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«À tous les noirs, battus et tués simplement

parce qu’ils étaient noirs et aux nombreux


jeunes éthiopiens assassinés pour avoir apporté
un vrai changement en Éthiopie.»

Un film de Hailé Gerima


Synopsis Le réalisateur
Au début des années 70, Anberber part de son village éthiopien pour Né en Éthiopie en 1946, Haïlé Gerima a émigré aux États-Unis en 1967 où il poursuit des études
aller étudier en Allemagne de l’Est ; il devient médecin-chercheur. de cinéma à l’UCLA.
Mais ce n’est plus du tout le même lorsqu’il rentre au début de 1990 Il devient membre de la Los Angeles School of Black Filmakers (École des cinéastes noirs de Los
chez lui, pour, dit-il, y mourir : il est amputé d’une jambe et comme Angeles) qu’il contribue à fonder aux côtés de Charles Burnett, Jamaa Fanaka, Ben Caldwell, Larry
devenu étranger, amnésique, à l’univers de son enfance. Clark, Julie Dash et Melvin Van Peebles.
Inspiré par le cinéma cubain, brésilien, africain, mais aussi par le néo-réalisme italien ou la
Que lui est-il arrivé pendant toutes ces années ? Anberber a cru aux Nouvelle Vague française, le groupe de jeunes cinéastes se place en marge de la production
idéaux marxistes lors de ses études en Allemagne ; mais la réalité hollywoodienne.
du racisme en Europe et la violence de son propre pays, en guerre Il en résulte un cinéma noir autonome dont le but est de refléter le quotidien des populations
civile perpétuelle, vont le déchirer au plus profond de son être. Au noires tel qu’il n’est pas représenté à l’écran, selon des modes narratifs et artistiques éloignés des
travers du destin d’Anberber, Teza raconte l’histoire de l’Éthiopie normes hollywoodiennes.
contemporaine, dans ses rêves et dans ses désillusions, dans ses Devenu afro-américain de par son installation aux États-Unis, Gérima ne cessera d’affirmer son identité africaine. En 1975, il s’installe à Washington
drames et ses espoirs. où il enseigne le cinéma à l’université noire Howard. Il réalise ses premiers films en pleine période de la blaxploitation 1 (Hour glass en 1971, Bush
Mama en 1976), mettant en scène des noirs américains chez qui s’éveille la conscience de leur identité.
Il signe son premier long métrage Harvest : 3000 years en 1975, tourné en Éthiopie et dénonçant l’exploitation des paysans depuis trois millénaires,

Fiche technique par le système féodal. Ses films travaillent essentiellement la mémoire de l’esclavage (Sankofa, Bush Mama, Mirt Sost Shi Amit) et du colonialisme
(Adwa, An African victory).
Il fonde Mypheduh Films, agence de distribution de films afro-américains pour lutter contre la censure économique qui frappe les films des Noirs aux
TEZA États-Unis. Depuis, Haïlé Gérima, militant de gauche, chrétien catholique revendiqué, ne cesse de dénoncer le néo-colonialisme et attribue à son
Éthiopie, France, Allemagne, USA cinéma un rôle « révolutionnaire et didactique ». Il milite notamment pour la diversité des cultures et voit dans la puissance de la culture occidentale
(2007, 140 minutes, super 16 gonflé en 35 mm) une absurdité à laquelle participent les peuples « opprimés ». Son poste à l’université de Howard à Washington lui permet de ne pas devoir vivre de
son travail de cinéaste et il peut donc se permettre de passer 15 ans à trouver l’argent nécessaire à la réalisation de Teza.
- Prix du meilleur scénario et prix spécial du jury à la
65e Mostra de Venise en 2008
- Grand Prix aux festivals d’Amiens, de Carthage et au
FESPACO en 2009
- Prix Rurart des Lycéens de Poitou-Charentes / Filmographie sélective
FESPACO 2009 Harvest : 3000 years (La moisson de 3000 ans), 1976
(Léopard d’argent au festival de Locarno et prix Georges Sadoul)Le film met en scène les conflits entre un famille de paysans et leur propriétaire
terrien. Le film fait partie des 7 chefs-d’œuvres du cinéma mondial restaurés par la World Cinema Foundation créée par Martin Scorcese.
réalisation et scénario : Haïlé Gerima
Image : Mario Masini (tournage en super 16mm) Sankofa, 1993
son : Abduraman Adan et Olav Gross Mona, une jeune mannequin noire américaine, est transportée 200 ans en arrière lors d’un tournage sur l’île de Gorée ; elle va faire le voyage
Montage : Haïlé Gerima et Loren Hankin des esclaves vers l’Amérique. Malgré une distribution très limitée, le film rencontre un réel succès public : les quelques salles qui acceptent de
Musique : Vijay lyer et Jorga Mesfin programmer le film, notamment les multiplexes du basketteur noir Magic Johnson, enregistrent salle comble pendant plusieurs semaines.
Interprètes : Aaron Arife, Abiye Tedla, Takalech Beyene, Teje
esfahun, Nebiyu Baye, Mengistu Zelalem, Wuhib Bayu
Producteurs : Mypheduh, Pandora Film, Unlimited, Westdeutsher
Rundfunk avec le soutien du Fonds Images Afrique/France, du Fonds
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Sud Cinéma/CNC et du Fonds Union Européenne ACP
distributeur français : Thierry Vigneron, Atlantis Films 1
La blaxploitation : il s’agit d’un courant culturel et social propre au cinéma américain des années 70 qui a revalorisé l’image des afro-américains
en les présentant dans des rôles dignes et de premier plan et non plus seulement dans des rôles secondaires et de faire-valoir, comme dans les films
Version originale en langue amharique sous-titrée français. Hollywoodiens des années 30, 40 ou 50 qui montraient les noirs seulement dans des rôles de danseurs de cabaret, serveurs, bandits ou esclaves.
Le mot est la contraction des mots « black » et « exploitation ». Le premier film date de 1971 est Sweet sweet back’ Baadassssss song, tourné par
Melvin Van Peebles. Le genre a eu une grande influence sur certains réalisateurs contemporains. Ainsi, Quantin Tarantino lui a rendu maintes fois
hommage dans ces films, principalement dans Jackie Brown mais aussi dans Kill Bill.
Les personnages L’Éthiopie
Anberber - Aaron Arefe L’empire rouge
Son nom signifie «  Courage  ». Anberber quitte son pays natal, Lorsque disparaît, le 12 septembre 1974, l’empire incarné par le Négus
l’Ethiopie, dans les années 70, pour suivre des études de médecine Hailé Sélassié Ier, alors âgé de quatre-vingt-deux ans, le diagnostic semble
en Allemagne de l’Est. Là-bas, il découvre, avec une jeune aisé. Fragilisé par l’incertitude régnant quant à l’identité de son successeur
allemande, Cassandra, le militantisme politique et adhère aux autant que par le choc pétrolier, épuisé par les guerres frontalières et
idées communistes : la chute du régime féodal d’Haïlé Sélassié les pénuries alimentaires, contesté par les couches urbaines issues de la
le confirme dans sa volonté de rentrer au pays pour changer les modernisation sociale, le régime s’écroule sans soubresauts majeurs.
choses. Rentré au pays dans les années 80, il tente de mettre (…) L’armée (…) s’installe aux commandes de l’État : (…) le 21 décembre
son savoir au service de la révolution communiste alors en pleine 1974 Mengistu Hailé Mariam engage ouvertement le pays sur la voie du
effervescence en Ethiopie ; mais il ne récoltera que frustration et répression. Renvoyé par le pouvoir marxiste, socialisme.
en Allemagne, Anberber perd une jambe dans une agression raciste. Il décide alors de rentrer définitivement.
Mais il est désormais de nulle part  et le pays de son enfance est devenu un pays étranger. Amnésique, il Sa légitimité est incontestée aux yeux du camp socialiste qui dispose à
rentre avec une certaine naïveté et va se confronter avec une réalité devenue complexe. Auprès des siens, présent en lui d’un partenaire stable (…). Les Soviétiques apprécient à
il va puiser la force d’un renouveau, particulièrement auprès de sa mère. Il retrouvera la mémoire non leur juste valeur les efforts de soviétisation entrepris par le régime, parfois à l’imitation du socialisme prôné
par des moyens médicaux, mais grâce au rite de l’eau glacée. Il enfourchera le vélo qu’on lui apporte et en Somalie, alors alliée de l’URSS. La « voie éthiopienne » esquissée en 1974 par le comité provisoire prend
deviendra instituteur. Double fictif du réalisateur, Anberber est de cette génération désabusée par les diverses forme en janvier 1975, lorsque Mengitsu nationalise banques et assurances, ainsi que l’essentiel du secteur
expériences politiques de l’Ethiopie qui ont conduit son pays au chaos. manufacturier. Surtout, en mars, l’abolition de la propriété foncière et la limitation à un bien par famille de la
propriété immobilière témoignent de la radicalisation du régime.
(…) Après l’arrivée, d’Europe et des États-Unis, d’étudiants formés dans les universités largement
Cassandra - Araba Evelyn Jonhson-Arthur
imprégnées du radicalisme d’alors, une campagne de coopération menée dans un esprit mao-populiste
C’est une jeune black américaine, rencontrée par Anberber pendant
avait jeté cinquante mille étudiants (…) à la rencontre de l’univers paysan. Le retour en ville se solda par
ses études. Radicale dans ses positions politiques de gauche, elle lui
un renforcement d’organisations d’obédience marxiste-léniniste, le PRPE et le MEISON. Aux yeux d’une
transmet ses convictions extrémistes.
population largement indifférente, la rivalité entre les deux mouvements s’expliquait par leur composition
ethnique (…). Idéologiquement proches, les deux organisations se séparaient quant au traitement de la
question érythréenne (…). Jouant sur les affrontements armés entre les deux factions, (…) Mengistu procéda
à leur extermination (…).
Obtenir des données fiables concernant les victimes de la terreur demeure actuellement hors de portée. Pour
Azanu - Teje Tesfahun la période février 1977-juin 1978, le chiffre de 10 000 assassinats politiques a été avancé, dans la seule
Cette femme a eu un enfant avec un notable du village. Lorsqu’il capitale (…).
épouse une femme « officielle », elle tue son enfant. Gérima, à son Guerre coloniale ou répression antinationalitaires, les périphéries de l’Empire (Erythrée, Tigre, Oromo,
sujet, parle «  d’humiliation de classe  »  : «  Azanu est déshonorée Ogaden, Wolega, Wollo) étaient secouées de révoltes souvent encadrées par des « Fronts populaires » dont
parce que cet homme se marie avec une autre femme ; et elle tue son les cadres partageaient avec leurs adversaires à tout le moins une rhétorique marxiste-léniniste. À leur égard
bébé par tribalisme, par discrimination ethnique ». Rejetée pour son furent déployées une violente répression (…). Le bilan de la « guerre totale » décrétée reste en chantier.
acte, elle devient l’exclue du village. Elle est le double éthiopien de 80000 morts civils et militaires pour la seule période 1978-1980 ? À cette estimation prenant notamment en
l’allemande Cassandra. Azanu est liée à l’eau du lac où elle se baigne compte les victimes des opérations de représailles massives et des raids de terreur aérienne, il est loisible
souvent : elle régénère Anberber. L’enfant d’Azanu et d’Anberber portera le nom de son ami, Tesfaye. d’adjoindre les retombées d’une politique systématique de désorganisation de la vie rurale. Si les centres
urbains bénéficièrent d’un approvisionnement prioritaire et d’une présence militaire salariée favorable au
Tesfaye - Abeye Tedla commerce, l’agriculture pâtit de la destruction du cheptel (…), de l’implantation de mines, de la déforestation
Son nom signifie « Espoir ». Il quitte l’Ethiopie comme Anberber pour et de la désorganisation autoritaire des échanges. Acteurs essentiels de la production agricole, les femmes
faire ses études en Allemagne de l’Est. Avec Gabi, une allemande, il furent particulièrement frappées par les viols systématiques perpétrés par la troupe et qui contribuèrent
aura un enfant, Téodross. Il choisit de revenir au pays, en laissant en largement à maintenir un climat d’insécurité peu propice à l’activité extérieure.
Allemagne femme et enfant pour mettre au service de la population (…) À partir de 1988, le crépuscule de Mengistu est amorcé : sur tous les fronts, l’armée recule face aux
ses compétences médicales et au service du pouvoir ses convictions insurgés des Front populaires de libération de l’Erythrée et du Tigré (…).
politiques. Rêveur et ambitieux, il sacrifie sa vie pour cet idéal mais Le 19 avril 1991, l’armée (…) ne répond (…) plus à Mengitsu (…). Le 21 mai 1991, le colonel Mengistu
s’affrontera à l’intolérance et à l’extrémisme du pouvoir en place s’envole, via le Kenya, pour Harare : héros de la lutte contre les colons blancs rhodésiens, Robert Mugabe lui
qui finira par le détruire. «  Que vaut le combat humaniste d’un intellectuel face à un pouvoir aveugle et accorde l’asile politique. (…)
totalitaire ? », se demande Haïlé Gérima, à travers le personnage de Tesfaye. Yves Santamaria, in Le livre noir du communisme, Bouquins, Robert Laffont
L’histoire d’un homme qui revient
Le prologue du film s’ouvre sur le coup de tonnerre d’un orage auquel se joint la mélopée d’une
voix féminine. Des personnages de fresques occupent tantôt tout l’écran, tantôt seulement une
moitié pour laisser place au générique du film. Ils se succèdent par glissements, fondus enchaînés
ou volets. (A, B)

Le nom du réalisateur apparaît sur le fond d’un manuscrit vraisemblablement en langue amharique.(B) A F K

Une deuxième voix, d’homme cette fois, psalmodie, sur les fresques qui continuent à se dérouler, le
texte suivant : «  Où est le sage qui résoudra l’énigme  ? (D) Comment se passeront les choses
au royaume des cieux pour ceux qui souffrent ici-bas  ? (E,F) Le jour du Jugement dernier arrive
implacable dans ses ténèbres et son chaos. Les fils d’Adam sont brûlés sur cette terre roussie ».
Les voix féminine et masculines s’entrelacent comme dans un chant grégorien.

Plusieurs séries narratives alternent alors :


Un homme portant un flambeau derrière des voiles blancs aériens. (G)
Un hôpital avec une infirmière poussant un lit dans lequel gît un homme grièvement blessé
(« Infirmière, j’ai peur qu’il ne passe pas la nuit »). On entend la voix intérieure du blessé : « Non ! B G L
Je ne meurs pas ! Pas avant de voir ma pauvre mère. Non, je ne mourrai pas ! Je ne mourrai pas ! »
(H). Enfin une troisième voix lui répond : « Courage, viens ! ».

Le héros du film, Anberber, suit l’homme au flambeau.


Le plan fugitif d’un enfant qui l’invite à le suivre : « N’aie pas peur. Viens ». (I)
Reprise de la marche d’Anberber derrière l’homme au flambeau. On entend  :  «  Debout  ! La
prophétie le dit ! Tu m’entends, debout ! »
Une autre voix, comme réverbérée dans un écho, intervient  : «  Anberber, viens ici. (J) Sœur
Denderssé, notre père est revenu de la guerre, notre mère de la tombe. Ils t’ont apporté des
chaussures et un collier »
Reprise du plan de l’enfant, cette fois flou. Voix d’Anberber, très proche : « Mon enfance, si vivante ! (K) C H M

De jeunes adolescents, assis en cercle au bord d’une vaste étendue d’eau, martèlent le sol en
cadence avec des bâtons. Voix d’Anberber  : «  Je vois les plus jeunes de mon village jouer à
l’enkokilish 1 ». (L) Parmi les phases du jeu, cette énigme :
«  - Je l’ai vu en partant. À mon retour, plus rien.
La pluie ? Ou bien l’amour ? La vie ? L’enfance ?
- La rosée » (M, N)

Le titre du film s’inscrit alors en lettres peintes sur le fond d’un vaste lac (le lac Tana) au petit
matin, repris par le sous-titre TEZA / La rosée. Un homme joue de la harpe traditionnelle, le
D I N
bagana. (O)

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1
Le jeu d’enkokilish : se joue en groupe. On pose des énigmes sous forme de questions. Des
gages symboliques sont infligés aux perdants ou à ceux qui donnent leur langue au chat. Ainsi,
dans le film la réponse à l’énigme « Ni au-dessus, ni au fond, la vie est au centre », sera « Entre
le couvercle et la marmite, au centre, c’est l’injera » (grande crêpe caractéristique de la cuisine
éthiopienne), celui qui fait une mauvaise réponse se voit privé d’un état. Ce jeu s’apparente à une
joute verbale où les participants se lancent des défis poétiques.
E J O
Les débuts de film sont riches de sens pour le spectateur qui se met en phase avec un univers, une amorce et un mode de récit. Le prologue de
TEZA est complexe car il entremêle plusieurs fils narratifs, à peine entre aperçus, comme des énigmes. En ligne
On retiendra de la trame narrative esquissée en ce début de film les premiers éléments suivants : un noir, gravement blessé, dans un hôpital Deux entretiens de Haïlé Gérima disponibles sur You Tube
européen, revient, dans le délire de son coma, vers son pays natal. L’homme lutte contre la mort et aspire à retrouver ses racines (son pays, sa >>> www.youtube.com/watch?v=p4ZmNclDqFw
mère, son enfance). >>> www.youtube.com/watch?v=YmmKjNfrFxQ
Au niveau de la mise en scène, ce retour des frontières de la mort est figuré par cet espace gazeux où Anberber suit un prêtre, le feu à la main.
Gérima commente ainsi cette scène : « C’est comme si l’enfance disait : courage, viens, viens… Le prêtre lui dit de se lever…Cela se réfère à Le site du film : www.tezathemovie.com
la mythologie éthiopienne : ce feu vient de l’origine… ». Formellement, le rythme syncopé du montage, les glissements et les flous renforcent
l’onirisme du récit. Des analyses du film :
>>> Sur le site d’Africultures, par Olivier Barlet
Le générique initial inscrit l’histoire de cet homme dans un plus vaste contexte : les fresques (ou les enluminures) initiales visiblement issues du www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=8417
christianisme orthodoxe éthiopien1 la voix qui psalmodie et parle d’une nation qui souffre à travers des métaphores bibliques, l’orage, la mélopée, >>> Sur le site de critikat.com, par Oscar Duboy
tout annonce une saga, une épopée qui sera le cadre de l’histoire d’Anberber. http://festival-mostra-venise-2008.critikat.com/index.
php/2008/09/06/28-teza
Le titre du film est amené par une scène essentielle qui clôt ce prologue : des adolescents jouent au jeu de l’enkokilish qui consiste à se poser
mutuellement des énigmes sous forme de questions. À lire
>>> Les cinéastes noirs américains d’Anne Crémieux
La Rosée est ainsi la réponse à une de ces devinettes qui prend la forme d’un haïkaï2 japonais : « Je l’ai vue en partant. À mon retour, plus rien ». (Édition L’Harmattan, 2004)
La Rosée propose métaphoriquement un sens possible au film : Anberber, revenant dans son pays natal après 20 ans d’absence, ne retrouvera
plus rien comme avant. Le film est justement cette quête de la mémoire, cette lutte contre l’amnésie, la réappropriation de son identité perdue.
On peut dire aussi que le jeu de l’enkokilish fonctionne sur le principe du rébus ou du puzzle dont l’assemblage d’éléments disparates ou dispersés À voir
ressemble à la trame du film qui recompose l’identité d’Anberber à travers une série de flash-backs dans les trois pôles de son passé : l’Allemagne >>> Touki-Bouki de Djibril Diop Mambéty (Sénégal, 1973)
de l’Est (lieu de l’agression raciste qu’il subira), Addis Abeba (la capitale de l’Éthiopie où il subira la terreur du régime de Mengistu), son village (où Mory conduit son troupeau de vaches à l’abattoir. Il rencontre une
règne le pouvoir de l’église et de la féodalité). étudiante, Anta, et ils rêvent de partir faire fortune en France. Ils
essaient de se procurer l’argent du voyage par différents moyens.
Teza, nous dit ce prologue, sera donc un film avec un narrateur « Mon enfance, si vivante ! ». Ses péripéties seront montrées dans le point de vue de Ils finissent par se retrouver sur le pont d’un bateau en partance
son personnage principal, Anberber, avec toute la subjectivité, les tâtonnements, inhérents à ce choix narratif. Ce qui fait aussi de ce film, à l’image pour la France, mais, au dernier moment, Mory refuse de franchir
du poème épique d’Homère, une Iliade3 , plus qu’une Odyssée : Anberber, une fois rentré chez lui, reconstruit son identité traumatisée. le pas décisif. Il restera, ayant compris que ce rêve n’était qu’un
La proximité de Teza avec l’antiquité grecque s’affirme ainsi de plusieurs manières (on se souviendra du nom de la femme allemande d’Anberber, leurre.
Cassandra) ; de même que la mythologie grecque met en scène un grand nombre de sibylles et de devins (comme le Sphinx et ses énigmes), tout
le film de Gérima est construit autour de la quête par son héros de réponses aux énigmes que sont devenus son pays, sa culture, son identité. >>> Xala de Sembene Ousmane (1974)
El Hadji, homme d’affaire sénégalais quinquagénaire, prend une
Ce premier contact avec Teza est décisif pour le spectateur qui est contraint de recoller les morceaux du puzzle pour trouver un sens. Olivier Barlet troisième épouse mais est frappé d’impuissance. Il se croit victime
le dit ainsi dans sa critique du film (Africultures, 26/02/2009) : « Le début de Teza est fulgurant : un puzzle rythmé de chants, d’orage, de feu, d’une malédiction, le xala. Il a recours à des guérisseurs, mais sa
d’enluminures traditionnelles, de voiles, de souvenirs d’enfance, d’accident, le tout entremêlé par la mémoire, le traumatisme, l’exorcisme… » réussite sociale s’écroule. Un groupe de mendiants, guidé par un
homme qu’il avait démuni, va l’humilier.

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>>> Finye, le vent de Souleimane Cissé (1982)
1
La peinture éthiopienne représente les scènes bibliques et orne les parois des églises. Prenant comme modèle la peinture des fresques Deux étudiants, un garçon, Bah, et une fille, Batrou, refusent
murales byzantines, elle a la particularité de peindre les yeux très grands avec la pupille et l’iris noirs, ainsi que des habits et des visages très l’ordre établi et remettent en question la société de leurs ancêtres.
schématisés. Bah s’éprend de Batrou contre la volonté de leurs pères. Batrou
est reçue aux examens et Bah recalé. Mais les étudiants pensent
2
un haïkaï : poème classique japonais de trois vers dont le premier et le troisième sont de sept syllabes, le deuxième de cinq syllabes. que les résultats ont été falsifiés et se révoltent. La répression,
organisée par le gouverneur Sangaré, père de Batrou, exacerbe les
3
L’Iliade raconte un épisode de la guerre de Troie : Achille, qui s’était retiré sous sa tente après une querelle avec Agamemnon, revient au combat mécontentements. Au cours d’une manifestation Bah et Batrou sont
pour venger son ami Patrocle, tué par Hector, et il abat celui-ci. L’Odyssée raconte les aventures d’Ulysse depuis son départ de Troie jusqu’à son arrêtés. Ils découvrent l’emprisonnement, la souffrance physique et
arrivée à Ithaque où il dut employer une ruse pour se débarrasser des prétendants qui courtisaient sa femme Pénélope. L’Iliade, selon Raymond l’humiliation. Une épreuve qui les rapproche et leur donne la force
Queneau (cité par Francis Vanoye dans son ouvrage Scénarios modèles, modèles de scénarios, Nathan Université éditeur), est « une recherche du de résister.
temps perdu » construite autour d’un lieu clos, interdit ou défendu, convoité, où il s’agit de pénétrer ou dont il s’agit de sortir. Les « odyssées » sont, Ces trois films sont édités par la Médiathèque des Trois Mondes.
au contraire, des voyages, des errances, remplis d’aventures et de rencontres. L’histoire d’Anberber combine ainsi une odyssée (ses aller-retour
entre l’Éthiopie et l’Europe) et une illiade (la confrontation avec son passé et ses racines).
Le puzzle et la spirale
Repères : vingt ans
dans la vie d’Anberber
Teza apparaît d’abord, autour de la quête d’identité d’Anberber, comme un puzzle que le spectateur doit reconstruire. Le récit est sans cesse
perturbé par des flash-backs (retours en arrière) ou par des anticipations subjectives et fonctionne comme un roman de Marcel Proust1 : il devient
une autopsie des rêves, des souvenirs, de la pensée perturbée d’Anberber. La plupart du temps, ces brusques retours en arrière ou ces anticipations
ne sont pas clairement repérables dans la succession des séquences (habituellement par un effet visuel ou une voix off) mais surgissent par - Cologne, années 70 : Anberber part en Europe
associations d’images ou d’impressions. Nous sommes clairement immergés dans la subjectivité d’Anberber : ainsi lorsque dans son village Anberber (République Démocratique Allemande) dans le but de
regarde Azanu, il replonge brutalement dans son passé allemand et Cassandra surgit à sa place ; ou encore, lorsqu’Anberber subit le rite de l’eau revenir avec plus de savoir qu’il mettra au service de son
glacée par les prêtres, il remonte dans son souvenir en Allemagne : pays. Il devient médecin-chercheur.
- Addis Abéba, années 80 : Anberber, rentré en
Ethiopie, est confronté à la politique totalitaire du régime
de Mengistu.
- Allemagne, fin des années 80 : Anberber, revenu
en Allemagne, envoyé par les autorités pour remplacer
Tesfaye assassiné, subit une agression raciste qui le
conduit à l’hôpital.
- Éthiopie, années 90 : Anberber rentre en Ethiopie,
réalisant le vœu de sa mère de le voir revenir. Atteint
physiquement et mentalement, il se reconstruit
lentement.

Mais, la construction en forme de puzzle laisse vite la place à une autre figure, celle de la spirale qui, loin d’étouffer ou de noyer le protagoniste,
lui permettra de trouver un nouvel équilibre : à partir d’une ligne narrative principale qui sera le temps de référence de tout le film (Éthiopie,
années 90), Haïlé Gérima provoque des retours dans le passé d’Anberber, tantôt brefs et fulgurants, tantôt répétés ou plus longs, selon son état
psychologique présent. Présent et passé s’affrontent, puis se nourrissent l’un l’autre, formant un cycle poussant Anberber à se réinstaller dans un
temps nouveau, chargé d’avenir.

Le récit propose donc la succession suivante :


Éthiopie, années 90 : Anberber est confronté aux réalités de son village qu’il ne comprend plus : la promesse de sa mère de se déplacer à genoux,
les rites religieux, la jalousie de son frère ; il est aussi confronté aux exactions du pouvoir : le rapt des enfants par les militaires pour les endoctriner
de force, l’éducation marxiste à l’école,la propagande politique au village ; il est enfin confronté à lui-même : une jambe de bois, une réputation
de médecin contre laquelle il doit lutter, des rêves et des cauchemars récurrents. Il se rapproche d’Azanu, l’exclue du village. Il va souvent méditer
au sommet du mont Mussolini. ///////////////////
Dans un premier temps, au fur et à mesure qu’Anberber peine à se ré-acclimater dans son pays, les souvenirs de l’Allemagne affluent en brefs flash- 1
Marcel Proust : dans son roman fleuve À la recherche du temps
backs : son éducation politique avec Cassandra, Abdul, Tesfaye et Gabi puis leur ambition d’éradiquer les maux de l’Éthiopie. Lorsque l’empereur perdu, le célèbre écrivain du début du XXe siècle questionne les
Haïlé Sélassié est déposé (1974), Tesfaye rentre en Éthiopie, laissant en RDA2 sa femme et son fils. rapports entre temps, mémoire et écriture, à travers une galerie de
Addis Abéba, années 80 : Anberber revient au pays et découvre l’endoctrinement politique marxiste à l’œuvre. Il est embauché par Tesfaye dans personnages récurrents.
un hôpital pour poursuivre ses recherches médicales. Arrestations, suspicions, exécutions conduisent Anberber à dénigrer ouvertement le pouvoir.
Il ne devra son salut qu’à une séance publique d’auto-critique. Tesfaye est lynché à mort par un groupe de militants extrémistes. Anberber est
2
La république démocratique allemande : aussi appelé Allemagne
envoyé à la place de Tefaye en Allemagne pour espionner la communauté éthiopienne exilée. L’épisode politique d’Addis Abéba est ponctué de brefs de l’Est, cet ancien État européen socialiste a existé de 1949 à 1990.
« retours » aux années 90 : visiblement, Anberber poursuit sa ré-adaptation dans son village natal. La RDA est créée le 7 octobre 1949 par les communistes allemands
à partir de territoires que l’Armée Rouge occupait en Allemagne à
Allemagne, fin des années 80 : Anberber retrouve en Allemagne Gabi, la compagne de Tesfaye et son fils, Téodross, devenu adolescent. Un bref
la fin de la deuxième guerre mondiale. Il s’agissait de répondre à la
flash-back fait remonter à la mémoire d’Anberber le souvenir heureux de la petite enfance de Téodross. Il n’arrive pourtant pas à leur dire la vérité.
transformation des trois zones d’occupation en République fédérale
La chute du mur de Berlin (novembre 1989) sonne le glas de la RDA. Anberber est violemment agressé, lynché et défenestré. À l’hôpital, il délire :
d’Allemagne par les puissances occupantes occidentales. Berlin-Est, le
la boucle du temps se referme : nous revenons à la situation du prologue du film, désormais élucidée.
secteur soviétique de la ville allemande en était alors la capitale. La
Éthiopie, années 90 : le récit clôt les flash-backs. Les enfants terrés dans la grotte sortent au grand jour et Anberber est désormais réinséré dans RDA disparaîtra du fait de son intégration à l’Allemagne de l’Ouest (la
son village : il devient maître d’école, un enfant va naître de son union avec Azanu. RFA) le 3 octobre 1990 après la chute du mur de Berlin.
Une fresque lyrique Document : paroles du réalisateur
Comme l’avait fait Souleimane Cissé dans Yeelen (La Lumière) en 1987 ou dans «Ma grand-mère était conteuse. Avant que je n’aie une caméra ou même
Waati (Le Temps) en 1995, mais sans l’animisme prêté aux forces naturelles l’électricité, elle m’a appris à enflammer mon imagination. Je restais assis au
par le cinéaste malien, Haïlé Gérima laisse d’abord parler la terre éthiopienne, coin du feu des nuits entières, imaginant dans ses moindres détails les histoires
magnifiée par de somptueuses couleurs et une forte présence des paysages, qu’elle racontait. Mon père, un dramaturge, m’emmenait avec lui au théâtre, à
protagonistes essentiels d’un récit épique. travers l’Éthiopie. Ainsi, j’ai grandi avec des histoires et des chansons qui ont
forgé mon esthétique, que l’on retrouve dans Teza.
La terre et les paysages
«  Le paysage dit Haïlé Gérima dans un entretien avec le critique tunisien À travers ce film, je raconte l’histoire d’Africains dont les vies sont disloquées au
Hassouma Mansouri lors des 22e Journées Cinématographiques de Carthage, est gré d’événements historiques complexes et imprévisibles.
toujours connecté à la tentation d’échapper à la beauté… La beauté du plan est Pour échapper à la rudesse de la réalité politique éthiopienne, le docteur Anberber,
soudainement interrompue avant la fin… Anberber n’a pas la liberté de se rappeler le héros de Teza, retourne dans son village d’enfance et y apporte le progrès par
romantiquement son enfance… Haïlé, tu n’as pas droit au souvenir romantique… sa connaissance de la médecine.
Les Européens ne comprennent pas que nous n’avons pas la liberté de romancer Mais Anberber retrouve son village submergé par une litanie de problèmes et de
notre enfance comme dans 1900 de Bertolucci 1 ». besoins auxquels il ne peut pas remédier. Pour éviter de regarder la réalité en
face, il cherche refuge dans les souvenirs de sa jeunesse – quand la prospérité et
Au service de la mise en scène des paysages  l’épanouissement étaient au rendez-vous, comme par magie.
Le panoramique, mouvement de caméra récurrent dans le film, qui balaie les Anberber voudrait retrouver ce temps disparu, loin des dramatiques réalités
vastes espaces éthiopiens. quotidiennes de son village. Extatique, il semble moralement touché. Il doit se
Le travail de la lumière réalisé par le chef opérateur du film, Mario Masini (Padre réconcilier avec un passé et des rêves qu’il ne peut oublier et qui appartiennent
Padrone des frères Taviani). à la mémoire collective de sa génération.

Au service de l’épique Comme chaque immigrant, à mesure que je vieillis, j’entend la ritournelle de
La musique (une riche bande son composée de chœurs traditionnels chantés par mon enfance. L’Éthiopie d’aujourd’hui est un cauchemar pour moi, comme pour
des enfants, de sons «  jazzy  » plus contemporains comme lors de sa montée Anberber. Lorsque je retrouve ma terre natale, je me réfugie dans un passé
au mont Mussolini ou quand Anberber médite au coucher du soleil dans le dans lequel les choses étaient encore fantastiques et simples – les arbres étaient
même lieu), de sons de la campagne éthiopienne, etc…) aide le héros du film à chargés de fruits et j’étais jeune. La terre produisait assez pour nous nourrir
reconstruire son histoire personnelle et celle de l’Éthiopie. tous. Il y avait des framboises, des myrtilles et tout ce que l’on peut imaginer.
Quand je suis allé en Ethiopie en 2004 pour tourner Teza, je n’ai pas pu trouver
Le montage alterné ou parallèle, entre les moments clés de la vie d’Anberber et les arbres qui portaient ces fruits sauvages. Cet exemple illustre l’état d’esprit
ceux de son pays natal. Ce type de montage fait se croiser et interagir Anberber d’Anderber, qui doit confronter à la réalité les idéaux auxquels il a cru - quitte à ce
et l’Éthiopie, comme dans les grands récits fondateur en littérature ou au cinéma que cette nécessaire lucidité remette en cause ses souvenirs les plus lointains.
(Birth of a nation de David Ward Griffith, 1915).
Traiter de thèmes comme l’identité, l’émancipation, la mémoire fondent ma vision
de ce que le cinéma indépendant devrait être. Raconter une histoire à partir de
/////////////////// destins individuels, c’est donner à chacun une place dans l’Histoire. Procéder
ainsi, tout en honorant les combats menés par nos ancêtres, est essentiel pour
1
1900 de Bernardo Bertolucci (Italie, 1976)
s’assurer que les générations futures pourront créer leurs propres modèles en
Dans cette fresque de 5h 20, qui s’étale de 1900 aux années 50, deux personnages,
toute connaissance de cause. L’histoire, la culture et la qualité de vie de tous
issus du même terroir, l’Emilie, opposent leur idéaux de vie : Alfredo, le petit-
les peuples venus d’Afrique me préoccupent énormément, mais par dessus tout,
fils d’un grand propriétaire terrien, et Olmo, le petit-fils du métayer. La fresque
c’est le respect de leur humanité qui me motive en tant que cinéaste.»
retrouve le souffle lyrique des grandes épopées pour retracer l’évolution sociale
de la ruralité italienne, de la féodalité aux espoirs socialistes. ///////////////////
Directeur de publication et propriété des textes : Arnaud Stinès, Rurart
Auteur : Jean-Claude Rullier, pôle d’éducation artistique et de formation au cinéma et à
l’audiovisuel de Poitou-Charentes
Conception graphique : Hélène Grisoni-Weibel
Crédits photographiques : Atlantis, Thierry Vigneron
Février 2010

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