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Sous la direction de

Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen


avec la collaboration de Denis Gril et Richard McGregor

Le soufisme à l’époque ottomane


xvie-xviiie siècle

Sufism in the Ottoman Era


16th-18th century

Institut français d’archéologie orientale


Cahier des Annales islamologiques 29 – 2010
© INSTITUT FRANÇAIS D’ARCHÉOLOGIE ORIENTALE, LE CAIRE, 2010
ISBN 978-2-7247-0548-5 ISSN 0254-282X
Sommaire

vii Denis Gril


Avant-propos

1 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen


Introduction
Le soufisme ottoman vu d’Égypte (xvie-xviiie siècle)

57 Denis Gril
De la khirqa à la ṭarīqa 
Continuité et évolution dans l’identification et la classification des voies

83 Richard McGregor
Is this the End of Medieval Sufism ?
Strategies of Transversal Affiliation in Ottoman Egypt

101 Adam Sabra


Household Sufism in Sixteenth-Century Egypt
The Rise of al-Sâda al-Bakrîya

119 Eric Geoffroy


Le soufisme au verdict de la fatwa, selon les Fatâwâ hadîthiyya
d’Ibn Hajar al-Haytamî (m. 974/1567)

129 Catherine Mayeur-Jaouen


La vision du monde par une hagiographie anhistorique de l’Égypte ottomane 
Les Tabaqât sharnûbiyya et les quatre Pôles

151 Nelly Amri


Du saint fondateur à la tarîqa 
Un infléchissement dans les modèles d’écriture hagiographique au Maghreb
à la fin du xviie siècle ?
VI Sommaire

189 Rachida Chih


Rattachement initiatique et pratique de la Voie,
selon al-Simt al-majîd d’al-Qushshâshî (m. 1661)

209 Paul Wormser


La rencontre de l’Inde et de l’Égypte dans la vie
et l’œuvre du savant religieux d’expression malaise
Nûruddîn ar-Rânîrî (m. 1658)

235 Alexandre Papas


Refonder plutôt que réformer : La Naqshbandiyya
non-mujaddidî dans le monde turc (xvie-xviiie siècle)
Lecture de trois textes naqshbandî kâsânî

249 Paul Ballanfat


Nîyâzî Mısrî : l’Égypte, station mystique pour un soufi turc du xviie siècle

275 Alberto Fabio Ambrosio


Écrire et décrire la confrérie Mevleviyye entre le xvie et le xviie siècle

291 Josef Dreher


Une polémique à Istanbul au xviie siècle 
Les parents du Prophète étaient-ils musulmans ?

309 Samuela Pagani


Défendre le soufisme par des temps difficiles
ˁAbd al-Ghanî al-Nâbulusî, polémiste anti-puritain

337 Alexandre Knysh


A Tale of Two Poets
Sufism in Yemen during the Ottoman Epoch

369 Ralf Elger


Mysticism and Skepticism in Ottoman Intellectual Circles
Muhammad Kibrît’s Istanbul Travelogue (17th c.)

383 Stefan Reichmuth


Murtadâ al-Zabîdî (d. 1205/1791) and his Role in 18th Century Sufism

407 Bibliographie

421 Indices
Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

Introduction
Le soufisme ottoman vu d’Égypte (xvie-xviiie siècle)

S
i l’empire ottoman et le soufisme préexistaient à la conquête de 1516-1517, cette
conquête ottomane des provinces arabes 1 ne fut pas sans conséquences pour l’histoire
du soufisme. Notre livre sera d’abord un regard porté depuis l’Égypte sur le soufisme.
Désormais, l’Égypte ottomane n’était plus le centre d’un monde, Le Caire n’était plus la
capitale de la principale puissance de l’islam médiéval, celle des Mamelouks (1250-1517) :
l’Égypte devenait au contraire une province excentrée d’un Empire dont les régions anatolien-
nes ou balkaniques pouvaient revendiquer d’autres formes de soufisme, formulé en d’autres
langues, le persan et le turc ottoman. Tout n’était pas rupture : la fin du pouvoir mamelouk,
d’ailleurs, ne représenta pas exactement la fin des Mamelouks eux-mêmes. Méditer sur le
soufisme ottoman invite à revenir sur le soufisme d’époque mamelouke, et bien des aspects
de notre étude mettent en valeur le xve siècle comme socle de nombreux changements qui
précédèrent la conquête et que celle-ci ne fit que reconnaître et entériner. Il est cependant
évident que l’entrée des provinces arabes dans un vaste Empire imposa effectivement des
phénomènes nouveaux, voire inédits. Les travaux convergents de Thomas Philipp pour le
Bilâd al-Shâm et de Jane Hathaway pour l’Égypte le montrent nettement 2.
Quant à la fin de notre période d’étude du soufisme ottoman vu d’Égypte, il s’agit de la
fin du xviiie siècle et du tout début du xixe siècle, c’est-à-dire, plutôt que de l’Expédition de
Bonaparte, du règne de Muhammad ˁAlî, à partir de 1805. Dans beaucoup de domaines, ce
règne ne marque pas non plus une rupture bien décisive, comme l’a montré ­l’historiographie

1.  Les provinces conquises sont le Bilâd al-Shâm, l’Égypte, le Hijâz, le Yémen (partiellement et temporairement)
l’Irak et le Maghreb à l’exception notable du Maroc qui ne fut jamais ottoman. Cf. J. Hathaway, The Arab Lands
under Ottoman Rule, 1516-1800, Pearson-Longman, Harlow 2008.
2.  Notre enquête s’inscrit dans les travaux récents qui ont renouvelé la périodisation des provinces arabes à la
période ottomane, cf. T. Philipp, « Early Modern History of Ottoman Bilâd al-Shâm », Arabica, LI, fasc. 4, octobre
2004, et J. Hathaway, The Arab Lands under Ottoman Rule, 1516-1800, op. cit.
2 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

récente dans la lignée d’André Raymond 3 ; la fin de la prospérité économique égyptienne


précède l’Expédition d’Égypte, tandis que les ruptures technologiques et les idées nouvelles
dues à l’occidentalisation ne s’imposent que bien plus tard 4. L’histoire intellectuelle du
soufisme privilégie d’ailleurs une période qui va de la seconde moitié du xviie siècle au
milieu du xixe siècle 5. Si cette fin du xviiie siècle marque toutefois la fin de notre recher-
che sur le soufisme égyptien, c’est parce qu’elle reste dans le cadre d’un monde ottoman
cohérent, avant que l’autonomie de l’Égypte des vices-rois, la construction étatique, puis
les réformes et les réformateurs de la fin du xixe siècle ne lancent la normalisation de l’islam
et le projet d’étatisation des confréries soufies égyptiennes 6.
L’étude du soufisme ottoman n’est pas un mince sujet : « Dans le cas de la société mu-
sulmane ottomane, le soufisme peut être identifié avec l’islam lui-même », écrit Ahmet
Yaşar Ocak 7. Gilbert Delanoue ne disait pas autre chose à propos de l’Égypte des xviiie et
xixe siècles, constatant la prégnance d’un soufisme, d’ailleurs très polymorphe, comme
religion ordinaire 8. Poésie soufie et littérature ottomane, confréries soufies et société ot-
tomane, relations entre autorités politiques et sphères soufies, actions des soufis dans les
mouvements sociaux et les rébellions, présence du soufisme ottoman sur les marges de
l’islam… Nous nous contenterons pour notre part d’une réflexion sur le soufisme ottoman
vu d’Égypte, en nous efforçant de dresser un bilan historiographique.

3.  Cf. notamment K. Cuno, The Pasha’s Peasants : Land, Society, and Economy in Lower Egypt 1740-1858,
Cambridge University Press, Cambridge, 1992.
4.  T. Philipp rappelle, cependant, que l’Expédition d’Égypte – première invasion européenne dans la région depuis
le Moyen Âge – fut un choc pour les Égyptiens et pour l’Empire ottoman, ainsi que pour les autres puissances
européennes : cf. T. Philipp, « Bilâd al-Shâm in the Modern Period : Integration into the Ottoman Empire and
New Relations with Europe », Arabica, LI, fasc. 4, octobre 2004, p. 411.
5.  B. Radtke, « Sufism in the 18th Century : an Attempt at a Provisional Appraisal », Die Welt des Islams 36, 3, 1996,
p. 326-327.
6.  Sur ce terminus ad quem, l’histoire égyptienne diffère évidemment nettement de la Syrie qui reste beaucoup
plus ottomane jusqu’à la rupture de la Première Guerre mondiale. Sur le soufisme égyptien au xixe siècle,
cf. G. Delanoue, Moralistes et politiques musulmans dans l’Égypte du xix e siècle, Ifao, Le Caire, 1982 ; F. De Jong,
Turuq and Turuq-Linked Institutions in Nineteenth Century Egypt. A Historical Study in Organizational Dimensions
of Islamic Mysticism, Brill, Leyde, 1978.
7.  Ce qui ne veut pas dire que tout le monde était soufi… Ahmet Yaşar Ocak (éd.), Sufism and Sufis in Ottoman
Society. Sources-Doctrine-Rituals-Turuq-Architecture-Literature-Iconography-Modernism, Türk Tarih Kurumu, Ankara,
2005, Introduction, p. xv. L’ensemble de cet épais volume, tout en reflétant un point de vue turco-centrique sur le
soufisme ottoman, est fort utile à tout historien de la période. Ocak souligne l’essor de monographies, en anglais
et en turc, émanant de chercheurs turcs, sur le soufisme ottoman.
8.  G. Delanoue, Moralistes et politiques musulmans, op. cit., p. 243-260.
Introduction 3


Le soufisme ottoman : mise en perspective
des enjeux historiographiques

Une période et des lieux :


l’Égypte dans le monde ottoman
Le soufisme en Égypte aux xvie, xviie et xviiie siècles : ruptures ou continuités ? Le
dilemme est familier à l’historien qui sait à quel point les évolutions subtiles de l’histoire
culturelle, religieuse, sociale, économique ne coïncident pas nécessairement, et même
rarement, avec les périodisations les plus obvies qu’impose le politique. La Pax ottomanica
correspond en grande partie à cette histoire moderne (Early Modern History) qui commence
au xve siècle et durant laquelle, pour la première fois, le monde fut physiquement uni par
l’ouverture de routes commerciales entre l’Europe et le reste du monde. C’est au moment
où les Ottomans conquirent le Proche-Orient que l’influence européenne atteignit l’Océan
indien 9.

Les Lieux saints comme carrefour


Pour les soufis, la conquête apportait du neuf. La dimension impériale ottomane, la
sécurité plus grande des routes et particulièrement de celles du Pèlerinage donnèrent
aux circulations d’hommes et d’idées une ampleur inédite : échanges facilités, horizons
plus vastes 10. Ces circulations s’étendaient au-delà de l’Empire, jusqu’au Maroc (qui ne
fut jamais ottoman) ou en Indonésie, mais aussi en Europe dont le Sud-Est appartenait
alors à l’Empire. La Pax ottomanica est en partie la poursuite de la politique religieuse
mamelouke : elle voit l’augmentation des fondations pieuses (waqfs ) pour les Lieux saints
dont le sultan ottoman se présente comme le Serviteur 11. Cette augmentation correspond
à l’accroissement du nombre de pèlerins et surtout de soufis et ulémas qui choisissent
d’étudier sur place dans les Villes saintes, les mujâwirûn : autant de caractéristiques de
l’époque ottomane. En 1579-1580, les autorités ottomanes estimaient que 8 000 personnes
recevaient des subsides de l’État pour vivre à Médine en tant que mujâwir – il y avait donc
peut-être 40 000 personnes concernées par ces fonds si l’on compte leurs familles. En 1641,

9.  Cf. l’introduction d’Anthony Reid dans A. Reid, Southeast Asia in the Early Modern Era. Trade, Power, and Belief,
Cornell University Press, Ithaca and London, 1993. À propos de la définition d’Early Modern History, Anthony
Reid, dont les travaux portent avant tout sur le commerce en Asie du Sud-Est et sur les effets de l’essor commercial
sur l’expansion des religions scripturaires dans la région au xviie siècle, signale que « all those who use the term
include in it the sixteenth and seventeenth centuries, with more or less extension backward into the fifteenth, and
forward into the eighteenth », op. cit., p. 10.
10.  S. Faroqhi, Pilgrims and Sultans, the Hajj under the Ottomans, Tauris, Londres, 1984.
11.  Pour l’Algérie, cf. M. Hoexter, Endowments, Rulers and Community : Waqf al-Haramayn in Ottoman Algiers,
Studies in Islamic Law and Society, Brill, Leyde, 1998.
4 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

ce sont 23 000 ­personnes – sans compter les familles – qui reçoivent directement un sou-
tien officiel à titre de mujâwir 12. Parmi ces ulémas et soufis venus s’installer dans les Villes
saintes, on compte des Égyptiens qui y exportent les idées du soufisme nilotique : citons,
dès le xvie siècle, des cheikhs comme Ibn Hajar al-Haytamî (m. 1567) ou comme le cheikh
Ahmad al-Shinnâwî (m. 1619), descendant d’une célèbre dynastie soufie de Basse Égypte.
Signalons également qu’en Égypte, à la différence d’autres provinces ottomanes, c’est le
grand qâdî shafiʿite qui gardait sous son contrôle les waqfs des deux Villes saintes 13.
Tout ceci n’est pas sans conséquences sur l’attractivité de La Mecque et Médine pour
les ulémas et soufis du temps, venus chercher des maîtres en même temps qu’ils font le
hajj. Les travaux pionniers de John Voll dans les années 1970-1980 ont mis en évidence
l’existence des réseaux (networks) d’ulémas autour des Villes saintes aux xviie et xviiie siè-
cles. De nouvelles études ont, depuis une dizaine d’années, quelque peu remis en question
l’existence de véritables réseaux organisés, là où existaient peut-être davantage des sociabi-
lités informelles – d’ailleurs non exemptes de rivalités – entre collègues et confrères 14. Ces
récentes études ont toutefois confirmé que c’est bien à l’époque ottomane et notamment au
xviie siècle que se rencontrent à Médine influences maghrébines, asiatiques et notamment
indiennes, soufisme arabe et soufisme turco-persan 15. Un travail d’une ampleur comparable
reste à faire sur La Mecque.

12.  S. Faroqhi, Pilgrims and Sultans, op. cit., p. 85.


13.  R. Deguilhem, « Gérer le patrimoine des waqfs dans la province de Dimashq al-Shâm dans les premières
décennies ottomanes », communication orale, Ehess, juin 2008.
14.  Ce sont des nuances que John Voll lui-même avait de longue date reconnues. J. Voll, « Muhammad Hayyâ
al-Sindî and Muhammad ˁAbd al-Wahhâb : an Analysis of an Intellectual Group in the 18th Century Madina »,
BSOAS, 38, 1975, p. 32-39 ; « Hadith Scholars and tariqahs : an Ulama Group in the 18th Century Haramayn and
their Impact in the Islamic World », Journal of Asian and African Studies, 15, 1980, p. 264-273 ; « Linking Networks
of Eighteenth-Century Revivalist Scholars. The Mizjaji Family in Yemen », dans dir. N. Levtzion et J.O. Voll
(éd.), Eighteenth-Century Renewal and Reform in Islam, Syracuse University Press, 1987, p. 69-92 ; « ˁAbdallah b.
Salîm al-Basrî and 18th Century Hadith Scholarship », Die Welt des Islams, vol. 44, 3, 2002. Parue en 2004, la thèse
d’Azyumardi Azra sur les origines du réformisme islamique en Asie du sud-est est très influencée par les idées
de John Voll sur les networks ; A. Azra, The Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, Asaa Southeast Asia
Publications Series, Allen and Unwin, Australia, 2004. Pour une lecture renouvelée de ces réseaux soufis à l’aide
des sciences sociales, cf. les propositions stimulantes de Roman Loiemeier et Stefan Reichmuth, « Zur Dynamik
religiös-politischer Netzwerke in muslimischen Gesellschaften », Die Welt des Islams, 36, 2, 1996, p. 145‑186 et
R. Loiemeier (éd.), Die islamische Welt als Netzwerk. Möglichkeiten und Grenzen des Netzwerkansatzes im islamischen
Kontext, Ergon, Würzburg, 2000.
15.  A. Azra, The Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, op. cit. ; B.M. Nafi, « Tasawwuf and Reform in Pre-
Modern Islamic Culture : in Search of Ibrâhîm al-Kûrânî », Die Welt des Islams, 42, 3, 2002, p. 307-365 ; A. Copty
« The Naqshbandiyya and its Offshoot, the Naqshbandiyya-Mujaddidiyya in the Haramayn in the 11th/17th
Century », Die Welt des Islams, 43, 3, 2003, p. 321-348 ; et l’étude de R. Chih, « Rattachement initiatique et pratique
de la Voie, selon le Simt al-majîd d’al-Qushshâshî (m. 1661) », dans ce recueil.
Introduction 5

Le renouveau de la Rihla
À propos de circulations et de rencontres, un genre médiéval bien connu de la littérature
arabe, celui des voyages (la Rihla), retrouve une vogue nouvelle à l’époque ottomane, avec
une étape inédite : le passage par Istanbul et l’Anatolie, sans devenir une étape obligée, fait
désormais partie des itinéraires possibles, d’autant que nos lettrés arabes cherchent souvent
à obtenir offices et subsides en se rendant à la capitale 16. Les auteurs maghrébins, et sur-
tout marocains, tiennent une place singulièrement importante dans ces Rihlas d’époque
ottomane. Sur les seize rihlas hijâziyyas passant par la Tripolitaine recensées par Ahmad
Al-Gohaider, quatorze ont été écrites par des voyageurs marocains 17. Parmi les plus cé-
lèbres, citons pour le xviie siècle ˁAbd Allâh al-ˁAyyâshî (m. 1679) qui énumère ulémas
et soufis rencontrés sur sa route en Tripolitaine et en Égypte lors de ses deux pèlerinages
à La Mecque 18. Un autre exemple du xviiie siècle : Ibn ˁUthmân al-Miknâsî (m. 1799)
dont le voyage dure un an (1787-1788) décrit la vie intellectuelle et religieuse à la campa-
gne comme à la ville, depuis son Maroc natal jusqu’à la péninsule Arabique, en passant
par Istanbul et le Bilâd al-Shâm 19. En Orient, le genre de la Rihla est moins développé :
évoquant les Rihlas du xviiie siècle, Ralf Elger signale que les habitants du Proche-Orient
arabe, contrairement aux Maghrébins, avaient le sentiment d’appartenir au centre du
monde islamique. Ils éprouvaient donc moins le besoin de dépasser les frontières de ce
monde oriental, frontières mentales au sein du monde ottoman, marquées par Le Caire à
l’ouest, l’Euphrate à l’est, l’Anatolie au nord et le Hijâz au sud 20. En Orient, le genre de la
Rihla est notamment illustré par les noms des cheikhs syriens Mustafâ al-Bakrî (m. 1749)
et son maître al-Nâbulusî (m. 1731) 21 ou encore par le célèbre voyageur turc Evliya Çelebi
(m. 1684) dont l’œuvre imposante évoque abondamment le monde des derviches et des

16.  C’est le cas de Muhammad ibn ˁAbd Allâh al-Husaynî Kibrît (m. 1660) qui se rend de Médine à Istanbul,
via l’Égypte puis la Syrie, cf. Ralf Elger, « Mysticism and Skepticism in Ottoman Intellectual Circles », dans ce
recueil.
17.  A. Gohaider (Al-), « The Sources for the Study of the Intellectual Life in Libya during the Karamanli Era (1711-
1835) (résumé en anglais, article en arabe) dans Revue d’histoire maghrébine, 59-60, 1990, tome 3, La vie intellectuelle
dans les provinces arabes à l’époque ottomane, p. 581-681.
18.  Al-ˁAyyâshî, Mâ al-Mawâˁid (al-Rihla al-ˁAyyâshiyya), Fès, 1316/1898. Rééd. en fac-similé à Rabat en 1977.
19.  M. Ibn ˁUthmân al-Miknâsî, Ihrâz al-muˁallim wa’l-raqîb f î hajj bayt Allâh al-harâm wa ziyârat al-Quds
al-sharîf wa’l-Khalîl wa’l-tabarruk bi l-qabr, 1785, édité et annoté par M. Bûkabût, Dâr al-Suwaydî, Beyrouth,
2003 ; M. Benaboud, « Cultural and Intellectual Life in Bilad as-Sham during the 18th Century in the Light of
Ibn ˁUthman al-Maknasi », dans Revue d’histoire maghrébine, 59-60, 1990, tome 3 « La vie intellectuelle dans les
provinces arabes à l’époque ottomane », p. 58-59.
20.  R. Elger, « Images of Cultural Diversity Inside the Islamic World in the Eighteenth-Century Travelogues »,
Georg-Foster-Studien, 2004, Beiheft 2, p. 64-65.
21.  R. Elger propose une comparaison intéressante entre les styles des deux voyageurs et leurs narrations dans
Mustafâ al-Bakrî. Zur Selbstdarstellung eines syrischen Gelehrten, Sufis und Dichters des 18. Jahrhunderts, EB-Verlag,
Bonner Islamstudien Bd 3, Bonn, 2004, p. 35-39.
6 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

hommes saints 22. Des Rihlas de voyageurs moins célèbres restent à découvrir comme celle
du Kurde Tâhâ Al-Kurdî (m. 1800) ou celle d’un disciple en quête d’un maître, Mustafâ
al-Latîf î (m. 1711) 23.

La plupart de ces voyageurs se rendent avant tout au pèlerinage, d’où le titre de Rihla
hijâziyya souvent donné à ces itinéraires. Le Marocain Ahmad b. Nâsir (m. 1717) dont
la Rihla hijâziyya date de 1709-1710 aura accompli pas moins de quatre fois le hajj 24.
Ces voyages pérégrins sont souvent l’occasion de visiter au passage l’Égypte, Le Caire
et la célèbre nécropole de la Qarâfa, et d’accomplir d’innombrables pèlerinages locaux,
l’occasion de visiter saints et hommes pieux (sâlihûn), cheikhs vivants auprès desquels
on vient chercher une initiation et un certificat de transmission (ijâza ), et tombeaux des
maîtres défunts auprès desquels on attend visions, miracles, enseignements, fussent-ils
d’outre-tombe 25.
En traversant l’Afrique du nord et l’Égypte, ces soufis maghrébins laissèrent une emprise
profonde sur la vie intellectuelle et religieuse des provinces traversées et en profitèrent pour
initier et former des disciples : Ahmad b. Nâsir, en passant par la Tripolitaine, y a formé le
cheikh ˁAlî b. ˁAbd al-Sâdiq (m. 1725). K. El-Rouayheb constate leur rôle à Damas, tandis
que A. Azra les signale, influents, aux Lieux saints 26.

Les grands centres de la vie intellectuelle arabe


à l’heure de la domination ottomane
La position du Caire et de Damas reste éminente, non seulement à cause de leur rôle
historique, mais aussi parce que ces villes regroupent les départs des deux caravanes ter-
restres principales vers le pèlerinage à La Mecque. Le soufisme égyptien reçoit beaucoup
d’influences, avec l’arrivée d’étrangers : des Maghrébins mais aussi des Syriens, des Turcs,

22.  R. Dankoff, An Ottoman Mentality : the World of Evliya Celebi, Brill, Leyde, 2006.
23.  K. Barbir, « The Formation of an Eighteenth Century Sufi : Taha al-Kurdi 1723-1800 », dans Revue d’histoire
maghrébine, 59-60, 1990, t. 3, La vie intellectuelle dans les provinces arabes à l’époque ottomane, p. 41-47. R. Elger,
« Narreheiten und Heldentaten. Die Merkwürdigen Reisen des Mustafâ al-Latîf î », dans X. Ertzdorff und
G. Giesemann (éd.), Erkundung und ­Beschreibung der Welt. Zur Poetik der Reise-und Länderberichte, New York et
Amsterdam, Rodopi, 2003, p. 267-287.
24.  Ahmad b. Nasir, Al-Rihla al-nâsiriyya, Al-khazâna al-hasaniyya, Rabat, 7648, version lithographiée, Fès,
1902.
25.  Les études portent surtout sur la période mamelouke, cf. C. Taylor, In the Vicinity of the Righteous. Ziyara and
Veneration of Muslim Saints in Late Medieval Egypt, Brill, Leyde, 1999. M. Al-Ibrashy, « Cairo’s Qarafa as Described
in the Ziyara Literature » ; T. Ohtoshi, « Tasawwuf as Reflected in Ziyâra Books and the Cairo Cemeteries », dans
R. McGregor et A. Sabra, Le développement du soufisme en Égypte à l’époque mamelouke, Ifao, Le Caire, 2006,
p. 269-297 et p. 299-329.
26.  A. Azra, The Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, op. cit., p. 22 ; K. El-Rouayheb, « Opening the Gate of
Verification : The Forgotten Arab-Islamic Florescence of the 17th Century », IJMES, vol. 38, 2, 2006, p. 263-281.
Introduction 7

voire des Iraniens… À la cour du Pacha – le gouverneur envoyé d’Istanbul – gravitent des
militaires turcs convoyant avec eux leurs affiliations soufies, tandis que se côtoient au Caire
des étudiants en formation, des ulémas de passage, des soufis en quête d’initiation. L’arrivée
d’étudiants venus d’Anatolie ou du Diyar Bakr ne datait pas de la conquête ottomane de
l’Égypte : la lecture de Tashköpruzadeh (m. 1561) montre que, dès le xive siècle, des Turcs
venaient se former dans les madrasas mameloukes du Caire ou auprès de cheikhs soufis
réputés 27. Citons les exemples connus du premier cheikh al-islam de l’Empire Mollah
Shams al-Dîn Muhammad Fenarî (m. 1431), du médecin Hajjî Pacha (m. après 1420) et du
poète Ahmadî (m. 1413) qui étudièrent tous trois au Caire vers 1370 avant de retourner en
Anatolie 28. Des savants turcs venant étudier au Caire s’y convertissaient parfois au soufisme
sous l’influence d’un maître, comme le célèbre cheikh Badr al-dîn (ou Bedreddin, m. 1416),
saint, médecin et alchimiste, qui étudia au Caire après Konya et Jérusalem. Le poète soufi
Kayghuzuz Abdal (m. 1415), l’un des fondateurs présumés du bektachisme, aurait fondé
la tekke bektashie du Caire, sur la falaise du Muqattam. À la fin du xve siècle et au début
du xvie siècle, l’immigration turcophone au Caire s’enrichit de migrants ˁajam venus du
Diyar Bakr, d’Azerbaïdjan, voire de l’Iran, poussés par les persécutions safavides. Parmi
eux, les cheikhs Damardâsh (m. 1524), Shâhîn Muhammedî (m. 1547-1548) et Ibrâhîm
al‑Gülshenî (m. 1533-1534) qui se rattachent à la Khalwatiyya, celle-ci constituant un milieu
social davantage qu’une organisation rigide, comme le note justement Benjamin Lellouch 29.
D’autres soufis turcs viendront s’installer en Égypte au xviie siècle ou y étudier, au point
d’y forger une nisba, à l’exemple de Niyâzî Mısrî (m. 1694) ou de Hajjî Baba al-Mısrî
(m. 1718) 30. Leurs fréquentations paraissent s’être essentiellement confinées aux milieux
des Rûms venus d’Anatolie ou des Balkans.
Certaines confréries venues du monde turco-persan s’implantent donc en Égypte
avant même la conquête ottomane : la Bektashiyya et la Khalwatiyya, dans ses branches
Damardâshiyya et Gülsheniyya. Mais ces confréries, si elles continuent à se développer,
a fortiori, après la conquête, restent longtemps limitées aux milieux turcs du Caire, soldats
et gouverneurs 31. La tekke bektashiyya du Caire restera unique, de même que la tekke
mevleviyya, la Naqshbandiyya ne fera souche que tardivement, en passant par l’Inde, le
Yémen et la péninsule Arabique. La Khalwatiyya elle-même ne s’acclimatera réellement en
Égypte qu’au xviiie siècle sous l’action du Syrien Mustafâ al-Bakrî et du cheikh ­égyptien

27.  Tashköprüzadeh, Al-Shaqâ’iq al-nuˁmâniyya f î ˁulamâ’ al-dawla al-ˁuthmânîya, Bûlâq, 1299-1310 h. L’œuvre écrite
en arabe et dont les biographies vont jusqu’à l’an 1558 de l’ère chrétienne connut des traductions et continuations
en turc ottoman. Cf. S. Uludag, « Basic Sources for the History of Sufism in the Ottoman Period », dans A.Y. Ocak,
Sufism and Sufis, p. 44-45.
28.  C. Petry, The Civilian Elite of Cairo in the Later Middle Ages, Princeton, 1981, p. 68-72 et p. 269-272.
29.  B. Lellouch, Les Ottomans en Égypte. Historiens et conquérants au xvi e siècle, Peeters, 2006, p. 83-85 et 98‑100.
30.  P. Ballanfat, « Niyâzî Mısrî : l’Égypte, station mystique pour un soufi turc du xviie siècle », dans ce recueil.
31.  M. Winter, Society and Religion in Early Ottoman Egypt, New Brunswick et Londres, 1982, p. 105.
8 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

al-Hifnî 32. La mobilité des soufis et les contacts avec le monde turcophone, même
amplifiés par la conquête ottomane, auront-ils donné aux soufis égyptiens une vision
ottomane ?

Les liens du Caire avec Damas, déjà importants à l’époque mamelouke, ne se démen-
tent pas, même si soufisme cairote et soufisme damascène, plus généralement soufisme
égyptien et soufisme syrien, maintiennent des caractéristiques assez différentes : renvoyons
à ce sujet à l’étude magistrale d’Éric Geoffroy 33. Plus proches de la capitale, les notables
locaux du Bilâd al-Shâm recherchent davantage leurs modèles culturels à Istanbul, surtout
au xviiie siècle avec la dynastie des ˁAzm 34. Les voies mystiques venues d’Asie centrale par
l’Anatolie et l’Inde trouveront aussi un terrain plus favorable en Syrie qu’en Égypte. C’est
encore à Damas qu’arrivent des réfugiés iraniens sunnites qui, aux xvie et xviie ­siècles,
fuient l’Empire safavide, fondé en 1501 et dans lequel le chiisme est devenu religion d’État.
Khaled El-Rouayheb a montré les conséquences de ces mouvements migratoires pour
l’histoire des idées 35.

Si Le Caire est un passage obligé pour les savants de l’Occident musulman qui se rendent
aux Lieux saints, si Damas est un carrefour attentif à la vie culturelle turco-persane, des villes
yéménites comme Zabîd dans la Tihâma, Taʿizz sur les hauts plateaux, ou encore Tarim
au Hadramaout continuent à être des centres de transmission du savoir et d’affiliations
soufies, dans la continuité de l’époque mamelouke : les pèlerins venus d’Inde et d’Asie du
Sud-Est s’y arrêtent pour étudier. Ranîrî (m. 1658), Singkilî (m. 1693) et Yûsuf de Makassar
(m. 1698) sont tous initiés au Yémen avant de se rendre aux Lieux saints et d’aller parfois
jusqu’en Syrie 36. Le savoir des grandes familles de savants yéménites comme les Mizjâjî et
les Ahdâl était recherché par les gens de Médine eux-mêmes. C’est ce que montre le cas
de Qushshâshî 37 : son père, qui avait lui-même étudié au Yémen, l’envoya dans ce pays
pour y étudier avec ses propres maîtres 38. Et c’est à Zabîd que le célèbre polygraphe indien
Murtadâ al-Zabîdî forgea sa nisba avant de s’installer au Caire.

32.  R. Chih, « Cheminements et situation actuelle d’un ordre mystique réformateur : la Khalwatiyya en Égypte
(fin xve siècle à nos jours) », in Studia Islamica, 88 (1998), p. 181-201.
33.  É. Geoffroy, Le soufisme en Égypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations
spirituelles et enjeux culturels, Ifead, Damas, 1995.
34.  K. Barbir, Ottoman Rule in Damascus, 1708-1758, Princeton, 1958.
35.  K. El-Rouayheb, « Opening the Gate of Verification », op. cit.
36.  A. Azra, The Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, ibid. M. van Bruinessen, « The Origins and
Development of the Naqshbandiyya Order in Indonesia », Der Islam, 1990, 67, 150-179. Cf. P. Wormser, « La
rencontre de l’Inde et de l’Égypte dans la vie et l’œuvre du savant religieux d’expression malaise Nuruddin ­ar-
Raniri (m. 1658) », dans ce recueil.
37.  J. Voll, « An Analysis of an Intellectual Group in Eighteenth Century Madîna », op. cit.
38.  R. Chih, « Rattachement initiatique et pratique de la Voie, selon le Simt al-majîd d’al-Qushshâshî (m. 1661) »,
dans ce recueil.
Introduction 9

Comment les lettrés arabes voient-ils l’Empire ottoman et la conquête ? Ils adhèrent à
coup sûr à un Empire qui doit désormais protéger les provinces arabes des menaces aussi
bien de la guerre de course en Méditerranée que des Portugais en mer Rouge ou dans
l’océan Indien. Cette capacité à mener le djihâd contre les Francs est d’ailleurs ce qui
justifie la conquête ottomane de pays musulmans, comme l’Empire mamelouk, les Villes
saintes ou le Yémen. Un savant égyptien, Marˁî al-Karmî (m. 1623), n’hésite donc pas à se
lancer dans un panégyrique de la dynastie ottomane 39. Pourtant, il semble que, chez des
lettrés arabes de la période ottomane, soient apparus l’amère conscience d’un déclin arabe
(une sorte de quantum mutatus ab illo tempore ) et un sentiment de mélancolie causé par la
conquête ottomane. Ce sentiment qui aurait conduit au repli sur l’écriture comme sur la
retraite (khalwa ) serait l’une des raisons de l’attraction exercée par le soufisme sur les lettrés
non-soufis des xviie et xviiie siècles : ceux-ci retrouvaient dans les thèmes soufis de quoi
alimenter leur complainte sur les cruautés du destin et du temps ( la shakwâ ˁalâ l-zamân
et le dahr ) 40. Les juristes arabes de l’époque ottomane évoquent également ce thème de la
corruption des temps (    fasâd al-zamân ), mais il ne les empêche pas de préférer les auteurs
récents aux autorités anciennes, et de faire œuvre créatrice sans sombrer dans la dépression.
Le recours au thème du fasâd aura permis le changement 41.

Remise en question du paradigme du déclin


On est loin, on le voit, du paradigme du déclin si courant dans la littérature ottomane
elle-même comme dans la littérature orientaliste lorsqu’elle traite de cette époque « tardive »,
particulièrement à propos du soufisme, d’une part, et des xviie-xviiie siècles, d’autre part : les
chroniqueurs ottomans les premiers, attachés à une littérature d’admonestation, composèrent
pour les sultans et gouverneurs ottomans une véritable « littérature du déclin » où ils décri-
vaient l’Empire ottoman dont ils étaient contemporains comme un temps de décadence 42.
Pour les soufis eux-mêmes volontiers enclins à se réfugier dans la laudatio temporis acti pour
mieux déplorer la corruption du temps (   fasâd al-zamân) et prompts à rejeter le soufisme
défiguré de leur temps ; pour l’historiographie européenne des xixe et xxe siècles qui a

39.  M. Winter, « A Seventeenth-Century Arabic Panegyric of the Ottoman Dynasty », Asian and African Studies 13,
1979, p. 130-156.
40.  U. Haarmann, « Ideology and History, Identity and Alterity : the Arab Image of the Turk from the Abbassids
to Modern Egypt », IJMES 20, 1988, p. 175-196. A. Meier, « Perceptions of a New Era ? Historical Writing in Early
Ottoman Damascus », Arabica LI, fasc. 4, oct. 2004, p. 419-434 et l’article de R. Elger, « Mysticism and Skepticism
in Ottoman Intellectual Circles : Muhammad Kibrit’s Istanbul Travelogue (17th c.) » dans ce recueil.
41.  H. Gerber, Islamic Law and Culture 1600-1840, p. 124-125.
42.  D.A. Howard, « Ottoman Historiography and the Literature of Decline of the Sixteenth and Seventeenth
Centuries », dans Journal of Asian History, 22, 1988, p. 52-77. Excellente synthèse dans Fabio Ambrosio, Ismâ�îl
Rûsûhî Ankaravî Dede : pratiques et doctrine de la confrérie Mevleviyye dans l’Empire ottoman au xviie siècle, thèse
université de Paris-IV-Sorbonne, 2007, à paraître chez Adrien Maisonneuve, Paris, p. 57-74.
10 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

fidèlement suivi les chroniqueurs ottomans ; pour l’historiographie turque du xxe siècle qui
eut ses raisons propres, dictées par le kémalisme, de stigmatiser Empire ottoman déclinant
et soufisme abâtardi, à moins qu’elle ne loue l’essence nationale dans le soufisme populaire
des babas turcomans 43 ; enfin pour l’historiographie arabe du xxe siècle attachée quant à
elle, dans une perspective nationaliste, à dégager l’histoire téléologique d’une Renaissance
arabe (Nahda ) qui succéderait à une époque de décadence ottomane et de domination
turque 44 : bref, pour tous ces auteurs, et pour des raisons différentes, il y eut aux xviie et
xviiie siècles un déclin politique, économique, religieux, culturel, dans lequel les soufis
– et singulièrement le soufisme confrérique – auraient joué un rôle critique. Et cela, en
admettant même que le xvie siècle eût été une période de grandeur, ce que proclame gé-
néralement l’historiographie ottomaniste : mais pour un soufi moraliste comme Shaˁrânî
(m. 1565), contemporain des débuts de l’occupation ottomane en Égypte, la conquête
ottomane avait déjà corrompu le soufisme égyptien et ses cheikhs, tristes épigones des
nobles figures du xve siècle dont il se voulait l’héritier 45. Reprenant sources ottomanes et
soufies, de nombreux orientalistes ont condamné plus uniment encore le soufisme « tardif »,
non seulement ottoman, mais aussi mamelouk, en le comparant au soufisme glorieux de
l’âge classique : « l’âge confrérique » aurait étouffé l’esprit véritable de la quête mystique,
les oripeaux multicolores des derviches hurleurs ou tourneurs 46, mystificateurs supersti-
tieux, auraient travesti l’âme du soufisme, l’institutionnalisation des turuq aurait voué la
mystique au politique 47, et le « néo-soufisme » de la fin du xviiie siècle et du xixe siècle
lui-même, formé de confréries militantes et organisées, ne serait enfin que l’aboutissement
inéluctable d’une déviation continue.

Refusons le modèle à deux niveaux


Il est inutile et contraire même à l’esprit de l’historien d’entrer dans des jugements de
valeur où les termes d’hétérodoxie, de déclin, de décadence s’opposeraient à un âge d’or,
soit (au choix) celui de la norme supposée des débuts de l’islam, soit celui du soufisme

43.  A.T. Karamustafa, « Origins of Anatolian Sufism », dans A.Y. Ocak (éd.), op. cit., p. 67-95 ; F. Ambrosio, Ismâˁîl
Rûsûhî Ankaravî Dede, op. cit.
44.  A. Hourani, Arabic Thought in the Liberal Age, 1798-1939, Oxford University Press, 1962 ; T. al-Tawîl, Al-Shaˁrânî
imâm al-tasawwuf f î �asrihi, Le Caire, 1945 ; Al-Tasawwuf f î Misr ibbâna al-ˁasr al-ˁuthmânî, Le Caire, 1946.
45.  C. Mayeur-Jaouen, « Le cheikh scrupuleux et l’émir généreux à travers les Akhlâq matbûliyya de Shaˁrânî »,
dans R. Chih et D. Gril (éd.), Le saint et son milieu ou comment lire les sources hagiographiques, Ifao, Le Caire,
2000, p. 83-115.
46.  Notons que le terme « derviches » (darâwîsh) est un terme péjoratif en arabe, laudatif en persan.
47.  A.J. Arberry consacre son dernier chapitre au « déclin du soufisme » qui commencerait après le xiiie siècle de
l’ère chrétienne dans Le Soufisme. Introduction à la mystique de l’Islam, Éditions des Cahiers du Sud, 1952, p. 139‑157 ;
F. Meier, « Soufisme et déclin culturel » dans G. von Grunebaum (éd.), Classicisme et déclin culturel dans l’histoire
de l’Islam (Actes du Symposium international d’Histoire de la civilisation Musulmane, 1956, Bordeaux), 1957,
p. 217-245.
Introduction 11

classique médiéval, soit encore celui du classicisme ottoman du xvie siècle. Quant à « l’âge
confrérique » dont il est question (l’expression est de John Spencer Trimingham) 48, il faudrait
encore savoir, on le verra, ce qu’est au juste une confrérie soufie à l’époque ottomane –
comme d’ailleurs à n’importe quelle époque 49 – un sujet qui est resté surtout abordé sous
l’angle de l’institution, de la typologie et de la nomenclature.
Quelques convictions : le soufisme confrérique n’est pas en soi inférieur ou abâtardi
par rapport à un âge d’or mythifié, celui de l’âge classique. À l’époque ottomane comme
aux époques précédentes, il n’y a pas de High Culture associée aux élites urbaines qui se
différencierait intrinsèquement d’une Popular Culture associée au soufisme de masse, celui
des campagnes en particulier 50. Tout au long de l’époque ottomane, il n’est pas d’islam
populaire absolument distinct d’un islam de la Loi, pas de soufis définitivement différents
des ulémas, pas de soufisme nécessairement opposé à la Loi, pas non plus d’authenticité
préislamique qui s’abriterait sous un vernis soufi : ce sera au contraire une des caractéristiques
du soufisme égyptien à l’époque ottomane, comme à la fin de l’époque mamelouke d’ailleurs,
que de manifester son attachement à la sharî ˁa – quitte à l’interpréter libéralement. Plus les
soufis de l’époque ottomane s’intéressent à Ibn ˁArabî (m. 1240) dont l’héritage multiple
et diversement interprété marque profondément le soufisme ottoman de son empreinte,
plus ils insistent sur ces liens intimes entre Loi et Voie. Nul hasard si le soufisme ottoman
s’intéresse aussi, de plus en plus, à Ghazâlî (m. 1111), dont l’Ihyâ’ ˁulûm al-dîn est relu et
commenté, par exemple par Murtadâ al-Zabîdî 51. Tout l’héritage classique est alors revisité.
Ces remarques rejoignent les impressions de Haïm Gerber à propos de la Loi islamique à
l’époque ottomane : loin d’être marginaux dans l’histoire culturelle islamique, « les siècles
ottomans ont vu un approfondissement considérable et une conscience accrue de la sharî�a
et de l’enseignement islamique. » 52

Tout ceci ne signifie pas, naturellement, qu’il n’y ait pas d’expression culturelle propre
à chaque milieu social, ou qu’il n’existe pas, effectivement, un « soufisme populaire », et
sans doute plusieurs. Mais encore faudrait-il s’entendre sur celui-ci et sur la place qu’il
occupe dans les autres milieux sociaux. Le riche et lettré cheikh Shaˁrânî fut le disciple
admiratif d’un cheikh illettré, l’humble ˁAlî al-Khawwâs (m. 1532). Le saint égyptien Ba-
dawî (m. 1276), notoirement un ravi en Dieu (majdhûb) devenu le héros des campagnes,

48.  J.S. Trimingham, The Sufi Orders in Islam, Oxford University Press, New York-Oxford, 1998 (première édition
en 1971).
49.  R. Chih, « What is a Sufi Order ? Revisiting the Concept Through a Case Study of the Khalwatiyya in
Contemporary Egypt », dans M.V. Bruinessen et J. Howell (éd.), Sufism and the Modern in Islam, Londres, Tauris,
2007.
50.  Mise au point par Michel Chodkiewicz dans son introduction, Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans
la doctrine d’Ibn Arabî, Gallimard, Paris, 1986.
51.  S. Reichmuth, « Murtadâ al-Zabîdî and his Role in 18th Century », dans ce recueil.
52.  H. Gerber, Islamic Law and Culture 1600-1840, Brill, Leyde, 1999, p. 15.
12 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

est un saint pour tous et vénéré par tous à l’époque ottomane, réputé servir de modèle
au cheikh al-Hifnî (m. 1767), réformateur de la Khalwatiyya au xviiie siècle. De même
que les fêtes patronales (mawâlid  ) célébrées en l’honneur de Badawî à Tantâ voient se
côtoyer filles de joie, marchands d’esclaves, soufis ruraux venus en masse, ulémas soufis
d’al-Azhar et grands lettrés cosmopolites comme Murtadâ al-Zabîdî pour lesquels le
mawlid de Badawî est aussi une occasion de retrouvailles. C’est d’ailleurs bien cette
« caution bourgeoise » que le fondateur du wahhabisme Muhammad Ibn ˁAbd al-Wahhâb
(m. 1792) reprochera amèrement aux ulémas de son temps, en évoquant, entre autres, ce
culte de Badawî 53.
Le discours des élites ne doit pas être le seul critère d’appréciation de la culture soufie
ottomane en Égypte : quand l’historien Jabartî (m. 1825) s’offusque du soufisme de bas étage
des bandes urbaines, à la fin du xviiie siècle, il ne s’en rend pas moins aux fêtes patronales
dont il déplore la vulgarité, certes, mais justement en témoin oculaire. La culture des élites
elle-même n’a rien de monolithique et regroupe plutôt un ensemble de sous-cultures, comme
le montre Suraiya Faroqhi, qui varie selon la catégorie sociale, la ville, la région 54. Quant à
la culture populaire, elle aussi tributaire des cultures régionales, elle existe surtout comme
culture partagée par tous, alors même qu’on en déplore les formes ou que l’on rejette tel
ou tel de ses acteurs, à moins que l’on ne préfère, attitude la plus fréquente, passer sous
silence ses manifestations. Les attaques les plus vives et les plus radicales qui seront portées
à l’époque ottomane contre le soufisme, ses confréries et ses pratiques n’émaneront pas de
l’élite cultivée, mais au contraire de petits ulémas provinciaux de second ordre frondant
contre un ordre établi centralisé à Istanbul : les prédicateurs qâdîzâdelis du xviie siècle s’en
prenaient à l’establishment religieux khalwatî et mevlevî associé au pouvoir ottoman aussi
bien qu’au culte des saints et à la pratique du concert spirituel samâʿ que ces Khalwatîs et
Mevlevîs pratiquaient 55. On retrouve ces ambiguïtés lors des attaques émanant des wahha-
bites du Najd, au cœur de la péninsule Arabique, dans la deuxième moitié du xviiie siècle :
ce n’est pas une élite religieuse et sociale qui condamne alors le culte des saints, mais des
petits ulémas de rang inférieur auxquels s’opposent les ulémas de La Mecque dès les an-
nées 1740. Parmi ces défenseurs du soufisme, un Égyptien azharien installé à La Mecque,
le cheikh al-Tandatâ’î 56. Les débats de l’époque ottomane auront eu lieu entre ulémas, et
davantage encore entre des soufis qui sont aussi souvent des ulémas, mais certainement
pas entre ulémas d’une part et soufis de l’autre.

53.  E. Peskes, Muhammad b. ˁAbd al-Wahhâb (1703-1792) im Widerstreit, Untersuchungen zur Rekonstruktion der
Frühgeschichter der Wahhâbîya, Beiruter Texte und Studien, 156, Beyrouth, et Klaus Steiner Verlag, Stuttgart, 1993,
note 54, p. 25.
54.  S. Faroqhi, Subjects of the Sultan. Culture and Daily Life in the Ottoman Empire, Tauris, Londres 1995,
introduction.
55.  M. Zilfi, The Politics of Piety. The Ottoman Ulema in the Postclassical Age (1600-1800), Minneapolis, 1988.
56.  Cf. S. Traboulsi, « An Early Refutation of Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb’s Reformist Views », Die Welt des
Islams 42, 3, p. 373-415 et E. Peskes, op. cit.
Introduction 13

Le refus du paradigme du « déclin » qui caractériserait l’époque ottomane n’est pas


propre aux spécialistes du soufisme qui ont participé à ce volume. L’historiographie
ottomaniste, d’une façon générale, a changé de perspective depuis déjà longtemps : les
travaux de nombreux chercheurs ont montré que l’Empire n’est pas en décadence continue
malgré les importants reculs territoriaux, qu’il a connu plutôt des séries de crises comme
des périodes de prospérité, selon les moments et selon les régions de l’Empire. Ce sont
notamment les chercheurs travaillant sur l’histoire politique et économique qui ont mis
en cause ce paradigme 57. L’Empire ottoman n’a pas davantage connu un déclin culturel et
intellectuel uniforme, et peut-être bien aucun déclin culturel, mais une période nouvelle,
plus créative qu’on ne l’a longtemps pensé. Pour s’en tenir à l’Égypte, l’ouvrage récent de
Nelly Hanna inspiré par les spécialistes de l’histoire économique a insisté pour proposer
une nouvelle approche de l’histoire culturelle de l’Égypte, où des périodes de prospérité,
comme celle des décennies 1690-1760, ont pu entraîner une floraison intellectuelle et
culturelle 58.

Le point sur le « néo-soufisme »


À quoi correspondrait au juste cette période de floraison intellectuelle et culturelle du
xviiie siècle ? S’agirait-il de ce fameux « néo-soufisme » qui a fait couler tant d’encre durant
les vingt ou trente dernières années ? Par l’expression de « néo-soufisme », créée par Fazlur
Rahman dans les années 1960 59, les spécialistes de l’islam avaient voulu attirer l’attention
sur le dynamisme de confréries soufies nouvelles (Tijâniyya) ou sur les branches ­nouvelles
de confréries anciennes (Qâdiriyya, Khalwatiyya, Naqshbandiyya), qui semblent caracté-
riser la fin du xviiie siècle et le début du xixe siècle. Ils voulaient souligner leur éventuelle
politisation qui annoncerait les djihâds du xixe siècle ou encore le renouveau que représen-
teraient les débuts du mouvement fondamentaliste wahhabite et l’essor de ces confréries
conquérantes du début du xixe siècle qui, en Afrique notamment, allaient conduire à
l’islamisation puritaine de régions entières. Quelles étaient les racines de ces nouvelles confré-
ries que J.S. Trimingham qualifie d’ordres soufis réformateurs, d’où venaient leurs idées ?
John Voll a insisté, on l’a dit, sur les réseaux d’ulémas réunis à Médine et lors du hajj 60 :

57.  Aspects généraux dans C. Kafadar, « The Question of Ottoman Decline », Harvard Middle Eastern and Islamic
Review 4, 1997-1998. Sur la remise en cause de ce modèle pour l’Égypte, cf., entre autres A. Raymond, Artisans et
commercants au Caire au xviiie siècle, Damas, 1973 ; K. Cuno, The Pasha’s Peasants, Cambridge, 1992 ; S. Faroqhi,
Subjects of the Sultan. Culture and Daily Life in the Ottoman Empire, Tauris, Londres, 1995 ; N. Michel dans son
introduction à M. Afifi, R. Chih et alii (éds), Sociétés rurales ottomanes, Ifao, Le Caire, 2005.
58.  N. Hanna, In Praise of Books, A Cultural History of Cairo’s Middle Class, Sixteenth to the Eighteenth Century,
Syracuse University Press, Syracuse, New York, 2003.
59.  F. Rahman, Islam, Chicago, 1966, 2e éd. 1979.
60.  J. Voll, « Muhammad Hayyâ al-Sindî and Muhammad ˁAbd al-Wahhâb », op. cit. ; « ˁAbdallah b. Salîm al-Basrî
and 18th Century Hadith Scholarship », op. cit.
14 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

ce sont les professeurs de hadîth enseignant à La Mecque et Médine aux xviie et xviiie
siècles qui auraient été à l’origine du renouveau néo-soufi, comme d’ailleurs du wahha­
bisme 61.

Qu’est-ce que le « néo-soufisme » ?


Les caractéristiques du néo-soufisme vu par ses tenants sont la renaissance de l’étude du
hadîth, l’opposition au culte des saints, les relations complexes avec le modèle hagiologi-
que et mystique d’Ibn ˁArabî, l’adhésion exclusive à une seule confrérie, et le changement
d’objectif de la quête mystique elle-même qui s’éloigne du but de l’union avec Dieu pour
viser une identification plus étroite avec Muhammad : ce serait l’essor de la fameuse Voie
muhammadienne (tarîqa muhammadiyya) qui conduit à l’abandon des rites juridiques.
En se fondant partiellement sur ces caractéristiques prêtées au néo-soufisme, Reinhard
Schulze a proposé l’idée d’une Aufklärung islamique autochtone qui serait apparue au
xviiie siècle 62. Le débat historiographique a alors pris une importance particulière dans le
monde scientifique germanophone 63.

En 1993, un article célèbre de Sean O’Fahey et Bernd Radtke, Neo-Sufism Reconsidered,


a vigoureusement contré l’idée même qu’il ait existé un néo-soufisme en démontant ces
différents points 64 : il n’y a pas de preuve certaine que le xviiie siècle ait représenté un tel
renouveau de l’étude du hadîth ; le goût pour le hadîth et sa transmission aurait même
été représenté du xve au xviie siècle davantage qu’au xviiie siècle ; quant aux réseaux or-
ganisés – sinon à visée politique – que représenteraient les confréries soufies, ils sont sans
doute excessivement mis en valeur par les dictionnaires biographiques qui ne doivent pas

61.  Pour des tentatives de synthèses autour du néo-soufisme et du renouveau islamique du xviiie siècle, déjà un peu
datées, cf. N. Levtzion et J. Voll, (éd.), op. cit. ; R. Peters, « Erneuerungsbewegungen im 18. Jahrhundert und in der
ersten Hälfte des 19. Jahrhunderts », dans W. Ende et U. Steinbach (éd.), Der Islam in der Gegenwart, 4e éd., Verlag
C.H. Beck, Münich, 1996 (1re éd. 1984), p. 90-103 ; et M. Gaborieau et N. Grandin, « Le renouveau confrérique (fin
xviiie siècle-xixe siècle », dans A. Popovic et G. Veinstein (éd.), Les Voies d’Allah, Fayard, Paris 1996, p. 68-83.
62.  R. Schulze, « Das islamische achtzehnte Jahrhundert : Versuch einer historiographischen Kritik », Die Welt des
Islams, 30, 1990, p. 140-159 et id., « Was ist die islamische Aufklärung ? » Die Welt des Islams, 36, 3, 1996, p. 276-325.
Pour Reinhard Schulze, dans son article de 1990, les quatre concepts qui permettent l’Aufklärung sont la corrélation
entre une mystique moniste et la rationalité, le passage du théocentrisme à une dimension anthropocentrique, le
désir de la nouveauté et l’émancipation d’une bourgeoisie. Concepts critiqués par R. Peters dans Die Welt des Islams
30, 1990, p. 160-162. En 1996, Reinhard Schulze met plutôt l’accent sur piétisme, mystique et empirisme rationaliste.
63.  Mentionnons R. Peters, « Reinhard Schulze’s Quest for an Islamic Enlightenment », Die Welt des Islams 30, 1990,
p. 160-162 et les nombreux articles de Bernd Radtke sur le néo-soufisme et l’Aufklärung islamique, cf. B. Radtke,
« Erleuchtung und Aufklärung. Islamische Mystik und europäischer Rationalismus », Die Welt des Islams, 34/1,
1994, p. 48-66 ; « Ijtihâd and Neo-Sufism », Asiatische Studien, 48, 1994, p. 909-921 et « Sufism in the 18 Century :
an attempt at a provisional appraisal », Die Welt des Islams, 36, 1996, p. 326-364.
64.  R.S. O’Fahey et B. Radtke, « Neo-Sufism Reconsidered », in Der Islam, 70, 1993, 52-87.
Introduction 15

être notre seule source. Ces nouvelles confréries, enfin, ne sont pas forcément activistes
ou politiques, comme la Naqshbandiyya habituellement citée comme l’exemple même de
ce type de confrérie : Alexandre Papas montre d’ailleurs bien que la variante Mujaddidî
habituellement scrutée par les observateurs et les spécialistes n’en est pas la seule et ultime
potentialité 65.

Figures du renouveau soufi ?


De même, les ulémas que l’on cite volontiers comme les figures du renouveau soufi
restaient à examiner attentivement. C’est ce qui a été fait ces dix dernières années avec
des monographies sur les Syriens Mustafâ al-Bakrî 66 et ˁAbd al-Ghanî al-Nâbulusî 67, les
Indiens ˁAbd al-Haqq al-Dihlawî (m. 1642) 68 et Ahmad Sirhindî (m. 1624) 69, ou encore
le Marocain Ahmad ibn Idrîs (m. 1837) 70. Reprenons quelques figures : si Mustafâ al-Bakrî
est certes considéré comme un rénovateur (mujaddid  ) du soufisme, voire de l’islam, c’est
d’une part un topos auquel il ne faut peut-être pas prêter une attention excessive, et la
plupart de ses contemporains, d’autre part, ne le présentaient pas comme tel 71. Ibn Idrîs
n’est pas non plus un suppôt du wahhabisme puisqu’il ne condamne ni le culte des saints,
ce qui voudrait dire éliminer le monde de l’intercession, ni le samâˁ ; l’étude minutieuse de
ses écrits montre au contraire leur profonde imprégnation par la doctrine et le vocabulaire
akbariens 72. ˁAbd al-Haqq al-Dihlawî dont l’historiographie indienne contemporaine a
fait un pionnier du réformisme musulman est en fait essentiellement un soufi dont les
séjours au Gujarat puis aux Lieux saints ont eu une influence déterminante dans son
itinéraire spirituel et dans la formation de sa pensée. Le cheikh Sirhindî, considéré, lui
aussi, comme mujaddid et se présentant comme tel, n’est pas pour autant le père fonda-
teur du réformisme musulman auquel s’opposerait un Nâbulusî présenté habituellement
par l’historiographie tantôt comme un tenant du soufisme, tantôt comme un champion

65.  A. Papas, « Refonder plutôt que réformer : la Naqshbandiyya non-mujaddidî dans le monde turc (xvie-xviiie siècles) »,
dans ce recueil ; cf. également D. Le Gall, A Culture of Sufism. Naqshbandis in the Ottoman World, 1450-1700, Suny
Press, Albany, 2005.
66.  R. Elger, Mustafâ al-Bakrî, op. cit.
67.  B. von Schlegell, Sufism in the Ottoman Arab World. Shaykh ˁAbd al-Ghanî al-Nâbulusî (d. 1143/1731), Ph. D.
University of California, Berkeley, 1997.
68.  S. Kugle, « ˁAbd al-Haqq al-Dihlawî, An Accidental Revivalist : Knowledge and Power in the Passage from
Delhi to Makka », Journal of Islamic Studies, vol. 19, 2, 2008, p. 196-247.
69.  S. Pagani, Il rinnovamento mistico dell’Islam. Un commento di ˁAbd al-Ghanî al-Nâbulusî a Ahmad Sirhindî,
Istituto Universitario Orientale, Dissertationes III, Naples, 2003.
70.  S. O’Fahey, Enigmatic Saint. Ahmad ibn Idris and the Idrisi Tradition, Londres, 1990 et B. Radtke, J. O’Kane,
K. Vikor et S. O’Fahey, The Exoteric Ahmad Ibn Idris. A Sufi’s Critique of the Madhâhib and the Wahhâbîs, Brill,
Leyde, 1999.
71.  R. Elger, Mustafâ al-Bakrî, op. cit.
72.  B. Radtke, J. O’Kane, K. Vikor et S. O’Fahey, The Exoteric Ahmad Ibn Idris, op. cit., p. 38, 193.
16 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

de l’Enlightenment islamique 73. Samuela Pagani qui a mis en perspective la lecture de


Sirhindî par Nâbulusî y insiste 74 : il faut veiller à ne pas identifier tajdîd (renouveau) et
islâh (réformisme) comme l’ont fait le réformisme musulman moderne et l’orientalisme
du xixe siècle qui définissent le tajdîd comme une restauration traditionaliste cantonnée à
la purification des innovations post-prophétiques (bidaˁ  ). En réalité, la plus grande variété
des courants a prévalu et continué à prévaloir dans le soufisme ottoman. Le tajdîd formulé
par les élites religieuses de l’Empire ottoman n’a rien à voir avec le paradigme fondamenta-
liste de la fin du xixe siècle ou de l’entre-deux-guerres. Il y a en fait discontinuité entre le
tajdîd de la culture islamique médiévale – notamment soufie – qui se poursuit à l’époque
ottomane et le réformisme moderne – fût-il d’origine soufie 75. Dans ce domaine comme
dans tant d’autres, il faut sans doute faire son deuil de la fascination des origines, en l’oc-
currence celles du réformisme musulman. Il convient de ne pas commettre d’anachronisme
en projetant sur le xviiie siècle des réalités du xixe siècle dont on s’obstinerait à trou-
ver les racines et les prémisses. La vision habituellement consacrée de l’histoire des
confréries soufies met enfin trop l’accent sur des institutions dont l’existence même est
discutable au lieu de s’attacher à « l’histoire religieuse comme telle, c’est-à-dire le temps,
le rythme de telle pratique, de telle controverse, de tel héritage ou de tel oubli, de telles
formes de piété ou de dévotion, bref de ce qui fait la vie des mystiques dans l’his­
toire » 76.

L’article vengeur de S. O’Fahey et de B. Radtke – parfois injuste – ne mettait toutefois


pas un point final à une polémique sur laquelle des articles plus mesurés – ceux d’Albrecht
Hofheinz et de G. Hagen et T. Seidensticker – ont apporté une lumière synthétique, en
montrant les apports historiographiques véritables du débat 77. À force de se pencher sur

73.  Cf. le titre révélateur du livre récent de S. Akkach, ˁAbd al-Ghanî al-Nâbulusî, Islam and Enlightenment, One
World, Makers of the Muslim World, 2007.
74.  S. Pagani, Il rinnovamento, p. 95.
75.  E. Landau, « The Cyclical Reform : A Study of the Mujaddid Tradition », Studia islamica, 1989, p. 69-70,
p. 79-117 et H. Lazarus-Yafeh, « Tajdîd al-Dîn : A Reconsideration of its Meaning, Roots and Influence in Islam »,
dans W. Brinner and S. Ricks (éd.), Studies in Islamic and Judaic Tradition, Institute of Islamic and Judaic Studies,
Denver University, Scholars Press, Atlanta, 1986, p. 99-108.
76.  A. Papas, « Refonder plutôt que réformer : la Naqshbandiyya non-mujaddidî dans le monde turc (xvie‑xviiie siècles).
Lecture de trois textes naqshbandî kâsânî », dans ce recueil.
77.  Les critiques de B. Radtke, exprimées dans plusieurs articles avec une violence croissante, sont allées jusqu’à
une destruction en règle – essentiellement par des arguments philologiques d’ailleurs convaincants – des hypothèses
de R. Schulze dans Autochtone islamische Aufklärung im 18. Jahrhundert : theoretische und filologische Bemerkungen,
M.Th. Housma Sitchting, Utrecht, 2000. On préférera réfléchir plus paisiblement à la lecture d’Albrecht Hofheinz,
« Illumination and Enlightenment Revisited, or Pietism and the Roots of Islamic Modernity », Université de Bergen,
1996, 19 pages, disponible sur le site internet d’Albrecht Hofheinz (folk.uio.no/albrech). Gottfried Hagen et Tilman
Seidensticker, « Reinhard Schulzes Hypothese einer islamischen Aufklärung. Kritik einer historiographischen
Kritik », Zeitschrift der Deutschen morgenländischen Gesellschaft, 148, 1998, p. 83-110.
Introduction 17

les Lumières du xviiie siècle, les chercheurs ont fini par mettre en lumière… le xviie siècle,
comme l’avait déjà pressenti Rudolf  Peters. Pour Khaled El-Rouayheb, par exemple, c’est
bien au xviie siècle que se produit une floraison intellectuelle dans le centre du monde
arabe, floraison favorisée par l’arrivée d’immigrés maghrébins et iraniens 78. Bernd Radtke
lui-même souligne qu’une étape nouvelle de l’histoire du soufisme se serait dessinée à la fin
du xviie siècle et au début du xviiie siècle autour du maître soufi marocain ˁAbd al-ˁAzîz
Al‑Dabbâgh (m. 1719) qui avait déjà préconisé un rejet des écoles juridiques (madhhab) et
l’idée d’un accès personnel à Dieu et dont la pensée fut popularisée par son disciple Ahmad
b. Mubârak al-Lamâtî (m. 1742) 79. On retrouve l’importance du Maroc, déjà signalée : Sean
O’Fahey comme Vincent Cornell rappellent à juste titre l’importance séminale des soufis
marocains du xve siècle pour la genèse de certaines caractéristiques du « néo-soufisme », si
tant est que celui-ci ait existé comme mouvement organisé, ce qui reste très discutable 80.
Azyumardi Azra souligne à son tour l’importance du xviie siècle pour l’Asie qui traduit
et relaie, notamment en malais, la pensée des maîtres égyptiens d’époque mamelouke et
ottomane 81.

Les raisons d’une hypothèse


Restons donc prudents avant de parler de « néo-soufisme », et abandonnons la formule
s’il le faut, si pédagogique soit-elle : il faut pourtant comprendre que quelque chose s’est
effectivement passé dans l’histoire du soufisme – puisque le soufisme, comme toute œuvre
humaine, a une histoire. Il faut rappeler également les raisons de ces fécondes hypothèses
de travail qu’ont pu être le « néo-soufisme », d’une part, et « l’Aufklärung islamique » d’autre
part : pour les tenants de ces hypothèses, il s’agissait de recourir à une world history pour
montrer que les Lumières proprement islamiques ont pu avoir leurs racines propres qui
ne dépendaient pas de la seule réaction à l’influence européenne. Il s’agissait en réalité de
s’inscrire dans des postcolonial studies aventureuses et audacieuses, malheureusement au
détriment de la philologie et de l’étude approfondie des textes, sans doute aussi au prix
de généralisations hâtives qui ne disqualifient pas nécessairement toutes les intuitions
proposées. Rappelons qu’avant R. Schulze, Peter Gran en 1979 avait déjà secoué le monde

78.  K. El-Rouayheb, « Opening the Gate of Verification », op. cit.


79.  Ahmad al-Lamâtî, Al-Ibrîz min kalâm sayyidî ˁAbd al-ˁAzîz, éd. Muhammad ˁAdnân al-Shammâˁ, Damas,
1984-1986, 2 vol. Sur tout ce courant, cf. B. Radtke, « Sufism in the Eighteenth Century : An Attempt at a Critical
Appraisal », in Die Welt des Islams, 36, 1996, p. 326-364.
80.  Mais la tradition maghrébine de la Voie muhammadienne a peu à voir avec le « néo-soufisme » tel que le définit
la littérature académique, cf. S. O’Fahey, « Pietism, Fundamentalism and Mysticism », in Fests Krift til Historisk
Institutts, 40. ars Jubileum, Bergen, 151, 1997, p. 151-166 ; V. Cornell, Realm of the Saint : Power and Authority in
Moroccan Sufism, University of Texas Press, Austin, 1998, p. 225-227.
81.  A. Azra, The Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, op. cit. C’est aussi ce que montre l’article de Paul
Wormser dans ce recueil.
18 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

orientaliste avec son Islamic Roots of Capitalism où il exprimait l’idée d’une renaissance
culturelle au milieu du xviiie siècle en Égypte, renaissance portée par une bourgeoisie
« capitaliste » éclairée 82.

Délicate affaire d’équilibre, exploration de textes et d’auteurs encore mal connus :


le début des années 1980 fut l’époque où Albert Hourani, en rééditant son ouvrage de
référence sur la pensée arabe « moderne » au xixe siècle, reconnaissait dans une nouvelle
préface avoir méconnu les facettes les plus traditionnelles des auteurs sur lesquels il s’était
penché, et forcé à l’excès les aspects novateurs ou modernisateurs de pensées à tant d’égard
tributaires du passé et qui n’entendaient pas, en général, rompre avec la tradition 83. Au
même moment, un Gilbert Delanoue retraçait ainsi son itinéraire intellectuel : parti pour
étudier les hommes des réformes égyptiennes du xixe siècle – des modernes, pensait-il –
il découvrit essentiellement des soufis épris du Prophète et des formes traditionnelles de
la Loi 84.

Ces débats enflammés sur renouveau, renaissance et réforme auront contribué à un


développement sans précédent des études sur cette période, mais semblent trop souvent
conduire à une impasse où les positions des uns et des autres sont caricaturées. Il faut en
revenir au métier d’historien : l’analyse patiente des textes, la mise en contexte des sources
et de leur production et l’humble aveu que l’historiographie du soufisme ottoman ne fait
sans doute que commencer. Le soufisme à l’époque ottomane, c’est toujours le soufisme,
soit, mais dans un contexte qui, incontestablement, a changé, avant un xixe siècle, lui-même
multiforme et complexe, et dont les siècles ottomans ne sont pas l’inévitable préfiguration.
Les xviie et xviiie siècles constituent incontestablement un tournant, voire des temps
difficiles ou « des moments particulièrement critiques pour les soufis dans l’Empire » 85: la
crise des Qâdîzâdelis au xviie siècle, sans précédent, révèle l’importance inédite du rôle de
l’État et son implication dans les affaires religieuses, entraînant, semble-t-il, la césure entre
madrasas et tekkiyyas dans le centre de l’Empire, en Anatolie notamment. À la différence
de la Syrie, l’Égypte adoptait une position singulière en restant relativement à l’écart de
cette crise. Même les événements de 1711 qui virent les idées des Qâdîzâdelis se manifester

82.  P. Gran, Islamic Roots of Capitalism, Austin, 1979. À propos de Mustafâ al-Bakrî dont P. Gran fait le champion
des Lumières islamiques, Ralf Elger montre les incompréhensions philologiques sur lesquelles reposent de telles
assertions, cf. R. Elger, Mustafâ al-Bakrî. Zur Selbstdarstellung eines syrischen Gelehrten, Sufis und Dichters des 18.
Jahrhunderts, op. cit., p. 76.
83.  A. Hourani, Arabic Thought in the Liberal Age, 1re éd., Oxford, 1962, préface à l’édition de 1983, Cambridge
University Press, 1991, p. viii-ix.
84.  G. Delanoue, Moralistes et politiques musulmans dans l’Égypte du xixe siècle (1798-1882), op. cit., p. xi-xii.
85.  S. Pagani, « Défendre le soufisme par des temps difficiles : ˁAbd al-Ghanî al-Nâbulusî, polémiste anti-puritain »,
dans ce recueil.
Introduction 19

au Caire restèrent essentiellement une crise turco-turque 86. L’indépendance des ulémas


égyptiens vis-à-vis de l’État ottoman leur permettait d’assumer un soufisme triomphant.
Et c’est à la fois comme ulémas et comme soufis qu’ils jouissaient du monopole sur l’ins-
truction en Égypte.

Culture orale et culture écrite


la place du soufisme
Il semble que l’alphabétisation de l’Égypte ait progressé à l’époque ottomane : on ne
peut que constater l’augmentation du nombre d’écoles coraniques (kuttâbs), surtout au
xviiie siècle 87, l’augmentation du nombre de zâwiyas qui étaient aussi, le plus souvent, des
lieux d’enseignement 88, le maintien du rôle de villes de province comme Jirjâ et Banî ˁAdî
en Haute Égypte, célèbres pour leurs ulémas, de même qu’Ibyâr ou Tantâ dans le Delta. On
sait par ailleurs que, dès les générations nées vers 1870, un Égyptien sur cinq (soit 20% de
la population masculine) savait lire et écrire : or le tracé des courbes du processus d’alpha-
bétisation incite à penser que cette proportion existait « probablement depuis longtemps
déjà » 89, peut-être bien depuis l’époque ottomane 90.

Une diffusion nouvelle de l’écrit


Ces progrès de l’instruction à l’époque ottomane ne sont pas propres à la seule ­Égypte :
les travaux récemment menés sur d’autres provinces de l’Empire ont conduit à des
­conclusions convergentes. Les marchands chrétiens prospères des provinces balkaniques
avaient déjà commencé à financer écoles et bibliothèques dans leurs régions respectives :
cet essor de l’alphabétisation entraîna un goût pour les livres imprimés, importés à une
époque où l’Empire ignorait encore largement l’imprimerie. L’ouvrage collectif Livres et

86.  R. Peters, « The Battered Dervishes of Bab Zuwayla. A Religious Riot in Eighteenth Century Cairo », dans N. Levtzion
et J. Voll (eds), Eighteenth Century Revival and Reform in Islam, op. cit., p. 93-115 et B. Flemming, « Die vorwahhabitishe
Fitna im osmanischen Kairo 1711 », in Ismail Hakkı, Uzunçaş ılı’ ya Armaǧan, Ankara, Türk Tarih Kumuru, 1976, p. 55-65.
87.  N. Hanna, In Praise of Books, A Cultural History of Cairo’s Middle Class, Sixteenth to the Eighteenth Century,
Syracuse University Press, Syracuse, N. Y., 2003.
88.  T. Al-Morsy, Les zâwiyas au Caire des origines à la fin du xviii e siècle, thèse université Aix-Marseille I, 2008, n. p.
89.  P. Fargues, « Note sur la diffusion de l’instruction scolaire d’après les recensements égyptiens », Égypte-Monde
arabe 18-19, 2e et 3e trim. 1994, p. 120.
90.  Quant aux femmes, malgré l’absence de données sur l’instruction féminine dans le monde ottoman de l’époque,
on constate, comme à l’époque médiévale, l’existence de femmes alphabétisées, voire lettrées, notamment chez
les soufis : en Égypte, Shaˁrânî souligne la piété de ses femmes et son propre rôle dans leur instruction religieuse
poussée, dans ses Latâ’if al-Minan. Au Kurdistan, la mère, la grand-mère et la tante de Tâhâ al-Kurdî, un auteur
pourtant d’origine rurale ont pu lui donner une instruction suffisante jusqu’à l’âge de dix ans, cf. K. Barbir, « The
Formation of an Eighteenth Century Sufi, Tahâ al-Kurdî, 1723-1800 », op. cit.
20 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

lecture dans l’Empire ottoman dirigé par Frédéric Hitzel comme les travaux de Bernard
Heyberger sur les Églises catholiques orientales du Bilâd al-Shâm montrent le rôle pion-
nier des chrétiens du Proche-Orient dans ces domaines : Arméniens, Arabes melkites et
maronites étaient au contact de l’Europe et de ses imprimés, et même de ses images, aux
xviie et xviiie siècles 91.

Comment imaginer, quelles que soient les raisons religieuses et culturelles spécifiques
qui ont pu pousser certaines communautés non-musulmanes à miser sur l’instruction et
la lecture, que leurs voisins musulmans n’aient pas également participé à cet engouement
des xviie-xviiie siècles pour le livre et la scolarisation ? On constate le nombre important de
manuscrits de certaines œuvres à l’époque ottomane, donc leur vaste diffusion à l’échelle de
l’Empire ; on constate aussi l’abondance de copies ottomanes de textes médiévaux, abon-
dance qui n’est pas seulement due à la destruction inévitable par le temps des manuscrits
anciens qu’il faut remplacer ; on constate enfin la constitution de bibliothèques de manus-
crits, parfois chez des particuliers, mais souvent dans les zâwiyas ou les mosquées, parfois
avec des systèmes de prêts. Même dans des petits bourgs d’Anatolie, les bibliothèques des
tekkes de derviches permettaient aux jeunes soufis de la région d’accéder à une culture
écrite 92. La redécouverte des œuvres du patrimoine classique (le turâth) par l’imprimerie
et les réformistes arabes de la fin du xixe siècle aura donc été précédée par un important
effort de préservation, de copie et de diffusion des textes anciens.

À l’attrait de la connaissance s’ajoutent sans doute des facteurs techniques. Si l’Empire


ottoman ne bénéficie pas directement de cette découverte technique majeure qu’est l’im-
primerie 93, le papier à moindre coût lui est toutefois accessible, grâce aux liens de l’Empire
avec Venise et plus généralement l’Italie 94. L’Égypte notamment va en tirer profit, en pro-
duisant de nombreux manuscrits, à commencer par ceux du Coran. Les Égyptiens adoptent
la lecture ottomane du Coran, celle de Hafs, alors que l’époque mamelouke pratiquait
d’autres lectures, comme celle de Warsh. Les modèles de calligraphie adoptés en Égypte
sont également des modèles ottomans, malgré l’hommage scrupuleusement rendu à l’école
de calligraphie mamelouke. Au reste, les calligraphes mentionnés par Jabartî dans ses obi-
tuaires sont bien des Turcs installés en Égypte : ce sont aussi des soufis dont la formation
est calquée sur celle des soufis, avec leur silsila, leur ijâza, leur relation de maître à disciple.
Il reste que bien des copistes égyptiens, formés plus ou moins sur le tas, s’affranchissent de

91.  F. Hitzel (éd.), Livres et lecture dans l’Empire ottoman, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée,
nos 87-88, 1999, et B. Heyberger, Les chrétiens du Proche-Orient au temps de la Réforme catholique, École francaise
de Rome, 1994.
92.  S. Faroqhi, Subjects of the Sultan, op. cit., p. 163-164.
93.  R. Schulze, « The Birth of Tradition and Modernity in 18th and 19th Century Islamic Culture – The Case of
Printing », Culture and History, 16, 1997, p. 29-71.
94.  N. Hanna, In Praise of Books, op. cit., p. 16-17, 86-88, 176.
Introduction 21

cette formation pour produire des ouvrages considérés comme de moindre qualité, mais
également moins coûteux et accessibles à un plus large public.
Indice convergent qui tend à confirmer cet essor de l’instruction masculine : la culture
du commentaire tant décriée par les tenants du classicisme culturel musulman qui y voient
un sûr indice de l’absence de renouvellement de la pensée d’une part et du culte de la glose
stérile d’autre part 95 pourrait bien être finalement l’expression d’une réelle demande de
vulgarisation de la part d’un public plus large qui, sans se consacrer pleinement à la science
religieuse (ˁilm ) et aux belles-lettres (adab ), a désormais les moyens de s’y intéresser. Les
commentaires (sharh ), les gloses (hâshiya ) et autres résumés, les passages mnémotechni-
ques de la prose aux vers – et l’inverse – ne sont pas nécessairement les soubresauts d’une
civilisation moribonde : ils permettent l’explicitation des idées difficiles contenues dans les
textes anciens, à l’usage de ce nouveau public alphabétisé ou lettré, mais pas nécessairement
très instruit. Et ces gloses que les orientalistes du xixe siècle ont condamnées peut-être
sans les avoir lues contiennent parfois du neuf. C’est ce que Baber Johansen a montré en
matière de droit musulman (   fiqh ), révélant que des idées nouvelles apparaissaient dans les
commentaires de l’époque ottomane, tandis que Haïm Gerber dont l’œuvre est un hymne
à la créativité du fiqh d’époque ottomane montre que l’ijtihâd effectivement pratiqué au
nom de la préférence judiciaire (istihsân) ou de la nécessité (darûra ) permettait à un juriste
comme le Palestinien Khayr al-Dîn al-Ramlî, au xviie siècle, d’avaliser nombre de bid�as 96.
C’est vrai aussi de certaines œuvres d’exégèse coranique (tafsîr ) et de vies du Prophète
(sîra) : lorsqu’il écrit l’histoire du Prophète, un célèbre auteur soufi comme ˁAlî al-Halabî
(m. 1635) qui manie – souvent sans les citer, il est vrai – un grand nombre de sources fait
preuve d’un véritable esprit critique pour choisir la version faisant autorité, celle qui lui
paraît la plus crédible et souvent la plus cohérente 97. La citation des œuvres médiévales
n’écrase pas toujours les livres écrits à l’époque ottomane, mais doit souvent être conçue
comme une mémoire créatrice.
Les œuvres soufies occupent le premier rang dans cette production manuscrite, annon-
çant la teneur des premières œuvres imprimées qui seront proposées au public égyptien
dans les années 1860. Les Dalâ’il al-khayrât du Marocain Jazûlî (m. 1465), célèbre texte de
piété consacré au Prophète, sont populaires à l’époque ottomane au point que des copistes
cairotes vivent uniquement de la copie de cette œuvre 98, au point que des waqfs en stipu-
lent la récitation régulière par des soufis dans les mosquées : indice, s’il en était besoin, de

95.  E. von Grunebaum (éd.), Classicisme et déclin culturel dans l’Histoire de l’Islam, (Actes du symposium international
d’Histoire de la civilisation musulmane, Bordeaux, 1956), G.-P. Maisonneuve, Paris, 1957.
96.  B. Johansen, « Legal Literature and the Problem of Change ; The Case of the Land Rent », dans C. Mallat (éd.),
Islam and Public Law, London, 1993, p. 29-47. cf. H. Gerber, Islamic Law and Culture 1600-1840, op. cit.
97.  Cette vie généralement connue sous le titre d’Al-Sîra al-halabiyya fut composée à la demande d’Abû l-Mawâhib
b. Muhammad al-Bakrî, alors chef de la célèbre famille Bakrî. Largement diffusée, elle fut traduite en turc ottoman.
Cf. ˁAlî Burhân al-Dîn al-Halabî, Insân al-ˁuyûn f î sîrat al-amîn al-ma’mûn, éd. Beyrouth, 1902, 3 vol.
98.  N. Hanna, In Praise of Books, id. p. 94-96.
22 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

l’essor spectaculaire – mais pas sans précédent non plus – de la dévotion au Prophète, dans
ses racines médiévales comme dans ses développements ottomans. Là encore, Muhammad
ibn ˁAbd al-Wahhâb (m. 1792) ne se trompera pas de cible lorsqu’il fera un autodafé de ce
célèbre ouvrage, lors de la prise de Jubayla par les wahhabites 99.

La mise par écrit, la poésie, le légendaire


C’est encore à l’époque ottomane que s’opère en Égypte la mise par écrit d’un patrimoine
culturel ancien et jusque-là essentiellement oral : le Roman de Baybars, fameuse épopée
mamelouke, ou certaines des Mille et Une Nuits. Dans les deux cas, Jean-Claude Garcin a
montré qu’il s’agissait de légendes d’époque mamelouke, certes, mais formalisées et rédigées
à l’époque ottomane 100. Ce qui est vrai pour ces épopées et récits célèbres l’est aussi pour
les légendes hagiographiques musulmanes chères à tous les Égyptiens musulmans : à partir
d’une base hagiographique éclose au xve siècle, c’est en effet au xvie siècle que Shaˁrânî met
par écrit les notices légendaires les plus étoffées des saints d’époque mamelouke, comme
Badawî (m. 1276) et Disûqî (m. 1296) 101. Au début du xviie siècle, Halabî (m. 1635) et ˁAbd
al-Samad (m. après 1619) composent les deux premières hagiographies entièrement dédiées
à Badawî, à l’aide de sources plus anciennes aujourd’hui disparues, ainsi qu’à l’aide de la
tradition orale 102. Au même moment, Sharnûbî (m. 1585) ou son disciple Bulqînî au début
du xviie siècle mettent par écrit la légendaire hiérarchie sainte des Quatre Pôles (al-aqtâb
al-arbaˁa ), une caractéristique du soufisme égyptien d’époque ottomane : les Quatre Pôles
sont les deux saints fondateurs irakiens Ahmad al-Rifâˁî (m. 1182), ˁAbd al-Qâdir al-Jîlânî
(m. 1166), et les deux saints patrons égyptiens Sayyid al-Badawî et Ibrâhîm al-Disûqî. Il
s’agit de justifier et d’expliquer le monde confrérique égyptien tel qu’il se stabilise à l’issue
de la période mamelouke et tel que les confréries venues du monde turco-persan ne le
perturberont plus guère. Issue de thèmes soufis très anciens, formée à l’époque mamelouke,
mais mise par écrit seulement à l’époque ottomane dans des hagiographies anhistoriques
comme les Tabaqât de Sharnûbî, la tétralogie des Pôles devient un signe distinctif du sou-
fisme égyptien à l’époque ottomane et jusqu’à présent 103. Repérer la diffusion du thème

99.  D’après la Risâla d’Ibn Suhaym, un écrit antiwahhabite des années 1740. Selon Muhammad ibn ˁAbd al-
Wahhâb, les Dalâ’il al-khayrât étaient plus aimées que le Coran lui-même... Il fit aussi brûler le célèbre Kitâb
rawd al-rayâhîn de Yâfiˁî (m. 1367), l’une des références de la littérature hagiographique yéménite. Cf. E. Peskes
op. cit., p. 71-72.
100.  J.-Cl. Garcin (éd.), Lectures du Roman de Baybars, Éditions Parenthèses, MMSH, Marseille, 2003 ; « Sîra-s
et Histoire », Arabica, vol. 51, 1-2, 2004, p. 33-54.
101.  Al-Shaˁrânî, Al-Tabâqât al-kubrâ, Le Caire, 1954.
102.  Halabî, Al-Nasîha al-ˁalawiyya f î bayân husn tarîqat al-sâdat al-Ahmadiyya, édition Ahmad ˁIzz al-dîn Khalâf
Allâh, Le Caire, Maktabat Muhammad ˁÂtif wa Sayyîd Tâhâ, 1964 ; ˁAbd al-Samad, Al-Jawâhir al-saniyya f î
l ‑karâmât wa l-nisba al-Ahmadiyya, Le Caire, 1277/1860.
103.  C. Mayeur-Jaouen, « La vision du monde par une hagiographie anhistorique de l’Égypte ottomane : les
Tabaqât sharnûbiyya » dans ce recueil.
Introduction 23

hors d’Égypte – jusque chez les Ahl-e haqq du Kurdistan iranien – permettrait sans doute
d’apprécier pleinement l’influence du soufisme égyptien.
Notons que cette volonté d’imposer des vulgates canoniques explicatives existe également
dans la régence de Tripoli, à propos de la ˁArûsiyya et du cheikh ˁAbd al-Salâm al-Asmar
(m. 1573) dont Nelly Amri traque les avatars hagiographiques au xviie siècle 104.

Ces passages de la culture orale à la culture écrite sont plutôt des va-et-vient, puisque, à
leur tour, des textes comme ceux de Sharnûbî vont être repris et remaniés par une tradition
orale toujours alerte et créative, celle qui s’exprime dans les chants et les contes religieux
des cafés, des veillées, des pèlerinages. La vivacité de la culture orale est commune à tout
le monde musulman d’alors, et un voyage comme celui d’Ibn ˁUthmân al-Miknâsî atteste
la vitalité de la vie culturelle et religieuse des gens du commun, avec leurs traditions orales
florissantes. La poésie soufie se mêle à ces textes hagiographiques : poésie en arabe littéraire,
mais aussi poésie dialectale ou quasi-dialectale que l’on voit affleurer, de plus en plus, dans
l’écrit, et qui constitue le tissu conjonctif de la culture soufie du temps. Cet affleurement
de la culture orale et sa mise par écrit à l’époque ottomane ne prouvent pas l’affaissement
du bel arabe littéraire d’antan : ce n’est pas parce que l’on écrit en dialecte ou en arabe
« moyen » que l’on ignore les règles de la grammaire. L’usage très fin et humoristique du
dialecte dans des textes comme le Hazz al-quhûf de Shirbînî (deuxième moitié du xviie siè-
cle) 105 ou dans les dialogues hauts en couleur de l’hagiographie de Sharnûbî montre au
contraire le conscient maniement des registres de langue, comme l’expansion de cet arabe
moyen jusque dans les textes écrits 106. Il en est de même pour la poésie dialectale yéménite
qu’utilisent savamment al-Sûdî (m. 1525) ou Bâ Makhrama (m. 1546), sur des modèles
littéraires raffinés d’époque andalouse, pour exprimer leur amour du divin 107.

La poésie domine : c’est en vers que l’on raconte sa vie, en vers que l’on loue le Prophète,
en vers que l’on décrit un pèlerinage ou une expérience mystique, en vers que l’on raconte
un miracle, en vers que l’on diffuse et divulgue les thèmes soufis les plus complexes. Ce
goût pour la poésie caractérise plus généralement l’époque ottomane durant laquelle les
réunions de gens amoureux des belles-lettres arabes, turques ou persanes sont autant de
dialogues poétiques, parfois de joutes 108. La poésie mystique turque connaît une manière
d’apogée en revisitant Yûnus Emre (m. 1320-1321), tandis que la langue persane relit à l’infini

104.  N. Amri, « Du saint fondateur à la tarîqa : un infléchissement dans les modèles d’écriture hagiographique
au Maghreb à la fin du xviie siècle ? », dans ce recueil.
105.  Cf. H. Davies, Yusuf al-Shirbînî’s Kitâb Hazz al-Quhûf bi-sharh qasîd abî Shadûf, Arabic text, vol. 1, Orientalia
Lovaniensia Analecta, Peeters, 2005.
106.  J. Lentin (éd.), Moyen arabe et variétés moyennes de l’arabe, Actes du colloque de Louvain, sous presse, ou son
article dans J.-Cl. Garcin (éd.), Lectures du Roman de Baybars, op. cit.
107.  A. Knysh, « A Tale of two Poets : Sufism in Yemen during the Ottoman Epoch », dans ce recueil.
108.  B. von Schlegell, Sufism in the Ottoman Arab World, op. cit., p. 4.
24 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

le Mathnavî de Rûmî (m. 1273) dont de nombreux commentaires sont écrits à l’époque 109.


Nombre de cheikhs soufis sont aussi considérés comme des gens d’adab, à l’instar de Mustafâ
al-Bakrî ou de Nâbulusî dont le dîwân ne compte pas moins de quatre volumes. Même
lorsque la poésie se fait profane, ses images et son vocabulaire restent profondément soufis.
On adresse des vers à un ami, à un disciple éloigné avec lequel on correspond ou pour
faire l’éloge du cheikh défunt. Les ijâzas elles-mêmes, ces certificats de transmission d’un
texte, sont versifiées, ainsi que certains manuels d’adab afin d’en faciliter la mémorisation.
Cette poésie, en dialecte comme en littéraire, véhicule concepts soufis, termes soufis et
formes dévotionnelles.

Nourris de poésie, parfois dans plusieurs langues, en dialecte comme en arabe littéraire,
nos soufis véhiculent ainsi et portent en eux une solide culture hagiologique qui est loin
de se résumer aux textes, mais qui va avec des sons et des accents, avec une musique – celle
dont les soufis accompagnent leur dhikr et leur madh (chants de louanges). Disparus les
mélodies, les tambours et les hautbois dont l’accompagnement entêtant épousait le dhikr
et ses formules. Disparus le concert spirituel (samâˁ   ) et la danse (raqs ) tels que les aimaient
les soufis ottomans et dont la répétition de la condamnation prouve essentiellement qu’ils
étaient quasi universellement pratiqués. De la culture soufie vécue à l’époque ottomane,
que savons-nous au juste ? Nous la reconstituons trop souvent d’après les traces qu’en aura
laissées le xixe siècle 110. Sur tout cela, pèlerinages et danses, concerts spirituels et musique,
le chercheur rencontre dans les textes soit la condamnation, soit de pieuses justifications,
soit – plus généralement – le silence éclairé de quelques allusions, ce silence qui entoure ce
qui va de soi, ce qu’il n’est nul besoin de décrire à des lecteurs qui, adversaires ou partisans,
savaient de quoi il retournait. Les vers inscrits en marge d’une biographie, les annotations
d’une ijâza, la mention d’une zâwiya ou du nom d’un cheikh dans une zâwiya ne repré-
sentent après tout que la petite partie émergée d’un continent englouti : enseignements,
récitations, séances de dhikr, chants, transmission de maître à disciple, de frère à frère, se
faisaient essentiellement et fondamentalement à l’oral, souvent en musique, souvent aussi
dans le silence et par la vertu de l’exemple.

109.  F. Ambrosio, Ismâ�îl Rusukhî Ankaravî Dede, op. cit., p. 104-112.


110.  Et nous sommes donc contraints, dans une large mesure, à une reconstitution a posteriori, à partir de ce que
nous savons des pratiques du xixe siècle : à propos de la musique soufie en Égypte, cf. E. Lane, An Account of the
Manners and Customs of the Modern Egyptians, written in Egypt during the years 1833-1835, Ward, Lock, Londres,
1890 (3e édition, 1836, 1842). C’est aussi ce qu’a fait Michael Winter pour les pèlerinages égyptiens à l’époque
ottomane dans Egyptian Society under Ottoman Rule. C’est encore une tendance fréquente que de projeter sur les
premiers siècles ottomans les réalités du xixe siècle et les débats du xxe siècle. Sur la musique, toutefois, on pourra
consulter W. Feldman, « Music of the Ottoman Sufi Orders », dans A.Y. Ocak (éd.), Sufism and Sufis in Ottoman
Society, p. 477-495. W. Feldman a eu accès à un répertoire turc ottoman de cour, qui date effectivement des xviie
et xviiie siècles, mais ne paraît guère avoir été utilisé en Égypte.
Introduction 25

Langues et traductions
Des soufis, pourtant, écrivaient pour transmettre. En quelles langues se faisait cette
transmission poétique ou littéraire ? Prenons l’exemple d’un Kurde irakien comme Tâhâ
al-Kurdî (1723-1800), d’abord formé en persan, qui écrit sa Rihla dans un arabe mêlé de
dialecte : l’incipit écrit par un disciple précise que l’auteur n’a pas respecté les conventions
grammaticales et s’en est remis à Dieu 111. Cette langue s’adapte à un style souvent humoristi-
que qui ne recule pas devant les anecdotes lestes, voire obscènes, ou les récits truculents.

À cette évolution de l’arabe, déjà évoquée, s’ajoute l’influence nouvelle des grandes
langues de l’Empire entre elles – dont notre Kurde donne un vivant exemple. Les soufis
du monde ottoman maniaient souvent les trois langues de l’Empire (elsine-i thelathe : arabe,
persan et turc ottoman), parfois d’autres langues encore comme leurs langues vernaculai-
res (le kurde dans le cas évoqué à l’instant) et composaient aisément dans deux ou trois
idiomes. Anqaravî compose en arabe des traités qu’il traduit lui-même en turc ottoman 112.
En Anatolie, les bibliothèques de tekkes dont les listes nous sont parvenues montrent
l’importance de la culture poétique persane dans la culture soufie anatolienne : c’est une
différence fondamentale avec le monde arabe où, à l’exception de quelques lettrés de l’élite,
le persan n’est guère lu et compris.
Le turc ottoman est évidemment beaucoup mieux diffusé dans les provinces arabes que
le persan. En Syrie, plus proche culturellement du centre de l’Empire, émerge une classe
de notables qui, surtout au xviiie siècle, parlent aussi bien le turc ottoman que l’arabe et
accèdent à des postes dans l’administration et l’armée ottomane 113. Au Caire, l’élite ot-
tomane de cette ville cosmopolite manifeste un intérêt considérable pour les chroniques
des sultans mamelouks. Certains lettrés cairotes sont polyglottes : citons le cas de Hasan
al-Jabartî (1699-1774), père du célèbre historien égyptien. S’il connaissait plusieurs langues,
c’est précisément qu’il venait de Djibouti et était le cheikh des étudiants de Djibouti (Jabart)
à al-Azhar. Un cas similaire est celui de Murtadâ al-Zabîdî (m. 1791), Indien passé par le
Yémen et installé au Caire, auquel sa maîtrise des langues permit de rédiger son Tâj al-ˁarûs
au xviiie siècle. Dans ce grand dictionnaire arabe resté, jusqu’à aujourd’hui, une œuvre de
référence, Zabîdî a pu intégrer de nombreuses sources écrites en turc ottoman. Au Caire,
comme le note Stefan Reichmuth, si Zabîdî recevait beaucoup de visiteurs d’Anatolie et
des Balkans (les diyâr rûmiya), c’est justement parce qu’il connaissait bien le turc 114.

111.  K. Barbir, « The Formation of an Eighteenth Century Sufi », op. cit., p. 42.


112.  F. Ambrosio, « Ecrire et décrire la confrérie Mevlevîyye entre le xvie et le xviie siècle », dans ce recueil.
113.  K. Barbir, Ottoman Rule in Damascus, id.
114.  S. Reichmuth, « Murtadâ al-Zabîdî (d. 1791). A Biographical and Autobiographical Account. Glimpses
on Islamic Scholarship in the 18th Century », Die Welt des Islams, 39, 1, mars 1999, p. 64-192 ; cf. S. Reichmuth,
« Murtadâ al-Zabîdî (d. 1205/1791) and His Role in Eighteenth Century Sufism », dans ce recueil, et id., The World
of Murtada al-Zabidi, Gibb Memorial Trust, 2008.
26 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

La maîtrise linguistique dans les trois langues et l’intérêt pour la poésie de chacune de ces
langues n’étaient toutefois pas si communs chez les contemporains arabes, et notamment
égyptiens, de Zabîdî ou du père de Jabartî ; n’était-ce pas parce que l’arabe devait représenter
pour les ulémas des provinces ottomanes une sorte d’idiome commun qui dispensait les
soufis et ulémas arabophones d’apprendre ou d’approfondir d’autres langues ?

Les contacts entre soufis arabophones et soufis d’Anatolie, d’Inde et d’Asie centrale
auront permis à l’époque ottomane la traduction d’œuvres du persan à l’arabe, de l’arabe
au turc ottoman, et auront contribué à la diffusion de l’enseignement de maîtres indiens
ou turcs qui écrivirent en langue persane ou arabe. Le nombre important de traductions du
turc ottoman à l’arabe et vice-versa facilite la circulation des idées dans l’Empire : la Tarîqa
muhammadiyya de Birgîvî (m. 1573), écrite en arabe en 1572, est bientôt commentée en turc
ottoman et sert de guide aux Qâdîzâdelis 115. Le sultan Sélim I commande à Muhammad
b. Hamîd al-Dîn al-Makkî une œuvre en persan sur Ibn ˁArabî – aussitôt traduite en turc ;
un commentaire des Fusûs al-Hikam, l’un des ouvrages les plus connus du cheikh al-ak-
bar, avait été traduit en turc dès le xve siècle, tandis qu’au xviie siècle Anqaravî propose la
traduction en turc d’un abrégé des Fusûs al-Hikam écrit par Ibn ˁArabî lui-même 116. Mais
traduction est parfois trahison, et c’est au prix de distorsions que la pensée d’un auteur
comme Sirhindî, par exemple, traduite du persan en arabe, parvient aux ulémas et soufis
égyptiens installés dans le Hijâz, consultés en 1682 pour une fatwa (istiftâ’  ) par leurs ho-
mologues indiens 117. Le cas de Ranîrî montre aussi le passage au malais, une langue malaise
fortement arabisée, de textes et d’idées venues du soufisme égyptien du xve siècle, passées
par le Yémen et l’Inde, et formulées au xviie siècle jusqu’au sultanat d’Aceh 118.

Genres de littérature soufiE et dévotionnelle


Dans cette société où l’on échange poésies et conversations, les copies de manuscrits
circulent comme jamais. L’abondance des œuvres religieuses en arabe ou en turc ottoman
renvoie bien à l’existence d’un public pour lequel sont écrites ces œuvres. Mais tous les
soufis n’écrivent pas, et certains se font même une loi de ne pas écrire pour réserver le
meilleur de leur enseignement à la transmission orale, celle qui compte le plus à leurs yeux 119.
À l’époque ottomane comme à l’époque médiévale, il est des soufis qui choisissent de ne

115.  F. Ambrosio, Ismâˁîl Rusukhî Ankaravî Dede, op. cit., p. 170-177.


116.  S. Uludag, « Basic Sources for Mystical Thought in the Ottoman Period », dans A.Y. Ocak, Sufism and Sufis,
p. 21-50.
117.  S. Pagani, Il rinnovamento mistico dell’Islam, p. 27.
118.  P. Wormser, « La rencontre de l’Inde et de l’Égypte dans la vie et l’œuvre du savant religieux d’expression
malaise Nûruddîn ar-Ranîrî (m. 1658) », dans ce recueil.
119.  Quand Mustafâ al-Bakrî décide d’écrire à l’âge de 19 ans, il ne considère pas que cela va de soi, R. Elger,
Mustafâ al-Bakrî, op. cit., p. 63 sq.
Introduction 27

pas écrire et préfèrent reprendre la célèbre phrase d’Abû l-Hasan al-Shâdhîlî (m. 1258) :
« Mes livres sont mes disciples. » Ce sera par exemple le cas du cheikh al-Hifnî dont Jabartî
montre à tant de pages le rôle prépondérant dans le soufisme égyptien du xviiie siècle et
qui ne laissa, pourtant, aucun écrit. Nâbulusî proclamera, à l’opposé, que les livres aussi
sont des maîtres.

Lorsque les soufis écrivent, ils ne se contentent pas de produire de la littérature soufie,
mais sont souvent des polygraphes. Il est toutefois difficile de dissocier leurs œuvres autre-
ment qu’artificiellement. Sans doute faut-il situer plus largement la culture et la littérature
soufies au sein des belles-lettres arabo-ottomanes. Quand on fréquente un salon et des
réunions (majâlis), on fréquente des soufis et des gens de lettres (udabâ’  ), et une seule et
même personne peut présenter aisément les deux visages.

Traités mystiques et manuels


Citons quelques genres littéraires spécifiquement soufis de l’époque ottomane. Des
auteurs, parfaits exemples de ces soufis ulémas que produit l’époque, écrivent des ma-
nuels de soufisme : c’est le cas d’Anqaravî (m. 1631) qui rédige à Istanbul, au début du
xviie siècle, le Minhâj al-fuqarâ’, resté depuis le manuel de référence pour les derviches
tourneurs 120. Ce texte écrit pour les Mevlevîs répond indirectement, mais jamais de façon
polémique, aux attaques anti-soufies en rappelant les fondements doctrinaux essentiels
du concert spirituel (samâʿ   ) et de la danse (raqs ), tout en manifestant le désir d’encadrer
les apprentis mevlevîs, à l’évidence plus nombreux que dans le passé, et de codifier une
pratique jusque-là plus fluide. Ces maîtres du xviie siècle craignent les pseudo-soufis qui
se seraient multipliés justement avec l’époque ottomane ou s’inquiètent de voir s’égarer
des disciples dont tous ne sont pas véritablement engagés dans la voie ou encore négligent
d’en comprendre les implications. Installé à La Mecque, Qushshâshî partage pleinement
ce souci de formation, puisqu’il a toujours enseigné : en écrivant le Simt al-majîd, son but
est de fournir aux disciples des règles structurées et codifiées de pratique de la voie 121. Il
répond aussi de facon pédagogique à la demande d’un public nouveau, plus nombreux,
originaire de la périphérie du monde musulman, et qui vient chercher auprès des ulémas
arabes, soit lors d’un voyage, soit par correspondance, règles et explications. Toujours dans
cet esprit de codification, apparaissent des manuels de shurût qui précisent les conditions
d’entrée et de pratique dans la voie pour y persévérer 122. Parmi les plus connus de ces

120.  F. Ambrosio, Ismâˁîl Rusukhî Ankaravî Dede, op. cit.


121.  R. Chih, « Rattachement initiatique et pratique de la Voie, selon le Simt al-majîd d’al-Qushshâshî (m. 1661) »
dans ce recueil.
122.  B. Radtke, « Sufism in the 18th Century : an Attempt at a Provisional Appraisal », Die Welt des Islams, 36, 3,
1996, p. 326-364.
28 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

manuels caractéristiques de l’époque ottomane, citons la Bulghat al-murîd de Mustafâ


al‑Bakrî (m. 1749) 123, les Nafahât al-ilâhiyya de Muhammad al-Sammân (m. 1775) 124 et la
Tuhfat al-ikhwân d’Ahmad al-Dardîr (m. 1786) 125.
Manuels et codifications visent à l’encadrement d’un soufisme devenu, d’une façon ou
d’une autre, un soufisme de masse ou à tout le moins la « religion ordinaire » de l’islam
du temps. Des craintes d’avoir trop bien réussi apparaissaient déjà chez Shaˁrânî quand il
opposait son époque (les zâwiyas bondées et les cheikhs couverts d’honneurs du xvie siècle)
à celle des pères fondateurs du xve siècle, ascètes épris de scrupule religieux (waraˁ ) et
défiants de toute proximité trop étroite avec le prince : dans ces inquiétudes, il faut faire
la part incontestable du topos soufi et celle d’une anxiété réelle face à une inflation numé-
rique non moins réelle des soufis, celle aussi d’une faveur inquiétante du pouvoir. D’après
Adam Sabra, les propos de Shaˁrânî attestent une volonté de se rapprocher des classes
moyennes voire populaires, et la tendance croissante à l’explicitation correspondrait à un
rôle nouveau du cheikh soufi pour un type nouveau de disciple venu de milieux dont le
cheikh lui-même est souvent issu et dont il souhaite rester proche 126. Beaucoup d’œuvres
soufies continuent et continueront à rappeler que le maître doit s’adapter à ses disciples,
dispensant certains enseignements à une petite élite de disciples, tandis qu’il recourt à un
autre discours pour s’adresser au vulgaire 127.

Biographies, hagiographies et auto-hagiographies


Comme à l’époque mamelouke, on continue à écrire de grands recueils ­hagiographiques
collectifs, comme les Tabaqât de Shaˁrânî ou de son élève et successeur ˁAbd al-Ra’ûf
al‑Munâwî (m. 1621), tandis que les recueils biographiques rangés par siècles ou par ré-
gions contiennent de nombreuses biographies de soufis : ainsi pour la Syrie chez Muhibbî
(m. 1699) 128 et Murâdî (m. 1791) 129, et pour l’Égypte chez Jabartî (m. 1825). On a vu à
propos de Badawî que des hagiographies propres à telle ou telle figure de saint se multi-
pliaient à l’époque ottomane. Il en est de même pour l’autre grand saint égyptien, Ibrâhîm
al-Disûqî. Comme à l’époque médiévale, les lecteurs apprécient les récits de miracles, les
visions et les songes, les manâqib du saint.

123.  M. Al-Bakrî, Bulghat al-murîd wa mushtahâ muwaffaq al-saˁîd.


124.  Al-Sammân, Al-Nafahât al-ilâhiyya f î kafiyyat sulûk al-tarîqa al-muhammadiyya.
125.  A. Al-Dardîr, Tuhfat al-ikhwân f î âdâb tarîq ahl al-ˁirfân, Le Caire, s. d.
126.  A. Sabra, « Illiterate Sufis and Learned Artisans : The Circle of �Abd al-Wahhâb al-Sha�rânî », dans A. Sabra et
R. McGregor (éd.), Le développement du soufisme en Égypte à l’époque mamelouke, Ifao, Le Caire, 2006, p. 153-168.
127.  B. Radtke, « Lehrer-Schüler-Enkel. Ahmad b. Idrîs, Muhammad ˁUthmân al-Mirghânî, Ismâˁîl al-Walî »,
Oriens 33, 1992, p. 94-132.
128.  M. Al-Muhibbî, Khulâsat al-athar f î aˁyân al-qarn al-hâdî �ashar, 1re édition, Le Caire, 1284 H., 4 volumes,
réimprimé à Beyrouth, 1966.
129.  M.K. Al-Murâdî, Silk al-durar f î aˁyân al-qarn al-thânî �ashar, Beyrouth, 1988.
Introduction 29

Un autre genre semble se développer particulièrement à l’époque ottomane, il s’agit de


l’autobiographie. Les narrations à la première personne semblent avoir été courantes chez
les derviches du temps, comme en général dans une certaine classe sociale, en turc comme
en arabe 130. Citons l’autobiographie du poète mevlevî Shahîdî dans la première moitié du
xvie siècle, qui raconte son initiation à la Mevleviyya et à la Malâmatiyya. Un autre cheikh
anatolien, Mahmûd Hudâ’î, écrivit en arabe un journal en 1577-1578 quand il étudia avec
le célèbre mystique Uftade, fondateur de la Celvetiyye. Le récit d’expériences mystiques
était certes bien connu des soufis médiévaux. Mais ces écrits autobiographiques ottomans
sont parfois de véritables journaux intimes, comme celui que tient un derviche d’Istanbul,
Seyyed Hasan (m. 1688) 131.
Dès le xvie siècle, on voyait poindre chez Shaˁrânî une tendance à l’autohagiographie,
dans ses Latâ’if al-minan et dans ses Akhlâq matbûliyya écrites au soir de sa vie 132. Dans le
cas de Shaˁrânî comme dans celui de Hudâ’î, l’œuvre était destinée à être divulguée pour
l’édification et la formation des disciples. Le soufi turc Niyâzî Mısrî (m. 1694) écrit un
Journal, où il raconte ses rêves et ses rencontres 133. Signalons enfin que la faveur de ce genre
autobiographique ou autohagiographique ne se limite pas à l’Empire ottoman, puisqu’on le
retrouve au Maroc avec le bouleversant témoignage d’Ahmad ibn ˁAjîba (m. 1809) 134. Les
Rihlas déjà évoquées sont aussi un genre autobiographique : elles peuvent être l’occasion
de retracer un itinéraire personnel comme celui de Tâhâ al-Kurdî qui raconte sa propre
transformation, celle d’un soufi kurde d’origine rurale qui aspire à devenir un lettré cultivé
dans un environnement arabe où il se fait pèlerin 135.
Cemal Kafadar a souligné que l’essor de cette littérature autobiographique dans le monde
ottoman peut être vu comme un autre aspect, plus personnel, du climat intellectuel dont
la face publique fut constituée par la « littérature du déclin » 136. On mesure le rôle que

130.  S. Faroqhi, Subjects of the Sultan, op. cit., p. 195. Cf. R. Elger, « Selbstdarstellungen aus Syrien. Überlegungen
zur Innovation in der arabischen autobiographischen Literatur im 16. und 17. Jahrhundert », dans R. Dürr,
G. Engel et J. Süssmann (éd.), Genese und Geltung eines Epochenbegriffs, Beiheft zur Historischen Zeitschrift 35,
Munich, 2003, p. 123-137.
131.  C. Kafadar, « Self and Others ; the Diary of a Dervish in Seventeenth Century Istanbul and First-person
Narratives in Ottoman Litterature », Studia Islamica, 1989, 69, p. 121-150.
132.  C. Mayeur-Jaouen, « Le cheikh scrupuleux et l’émir généreux à travers les Akhlâq matbûliyya de Shaˁrânî »,
dans R. Chih et D. Gril, Le saint et son milieu, Le Caire, Ifao, 2000, p. 83-116.
133.  Cf. D. Terzioglu, « Man in the Image of God in the Image of the Times : Sufi Self-Narratives and the Diary
of Niyazi-i Mısrî (1618-1694) », Studia Islamica, 2002, p. 139-165. P. Ballanfat, « Niyâzî Mısrî en Égypte : l’Égypte,
station mystique pour un soufi turc du xviie siècle », dans ce recueil.
134.  J.-L. Michon, L’autobiographie ( fahrasa) du soufi marocain Ahmad Ibn ˁAjîba (1747-1809), Leyde, 1969 et
id., « Un maître shâdhilî marocain : Ahmad Ibn ˁAjîba al-Hasanî (m. 1224/1809). Sa vie, son legs spirituel », dans
É. Geoffroy, (éd.), Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, Maisonneuve et Larose, Paris, 2005, p. 217-228.
135.  K. Barbir, « The Formation of an Eighteenth Century Sufi, Tahâ al-Kurdî 1723-1800 », op. cit.
136.  C. Kafadar, « Self and Others », op. cit., p. 149. Même analyse dans le volume de S. Reichmuth et F. Schwartz
(éd.), Zwischen Alltag und Schriftkultur : Horizonte des Individuellen in der arabischen Literatur des 17. und 18.
Jahrhunderts, Beyrouth et Würzburg, 2008 (Beiruter Texte und Studien, 110).
30 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

des soufis rompus au discours sur la décadence et la nécessaire réforme ont pu jouer dans
ces écrits autobiographiques, surtout quand ils les estimaient nécessaires à l’édification de
leurs disciples.
L’interprétation des rêves ou les récits de rêves et de visions occupent une place importante
dans les journaux mystiques de Hudâ’î comme dans la correspondance de Asiye Hatun,
écrite en 1702-1703 : cette femme soufie de Skopje, en Macédoine, correspond avec son
cheikh khalwatî pour lui narrer ses rêves 137. Au-delà des rêves, la magie et les sciences
occultes restent d’ailleurs un continent important des écrits et bibliothèques soufis du
temps 138.

La littérature dévotionnelle
L’autobiographie et la culture de l’introspection sont sans doute partiellement un hé-
ritage du soufisme médiéval, sans doute aussi un trait d’une culture de soi proprement
ottomane qui se mêle à cette mélancolie déjà évoquée. Elles doivent beaucoup à une sorte
de devotio moderna qui paraît bien s’affirmer aux xviie et xviiiie siècles et qui se manifeste
dans la prolifération de petits écrits de piété. En Égypte, ce qui semble dominer quanti-
tativement la production écrite soufie, et peut-être bien la production écrite tout court,
c’est la littérature dévotionnelle composée d’écrits relativement courts, mais d’utilisation
quasi-quotidienne au sein de la confrérie. Ces textes dont l’essor remonte à la fin de la
période mamelouke compteront parmi les premières lithographies diffusées par l’impri-
merie privée à la fin du xixe siècle : poèmes en l’honneur du Prophète (qasâ’id  ) et de son
anniversaire (mawlids), oraisons et litanies (awrâd et ahzâb), poèmes en dialecte (qisas). Le
tableau de la piété musulmane dressé par Constance Padwick en 1960 repose en grande
partie sur ces mêmes textes, déjà en circulation à l’époque ottomane 139. Ces petits écrits
exhalent une fervente piété à l’égard du Prophète et des saints. Il en est de même des recueils
d’anecdotes édifiantes (hikâyât) comme les Nawâdir d’Ahmad al-Qalyûbî (m. 1659) 140 qui
puisent dans le patrimoine soufi le plus ancien, mis au goût du jour et simplifié à l’usage
du vulgaire, en mêlant tel récit sur la grande sainte médiévale Rabîˁa al‑ˁAdawiyya ou le
soufi légendaire Ibrâhîm b. Adham à une sorte de sagesse bourgeoise du temps : le succès
de cette littérature dévote du xviie siècle mériterait d’être mieux connu, ainsi que ses as-
pects proprement narratifs.

137.  C. Kafadar, « Self and Others », op. cit. La correspondance entre Asiye Hatun et son cheikh a été présentée et
traduite en turc moderne par Cemal Kafadar, Ruya mektuplari, Istanbul, 1994.
138.  D. Gril, « Sources manuscrites de l’histoire du soufisme à Dâr al-kutub ; un premier bilan », Annales
Islamologiques 28, 1994, p. 97-185.
139.  C. Padwick, Muslim Devotions : A Study of Prayer-Manuals in Common Use, One World Publications, 1996
(1re éd. 1960).
140.  Ahmad Shihâb al-dîn al-Qalyûbî, Nawâdir, 1re édition, Calcutta, 1859, 1864.
Introduction 31

La culture générale, à l’époque ottomane, est donc, pour une bonne part, une culture
soufie, véhiculée notamment par la poésie : même les non-soufis, qu’ils soient non initiés
ou qu’ils se révèlent plus tièdes que d’autres dans la voie initiatique, voient dans le sou-
fisme une part constitutive de l’adab. Même les non-musulmans de l’Empire ne laissent
pas d’être influencés par l’éthique soufie, comme ces juifs égyptiens écrivant un manuel
d’adab soufi en pleine époque ottomane 141. Le millénarisme juif de Sabbataï Tzvi avait
lui-même des accents soufis. Enfin, le patriarche d’Antioche s’interrogeait sur les idées
d’Ibn ˁArabî qu’il connaissait au moins par les œuvres de Nâbulusî, et il n’est pas exclu
que le vocabulaire de telle ou telle œuvre chrétienne du temps ait emprunté à l’occasion
au lexique soufi.

C’est dans ce contexte de diffusion culturelle plus vaste qu’il faut replacer l’approche
nouvelle et la divulgation sinon à la masse (la ˁâmma), du moins à un plus grand nom-
bre, des idées d’Ibn ˁArabî au Caire avec Shaˁrânî ou à Damas avec Nâbulusî. À l’époque
ottomane, se produit une vulgarisation, inédite par son ampleur, des thèmes soufis par
l’enseignement et par les écrits. Peut-être n’y avait-il jamais eu autant de soufis, jamais
autant de gens dissertant d’idées soufies non seulement à la zâwiya ou à la mosquée, mais
dans leur échoppe ou dans leur salon, au souk ou au café.

Le soufisme vécu et transmis : les lieux

Mosquées, zâwiyas et tekkes


À l’époque ottomane, les lieux où se réunissent les soufis, où ils vivent parfois, sont
financés avant tout par des fondations pieuses, des waqfs, dont on a déjà évoqué l’impor-
tance pour les Lieux saints du Hijâz.
En Égypte même, en milieu urbain, ce sont les waqfs consacrés aux grandes mosquées
qui marquent la période. Le rôle des élites politiques et militaires s’affirme au xviiie siècle,
dans ces fondations. En province, le waqf de ˁAlî bey al-Kabîr à Tantâ, par exemple, va
consacrer le rôle du fameux pèlerinage au tombeau de Sayyid al-Badawî en y ajoutant une
dimension commerciale et en transformant la mosquée-mausolée en émule d’al-Azhar 142 :
la ville de Tantâ et son pèlerinage font office d’étape importante pour les pèlerins maghré-
bins, comme pour les Égyptiens qui s’y rendent avant d’aller au hajj. Les waqfs consacrés
aux mosquées et zâwiyas animent toute une société. Dans une ville de Haute Égypte

141.  Une étude de ce texte par Paul Fenton est en préparation.


142.  C. Mayeur-Jaouen, Histoire d’un pèlerinage légendaire en islam. Le mouled de Tantâ, Paris, Aubier, 2004.
32 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

comme Jirjâ, un waqf  important comme celui de ˁAbd al-Jawâd al-Ansârî (m. 1783-1784
ou 1789-1799) fait vivre jusqu’à 119 personnes qui gravitent autour de mosquées, zâwiyas,
cimetières et mausolées 143.

Les zâwiyas
Les waqfs ne sont pas le seul instrument de financement des institutions religieuses en
Égypte où les Ottomans choisissent de maintenir les terres à statut privilégié qui avaient
préexisté à la conquête, en les enregistrant dans le cadastre : c’est le cas des rizaq ihbâsiyya,
institution d’origine mamelouke et peut-être bien d’inspiration byzantine, dont Nicolas
Michel et Catherine Mayeur-Jaouen ont montré le rôle central pour le soufisme en milieu
rural à l’époque mamelouke et ottomane 144. Petits tombeaux de saints et zâwiyas de village
sont financés à la campagne par ces fondations pieuses, à une échelle modeste mais dans
des réseaux solides. À partir des registres des rizaq de la province de Jazîrat Banî Nasr, au
centre du Delta du Nil, on a pu proposer une nouvelle approche qui, alliant sources otto-
manes et terrain contemporain, permet de reconstituer partiellement l’histoire religieuse
d’une province sur plusieurs siècles. On y constate à quel point le soufisme appartient
pleinement à la vie religieuse locale et imprègne le tissu des mosquées.

Si les khanqâhs et madrasas de l’époque ayyoubide ou de l’époque mamelouke dispa­


raissent en Égypte, c’est, entre autres raisons, parce que les élites mameloukes qui les
avaient soutenues s’effacent au xvie siècle, avant que de nouvelles élites n’apparaissent, au
xviiie siècle notamment, pour soutenir désormais de préférence des institutions comme
les écoles coraniques (kuttâbs). C’est aussi parce que les mosquées à prône et les zâwiyas
installent dans la campagne, dès la fin de l’époque mamelouke, un paysage religieux stable
qui correspond à l’islamisation massive et en profondeur de l’Égypte, acquise aux xive-
xve siècles. Pour Le Caire, l’étude de Tarek el-Morsy montre la prolifération des zâwiyas
à l’époque ottomane, dues avant tout à des initiatives privées individuelles : moins d’une
dizaine de zâwiyas vers 1250, soixante à la fin du xve siècle, elles sont plus de 600 à la pé-
riode ottomane 145. Les recherches de Rachida Chih montrent de façon convergente qu’il
n’y a pas, dans l’Égypte ottomane, une culture soufie liée aux zâwiyas qui serait distincte
d’une culture de mosquée : zâwiyas et mosquées ont les mêmes fonctions d’enseignement,
un enseignement où le soufisme n’est pas séparé des autres sciences de l’islam. Les soufis

143.  R. Chih, « Mosquées et zâwiya de Jirjâ (Haute Égypte) à l’époque ottomane (d’après un document de waqf du
xviiie siècle) », in M. Afifi, R. Chih et alii (éd.), Sociétés rurales ottomanes. Ottoman Rural Societies, Ifao, Le Caire,
2005, p. 81.
144.  C. Mayeur-Jaouen et N. Michel, « Cheikhs, zâwiyas et confréries du Delta central ; un paysage religieux autour
du xvie siècle », dans M. Afifi, R. Chih et alii (éd.), Sociétés rurales ottomanes, Le Caire, Ifao, 2005, p. 139-162.
145.  T. El-Morsy, Les zâwiyas au Caire des origines à la fin du xviii e siècle, thèse de doctorat, université ­Aix-Marseille I,
2008.
Introduction 33

auraient même tendance à célébrer le dhikr dans les mosquées puisque ce qui différencie
les deux institutions est une question de taille et de prestige 146. Ils utilisaient beaucoup
la mosquée pour leurs activités, en Égypte comme en Syrie : « c’est précisément parce les
soufis ont été si longtemps chez eux dans les mosquées que de vives critiques ont visé leurs
rituels », note justement Barbara von Schlegell à propos de Damas 147.

Les zâwiyas sont généralement construites autour d’un cheikh et de sa famille, et portent
le plus souvent le nom du cheikh, celui qui l’a fondée ou qui est enterré à proximité. Les
émirs aussi, les élites militaires et administratives comme les eunuques noirs, édifient des
zâwiyas qui sont essentiellement des oratoires privés, situés à proximité de leur habitation,
voire dans leur palais lui-même, pourvus d’un imam pour la prière. Les archives ottomanes qui
dispensent généreusement le terme de zâwiya désignent souvent ainsi une petite mosquée de
quartier qui pourra plus tard être agrandie et transformée en mosquée à prône, ou encore un
oratoire de cimetière voué à la commémoration des défunts des tombes voisines. Ces zâwiyas,
à partir du xviiie siècle, font aussi fonction d’écoles coraniques (appelées kuttâbs, mais surtout
maktabs dans les sources). Il est finalement rare, surtout en Égypte, qu’une zâwiya porte le
nom d’une confrérie 148 : n’est-ce pas l’indice que le maître importe souvent davantage que
l’esprit de tarîqa, ou que celui-ci n’a pas l’aspect organisationnel qu’on lui a longtemps prêté ?

La zâwiya était souvent, à l’origine, un lieu dans la maison même du cheikh qui pouvait
être fort vaste. Le cheikh pouvait loger plusieurs disciples avec leurs familles respectives,
comme on le voit avec Shaˁrânî qui décrit précisément les soins paternels qu’il a eus pour
ses soufis et leurs familles, dans Le Caire du xvie siècle. Mais, le plus souvent, les soufis
ne logeaient pas dans des zâwiyas : même lorsqu’ils choisissaient de s’isoler du monde, ils
préféraient les cellules de mosquées.
Dans une autre région arabe de l’Empire ottoman, l’historien Mohammed Si Youcef
note la même importance des zâwiyas pour l’enseignement en pays Zouaoua (Kabylie) dans
la régence d’Alger à l’époque ottomane. Ces zâwiyas auxquelles s’apparentent les moâmroh
(mot berbère) sont devenues des centres d’enseignement au xvie siècle, à une période où
les ulémas de Bejaïa quittent la ville et ses madrasas pour développer l’instruction religieuse
dans la campagne kabyle. Il semble qu’il existe, comme en Égypte, des zâwiyas familiales,
tenues par la famille du fondateur, mais aussi des zâwiyas gérées par un collectif d’étudiants

146.  R. Chih, « La zâwiya en Égypte à l’époque moderne (xvie-xviiie siècle) : signe de la présence des saints ? »,
dans N. Amri, et D. Gril (éd.), Saint et sainteté dans le christianisme et l’islam : le regard des sciences de l’homme,
Maisonneuve et Larose, Paris, 2007, p. 313-325.
147.  B. von Schlegell, Sufism in the Ottoman Arab World, op. cit., p. 81.
148.  Remarque convergente de Julia Gonnella pour les zâwiyas d’Alep dans les années 1990 : dans la conscience
collective, ce sont les zâwiyas et pas les confréries à proprement parler, qui jouent un rôle, cf. J. Gonnella, Islamische
Heiligenverehrung im urbanen Kontext am Beispiel von Aleppo (Syrien), Klaus Schwarz Verlag, Berlin, 1994,
p. 84-85.
34 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

fidèles à l’esprit de leur maître. Entretenues par les habous (l’équivalent des waqfs ), la zakât,
les dons en argent ou en nature, les zâwiyas kabyles étaient donc, autant que les mosquées,
des centres d’enseignement 149.

Les tekkes
D’une région à l’autre du monde musulman, d’une ville à l’autre, les lieux soufis pouvaient
être différents par la taille, plus rarement par les fonctions. Les tekkes ou takkiyas ottomanes
dont nous parlent les sources, pour l’Anatolie ou la Syrie, ont été plus considérables, au
moins par les dimensions et par l’organisation qu’imposait l’animation de la capitale ou, au
contraire, l’isolement des plateaux anatoliens. À Damas, la fameuse takkiyya Sulaymaniyya,
bâtie sur le modèle turc-ottoman, a peu à voir avec une zâwiya égyptienne 150. La littéra-
ture secondaire a abondamment décrit l’architecture et le plan de ces tekkes où vivaient les
derviches, avec leurs cours, leurs réfectoires, leurs cuisines, éventuellement leur salle de
danse 151. Les tekkes pouvaient être aussi des lieux de passage et de réunion où peu de soufis
habitaient à demeure, mais où logeaient les voyageurs et les pèlerins. Un trait dominant
du soufisme est en effet l’hospitalité offerte aux visiteurs, preuve de la baraka du cheikh
et de ses fuqarâ’, qui se mettent au service de ces soufis de passage. Les soupes organisées
par les cuisines soufies et entretenues par les revenus des waqfs nourrissaient chaque jour
de nombreux visiteurs, pauvres, voyageurs, errants.

L’historiographie habituelle des provinces turques ottomanes tend à montrer une certaine
dissociation entre tekkes et medreses – dissociation qui se serait produite au xviie siècle –
dans la formation, jusque-là conjointe, des cheikhs soufis et des ulémas. Cette dissociation
entre institutions a conduit des spécialistes à proposer pour l’islam turc une distinction
entre l’islam officiel des ulémas, celui des soufis, celui des simples populations d’Anatolie et
enfin l’islam des philosophes 152. L’héritage imposant de Fuat Köprülü, repris par ­Abdulbaki
Gölpinarli ou Irène Mélikoff, et les enjeux historiographiques propres à la Turquie contem-

149.  M. Si Youcef, « L’organisation de l’enseignement en pays Zouaoua (Kabylie) dans la Régence d’Alger à l’époque
ottomane », dans Revue d’histoire maghrébine, 59-60, 1990, tome 3, « La vie intellectuelle dans les provinces arabes
à l’époque ottomane », p. 198-200.
150.  A. Al-Rihawi et E.E. Ouechek, « Les deux takiyya de Damas : la takiyya et la madrasa Sulaymaniyya du Marg
et la Takiyya as-Salimiyya de Salihiyya », Bulletin des études orientales, XXVIII, p. 217-226.
151.  R. Lifchez (éd.), The Dervish Lodge. Architecture, Art and Sufism in Ottoman Turkey, Berkeley, 1992. M. Baha
Tanman, « Ottoman Architecture and the Sufi Orders : Dervish Lodges », dans A.Y. Ocak, Sufism and Sufis in
Ottoman Society, p. 317-381 et id., « The Position of the Tekkes in Ottoman Cities and Urban Districts : the Istanbul
Example », ibid., p. 383-386.
152.  T. Zarcone, La Turquie moderne et l’islam, Flammarion, 2004, p. 45-69. A.Y. Ocak, « Islam in the Ottoman
Empire : a Sociological Framework for a New Interpretation », dans K.H. Karpat et R.W. Zens (éd.), Ottoman
Borderlands. Issues, Personalities and political Changes, Madison University of Wisconsin Press, 2003, p. 183-197.
Introduction 35

poraine n’ont sans doute pas facilité une juste appréciation des réalités ottomanes 153. Si
notre propos ne porte ici que sur l’Égypte, et dans une moindre mesure sur les provinces
arabes, il faudra sans doute réexaminer cette typologie pédagogique en fonction des résul-
tats obtenus pour l’Égypte ottomane : un soufisme largement diffusé dans des institutions
et des lieux que l’on peine à distinguer réellement les uns des autres.

La ˁIlmiye et Al-Azhar
Une institution religieuse spécifiquement ottomane est la célèbre ˁilmiye. Elle a fait l’objet
de nombreuses études, aussi nous limiterons-nous ici à une brève présentation 154. Cette
hiérarchie d’ulémas dominée par le cheikh al-islam se développe comme une administration
d’État et va jusqu’à former une aristocratie d’ulémas, presque un système de caste, au
xviiie siècle – après avoir connu une période plus fragile et moins organisée au xviie siècle.
Au sommet de la hiérarchie, domine le cheikh al-islam, puis viennent les deux qâdî �askar (les
qâdîs de l’armée). En dessous, les juges des grandes villes impériales, suivis par les professeurs
des medreses d’Istanbul, et enfin, au bas de l’échelle, le vivier des petits professeurs, juges et
muftis des villes de province. Formés à l’écart de cette hiérarchie et de ce cursus honorum qui
culmine à Istanbul, les sermonnaires (wâ�iz, pl. wuˁˁâz, à distinguer des prédicateurs, khatîb)
ont leur propre formation. Dans la sous-hiérarchie des petits ulémas (au sens sociologique)
situés à la base de cette pyramide, imams de mosquées, khatîbs, muezzins et petit personnel
domestique, les sermonnaires ne sont pas pleinement considérés comme des ulémas au sens
de l’époque, puisqu’ils n’ont pas achevé leur cursus à la medrese et que leur itinéraire n’est pas
centré sur Istanbul, devenu en principe le but et l’ambition des ulémas de quelque envergure.
C’est dans ce milieu parallèle d’exclus de la ˁilmiye que naît le mouvement des Qâdîzâdelis.

L’institution de la ˁilmiye n’est pas sans incidence sur la vie religieuse des provinces :
des ulémas arabes, notamment syriens, vont en effet être tentés par l’appel d’Istanbul et
de l’école juridique (madhhab) hanafite 155. L’examen montre le maintien d’une certaine

153.  Sur l’œuvre fondatrice de Fuat Köprülü (Turk Edebiyatinda Ilk Mutasavviflar, 1918), sur le lien qu’il établit
entre islam, soufisme populaire et identité turque et sur la façon dont ces idées ont durablement perduré dans
l’historiographie turque du soufisme, cf. A.T. Karamustafa, « Origins of Anatolian Sufism », dans A.Y. Ocak (éd.),
Sufism and Sufis in Ottoman Society, Türk Tarih Kurumu, Ankara, 2005, p. 65-95. Parmi les successeurs de Köprülü,
citons Abdulbaki Gölpinarli, Melâmilik ve Melâmîler, Istanbul, 1931, et Irène Melikoff, Sur les traces du soufisme
turc : recherches sur l’islam populaire en Anatolie, Isis, Istanbul, 1992.
154.  Sur la ˁilmiye, voir avant tout M. Zilfi, The Politics of Piety. The Ottoman Ulema in the Postclassical Age (1600-1800),
Minneapolis, Bibliotheca Islamica 1988 et R.C. Repp, The Mufti of Istanbul : A Study in the Developement of a Learned
Hierarchy, Ithaca, Londres, 1999. Synthèses en français de N. Clayer, « L’autorité religieuse dans l’Empire ottoman
sous le contrôle de l’État ? », Archives des sciences sociales des religions, janvier-mars 2004, p. 125 sq. ; et G. Veinstein,
« Les Ottomans : fonctionnarisation des clercs, cléricalisation de l’État ? », in D. Iognat-Prat et G. Veinstein (éds),
Histoire des hommes de Dieu dans l’islam et le christianisme, Flammarion, Paris, 2003, p. 179-202.
155.  M. Zilfi, The Politics of Piety, op. cit.
36 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

spécificité égyptienne : calés sur leur madhhab shafi�ite ou malékite, même s’ils étudient
dans les différents madhhabs, adossés à al-Azhar et à son indépendance, les ulémas égyp-
tiens ne participent qu’assez peu au système de fonctionnariat religieux mis en place par les
Ottomans – système qui tente bien davantage les ulémas syriens. Peu d’Égyptiens avaient
besoin d’aller à Istanbul puisqu’il y avait largement matière à faire carrière sur place, et
notamment à al-Azhar.

Al-Azhar, fondée en 970 par les Fatimides, ne devient le lieu le plus prestigieux pour
l’enseignement musulman en Égypte qu’à l’époque ottomane, précisément, avec la dispa-
rition des madrasas de province et le déclin des autres centres d’enseignement qu’étaient
les principales mosquées cairotes. Avec son porche d’époque ottomane, ses trois minarets
des xive, xve et xvie siècles, ses coupoles, ses madrasas mameloukes, sa belle cour centrale
dont le plan et la disposition remontent au xe siècle et sa vaste salle de prière remaniée au
xviiie siècle, al-Azhar présente un mélange de styles architecturaux et d’espaces différents
qui n’en font pas la plus belle mosquée du Caire, mais qui traduisent une longue histoire.
Elle devient à l’époque ottomane le plus grand centre d’enseignement religieux du pays, ce
qu’elle n’était pas auparavant. Les provinciaux du Delta et, chose nouvelle, de Haute Égypte
affluent. Cependant, le flou continue à persister sur les raisons de cet essor, sur la naissance
d’une hiérarchie religieuse propre à l’Égypte, la mashyakhat al-Azhar, sur laquelle un travail
similaire à celui de R. Repp ou de M. Zilfi sur la ˁilmiye reste à mener. On y retrouve les
noms de célèbres cheikhs soufis khalwatî, comme le cheikh al-Hifnî (m. 1767), le cheikh
Ahmad al-Dardîr (m. 1786) et le cheikh ˁAbd Allâh al-Sharqâwî (m. 1812) : ils forment une
sorte d’aristocratie religieuse qui ne dépend pas de la ˁilmiye ottomane et dans laquelle les
formes d’accès aux postes et leur transmission, les constitutions de réseaux de clientèle sur
la base de liens familiaux, régionaux, tribaux et rituels sont encore mal connues. C’est sur
le modèle d’al-Azhar qu’une autre « université » islamique est créée au centre du Delta, à
Tantâ à la fin du xviiie siècle, consacrant, on l’a dit, le rôle du pèlerinage au tombeau de
Sayyid al-Badawî.

L’arrivée à al-Azhar d’étudiants venus du monde musulman, fondant leurs riwâqs parti-
culiers (des sortes de collèges au sens anglo-saxon), illustre l’attractivité de l’islam égyptien :
ce sont les élites locales qui fondent les riwâqs pour les étudiants égyptiens, par exemple
Ibrâhîm Katkhûdâ qui fonde celui des étudiants de Haute Égypte, les saˁîdîs, au xviiie siè-
cle 156. Les Kazdaghlis, pour leur part, fondent au xviiie siècle des riwâqs pour les étudiants
d’Inde et d’Indonésie, ce qui montre les liens commerciaux et culturels que ces notables
de l’Égypte ottomane entretenaient avec le reste du monde musulman. L’arrivée massive
à al-Azhar d’étudiants égyptiens d’origine provinciale, particulièrement les ­originaires de

156.  A. Raymond, Le Caire des Janissaires : l’apogée de la ville ottomane sous Abd al-Rahman Kathuda, Paris, 1995.
Introduction 37

Haute Égypte, implique que tout enseignement n’avait pas disparu en province, en dépit
du déclin ou de la disparition des madrasas d’antan.
L’islam d’al-Azhar est alors pleinement un islam soufi : toutes les biographies des Azha-
riens du temps le montrent à loisir et il n’est que de lire les obituaires de Jabartî où se lisent
les nisbas confrériques, où affleurent les transmissions de maître à disciple. Impossible de
dissocier ˁâlim et soufi.

Aux institutions de formation, madrasas et tekkiyas en Anatolie, zâwiyas et mosquées


en Égypte, s’ajoutent des lieux de réunion qui sont peut-être plus nombreux à l’époque
ottomane qu’auparavant. Les institutions ne sont pas tout, si tant est d’ailleurs qu’une
modeste zâwiya soit une institution. Il semble que la vie intellectuelle prenne un tour
nouveau et plus individualisé dans l’Égypte du xviiie siècle, peut-être grâce à un accès
plus aisé au livre.

Salons et cafés
Dans tout l’Empire ottoman se développe une culture de salon : ce sont les réunions
(majâlis) des maisons privées, maisons patriciennes mais aussi maisons d’une sorte de
classe moyenne, comme celles des marchands et artisans du Caire, et parfois les jardins des
notables où l’on se détend sous les ombrages en récitant de la poésie. Dans ces majâlis, on
boit volontiers du café que l’on peut aussi aller déguster au café, ce lieu de sociabilité cher
aux Ottomans où l’on écoute des chants – y compris des chants religieux – et de la poésie :
les débats parfois violents sur la licéité du café et sur celle des lieux de sociabilité partagent
les soufis eux-mêmes, lorsque, au xviie siècle, le café devient une affaire d’État. En Égypte,
la tradition légendaire va particulièrement associer la Shâdhiliyya à cette consommation
du café 157. Certains soufis vont au café, quand d’autres s’en abstiennent, comme Mustafâ
al‑Bakrî – sans pour autant condamner sa consommation 158. On fume aussi, et pas seule-
ment du tabac : le haschich est notoirement fumé depuis l’époque mamelouke par certains
soufis. Quant au tabac lui-même, introduit dans l’Empire en 1605, il suscite la polémique,
voire la répression et l’exécution des fumeurs, notamment sous Murâd IV (1623-1640).
Cafés, salons, fumoirs, jardins privés, cimetières publics : retenons que la sociabilité
du temps est variée. Celle des soufis, loin d’être toujours et exclusivement liée à la tarîqa,
ressemble à bien des égards à celle des non-soufis cultivés : on se reçoit, on dîne les uns
chez les autres, on discute de hadîth et d’adab, on demande la copie d’un texte, on récite
des poèmes ou l’on en rédige à titre de cadeau pour son hôte, on va ensemble au hammâm,
on visite une bibliothèque réputée comme celle d’Ibrâhîm al-Kûrânî (m. 1690) que ses fils

157.  É. Geoffroy, « La diffusion du café au Proche-Orient arabe par l’intermédiaire des soufis : mythe et réalité »,
dans M. Tuchscherer (éd.), Le commerce du café, Ifao, Le Caire, 2001, p. 8-10.
158.  R. Elger, Mustafâ al-Bakrî. Zur Selbstdarstellung eines syrischen Gelehrten, Sufis und Dichters des 18. Jahrhunderts, op. cit., p. 110.
38 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

font admirer à Médine à Nâbulusî venu de Damas 159. Shaˁrânî, dès le milieu du xvie siècle,
s’inquiète d’une sociabilité effervescente qui dicte une étiquette sourcilleuse et s’efforce, en
soufi scrupuleux, d’édicter des règles, tout en ménageant ces réseaux d’amitiés et d’échanges
utiles à la vie sociale du soufi, voire à son influence politique que rend nécessaire l’interces-
sion pour les humbles 160. Seyyed Hasan, un soufi stambouliote du xviie siècle, a décrit dans
son journal les visites que l’on se rend les uns aux autres dans des maisons bourgeoises où
les hommes peuvent être hébergés à l’occasion, à l’écart des lieux de sociabilité féminine 161.
C’est dire si mosquées et zâwiyas ne résument pas la vie, la transmission et l’apprentissage
même des soufis.

Le soufisme vécu et transmis : les pratiques

De l’investiture (khirqa) à la voie (tarîqa)


le rattachement au cheikh
Le soufisme au sens technique de tasawwuf est un enseignement initiatique, une pro-
gression intérieure sous la direction d’un maître 162. Or que signifiait l’initiation mystique à
l’époque ottomane ? Elle renvoyait, comme aux époques précédentes, à plusieurs niveaux et
plusieurs degrés. On connaissait différents types d’initiation suivant le milieu social, suivant
la voie, selon le maître et le disciple. Disciple qui pouvait d’ailleurs avoir ­différents maîtres
au fur et à mesure des voyages, des rencontres, des visions lui intimant de rencontrer tel ou
tel cheikh. L’investiture initiatique (khirqa) continue à se transmettre à l’époque ottomane
comme en témoignent les chaînes initiatiques de Qushshâshî au xviie siècle et de ˁUjaymî
au xviiie siècle 163. Si elle est décrite par Qushshâshî comme le transfert de l’état (hâl   ) de
perfection du maître sur le disciple, elle désigne dans les faits l’initiation de manière géné-
rale sans impliquer une discipline spirituelle précise.
Pour être suivi, le cheminement (sulûk) nécessite cependant un contact physique avec
un maître, sa fréquentation assidue, un long compagnonnage (suhba, mulâzama), et une
relation de maître à disciple fondée, pour ce dernier, sur le service et l’obéissance. Le sulûk
permet de se conformer au modèle prophétique, puisque le rôle du Prophète est joué par le
cheikh 164 : c’est ce qui justifie en dernier ressort les chaînes de transmission, l’isnâd des textes

159.  B. von Schlegell, Sufism in the Ottoman Arab World, ibid.


160.  Shaˁrânî, Tanbîh al-mughtarrîn awâkhir al-qarn al-ˁâshir ˁalâ mâ khalafû f îhi salafahum al-tâhir, Le Caire,
s. d. et Tanbîh al-mughaffalîn min al-fuqahâ’ wa l-fuqarâ’ ilâ shurût suhbat al-umarâ’, ms. Berlin 5624.
161.  S. Faroqhi, Subjects of the Sultan, p. 187.
162.  D. Gril, « La Voie », dans G. Veinstein et A. Popovic (éd.), Les Voies d’Allah.
163.  Cf. l’article de D. Gril dans ce recueil.
164.  D. Gril, « Le modèle prophétique du maître spirituel en islam », dans G. Filoramo (éd.), Maestro e discepolo.Temi e problemi
della direzione spirituale tra vi secolo a.c. e vii secolo d.c., Centro di alti studi in scienze religiose di Piacenza, Plaisance, 2002, p. 345-360.
Introduction 39

ou du hadîth, comme la silsila qui transmet l’initiation soufie proprement dite. Remonter à
la source, c’est remonter au Prophète. Rien de particulier, sans doute, à l’époque ottomane
dans ce modèle, si ce n’est la codification croissante des méthodes de formation des disciples.
Un important traité de Qâsim b. Salâh al-Dîn al-Khânî (1619-1697), Al-sayr wa l-sulûk,
aura beaucoup d’influence sur les soufis du xviiie siècle, comme Mustafâ al-Bakrî ou Ah-
mad al-Dardîr 165. Il décrit les étapes du cheminement initiatique et de l’âme vers l’union
mystique, avec ses facultés de dévoilement spirituel (kashf    ) et d’inspiration (ilhâm). On
retrouve les grands thèmes du soufisme médiéval, avec cette insistance sur le lien entre
soufisme et purification morale : Qushshâshî et autres auteurs y insistent. Être soufi, c’est
ne pas médire, ne pas juger, suivre la voie d’amour, suivre les règles d’adab, l’étiquette
observée par les soufis : en somme, comme au Moyen Âge.

Chaînes et certificats de transmission (isnâds et ijâzas)


Dans ces rencontres, sont délivrées des ijâzas, en principe un certificat attestant que
l’étudiant a suivi tel enseignement et entendu, de la bouche du maître, tel texte qu’il est
alors autorisé à transmettre. Que signifient au juste ces ijâzas à l’époque ottomane, à un
moment où elles se multiplient ? Barbara von Schlegell a justement posé la question de
leur sens dès lors qu’elles ne correspondent pas toujours à un vrai lien de maître à disciple,
à un vrai compagnonnage (suhba) 166. Un élève peut d’ailleurs suivre les cours d’un maître,
y compris sur des textes soufis, sans devenir son disciple pour autant. De même, un soufi
peut être initié dans une confrérie sans que cela entraîne pour lui quelque obligation ou
particularité : comme l’avait justement remarqué Michael Winter, Shaˁrânî, initié à vingt-six
confréries, est plutôt un shâdhilî par le genre de ses écrits, et fondamentalement un ahmadî
par la piété. Un soufi peut être proche d’une confrérie dont il n’est même pas reconnu – par
les textes du moins – comme membre : Muhammad al-Dandakji (m. 1718) 167, à Damas, est
proche des Shâdhilîs sans appartenir apparemment à la confrérie elle-même, sur laquelle il
écrivit pourtant des Tabaqât shâdhiliyya. Enfin, un disciple peut avoir un lien très fort avec
son maître, qui apparaît dans les visions et guide sa vie, sans appartenir pour autant à une
tarîqa particulière. Parfois, de toutes les confréries que le soufi aura fréquentées, une seule
aura finalement marqué son sulûk. Si un disciple peut recevoir plusieurs initiations dans
plusieurs voies, il n’a jamais qu’un seul maître pour le sulûk, à l’époque ottomane : c’est ce
qu’affirme du moins al-Qushshâshî. Dans les nisbas confrériques, telles qu’elles apparaissent
par exemple dans les biographies de Muhibbî, on n’en retient guère qu’une ou deux – qui
ne correspondent pas toujours à la façon dont le soufi en question se présentait. La voie

165.  B. Radtke, « Sufism in the 18th Century : An Attempt at a Provisional Apparaisal », Die Welt des Islams, 36, 3,
1996, p. 330-331.
166.  B. von Schlegell, Sufism in the Ottoman Arab World, p. 53.
167.  B. von Schlegell, Sufism in the Ottoman Arab World, p. 60.
40 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

que l’on choisissait lors de ses études ou à l’occasion de la rencontre d’un cheikh n’était
pas nécessairement celle dont on héritait par sa famille et que l’on allait, de toute façon,
reconduire. Le cheikh alépin Muhammad b. ˁUmar al-Rifâˁî (m. 1804-1805) conduisait le
dhikr qâdirî avant d’être initié dans la Rifâˁiyya parce que c’était la voie de ses ancêtres, et
avant d’être reçu dans la Shâdhiliyya : le nom de relation (nisba ) confrérique resté attaché
à son nom est ici surtout une marque généalogique, un nasab 168. Certains de ses collègues
alépins menaient des dhikrs différents (rifâˁî et qâdirî, par exemple) dans la même zâwiya.
Nâbulusî utilise la nisba al-Qâdirî dans ses écrits soufis et appelle ˁAbd al-Qâdir al-Jîlânî
(m. 1166), le fondateur de la Qâdiriyya, « mon cheikh par ijâza, pacte initiatique (ˁahd  ) et
parenté spirituelle (ubuwa rûhâniya) » alors qu’il n’a par ailleurs aucun sulûk dans cet ordre.
Il lui aura suffi d’aller à Hamâ recueillir l’héritage et même les reliques de Bayt al-Jîlânî 169.
La transmission de la baraka ne passe pas toujours par l’itinéraire long et patient de la
progression sur la voie : il existe aussi des silsilât al-tabarruk, chaînes de bénédiction accu-
mulées. Le cumul de la fréquentation des maîtres, chacun transmettant un texte, compli­
que encore les choses. Et les « affiliations transversales », selon l’expression proposée par
Richard McGregor, semblent une caractéristique du soufisme ottoman, lorsque des
cheikhs éminents de silsilas différentes échangent ainsi entre eux des sortes d’alliances
spirituelles qui peuvent avoir des répercussions politiques 170. Bref, la faveur des chaînes de
transmission et des affiliations à l’époque ottomane se solde par une accumulation d’ijâzas
dont un soufi éminent comme le Kurde Ibrâhîm al-Kûrânî met quarante pages à faire la
liste 171.

Caractéristique ottomane, sans nul doute, que cette prolifération d’ijâzas de confréries,
et qui suffit à illustrer à quel point les tarîqas ottomanes étaient loin d’être ces institutions
structurées et hiérarchisées que l’on a trop souvent décrites. Pour des confréries organisées
comme la Mevleviyya ou la Bektashiyya, combien de groupes aux liens assez flous. C’est à
l’époque ottomane que, sur le modèle des ijâzas accumulées par les ulémas, les soufis eux-
mêmes, dans un souci récapitulatif, commencent à faire des listes de chaînes de transmission
mystique à l’intérieur des voies et à les classer. Livres de khirqa, listes d’ijâzas, dictionnaires :
l’ouvrage de ˁUjaymî présenté par Denis Gril dans ce volume propose récapitulations et
synthèses, sur le modèle de la transmission du hadîth.

168.  J. Gonnella, Islamische Heiligenverehrung, op. cit., p. 89.


169.  Z. Khenchelaoui et T. Zarcone, « La famille Jîlânî de Hamâ – Syrie (Bayt al-Jîlânî) », dans The Qadiriyya
Order, Journal of the History of Sufism, Volume 1-2, 2000, p. 68.
170.  R. McGregor, « Is this the end of Medieval Sufism ? Strategies of Transversal Affiliation in Ottoman Egypt »,
dans ce recueil.
171.  I. al-Kûrânî, Al-Amam li-îqâz al-Himam, imprimé à Hayderabad, Dâ’irat al-maˁârif al-nizâmiyya, 1910.
Introduction 41

D’autres figures de saints, d’autres expériences mystiques


Il faudrait en venir à tous les soufis – de loin les plus nombreux – qui ne sont ni des
savants ni des lettrés (udabâ’  ), même s’ils participent nécessairement en partie à cette
science religieuse et à cette culture (adab ). Qui étaient au juste ces saints de la campagne
égyptienne que nos archives laconiques – par exemple les registres des rizaq ihbâsiyya – se
contentent d’appeler al-Ahmadî, al-Rifâˁî ou al-Burhâmî ? D’eux, nous ne savons pas grand-
chose : un ancrage très local, le nom d’une zâwiya, l’entourage d’une famille héritière de la
baraka et de la gestion des rizaq. C’est dire la limite des dictionnaires biographiques qui
ne retiennent que les soufis d’une certaine envergure, et notamment ceux qui ont écrit,
qui dénombrent les confréries venues avec les conquérants turcs et dont l’emprise sur la
population égyptienne reste finalement limitée au Caire. Se lancerait-on dans une véritable
géographie religieuse de l’Égypte rurale, avec une tentative d’archéologie des mosquées et
zâwiyas, que l’on obtiendrait un autre tableau où continuent à dominer les grandes confré-
ries de l’époque mamelouke : Ahmadiyya, Rifâˁiyya, Burhâmiyya, un peu de Qâdiriyya
et de Shâdhiliyya, avec un essor spécifiquement ottoman (du xviiie siècle) de la Khalwa-
tiyya. Il y a là, sans doute, des mondes différents dont le plus important en nombre reste
à explorer ; mais jamais il n’y eut, en tout cas, de mondes hermétiques les uns aux autres :
l’Ahmadiyya est représentée par des grands noms de la littérature ottomane, comme ˁAlî
al-Halabî (m. 1635) ou par des savants comme Ahmad al-Suhaymî (m. 1633-1634), profes-
seur à al-Azhar et soufi vénéré qui se fait enterrer à Sirsinâ, dans le Delta central, donnant
une ampleur inédite au pèlerinage local des martyrs (les Shuhadâ’    ). À l’inverse, de grands
soufis cosmopolites du Caire comme Murtadâ al-Zabîdî nouent des liens étroits avec ces
familles soufies du Delta dont Stefan Reichmuth constate pour l’époque ottomane, après
Carl Petry pour l’époque mamelouke, la singulière abondance 172.

Au sens général de spiritualité musulmane et de mystique, le soufisme ne se limite


pas à la culture soufie, aux techniques du tasawwuf ou aux noms des grandes confréries
égyptiennes. Il correspond aussi à des expériences mystiques profondes, parfois violentes.
Le jadhb, l’arrachement auprès de Dieu, peut transformer en ravi (majdhûb ) un savant
pondéré : c’est le cas du cheikh Arslân Dâda (m. 1638-1639), représentant du qâdî à Alep
avant de devenir majdhûb 173. Un majdhûb peut jouir de la plus haute considération, y
compris celle de saints socialement mieux assis et des puissants du jour : ˁAbd al-Qâdir
al-Dashtûtî (m. 1518) qui meurt à l’orée de l’occupation ottomane et dont les funérailles
sont célébrées en grande pompe en est un parfait exemple 174. Quant à la transmission entre

172.  S. Reichmuth, « Murtadâ al-Zabîdî (d. 1791) and his Role in 18th Century Sufism », dans ce recueil.
173.  Plusieurs exemples alépins dans J. Gonnella, Islamische Heiligenverehrung, op. cit., p. 65.
174.  J.-Cl. Garcin, « Deux saints populaires du Caire au début du xvie siècle », BEO 29, 1977, p. 131-143, et A. Sabra,
« Household Sufism in Sixteenth Century Egypt : the Rise of al-Sâda al-Bakriyya », dans ce recueil.
42 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

maître et disciple, dont on a vu l’importance répercutée dans les ijâzas, elle n’est pas une
règle absolue : il reste toujours, à l’époque ottomane comme aux époques précédentes, des
soufis uwaysîs qui estiment devoir le meilleur ou la totalité de leur initiation au Prophète
ou à un maître absent, voire défunt, avec lequel ils communiquent en mode subtil 175 :
Qushshâshî ne proclame-t-il pas un isnâd uwaysî par rapport à Ibn ˁArabî ? Enfin, les
expériences peuvent varier : au cours d’une même vie, un soufi aura pu connaître aussi
bien un jadhb, un sulûk, une initiation uwaysî et plusieurs maîtres réellement fréquentés.
À ces expériences s’ajoute le rôle peut-être de plus en plus important des livres : ceux-ci
ne sauraient remplacer les maîtres, même si Nâbulusî proclame cette identification, mais
l’abondance de copies que connaît l’époque ottomane montre leur rôle croissant dans la
formation des disciples.

Décidément, la tarîqa est loin de résumer les expériences des soufis du temps. Ce qui
invite à réfléchir en retour sur ce que signifient réellement les tarîqas à l’époque ottomane.
Si certaines confréries sont organisées et hiérarchisées comme la Mevleviyya qui a son
centre à Konya mais qui ne compte guère de disciples égyptiens, d’autres sont des nébu-
leuses de confréries familiales comme l’Ahmadiyya que fédère une même allégeance au
mausolée de Badawî – dont les fonds et le pèlerinage sont contrôlés à l’époque ottomane
par la Shinnâwiyya. C’est avant tout du côté dévotionnel qu’il faut situer la diversité des
répartitions et affiliations confrériques.

Les rituels  soufis


Dhikr, concert spirituel (samâʿ) et retraite (khalwa)
Au quotidien, être soufi, c’est souvent faire le dhikr 176. Cette mémorisation du nom
de Dieu, selon des techniques propres à chaque confrérie, se fait dans les mosquées plus
souvent encore que dans les zâwiyas : réunions régulières, souvent hebdomadaires, parfois
sans exclusive, mais parfois aussi réunions plus sectaires où chaque confrérie se définit en
concurrence avec ses pareilles, avec ses singularités et ses petites habitudes, ses bannières,
ses couleurs. On y récite les litanies et oraisons (awrâd et ahzâb) propres à chaque confrérie,
mais pas nécessairement exclusives, d’après des textes composites en général attribués au
fondateur de la confrérie. Puis on y pratique la gestuelle propre à chaque confrérie, sorte
de danse rythmée par les tambours, la musique et les chants. Il n’est cependant pas sûr
que tous les cheikhs organisaient des dhikrs : plusieurs d’entre eux sont restés des maîtres
discrets dont l’enseignement se fait dans le recueillement et la relation privilégiée, sans
réunion de dhikr.

175.  J. Baldwick, « Uwaysiyya », EI2, X, 2002, p. 1035-1036.


176.  L. Gardet, « Dhikr », EI2, II, p. 223-226.
Introduction 43

Presque aussi important que le dhikr et lui étant étroitement associé, le samâˁ ou concert
mystique est également un héritage du soufisme médiéval. Toujours débattu, il est au centre
des polémiques contre la musique et la danse. Le samâʿ est en effet souvent accompagné
d’une gestuelle particulière : danse des derviches tourneurs ou oscillations caractéristiques
du corps chez la plupart des autres confréries. Célébré dans les zâwiyas comme dans les
mosquées ou sur les tombes des saints, il est l’occasion de chanter les beaux poèmes soufis
du passé comme ceux dont l’époque est si féconde. Ardemment pourfendu, ardemment
défendu, le samâʿ est condamné en 1666 dans l’Empire : une interdiction qui ne semble
avoir rien changé aux habitudes des soufis égyptiens.
Une autre pratique soufie est la khalwa (retraite dans une cellule) qui donne son nom à
la Khalwatiyya, en plein développement à l’époque ottomane, particulièrement en Haute
Égypte où elle reste jusqu’à aujourd’hui l’une des confréries les mieux représentées. L’une
de ses branches, la Damardâshiyya installée au Caire, l’organisait encore en 1990 autour
d’une vaste cour centrale où donne un grand nombre de cellules, là où les soufis qui en sont
dignes passent la retraite – jadis de quarante jours, aujourd’hui de quelques jours seulement :
au terme de cette retraite, une fois la nuit tombée, le cheikh frappe à la porte de chaque
cellule pour en faire sortir le disciple vêtu de blanc et porteur d’un cierge, avant que tous
ne se réunissent pour une procession 177. Un cheikh soufi comme Ahmad al-Sâwî (m. 1825)
raconte comment il pratiqua à plusieurs reprises la khalwa dans la takkiyya ­Damardâshiyya,
avec d’autres cheikhs, et après son initiation dans cette confrérie 178. Coutume que ni l’ar-
chitecture, ni l’organisation n’ont laissé se développer au même degré dans les branches
égyptiennes de la Khalwatiyya. La khalwa qui fait souvent partie de l’apprentissage du
disciple, quelle que soit sa voie, est liée au dhikr individuel. Mais quand de nombreux
cheikhs soufis ou lettrés ottomans parlent de khalwa, il s’agit souvent davantage d’une
retraite spirituelle métaphorique, assortie d’un dégoût du monde : l’équilibre difficile entre
la sérénité de la retraite et la formation des nombreux disciples qui peuplent la zâwiya,
entre les nécessaires relations avec les puissants et le refus de leur fréquentation a dû être
l’un des soucis dominants des cheikhs ottomans.

Visites pieuses et pèlerinages


Un soufi était aussi quelqu’un qui pratiquait le culte des saints et les visites aux tom-
bes – à vrai dire comme tout le monde à l’époque ottomane. Pour un soufi, ces visites et
ces pèlerinages étaient bien sûr liés à l’initiation et au rapport entretenu avec les maîtres
défunts. Mais il y avait aussi les visites hebdomadaires, parfois quotidiennes, aux tombes de
familles, avec lectures du Coran, ou encore les nuits que l’on passait à dormir au cimetière

177.  C. Mayeur-Jaouen, Pèlerinages d’Égypte. Histoire de la piété copte et musulmane, xv e-xx e siècles, Éditions de
l’Ehess, Paris, 2005, p. 213.
178.  A. al-Sâwî, Al-Nûr al-wuddâ, Le Caire, 1348/1929, p. 38.
44 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

par piété, dans l’attente d’un rêve ou d’une vision. De nombreux waqfs prescrivaient la
récitation régulière du Coran sur les tombes. C’est dire si les cimetières et les mausolées
étaient fréquentés comme des lieux publics. Souvent, dans les écrits soufis, on passe sous
silence à moins que l’on ne critique, un peu par habitude, la présence des femmes et les
pique-niques organisés au milieu des tombes, mais le succès de ces visites pieuses est gé-
néral. Elles s’adressent aussi à des sources et des arbres sacrés, à des grottes généralement
associées à des saints ou, en Syrie, à des prophètes. On ne peut se faire une idée juste non
seulement du soufisme ottoman, mais plus généralement de l’islam ottoman, sans imaginer
ces pèlerinages incessants et répétés qui rythmaient la vie quotidienne et les voyages, la
semaine et l’année 179. C’est ce que montre la lecture d’Evliya Çelebi qui, sans être soufi ni
rattaché à une tarîqa particulière, rendait systématiquement visite aux saints vivants et aux
mausolées de saints. Voyageait-on que l’on se transformait en pèlerin assidu 180.

Tous, soufis ou non, participent non seulement aux visites pieuses, quotidiennes ou
hebdomadaires, mais aussi aux pèlerinages annuels alors florissants dans tout l’Empire
ottoman : mawâlid égyptiens, hérités de l’époque mamelouke, qui deviennent parfois de
grandes foires commerciales à l’époque ottomane 181, mawâsim comparables en Syrie et en
Palestine et dont les Fadâ’il al-Shâm portent la marque 182. C’est dire si le culte des tombes
et le culte des saints, imprégnés de soufisme, dominaient la vie quotidienne des musulmans
de l’Empire ottoman. Birgivî lui-même, le maître à penser des Qâdîzâdelis, reconnaissait
l’intercession des saints et leurs miracles, même s’il souhaitait que le culte des saints restât
dans les limites d’une sharîˁa fort défiante de l’ésotérisme.

Il est possible – comme le laisse généralement penser l’historiographie spécialisée – que


le monde turc plus étroitement soumis à l’État ottoman ait connu plus tôt des formes
de soufisme plus organisées et plus étroitement attachées au monde des tekkes, ou des
tarîqas mieux caractérisées. Pour l’Égypte du moins, le soufisme ne saurait être lié ni à un
lieu précis, comme on l’a dit précédemment, ni même à une organisation particulière : le
soufisme égyptien n’est ni exclusivement le monde des tarîqas, ni celui des zâwiyas, il est
d’abord celui de la transmission de maître à disciple, du dhikr, de la baraka, des visites
pieuses et des pèlerinages festifs. Constatons la fluidité d’un enseignement et d’une culture
qu’il faut comprendre en passant d’abord par les individus et par les pratiques, ensuite en
s’intéressant aux débats doctrinaux du temps.

179.  Sur les pèlerinages au Bilâd al-Shâm à l’époque ottomane, cf. G. Anabsi, « Popular Beliefs as Reflected in
Merits of Palestine and Syria (Fadâ’il al-Shâm) Literature », Journal of Islamic Studies, 19/1, 2008, p. 59-70.
180.  Nâbulusî raconte, dans sa Al-Hadrat al-unsiyya f î ’l-rihla al-qudsiyya, Beyrouth, 1990, comment il visite 128
tombeaux en 45 jours, c’est-à-dire une tombe tous les deux kilomètres. Nous remercions Michel Chodkiewicz
pour cette remarque.
181.  C. Mayeur-Jaouen, Pèlerinages d’Égypte, op. cit.
182.  G. Anabsi, « Popular Beliefs as Reflected in Merits of Palestine and Syria (Fadâ’il al-Shâm) Literature », op. cit.
Introduction 45


Débats doctrinaux du soufisme ottoman

L’influence d’Ibn ˁArabî


L’influence d’Ibn ˁArabî à l’époque ottomane est considérable : il est reconnu par la
dynastie ottomane qui lui fait construire une mosquée et un mausolée 183, et par une fatwa
attribuée à Kamal Pashazâde (m. 1534), alors qâdî �askar et plus tard cheikh al-islam, qui
proclame l’interdiction officielle de diffamer Ibn ˁArabî dans l’Empire ottoman. Le sultan
Selim Ier fait même écrire au cheikh Makkî, un théologien mecquois, une apologie officielle
d’Ibn ˁArabî. Le cheikh al-akbar est lu à l’époque ottomane sans doute bien davantage
qu’auparavant, et dans tout l’Empire 184. La question n’est pas tant de savoir si Ibn ˁArabî a
été vraiment compris ou non, que de constater l’ampleur des débats qui sont consacrés à son
influence, et des œuvres qui portent sur lui. S’il est lu dans les provinces arabes, l’Anatolie
peut se prévaloir d’avoir véhiculé son œuvre à travers son disciple et gendre Sadr al-dîn
al-Qunâwî (m. 1274), tandis que Konya d’où est diffusée l’œuvre de Rûmî fait office de
centre mystique important. À l’époque ottomane, on lie en effet l’influence d’Ibn ˁArabî
à celle de Rûmî, comme c’est le cas pour Anqaravî qui lit chacun des auteurs à la lumière
de l’autre. En Égypte, en lieu et place de Rûmî, ce sont les poèmes mystiques d’Ibn Fârid
qui sont mêlés à l’influence d’Ibn ˁArabî et qui dominent le patrimoine musical des dhikrs.
Au xvie siècle, Shaˁrânî rédige plusieurs livres dont le Kibrît al-Ahmar et les al-Yawâqît
wa al-Jawâhir « qui ouvriront à d’innombrables lecteurs un accès à l’enseignement d’Ibn
ˁArabî 185 ». Au xviie siècle à Médine, Ahmad al-Qushshâshî que Muhibbî qualifie d’apolo-
giste de la doctrine de l’unicité de l’être (min al-qâ’ilîn bi-wahdat al-wujûd  ), joue un rôle
important comme vecteur de la doctrine akbarienne par ses écrits et par ses disciples. Au
début du xviiie siècle, Nâbulusî qui se considérait comme le « fils » d’Ibn ˁArabî a consa-
cré dix œuvres au moins au cheikh al-akbar et a même correspondu à son sujet avec le
patriarche d’Antioche, Athanase Dabbâs (m. 1724) 186. Il est vrai que Nâbulusî soutenait,
dans un opuscule polémique, l’opinion d’Ibn ˁArabî qu’il se pouvait que Dieu n’envoyât
pas en enfer les dhimmî puisque ceux-ci, en se soumettant au tribut, reconnaissaient la
validité de la sharî�a 187.

183.  M. Chodkiewicz, « La réception de la doctrine d’Ibn ˁArabî dans le monde ottoman », dans A.Y. Ocak (éd.),
Sufism and Sufis in Ottoman Society, op. cit., p. 97-120. R. Atlagh, « Paradoxes d’un mausolée », dans M.A. Amir-Moezzi,
Lieux d’islam, Autrement, Paris, 1996, p. 132-153.
184.  Pour son influence à l’époque médiévale, cf. A. Knysh, Ibn Arabî in the Later Islamic Tradition. The Making
of a Polemical Image in Medieval Image, State University of New York Press, 1999.
185.  M. Chodkiewicz, « La réception de la doctrine d’Ibn ˁArabî dans le monde ottoman », op. cit., p. 107.
186.  B. Aladdin, « Deux fatwas », BEO, 1987-1988, p. 1-37.
187.  S. Pagani, Il rinnovamento, p. 22-23.
46 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

Saints et sainteté : hagiologie et généalogie


Soufisme et sainteté sont indissolublement liés, et l’initiation spirituelle est un accès à
la sainteté dont les différents degrés et la hiérarchie ont été systématisés par Ibn ˁArabî 188.
L’autorité des saints, le recours à leur intercession, leur héritage des prophètes et de la sainteté
muhammadienne : ces aspects essentiels sont relus à l’époque ottomane à la lumière d’Ibn
ˁArabî qui dicte les grandes lignes de l’hagiologie soufie. Cette hagiologie se maintient dans
les textes hagiographiques, y compris lorsque la généalogie s’y fait envahissante, comme
dans le Fath al-ˁalîm de Tâjûrî (m. 1726) consacré à son arrière-grand-père ˁAbd al-Salâm
al-Asmar (m. 1573) 189. Le terme de Pôle (qutb) est partout revendiqué.
Quant aux saints, l’époque ottomane continue à en voir naître beaucoup et de toutes
sortes. Constatons que l’Égypte n’est guère affectée par l’arrivée des dedes bektachis, des
mouvements kizilbash (alévis) ou même des qalandars. Elle continue à produire en abon-
dance des ravis en Dieu ou des savants soufis, en somme ses deux spécialités – des spécialités
étroitement liées, contrairement aux apparences – depuis le xve siècle.
Le phénomène de sainteté héréditaire, apparu déjà à l’époque mamelouke, s’implante
durablement à l’époque ottomane au point de devenir la loi commune : en Égypte, des
grandes familles de cheikhs soufis comme celles des cheikhs Bakrî étudiés par Adam Sabra
ou des Wafâ étudiés par Richard McGregor sont issues de l’époque mamelouke. L’ordre
familial des Wafâ durera jusqu’en 1906, avant d’être absorbé par celui des Bakrî 190. Ce sont
de véritables « maisons » (bayt, un mot auquel correspond assez bien l’anglais household  ),
assez similaires aux « maisons » mameloukes, et auxquelles s’identifie dès lors la transmission
initiatique. Adam Sabra conclut, à propos des Bakrî, que leur appartenance à un bayt im-
portait davantage qu’une identification confrérique (dans leur cas, shâdhilî ) : c’est vrai aussi
de beaucoup des lignages du Delta égyptien dont les écrits de Murtadâ al-Zabîdî montrent
l’importance. On a déjà évoqué le rôle des cheikhs Shinnâwî, de spiritualité ahmadî, pré-
sents au Caire comme à Tantâ et jusqu’à La Mecque. Dans la campagne égyptienne, les
descendants du cheikh (awlâd al-shaykh ) qui tiennent les zâwiyas peuvent n’être que les
disciples du cheikh, mais ils sont en général aussi ses descendants. À Tripoli ou à Tunis, on
retrouve ce terme d’awlâd al-shaykh – en réalité une tribu, comme le sont souvent au Maroc
ou dans la régence d’Alger les familles saintes qui tiennent les grandes zâwiyas 191. En Asie
centrale, à la même époque, les khwâjas et les ishâns présentent une autre forme de sainteté

188.  M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, op. cit.


189.  Cf. l’article de N. Amri, « Du saint fondateur à la tarîqa », dans ce recueil.
190.  Cf. l’article de R. McGregor, « Is this the end of Medieval Sufism ? Strategies of Transversal Affiliation in
Ottoman Egypt » et surtout A. Sabra, « Household Sufism in Sixteenth-Century Egypt : the Rise of al-Sada al-
Bakriya », dans ce recueil.
191.  Sur la sainteté héréditaire au Maghreb, parmi de très nombreux travaux, citons J. Berque, L’intérieur du
Maghreb xv e-xix e siècles, NRF, Gallimard, Paris, 1978 et P. Pascon, La maison d’Iligh et l’histoire sociale du Tazerwalt,
Rabat, 1984.
Introduction 47

héréditaire qui va jusqu’à créer une dynastie et un État soufis 192. Partout, l’endogamie des
grandes familles soufies, mais aussi le mariage du disciple avec la fille du cheikh – une
pratique que Shaˁrânî déconseillait pourtant formellement – contribuent à mêler généa-
logie charnelle et généalogie spirituelle : le noyau de la tarîqa est aussi un lignage, surtout
quand des terres et des biens waqfs y sont liés. Mais il arrive qu’une savante politique de
mariages exogamiques entre fils et filles des confréries locales complique la donne, afin de
tisser des réseaux familiaux transconfrériques 193. Enfin, des petits traités panégyriques sur
la généalogie de telle ou telle grande famille soufie deviennent communs dans Le Caire
du xviiie siècle, comme ceux que compose Murtadâ al-Zabîdî en l’honneur des Wafâ’. Les
vertus des saints, pourtant, gardent leurs droits et le soufisme à transmission héréditaire
ne résume en rien la diversité du soufisme ottoman.
Cette insistance mise sur l’hérédité, si elle ne suffit pas à faire du descendant du saint
un saint, devient nécessaire. Elle est intimement associée au culte croissant de la famille
du Prophète, et d’abord de ses descendants (les Ahl al-bayt ou Âl al-bayt  ) dont les saints
sont généralement censés descendre : la généalogie chérifienne des saints devient un topos
de l’hagiographie et la lumière muhammadienne dont ils sont pétris de génération en
génération assure leur sainteté 194. Ceux qui ne sont pas descendants du Prophète (ashrâf   )
le deviennent par alliance ou reconstituent des généalogies dont ils font faire l’éloge par
quelque affidé.
L’exubérante dévotion envers le Prophète s’étend aussi à ses ascendants : le débat sur la
religion des parents du Prophète – dont Josef Dreher rend compte dans ce volume – prend
un relief particulier dans ce contexte. Etaient-ils païens, voués au Feu, ou ne pouvait-on
voir en eux des sortes de musulmans avant la lettre, tant il paraissait sacrilège de médire
de la famille de Muhammad ? La discussion s’inscrit dans les nombreux débats suscités par
la diffusion de la pensée d’Ibn ˁArabî.

La doctrine de l’unicité de l’être


(wahdat al-wujûd ) en débat
Si l’hagiologie akbarienne semble bien intégrée dans la pensée et les pratiques de l’époque,
la doctrine de l’unicité de l’être, quant à elle, fait l’objet de débats enflammés. Ces débats
ont lieu à une période où les soufis se posent une question décisive, d’un point de vue
sociologique et historique : faut-il divulguer ou ne pas divulguer les enseignements mysti-
ques, avec quelle gradation, quel vocabulaire, et à qui ? La tendance est incontestablement à
une certaine diffusion – ou vulgarisation – de doctrines difficiles, avec la crainte constante

192.  A. Papas, Soufisme et politique entre Chine, Tibet et Turkestan, Jean Maisonneuve, Paris, 2005.
193.  J. Gonnella, Islamische Heiligenverehrung, p. 92.
194.  J. Dreher, « Une polémique à Istanbul au xviie siècle : les parents du Prophète étaient-ils musulmans ? », dans
ce recueil.
48 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

que les masses ne comprennent pas la doctrine akbarienne de l’unicité de l’être (wahdat
al-wujûd  ) et ne finissent par s’en prendre aux soufis. C’est cette divulgation publique des
enseignements ésotériques que l’on reproche à Nâbulusî. La tendance à l’explicitation
représente un changement notable par rapport aux méthodes prudentes et sélectives des
ulémas soufis shafi�ites de la fin de la période mamelouke et du début de la période otto-
mane. Voilà bien une nouveauté ottomane : à cause du rôle particulier de l’État dans les
affaires religieuses et doctrinales, à cause de l’influence turco-persane qui aura suscité un
intérêt particulier pour les aspects théoriques et philosophiques du soufisme 195, à cause
d’une probable amélioration du niveau d’instruction et de l’accès au livre, les enseignements
doctrinaux soufis se répandent.
Le Hijâz du xviie siècle fut le centre des conflits autour de la wahdat al-wujûd et de
plusieurs aspects de la doctrine d’Ibn ˁArabî. Le soufi indien Ahmad Sirhindî (m. 1624),
dans une volonté d’imposer sa supériorité spirituelle sur Ibn ˁArabî et les grands saints qui
l’ont précédé, opposait la wahdat al-shuhûd (l’unicité de la contemplation) à la wahdat
al-wujûd (l’unicité de l’être) 196. Les réactions qu’il provoqua au sein des ulémas des Lieux
saints, et spécifiquement de l’école shafi�ite médinoise, furent très vives et se propagèrent à
l’ensemble du monde musulman. Ces réactions donnèrent lieu à plusieurs écrits et fatwâs,
soit pour critiquer soit pour défendre la wahdat al-wujûd. Les allers-retours constants
entre monde malais et monde arabe, via l’Inde, sur ces débats doctrinaux eurent des im-
plications politiques importantes, comme dans le sultanat d’Aceh, à Sumatra, où Nûrud-
dîn ar-Ranîrî (m. 1658) – lui-même pourtant adepte des idées d’Ibn ˁArabî – polémiqua
contre l’interprétation d’Ibn ˁArabî par des ulémas qui l’avaient précédé : accusant Hamza
Fansûrî et Shamsuddîn de Pasai, alors défunts, d’avoir confondu le Créateur et la Créature,
il fit brûler leurs livres et décapiter quelques-uns de leurs disciples 197. Au sultanat d’Aceh
comme ailleurs, les débats doctrinaux avaient des causes et des répercussions en grande
partie politiques.

Fiqh, hadîth et tasawwuf


On a déjà eu l’occasion de souligner l’importance du xve siècle, à maints égards plus
décisif que le xvie, en ce qui concerne l’histoire du soufisme égyptien. C’est vrai aussi de
cette tradition essentielle du lien entre fiqh, hadîth et tasawwuf. Des disciples du grand
juriste shafi�ite Zakariyyâ al-Ansârî (m. 1520), Shihâb al-Dîn al-Ramlî (m. 1550) et Ibn

195.  S. Pagani, Il Rinnovamento, p. 21.


196.  A.A. Rizvi, History of Sufism in India, New Delhi, 1983 ; Y. Friedmann, Sheikh Ahmad Sirhindi, An Outline of
his Thoughts and a Study of his Image, Montréal et Londres, 1971 ; sur sa pensée mystique, cf. A. Ventura, Profezia
e santità second shaykh Ahmad Sirhindî, Cagliari, 1990 et J.G. ter Haar, Follower and Heir of the Prophet. Shaykh
Ahmad Sirhindi (1564-1624) as Mystic, Het Oasters Institut, Leyde, 1992.
197.  P. Wormser, « La rencontre de l’Inde et de l’Égypte dans la vie et l’œuvre du savant religieux d’expression
malaise Nûruddîn ar-Rânîrî (m. 1658) », dans ce recueil.
Introduction 49

Hajar al-Haytamî (m. 1566), apparaissent au début de l’époque ottomane, comme le type


même du savant qui manie à la fois savoir exotérique (notamment hadîth et fiqh) et savoir
ésotérique (le tasawwuf  ) : c’est le type du savant soufi (ˁâlim sûf î ) dont Éric Geoffroy
a montré l’importance sur la scène soufie de la fin de l’époque mamelouke et du début
de l’époque ottomane. Dans la lignée de Suyûtî (m. 1505), Ibn Hajar al-Haytamî donne
toute sa place au soufisme dans ses fatwâs 198. Le lien intime entre hadîth et tasawwuf se
concrétise dès la fin de l’époque mamelouke : pour des savants soufis comme Sakhâwî et
Suyûtî, « tradition prophétique et tradition spirituelle se réfèrent à une même réalité 199 ».
C’est cette tradition égyptienne dont héritent les ulémas des grands centres cosmopolites
arabes de l’époque ottomane. À La Mecque et Médine, on retrouve les noms de Ibn Hajar
al-ˁAsqalânî (m. 1449), Zakariyyâ al-Ansârî, Suyûtî ou Ramlî dans tous les isnâds qui pas-
sent par l’Égypte et circulent à Médine, isnâds de savants qui viennent doubler les silsilas
initiatiques. Et c’est à partir des Villes saintes que l’influence de ce soufisme égyptien ancré
dans la tradition juridique shafi�ite va s’étendre au monde asiatique 200.
La tradition sunnite a une conception pluraliste et souple de l’orthodoxie, « au point
que Shaˁrânî propose la métaphysique soufie comme fondement théologique du principe
légal de l’ikhtilâf   : le pluralisme des opinions légales et l’accumulation des interprétations
au cours du temps sont le reflet des manifestations de Dieu, qui ne peut se donner que
dans une multiplicité constamment renouvelée et la proximité avec la vérité absolue est
d’autant plus grande que l’ouverture aux différences est plus ample 201 ».
Ces rapports entre fiqh et tasawwuf sont discutés au siècle suivant par Nâbulusî qui évo-
que Ibn ˁArabî et plus généralement les livres des grands mystiques comme un corpus de
référence de l’herméneutique légale. Ses écrits, comme le montre Samuela Pagani, montrent
qu’il lutte ouvertement contre les fuqahâ’ anti-soufis du temps et plus sourdement contre
les idées des soufis sobres tels, justement, Ibn Hajar al-Haytamî qui pourfendait pour sa
part les « pseudo-soufis » de son temps 202. Nâbulusî réagissait ainsi « contre le risque que les
autorités religieuses officielles de l’Empire ottoman ne monopolisent l’interprétation de la
loi » (Samuela Pagani) : craintes fondées par l’évolution réelle des institutions ottomanes et
le rôle croissant de l’État, rébellion contre la fonctionnarisation des clercs, inquiétude devant
des anathèmes dont on ne sait trop sur quelles apparences ils risquent de se fonder.
L’adhésion aux madhhabs et leur autorité est finalement contestée par le fameux Ahmad
ibn Idrîs (m. 1837) qui prône, pour seule base des jugements légaux, le recours au Coran et

198.  É. Geoffroy, Le soufisme en Égypte et en Syrie sous des derniers Mamelouks et les premiers Ottomans. Orientations
spirituelles et enjeux culturels, Ifead, Damas, 1995, p. 149 et l’article d’É. Geoffroy dans ce volume, « Le soufisme au
verdict de la fatwâ, selon les Fatâwâ hadîthiyya d’Ibn Hajar al-Haytamî (m. 974/1567) ».
199.  É. Geoffroy, Le soufisme en Égypte et en Syrie, op. cit., p. 99.
200.  A. Azra, The Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, op. cit.
201.  S. Pagani, Il Rinnovamento, p. 24.
202.  S. Pagani, « Défendre le soufisme en des temps difficiles : ˁAbd al-Ghânî al-Nâbulusî polémiste anti-puritain »,
dans ce recueil.
50 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

à la Sunna, éclairés par l’accès direct au Prophète via la « Voie muhammadienne », al‑tarîqa
al‑muhammadiyya. L’importance du rejet des madhhabs, dans la filiation du « saint énig-
matique », ne s’affirmera pourtant pleinement qu’au xixe siècle. Au xviiie siècle, même
un soufi considéré par l’historiographie occidentale comme typiquement novateur et peu
soucieux des conventions, Nâbulusî, reste très attaché à son madhhab hanafite. À l’époque
ottomane, les soufis sont le plus souvent frottés de hadîth et de fiqh, quand ils ne sont pas
des ulémas qui étudient dans les différents madhhabs, avec différents maîtres, et n’hésitent
pas à pratiquer des formes d’ijtihâd 203.

La Tarîqa muhammadiyya
L’attachement à la voie muhammadienne (tarîqa muhammadiyya ) est l’une des grandes
caractéristiques du temps. L’expression sert de titre au célèbre livre de Birgîvî (m. 1573),
al-Tarîqa al-muhammadiyya wa l-sîra al-ahmadiyya. Écrit en arabe, l’ouvrage a été très
commenté à l’époque ottomane, puisque Barbara von Schlegell en dénombre au moins
quatorze commentaires, surtout dans les deux siècles qui ont suivi la mort de Birgîvî 204.
Ce livre sera, on l’a dit, la source des Qâdîzâdelis.
La tarîqa muhammadiyya, loin d’être une découverte de Birgîvî au xvie siècle ou des
« néo-soufis » du xviiie siècle, est un thème ancien 205 que l’on trouve par exemple chez
ˁAbd al-Karîm al-Jîlî (m. 1428) dans ses développements sur « l’homme parfait » (al‑insân
­al‑kâmil  ) 206 : il illustre le parcours mystique du disciple comme une progression de l’imi-
tation du Prophète Muhammad (la Sunna) sous la houlette du cheikh pour arriver, grâce
à une illumination (  fath), à la vision de Muhammad. La contemplation de la figure du
Prophète à travers diverses techniques imaginatives amène finalement à l’union avec la
réalité muhammadienne (al‑haqîqa al‑muhammadiyya).
Ce n’est pas parce que le thème est ancien que rien de nouveau ne se produit à l’époque otto-
mane. B. Radtke souligne que l’idée prend une ampleur sans précédent à la fin du xviiie siècle
et au début du xixe siècle, dans différents textes, et fait de cet essor l’une des clés du rejet des
madhhabs par Ahmad ibn Idrîs : la relation mystique avec le Prophète, unie au Coran et à la
Sunna, pouvait en effet permettre de fonder les jugements légaux en l’absence de madhhab.

203.  R. Peters, « Ijtihâd et Taqlîd in 18th and 19th century Islam », Die Welt des Islams, 20, 1980, p. 131-146.
204.  Gottfried Hagen et Tilman Seidensticker dénombrent à Istanbul plus de cent manuscrits de la Risâle de Birgîvî,
plus de deux cent manuscrits de sa Tarîqa muhammadiyya, cf. « Reinhard Schulzes Hypothese einer islamischen
Aufklärung », ZDMG, 148/1, 1998, note 14, p. 95.
205.  Cf. B. Radtke, « Sufism in the 18th Century », p. 353-361, F. Meier, « Eine Auferstehung Muhammads bei
Suyûtî », Der Islam 62, 1985, p. 20-58 et V. Hoffman sur le traité de Jîlî, « Annihilation in the Messenger of God »,
IJMES 31, 3, 1999, p. 351-369. Le terme de tarîqa muhammadiyya apparaît également chez le Marocain ˁAbd Allâh
al-Ghazwânî (m. 1528-1529), dans une veine jazulite sans doute assez différente ; cf. V. Cornell, Realm of Saint,
Power and Authority in Moroccan Sufism, University of Texas Press, 1998.
206.  Al-Jîlî, al-Insân al-kâmil f î maˁrifat al-awâkhir wa l-awâ’il, Le Caire, 1981.
Introduction 51


Vers un soufisme puritain
ou vers un « humanisme soufi » ?
La crise des Qâdîzâdelis voit surgir des thèmes anciens : la critique des soufis, et
notamment des pseudo-soufis par les soufis eux-mêmes 207, ou encore la critique de soufis
populaires, par Jabartî par exemple, qui dénonce un soufisme de plus en plus spectaculaire,
organisé, avec ses cheikhs et ses grandes familles, ses habits et ses bannières aux couleurs
distinctives, ses processions, ses pèlerinages, bref un soufisme démonstratif en plein essor
aux xviie-xviiie siècles. Les attaques contre les soufis sont profondément liées à la conscience,
fondée ou non mais assez générale, de la décadence de l’Empire.
Le désir périodique de réforme (tajdîd   ) et le thème classique du déclin moral ne sont
pas nouveaux : là aussi, le xve siècle a déjà fait figure de réforme morale, par exemple avec
Ahmad Zarrûq (m. 1493) au Maroc ou le cheikh Muhammad al-Shinnâwî (m. 1525) dans
le Delta du Nil. Cette réforme paraît à nouveau nécessaire au xviiie siècle. Mustafâ al-Bakrî
(m. 1749), par exemple, critique fortement le soufisme de son temps d’après son fils qui,
écrivant à la fin du xviiie siècle, amplifie peut-être le propos du père : le zèle pour la voie
soufie s’est affaibli ; chaque ignorant (  jâhil  ) appelle les disciples (murîdûn) à suivre son
tarîq, et trop de soufis voient dans la voie un moyen de gagner de l’argent. On ne distingue
plus le vrai (haqq) du futile (bâtil  ), et les doctrines les plus inquiétantes (hulûl et ittihâd  )
sont répandues, de même que d’amorales fréquentations et des pratiques magiques 208.
Cette condamnation du soufisme de son temps par Bakrî n’a rien à voir avec le rejet du
soufisme populaire extatique : Bakrî défend, au contraire, les majâdhîb en qui, loin de voir
des simulateurs, des fous ou des mendiants, il reconnaît bien des saints d’envergure, au
point de leur demander conseil avant chaque départ en voyage, à Damas. Il retrouve là
l’influence de son maître bien-aimé Nâbulusî dont la maison était pleine de majâdhîb à la
fin de sa vie 209. Des critiques puritaines s’adressent également aux soufis, à l’occasion de
la crise qâdîzâdeli : on mêle critiques morales (mixité, présence d’éphèbes et de femmes,
morale puritaine) et critiques sur la doctrine, soit suspecte en elle-même, soit dont on
craint la divulgation à des esprits mal préparés. Les critiques radicales de Birgîvî mettaient
l’accent sur le corps humain comme occasion de péché, en condamnant le dhikr vocal
et même la récitation mélodique du Coran. Cette purification morale qui prend aisément
des relents puritains est un thème commun à de nombreux soufis et aux Qâdîzâdelis
inspirés par Birgîvî, inquiets de la corruption des mœurs au xviie siècle. Muhammad ibn
ˁAbd al-Wahhâb ira plus loin encore en anathémisant (takf îr ) l’islam de son temps, soufis

207.  Cf. le traité du Tripolitain ˁAlî b. ˁAbd al-Sâdiq (m. 1725) qui a été formé par le soufi marocain Ahmad b. Nâsir
(m. 1717), Tuhfat al-ikhwân f î radd �alâ fuqarâ’ al-zamân, A. Gohaider, « The Sources for the Study of the Intellectual
Life in Libya during the Karamouli Era (1711-1835) », Revue d’histoire maghrébine, 59-60, 1990, p. 606-607.
208.  Cf. R. Elger, Mustafa al-Bakrî, p. 6 et B. Radtke,« Sufism in the 18th Century », p. 341.
209.  Cf. von Schlegell, Sufism in the Ottoman World, p. 64.
52 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

et non-soufis condamnés pêle-mêle au nom de leurs innovations blâmables – des bidaˁ


qui résument l’essentiel de l’islam ottoman – et de leur associationnisme supposé (shirk).
L’historiographie pro-wahhabite ultérieure aura soin de gommer la violence et la bruta-
lité de ce rejet de l’islam ottoman par le premier wahhabisme, pour en faire un simple et
louable effort de redressement moral.

Topoï que toutes ces critiques, cliché encore que ce désir de réforme scrupuleusement
affiché. Les condamnations radicales ou les défenses apologétiques ne doivent pas nous
obnubiler, et une position balancée, médiane en quelque sorte, comme celle de Hajjî Khalîfa
(Kâtib Çelebi m. 1657) n’a pas dû être isolée dans les débats du temps, refusant justement
que l’on attache trop de prix à de tels débats et accordant quelque crédit miséricordieux à la
faiblesse humaine 210. Pour quelques contempteurs, pour quelques débats, même acharnés,
combien de cheikhs qui auront pratiqué tranquillement et sans guère attirer l’attention la
mixité – ou au moins la juxtaposition des deux sexes – dans leurs confréries (c’est le cas
de l’Ahmadiyya-Kannâsiyya au xviie siècle, mais aussi de la Khalwatiyya) ; combien de
soufis qui ne dédaignent pas de contempler le visage d’un joli garçon auquel ils adressent
des poèmes et pratiquent le shâhid-bâzî inspiré de la Perse, à moins qu’ils ne fassent ve-
nir quelques danseuses à leur concert spirituel, comme le soufi yéménite Bâ Makhrama ;
combien enfin qui boivent du café, fument volontiers, aiment la musique et visitent les
tombes où l’on fait la fête au moins autant que l’on y prie ; combien qui défilent sous les
bannières soufies au son du tambourin et de la flûte ; combien qui dansent ; combien qui
se réunissent dans des campements pèlerins durant des semaines, à Tantâ, à Disûq ou à
Qinâ… S’agit‑il d’une contre-culture, une sorte d’art de vivre, face à la brutalité du temps
ou face à un conformisme social inquiétant, comme dans le cas des poètes soufis yéménites
étudiés ici par Alexandre Knysh ? Ou s’agit-il, dans le cas égyptien, d’une manière de culture
commune à tous (la « culture populaire ») et dont seuls quelques-uns – qui participent
souvent aux pratiques mêmes qu’ils dénoncent pourtant sincèrement – s’inquiètent ?

Autre thème de critiques adressées non par les ulémas aux soufis, mais par les soufis les
uns aux autres, l’insertion sociale des soufis et leur rapport au pouvoir. Sujet délicat qui
existait déjà à l’époque mamelouke ou seldjoukide, mais qui prend une ampleur inédite
dans le contexte de l’État ottoman : l’intervention directe de l’État dans les affaires soufies
n’est plus exactement comparable au patronage personnel que tel émir ou tel sultan pou-
vait exercer auprès de tel cheikh et de sa zâwiya. L’apparition d’une hiérarchie d’ulémas
fonctionnarisés change aussi la donne, même si elle affecte moins l’Égypte. Dès la fin de
la première moitié du xvie siècle, Shaˁrânî critique la course aux postes comme une carac-
téristique de son temps – au rebours, selon lui, des us des maîtres d’époque mamelouke.
Le cheikh tripolitain ˁAlî b. ˁAbd al-Sâdiq (m. 1725) est l’auteur de Tuhfat al-ikhwân

210.  K. Chelebi, Mizân ul-haqq, The Balance of Truth, trad. et introd. G.L. Lewis, Londres, 1957.
Introduction 53

f î l-radd ˁalâ l-fuqarâ’, ouvrage dans lequel il dénigre les soufis (  fuqarâ’   ) de son temps à
la recherche d’enrichissements matériels. Tâjûrî n’est pas moins critique quand il fait le
bilan du soufisme de son siècle (le xviie siècle) et le compare à l’héritage de son aïeul, le
cheikh ˁAbd al-Salâm al-Asmar. Au-delà d’aspects proprement matériels qui importent au
soufi scrupuleux, toute la question du rapport du soufi au monde se fait jour. L’inquiétude
point dans cette attitude vis-à-vis du pouvoir et du politique.

La crise des Qâdîzâdelis met en évidence cette inquiétude 211 : elle correspond à une
vive critique de l’autorité religieuse – jusque-là soutenue par les sultans – représentée
notamment par les soufis khalwatîs et par les Mevlevîs avec leur danse et leur pratique du
samâˁ. La question se pose de savoir pour quelles raisons le pouvoir a favorisé à tel ou tel
moment ces Qâdîzâdelis, avant de soutenir à nouveau tel cheikh soufi. La nouveauté est
aussi que les critiques, loin de rester cantonnées à des débats entre soufis ou entre ulémas,
débouchent sur des actions de masse dues à des petits ulémas de base, et qui vont jusqu’à
la destruction physique de tekkes à Istanbul. Sans doute la crise était-elle due surtout à des
facteurs économiques au sein de l’Empire ottoman, notamment de l’Anatolie. Elle témoi-
gnait aussi que les idées soufies devenaient objet de débats publics. Nâbulusî dénonce dans
la crise des Qâdîzâdelis une époque corrompue par des juristes (  fuqahâ’   ) peu instruits
venus de la campagne ou par des commerçants qui donnent des opinions fondées sur des
livres de fiqh qu’ils ne comprennent pas (  fuqahâ’ al-ˁawwâm et mutafaqqihûn jâhilûn) 212.
La crise des Qâdîzâdelis est, pour lui, une attaque de fanatiques (ahl al-taˁassub ) contre
l’establishment religieux soufi.
Les adversaires des soufis s’en prenaient enfin à des idées soufies alors très en faveur dans
toute la population et intimement liées à la dévotion croissante envers le Prophète : les dé-
bats sur la religion des parents du Prophète, sur la religion d’Abraham et celle de Pharaon
débouchaient directement sur des interrogations sur la définition même du musulman 213.
Pour le soufi d’origine bosniaque ˁAbdî Efendî (m. 1644), la foi d’Abraham n’avait pas dis-
paru et était restée vivante parmi ses descendants, grâce à la disposition naturelle des êtres
humains pour adorer le vrai Dieu, tout en formant une vraie Communauté musulmane avant
même la vocation de Muhammad. Foi musulmane dès l’origine, grâce au Prophète préexis-
tant, substance lumineuse qui fut transmise par les ancêtres de Muhammad, ­depuis Adam
jusqu’à ˁAbdallâh b. �Abd al-Muttalib, perfection de l’Homme parfait – le ­Prophète – dont

211.  Sur l’histoire du mouvement, voir N. Öztürk, Islamic Orthodoxy among the Ottomans in the Seventeenth
Century with Special Reference to the Qâdî-Zâde Movement, Ph.D. Thesis, University of Edinburgh, Edimbourg,
1981, n.p. ; M.C. Zilfi, The Politics of Piety : The Ottoman Ulema in the Postclassical Age, 1600-1800, Bibliotheca
Islamica, Minneapolis 1988 ; S. Çavusoǧlu, The Kâdîzâdeli movement : An attempt of sherî ˁat-minded Reform in
the Ottoman Empire, Ph.D. Dissertation, Princeton University, Princeton, 1990, n.p.
212.  B. von Schlegell, Sufism in the Ottoman Arab World, p. 80.
213.  J. Dreher, « Une polémique à Istanbul au xviie siècle : les parents du Prophète étaient-ils musulmans ? », dans
ce recueil.
54 Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen

les parents ne sauraient donc avoir été païens. Toute une cosmologie et une muhammado-
logie étaient ici en œuvre. D’autres auteurs, comme Hajjî Khalîfa (m. 1656), devaient se
montrer sceptiques devant ce vibrant plaidoyer soufi appuyé sur le hadîth, mais prônaient
une sage abstention.

Conclusion générale 
trois siècles de soufisme ottoman
Les trois siècles ottomans du soufisme égyptien n’auront pas passé comme un rêve :
l’évolution est sensible, entre un xvie siècle encore tout imprégné de parfums mamelouks,
un xviie siècle ouvert à la dimension impériale ottomane, un xviiie siècle où fleurit la
culture de salon.
Le soufisme en Égypte à l’époque ottomane amène à reconnaître d’abord l’importance
du xve siècle comme le socle où s’ancrent pour longtemps de nombreuses spécialités égyp-
tiennes : le lien étroit entre le droit, le hadîth et le soufisme ; la première diffusion vers
l’Asie ; la sainteté héréditaire ; le thème des Quatre Pôles ; la fixation d’un paysage religieux
en Égypte qui correspond à un palier dans l’islamisation de fond du pays ; l’installation de
dynasties soufies, parfois dès le xive siècle, qui dureront des siècles.
Le xvie siècle est le siècle de Shaˁrânî qui applaudit aux succès ottomans en Méditerranée,
mais se montre douloureusement conscient d’évolutions qui lui paraissent inquiétantes.
Les soufis égyptiens entrent peu à peu dans une vision impériale. L’Empire alors menacé
par le défi chiite des Safavides affirme sa politique sunnite, une politique de réarmement
religieux qui passe par le soufisme et la reconnaissance officielle des idées d’Ibn ˁArabî. Le
développement des confréries turco-persanes dès avant et à la faveur de la conquête en
Égypte n’affectera guère ce pays qui reste essentiellement fidèle aux héritages confrériques
mamelouks. Et c’est par le Yémen et les Villes saintes que les voies indiennes ou d’Asie
centrale progresseront dans le monde arabe.
Au xviie siècle, La Mecque et surtout Médine deviennent la référence centrale du sou-
fisme ottoman, peut-être au détriment du Caire, même si les soufis égyptiens ne manquent
pas de jouer un rôle dans la diffusion de l’islam et du soufisme vers l’Asie du sud, comme
dans les débats doctrinaux du temps autour d’Ibn ˁArabî. C’est l’heure d’un universalisme
impérial ottoman reconnu par tous. Tout en entrant pleinement dans une culture et une
conscience de soi ottomanes, l’Égypte affirme clairement ses caractéristiques par rapport
au centre de l’Empire : peu touchée par la crise des Qâdîzâdelis, elle sert même de refuge
à des soufis khalwatîs menacés en Anatolie. Le soufisme confrérique n’est plus, en effet,
l’idéal religieux du pouvoir ottoman, mais un mouvement qu’il faut étroitement contrôler :
l’Égypte pourtant ne connaîtra pas la division entre medreses et tekkes, entre ulémas et soufis
Introduction 55

qui s’esquisse dans le monde turc 214. Les débats et polémiques autour du soufisme et ses
pratiques dévotionnelles sont des débats sur l’identité sunnite et la définition même de
l’islam, conflits entre une interprétation restrictive des textes par des mouvements puri-
tains qui refusent la vision ésotérique du monde, et une interprétation mystique fortement
imprégnée par la doctrine akbarienne de l’unicité de l’être. La nouveauté est la place du
pouvoir et même de l’État dans ces débats, mais la volatilité de l’attitude politique vis-à-vis
des soufis anatoliens, exécutés ou au contraire promus aux honneurs, n’affecte guère l’Égypte
dont les soufis restent fidèles à al-Azhar et au rite shafi�ite. À Damas, en revanche, les ef-
forts d’un Nâbulusî pour garder son indépendance face à la fonctionnarisation de plus en
plus grande du monde religieux ottoman présage du combat des ulémas d’al-Azhar sous
Muhammad ˁAlî pour préserver leur indépendance. Il est enfin possible que la seconde
moitié du xviie siècle ait marqué une sorte de tournant culturel dans le monde ottoman,
avec un intérêt accru pour les sentiments personnels et même individuels dans la pratique
soufie, favorisant introspection et conscience de soi dans des ouvrages autobiographiques
et journaux intimes, favorisant aussi le samâʿ et la danse au moment même où ils sont
combattus.

Dès la fin du xviie siècle et pendant une large part du xviiie siècle, se dessinent en


Égypte des modifications culturelles profondes, avec l’essor de l’instruction masculine et la
constitution d’une sorte de culture de classe moyenne dont le soufisme fait naturellement
partie. Le succès des soufis est palpable dans le nombre des disciples et l’attraction de plus
en plus visible de cheikhs soufis : contentons-nous de citer le cheikh al-Hifnî (m. 1767)
auquel son maître Bakrî aurait déclaré : « n’empêche personne, pas même un chrétien, d’être
guidé par toi » 215. C’est l’époque par excellence des processions, des confréries organisées et
visibles, des fêtes patronales à grande échelle. Cela dit, l’esprit du soufisme reste difficile à
saisir, de même que ses stratifications sociales et le sens même que pouvait revêtir le terme,
d’un soufi à l’autre : tout le monde n’était pas soufi de la même façon. Une sorte d’élite
soufie ou non-soufie apparaît, qui manie le soufisme comme un élément des belles-lettres
ou comme une culture de dédain du monde trompeur. Un « humanisme soufi » (S. Reich-
muth) se dessine enfin incontestablement au xviiie siècle, à travers la vénération toujours
croissante de Muhammad dont le soufi est invité à suivre la voie, à travers la figure très
ancienne mais revisitée de l’homme vicaire de Dieu dans l’univers.

214.  Conclusion de F. Ambrosio, Ismâ�îl Ankarâvî Dede, op. cit., p. 525.


215.  R. Elger, Mustafâ al-Bakrî, op. cit., p. 92.

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