s’agit
ancrages pédagogiques et du rôle en effet de poursuivre simultanément l’éducation artistique
moteur de l’enseignement des arts l’objectif régalien de délivrance d’une
Les orientations soulignées tiennent
plastiques au collège. Il se décompose éducation artistique de masse, dans
autant des politiques éducatives que
en quatre chapitres : tous les cycles, pour tous les élèves
de convictions individuelles. Diverses
et, en tous points du territoire, et de
I. Au-delà d’un supposé malentendu querelles ne manquent pas de se
développer des offres artistiques et
e n t r e ar t – c o n t e mp o r ain – e t manifester entre les promoteurs des
culturelles singulières, hétérogènes,
éducation, se situer dans une querelle modèles en présence. On y observera
aux manifestations diverses dans une
de l’éducation artistique ; des affrontements entre des supposés
offre territoriale très morcelée.
anciens et modernes ou, selon d’autres
II. Trois grandes positions en éducation Parmi les conceptions en présence, terminologies, entre des courants
37 L’art et l’éducation

pro gre ssis te s e t cons er v ateur s . également les partisans d'une école d'une incompatibilité fondamentale
On y retrouvera la promotion de éduquant à la culture artistique, mais – génétique ? – de l’art et de la norme
formes p é dagogiques nouvelles se fermant aux dimensions d'une scolaire.
(démarches constructivistes, activités expression sollicitant l’exercice d’une
À la croisée de ces débats et des
expérimentales…) ou d'opérations pratique personnelle[5]. De même
modalités éducatives qu’ils recoupent
plus traditionnelles (lecture des chefs- y agissent d ’ardents défenseurs
se trouvent les élèves. Ceux-ci ne
d’œuvre, approches cumulatives d'une éducation ar tistique la plus
soupçonnent probablement pas que
des connaissances…). S’y expriment d é s c o laris é e p o ssib l e, au mo ti f

Querelle de la culture Querelle de l’art Querelle de


(cf. Ch. Ruby) dans la culture l’éducation artistique
DOGMATISME FIGER LES NOTIONS D’ART ET D’ŒUVRE MODÈLE TRANSMISSIF (A)

U n p o i n t d e v u e Il y a des définitions La définition préalable de l’œuvre = Varier I l f a u t e n s e i g n e r n o r m e s


supérieur prescrit des préalables dans le même / La culture = Répétition e t / o u t e c h n i q u e s /
normes de normes Leur maîtrise perpétue les codes
socioculturels Filiation /
Communauté
de pensée ou
de convictions
TRANSCENDANTALISME L’ART ET LA CULTURE COMME PREGNANCE DE LA CULTURE
PATRIMOINE COMMUN ARTISTIQUE
M a i n t i e n d ’ u n Une garantie humaine Créer du consensus en célébrant des La pratique artistique n’est pas une
universel humain à partir de conditions obje ts rép ondant à une dé f ini tion vraie question
apprises préalable de l’art
S a c r a l i s e r o u r é i f i e r d e s œ u v r e s S euls les f ai t s cul turels p euvent
antérieurement en polémiques avec des s’enseigner et garantir des repères
codes dominants communs Te nsi o ns /
rup ture s ou
paradigmes qui
RAISON COMMUNICATIONNELLE, COHÉSION SOCIALE PAR LA CULTURE MODÈLE COMPORTEMENTALISTE (B) s’affrontent
INTERSUBJECTIVITÉ, RECONSTRUCTION
Procédures de décision Ingeniérie culturelle de la question de Culte de la créativité = Épanouir
l’art l’individu
par augment ation par allégeance à des Faire coexister les citoyens par la culture Conviction en une force émancipatrice
critique rationnelle institutions garantes de la pratique artistique analogue aux
comportements des artistes

COMPÉTENCES DIFFÉRENTES ET DIFFÉREND ART = POUVOIR CRITIQUE DANS / SUR MODÈLE SOCIO-CONSTRUCTIVISTE (C)
LA CULTURE
R e c h e r c h e d ’ u n Dialogue et histoire Fréquenter du singulier = Discerner La création est une problématique
universel concret enseignable
S’orienter dans la culture avec les acquis La pratique artistique exerce l’altérité,
du pouvoir critique de l’art déplace et instruit des représentations
culturelles initiales

POSTMODERNE ART = COMMUNICATION PRÉGNANCE DE LA SENSIBILISATION


CULTURELLE
Validité relative des T o u t e s t Produits de consommation culturelle et La somme de multiples expériences
valeurs mélangeable œuvres se valent / Tout est dans tout et de rencontres culturelles a valeur
d’éducation

RELATIVISME L’ŒUVRE EST UN MIROIR TENDU LE VÉRITABLE ART CONTREDIT L’ÉCOLE


C h a c u n s o n Antidogmatisme L’œuvre reflète l’air du temps / La création L’expression personnelle exclut la norme
interprétation e m p i r i s t e e t ar tistique est subjective et n’est pas scolaire et l’exercice de la raison
neutralisation objectivable

PRAGMATISME ART / ARTISTE > IMPRÉGNATION < L’ART NE PEUT S’ENSEIGNER À L’ÉCOLE
PUBLIC
Le vrai résulte des I l f a u t v a r i e r e t Croyance en l’immédiateté de l’accès à l’art La création et l’expérience culturelle
seules rencontres multiplier infiniment Rencontre des cultures par la fête ne s’apprennent pas / Il suffit d’être en
ces rencontres présence pour connaître
38 L’art et l’éducation

les divers défenseurs de l’éducation culturelles, demeure encore peu construc tion récente ou de plus
ar tis tique s’animent de grandes transposé sur l’ensemble des cycles lointain héritage.
passions parfois conflictuelles. Sans scolaires. Il exige des compétences
Modèle transmissif [8]  ou dit
doute conviendrait-il de s’interroger sp é cif iques, professionnelles e t
de « l’empreinte » (A) :
aussi sur la perception et la spécialisées sur la question artistique
compréhension que les jeunes peuvent qui engagent des choix politiques et Position générale en éducation :
avoir des notions d’art et de culture. des décisions budgétaires.
Cette première position en éducation,
Le tableau, présenté au-delà de la particularité des matières
page 37, renvoie à enseignées, ignore les conceptions
Sa n s d o u te conv ien d ra it-i l d e bon nombre d’idées préalables de l’élève. Elle considère
s’interroger aussi sur la perception et de doc trines que l’élève est vierge de tout savoir
en présence en initial à celui visé dans le cadre
et la compréhension que les jeunes matière d’éducation de l’acte d’enseignement ou de la
peuvent avoir des notions d’ar t et artistique. Il s’appuie délivrance d’une information. L’élève
de culture. sur des éléments demeure passif dans un schéma
tirés d’un document de t y p e éme t teur/ré cep teur où
élaboré par Christian l’enseignant est au centre de l’activité
Ruby [6] et por tant de transmission du savoir.
De même, il ne semblerait pas dénué
sur la querelle de la culture. Dans le
d’intérêt de poser de manière objective
cadre de cet exposé, il a été élargi
les conditions dans lesquelles une
et mis en regard avec deux autres
éducation artistique peut être tenue
querelles : celle de l’art dans la culture
avec efficience pour tous les élèves.
et celle de l’éducation artistique.
Sur quelles opérations repose-t-elle ?
Dans quelles modalités se met-elle en Les arts et la culture à l’école sont
œuvre ? Avec quels professionnels et p or teurs de nombreux esp oirs  : Postulat  : Stimuli / L’élève sait

dans quelles interactions la déployer ? épanouissement de l’individu, exercice L’élève ne sait Informations

A u p r e m i e r c h e f, d a n s l ’ é c o l e , du droit à l’expression personnelle, rien Consignes

qu’attendre des enseignants de tous r e v e n di c a t i o n d ’un e f o r ma t i o n


cycles, spécialistes ou non ? équilibrant les dimensions sensibles
et abstraites, possibilité d’un partage I n c i d e n c e s p r i n c i p a l e s su r d e s
Les choix opérés ou à venir entre modèles pédagogiques en éducation
de valeurs culturelles communes, …
di f férent s mo dèles d ’ é duc ation artistique :
Pour autant, l’éducation artistique et
artistique, quelles que soient leurs
culturelle est traversée de querelles Po s ant par princip e que l ’ élè ve
vertus et leurs efficacités, s’exercent
qui fractionnent ou rassemblent des est vierge de toute connaissance,
dans une économie de moyens, de
courants de pensée ou des groupes la conformation au modèle
structures et de ressources humaines.
d’intérêts. De ce point de vue, elle ne transmissif suppose, en matière
Au-delà des doctrines des spécialistes
fait pas exception dans l’univers des d’enseignement ar tistique, qu’un
ou de la militance des communautés
débats éducatifs. L’exigence d'une éducateur ou un médiateur adopte
de pensée, dans les territoires, des
démocratisation de l'accès aux arts l e p o s t u l a t q u ’u n é l è v e s e r a i t
réalités résistent et touchent à l’équité
et à la culture demeure néanmoins le intrinsèquement ignorant de tout
de l’éducation artistique qui doit être
dénominateur commun de la plupart en ar t. Des définitions préalables
rendue aux élèves.
des orientations défendues. et culturellement dominantes des
En ef fet, les approches de notions d’art et d’œuvre priment sur
sensibilisation ar tistiques ou tout autre substrat. En conséquence,
culturelles sont souvent fondées sur II. Trois grandes ce qu’un élève peut se représenter
des pratiques « en amateur », hors de a priori de la chose artistique n’est
la classe usuelle. Pas plus aujourd’hui
positions en éducation
pas reçu. Il doit être éduqué à une
qu’hier, elles ne peuvent parvenir à et leurs liens avec norme et apprendre à en manipuler
concerner l'ensemble des jeunes en la transmission des les codes. Dans le jeu des valeurs
âge scolaire. Des problématiques savoirs en matière culturelles, cette conception tend
liées aux coûts, aux possibilités à écar ter des préalables (pré-
des collec tivités de tenir de tels
d’éducation artistique
requis) qui infèrent pour tant sur
dispositifs et au nombre d’artistes Trois grandes positions en éducation les apprentissages artistiques. Des
ou d’intervenants qualifiés qui sont se retrouvent dans la plupar t des représentations mentales sur l’idée
disponibles, conduisent à en dresser domaines scolaires. Bien identifiées d’ar t ou d’œuvre coexistent dans
le constat. De même, la fréquentation par les sciences de l’éducation[7] , la classe. Profondément inscrites
régulière des lieux et des objets elles sont repérables en matière dans la société, elles sous-tendent
culturels dépend sans doute plus d’enseignement des arts et d’action de possibles divergences entre les
de la proximité géographique des culturelle à l’ école. Leur mise en indi v idus qui p eu vent re ssurgir
ressources que de la qualité des perspective permettra à chacun de dans les apprentissages scolaires.
programmations ou des collections. se situer dans le jeu des ruptures P o t e n t i e ll e m e n t a c quis e s dans
Par ailleurs, le modèle pédagogique ou des confrontations qui animent l’environnement familial ou au sein
de l’enseignement des arts dans le des débats sur la place de la culture d’un groupe social, ces représentations
second degré, opérant dans la capacité à l’école. Plus pragmatiquement, il peuvent même avoir été enrichies par
à développ er des inves tigations s’agit de s’orienter dans des modèles un travail antérieur de l’école.
ar tistiques et des appropriations et des pratiques pédagogiques de
39 L’art et l’éducation

Sur l e p lan d e s ap p r en tiss ag e s l’élève, d’autre part d’élaborer des l’éducation : émanciper l’individu en
liés à la pratique ar tis tique, on situations de travail incitatrices aux alliant créativité et épanouissement
pourrait rapprocher cette position activités préparées. Dans ce cadre, de la personne.
e n é d u c a t i o n d e l ’a n c i e n n e l’expérience et l’observation sont au
Une certaine inscription de l’artiste
« leçon académique » de dessin, quasi cœur des processus pédagogiques.
dans la société, héritée de figures
originelle de l’enseignement des arts à L’expérience sensible y est considérée
emblématiques de la modernité, fait
l’école et centrée sur la reproduction au même titre que le réel. L’élève est
ancrage. Elle réfère à la puissance
de modèles. Elle occupe d’ailleurs actif.
libératrice de l’art dans l’expression de
une place encore importante dans
soi. Dans cette approche pédagogique,
l’imaginaire collectif, imprimant les
l’imitation d’un modèle ne por te
consciences d’une image stable, mais
plus sur des références pratiques,
pourtant datée, d’un enseignement
historiques ou esthétiques (copies
de la reproduction des objets (copie
d’une série d’œuvres isolées) . De
d’œuvres ou dessin d’après nature). Au
même, le référent n’est plus le réel qui
regard de certaines attentes sociales, Identification S t i m u l i / Constat
serait à reproduire « artistiquement ».
dépositaires par fois implicites de du I n f o r ma t i o ns / du
Il est davantage question de coïncider
valeurs insuffisamment réinterrogées comportement Activités comportement
aux comp or tements de l ’ar tis te
ou réactualisées, elle fait perdurer une initial final
«Boite noire» moderne ou contemporain.
représentation rassurante des acquis attendu

artistiques scolaires. En l’occurrence, Pour autant, est-il garanti que les


elle maintient l’idée consensuelle de opérations cognitives en travail lors
l’intérêt d’une maîtrise véritable (le I n c i d e n c e s p r i n c i p a l e s su r d e s des phases d’expression artistique
talent) et vérifiable (l’immédiateté modèles pédagogiques en éducation s oien t inv e s tie s   ? D e m êm e, la
de la chose bien dessinée). Il s’agit là artistique : compréhension ou la critique
davantage de savoir-faire techniques, des processus ar tistiques est-elle
au service de l’imitation du réel ou de Les approches d’éducation artistique assurément visée ? L’ élaboration
la représentation réaliste des fictions, di te s par «  impré gna tion  » on t ar tistique semble demeurer une
que de compétences d’expression pu trouver un terreau favorable « boite noire ». Dans cette approche,
et d’invention qui sont par ailleurs pour se développer dans le modèle les sciences de l’éducation pourraient
exigées par l’institution (également comportementaliste. Par exemple : identif ier une forme de «  pensée
dans les programmes de nombreuses a d o p t e r, à l e ur c o n t a c t , l e s magique ». L’invention procèderait
disciplines non artistiques) ou portées manières de faire des artistes pour d ’un jailliss em en t p er s onnel e t
par d’autres at tentes (cultiver la amorcer une pratique ar tistique l ’apprentissage d ’une proximi té
créativité). Au-delà, elle confor te à visée personnelle  ; répliquer des observable avec les comportements
le par ti pris que la comp é tence comportements artistiques, à partir d e s a r t i s t e s . En c o n s é q u e n c e ,
artistique ne relève pas de la sphère d’images d’œuvres, pour induire un cela reviendrait à confor ter l’idée
des connaissances conceptuelles mais geste ou un processus de production. communément répandue que
de celle des techniques. L’enseignant ou le médiateur stimule l’expression artistique relève moins
les élèves ( leur imaginaire ?) .  Il d’une compétence, qui s’acquiert et
Sur le plan des connaissances exacerbe leur potentiel de créativité. se partage, que d’une forme de talent
théoriques, le modèle transmissif peut Il se passerait alors
également trouver application, ou quelque chose
perpétuation, en matière de culture dont le résultat
artistique. On songera par exemple
M o d è l e c o m p o r t e m e n t a l i s t e
formel est envisagé
aux commentaires magistraux de comme relevant
D a n s ce ca d r e, l’e x pé r i e n ce
tableaux, dans la classe ou en présence de l ’e xpression e t l’o b s e r v a t i o n s o n t a u c œ u r
d’œuvres authentiques. artistique. des processus pédagogiq ues.
Modèle L’expression L’ e x p é r i e n c e s e n s i b l e y e s t
comportementaliste[9] ou dit personnelle de
considérée au même titre que le réel.
de  conditionnement » (B) : l’élève est l’objectif à
atteindre. L’élève est actif.
Position générale en éducation :
Au demeurant,
Cet te deuxième position en dans ce schéma, la
é du c a ti o n c o nsis te à é v i ter l e s production de l’élève s’apparenterait (don inné ? plus ou moins latent chez
conceptions préalables. Il s’agit d’une à une création. Dans une conception l’individu ? ne demandant qu’à être
approche de l’activité intellectuelle parfois assez vitaliste, l’audace du exalté ?). Il faudrait alors en déduire
q u i s ’a t t a c h e a u x c o r r é l a t i o n s résultat formel peut alors primer qu’elle ne peut être ni véritablement
entre des stimuli extérieurs et des sur l e s e ns qu e d e v r ai t r e v ê t ir théorisée ni transmise au sens d’un
compor tements de l’ élève. Selon l’activité éducative. Si la réalisation enseignement.
cette théorie de l’apprentissage, la individuelle créative ne sous-tend Sur l e p lan d e s ens eign em en t s
personnalité et le compor tement pas nécessairement de contenus artistiques scolaires, la stimulation de
résul tent de l ’e xp érience vé cue par tageables dans la dimension la créativité, au titre de l’expérience
dans l’environnement. Les étapes de collective, elle inscrit cependant dans sensible et de l’épanouissement de
l’apprentissage sont programmées l’école, et dès l’échelon de la classe, un l’individu, a fondé d’intéressants
de façon rationnelle par l’enseignant. objectif de stimulation de l’expression développements pédagogiques. Ils
Il s’agit, d’une part de conditionner ar t is t i qu e p e r s o nn e ll e . Ell e lui ont été particulièrement soutenus
des comportements de réponse chez reconnaît une valeur sociale dans
40 L’art et l’éducation

au détour des années 1960. Il était phase d’élaboration est équivalente d’enseignement scolaire : la récurrence
alors question de rompre avec des à la production, ou prime sur elle. des activités, la mise en œuvre d’une
ac adémismes, ainsi qu’avec une Croisant dans l’apprentissage des évaluation fine et en grande partie
vision de classe et élitis te de la entrées pratiques et théoriques, ils à visée formative (ou diagnostique),
culture. Cet élan a favorisé, dans veillent à placer l’élève en situation la verbalisation de l’expérience, le
l’enseignement ar tistique usuel à d’expérimentation. L’apprentissage ré férencement de s acquisi tions
l’ école, une rupture signif icative se construit au sein d’une production notionnelles, techniques et théoriques.
avec le modèle «  académique  » de de t y p e ar tis tique, réalis é e par Elle suppose un cadre horaire et des
la leçon de dessin ou de musique. l’élève, stratégiquement structurée professeurs spécialistes.
Pour autant, il n’a pas permis de par l’enseignant sur la base d’une
Ci-dessous, deux schémas permettant
poser didactiquement les conditions proposition ouverte de travail. Les
de prendre la mesure de l’écart entre
de l’accès aux fondamentaux de la étapes et le résultat de la démarche
la c o n dui te d ’un ens eign em en t
dimension artistique. sont argumentés dans un but de
traditionnel en arts plastiques et une
formalisation et de rationalisation
Des ac tivités d’ateliers, en milieu démarche pédagogique fondée sur
des acquis, [11]puis situées au regard
scolaire ou dans les services éducatifs une proposition ouverte à objectif
de problématiques ancrées dans le
d’un grand nombre d’institutions précis (acquisition et maîtrise de
champ artistique (œuvres et pratiques
culturelles publiques ou privées, sont notions et de pratiques) :
de référence).
encore largement adossées à cette
position en éducation. Ces approches ont été initiées en Enseignement dit « traditionnel »
ar ts plastiques dès le milieu des en arts plastiques
Modèle constructiviste et
années 1970. Qualifiées dans cette
socioconstructiviste[10] (C) :
discipline sous l’intitulé de « cours en
Position générale en éducation : proposition », elles sont soutenues
massivement depuis le début des
Cette troisième position en éducation années 1990. Elles ont marqué un
tient compte des conceptions saut qualitatif sur le plan didactique,
p r é alab l e s . C e c o ns t r u c t i v ism e o p ér an t un p ass age d ’o bje c ti f s
Ef fec tuation de Résultat attendu

en pédagogie se fonde sur le centrés sur les techniques, au moyen Consigne à


la consigne Contrôle de

principe qu’un nouveau savoir n'est de l’activité pratique (stricte pratique objectif restreint (pratique
c o n f o r mi té d e s

e f fe c ti f que s' il e s t re cons trui t plastique à visée techniciste ou, plus et technique plastique)
ef fets at tendus

pour s'intégrer dans un réseau de tard, stimulation de la créativité),


(maîtrise de

notions acquises par l’élève. Il met vers des objec tifs culturels dans
savoir-faire)

l'accent sur l'activité de l’élève pour une praxis[12] (l’action-réflexion). Il


appréhender les phénomènes dont s’agit là d’un véritable retournement, Enseignement dit « en proposition »
la compréhension s'élabore à partir la f inali té e ss en tiell e de venan t en ar ts plastiques (Source  : G.
des ses représentations initiales. la construc tion d’une conscience PELISSIER, 1975)
L’élève est actif et son autonomie est critique de la dimension artistique.
renforcée. Le rôle de l'enseignant est Elle s’est appuyée en priorité sur la
primordial. Il doit élaborer et mettre pluralité des questions soulevées par
en place, de manière stratégique, une les œuvres issues de la modernité et
pédagogie où la situation de travail des courants de l’art contemporain.
proposée permet l’expérimentation, Cet te démarche entraîne la
la résolution de problème ou le construction d’une dialectique entre
franchissement d’obstacles. Il en fait l’agir et le penser. Les dimensions
des conditions utiles aux changements liées à l’investigation et au projet
de conceptions qui sont visés. personnel sont au cœur du processus
d’apprentissage. Elles suscitent la
possibilité d’une divergence des
intentions e t des moyens entre Investigations Réponses

les élèves. Le professeur doit donc divergentes /


Proposition
struc turer un dialogue formateur Interprétation
ouverte
pour faire reconnaître la diversité de des écar ts et de
Équilibre Déséquilibre Nouvel équilibre
ce qui a été produit artistiquement. leur valeur
initial Obstacle(s) /
Il veille à favoriser le retour critique
Problème(s)
sur les conditions matérielles et
notionnelles des productions, ainsi III. De la formation des
que sur les interrogations auxquelles
I n c i d e n c e s p r i n c i p a l e s su r d e s ell e s o u v ren t . En c o ns é qu en c e,
artistes à l'éducation
modèles pédagogiques en éducation l’argumentation sur ce qu’elles sous- artistique des
artistique : tendent ou soutiennent est visée citoyens[13]
afin d’aboutir sur l’énoncé conscient
D ’u n e m a n i è r e g é n é r a l e , d a n s En France, l’éducation artistique est
et informé de ce qu’elles ont permis
l e s e ns eig n e m e n t s ar t is t i qu e s , héritière de paradoxes forts. Ceux-
de découvrir et qui fonde un savoir
ce t te p osition en éduc ation es t ci sont liés aux origines même des
culturel commun.
en par tie mixé e avec le mo dèle enseignements ar tistiques  : une
comportementaliste. Les enseignants Sa mise en œuvre requiert plusieurs ambiguïté entre finalité culturelle et
f av o ris en t d e s ap p ro ch e s où la principes qui s’attachent à la notion finalité professionnelle.
41 L’art et l’éducation

Sur ce plan, dans un relatif continuum, d’éducation artistique ; ouvre le «  Musée des ar ts  » dans
on observera de grands paliers : le palais du Louvre qui est af fecté
4) La généralisation de l’éducation
aux «  monuments des ar ts et des
• Dans le déroulé des XVIIe et XVIIIe artistique et culturelle.
siècles  : le passage progressif
Le tableau ci-après
d'un enseignement de savoir-
présenté en regroupe En France, l’éducation artistique est
faire professionnels, proches
les étapes principales,
de l'artisanat[14], à la maîtrise héritière de paradoxes forts. Ceux-
classées selon des
d e te chniqu e s d 'e x p re ssi o n ci sont liés aux origines même des
entrées liées au cadre
très normatives, répondant à la
général des politiques enseignements ar tistiq ues  : une
demande de démultiplication
é duc ati ve s e t aux ambiguïté entre finalité culturelle
des codes esthétiques des classes
différents cycles de et finalité professionnelle.
dominantes, puis à leur transfert
la scolarité.
à d’autres élites à la suite de la
Révolution française de 1789 ;
• Au moment de la révolution 1. La spécialisation des sciences ». Placé sous le contrôle de la
industrielle  : l’orientation des formations artistiques  Commission de l'instruction publique,
aspects les plus académiques le musée se crée simultanément
ou techniques de ces savoir-faire >> Premiers repères : des dans une conception patrimoniale
artistiques vers leurs applications corporations aux académies et à la d'inventaire, de conser vation des
dans des métiers non artistiques Révolution de 1789 chefs-d'œuvre et dans une fonction
(production industrielle des objets, Jusqu' à la f in du X VI e siècle, les d'éducation des artistes.
construction mécanique, fonderie, disciplines artistiques relevant des >> Premières expositions
médecine, imprimerie, …) ; domaines des beaux-ar ts (dessin, universelles : la prise de conscience
• Au détour des années 1960  : peinture, sculpture, architecture...) de l'impact des ar ts dans le poids
la m o n té e en p uiss an c e d e font l'obje t d 'une formation de emblématique des nations et de
la revendication du droit à la type « apprentissage ». Les savoirs leurs concurrences politiques et
créativité personnelle et aux se transmettent dans le cadre des économiques
moyens d’y accéder pour tous corporations de métiers, aux côtés
de celles plus direc tement liées à En 185 1 , la première e xp o si tion
les individus, et principalement
l'artisanat d'art. universelle est organisée à
par les ar ts dans le champ de
Londres. L'Angleterre y privilégie
l’éducation ; À par tir du X VII e siècle, les ar ts stratégiquement, vis-à-vis des autres
• Depuis les années 1990  : libéraux[16] s’élargissent (intégration nations europ é ennes, les «  ar ts
l ’e x i g e n c e d e l ’ E t a t d ’u n e de la peinture, de la sculpture et appliqués à l'industrie ». En 1855, la
approche globalisante des de l'architec ture) . Les académies France organise à Paris son exposition
politiques culturelles[15], incluant d'artistes deviennent, sous la tutelle universelle. En retour, les beaux-arts
une orientation importante de de l'Académie Royale, les lieux de (la peinture française en particulier)
l’action artistique en tant que formation pour ces arts dits majeurs. occupent une place centrale dans les
« pratique amateur », reposant Parallèlement, les corporations et les sections artistiques. L’objectif pour le
pour une grande par t sur la manufactures (royales) continuent régime de Napoléon III est d’affirmer
conviction que la culture est en d 'a s s u r e r, j u s q u 'a u - d e l à d e l a sa prédominance artistique sur les
mesure de produire du collectif Révolution de 1789, les formations autres nations[17]. Les arts décoratifs
– à défaut du commun – dans ayant des visées utilitaires dans les sont présentés séparément au Palais
une société en souffrance. secteurs professionnels touchant à de l'industrie. Appelés « arts appliqués
l'art ou aux métiers et artisanat d’art à l'industrie », ils sont valorisés en
Ces quelques jalons, non exhaustifs, soutien à l'effort industriel.
permet tent de dégager des À la Révolution française,
conceptions successives touchant à l'enseignement artistique est avant En conséquence, les écoles d’art ou
la place des arts dans la société et tout celui des artistes, il s’appuie sur les académies des beaux-arts sont
dont l’impact a été particulièrement un double héritage : renforcées pour la formation des
for t dans l’histoire de l’ éducation • une conception utilitaire issue de artistes, l’objectif visant à soutenir
artistique en France. Leur mise en la tradition des arts mécaniques : l e s c o d e s c ul t ur e ls d o minan t s .
perspective permet de dégager quatre répondre aux besoins Les formations scolaires et
phases enchaînées de la présence des économiques qui accompagnent professionnelles sont essentiellement
arts dans l’ école. Celles-ci se sont la période préindustrielle ; orientées vers la maîtrise des
constituées au gré des mutations de techniques ar tistiques appliquées
la société française, des évolutions de • une conception intellec tuelle aux industries et aux usages du dessin
son projet éducatif et des forces en et culturelle tournée vers les dans divers métiers. Une césure prend
présence pour en assurer l’exigence emplois de prestige : manipuler forme entre les arts dits majeurs et les
autant que la promotion. les codes issus de l’ancien régime arts dits appliqués.
et les tourner vers les élites de la
1) La spécialisation des formations République.
artistiques ;
>> Émergence du principe
2) La massification des enseignements d'un rôle éducatif de l’ar t et du
artistiques obligatoires à l’école ; patrimoine artistique
3 ) L a d i v e r si f i c a t i o n d e l ’o f f r e L e 1 0 a o û t 1 7 93 , la C o nv en ti o n
42 L’art et l’éducation

ENSEIGNEMENT ENSEIGNEMENT ENSEIGNEMENT


CADRE GÉNÉRAL
PRIMAIRE SECONDAIRE SUPÉRIEUR / INITIAL
2005 28 août 2008 : Arrêté d’organisation de l’enseignement d’histoire
des arts
Création du Haut conseil
de l’éducation artistique et Enseignement de la culture ar tistique par tagée et
culturelle interdisciplinaire
GÉNÉRALISATION 2000 : ministères Lang et Tasca : Plan de 5 ans en faveur des arts et de la culture à l’école
L’enseignement primaire est particulièrement soutenu avec l’introduction d’autres disciplines : arts
du spectacle et éducation à l’image
Création de dispositifs et soutien aux dimensions partenariales de l’école à l’université, dont les
IUFM
1991 / 1993 1996 / 1998
Renforcement du Rénovation des programmes
rapprochement Culture /
Af f irmation de la dimension
Éducation nationale
artistique
En ar t s p las t i qu e s : l ’a r t
contemporain est explicitement
un objectif d’enseignement
A rchi te c ture, p h o to gr ap hie,
vidéo, infographie
29 mars 1988 1988 : Loi n°88-20 du 6 janvier 1988 relative aux enseignements
artistiques
Création du Haut conseil des
DIVERSIFICATION enseignements artistiques Assurer l’enseignement obligatoire des arts plastiques et de la
musique à tous les élèves
Élargir à d’autres domaines artistiques par la création d’options en
lycée, d’ateliers en collège et à l’école
Rapprocher le monde de l’école et de la culture : intervenants en
milieu scolaire
1938 1925
Réforme L’art comme dimension
culturelle générale
Dès 1937 un arrêté prévoit
des «loisirs dirigés» : activités Une nouvelle matière dite «art»
f a c u l t a t i v e s ( d e s si n , sp o r t , o u « e x p l i c a t i o n d e s c h e f s -
lec ture, musique et «travaux d’œuvres de l’art»
manuels et ménagers»)
1988 : Colloque d’Amiens 1909 1978 1976
Ve r s u n e r e v a l o r i s a t i o n d e Réforme Doumergue Réforme Haby Agrégation d’arts plastiques
l’éducation artistique en milieu
s c o laire , d e la ma ter n ell e à Assigne rôle second, culturel et « L e c o llège unique» et
MASSIFICATION 1972
l’université. transversal à l’art programmes du collège
Regroupement des arts CAPES d’arts plastiques
Vers les enseignants spécialistes Place de fait les ar ts sous la plastiques et de la musique sous
tutelle des autres matières
l’intitulé «éducation artistique»
1851 et 1855 1880 Troisième République 1969
Premières expositions Loi Camille Sée
universelles Éloignement des arts libéraux : C r é a t i o n d e s U E R « A r t s » à
Fixe l’instruc tion des jeunes-
Valorisation des ar ts mis au filles t e c h n i q u e s a p p l i c a b l e s à l’université
s er v i c e d e l ’ in dus tr i e : ar t s l’industrie et aux sciences
L’enseignement compor te des
appliqués à l’industrie Premier empire À partir du XVII e siècle
études considérées alors comme
Prise de conscience du poids des spécifiquement féminines telles : Dans le lycé e Nap olé onien : Les académies d’ar tistes sont
SPÉCIALISATION arts dans la concurrence entre couture, musique, dessin enseignement des «arts libéraux» les lieux de formation des arts
les nations pour les élites de la nation dits majeurs sous l’ égide de
l’Académie Royale

17 août 1793 Jusqu’à la Révolution française deux conceptions de la formation Jusqu’à la fin du XVI e siècle
artistique
F o rma tio n aux ar t s d e t y p e
Création du musée du Louvre F o r m a t i o n u t i l i t a i r e Concep tion intelle c tuelle e t apprentissage (corporations de
préindustrielle dans la tradition culturelle pour les emplois de métiers)
Fonction d’éducation
des arts mécaniques prestige des classes supérieures

2. La massification de son côté, l'enseignement secondaire En 1880, la loi C amille S é e f ixe


l’enseignement artistique spécial est sanctionné en 1881 par l'instruction des jeunes filles dans
obligatoire à l’école  l'institution d'un «  baccalauréat « l'intérêt de la culture et de l'harmonie
spécial », qui sera progressivement dans les familles ». Elle mentionne
>> Troisième République : la
assimilé au baccalauréat classique un enseignement du dessin et de la
réforme de l'enseignement
pour l'accès aux administrations. musique. Les programmes excluent
L' e n s e i g n e m e n t c l a s s i q u e e t L'enseignement des arts poursuit son les langues anciennes e t , ou tre
l'enseignement spécial des garçons éloignement de la formation commune les disciplines dites intellectuelles
subissent des modifications. Dans des humanités. Le renforcement (français, histoire et géographie,
l'enseignement classique, les langues des savoirs techniques du dessin langu e s v i v an te s , s ci en c e s ) , ils
anciennes reculent et le domaine applicables dans les industries et dans comportent des études considérées
scientifique prend de l'importance. De les sciences[18] est privilégié. al o r s c o mm e «   sp é ci f i qu em en t
43 L’art et l’éducation

féminines » telles que la couture, la actives sont recommandées. L'école Claude Bernard[21]. En janvier 1969,
musique, le dessin. es t concerné e par la nouveau té un département Art est ouvert au sein
des « loisirs » et, en 1937, un arrêté de la nouvelle université Vincennes-
>> Réforme de 1909
prévoit l'aménagement de « loisirs Paris VIII. L’université Panthéon-
Gaston Doumergue, dans un arrêté dirigés » facultatifs. Il s'agit, le samedi S orb onne fonde le premier UER
du 27 juillet 1909 concernant le après-midi, de « compléter la culture d’arts plastiques en novembre 1969.
primaire, assigne une place à l'ar t des élèves par tels ou tels moyens Suivront en quelques années, et
dans l’école : un rôle second, culturel exceptionnels qui ne s'accordent dans d’autres universités, la création
et transversal. pas avec les conditions ordinaires de d’enseignements universitaires de
l'enseignement ». Le dessin, le sport, musique, puis de cinéma-audiovisuel,
• rôle second : l'art n'est pas regardé la lecture, etc., y participent ainsi que de théâtre, …
comme connaissance préalable la musique et les « travaux manuels et
à transmettre aux élèves, il est Cette marche en avant débouche sur
enseignement ménager[19] ».
l'éventuel aboutissement d'une le premier Capes d’arts plastiques en
relation libre et direc te à la >> Facteurs du changement 1972. Il fonde un corps enseignant
nature ; à la fin des années 50 spécialisé qui portera, avec l’éducation
mu si c al e , l a m as si f i c a t i o n d e s
• Des manifestations impor tantes
rôle culturel : il est recommandé enseignements artistiques dans le
aux maîtres «  d'intéresser stimulent la réflexion sur la relation
second degré.
leurs élèves aux œuvres d'ar t entre l'enseignement de l'ar t et
régionales e t de complé ter, le milieu ar tistique. Notamment, >> Réforme HABY : « le collège
autant que possible, l'étude de l'implantation d'une Biennale en unique [22] » et les programmes de
1959 au musée d'art 1978
moderne de la ville
En collège, les disciplines artistiques
de Paris ouvre la voie
I n sc r ite d a n s l a d y n a m i q ue du font l'objet d'un regroupement dans
à une intervention du
F r o n t P o p u l a i r e, l a r é f o r m e d e les nouveaux programmes de 6 e, 5 e
musée sur le terrain
parus en 1977 et de 4e, 3e parus en 1978.
19 3 8 t o u c h e l e s f i n a l i t é s e t l a de la reconnaissance
Éducation musicale et arts plastiques
str ucture du système éducatif. La immédiate de
sont réunis sous un même intitulé
l'actualité. Le 8 janvier
primauté est donnée à l’intelligence « éducation artistique ».
1959, un ministère de
e t au r a i son n e m e nt plu tô t q u’à la Culture est créé. Il Le champ des disciplines artistiques
l’accumulation des connaissances. est conf ié à André est élargi. « Toujours fondée sur les
Malraux. deux disciplines de base (musique,
arts plastiques), l'éducation artistique
>> 1968 : Colloque
pourra s'intéresser également à
d'Amiens
modèles par des promenades des sujets d'études débordant sur
dans les musées et par des visites À l'occasion du colloque « Pour une l'archi te c ture e t l'urbanisme, la
aux monuments » ; école nouvelle », organisé à Amiens par chorégraphie ou l'art dramatique, la
l'Association d'étude pour l'expansion photographie ou le cinéma ».
• r ô l e t r a n s v e r s a l : l 'a r t e s t
de la recherche scientif ique, une
situé par rappor t aux autres
commission consacrée à l'éducation
disciplines  : «  On continuera
ar tis tiqu e e t cul turell e dans la 3. La diversification de l’offre
à établir une marche parallèle
formation de l'individu se réunit d’éducation artistique
entre les diverses matières de
en mars 1968. Elle réclame «  une
l'enseignement ». >> 1 9 8 8 : L o i n° 8 8 -2 0
revalorisation de l'éducation artistique
en milieu scolaire, de la maternelle du 6 jan v i e r 1 9 8 8 r e la t i v e au x
Cet te définition de l’ar t à l’ école
à l'université  » e t la création enseignements artistiques[23]
f ai t o b lig a ti o n d ’un e ap p r o c h e
culturelle dans la scolarité commune. d'une faculté des ar ts où seraient • Affirme que les enseignements
Cependant, elle minore la nature formés des enseignants spécialisés artistiques sont une composante
de son articulation avec les autres p our l ’ens eign em en t ar tis tiqu e indispensable de la formation
ma ti èr e s . Ell e p la c e d e f ai t l e s scolaire[20]. générale ;
enseignements artistiques, encore
>> 1 9 6 9   : C r é a t i o n d e s • Assure à tous les jeunes, à l'école
nouveaux, sous la tutelle des
premiers UER « Art » à l’université et au collège, une éducation
autres disciplines historiquement
constitutives des humanités. Elle Sur l e p lan gén ér al , l e s d éb a t s ar tistique dans les disciplines
limite ainsi la progression de leur d u c o l l o q u e d ’A m i e n s a v a i e n t fondamentales (arts plastiques
inscription propre dans la formation réclamé que la formation des futurs et éducation musicale) ;
des élèves. enseignants se réalise à l’université. • Élargit à d'autres disciplines,
L e s e ns e i g n e m e n t s ar t is t i qu e s grâce à un système d'options
>> Réforme de 1938
bénéf icient de ce mouvement et complémentaires (nouvelles
Inscrite dans la dynamique du Front seront progressivement intégrés, options de la filière A3 lettres arts,
Populaire, la réforme de 1938 touche mais de haute lutte, dans le champ ateliers de pratique artistique et
les finalités et la structure du système universitaire. En septembre 1968, classes culturelles) ;
éducatif. La primauté est donnée des enseignants créent au sein de
à l'intelligence et au raisonnement l’Institut d’Art et d’Archéologie de • Ouvre l' école aux réalités
p lu t ô t qu' à l 'a c c umula t i o n d e s Paris une formation parallèle à celle contemporaines dans les
connaissances. Les méthodes alors dispensée au sein du Lycée domaines artistiques et culturels,
44 L’art et l’éducation

grâce à l'ac tion culturelle en à l'école. du développement de l'esprit


milieu scolaire (PAE) ; critique ;
Des dispositifs nouveaux
• Confirme le principe accompagnent cette politique qui • Transmet tre les fondements
d'élargissement du champ des est assortie de budgets significatifs. d'une véritable culture humaniste
disciplines artistiques enseignées L' e n s e i g n e m e n t a r t i s t i q u e d u propre à former des espri ts
dans et hors du système scolaire, premier degré, écoles maternelles et ouverts à la diversité des arts et
dans le c adre d 'un s y s tème élémentaires, fait l'objet de grandes de la pensée.
d'options ; priorités. À ce titre, l' éduc ation
>> 20 08 : Circulaire sur
musicale et les arts plastiques sont
• Manifeste une volonté le développement de l' éducation
enrichis par l'introduction d'autres
déterminée de rapprochement artistique et culturelle[26]
disciplines, dont celles ayant trait aux
avec le monde culturel, par le
arts du spectacle et à l'éducation à Le texte place les orientations définies
biais des intervenants extérieurs
l'image. sous l'exigence de la présidence de
en milieu scolaire ;
la République en tant que priorité
Outre la création des classes à projet
• Conf irme l'autorité des nationale des politiques conjointes
artistique et culturel, la continuité
ens eignan t s ti tulaire s dans des ministères de l'éducation et de la
entre les cycles est recherchée, de
leur classe, et la qualité des culture. Il décline quatre axes :
même un ef for t conséquent est
inter venants qui devront
consenti sur la formation initiale • La création de l’enseignement
justifier d'une vraie compétence
et continue des enseignants et des de l'histoire des ar ts ( cet
p r o f e ssi o nn e ll e e n ma t i è r e
cadres. La notion de pôles nationaux enseignement est inclus dans les
artistique.
de ressources artistiques et culturelles programmes des disciplines et il
Le 29 mars 1988, un Haut comité des est élaborée. vise une meilleure évaluation des
enseignements artistiques est installé connaissances acquises) ;
>> 2005 : création du Haut
sous la vice-présidence de Marcel
conseil de l' éducation ar tistique • Le développement des pratiques
Landowski. L'éducation ar tistique
e t c ul t ur e ll e s o us l e minis t è r e ar tis tiques à l' école e t hors
n'est plus l'affaire du seul ministère
De Robien[25] de l' école (accompagnement
de l'Education nationale.
é du c a t i f, au g m e n t a t i o n du
Présidé par le ministre la Culture et
nombre de classes à horaires
le ministre de l'Éducation nationale,
aménagés, accroissement de
4. La généralisation de il c o mp r en d di x- n eu f m emb r e s
l'offre hors de l'école) ;
l’éducation artistique et dont quatre représentants de l'État,
culturelle trois représentants des collectivités • La rencontre avec les artistes et
territoriales et douze personnalités les œuvres, et la fréquentation
>> 20 0 0 : relanc e d e la qualif iées. Ils sont nommés pour des lieux culturels, pour tous
politique interministérielle en faveur une période de trois ans. La mission les élèves (développement
des arts et de la culture à l'école, le principale du HCEAC est de promouvoir des par tenariats, dispositifs
« Plan de cinq ans » l'ensemble des actions susceptibles spécifiques, volet artistique et
Les ministres de la Culture (Catherine de soutenir l'éducation artistique et culturel des projets d'école ou
Tasca) et de l'Éducation (Jack Lang)[24] culturelle comprise au sens large du d'établissement) ;
initient un vaste plan de refondation terme :
• Les conditions de la généralisation
des engagements de l'État en matière • Favoriser pour chaque enfant de l' éducation ar tistique
d'éducation artistique et culturelle. l'accès aux arts et à la culture et culturelle ( concours de
Les dimensions partenariales sont sous toutes leurs formes ; recrutement et formation initiale,
particulièrement soutenues ainsi que
formation continue, mobilisation
l'élargissement des domaines des arts • Construire la sensibilité et le
des ressources pédagogiques
et de la culture devant être accessibles jugement p er s onnel en v ue
nécessaires).

Rafaël Trapet
«La vie au foyer», 2010
Résidence - Lycée de l’Oisellerie, Angoulême (16)
Production Rurart
Photo : R. Trapet
45 L’art et l’éducation

IV. L'art contemporain le milieu des années 1970. Elle a trouvé ambitions d’élitisme dépassé (faire
un terreau fertile et particulièrement rencontrer des œuvres emblématiques
est une question à militant dans l’enseignement des arts du p ass é e t du p r é s e n t) o u d e
enseigner : construire plastiques au seuil des années 1980. renoncement aux vraies valeurs de
une compétence à Elle devait progressivement intégrer l’art et de la culture (donner à voir les
l’œuvre contemporaine  dans cet enseignement l’ouverture sur débats de l’art en train de se faire, qui
des réalités culturelles extérieures aux sont alors pris comme des désordres).
Dans l ’ é cole, l ’ou ver ture à l'ar t seules connaissances académiques On estimera les approches tenues
contemporain est souvent en tension dispensées par les cursus scolaires. De tantôt insuf f isantes ou désuètes
avec les exigences des opérateurs des fait, elle se donnait rapidement comme (quelques heures d’enseignement
politiques culturelles et les valeurs objectif disciplinaire, explicitement e t un b o u qu e t d ’a c t i v i t é s
scolaires que la société souhaite voir nommé, d’ouvrir à l'art tel qu'il se crée complémentaires), tantôt impropres
perdurer ou consolider. et au monde contemporain[29]. à garantir la délivrance d’un substrat
Pour autant, le monde de l’école n’est solide de culture commune (une
Pour autant, ce mouvement ne s’est
pas insensible à l’art contemporain. Il y insuffisance des repères historiques
pas développé sans rencontrer divers
est même de plus en plus réceptif. Au en matière de culture ar tistique).
obstacles. En premier lieu, il a été
niveau des activités complémentaires, Doit-elle alors dégager, comme seule
nécessaire aux mondes de l’école et
d e n o m b r e u s e s a c a d é mi e s o n t priorité, d’ouvrir les élèves à l’art de
de la culture d’apprendre à se côtoyer.
élab oré, en par tenariat avec les leur temps ? Faut-il plutôt consolider
Les enseignants eux-mêmes ont pu
direc tions régionales des af faires ses capacités à garantir la stabilité
vivre avec surprise, et parfois rejet,
culturelles et des centres d’art, des d’un socle culturel commun et de
la découverte d’univers dérogeant
dispositifs favorisant la rencontre des ses enracinements dans la société ?
aux représentations les plus stables
élèves avec des œuvres et des artistes Outre qu’elle travaille à dispenser pour
ou les plus classiques de la création
contemporains[27]. Ainsi, depuis la tous des connaissances et des repères
artistique, donc les
culturels, dans toutes les disciplines
plus communément
enseignées, l’ école est désormais
diffusées dans leurs
Outre qu’elle travaille à dispenser également bouleversée par le jeu des
cursus de formation.
pour tous des connaissances et des tensions entre sa visée universelle de
Les opérateurs
la culture et des cultures de groupes
repères culturels, dans toutes les culturels ou les
de pensée ou de communautés.
disciplines enseignées, l’école est artistes sont, quant à
eux, encore souvent >> Q u e p e u t r e c o u v r i r
désormais également bouleversée p er tur b é s p ar l e s l'expression « art contemporain » hors
pa r le je u des ten sion s entr e sa exigences de la et dans l'école ?
visée universelle de la culture et temporalité scolaire
Dans le champ de la culture, «  art
des cultures de groupes de pensée ou la nécessité
contemporain » est une expression
d’inscrire leur projet
ou de communautés. de médiation dans
propice pour homogénéiser des formes
souvent très singulières de pratiques
une perspec tive
artistiques et les mouvances qui les
pleinement
création des premières missions à éducative, comprenant des objectifs animent[30]. Toutes ont en commun
l’action artistique et culturelle[28], énoncés et des étapes adaptées aux de s’inscrire dans le temps présent
l’ouverture sur la création « vivante » possibilités des élèves. ou très proche. La formule connaît
est une orientation du travail commun d'ailleurs diverses déclinaisons : art
d’éducation artistique et culturelle Au-delà, l’école est elle-même exposée vivant, art actuel, art en train de se
des élèves. à des controverses quant à la nature faire, art d'aujourd'hui, art du présent.
de la culture qu’elle doit délivrer. Selon Celles-ci ne renvoient cependant pas
Une didactique de l’art contemporain les opinions exprimées, on taxera ses toutes à la même compréhension des
s’est progressivement développée, dès phénomènes et des faits que l’art

Les images à 360° de Rafaël Trapet ne procèdent pas de la perspective photographique classique à double point de fuite. Elles ont la prétention vaine de tout
montrer d’un espace en essayant de s’affranchir du hors champ et font, par contrecoup, sentir les limites d’une photographie qui résumerait le monde.
46 L’art et l’éducation

contemporain peut recouvrir. l’école doit-elle prendre le risque de l'art, à ses manifestations les plus
réduire l'accès et la compréhension de immédiates. Il s'agirait alors de
En appui sur la lit térature assez
l’art contemporain à sa capacité à faire cultiver le rebond permanent de
abondante qui alimente ces débats,
déviance aux normes de l'institution l’école sur l'actualité des arts. Pour
deux définitions largement répandues
scolaire ? En somme, à introduire les éducateurs, il faudrait enchaîner
de ce qui est contemporain dans l'art
intentionnellement en son sein des à l'infini les questions que soulèvent
peuvent être isolées. Elles traduisent,
œuvres qui auraient pour qualités tous les symptômes des créations
soit des courants esthétiques, soit
principales de générer des rapports de sitôt diffusées. Ce qui suppose, afin
des convictions ou des positions de
tension et des effets de contradiction que le plus grand nombre des élèves
principe. Sitôt introduites dans la
ou de réfutation vis-à-vis des valeurs soit au prise avec cette actualité, une
sphère de l'éducation, elles peuvent
incarnées par le système scolaire. Le information largement accessible
entrer puissamment en dissonance
problème n’est pas ici d’évincer la aux équipes éducatives, structurée et
avec les fonctionnements et les valeurs
puissance critique de l’art mais de outillée dans une quasi-simultanéité
de l'école. A minima, elles interférent
veiller à ce que l’art contemporain ne aux émergences et aux débats de l'art
sur ce que l’ école doit incarner et
soit pas strictement assimilé à un rôle du temps présent.
peut réaliser. À ce niveau, c’est de la
de prédation.
question des repères communs et de La seconde option orienterait l'étude
la stabilité des connaissances dont il >> Q u e ll e s c a t é g o r i e s d e l 'ar t c o n t e m p o r ai n su r u n e
s’agit principalement. établir pour situer et aborder l'art approche à rebours, de type historique,
contemporain comme fait culturel à inscrite dans une histoire artistique et
>> Est contemporain ce qui
l'école ? culturelle des sociétés occidentales.
est en avance, et donc marquerait un
La mise en récit d’une histoire des
progrès dans l'idée que l'on se fait de Dans l'école, l'art contemporain pris
œuvres les plus emblématiques et
la notion d'art ou d’œuvre. comme fait culturel,
peut être abordé
Cette compréhension pose que ceux
comme : Cette nature « situationnelle » ou
qui en sont animés peuvent s'inclure,
de manière informée – éduquée ? – • Catégorie « propositionnelle » des œuvres de
dans des débats où s’expriment temporelle  : la modernité pénètre désormais dans
délibérément des positions l'étude de
le quotidien des élèves, par le biais
revendiquées et perçues comme ce qui est
conser vatis tes ou progressistes. immédiatement de leur citation dans les médias, par
Outre qu’il convient de s’interroger présent ; les canaux de l’ingénierie culturelle,
sur la pertinence de la reconstitution et par le travail même d’éducation
• Catégorie
historique de l’idée de progrès en artistique à l’école.
esthétique :
art[31], il est aussi sans doute utile de
l'étude de formes
se demander en quoi et comment cette
d'expression
approche fait sens dans le schéma
issues de la des phénomènes soutenant l’idée du
mental des élèves. Précisément, dans
modernité et de regroupements contemporain, à partir des périodes
l'école, ceux-ci posent régulièrement
de ses mouvances ; où le contemporain est un concept
la di f f icul té d e s e r assurer p ar
une recherche du conforme ou du • Catégorie chronologique : la mise posé par l’esthétique et les artistes,
semblable. Une telle compréhension en perspective d’évolutions ou supposerait sans doute que soient
du contemporain, en héritage de de ruptures emblématiques et dégagées des constantes dans les
l’ idée d’avant-garde, permet- elle succédées, ancrées dans l'espace conditions de leurs manifestations.
d’acquérir une représentation globale, et dans le temps ; Au demeurant, dans des contextes
à distance et critique, de la question reconstitués et bien cernés, il s’agirait
de l'art ? Est-elle absolument opérante • Des catégories de de faire progresser les élèves dans une
et transposable dans les diverses comportements : une approche perception de principes stabilisés
situations culturelles auxquelles ont de t ype sociologique ou d’avancement, de stagnation ou de
accès les élèves ? L’objectif scolaire est anthropologique de pratiques régression de la question de la création
aussi de ne pas limiter ses efforts à la et de situations qui relèvent du ar tistique. Il faudrait cependant
seule appréhension de l’immédiateté principe du contemporain dans intégrer le fait que, dans diverses
des phénomènes culturels du temps les arts. séquences de l’histoire culturelle, la
présent. Dans l’éducation, l’art contemporain plupart de ces œuvres ont exprimé
peut être strictement observé sous leur modernité dans une dimension
>> Est contemporain ce qui polémique vis-à-vis des autres œuvres
exalte la pluralité, et donc rejetterait l’angle d’un fait culturel. Dans cette
approche, la démarche éducative de leur temps. Et que, ce faisant, elles
la norme. ont promu une conception instable
serait resserrée sur les connaissances
Si l'école doit intégrer et valoriser des théoriques. Elle solliciterait donc et hétérogène des notions d’œuvre,
différences de toutes natures, elle peu l’expérience et l’appropriation d’art et d’artiste. La finalité serait
doit aussi produire du commun. Pour pratique des moyens d’expression peut-être alors moins celle d'une
tenir l’un et l’autre de ces objectifs, qu’elle désigne, si ce n’est dans un éducation à un ar t contemporain
il lui faut à la fois apporter les outils certain exercice du regardeur (l’école aux élèves (l'art de leur temps) que
de l’émancipation et donner accès à du spectateur). On pourrait discerner d'une histoire de dif férents ar ts
des codes normatifs. Certains sont deux options principales. contemporains succédés ou réitérés.
consentis, d’autres sont imposés. On peut alors se demander si cette
Dans cette interpellation paradoxale, L a première viserait à privilégier approche rétrospective est suffisante
un s tric t rapp or t au présent de à outiller les élèves d’une perception
47 L’art et l’éducation

personnelle, sensible et critique des la nature ouver te des œuvres P o u r l e s e n s e i g n a n t s , l ’œ u v r e


bouleversements ou du banal des contemporaines excède le rapport contemporaine propose un
faits artistiques de leur temps. strictement visuel du spectateur aux e nr i c hiss e m e n t d e s o p é r a t i o ns
objets artistiques. Le saisissement cognitives des élèves et les ouvre
>> Une éducation à l'ar t
de l’œuvre, encore communément à l’expérience en situation de la
contemporain pose donc l’exigence
admis, est hérité des XVII e et XVIII e complexité, du jugement critique et
d 'op érer d e s choix signi f ic ati f s
siècles. Il est en partie débordé par de la citoyenneté :
entre :
la nature de nombreuses œuvres,
• Des éléments de diverses natures
• Une visée du consensus de la qui dans la filiation des avant-gardes
y inter fèrent et créent de la
culture commune, appareillée du début du XX e siècle, créent des
polysémie[33] : expérience de la
des jalons du continuum et des situations dans l’espace sensible ou
pluralité ;
ruptures dans une histoire du font des propositions au spectateur.
contemporain ; Cette nature «  situationnelle  » ou • Des interactions s’exercent entre
« propositionnelle » des œuvres de la la proposition artistique et son
• Un projet d'émancipation du modernité pénètre désormais dans public : expérience de l’altérité ;
citoyen, par l'exercice de ses le quotidien des élèves, par le biais
propres représentations mentales, de leur citation dans les médias, par • D e s c o n f li t s s o c i o c o g ni t i f s
aux prises avec les débats sur ce les canaux de l’ingénierie culturelle, se nouent – renouent  ? – et
qui est contemporain et avec les et par le travail même d’éducation peuvent en conséquence y être
partis pris d'un art en train de se artistique à l’école. Il faut admettre, p o si ti vemen t démêlé s [ 3 4 ]  :
faire. e n n e s e c o n t e n t an t p as d e la expérience du discernement ;
>> L e s œ u v r e s déplorer, qu’une certaine dialectique • Du divergent et du dif férend
contemporaines ont une haute valeur du percevoir – faire-face-à-face avec s’expriment[35] : expérience du
éducative dans la formation générale l’œuvre – et de l'intellection – dire débat.
l'exercice du jugement de goût – n’est
Les formes artistiques contemporaines, plus suffisante à s’outiller pour mettre >> L'e nj e u d e l ’a r t
la nature de leur diffusion physique et à distance des pratiques artistiques contemporain à l’école ne peut donc
désormais immatérielle (numérique) particulièrement polysémiques ou se résumer à une irruption ponctuelle
dans le champ de la culture, ont un pluri-sensorielles. Entre autres, parmi dans quelques établissements. D’une
haut intérêt éducatif : celles repérables dans des œuvres manière plus générale, il s’agit plus
contemporaines de référence : des fondamentalement de développer
• Elles aiguisent la perception du
interactions entre l’espace de l’œuvre pour tous une compétence à l’œuvre,
jeu des signes dans la société :
et le corps physique des spectateurs, à partir des diversités de la création
qu els c o d e s s o n t s o llici té s ,
l’interpellation des représentations contemporaine et dans un double
quelles normes ou valeurs
mentales et des codes culturels des mouvement :
sont interrogées ou remises en
cause ?[32] ; individus ou des groupes, le métissage • Celui de l'exercice dans l'école
entre différents arts,… L’école peut et d'une pratique ar tistique
• Ell e s e x al t e n t l e p l aisi r d e doit, dans une formation générale ac tualisée, développant
s'interroger et de questionner les ac tualisée, donner sens critique une approche critique
œuvres : s’accorder la possibilité et matière à ce dépassement en des inter férences et des
de la curiosité, d’être surpris et de apprenant à l’élève à : renouvellements entre les
se positionner ;
• Prendre en compte, dans notions d'auteurs, d’œuvre, de
• Elles recréent ou tentent de l’expérience de l’œuvre, la nature regardeur, de public ;
recréer des liens entre les et la part de ses comportements • Celui d'un accès renforcé aux
individus dans des situations et de ceux du public ; œuvres authentiques qui sont
ar tistiques  : par tager des
• Prendre la mesure que, lorsque la inscrites dans le mouvement de
émotions individuelles ou
manipulation physique de l’œuvre la modernité.
communes, éprouver l’exercice
de soi et de la dimension critique est possible, celle-ci augmente la Construire une compétence à l’œuvre :
dans le collectif. part de l’expérience sensible et quelques principes pédagogiques d’un
agit sur l’élargissement de l’idée enseignement de l’art contemporain
Les œuvres contemporaines d’œuvre et d’art ; dans le cours usuel d’arts plastiques
incorporent la question du spectateur
• Comprendre que les perceptions au collège.`
et la renouvelle. Elles proposent
un gr and nombre de si tuations pluri-sensorielles qui sont Telle qu’ab ordée aujourd ’ hui au
ouver tes où inter fèrent l'espace activées permettent de collège dans l’enseignement des
de l’œuvre et celui du spectateur. réaliser un travail personnel ou arts plastiques, l’éducation à l’art
Ces dimensions conjoncturelles de par tagé, ayant une incidence contemporain ne se restreint pas à
l’œuvre contemporaine dégagent sur le niveau d’interprétation et une information sur les événements
u n v a s t e c h a m p d 'e x p é r i e n c e s d’appropriation des œuvres ; artistiques du temps présent. L’objectif
publiques ou privées. L'école peut y • Discerner les types d’espaces où y est, bien plus largement et en appui
investir l’apprentissage, en tant que se manifestent aujourd’hui des sur les problématiques de la création
problème à enseigner, des conditions créations et où s'exercent, In contemporaine, d’apprendre aux
de production et de réception des Situ ou In Vivo, des interactivités élèves à devenir contemporains dans
créations ar tis tiques e t de leur (également numériques avec leur rapport aux œuvres de leur temps
diversité. l a p r o g r e s s i o n d e l ’u s a g e et de toute autre période. Sans être
domestique et artistique des TIC). exclusive d’autres actions conduites
Dans l’univers des arts plastiques,
48 L’art et l’éducation

hors ou dans l’école, cette formation Ce travail mérite qu'on lui consacre de ce fait, des inter férences
artistique générale vise à développer du temps et de l’espace pour que la sont ac tivées entre lui et ses
des compétences chez les élèves qui démarche ne soit pas circonscrite à de regardeurs.
sont énoncées[36] et travaillées dans l’événementiel. De même, pour qu’elle
Outre que l'exercice d'une
un champ ar ticulant des objectifs ne soit pas tournée seulement vers
pédagogique de l'art contemporain
éducatifs communs et des domaines la célébration des objets ou vers un
pose pour les enseignants, l'exigence
de la création artistique[37]. genre unique de création.
d'un enseignement et d'une
Pour les enseignants cela suppose : • De se poser pragmatiquement la didactique, elle doit se déployer dans
question, dans un enseignement l’acceptation, la prise en compte et
• D'apporter aux élèves, dans le
usuel de masse, des moyens les la maîtrise éducative de la question
continuum du temps nécessaire
plus ef ficaces pour l'exercice des divergences dans l’investigation
à chacun p our apprendre e t
régulier des élèves d’une attention artistique.
dans la récurrence des activités
aux processus de création. De
proposées, des situations de
construire cette compétence en
travail et des outils qui leur
recourant aux moyens artistiques |||||||||||||||
permettent d'interroger leurs
et non artistiques de leur temps,
compétences disponibles. Une
et dont ils peuvent tous disposer. [1] En premier lieu, pour les professeurs
relation est à construire avec des
Pour l’enseignant, il s’agit de d’ éducation socioculturelle ( ESC) des
objets artistiques singuliers, dont
sélectionner ceux à fort potentiel établissements agricoles, nombreux dans
les expressions déjouent souvent
e t qu’ il p eu t c o n crè tem en t l’assemblée, ce qui tient à l’histoire et aux
le sens commun e t p euvent
mobiliser dans l’espace-temps objectifs de leur enseignement.
s’affronter aux représentations
de sa classe.
usuelles de la chose artistique [2] Sur une par tie de ces questions et leur
Les enseignants doivent donc mis e en p er sp e c ti v e, v oir n o t amm en t :
Les enseignants doivent donc
concrètement faire pratiquer des G. Monnier, Approche historique et critique de
être disponibles et instruits des
processus artistiques fondamentaux, l’enseignement artistique : remarques sur ses
modèles pédagogiques intégrant
didactiquement transposés, pour qu’ils fonctions réelles. Art et Éducation travaux 51,
des situations d'apprentissage où les
puissent être pleinement interrogés Université de Saint -Étienne CIEREC, 1986.
élèves puissent faire le point sur les
par les élèves. L’observation d’œuvres
compétences qu'ils ont et n’ont pas, [3] Depuis 1993, cet intitulé tend à regrouper
de référence est également nécessaire,
par conséquent sur celles auxquelles les enseignements artistiques obligatoires et
de manière liée, pour qu’elles soient
ils peuvent accéder. En l’occurrence, les dispositifs éducatifs complémentaires.
interprétées en recourant à des outils
pour les professeurs, il s’agit d’aider
efficaces et accessibles aux élèves. [4] Sur ce sujet et pour avoir un bon aperçu
les élèves à prendre conscience que,
En consé quence, des appro ches de cette abondance de textes, le Livre Blanc,
dans l’expérience du singulier (l’œuvre
pratiques, culturelles et théoriques Le plan de 5 ans pour les arts et la culture de la
produite, vue et éprouvée) ou dans
sont à développer, dans l’objec tif maternelle à l’enseignement supérieur. SCEREN,
l’exercice de l’altérité (les partis pris de
d’être structurantes pour les élèves et 2002. Le Plan pour les arts et la culture à l’école.
l’autre dans son expression artistique),
transférables – modélisables ? – entre Document d’accompagnement, CNDP, juillet
il est normal d'être ignorant de ce que
les maîtres. 2001, permet de bien se représenter l’ampleur
l'on ne sait pas encore discerner et
de la littérature réglementaire cumulée et en
reconnaître. Il s’agit ainsi de se prémunir d'une
vigueur en 2002.
é duc ation à l 'ar t contemp or ain
Il s’agit alors de donner une place
contingentée à des œuvres ou des [5] Sur ce plan, la création d’un enseignement
importante aux phases de l’expérience,
faits isolés qui, par exemple, soient d ’ h i s t o i r e d e s a r t s n ’a p a s a p a i s é l e s
dédramatisée quant à l’atteinte des
en écho à la seule communauté de revendications portant sur la création d’un
résultats visés et, dans l’objectif de
pensée où s’inscrit l’enseignant, le Capes d’histoire de l’art. Lire également les
faire progresser, d’aménager ainsi un
médiateur, l’éditeur ou l’agent culturel. articles de P. Rosenberg, les positions qu’il y
espace pour l'erreur, le tâtonnement
De même, il est aussi question de ne adopte en faveur d’une histoire de l’art à l’école
et le cheminement.
pas centrer ce travail de l’école sur la et déniant l’opérationnalité des enseignements
• De faire l'effort d'identifier ce qui seule position dominante d’un marché artistiques fondés sur une pratique.
permet, pour tous les élèves, à ou d’un courant dans la culture.
[6]C. Ruby, Devenir contemporain ? La couleur
des niveaux différents selon les L’ambition es t bien d ’apprendre
du temps au prisme de l’art, 2007, Paris, Éditions
cycles, d’acquérir les maîtrises à tous les élèves à se situer vis-à-
du Félin, tableau n°6, p. 182.
né c e ss aire s à la p ercep tion vis de tous types d’œuvres de leur
d’œuvres qui se manifestent dans temps ou d’histoire plus lointaine. [7] En par ticulier, J-P Astolf i, L’école pour
une pluralité de situations, une Dans l’enseignement général, il s’agit apprendre, ESF, Paris, 1992. Chapitre intitulé  :
hétérogénéité de constituants, également de structurer ce qui prend Trois modèles pour enseigner. Également
une diversité de langages et dans corps lors de rencontres ponctuelles A. Giordan, Apprendre, Belin, Paris, 1998. Les
le jeu des polysémies. e t né cessaires ave c des œuvres schémas présentant les trois grandes positions
contemporaines authentiques, pour en é duc ation s ont issus des trav aux de
Les enseignants doivent donc tenir les lier avec le commun du travail J-P. Astolfi.
l’exigence, dans et hors l’école, en culturel de l’école.
appui sur des savoirs professionnels [8] Cette pédagogie, appelée « magistrale » ou
étayés, autant pratiques que • De faire prendre conscience, et « frontale » s’inspire des travaux de J. Locke. La
théoriques, que la réception d’une donc en considération par le plus connaissance est transmise par l’enseignant.
œuvre contemporaine est un grand nombre des opérateurs Elle viendrait s’imprimer dans la tête de l’élève
processus qui s’apprend et qui engage éducatifs, qu’un objet artistique comme dans de la cire molle.
un travail, suppose un effort. est tourné vers tous et, que
49 L’art et l’éducation

[9] Cette théorie, appelée béhaviorisme, prend Ar t et éducation, travaux 51, Université de BOEN hors série n°10 du 15/10/1998.
appui sur les travaux de Thorndike, Pavlov, Saint-Étienne, CIEREC 1986.
[ 3 0 ] Vo ir n o t amm en t , C . Rub y, D e v e ni r
Skinner et Watson. L’apprentissage résulte
[19] À noter que dans ce contexte fortement contemporain ? La couleur du temps au prisme
d’une suite de conditionnements « stimulus-
influencé par les mouvements d’éducation de l’art, 2007, Paris, Éditions du Félin.
réponse ». Les connaissances sont définies
populaire, les objectifs des enseignements
en termes de compor tements observables [31] Voir notamment, R. Krauss, L’originalité de
artistiques demeurent dirigés vers les maîtrises
attendus en fin d’apprentissage. l’avant-garde et autres mythes modernistes,
techniques. L’essentiel de la substance et des
Macula, 2000. Également, Art en théorie 1900-
[10] Cet te pédagogie est centrée sur conceptions qui animent ces programmes
1990, C. Harrison et P. Wood, Hazan, 2007.
l’apprenant. C’est l’ élève qui apprend par restera en vigueur jusqu’en 1962-1963 pour le
l’intermédiaire de ses représentations. Les premier cycle et 1981 pour le second cycle. [ 3 2 ] Égal em en t sur c e s prob l éma tiqu e s
conceptions initiales ne sont pas seulement le des tensions entre les valeurs sociales des
[20] Colloque d’Amiens : Association d’études
point de départ et le résultat de l’activité, elles produc tions ar tistiques et les f igures de
pour l’expansion de la recherche scientifique.
sont au coeur du processus d’apprentissage. l’auteur ou du créateur dans les fondements
Pour une école nouvelle, formation des maîtres
Elle s’est appuyée sur les travaux d’Ausubel, du champ littéraire et artistique, voir l’ouvrage
et recherche en éducation. Actes du Colloque
Piaget, Giordan, poursuivis par Lave, Brown, de P. Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et
d’Amiens, Mars 1968, Paris, Dunod, 1969.
Collins et Duguid. structure du champ littéraire, éditions du Seuil,
[21] En 1947, au lycée Claude Bernard à Paris, une Paris, 1992.
[11] Cette phase est nommée « verbalisation
classe supérieure est créée. Elle était similaire
» dans les programmes d’ar ts plastiques [33] Sur ces questions, se rapporter à l’ouvrage
aux classes de mathématiques supérieures
du collège de 1996. Elle s’apparente à la abondamment diffusé et commenté d’U. Eco,
ou lettres supérieures, mais préparant aux
verbalisation de l’activité ou de l’action vécue. L’œuvre ouverte, Milan, Bompiani, 1962 ; Paris,
concours d’entrée des écoles d’art. La plupart
Voir notamment, au-delà des enseignements éditions du Seuil pour la traduction française,
des élèves se destinant au professorat de dessin
a r t i s t i q u e s , P. Ve r m e r s c h , L’ e n t r e t i e n 1965.
des lycées et collèges, la classe supérieure du
d’explicitation. (1994, 2003). Paris, ESF.
lycée Claude Bernard fut transformée en classe [34] Des singuliers coexistent, l’altérité du
[12] Dans cette approche de l’enseignement préparatoire au professorat de dessin. Elle spectateur et de l’artiste se frottent, il faut
artistique, la pratique artistique est à entendre demeura le seul centre de formation publique rechercher du consentement autour de ce
au sens de praxis : dans le cadre d’une démarche au professorat de dessin jusqu’en 1969. qui fait sens ou question dans la proposition
à visée critique, celle d’un enseignement (ou du artistique.
[22] R. Haby, préface de Réforme du système
travail poursuivi que fait un artiste) et non au
éducatif, CNDP, 1977. [35] Voir sur ces questions, C. Ruby, Nouvelles
sens de pratiquer seulement une « activité ».
lettres sur l’éducation esthétique de l’homme,
[23] Sur les notions, concepts et schèmes
[13] Ce passage s’appuie en par tie sur des Bruxelles, La lettre volée, 2005. Également
étayant les dispositions à venir de cette loi :
éléments extraits Du dessin aux Arts Plastiques, du même auteur, L’État esthétique. Essai sur
P. Baque, Les enseignements ar tistiques au
repères historiques et évolution jusqu’en 1996, l’instrumentalisation de la culture et des arts.
ministère de l’Éducation nationale : nouvelles
M-J Brondeau-Four et M. Colboc-Terville. Paris/Bruxelles, Castells/Labor, 2000.
orientations in Art et Éducation, CIEREC 1986.
[14] Voir, notamment, J. Cohen, L’atelier : de [36] Programmes d’arts plastiques du collège
[24] Conférence de presse de J. Lang, ministre
l’artisanat à l’art, n° 120, Les amis de Sèvres, publiés au B.O.E.N.spécial n°6 du 28 août
de l’Éducation Nationale : Orientations pour
1985. 2008.
une politique des arts et de la culture à l’École.
[15] Sur ces questions, lire notamment, J. 14/12/2000. [ 3 7 ] L’ens eignem en t d e s ar t s p las tiqu e s
Rigaud, Pour une refondation de la politique au collège couvre trois grands champs qui
[25] Décret n°2005-1289 du 17 octobre 2005.
culturelle, La Documentation française, 1996. prennent en compte une conception élargie
[26] BOEN n°19 du 8 mai 2008. Circulaire de la création artistique héritée de l’histoire, de
[16] À leur origine, issus de la pensée de Saint-
N°2008-059 du 29-4-2008 la modernité et en correspondance avec l’art tel
Augustin, les ar ts libéraux constituaient
qu’il se créé : champ des pratiques artistiques
un programme d ’enseignement . Hérités [27] À titre d’exemples, dans l’académie de Lille,
bidimensionnelles, graphiques et picturales ;
de l ’Antiqui té, ils é taient au nombre de mise en place en 1989 d’un partenariat entre le
champ des pratiques tridimensionnelles,
sept, distribués en deux cycles : le trivium, Rectorat et le FRAC Nord Pas de Calais dans le
s culp tur ales e t archi te c tur ales ; champ
grammaire, rhétorique et dialec tique cadre du programme « des élèves à l’œuvre »
des créations photographiques,
(les sciences du langage) , le quadrivium : (prêts d’œuvres dans les établissements
cinématographiques et vidéo, analogiques et
arithmétique, géométrie, musique (équilibre scolaires), puis création en 1996 du réseau des
numériques.
physique des choses) et astronomie (les EROA (espaces de rencontre avec l’œuvre d’art :
disciplines scientifiques). réseau de 35 galeries à vocation pédagogique
dans des collèges et des lycées) . Il existe
[17] Voir notamment : Fiches du Musée d’Orsay,
d’autres systèmes équivalents par exemple
1986.
dans l’académie de Caen, de Lyon, de Nice.
a) n°8 L’Exposition Universelle de 1855 ; Section
Beaux-Arts [28] En 197 7, les tex tes inauguraux de la
b) n°23 Les Beaux-Arts appliqués à l’industrie ; création de « L’ac tion culturelle en milieu
1851-1889 scolaire» mentionnent qu’« il faut inventer
c) n°28 Les Expositions Universelles une p é dago gie, une didac tiqu e d e l ’ar t
contemporain ». Également, en 1982, la mission
[18] Dans ce champ, sur la problématique
des enseignements artistiques.
d e s e ns eig n e m e n t s ar tis ti qu e s s o us la
Tro isi èm e Rép ub li qu e , v o ir n o t amm en t [29] Programmes d’arts plastiques du collège
C . Mauve, Esquisses pour une généalogie mis en œuvre de 1996 à 1998 : Classe de 6 e :
d e s e ns e i g n e m e n t s a r tis ti q u e s à l ’é co l e BOEN n°48 du 28/12/1995. Classes de 5e et de 4e :
primaire ‑ 1880 : l’enseignement du dessin, BOEN n°1 hors série du 13/02/1997. Classe de 3e :
50 L’art et l’éducation

Réflexions sur l’art


contemporain et les jeunes
Sylvie OCTOBRE
est chargée d’études, deps, ministère de la Culture et de la Communication

L’auteur se propose d’évaluer les différents aspects d’une démarche de médiation,


et d’interroger les effets de cette médiation au regard de la -supposée -connivence
générationnelle entre un public jeune et un art d’aujourd’hui.

Le sujet n’est pas neuf  : comment L’art contemporain supposé politique plastiques, théâtres, lieux de concerts,
f aire aller le s jeune s à l ’ar t , e t (parce qu’en prise avec la société) et événements culturels, etc).
particulièrement à l’art contemporain. engagé socialement (ce qu’il n’est en
La formation du goût est affaire d’une
Il réac ti v e p lusieur s re gis tre s   : réalité que peu) aurait un message
vie pas seulement des jeunes âges
registres éducatif (la construction à proposer aux jeunes générations.
– la notion de formation continue
d’un citoyen capable de jugement [1]), Dès lors, les jeunes, socio-
rend mal ce que l’anglais de «  life
esthétique (la construc tion d’un démographiquement « nouveaux »
long learning » décrit – et la médiation
amateurisme, au sens de la sociologie voire en « renouveau », par le seul jeu
« savante » de l’art, qui a prédominé
de l’expérience[2]), politique (trouver des générations, deviennent l’objet de
dans le cas de l’art contemporain,
un public pour une création) en sont toutes les attentions,
les principaux. d’autant que se greffe
sur cet te approche On ne tombe pas « en art » comme on
Les freins à la fréquentation des
générationnelle une
l i e u x d ’a r t o n t é t é l a r g e m e n t tombe dans la potion magique, mais
attention particulière
analysés : depuis l’Amour de l’Art[3], plutôt comme on tombe « en amour »,
p or tée aux jeunes
la sociographie des publics (et des
âges de la vie, par touches successives, aléatoires,
non-publics) a permis de connaître
comme moment de jusqu’à l’éclosion improbable.
assez bien les fac teurs favorisant
formation privilégié.
l’appétence pour l’ar t – niveau de
C’est probablement
diplôme, âge, origine sociale, puis
faire l’ impasse sur
réseaux de sociabilité[4] – de même achopp e sur la cons truc tion de
deux choses.
que les freins à la fréquentation[5]. nouveaux codes, créant des clivages
L’art contemporain pose les mêmes L’a r t c o n t e m p o r a i n n ’e s t p a s dont on a déjà dit qu’ils étaient plus
questions que l’art en général, à un intrinsèquement – qualitativement – stratifiant que les précédents. Qu’est-
niveau plus aigu : son public est en un espace homogène (le terme même ce à dire ? Qu’il faut probablement
général plus diplômé, d’origine plus de « contemporain » ne désigne pas «  inventer  » ou «  réinventer  » une
favorisée, il fait l’objet de plus de une posture politique, esthétique ou médiation qui disjoigne art et savoir
stratégies de distinction, bref, plus artistique, mais une position de co- plus nettement en réintroduisant
sélec tif sociologiquement. Cela a occurrence chronologique… et l’on l e plaisir ( disjonc tion n’e s t pas
pu décevoir ses défenseurs, quand peut d’ailleurs se demander ce qui exclusion), s’appuie sur les pratiques
dans le même, temps, une de ses viendra après le « contemporain »). des cultures jeunes, nombreuses à
caractéristiques était de rejeter les La question de ses frontières se pose mobiliser des formes de création, et
codes artistiques incorporés, supposés lorsque les formes qui irriguent le fasse probablement plus son miel de
alimenter la stratification sociale forte plus le quotidien – du design au l’interdisciplinarité : la suspension du
du public de l’art. packaging ou à la publicité en passant jugement nécessaire à l’approche de
L’ar t contemp orain es t un obje t par la musique « industrielle » et les l’art en général est également une
p ar a d ox al dans l e champ d e la jeux vidéo (particulièrement prisés position civique, éthique, presque
sociologie des publics : il suscite, chez des jeunes) – ne sont en général morale. Le goût est une autre affaire.
ses analystes, à la fois fascination – pas reconnus comme en relevant, et Qu’il faut probablement aussi s’obliger
par révérence à l’égard de la création que, par ailleurs, les mécanismes qui à une distance temporelle : le goût est
et la crainte du syndrome du Salon pourraient mener de l’un à l’autre de ses fait de résurgences et de disparitions.
des Refusés (passer à côté d’un grand champs semblent peu actifs. Le goût On ne tombe pas « en art » comme on
maître) – et pensée magique : bien pour « la création contemporaine » tombe dans la potion magique, mais
souvent on infère de ses supposées sous ces formes quotidiennes n’est plutôt comme on tombe « en amour »,
qualités intrinsèques des nouveauté/ pas en lien avec la fréquentation des par touches successives, aléatoires,
rupture une homothétie à ses publics. lieux dédiés à l’art contemporain (arts jusqu’à l’éclosion improbable.
51 L’art et l’éducation

Reste que la volonté éthique de et les récents


faire se rencontrer une création et développements
les générations contemporaines des programmes
de cette création reste légitime, en scolaires en
tant que telle et pour elle-même. faveur de
Mais celle-ci n’est quasiment jamais l’histoire des arts,
affirmée. L’affirmer enjoint à reposer qui s’aj o u t e n t
la question de l’objectif recherché : aux ancienne s
s’agit-il de fabriquer des publics «   s o r ti e s
experts ? De mettre en contact une scolaires  »,
production artistique et des publics montrent que
contemporains ? De mettre en contact leur combat, s’il
un art et des populations ? n’est pas gagné,
Il faut alors abandonner la notion progresse[7].
« d’art contemporain » pour revenir Pourtant,
aux catégories qui le composent (arts les résultats
plastiques, musique, danse, théâtre et mesurables de
à leurs éventuelles hybridations) voire ces efforts sont minces : peu de jeunes Kolkoz
«Kolkoz computer», 2007
à l’infini diversité des formes prises déclarent que c’est l’école qui a été le Production Rurart
par la création tant chacune suscite facteur déclenchant d’un goût pour Photo : Rurart

des réponses dif férenciées. Il est l’art[8] et pour l’art contemporain en


certain que peu de jeunes connaissent particulier[9] et les visites scolaires En appliquant à l’ informatique les valeurs du tuning
automobile, Kolkoz construit un ordinateur aussi
les travaux d’Annette Messager, que semblent ne laisser que peu de trace, surpuissant que peu fonctionnel. La machine subira
l’on ne voit que dans les collections voire des traces négatives. Le niveau les attaques du «Chicken Bench»
de Martin Le Chevallier.
des grands musées publics, ou dans d’implication des élèves y est souvent
les foires et salons spécialisés. Bien faible, la perspective privilégiée très
|||||||||||||||
moins encore les chorégraphies proche d’une situation d’apprentissage
d’Anjelin Preljocaj. En revanche, ils scolaire comme les autres, et leur [1] On voit ici l’héritage kantien (Kant, La Critique
sont tous en prise avec la création rareté ou leur espacement ne permet du jugement ou le traité du sublime et du beau).
graphique multimédia notamment p as d e c o n s t r u i r e u n p ar c o u r s
[2] A. Hennion, S. Maisonneuve, É. Gomart,
via les jeux vidéo et manipulent personnel. Et ce d’autant que les
Figures de l’amateur. Formes, objets, pratiques
parfois les mêmes outils que leurs plus gros efforts sont portés, dans
de l’amour de la musique aujourd’hui, DEPS/
créateurs, connaissent la danse rap le système d’enseignement général,
D o cumen t a tion Fr anç ais e, P aris , 20 02 .
et le hip-hop dans ses formes les sur l’école primaire, dans un contexte
plus urbaines, ont porté l’émergence d’interdisciplinarité, alors même que [3] P. Bourdieu et A. Darbel, L’Amour de l’Art : les
du slam, nouvelle forme poétique. les sorties culturelles se raréfient au musées européens et leur public, Paris, Minuit,
Si on les rencontre rarement dans collège, au moment où apparaissent 1969.
les salles de l’Ircam, ils forment le les cours dédiés de musique et d’arts
public des festivals Machinima[6] , plastiques. [4] D. Cardon et F. Granjon « Éléments pour
et ont, en moyenne, des activités de une approche des pratiques culturelles par les
L e s r é p o ns e s qu e l ’o n p eu t réseaux de sociabilité », in O. Donnat et P. Tolila
« création »  bien plus développées
apporter à la question des effets de (dir), Le(s) public(s) de la culture, Paris, Presses
que les générations précédentes
l’ éducation ar tistique en matière de Sciences Po, 2003.
(photos, vidéo, productions de son et
d’ar t contemporain sont toujours
d’image). [5] H. Gottesdiener, Freins et motivations à la
parcellaires. Les outils longitudinaux
Affirmer cette volonté c’est également visite des musées d’art, Paris, Deps, ministère de
manquent qui perme t traient de
poser la question des moyens la Culture, 1992 ; N. Heinich, Le triple jeu de l’art
départager les effets de la socialisation
d’atteindre les objectifs recherchés. La contemporain, Paris, Minuit, 1998.
familiale, de la socialisation scolaire,
médiation, ses outils, ses voies et ses
des initiations réalisées entre [6] Festivals de films/montages réalisés grâce
formes se trouvent d’emblée au centre
pairs ( jusqu’au conjoint). Certains à des téléphones portables.
de la réflexion. Toutes les études
trav aux ré cent s ont e xploré les
montrent, avec une belle unanimité, [7] Évaluer les effets de l’éducation artistique
dim e nsi o ns p s y c h o l o g i qu e s o u
que la médiation est essentielle pour et culturelle, symposium européen et
p s ycho s o cio l o giqu e s f av oris an t
atteindre les œuvres, qu’il s’agisse de international de re cherche, l ’ é duc ation
un intérêt pour l’art contemporain
médiation-savoir (faire comprendre, ar tistique et culturelle, La documentation
(ouverture aux idées, à l’action, lien
donner le «  code  » de l’œuvre) ou française, Paris, 2008
entre image de soi et image de visiteur
de médiation-af fec t (faire aimer,
de musée[10]) et fournit des pistes
faire partager sa passion) ou encore [8] S. Octobre, « Les 6-14 ans et les équipements
pour identifier de nouveaux leviers
de médiation-identité (apprendre cul turels  : des pratiques enc adré es à la
d’ac tion, notamment autour des
à suspendre son jugement un construction des goûts », Revue de l’OFCE, n°86,
dynamiques collectives (les « cliques
temps), les trois étant probablement juillet 2003
d’amis  ») . Reste que ceux-ci sont
indissociables. Mais les outils et
délicats à mettre en œuvre dans un [9] H. Gottesdiener, J-C. Vilatte, L’accès des
moyens de cet te médiation sont
groupe classe et leur jeu plus subtil jeunes adultes à l’art contemporain, Travaux
incertains, faute sans doute d’avoir
que celui de la stratification sociale du Deps, Deps/MCC, 2006
pris en considération à égale part ses
des pratiques culturelles, dont la
trois dimensions. L’école a beaucoup [10] H. Gottesdiener, J-C. Vilatte et P. Vrignaud,
prégnance n’est pas remise en cause.
ser vi la cause des défenseurs de Image de soi-image du visiteur et pratiques
l’éducation artistique et culturelle des musées d’ar t, Culture études, 2008-3
52 L’art et l’éducation

L’expérience
luxembourgeoise, une
éducation par la pratique ?
Enrico LUNGHI
est directeur du mudam, Musée d’Art Moderne du Luxembourg

Le contexte géographique, historique, sociologique et économique du Luxembourg


a créé les conditions d’une éducation artistique particulière aux modalités bien
distinctes de celles connues en France. L’éducation à l’art contemporain est certes
présente dans quelques filières spécialisées, mais le plus souvent elle échappe au
dispositif éducatif institutionnel pour s’exercer dans l’espace public, au contact
d’œuvres proposées par de nombreux artistes de dimension internationale.

Quelques éléments de quotidiens nationaux – pour 480 000 cinquante élèves d’une classe d’âge
habitants c’est assez conséquent – , suivent cet enseignement. Le chiffre
contexte dont deux en français et deux en peut faire sourire mais à l’échelle du
Luxembourg est le plus petit pays allemand, mais le mélange des langues Luxembourg, il est assez significatif.
européen, et n’es t pas vraiment est très fréquent dans les journaux.
Cet te augmentation a d’ailleurs
représentatif de ce que peut-être
Il y a entre six et sept hebdomadaires créé un trouble au sein du monde
une éduc ation ar tis tique à l ’ar t
qui paraissent toutes les semaines, éducatif : il y a quelques années un
contemporain  : avec 480 000
dont un est entièrement en directeur de lycée a souligné qu’il y
habitants à p eine, soit un p e tit
portugais, la quatrième langue du avait davantage de candidatures en
département français, il est difficile
Luxembourg qui compte plus de 17% Terminale ar tistique que dans les
de tirer des enseignements valables
de ressortissants. sections informatiques, mécaniques
partout. Sur 480 000 habitants, plus
et électromécanique réunies.
de 200 000 sont de nationalités non Plusieurs radios dif fusent sur
luxembourgeoises. Il y a près de 140 le terri toire, dont RTL fondé e à On peut alors s’interroger sur cet
ou 150 nations représentées, au-delà Luxembourg dans les années 20, engouement pour l’art.
de l’Europe, Luxembourg constitue un devenue depuis mul tinationale,
Chez les jeunes, cer taines raisons
échantillon de nationalités du monde qui propose toujours des émissions
sont peut-être à trouver dans un
entier. C’est un pays très cosmopolite en f r anç ais , en allemand, e t en
refus d’affronter certaines réalités
et assez étonnant. luxembourgeois. Il existe également
de la société d’aujourd’hui et dans la
des radios libres.
La capitale du Luxembourg, le grand recherche d’une forme d’idéal.
duché du Luxembourg, compte 80
000 habitants, il faut donc imaginer
une ville de la dimension de Poitiers, La question de Le ministre de la culture et du travail
capitale d’un pays qui est une place l’éducation artistique a indiqué en 2008 que le nombre
financière très importante. d’ inscrits en sec tion E dépassait
Au Luxembourg , il n’y a pas
celui des inscrits en économie ou en
L a ville de Luxembourg est, elle, d’enseignement artistique supérieur. Il
mathématiques.
constituée de 66% d’étrangers, c’est existe par contre une section artistique,
une capitale majoritairement habitée la section E, proposée dans les lycées Or, dans un pays qui vit en bonne
par des personnes qui ne sont pas (appellation qui désigne à la fois le p ar t i e d e l a f i n an c e c e l a p o s e
« de là ». collège et le lycée au Luxembourg) question, d’autant que les débouchés
qu’ils soient d’enseignement général professionnels sont très réduits dans
Tr o i s l a n g u e s s o n t p a r l é e s a u
ou technologique. le secteur artistique.
Luxembourg, le luxembourgeois, qui
est la langue nationale, le français et On constate depuis quelques années D’autre part, tout jeune qui souhaite
l’allemand qui sont les deux langues que les ef fectifs de cette section, poursuivre ses études doit quitter
officielles. créée en 1979, sont en augmentation le pays, a for tiori pour suivre un
constante  ; aujourd’ hui cent enseignement en art.
Côté presse écrite, on trouve cinq
53 L’art et l’éducation

Partir à l’étranger quand on habite comme le Casino de Luxembourg, d’ailleurs, ce qui contrebalance les
au Luxembourg signifie se rendre à forum d’art contemporain. départs d’étudiants luxembourgeois.
vingt kilomètres de là, en Belgique,
L’émergence de ce lieu n’est pas due Sur le plan des filières universitaires, on
en France, en Allemagne voire en
à une volonté politique, le bâtiment peut noter une volonté de faire entrer
Hollande, même si c’est un peu plus
a été « squatté » puis est devenu, par davantage de sciences humaines et
loin.
la suite, un centre d’art reconnu par d’histoire de l’art dans l’université de
La plupart de ceux qui se destinent l’institution. Luxembourg.
à l ’ens eign em en t ar tis ti qu e
En revanche, les politiques avaient la D’ailleurs, dès 1998, soit trois ans
choisissent Bruxelles, Strasbourg,
volonté, dès la fin des années 80, de après sa création, le Casino initie la
Paris ou Montpellier, mais les choix
construire un musée, le Mudam. Il a pratique du workshop[1] en lien avec
se portent aussi sur Londres, Vienne,
ouvert en 2006, soit quasiment 20 ans l’université.
Düsseldorf, Milan, Berlin, Zurich ou
après les premières déclarations. J’en
même l’Espagne ou les États-Unis, Tous les ans, douze artistes européens,
suis le nouveau directeur.
ce qui crée une diaspora de tous les qui sortent de différentes écoles d’art,
étudiants quelle que soit l’option Les rebondissements sur la se retrouvent pour un workshop.
qu’ils ont choisie. d é n o m i n a t i o n d e c e mu s é e e n
L e w o r k s h o p d e l ’a n n é e 2 0 0 0
disent long sur la représentation
Cela a plusieurs conséquences : comprenait, par exemple, des artistes
que les politiques se font de l’ar t
venant de Grèce, de Lituanie, d’Estonie,
• En premier lieu, cette catégorie contemporain  : l’intitulé initial de
d ’Espagne, d ’A llemagne, e t une
d’ âge est potentiellement l’exposé des motifs du projet de loi
luxembourgeoise. Trois ans après, en
absente du Luxembourg. Il faut était « la création d’un centre d’art
savoir qu’en France par exemple, contemporain », c’est
ces étudiants constituent un ensuite devenu «  la
public captif pour les musées et création d’un musée L es r espon sa bles politiq ues ont
centres d’art. Au Luxembourg, d’art contemporain » eu peur de créer un « centre d’ar t
c’est un public manquant. pour f inalement conte mpor a i n  », i l s ont pr é fé r é
choisir : «Musée d’Art
• Ensuite, ceux qui entament une un «musée d’ar t moder ne», plus
Moderne Grand Duc
carrière artistique ne reviennent rassurant, à ce détail près que le
Jean».
pas tous au Luxembourg. Ils L u x e m bo u r g n e po s sè d e p a s d e
seront, pour certains, reconnus Les responsables
dans le monde de l’art mais ne politiques ont eu peur collection d’art moderne, mais une
seront pas présents dans leur de créer un « centre collection d’art contemporain.
pays. C’est l’exemple de Michel d’art contemporain »,
Majerus, qui a connu par ailleurs ils ont préféré
un des tin tragique puisqu’ il u n « m u s é e d ’a r t
e s t m o r t dans un a c c i d e n t moderne», plus rassurant, à ce détail 2003, trois artistes de ce même groupe
d’avion (le seul ayant eu lieu au près que le Luxembourg ne possède sont présents à la biennale de Venise
Luxembourg..). Par un tel drame, pas de collection d’art moderne, mais pour représenter leur pays respectif,
le Luxembourg perd dix pour cent une collection d’art contemporain. l’Estonie, la Grèce et le Luxembourg.
de sa création artistique en une L’artiste luxembourgeoise, Su-Mei Tse,
seule fois ! a d’ailleurs obtenu un Lion d’Or.
L es ar tis tes luxemb ourge ois les L’université
p l u s p e r f o r m an t s su r l a s c è n e Comme é vo qué pré cé demment ,
internationale sont le plus souvent de nombreux étudiants quittent le
L’art contemporain et
absents du Luxembourg , comme Luxembourg pour poursuivre un cursus l’espace public
Simone Decker par exemple. Bien sûr, d’ études supérieures à l’ étranger. L’ é d u c a t i o n a r t i s t i q u e d a n s l e
certains restent, mais cette donnée L’avantage de ce phénomène est la cadre de l’enseignement reste très
est à prendre en compte. richesse des écoles de pensée que ces fragmentaire au Luxembourg.
luxembourgeois ramènent au pays et
qui influent durablement la société Dans ces conditions, comment l’art
Les lieux, les bâtiments dans le sens d’une tolérance de points contemporain est-il accessible pour
de vue et d’un cer tain relativisme les habitants du Luxembourg ?
Jusqu’en 1995 il n’existait qu’un seul
culturel. Le Casino de Luxembourg a acquis
musée, le « musée d’art et d’histoire ».
La situation du Luxembourg, jusqu’en L’université des années 60 proposait une réputation impor tante de
1995, était un peu celle de la France de des cursus juridique, économique et par t ses expositions passées. Le
1793 puisque ce musée unique avait dans une moindre mesure, d’histoire. Mudam, quant à lui, dispose d’un
un rôle de formation des citoyens Elle est devenue, depuis 2002, une bâtiment remarquable, d’envergure
comme l’avait eu le musée du Louvre université à par t entière avec une internationale construit par
à l’époque. diversité de filières et des étudiants l’architecte Ieoh Ming Pei (l’architecte
venus d’autres pays. de la Pyramide du Louvre.)
Puis le contexte a évolué à partir de
1995. À cette date, Luxembourg est Cela transforme la sociologie Il y a donc au Luxembourg deux
capitale européenne de la culture. Une luxembourgeoise puisque, depuis institutions de premier plan qui
dynamique s’enclenche, c’est à cette quelques années, arrivent au exposent de l’art contemporain.
occasion que sont créés des lieux Luxembourg des étudiants venus De plus, leur situation géographique
54 L’art et l’éducation

Sanja Ivekovic
«Lady Rosa of Luxembourg», 2001
Production Casino Luxembourg - Forum d’art contemporain
Photo : C. Mosar

n’est pas étrangère à leur renommée. A u t r e e x e m p l e a v e c l ’a r t i s t e Une autre œuvre a été au centre
luxembourgeoise, Simone Decker, qui de débats violents durant quelques
Le Casino Luxembourg est situé sur
a profité elle aussi de la verrière du semaines en 2001 ; il s’agit d’un travail
l’axe du boulevard Roosevelt, une voie
Casino pour exposer des moulages de l’artiste croate Sanja Ivekovic, Lady
très passante, en plein centre ville.
d’œuvres d’art déjà présentes dans Rosa of Luxembourg (en hommage à
Une œuvre permanente est installée l’espace public à Luxembourg, qu’elle Rosa Luxembourg), dont Paul Ardenne
sur sa façade. Il s’agit d’une phrase a entièrement recouverts de bandes traite en partie dans son livre Un art
écrite grâce à des néons, par Maurizio à usage médical puis qu’elle a enduits contextuel.
Nannucci qui indique en anglais  : d’une peinture phosphorescente et
Sanja Ivekovic a réalisé cette œuvre
« tout art était contemporain ». transportés sur le toit de l’aquarium.
dans l’espace public juste en face du
En d e h o r s d e s e x p o si t i o n s , o n On y retrouve aussi une œuvre de Casino, sur une esplanade. Il s’agit d’un
peut considérer que cet te œuvre Daniel Buren (qui est assez présent à obélisque présentant au sommet une
permanente est aussi une façon de Luxembourg, avec notamment cinq de statue de femme, -une Victoire-, dorée
faire de l’ éducation artistique par ses panneaux), une œuvre de Seamus à l’or fin, et à sa base un ensemble de
sa présence dans l’espace public, au Farrell, etc. termes gravés à même l’œuvre.
contact direct de la population.
Les œuvres situées dans l’espace Cet obélisque se situe au premier plan,
Cela fait maintenant dix ans que cette public ont cette particularité qu’à les tandis qu’un monument national, en
œuvre existe et l’on peut constater voir tous les jours, on finit par ne plus hommage aux morts de la première
qu’elle fait encore parler d’elle  : les voir. et deuxième guerre mondiale, se
récemment une revue qui traite d’art trouve au second plan. L‘obélisque
Avec le travail de Simone Decker,
contemporain titrait «all art does it be de Sanja Ivekovic est quasi identique
elles réapparaissent dans le regard de
contemporain » faisant directement au monument, à ce détail près que la
chacun.
référence à cette œuvre. Victoire de l’artiste est une femme
La presse a salué cet te initiative enceinte.
On peut également citer dans le
indiquant que bon nombre d’œuvres
même ordre d’idée, l’œuvre de Jean- L’œuvre es t un commentaire du
remarquables étaient devenues, au fil
Michel Alberola, artiste français, qui a m o nu m e n t au x m o r t s p ar u n e
du temps, quasi invisibles : il y a des
écrit en néons : « my right is your left » ar t is t e f é minis t e t r è s e n g ag é e
œuvres abstraites et figuratives, elles
soit en français, « ma droite est votre politiquement.
sont disposées par taille, sans prise en
gauche ». L’œuvre est restée visible
compte des époques. On peut y voir Sur le socle de l’œuvre figurent des
trois mois de l’ex térieur, on peut
un commentaire assez ironique sur inscriptions en allemand, en français et
estimer qu’un quart à un tiers de la
l’art dans l’espace public qui devient en anglais, les trois langues principales
population luxembourgeoise a pu la
ici très léger, transpor table alors pratiquées au Luxembourg :
découvrir (toute proportion gardée
même qu’il apparaît souvent à travers
c’est comme si 20 millions de français En allemand : Kunst. Kapital. Kultur.
les œuvres, statique et lourd.
l’avaient vue). Kitsch (art, capital, culture, kitch)
En français : La Liberté. L’Indépendance.
55 L’art et l’éducation

La Justice. La Résistance Aujourd’hui cette œuvre est installée Cette présence des œuvres ne signifie
dans les locaux d’une association pas nécessairement acceptation
En anglais : Virgin. Madonna. Whore.
d’aide à l’accouchement. ni même c ompréhension par la
Bitch. (vierge, madone, chienne,
population de toutes les expositions
putain) Autre exemple, une œuvre de Ilona
proposées, mais implique tout du
Németh réalisée en 2000.
L’artiste a ainsi voulu démontrer qu’un moins un sentiment de familiarité
monument aux morts avec une femme La par ticularité géographique de des habitants.
au sommet ne poussait pas la société la ville de Luxembourg est d’ être
Je suis moi-même étonné de voir
à s’intéresser davantage au sort des traversée par une vallée, en plein
combien l ’ar t contemp orain es t
femmes. Les héros célébrés restent les centre ville, qui constitue un bel
devenu aujourd’hui un art « normal »
soldats c’est-à-dire des hommes. Elle espace de promenade et relit le Casino
dans la so cié té, au p oint d ’ ê tre
a souhaité faire un monument aux au Mudam (à l’époque en chantier).
souvent évoqué dans les médias.
femmes, corollaire du monument aux Ilona Németh a imaginé une œuvre,
morts dédié aux hommes. dont aujourd’hui encore les habitants Par contre, il faut noter que ces
ré clamen t la ré - ins t alla tion  : il changements ont été opérés dans
Historiquement le monument original
s’agissait de boules rouges de deux la société luxembourgeoise avec
a connu des péripéties. Il est présenté
mètres de diamètre posées à distance une grande rapidité et l’on sait tous
pour la première fois en 1923 et l’église
les unes des autres sur une pente qu’une culture personnelle se bâtit
s’exprime contre son installation. Puis
assez raide. C’est une œuvre que sur la durée. C’est donc au terme de
les allemands détruisent ce monument
s’étaient appropriés quelques années supplémentaires
les habitants. que l’on pourra évaluer le résultat de
D’une certaine façon le Luxembourg cette présence de l’art dans l’espace
public.
a compensé l’absence d’éducation De même, toujours
artistique à l’école par une pratique En cela le Luxembourg constitue un
le long de cet te
bon terrain d’observation.
directe de l’art contemporain dans vallée, une ar tiste
l’espace public. chinoise a réalisé une Le centre Pompidou qui va ouvrir
œuvre en lien avec le à Metz, est situé à quarante cinq
paysage et l’histoire minu t e s d e L u xemb o ur g . Il y a
du Luxembourg : des encore vingt ans, la Lorraine, dont le
durant la guerre car ils y voient un
légos de couleur grise sont disposés Luxembourg, sur le plan géologique,
symbole de l’unité luxembourgeoise.
dans les arbres en forme de muraille. fait partie, était désertique en matière
Après la guerre le monument devient
C’est à la fois un clin d’œil au pays d’ar t contemporain (mais pas en
un p oint de ralliement p our les
de l’artiste et à sa muraille, et une musique par exemple). Or, dans un
mouvements de patriotes.
allusion à la forteresse militaire que désert, deux solutions s’offre à nous :
L’original n’a été remis en place qu’en fût le Luxembourg durant 500 ans. soit on part chercher de l’eau soit on
1985. C’est d’ailleurs une des raisons pour attend qu’il pleuve.
lesquelles le Luxembourg n’a pas de
L’œuvre de Sanja Ivekovic a causé I l s u f f i t p a r f o i s d ’a t t e n d r e
passé artistique : c’était une place
u n e p o l é m i q u e d ’u n e a m p l e u r suffisamment longtemps pour qu’il
militaire où l’on trouvait soldats et
inimaginable. se mette à pleuvoir.
prostitués.
Le dossier de presse comprend plus C’est un peu ce qu’il s’est passé dans
de 400 articles, elle a occasionné six notre région.
à sept heures de débats à la télévision En conclusion J e p e n s e e n e f f e t , q u e l ’a r t
sur la chaîne locale, les heures de
D’une certaine façon le Luxembourg contemporain nous aide à éclairer
radios ne sont pas comptabilisées, elle
a compensé l’absence d’éducation l a p a r t d ’o b s c u r i t é d u m o n d e
a fait l’objet de questions au parlement
artistique à l’école par une pratique contemporain. Cela est très précieux
– tout comme l’exposition Cloaca
directe de l’art contemporain dans car la par t la plus intéressante de
(machines à merde) de Wim Delvoye
l’espace public. notre monde n’est pas la plus visible
qui a fait l’objet de deux questions –,
mais bien celle que l’on ne voit pas.
cer t ains par tis on t demandé la À ce titre, il faut noter une particularité
démission de la ministre de la Culture du Luxembourg où le plan local se
(qui a maintenu l’œuvre et en a payé confond avec le niveau national en
en partie le coût politique), celle du terme de pouvoir décisionnel. Cela
|||||||||||||||
directeur du Casino et la fermeture aboutit souvent à une grande rapidité [1] Le workshop est à la fois un atelier
du Casino. dans les changements sociétaux. Il y a de pratique et une masterclass.
Un journaliste a résumé la situation encore une quinzaine d’années, l’art
en constatant que le Luxembourg au Luxembourg était d’abord défini
avait connu son « affaire Dreyfus » par « le beau » et « le séduisant ».
avec un pays divisé en deux camps, Quinze ans plus tard la perception de
les « pour » et les « contre ». l’art a profondément évolué, le travail
L’af faire est vieille de huit années réalisé par le Casino a eu une influence
mais chaque fois qu’il est question importante sur la population qui a
de censure dans la presse, l’œuvre de fréquenté, même malgré elle, des
Sanja Ivekovic est immanquablement œuvres dans l’espace public.
évoquée.
56 L’art et l’éducation

L’apport de l’éducation
artistique dans les
établissements
d’enseignement agricole
Patrick DUSSAUGE
est inspecteur d’éducation socioculturelle dans l’enseignement agricole

L’éducation artistique et culturelle occupe dans l’enseignement agricole une


place privilégiée tant par sa présence effective dans les référentiels de formation
– ceux qui encadrent le dispositif d’éducation socioculturelle – que par une
pédagogie active en direction des jeunes et ouverte sur l’environnement social et
culturel des établissements.

Intégrée au dispositif de l’éducation de l’association des élèves ou l’enseignement agricole :


socioculturelle dès 1965, l’éducation de l’ établissement favorisant
• l e s él è v e s , qui tro u v en t un
ar tistique en constitue l’une des la médiation artistique (projet
espace de reconnaissance et
comp o s an te s e ss en tielle s   ; elle d’animation et de développement
d’implication (ces actions sont
e s t pré s ente, aujourd ’ hui, dans culturel).
s ou ven t lié e s à d e s p roje t s
les référentiels de formations, les
Elle est portée par les professeurs innovants, parfois intégrés dans
enseignements facultatifs (ateliers
d’éducation socioculturelle qui sont les référentiels de formation
de pratiques) et les ac tivités
à la fois des médiateurs entre les (voire de certification) et dans
associatives.
œuvres et les artistes mais aussi des lesquels les élèves sont acteurs
Cette éducation ar tistique a pour formateurs puisque chacun d’eux se (pédagogie du projet, réalisation
objectif de développer l’imaginaire, doit de posséder des compétences de productions artistiques...) ; 
l’approche sensible, le jugement et dans un domaine d’expression.
• les enseignants qui y trouvent
la créativité par une ouverture aux
Il est bien évident que l’immense l’intérêt du travail en équipe avec
différentes formes d’expression.
majorité des actions des partenariats originaux et de
s’ insère dans des nouveaux rapports pédagogiques
d o main e s d e l ’ar t avec les élèves ;
Se demander si l’école peut et doit contemporain
recevoir l’ar t contemporain, pour • les artistes et les professionnels
av e c l ’ens emb l e
de la culture, soucieux de
l’e n s e i g n e m e n t a g r i c o l e e t s e s des dispositifs des
démocratiser l’accès aux œuvres
acteurs, c’est une évidence voire politiques publiques
et à la création et qui peuvent
d’éducation
une obligation culturelle et sociale faire partager leur vision de l’art
artistique.
du service public. et faire connaître leur propre
Se demander si l’école expression ;
peut et doit recevoir
• l’institution (ministère, DRAAF-
l’ar t contemporain,
SRFD, chefs d’établissements) qui
pour l’enseignement agricole et ses
Elle se réalise au travers : sait combien elle favorise l’accès
acteurs, c’est une évidence voire une
à une citoyenneté partagée et
• de pratiques individuelles et obligation culturelle et sociale du
contribue à réduire les facteurs
collectives variées ; service public.
de tension au sein des lycées
• de projets intégrant le travail des Le premier point que je souhaite sur tout lorsque les créations
artistes ; aborder est un constat : des élèves sont présentées à
l’ensemble de la communauté
• de l’analyse et de la fréquentation Cette éducation artistique et à travers
éducative mais aussi dans le cadre
d ’œ u v r e s a r t i s t i q u e s e t elle l’ouverture à l’art contemporain,
d’un développement culturel
d’approches d’histoire des arts ; b éné f icie d ’un consensus
du territoire d’implantation de
rassemblant les différents acteurs de
• d’une programmation culturelle l’établissement ;
57 L’art et l’éducation

• l e s p aren t s d ’ él è v e s , en f in,
qui s’ap erçoi ven t que ce t te
é duc ation révèle chez leur s
enfants des talents insoupçonnés
q u i , a u p a r a v a n t , n’a v a i e n t
qu e r aremen t eu l ’o c c asion
de s’e xprimer. D e même, se
rendent-ils compte aussi, qu’un
enseignement technologique
et professionnel s’enrichit de
ces formations au lieu d’ être
considérées comme inutiles.
Un récent rappor t du conseil
économique et social (sous la direction
de Jean-Michel Bichat, 2004) évaluait
l’appor t de l’ éducation ar tistique,
p our re tenir quatre dimensions
essentielles  :
• la dimension esthétique  : par
d e s e x p é r i e n c e s p r a t i qu e s ,
subjec tives qui font appel à
to u te s l e s re ss o urc e s d e la
agricole permet aux élèves de Audrey Tabary
sensibilité (mémoire sensorielle,
découvrir de nouvelles formes
«Seconde professionelle
images et imaginaire, intuition, production animale », 2010
de travail et de nouveaux modes Résidence -
émotion, expression du corps..) ;
d’accès à la culture ; le rôle de
Lycée Jean-Marie Bouloux,
Montmorillon (86)
• la dimension culturelle  : les l ’e x p é r im e n t a ti o n p r a ti qu e Production Rurart
apprentissages cogni ti f s, la sollicite des ressources souvent
Photo : A.T abary

réflexion, la confrontation avec ignorées dans d’autres modes Audrey Tabary s’appuie sur
les processus de création et leur d’accès à la connaissance et
l’aspect ludique de la prise
de vue pour inciter ses
compréhension, une pratique valorise certains élèves à leurs sujets à se prêter au jeu
nourrie par le regard porté sur propres yeux ; elle se prête à un
théâtral de la représentation.
Acteurs de situations qui
des œuvres et des démarches décloisonnement disciplinaire leur sont familières, les
de création  permettent à l’élève et générationnel (un atelier de
personnes photographiées
par Audrey Tabary se
d’explorer des matériaux (écriture, pratique regroupe des élèves retrouvent dans la situation
sons, scénographie, matériaux de classes, de niveaux, de
paradoxale de prendre la
pose pour la photographie
plastiques, photographiques, f ilières dif férentes ainsi que tout en se souciant peu
f ilmiqu e s ) , d e s’en tr aîner à des enseignant s di f férent s)
de l’ image qu’elles peuvent
renvoyer.
c o mp o s er en s él e c ti o nnan t et permet des projets
parmi ces matériaux, en pluridisciplinaires ; enfin grâce
réutilisant les procédés aux partenaires professionnels
découverts. Une fréquentation (artistes, structures artistiques et
r é g uli èr e d e s œ u v r e s d e la culturelles, équipes de création..)
création contemporaine et des les élèves découvrent la rigueur
lieux de dif fusion complè te du trav ail ar tis tique e t leur
harmonieusement ces propre capacité à dialoguer avec
pratiques ; les processus de création.
• La dimension sociale : l’éducation
artistique permet l’accès à des
Ces par ticularités de l’ éducation
valeurs collectives (en particulier
ar tistique dans un enseignement
grâce à une pratique artistique
technique et professionnel, peuvent
collective : théâtre, chant-choral,
combat tre cer t aines sources de
musique, danse, pratiques
l’ échec scolaire ou des dif ficultés
filmiques...) : la solidarité dans le
scolaires ; elle peuvent aussi éviter
groupe, l’entraide, la convivialité,
le conditionnement à des formes de
l’apprentissage de l’autonomie, de
consommation sans recul (matraquage
la responsabilité, des difficultés
médiatique, banalisation de certaines
par tagées, de la réussite
formes artistiques) tout en montrant
commune.. On peut même parler
que l’école peut être, aussi, un lieu
de lien fort entre cette finalité
d’émotions partagées.
sociale de l’éducation artistique
et l’éducation citoyenne ;
• L a dimension pédagogique  :
la présence des ar ts dans les
établissements d’enseignement
58 L’art et l’éducation

Art contemporain et
pédagogie
Sylvie LAY
est inspectrice d’académie, inspectrice pédagogique régionale en arts plastiques, chargée du cinéma et de l’audio-visuel,
académie de Poitiers

L’école peut-elle et doit-elle recevoir l’art contemporain ? Une pédagogie est-


elle à inventer ? Quelques éléments de réponse sont proposés dans ce texte qui
resitue l’enseignement des arts plastiques et sa pédagogie dans une éducation
à l’art contemporain où la compréhension des œuvres passe autant par une
approche documentée que par une expérience sensible de la création.

L’ école reçoit l’ar t contemporain trouble nait, à ce qu’on ne puisse plus cours d’arts plastiques passe par cette
d epuis p re s qu e un d emi - siè cl e. décider s’il s’agit d’un travail d’élève expérience sensible et intelligible de la
De nos jours, sur tout le territoire ou d’une œuvre. création qui permet à la fois d’accroître
national, des cours et des projets en le potentiel créatif de l’élève et de
partenariat font entrer les œuvres,
L’École accueille l’art contemporain à comprendre, de l’intérieur, la démarche
les démarches ar tistiques et les
travers des dispositifs partenariaux qui artistique. Cette expérience nécessite
artistes d’aujourd’hui dans les salles
permettent la rencontre directe des d’être accompagnée par un professeur
de classes et les établissements. Les
artistes et des structures artistiques à la fois professionnel de l’art et de la
élèves fréquentent les centres d’art
(classe à PAC, ateliers ar tistiques, pédagogie. Il instaure des dispositifs
et des services éducatifs aident les
etc .… ) et par les enseignements pédagogiques qui permettent tout à
enseignants à préparer, à prolonger
ar tistiques [ar ts plastiques, ar ts la fois de mettre l’élève en situation
et à mettre en œuvre ces visites.
appliqués, danse, cinéma audiovisuel, de s’exprimer, d’être en recherche,
Des professeurs des écoles et des
cirque, histoire des arts, théâtre]. Ces de créer mais aussi de construire
enseignants du second degré de
enseignements existent de l’école des apprentissages (techniques,
primaire au lycée avec méthodologiques…) , des savoirs,
des enseignements des at titudes. Cet enseignement
Fau te de ce t accompagnement e t obligatoires d ’ar ts permet de transformer la perception,
plastiques et les sensations, les découvertes, les
donc de cet enseignement et de cette
d’éducation musicale réflexions de l’élève en compétences
pédagogie, «l’expérience» ne serait au collège. culturelles et artistiques. Faute de
«qu’activité». cet accompagnement et donc de cet
L’enseignement
enseignement et de cette pédagogie,
des arts plastiques,
«l’expérience» ne serait «qu’activité».
particularité
française, s’est donc donné comme Le professeur d’arts plastiques, le plus
disciplines différentes participent à
objectif explicite dans les programmes souvent, présente des reproductions
cette dynamique qui est loin d’être
de collège de 1995 de faire comprendre d’œuvres contemporaines (mais aussi
marginale.
la modernité aux élèves. Les nouveaux patrimoniales) en lien avec la pratique
Les enseignements d’arts plastiques
programmes de collège mis en œuvre que l’élève vient de mettre en œuvre.
existent depuis 1972 et, dès leur
à la rentrée 2009 favorisent «  une L a class e re gro up é e d e v an t l e s
origine, se sont donnés pour horizon de
approche documentée et référencée productions, les parle et les commente
permettre aux élèves de comprendre
des faits artistiques contemporains ou au cours d’une verbalisation. Tout l’art
les œuvres et démarches artistiques
légués par l’histoire » mais également du professeur consiste alors à faire
de leur temps. Tous les collégiens,
« les contacts directs avec l’art sous émerger les questions pertinentes et à
à travers les cours d’arts plastiques
des formes variées en privilégiant construire des liens avec les démarches
f o n t l ’e x p é r i e n c e d e p r a t i qu e s
ceux qui permet tent la rencontre artistiques tant patrimoniales que
contemporaines et rencontrent l’art
réelle avec les œuvres » programmes contemporaines.
contemporain. Cet enseignement
de collège du 28 août 2008.
a inventé une pédagogie, qui, C’est là, lorsque le cours est bien
comme toute pédagogie vivante, mené, et c’est souvent le cas, que
s’interroge, évolue mais qui existe l’ élève se découvre des af f inités,
incontestablement. La pratique pour entrée par fois comprend un aspect de la
Qui a la curio si té de v isi ter le s démarche d’un artiste qui lui serait
Paul Ardenne nous rappelait hier
différents sites académiques d’arts resté étranger sans ce passage par
que l’art est une expérience et une
plastiques en appréciera la diversité la pratique et un questionnement
aventure singulière et personnelle.
et la vitalité, à tel point que parfois un personnel. On peut voir par exemple,
L’approche de l’art contemporain en
59 L’art et l’éducation

des élèves de collège s’émerveiller certaines périodes et des singularités qui traversent les époques et
des reproductions d’œuvres de Pierre d’artistes. les civilisations. Les ar tistes,
Soulages après une recherche, non pas les moyens d’expression, les
Deux remarques :
en peinture, mais de mise en lumière questions sont « de leur temps »,
à partir de diapositives recouvertes • Ce n’est pas toujours facile, ni c’est-à-dire contemporaines. Je me
d’encre et grâce à l’accompagnement toujours compris d’accueillir souviens, il y a quelques années
du professeur qui permet l’articulation l’art contemporain en cours. Les avoir visité successivement la
de l’expérience, de la réflexion et de professeurs d’ar ts plastiques même exposition de sculpture
la découverte d’une œuvre, dans une en savent quelque chose, anglaise contemp oraine qui
démarche loin du mimétisme formel. eux qui se heur tent par fois à présentait des œuvres radicales
Des élèves beaucoup plus jeunes l ’ in c o mp réh ensi o n d e l eur s av e c d e j eun e s é l è v e s p uis
(cours préparatoire), en visite d’une collègues. Un de nos inspecteurs avec un groupe d’enseignants
exposition du même artiste voulaient généraux considérait même que non spécialis tes qui rejetait
amener une toile chez eux tant ils nous étions le poil à gratter de violemment les propositions.
l’appréciaient. Certains d’entre-eux ont l’Education Nationale. Il convient Les jeunes, eux, acceptaient les
même réussi à emmener leurs parents d’être très attentif à faire des formes parfois très conceptuelles,
visiter l’exposition le dimanche pour choix pédagogiques qui vont les interrogeaient. Ils étaient
partager leur enthousiasme. Lors de favoriser la rencontre fructueuse d’emblée « de plain-pied » avec
la préparation de cette visite, la classe et éviter les rejets. Il convient les artistes.
avait mené diverses expériences et également de mettre en valeur les
L a manifes tation AR t ’RESE AU,
rencontres d’œuvres avec l’enseignant. apprentissages, les compétences,
permet tous les ans aux professeurs,
Celles-ci avaient permis aux élèves les acquis des élèves construits
aux él è ve s , aux ar tis te s e t aux
d’ être réceptifs à l’ar t abstrait le à cette occasion, faute de quoi
partenaires de l’Éducation Nationale
moins ludique qui soit. nous p ourrions passer p our
de l’académie de se rencontrer, de
d ’a i m a b l e s f a r f e l u s . C e t t e
L’enseignement pluridisciplinaire réfléchir ensemble, de mutualiser
pédagogie existe, nous devons
d’histoire des arts généralisé dès la pratiques et projets. Ils témoignent
mieux la faire connaître, en faire
rentrée 2009 impose aux professeurs qu’une pédagogie de l’art et de l’art
découvrir les enjeux essentiels
d’arts plastiques de revisiter cette contemporain existe bien à l’école et
dans la formation d’un jeune.
que s tion de l ’ar ticulation de la que des professeurs spécialistes tant
pratique avec la culture artistique • C’est nécessaire, car les œuvres dans leurs cours, que dans les projets
tant contemporaine que passée. Un d e s ar tis te s c on temp or ains en partenariat qu’ils portent, en sont
chantier s’ouvre : comment construire sont culturellement beaucoup les vecteurs irremplaçables auprès des
encore plus solidement la découverte p lus ac c e ssib l e s aux él è v e s élèves.
par l’élève des grandes questions de et leur permet tent d’accéder
l’art, des spécificités stylistiques de aux questions ar tistiques

Fabrice Cotinat
«L’atelier du figurant :
espace super réaliste»,
2009
Production Rurart
Photo : Rurart

Fabrice Cotinat
s’ intéresse aux modes
de fabrication de
l’œuvre d’art.
Au sein d’un collectif
d’artistes, « la galerie
du cartable », il réalise
«Henrique fait des
spaghetts ! On va
abolir l’emploi !», un film
interprété et tourné en
images directes le soir
du vernissage, diffusé
pendant l’exposition
dans le décor qui sert
au tournage, lui-même
reproduction de l’atelier
de l’artiste : Fabrice
Cotinat produit ainsi un
dispositif qui est à la fois
un espace de travail, un
lieu de diffusion et une
œuvre en tant que telle.
60

Michel Blazy
«Murs de double
concentré de tomates
sans sel», 2009
«Murs de pleurotes»,
2010
Production Rurart
Photo : Rurart

En réalisant des
œuvres d’art à partir
de la matière vivante,
Michel Blazy réinvestit
la figure classique de
la vanité avec des
matériaux et des enjeux
contemporains. «Murs
de double concentré de
tomates sans sel» et
«Murs de pleurotes» est
un ensemble organique
qui occupe tout l’espace
d’exposition : les murs
enduits de tomates
pourrissent tandis que
les champignons au sol
poussent et flétrissent.

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