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Islam mystique et révolution

armée dans les Balkans ottomans


Les Cahiers du Bosphore

12

Les Cahiers du Bosphore is a series published by The Isis Press,


Istanbul. Gorgias Press is joining with Isis to make these titles
readily available in the western hemisphere.
Islam mystique et révolution
armée dans les Balkans ottomans

Vie du Cheikh Bedreddîm Le "Hallaj des


Turcs" (1358/59-1416)

Michel Balivet

%
gorgia* press
2011
Gorgias Press IXC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA
www.gorgiaspress.com
Copyright© 2011 by Gorgias Press IXC
Originally published in 1995
All rights reserved under International and Pan-American Copyright
Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a
retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic,
mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the
prior written permission of Gorgias Press LLC.

2011 ^ 4k
%
ISBN 978-1-61143-807-9
Reprinted from the 1995 Istanbul edition.

Printed in the United States of America


Michel Balivet est né à Marseille en 1944. Après des études universitaires d'Histoire à
Aix-en-Provence et à Paris, il séjourne d'une manière ininterrompue en Turquie et en
Grèce de 1970 à 1986. Il y exerce successivement les fonctions d'assistant à
l'Université Hacettepe d'Ankara, de maître-assistant à l'Université de Thessalonique,
de membre scientifique de l'Institut Français d'Études Anatoliennes d'Istanbul et de
chargé de recherche au CNRS.
Il est actuellement professeur d'Histoire du Monde turc et de l'Anatolie médiévale à
l'Université de Provence.
Il s'est spécialisé dans l'histoire des relations turco-grecques et islamo-chrétiennes à
l'époque byzantine et ottomane, thème d'une thèse d'État soutenue à l'Université de
Strasbourg.
Parmi ses publications les plus récentes, on peux citer : "L'expédition de Mehmed 1 e r
contre Thessalonique", Varia Turcica, IV (1987) ; "Une dignité byzantine d'origine
turque", Mélanges Mantran, Zaghouan, (1988) ; "The long-lived Relations between
Christians and Moslems in Cappadocia", Byzantinische Forschungert, XVI (1990) ;
"Aux origines de l'islamisation des Balkans ottomans", Revue du Monde Musulman et
de la Méditerranée, 66 (1992) ; "Culture ouverte et échanges inter-religieux dans les
villes ottomanes du XIV e siècle", Actes du colloque "The Ottoman Emirate",
Rethymnon, (1993) ; Romanie byzantine et pays de Rûm turc Histoire d'un espace
d'imbrication gréco-turque, éd. Isis, Istanbul, (1994).
Il a participé à l'ouvrage collectif : États, sociétés et cultures du monde musulman
médiéval (Xe-XVe siècles), collection Nouvelle Clio, éd. P.U.F., Paris, 1995, pour les
chapitres concernant les Seldjoukides de RCm, les Turcomans et les Ottomans.
SOMMAIRE

SYSTÈME DE TRANSCRIPTION VI

AVANT-PROPOS 1

CHAPITRE PREMIER
AUX ORIGINES ANATOLIENNES DU MOUVEMENT DE
BEDREDDÎN : SOUFISME ET UNIVERSALISME DANS LE
SULTANAT SELDJOUKIDE D'ASIE-MINEURE AU XIII e SIÈCLE 5

CHAPITRE D E U X I È M E
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN DE SAMAVNA
(760 H./1358-59-819 H./1416) ; SOUFISME ET UNIVERSALISME
DANS LE SULTANAT OTTOMAN MÉDIÉVAL 35

CHAPITRE TROISIÈME
LA POSTÉRITÉ SPIRITUELLE ET LA DIFFUSION DES IDÉES DU
("HF.1KH BF.DRFDDÎN EN MONDF OTTOMAN

CONCLUSION
BEDREDDIN ET SON RÔLE : UN BILAN TRÈS PROVISOIRE POUR
UNE INFLUENCE MAJEURE 113

GLOSSAIRE 115
CHRONOLOGIE 121
BIBLIOGRAPHIE 125
INDEX 145
LISTE DES CARTES ET DOCUMENTS PHOTOGRAPHIQUES ET
ICONOGRAPHIQUES 152
VI

SYSTÈME DE TRANSCRIPTION

Nous avons respecté le plus souvent possible le système turc moderne, en


ce qui concerne les noms, notions ou personnalités turcs (ou ayant un rapport
étroit avec le monde turc) à l'exception des mots passés en français dans une
orthographe consacrée par l'usage : Bajazet, Soliman, cadi, cheikh etc...

Nous en rappelons les différences par rapport au français

i sans point (i), se prononce avec l'extrémité de la langue ramenée


franchement en arrière vers le milieu du palais

ô=eu ; u=ou ; ii=u


c=dj ; ç=tch ; e=è très ouverte ; g=g dur.

yumu$ak g ou g doux : 1) après e, i, ô, u, se prononce comme y

2) après a, i sans point, o, u, se prononce par une brève


suspension de la voix, comme entre les deux a du
fiançais "ahanner"

3) après a, i sans point, o, u, s'il suit ces voyelles dans


la première syllabe du mot, il provoque l'allongement de
la voyelle qui le précède : aga "agha" se prononce â'a ;
dag "montagne" se prononce dâ

h=h avec un nette aspiration ; s avec cédille (§) = ch

(cf. L. Bazin, Introduction à l'étude pratique de la langue turque, Paris,


1968, 9-12)

Pour l'arabe et le persan, nous utilisons souplement les principaux


systèmes en vigueur, selon leur emploi par les auteurs que nous citons, tout en
renonçant généralement, pour des raisons typographiques, aux points diacritiques,
hamza, ayn etc...

Pour les ouvrages grecs modernes, noms de lieux etc..., nous simplifions
au maximum les transcriptions, selon l'usage et la prononciation modernes, ne
tenant pas systématiquement compte des "esprits rudes", ni de la prononciation
"érasmienne" du êta (usage érasmien n=è ; grec moderne n=i), ni de la graphie
archaïsante de certains noms géographiques (Véria et non "Berrhoia").
Avant-Propos

Albanie, début du XVIIIe siècle : "Les Albanais qui vivent entre chrétiens et
musulmans, et qui ne sont pas versés en controverse, se déclarent absolument
incapables de juger quelle est la meilleure religion ; mais pour être certains de
ne pas rejeter entièrement la vérité, avec une très grande prudence, ils
observent les deux et vont à la mosquée le vendredi et à l'église le dimanche ;
ils disent pour leur défense qu'au jour du Jugement dernier, ils sont assuré» de
trouver protection auprès du vrai prophète, mais qu'ils ne sont pas capables de
déterminer en ce monde ce qu'il en est." (Lady Montagu)

Cappadoce, fin du XIXe siècle : "Un grand nombre de visiteurs musulmans et


chrétiens viennent chaque jour visiter le tombeau du fondateur des derviches
Bektachis, Hadji Bektach Veli, considéré par les chrétiens indigènes comme
étant le même personnage que Saint Charalambos. Dans cette croyance, en
entrant dans le tombeau, les visiteurs chrétiens font le signe de la croix, tandis
que les pèlerins musulmans vont dans la mosquée attenante faire leur prière.
Les uns et les autres sont également bien reçus." (Victor Cuinet)

Ex-Yougoslavie, milieu du XXe siècle : "Un jeune paysan chrétien trouve


amusant d'agacer un musulman. —ça va, Turc ? crie-t-il. L'homme lève sa tête
coiffée d'un fez rouge : — qu'est-ce que tu veux, imbécile ? Je suis Yougoslave
comme toi. Alors tais-toi ' Toujours les Turcs, les Turcs 1 Comme si au temps
de notre règne, on ne vivait pas mieux qu'aujourd'hui 1 Où n'allait-on pas
librement, sans papiers ? Du Danube jusqu'en Arabie, en Égypte, en Afrique !
C'était un empire sans frontières ni passeports. Aujourd'hui, tu ne peux plus
aller deux heures sans trouver un autre État, Voilà quand il n'y a plus de Turcs !"
(Anatol de Meibohm)

L'actualité fait tragiquement redécouvrir au grand public l'existence de


M u s u l m a n s balkaniques dont le c o m m u n i s m e avait fait ces " M u s u l m a n s
oubliés" d'Europe, pour reprendre l'expression appliquée à la c o m m u n a u t é
musulmane soviétique par A. Bennigsen et Ch. Lemercier-Quelquejay dans une
étude consacrée à l'islam en Union Soviétique au début des années quatre-vingt 1 .

Or l'islam du sud-est européen, s'il a été longtemps ignoré ou mal connu,


est pourtant très ancien puisqu'il r e m o n t e au moins au X I V e siècle, et
probablement plus tôt. Le patrimoine islamique est pour plusieurs zones des
Balkans aussi enraciné que la culture chrétienne de certains peuples européens
c o m m e les Lituaniens, christianisés au cours de ce même XIV e siècle qui vit le
début du processus d'islamisation de plusieurs groupes balkaniques, à la suite de
l'implantation des Turcs ottomans dans le sud-est européen.

^ Les musulmans oubliés. L'Islam en Union soviétique, Paris 1981.


2 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Non seulement les Turcs ottomans furent dans leur première expansion
une puissance territoriale essentiellement européenne—rouméliote pour reprendre
le langage administratif ottoman qui distingua toujours soigneusement la partie
européenne de l'État des sultans turcs de sa partie micrasiatique, l'Anatolie—,
mais ils puisèrent une partie de leurs soldats et de leurs fonctionnaires dans les
populations balkaniques, selon le procédé du devchirme ou levée périodique
d'enfants chrétiens, destinés à devenir troupes d'élite (les fameux Janissaires) et
grands commis de l'État pour les plus talentueux d'entre eux.

Cet État musulman d'Europe qui, ayant son siège à Constantinople, prise
en 1453, se considérait sous certains rapports comme le successeur légitime de
l'empire des "Césars" romano-byzantins, n'utilisa pas toujours, comme on le
croit généralement, la force brutale pour étendre l'islam. La transplantation de
populations anatoliennes en Roumélie ou le recrutement de jeunes villageois
balkaniques sont, certes, les procédés les plus connus et les plus décriés que
pratiquèrent les sultans, mais ces méthodes sont loin d'expliquer le succès de
longue durée de l'islam sur de larges régions balkaniques, Thrace, Bulgarie
danubienne, Macédoine, Kossovo, Albanie, Bosnie.

Si certains peuples balkaniques s'islamisèrent au cours de cinq siècles et


demi de présence ottomane, ce fut moins par le fait du devchirme, insignifiant
d'un point de vue démographique, ni par celui de l'implantation de musulmans
asiatiques, phénomène très localisé. L'islamisation fut le plus souvent due à la
souple et efficace propagande des derviches, prédicateurs errants, aumôniers des
émirs et des tribus turcomans, mystiques exaltés, cheikhs charismatiques et
maîtres spirituels qui accompagnaient et parfois même précédaient les
conquérants ottomans.

Plus que par la contrainte, c'est par la persuasion, par des raccourcis
doctrinaux audacieux et par un syncrétisme cultuel actif que les derviches agirent
sur des populations balkaniques, souvent prêtes à composer avec des nouveaux-
venus qui se disaient capables de leur assurer une paix civile et une entente
confessionnelle durables, choses qui faisaient souvent cruellement défaut dans les
Balkans antérieurement à l'arrivée des Turcs.

L'idéologie ouverte et tolérante des derviches fut véhiculée, dès le XIIIe


siècle, par de fortes personnalités qui avaient, en Anatolie, réussi à créer une
entente islamo-chrétienne, dans le sultanat seldjoukide de Konya, comme
Mevlânâ Djelâleddîn Rûmî fondateur de la confrérie des derviches Mevlevî—dits
derviches tourneurs—, Hadji Bektâch, créateur du mouvement Bektâfî ou le grand
soufi espagnol Ibn Arabî dont le séjour anâtolien marqua fortement l'orientation
de l'islam mystique turc.
AVANT-PROPOS 3

Rattaché par sa famille aux Mevlevî, lié mystiquement à Ibn Arabî et


créateur d'un mouvement qui fusionna probablement avec les Bektâfî, le cheikh
Bedreddîn de Samavna (1358/59-1416), appartenant à la première génération de
Turcs nés en Europe, issu d'un Gâzî (combattant de la Foi musulmane) et d'une
chrétienne, rassemble en sa personne plusieurs héritages qui devaient le rendre
particulièrement à m ê m e de jouer un rôle important dans un monde turco-
ottoman en formation au sein de l'Europe balkanique de la fin du Moyen-Âge.
C'est en Bulgarie, en Thrace et en Macédoine que ses disciples furent le plus
nombreux et subsistent encore partiellement. Son influence est probable, à
travers les Bektâfî, sur l'Albanie et sur l'ensemble de l'islam mystique
balkanique.

Le cheikh Bedreddîn connaît, d'autre part, depuis une cinquantaine d'années


un remarquable regain de popularité chez les Turcs. Il est pourtant pratiquement
inconnu du public occidental, alors que son cas peut être une importante clef de
compréhension de la spécificité idéologique de l'islam du sud-est européen. Cet
islam balkanique vécut pendant cinq siècles, très mêlé à des populations
chrétiennes restées majoritaires, dans un état de symbiose culturelle et de
syncrétisme doctrinal, qui permit longtemps un relatif équilibre et un consensus
intercommunautaire lesquels, après une lente dégradation politique, sont en train
de se défaire brutalement sous nos yeux.

L'islam turc tel qu'il apparaît au XIe siècle aux frontières orientales de,
Byzance, apporté par les premiers conquérants seldjoukides ou dani§mendides de
l'Anatolie, s'est principalement développé en pays chrétien monophysite
(arméno-jacobite) puis byzantino-orthodoxe, en Asie-Mineure dans un premier
temps (fin XI e -milieu XIV e siècle), dans les Balkans gréco-slaves ensuite (fin
XI V e - X X e siècle). C'est donc un islam qui fit avec le christianisme,
principalement sous ses formes byzantine et arménienne, une expérience de
cohabitation de très longue durée (plus de huit siècles). Au moment même où
s'étiolait lentement avant de disparaître brutalement sous le coup des Rois
Catholiques ce qu'on pourrait appeler "l'islam occidental" espagnol d'al-Andalûs,
un autre islam occidental, balkanique celui-là, apparaissait et se fortifiait
rapidement d'une façon si durable qu'il est encore de nos jours la religion de la
majorité des Albanais, d'un peu moins de la moitié des Bosniaques et
d'importantes minorités en Bulgarie, en Grèce, en Macédoine, en Serbie et au
Monténégro.

L'islam turc des Seldjoukides (XI e -XlII e siècle) et des Ottomans (XIV e -
début XX e ) fut donc, de par son champ d'expansion géographique et humain, en
continuelle confrontation avec les chrétiens et le christianisme. Cette imbrication
spatiale marqua fortement l'expérience de ceux qui imprimèrent à l'islam
anatolien et balkanique une coloration si particulière faite de relative souplesse
doctrinale et de syncrétisme culturel. Cela était dû au milieu cosmopolite de
4 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

l'Anatolie et des Balkans, où se mêlaient musulmans d'origine et islamisés de


fraîche date, chrétiens et juifs, bouddhistes et chamanistes, pauliciens et
bogomiles, ces cousins orientaux des cathares. C'est devant des publics aussi
variés qu'opérèrent les personnalités mystiques dont il va être question, un
Mevlânâ, un Hadji Bektâch, un Bedreddîn de Samavna. Ne pas tenir compte de cet
environnement, c'est se priver d'une partie de la "profondeur de champ" qui donne
à l'islam mystique turc et à ses représentants les plus éminents, un caractère très
marqué d'universalisme, voire de supra-confessionnaiisme. Selon ce point de vue,
"la science intérieure" (al-'ilm al-bâtin) qui unit les religions est plus important
que les différences cultuelles et dogmatiques et le mystique est au-delà des
barrières confessionnelles comme l'esprit est au-dessus des formes.

Il sera donc souvent question ici des relations entretenues par les soufis
turcs avec les chrétiens. Ces contacts furent en effet essentiels pour eux car
l'Anatolie des XII e -XIII e siècles comme les Balkans ottomans restaient
majoritairement chrétiens et c'est par rapport à cette majorité que les mystiques
turcs durent se situer. Ce n'est ainsi pas un hasard si le Persan du Khorassan,
Mevlânâ Djelâleddîn (né dans l'Afghanistan actuel) est connu sur le nom de
"Rûmî" (le "Romain", c'est-à-dire, "l'homme du pays byzantin"), ni si Bedreddîn
est appelé par ses disciples et amis le "Mansûr Hallâj du Pays de Rûm" (par
référence au grand martyr de Bagdad du X e siècle), car l'un comme l'autre
considéraient qu'ils avaient une mission spécifique envers les populations du
"Pays des Byzantins" (la "Romanie" des croisés, le Diyâr-i Rûm des conquérants
musulmans médiévaux, la Roumélie/Rûm-Eli des Ottomans, toutes traductions
du terme gréco-byzantin de Funavià).

Cette mystique musulmane adaptée aux "gens du Rûm", c'est-à-dire aux


chrétiens d'Anatolie et des Balkans fut représentée d'une manière spectaculaire par
Bedreddîn de Samavna et ses disciples. S'ils se situent doctrinalément dans le
prolongement des expériences antérieures d'un Rûmî ou d'autres soufis
anatoliens, ils allèrent politiquement beaucoup plus loin en tentant par une
insurrection armée de renverser le pouvoir temporel ottoman avec l'intention
probable de créer un régime théocratique à direction mystico-religieùse, selon un
processus que l'aire islamique connaît périodiquement depuis la révolte des
Carmathes aux IXe-Xe siècles jusqu'au régime iranien actuel en passant par les
diverses révoltes "mahdistes" qui agitèrent le monde musulman ancien et
moderne.
Chapitre Premier

AUX ORIGINES ANATOLIENNES DU MOUVEMENT


DE BEDREDDÎN : SOUFISME ET UNIVERSALISME
DANS LE SULTANAT SELDJOUKIDE
D'ASIE-MINEURE AU TREIZIÈME SIECLE

Il y eut un temps où je faisais reproche à mon prochain si sa religion n'était


pas proche de la mienne. Mais à présent mon cœur accueille toutes les formes :
il est une prairie pour les gazelles, un cloître pour les moines, un temple pour
les idoles, une Ka'ba pour le pèlerin, les tables de la Thora et le livre du Coran.
Je professe la religion de l'Amour, et, quelle que soit la direction que prenne sa
monture, cette religion est ma religion et ma foi. (Ibn Arabî, XIIIe siècle)

Soixante-douze sectes entendront de nous leurs propres mystères. Nous


sommes comme une flûte qui, dans un seul mode, s'accorde avec deux cents
religions. (Mevlânâ Djelâleddîn RÛmî, XIIIe siècle)

Par moment allant à la mosquée, mon cœur s'y prosterne et fait des prières ; par
moment allant à l'église, il s'y fait prêtre, lisant la Bible (Yunus Emre. XIIIe
siècle)

L Anatolie du sultanat turc seldjoukide (Xl e -XIIl e siècles) et des émirats


turcomans (XIlIe-XIVe siècles) est fortement marquée par le soufisme (tasawwuf)
sous deux formes : la tendance spéculative et la tendance poétique. L'une et l'autre
sont représentées par deux personnalités étrangères à la zone, mais dont le séjour
fut déterminant pour le modelage de la sensibilité mystique de l'Asie-Mineure :
l'Arabo-Andalou Muhyîddîn Ibn Arabî (1165-1240) et le Persan d'Asie-Centrale
Mevlânâ Djalâluddîn Rûmî (1207-1273), qui bien que venant des antipodes,
eurent une influence complémentaire dans l'enracinement du tasawwuf en pays de
Rûm turc. Nous reparlerons plus loin de Bektâ§, personnage aux contours moins
historiques mais dont l'influence spirituelle en monde anatolien, par ceux qui se
réclamèrent de lui, est fondamentale et bien attestée. La présence durable, en
Anatolie, d'Ibn Arabî et de Mevlânâ, n'est pas le fruit d'un simple hasard car les
deux mystiques furent certainement attirés, comme beaucoup de musulmans de
leur époque, par les attraits d'un territoire en cours d'islamisation, à la fois
marche et lieu d'échange, pays neuf où beaucoup de choses étaient possibles en
matière d'élaboration mystique et religieuse : Mevlânâ pour sa part, se sent, selon
ses propos mêmes, clairement mandaté pour aller en Rûm. Ibn Arabî y vient,
appelé par un conseiller du sultan turc ; il s'y marie, y forme ses meilleurs
6 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

disciples et son inspiratrice en poésie, sa "Béatrice", est dite par le cheikh "fille
de Rûm".

La double influence d'Ibn Arabî et de Mevlânâ, est à l'origine d'un


tasawwuf anatolien à tendance universaliste très marqué et riche en affirmations
supra-confessionnelles. Cette tradition n'est peut-être pas propre aux deux grands
soufis. Elle se retrouve chez des maîtres plus anciens, arabes, comme persans,
mais elle eut un impact particulièrement fort et durable en monde seldjoukide
puis ottoman, où les souverains furent souvent favorables aux soufis, à la
condition expresse que l'activité derviche ne mette pas en cause le pouvoir
politique. En outre, ces deux personnalités viennent greffer leur message
universalisant sur un monde turc du XIIIe siècle qui est encore très près de ses
origines centrasiatiques, nomades et chamaniques et qui reste en contact
permanent avec elles. Or, la tradition turco-mongole d'Asie-Centrale, non
seulement ne s'offusque pas de l'universalisme mais le véhicule elle-même
largement dans ses propres croyances1.

La rencontre de deux génies de la synthèse, celle d'un métaphysicien arabo-


andalou et celle d'un poète mystique des marches iraniennes de l'Asie-Centrale,
avec un peuple turc encore maléable dans son islam teinté de chamanisme tribal,
et avec un territoire, le pays de Rûm, aux contours encore flous et aux relations
interconfessionnelles en cours de définition, imprime au tasawwuf de nouveaux
développements d'où sortiront les trois grandes groupes de derviches turcs
d'Anatolie : Mevlevî, Bektâfi et Bayramî.

1 - IBN ARABÎ EN R Û M O l ! L U N I V E R S A L 1 S M E EN A R A B E

A) Le séjour anatolien du "Cheikh al-Akbar" ("le plus grand cheikh")

Lorsqu'Ibn Arabî arrive au pays de Rûm en 1205/602, il est déjà un


homme mûr, âgé de 42 ans. Sa doctrine complexe a canalisé toutes les influences
de l'occident musulman, qu'il n'a quitté qu'en 1201/598 ; influence andalouse de
ses nombreux maîtres espagnols, dont il trace à plusieurs reprises les portraits
dans ses œuvres, Rûh al-quds et Durrat al-fâkhrirah ; influence des soufis
maghrébins se réclamant du célèbre Abû-Madyan. Il est aussi fortement marqué
par la personnalité mystique de Hallâj qui lui apparut en songe à Cordoue en

' S u r la tradition syncrétiste des Turcs, Mélikoff «Recherche sur les composantes du syncrétisme
Bektachi-Alévi», S.T.M.A.B.C. "Toutes les religions sont comme les cinq doigts de la même
main", Mongka à Guillaume de Rubrouck cit. par Grousset-Steppes, 342. "Les Tartares n'ont
souci de savoir que Dieu est adoré dans leur territoire. Si seulement tous sont fidèles au seigneur
Khan et paient le tribut fixé, (...) de votre âme vous pouvez faire ce qu'il vous plaît", Marco Polo,
éd. Moule et Pelliot, I, 70. Entre Jésus et Mohammed, un émir de Ramazan au XV e siècle ne veut
pas choisir, Brocquière, 90 ; et les Tartares reprochent au Christ d'être "un seigneur orgueilleux
parce qu'il ne veut point aller avec les autres dieux", Marco Polo, loc. cit.
SOUFISME ET UNIVERSALISME 7

1198, puis à Konya en 1221, dans un pays turc qui, par Attar et Ahmed Yesevî,
contemporains de Ibn Arabî, devait accorder une place d e choix dans sa tradition
mystique au martyr de Bagdad 2 . Le caractère nettement isawî de l'expérience
intérieure d'Ibn Arabî, son esprit ouvert qui n'hésite pas à entrer en contact direct
avec des systèmes d e pensée et des lettrés non-musulmans, sont autant d'affinités
avec un pays de R û m peuplé au XIII e siècle de quatre-cinquièmes de non-
musulmans, et où se côtoient, dans une large tolérance des Turcs de diverses
confessions, musulmane, bouddhiste, chamaniste 3 .

Durant son séjour à la Mecque, en 598/1202, Ibn Arabî entretint des


rapports étroits avec des gens d'Anatolie et en particulier l'inspiratrice de ses plus
beaux poèmes d'amour : "Une jeune f e m m e d'entre les filles de Rûm (qui)
dépassait les gens de son époque par sa sagacité, son érudition, sa beauté et sa
science". Le cheikh aura aussi parmi ses intimes une hâtûn Umm Yûnârt
probablement anatolienne 4 . Le cheikh espagnol rencontre aussi à la Mecque en
600/1204, Madjeddîn al-Rûmî, conseiller des sultans seldjoukides Kaykhusraw et
Kaykâûs, introducteur de la futuwwa en Asie-Mineure, et père de Sadreddîn de
Konya, le principal disciple et commentateur de l'œuvre akbarienne. La rencontre
entre Madjeddîn et Ibn Arâbî marque un tournant décisif dans l'histoire du
tasawwuf iranien mais aussi anatolien, quand on sait par exemple l'extension et
l'influence ultérieures de la futuwwa et des ahî en Asie-mineure dont Sadreddîn fut
l'initiateur en Rûm 5 .

C est apparemment Madjeddîn qui persuade Ibn Arabî de le suivre en


Anatolie, où ce dernier se trouve dès 602/1205 pour un premier séjour où il
rédige plusieurs traité, tandis que Madjeddîn occupe de hautes fonctions à la cour
seldjoukide. À partir de cette époque, Ibn Arabî séjourne longuement en Asie-
Mineure, où l'on suit ses traces jusqu'en 618/1221. Une amitié étroite le lie au
sultan Kaykâûs. De plus, il épouse, semble-t-il, à la mort de Madjeddîn, sa
veuve, mère de Sadreddîn, et élève ce dernier à la fois comme un fils et comme
un disciple 6 .

^Sur les maîtres andalous d'Ibn Arabî, Les Soufis d'Andalousie, éd. R.W. Austin. Abu Madyan et
Ibn Arabî, Addas, Ibn Arabî, 115-116, 128-129, 142-144. Hallâj et Ibn Arabî, Massignon-
Passion, I, 83 ; II, 13, 414 sqq.
3
Ibn Arabî, isawî, Chodkiewicz-Sceau, 98-100. Ibn Arabî et Platon, Addas, 134-135 ; ses
contacts avec des lettrés juifs, ibid., 138-139 ; sa prétendue traduction d'un traité de yoga ibid.,
139. Peu de musulmans en Rûm au XIIIe siècle, Rubrouck, 240, 244. Chamanisme et bouddhisme
en Anatolie, Koprülü, Influence du chamanisme turco-mongol sur les ordres mystiques
musulmans, Istanbul, 1929, et Mélikoff, S.T.M.A.B.C., 389-390 : sur le terme tat désignant un
ouighour bouddhiste.
4
Addas, 250, 110-111.
5
Ibid., 267-268.
6
Ibid„ 269-270.
8 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

B) L'école akbarienne de Rûm

Ibn Arabî confie un temps son beau-fils au Persan Kirmâni, de l'école


d'Ahmad Ghazâli, qui avait un goût prononcé pour le concert mystique (semâ), si
popularisé ultérieurement par Rûmî. La double formation arabe et persane de
Sadreddîn, sans oublier le rôle de sa famille dans "l'anatolisation" de iafutuwwa,
explique le rôle charnière de cet écrivain dans la transmission de la pensée
akbarienne à l'islam oriental. Il apparaît, en effet, comme le véritable pont
incontournable par lequel durent passer tous ceux qui, en orient islamique,
s'inspirèrent par la suite du grand soufi espagnol, à tel point que le commentateur
du cheikh al-akbar, Jâmî, affirme qu'on ne peut comprendre Ibn Arabî sans avoir
lu Sadreddîn 7 . Ce quasi-monopole exégétique n'alla pas cependant sans
inconvénient, Sadreddîn présentant en mode logique et rationnel une œuvre
mystique et visionnaire, et les critiques ne manquèrent pas à l'occasion, contre
une trop grande systématisation de la pensée d'Ibn Arabî, dont la doctrine de
l'unicité de l'Être" (wahdat al-wujûd), prêta ainsi le flanc à des contradicteurs qui
qualifièrent d'innovation (bid'a), les théories d'Ibn Arabî. Sadreddîn lui-même, au-
delà de sa fonction d'écrivain, transmit aussi, en tant que cheikh, la mystique
akbarienne à ses propres disciples. Mais là également, il y eut des réticences
devant certaines simplifications 8 .

L'Anatolie fut donc une étape majeure d'Ibn Arabî, et l'école de pensée
qu'il y implanta, se développa par la suite, avec succès, dans les milieux
ottomans, où elle fut représentée dans les plus anciennes medrese d'Izmk, de
Bursa ou d'Edirne, par des gens comme Dâvûd de Kayseri, Mollâ Fenârî,
Bedreddîn de Samavna, et plus tard, Bosnevî, Misrî etc. .. L'un des tout premiers
actes officiels de Selîm Ier lors de la prise de Damas, fut de faire rechercher et
restaurer le tiirbe d'Ibn Arabî. La croyance courait à l'époque ottomane qu'Ibn
Arabî avait prédit l'avènement de la dynastie d'Osmân (ainsi d'ailleurs que sa
chute) et la prise de Constantinople. De telles prédictions attribuées au cheikh al-
akbar étaient si ancrées dans la sensibilité populaire turque, que, aussi tard qu'au
XIX e siècle, Abdiil-Hamîd II fit brûler le texte contenant les prédictions d'Ibn
Arabî supposées défaitistes. La position éminente occupée par Ibn Arabî à la cour
de Konya, où il se considérait comme le "père de Kaykâûs", et l'influence exercée
par le grand soufi sur ses contemporains et les générations futures d'Asie-
Mineure, laissent penser que ses prises de position eurent, en beaucoup de
domaines, politique comme religieux, une certaine valeur normative pour la suite
de l'histoire de la région".

7
271-274.
8
275-276. Cf. aussi, Fîhî mâ jihi de Rûmî, éd. Meyerovitch, 164-165.
®'Tandis qu'en Perse, c'était l'école illuminative (ishrâq) de Suhrawaidî Maqtûl qui prédominait, en
Turquie ce fut l'école moniste d'Ibn Arabî", Massignon-Pasjion, II, 272. Sur les nombreux
commentateurs turcs d'Ibn Arabî, O. Yahia, Histoire et classification de l'œuvre d'Ibn Arabî,
passim. Sur Bosnevî (Busnawî), idem, 463. Sur Misiî, Dtvâni Çerhî, éd. M. Bilginer, 256, et El..
SOUFISME ET UNI V E R S A L I S M E 9

C) Ibn Arabî et les chrétiens

Cela rend intéressante l'analyse des positions d'Ibn Arabî envers les
chrétiens, nombreux et probablement encore majoritaires dans le sultanat
seldjoukide du XIIIe siècle.

Son attitude paraît double : politiquement parlant, en un temps où l'islam


est attaqué par les puissances chrétiennes, tant en occident (défaite de Las Navas
de Tolosa en 609/1212), qu'en orient (perte de Jérusalem rétrocédée aux Francs en
1229), le cheikh al-akbar adopte une attitude stricte, fondée sur les prescriptions
légales concernant les relations entre musulmans et dhimmî, ainsi que sur des
principes comme l'étroite surveillance des sujets non-musulmans des États
islamiques, le moins de rapports possibles avec les États chrétiens, etc...

Comme beaucoup d'Arabes de son temps et du siècle suivant, Ibn Arabî


s'étonne du laxisme certain qui régit les relations islamo-chrétiennes en Anatolie
turque. Les sultans seldjoukides, souvent en paix avec leurs voisins chrétiens au
XIIIe siècle, sont accusés de connivence ave les infidèles. C'est dans ce contexte
qu'il faut interpréter les remontrances adressées au sultan Kaykâûs par Ibn Arabî
surpris et probablement inquiet ¡des libertés que laisse le sultan à l'important
groupe de ses sujets chrétiens. De la même manière, il proteste contre la vente de
Jérusalem par al-Kâmil à Frédéric II, et conseille aux musulmans de ne plus s'y
rendre Mais si les positions de l'homme public, conseiller des souverains
musulmans, sont fermes et sans concessions quant aux relations politiques et
juridiques avec les chrétiens, le soufi, lui, est beaucoup plus souple dans son
approche des non-musulmans : le maître espagnol n'hésite pas à engager des
discussions directes avec les chrétiens 10 .

«Niyâzî» Sur Kayserî et Fenârî, El. "Fenârî-Zâde" Sur Bcdreddîn, infra. La restauration du liirbe
d'Ibn Arabî par Selîm Ier, Sadeddîn, TacU't-Tevarih, IV, 341-342. Le traité divinatoire d'Ibn Arabî
sur l'empire ottoman s'intitule al-Shajara al-nu'mâniyya ft al-dawla al-'Othmâniyya, O. Yahia.
4.56, et Millt Kuttiphane Yazmalar Katalogu, I, 90. Ibn Arabî et la prise de Constantinople,
Massignon, O.U., I, 137. Abdiil-Haimd II et Ibn Arabî, Asin Palacios, L'Islam christianisé. 89,
m. 30. Ibn Arabî, "Père" (wâtid) de Kaykâûs, Addas, 277.
10
Lettre d lbn Arabî à Kaykâûs en 1212/609 : "Parmi les atteintes portées à l'islam et aux
musulmans, d'autant que ces derniers sont peu nombreux [en Rflm], il y a la sonnerie des cloches,
les démonstrations d'incroyance, la prédominance d'un enseignement polythéiste dans ton pays
en le relâchement des contraintes imposées aux peuples protégés (dhimmî)", Soufis d'Andalousie,
38. Cf. Zengî et les conditions qu'il impose à Kiliç Arslan II pour le rétablissement de la paix
entre eux (568/1172-73) : "Vous renouvellerez votre profession de foi entre les mains de mon
envoyé, car mon idée est que vous n'êtes pas un vrai croyant (...) car vous qui possédez une
portion si considérable des pays où l'on professe l'islam, vous vivez en paix avec vos voisins les
Grecs", Ibn al-Athîr, R.H.C., Hist. or., II, 291. Cf. aussi Kinnamos : "Le calife était irrité contre
Kiliç Arslan parce qu'il était lié d'amitié depuis si longtemps avec les Byzantins", 186. Sur la
remise de Jérusalem à Frédéric II, Addas, 323. Discussion d'Ibn Arabî avec des chrétiens, Ibn
Arabî-Aioîrre de la Puissance : "Un jour, l'un des adversaires d'Ibn Arabî tomba malade. Le shaykh
alla lui rendre visite. II frappa à la porte et pria l'épouse du malade d'annoncer qu'il désirait
présenter ses respects. La femme alla porter le message et s'en revint pour dire au shaykh que son
mari ne souhaitait pas le voir. Le shaykh n'avait rien à faire dans cette maison, l'informa-t-elle.
Le lieu qui lui convenait était l'église. Le Shaykh remercia la femme et déclara que puisqu'un
10 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

L'importance qu'Ibn Arabî accorde à Jésus dans ses spéculations, apparaît à


beaucoup comme une innovation, ce qui fait dire à certains des ennemis du
cheikh que "...sa place est à l'église". Ses prises de position un peu paradoxales,
m ê m e si elles sont compréhensibles pour des exégètes rompus à l'économie
isawî d'une certaine mystique musulmane, peuvent aisément passer, en milieu
peu sensible aux subtilités théologiques, pour du christianisme pur et simple,
ou, du moins, pour une hérésie incompatible avec la sunna. Il en reconnaît lui-
même le danger : "H peut arriver qu'à la heure de sa mort, un saint donne de telles
marques apparentes de respect et de considération à Moïse ou à Jésus, que le
vulgaire ou les ignorants s'imaginent qu'il s'est fait juif Ou chrétien". Il a ainsi
des positions très ouvertes envers tel ou tel dogme chrétien : il reconnaît une
certaine licéité des relations trinitaires dans l'unité divine, et en infère que les
chrétiens qui croient au dogme de la trinité de personnes et qui excluent la trinité
de dieux, ne doivent pas être considérés comme polythéistes, et, de ce fait, ils
seront sauvés, avec l'aide de la miséricorde divine. De même, Ibn Arabî explique-
t-il l'iconodoulie des chrétiens en des termes très mesurés qui dégagent une
certaine économie interne de l'adoration de l'image, fondée théologiquement sur
l'incarnation et sur la double nature du Christ : "Jésus ne naquit pas d'un mâle
appartenant à l'espèce humaine, mais d'un Esprit qui prit figure sous forme
humaine : c'est pourquoi prédomina dans la communauté de Jésus fils de Marie
plus que dans toute autre, la doctrine de la légitimité des images. Les chrétiens
fabriquent des représentations de la divinité et, pour adorer, se tournent vers elles
parce que l'existence même de leur prophète procédait d'un Esprit qui se revêtit
d'une forme" 1 1 .

L'explication ab intro des dogmes chrétiens, même si elle ne les justifie


en rien, conduit néanmoins Ibn Arabî à des positions minimisant les différences
dogmatiques au nom d'un islam sous-jacent coïncidant avec la vérité que les
chercheurs sincères parmi les "gens du Livre" ne peuvent que constater au cœur
m ê m e de leurs propres croyances dans ce qu'elles ont de vrai : "Je crois,
proclame-t-il dans ses Futûhât, tout ce que le juif et le chrétien croient et tout ce
que de vérité il y a dans leurs religions respectives et dans leurs livres révélés, en
tant que je crois en mon livre révélé. Et à la vérité, mon livre contient leurs
livres et ma religion leur religion. Aussi leur religion et leur livre sont
implicites dans mon livre et dans ma religion". Ces affirmations très subtiles

homme bon comme son époux ne l'enverrait certainement pas dans un mauvais lieu, il se
conformerait à cette suggestion. Aussi, après avoir prié pour la santé et le bien-être du malade, le
shaykh s'en ful-il pour l'église. Lorsqu'il arriva, il ôta ses chaussures, entra, avec une humble
courtoisie et se dirigea lentement et sans bruit vers un coin où il s'assit. Le prêtre était en train de
faire un sermon qu'Ibn Arabî écouta avec la plus extrême attention. À la fin, le shaykh se leva et
émit courtoisement une objection". Une discussion s'ensuit au cours de laquelle,
miraculeusement, l'icône du Christ suspendue dans l'église se met à parler pour confirmer les dires
du soufi, 20-23.
" L e s attaques contre Ibn Arabî, Chodkiewicz-5ceaii, 32. Les saints qui invoquent Jésus ou Moïse
en mourant, ibid., 103. Ibn Arabî et la Trinité, Asin Palacios, 204 ; Ibn Arabî et l'iconodoulie,
Chodkiewicz, 97.
SOUFISME ET UN1VERSALISME 11

peuvent conduire à une véritable profession comme dans la célèbre apostrophe


universaliste de son Tarjumân al-ashwâq : "Il y eut un temps où je faisais
reproche à mon prochain si sa religion n'était pas proche de la mienne. Mais à
présent mon cœur accueille toutes les formes : il est une prairie pour les
gazelles ; un cloître pour les moines ; un temple pour les idoles ; une Ka'ba pour
le pèlerin ; les tables de la Thora et le livre du Coran. Je professe la religion de
l'amour, et, quelle que soit la direction que prenne sa monture, cette religion est
ma religion et ma foi" 1 2 .

Ce genre d'affirmation put encourager certains disciples turcs d'Ibn Arabî à


faire, en privé, des concessions dogmatiques audacieuses aux chrétiens, comme
les en accuse RÛmî, réputé pourtant pour sa tolérance envers les non-musulmans,
mais refusant de dépasser certaines bornes. Ces concessions, en facilitant les
contacts interconfessionnels, pouvaient selon les cas, encourager la conversion à
l'islam, ou conduire à un syncrétisme universalisant toujours bien accueilli par
les foules anatoliennes.

Si la tendance spéculative du soufisme, illustrée en Anatolie seldjoukide


par Ibn Arabî et ses disciples, conduisit parfois, nous le verrons, des
mouvements universalistes organisés à se réclamer de son patronage, a fortiori, la
tendance plus poétique du tasawwuf, représentée en Asie-Mineure par Rûmî, ne
pouvait qu'encourager la propension supraconfessionnelle de la mystique
anatolienne 13

2 DJELÂLEDDÎN RÛMÎ OU L'UNIVERSALISME EN PERSAN

A) "Le Maitre de Rûm"

De par le nom même qui le rendit célèbre, Mawlânâ-ye-Rûm, "le Maître


de Rûm", Muhammed Djelâleddîn de Balkh en Khorassan, fut, avant tout, lié à
l'Anatolie qu'il considérait comme son champ d'action privilégié, non seulement
à cause des péripéties historiques (invasions mongoles), qui amenèrent sa famille
à émigrer en pays seldjoukide, où Mevlânâ vécut une grande partie de sa vie,
mais surtout, selon lui, par la providence divine le mandatant vers une région

iy
Le passage des Futûhât est cilé par Asin Palacios, 204 ; celui du Tarjumân, par ibid., 203 ; cf.
aussi l'éd. du Tarjumân par Nicholson, 67.
""Le chrétien Al-Jarrâh dit : Un certain nombre des compagnons du sheikh Sadr-ud-Dîn ont bu
avec moi et m'ont dit : Jésus est Dieu, ainsi que vous l'affirmez. Nous admettons que c'est la
vérité ; mais nous le dissimulons et le nions afín de préserver la communauté", Rûmî, Fîhi-mâ-
fîhi, 164. "Ce sont là paroles d'ivrognes enivrés du vin de Satan", rétorque Rfimî, loc. cit., ; sur
d'autres penseurs musulmans qui reconnaissent la divinité du Christ (Ahmad b. Hâ'it, mort vers
1440, et Fadl al-Hadathî), Grunebaum, Variorum, VII, 41-42. Sur les tendances spéculative et
poétique du soufisme représentées respectivement par Ibn Arabî et Rûmî, W. Chittick, «The Last
Will and Testament of Ibn AraWs Foremost Disciple and Some Notes of its Author», Sophia
Perennis, IV, 1 (1978), 44.
12 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

privilégiée par le "...Très-Haut [qui] a réservé d'immenses faveurs aux habitants


de l'Asie-Mineure, lesquels sont (...) ceux de la communauté musulmane qui
sont l'objet de la plus grande miséricorde". Entre les gens d'Asie-Mineure et le
soufï du Khorassan, il y a, selon Eflâkî son biographe, des liens prédestinés et
une affinité de sensibilité très grande 1 4 .

Si l'expression formelle du message de Rûmî diffère, par son aspect plus


poétique de celle d'Ibn Arabî, leurs formations ont des points communs certains :
Rûmî est d'ailleurs supposé avoir rencontré Ibn Arabî à Damas à la fin de la vie
du mystique espagnol. C o m m e Ibn Arabî, Rumî a réfléchi sur l'expérience de
Hallâj, lequel apparut également à l'un et à l'autre. Sa filiation spirituelle (silsila)
c o m m e celle d'Ibn Arabî, remonte à Ahmed Ghazâlî. Il fut en rapport avec
Sadreddîn, principal successeur d'Ibn Arabî et strict contemporain de Mevlânâ
(Sadreddîn 12037-1272 ; Rûmî 1207-1274) 1 5 . De plus R û m î contribua à
introduire et à "naturaliser 1 en Anatolie, une certaine poésie mystique persane,
d'inspiration universaliste et amoureuse : on retrouvera, entre autres, dans son
œuvre, les thèmes essentiels des poètes mystiques persans antérieurs comme le
célèbre Abû Saîd : point de fanatisme en religion, diversité des chemins, unité du
but ; importance et légitimité du concert spirituel ; primauté de l'amour qui
transforme même les plus récalcitrants, non-musulmans, athées, ivrognes, avec
lesquels il ne faut pas craindre les contacts directs 16 .

Si Mevlânâ est continuateur de traditions mystiques plus anciennes, il sut


non seulement les adapter aux conditions propres à l'Anatolie, mais aussi les
marquer du sceau de sa personnalité hors-pair. À travers la biographie de Mevlânâ
d'Eflâkî. nous voyons que la société urbaine de Konya dans toute sa diversité
sociale et religieuse, fut marquée par le rayonnement de Mevlânâ. Les hautes
classes et les souverains protégèrent Rûmî et ses adeptes des attaques des ulemâ
qui dénonçaient l'hétérodoxie de leurs pratiques extatiques, basées sur la danse et
la musique. L'ordre exerça une influence très forte sur les artisans et les
marchands, ainsi que sur le petit peuple. Les relations, enfin, que Mevlânâ
entretint avec les non-musulmans nous intéressent aussi : avec chrétiens et juifs,
les contacts furent incessants et empreints de mutuelle bienveillance.

' ^Aflâkî-Dervi'cAe.f tourneurs, I, 190. Sur l'énorme bibliographie concernant Rûmî. les deux
volumes de M. ûnder, Mevlânâ Bibliyografyasi.
'-'Rencontre entre Rûmî et Ibn Arabî, selon le Risâla-i Sipahsalâr, trad. turque Milhat Baharî ;
Ûlken, La pensée de l'islam, 305. Premier rêve hallâjien d'Ibn Arabî à Cordoue vers 594/1198 ;
deuxième rêve hallâjien à Konya vers 618/1221 ; idem pour Rûmî à Konya vers 64S/1247,
Massignon-Pajjion, I, 83. Rflmî et Ibn Arabî ont subi l'influence de Tirmidhî, Fîhi-mâ-fihi (Livre
du Dedans), 13, et Addas, 105. La silsile de Rûmî remonte à Ahmed Ghazâlî, Gôlpinarh,
Mevlânâ'dan sonra Mevtevilik, 201. Les liens entre Ahmed Ghazâlî et Ibn Arabî passent par
Awhad al-Dîn Kirmânî, i qui Ibn Arabî confia l'éducation de Sadreddîn, Addas, 271-273. Sadreddîn
et Rfimi, Afliki, I, 76-77, 94, 127, 143, 172 etc...
16
AbÛ Saîd, éd. Manawwar, 36-38, 64-66, 247-248, 93-94, 238, 241, 288.
SOUFISME ET U N I V E R S A L I S M E 13

B) L'islamisation "à la Mevlevî" : Une conversion à la religion intérieure

L'enseignement de Mevlânâ s'adresse à tous, et ne tient pas compte des


appartenances religieuses, au nom d'une perspective mystique qui transcende les
exclusivismes formels : "L'amour du Créateur est partout et sur tous les
hommes, qu'ils soient mages, juifs ou chrétiens", proclame-t-il. Dans l'optique
spécifique du tasawwuf, le musulman moyen doit aussi être "converti" à la voie
mystique, et, plus d'une fois, Rûmî se moque du formalisme et de l'esprit de
supériorité injustifié de tel notable musulman. Il raille, par exemple, un prêcheur
qui a remercié Dieu de ne pas l'avoir créé infidèle, en remarquant que dans la
pratique de la religion, ce dernier n'est pas très différent des non-musulmans.
Ailleurs, il dit qu'il est plus facile de convertir soixante-dix chrétiens que de
purifier un certain miiderris de la medrese des marchands de coton, voulant
exprimer que dans la perspective mystique, mieux vaut un infidèle sincère qu'un
croyant hypocrite17.

Le contexte dans lequel s'exerça l'influence de Mevlânâ favorisa souvent la


conversion de l'entourage non-musulman du maître. Dans un milieu chrétien
isolé qui a des liens de plus en plus lâches avec l'autorité patriarcale de
Constantinople, la tentation était forte de suivre un maître spirituel si
bienveillant et d'adopter la religion islamique que les non-musulmans
identifiaient avec la doctrine souple et accueillante des mevlevî. Entre la fidélité à
une foi coupée de ses racines et de ses chefs religieux, et le ralliement à une
religion dont ils côtoient les adeptes quotidiennement, dans une atmosphère de
commune sympathie, beaucoup choisissent la deuxième alternative. La
conversion semble d'autant plus facile que l'esprit syncrétiste des mevlevî tend à
minimiser les différences religieuses formelles au profit de la communauté
spirituelle de ceux qui s'engagent "...dans la voie des chercheurs de vérité ". Le
caractère conciliant des confréries de derviches, inauguré par Rûmî en Anatolie,
fut ainsi une des causes importantes du succès de l'islam parmi les populations
conquises.

Mevlânâ apparaît souvent comme un protecteur des chrétiens contre ses


propres coreligionnaires :

Sa générosité, sa mansuétude, étaient poussées à un tel point qu'un jour


où il s'était échauffé pendant le concert et où il était plongé dans la
contemplation du visage du Bien-Aimé et dans l'extase, un ivrogne entra
dans la danse, y porta le trouble, et, comme un insensé se jeta sur le
maître. Les amis le maltraitèrent : "C'est lui qui a bu le vin et c'est vous
qui vous comportez en méchants ivrognes !" "C'est un chrétien" dirent-
ils." "S'il est chrétien (tersâ), pourquoi ne craignez-vous pas (tersân
îstîd) ?" Les derviches s'inclinèrent et demandèrent pardon.

17
Aflâkî, I, 108, 262, 263.
14 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N A R M É E

On voit dans cette anecdote que les non-musulmans semblaient admis comme
spectateurs au* cérémonies mystiques, ce qui montre, dès l'origine du
mouvement, l'absence de discrimination religieuse des mevlevî. De tels
spectacles ne pouvaient manquer, en bien des cas, d'influencer favorablement
l'assistance, musulmane ou non 18 .

C'est d'ailleurs dans un esprit prosélyte que Mevlânâ, aux dires d'Eflâkî,
institua la danse mystique (semâ) :

Lorsque nous vîmes qu'ils (les Anatoliens) n'inclinaient en aucune


manière vers la voie de Dieu, et qu'ils restaient privés des mystères divins,
nous insinuâmes ces idées par la voie gracieuse du concert spirituel et de
la poésie cadencée, choses conformes aux goûts des humains ; car les
habitants de l'Asie-Mineure sont des gens de plaisir et soumis à l'influence
de la planète Vénus19

Dans l'anecdote suivante, Mevlânâ prend la défense d'un jeune Grec


poursuivi, à juste titre pourtant, par les autorités : le Maître et ses compagnons
aperçurent un jour,

.. .une foule considérable qui criait après un individu, et dans cette foule il
y avait quelques jeunes gens qui couraient en poussant des exclamations :
on châtie quelqu'un pour le compte de Dieu, que notre Maître intercède
pour lui, car c'est un tout jeune Grec. Qu'a-t-il fait ? dit le Maître On lui
répondit : il a tué quelqu'un. On lui applique la peine du talion. Il s'avança
aussitôt ; les bourreaux et les hommes de police le saluèrent et se tinrent à
distance. II revêtit alors le coupable de son manteau béni. Le préfet de
police fit un rapport au sultan qui répondit : Notre Maître est le juge ; car,
s'il intervenait pour toute une ville, cela lui serait possible ; tout lui est
dévoué, si Grec que soit le meurtrier. Cependant les compagnons le
conduisirent au collège pour qu'il prononçât l'acte de Foi et devînt
Musulman, en même temps, on pratiqua sur lui la circoncision ; on
commença un grand concert. Quel est ton nom ? demanda le Maître ;
Thiryanos, répondit le jeune homme. Dorénavant, dit Djelâl-ed-dîn, on
t'appellera 'Alâ-ed-din Thiryanos.

Ce récit nous intéresse à plusieurs égards : on s'adresse tout naturellement au


Maître pour obtenir son intercession en faveur d'un chrétien en difficulté, ce qui
confirme sa réputation bien établie dans le peuple, de défenseur des non-
musulmans devant les autorités. Ce récit montre aussi le respect des
fonctionnaires et l'appui inconditionnel du sultan en faveur de Rûmî. La
protection accordée à Thiryanos exige la conversion du coupable et son
intégration dans l'ordre des mevlevî. mais cette intégration du Grec, la suite nous

18
Ibid„ 247, 289.
19
Ibid„ 190.
SOUFISME E T U NI V E R S A LI S M E 15

l'apprend, n'entraîne pas une répudiation absolue de sa foi d'origine. Il reste un


"spécialiste" des choses chrétiennes, et Mevlânâ le consulte volontiers sur le
christianisme. Il garde une certaine optique chrétienne qui, par exemple, lui
permet d'accepter facilement le rôle de la musique dans les cérémonies mevlevî,
ce qui choque les musulmans de stricte observance 20 .

Des chrétiens de toutes origines sociales, au contact de Mevlânâ, optent


pour la conversion. Domestiques, boulangers, maçons, constructeurs au service
de l'ordre, par des rapports professionnels réguliers finissent par rallier les
disciples de Rûmî : un architecte chrétien construisait une cheminée pour le
Maître. Malgré les sollicitations de ses amis mevlevî, il refusait obstinément de
se convertir, disant qu'il craignait le Christ depuis cinquante ans et qu'il trouverait
honteux de l'abandonner. Le Maître entendant cela s'écria : "Le mystère de la Foi
est la crainte. Qui craint Dieu, même s'il est chrétien, est un homme vraiment
religieux." À ces mots, l'architecte se convertit et devint un disciple fervent du
Maître. Si la conversion n'est pas obligatoire pour devenir disciple de Rûmî, une
longue fréquentation de l'ordre mevlevî la provoque à plus ou moins longue
échéance selon la personnalité de l'individu concerné, comme le montre
l'intéressante anecdote des peintres Ayn al-Daula et Kalo-Yani :

Kalo-yani le peintre et Aïn-ed-Daula étaient deux peintres grecs


incomparables dans cet art et dans celui de la représentation des figures ;
ils étaient devenus disciples du Maître. Kalo-Yani dit un jour : "À
Constantinople, on a représenté sur un tableau les figures de Marie et de
Jésus, sans pareils comme le sont leurs deux modèles. Les peintres du
monde entier sont venus et n'ont pas pu reproduire de pareilles figures."
Aïn-ed-Daula, mû par le désir intense de voir ce tableau, se mit en route,
séjourna un an dans ce grand couvent de Constantinople (où il était
conservé), et se mit au service des moines qui y habitaient. Une nuit,
ayant trouvé l'occasion favorable, il mit le tableau sous son bras et partit.
Arrivé à Konya, il rendit visite au Maître : "Où étais-tu ?" lui demanda
celui-ci. Il raconta l'aventure du tableau. "Voyons ce charmant tableau, dit
le Maître ; il faut qu'il soit bien beau et gracieux." Après l'avoir
contemplé longuement, il reprit : "Ces deux belles figures se plaignent
amèrement de toi ; elles disent : il n'est pas droit dans l'amour qu'il a pour
nous : c'est un faux amoureux." "Comment cela ?" dit le peintre. "Elles
disent : nous ne dormons ni ne mangeons jamais, nous veillons la nuit et
jeûnons le jour, tandis qu'Aïn-ed-Daula nous a abandonnées ; il dort la
nuit et mange le jour, il n'est positivement pas d'accord avec nous." "Il est
absolument impossible, dit le peintre, qu'elles dorment et mangent ; elles
ne peuvent parler, ce sont des figures sans âmes." "Toi qui es une figure
avec âme, dit le Maître, qui possèdes tant d'arts, et qui as été fabriqué par
un Créateur dont l'œuvre se compose de l'Univers, d'Adam et de tout ce
qui est sur la Terre et dans les Cieux, est-il permis que tu le délaisses et

20
Ibid.„ 244-247.
16 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

que tu tombes amoureux d'une peinture sans âme et sans idées ?" À la
suite de cela, Ayn al-Daula se convertit.

Nous avons ici une illustration de la fonction de directeur spirituel assumée par
Mevlânâ au profit des non-musulmans. Ceux-ci finissent par adopter
officiellement la religion de leur Maître, sans que cette conséquence soit une règle
absolue, comme semble l'indiquer le cas de Kalo-Yani qui, d'après son nom,
paraît être resté chrétien21.

Le phénomène de conversion dû à l'influence mevlevî affecta aussi dans


une large mesure les milieux ecclésiastiques. À côté d'exemples de conversions de
rabbins juifs, Eflâkî cite de nombreux cas d'apostasie parmi les prêtres ou les
moines chrétiens : cela peut survenir à la suite d'entretiens théologiques où
Mevlânâ démontre avec évidence la supériorité de la loi musulmane. Dans le
passage suivant, c'est en propagandiste orthodoxe de l'islam que parle Mevlânâ :

Les savants compagnons ont raconté qu'un jour le Maître était assis dans
son collège béni. Tout-à-coup, il entra un groupe de moines chrétiens et
de rabbins juifs qui s'inclinèrent avec une sincérité parfaite, et
l'interrogèrent sur le secret des ordres et des interdictions institués par le
Coran pour la communauté mahométane, afin de comprendre le motif des
décisions rendues. Le Maître répondit (en arabe) : "Dieu a imposé comme
devoir à ses serviteurs la Foi comme purification du polythéisme, la prière
comme une délivrance de l'orgueil, la dîme aumônière comme un moyen
d'obtenir le pain quotidien, le jeûne pour éprouver la sincérité des
créatures, le pèlerinage comme un renforcement de la religion, la guerre
sainte comme une gloire de l'islamisme, l'ordre de faire le bien comme un
avantage pour le peuple, l'interdiction de faire le mal comme une
invitation pour les sots, l'observation des règles de parenté comme un
moyen d'accroître la population, la peine du talion comme un moyen
d'arrêter l'effusion du sang, les pénalités comme un moyen de respecter les
choses interdites, l'interdiction de boire du vin comme un moyen
d'augmenter la force de la raison, celle du vol comme un moyen pour
obliger à l'honnêteté, la désapprobation de l'adultère comme un moyen de
conserver les généalogies, celle du sodomisme comme celui de multiplier
la descendance, le renoncement aux plaisirs comme un honneur pour la
sincérité, la salutation comme un procédé pour échapper aux effrois, la
sécurité comme une règle pour la communauté, l'obéissance comme une
manière d'honorer la primauté." Lorsqu'il eut expliqué en détail, comme il
convenait, ces pensées, ses interlocuteurs coupèrent tous ensemble leurs
cordelières et crurent ; placés dans la filière des vrais croyants musulmans,
ils firent montre de bonne volonté et devinrent les disciples sincères du
Maître. On rapporte que depuis l'apparition du Maître jusqu'au jour de sa

21
lbid„ II, 2-3, 69-70.
SOUFISME E T U N I V E R S A LI S M E 17

mort, dix-huit mille infidèles se convertirent à la vraie Foi et devinrent ses


disciples ; il y en a encore qui le deviennent22.

Nous sommes ici à la source du prosélytisme musulman, que prirent à


leur compte les derviches mevlevî, à la suite de leur fondateur. Parfois, la
conversion est amenée par des prodiges où les moines chrétiens reconnaissent une
puissance spirituelle supérieure à la leur ; ainsi, la rencontre de Mevlânâ et des
moines de Sis (Kozan) en Petite-Arménie :

Le Cheïkh Sinân ed-din Aq-Chèhrî, l'un des grands compagnons de la


découverte du monde mystérieux, a raconté ceci : Lorsque notre Maître
partit pour Damas, la caravane de Syrie, arrivée dans la province de Sis,
parvint à une caverne et y descendit. Il y avait là quarante moines qui
avaient poussé les austérités si loin qu'ils se livraient à la poursuite des
mystères du monde des êtres supérieurs, connaissaient quelque chose des
secrets du monde inférieur, lisaient dans la pensée Secrète des hommes et
recevaient de toutes parts des présents et des ex-voto. Dès qu'ils virent
notre Maître, un jeune garçon auquel ils avaient fait signe de se préparer à
s'élancer dans l'air, se tint entre ciel et terre. Notre Maître ayant baissé sa
tête bénie, observait cette scène. Tout à coup, ce jeune garçon poussa des
cris : "Venez à mon aide sinon je suis attaché, et je mourrai ici-même, par
la terreur que me cause cette personne qui m'observe." On lui dit :
"Descends." "Je ne puis pas, répondit-il, on dirait qu'on m'a cloué ici."
Malgré les efforts qu'il fit, il ne put pas descendre. Tous, s'étant rendus
aux pieds de notre Maître, le supplièrent en disant : "Ne nous déshonore-
pas." Il répondit : "Le seul moyen, c'est de prononcer la formule de l'Unité
de Dieu." Immédiatement, le jeune garçon mit sur ses lèvres la profession
de Foi musulmane, et descendit avec facilité ; tous d'un commun accord
devinrent vrais croyants et voulurent partir avec le Maître ; mais celui-ci
ne le leur permit pas ; il leur dit : "Occupez-vous ici de servir Dieu, et ne
nous oubliez pas dans vos prières." Alors, continuant leurs occupations de
piété et de mortification, ils possédèrent les secrets des mondes supérieurs
et inférieurs ; ils construisirent un couvent dans cet endroit, et rendirent
service aux voyageurs.23

Cette anecdote nous fournit une illustration claire du contexte


psychologique dans lequel se réalise l'adhésion des chrétiens à l'islam : cette
dernière n'est pas présentée comme une rupture complète avec la religion
antérieure mais comme une continuation et un prolongement naturel des activités
monastiques et spirituelles précédentes, dans un même cadre géographique, au
sein de la nouvelle religion. Ceci nous renseigne sur les pratiques habiles

22
Ibid., 9, 111-112.
Ibid., I, 65. Cf. une anecdote "symétrique" où ce sont deux derviches bektâfi qui sont
miraculeusement immobilisés sur leur siège par un thaumaturge grec de Cappadoce, M. Balivet,
«The Long-Lived Relations Between Christians and Moslems in Central Anatolia», B.Z. 16
(1990), 315.
18 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

utilisées par les ordres mystiques pour convertir les populations indigènes, et sur
les motivations de celles-ci qui, en changeant de religion, n'avaient pas
l'impression de modifier beaucoup leurs conditions de vie précédentes.

Le passage à l'islam pouvait enfin être causé par un choc intérieur


résultant d'un contact direct et soudain avec la forte personnalité de Mevlânâ.
L'humilité du Maître qui s'incline trente-trois fois devant un moine de passage est
déterminante dans la conversion du voyageur. Un autre cas significatif est fourni
par le passage suivant :

Un jour, dit-on, notre Maître se rendit de la mosquée de Merâm à la ville


avec ses nobles compagnons. Tout à coup, un vieux moine les rencontra
et prit une posture humble ; le Maître lui dit : "Qui est le plus âgé de toi
ou de ta barbe ? " "J'ai vingt ans de plus que ma barbe, répondit le moine,
elle est venue en dernier lieu." "Ô infortuné !, répliqua le Maître, celui qui
est arrivé après toi a mûri et est cuit à point ; toi, tout comme tu étais, tu
t'en vas dans ta noirceur, ton chaos et ta crudité ; malheur à toi, si tu n'es
pas transformé et si tu ne mûris pas toi aussi !" Immédiatement, le pauvre
moine coupa sa cordelière, crut et se fit musulman 24 .

C) Mystiques sans frontières et fraternisation interconfessionnelle

Un autre fait imponant si l'on veut déterminer l'importance ultérieure des


agissements de Mevlânâ, apparaît au travers du récit d'Eflâkî. Du vivant de Rûmî,
des contacts étroits semblent s'être noués entre les confréries musulmanes et les
milieux monastiques chrétiens des territoires byzantins ou francs, jusqu'à
Constantinople et au delà. Ces relations empreintes d'estime mutuelle, laissent
entrevoir une fraternisation dans le domaine spirituel qui prépare les
rapprochements à une plus grande échelle des XIVe et XVe siècles. Nous assistons
ici à la première phase d'une interpénétration psychologique et culturelle qui
annonce l'esprit syncrétiste des bektâp et des bedreddînî en monde ottoman. Dès
le XIIIe siècle, un certain mouvement d'entente islamo-chrétienne semble déborder
les frontières de l'État seldjoukide et l'Anatolie elle-même. La réputation de
Rûmî, d'après son biographe, est bien connue à Constantinople, et des moines
font le voyage de Konya pour approcher le cheikh :

On rapporte qu'un moine savant, dans la contrée de Constantinople, avait


entendu parler de la renommée de science, de mansuétude, et d'humilité de
notre Maître ; plein d'affection pour lui, il se mit en voyage et arriva à
Konya à la recherche du Maître. Les moines de la ville allèrent à sa
rencontre et le reçurent avec honneur. Le sincère moine demanda à rendre

24
I b i d „ 184, 107.
SOUFISME ET U N I V E R S A L I S M E 19

visite à l'illustre personnage ; par hasard, il le rencontra en route et par


trois fois se prosterna devant le souverain du monde spirituel 23 .

Mevlâna est présenté comme étant en contact étroit avec un autre moine
des environs de Constantinople. Il lui recommande un de ses disciples qui doit
séjourner à Byzance pour affaires :

Le Cheikh Salâh-ed-din (que Dieu magnifie sa mention !) avait pour élève


un riche négociant qui aimait sincèrement le Maître ; il avait nourri
l'ambition de faire un voyage à Constantinople. Accompagné du Cheikh,
il vint trouver le Maître pour obtenir son autorisation et son secours.
Quand il eut l'honneur d'être admis au baise-mains, le Maître lui dit :
"Dans les environs de Constantinople il y a une bourgade florissante où
habite un moine en retraite dans un monastère et vivant séparé des
créatures. Transmets-lui mes salutations et interroge-le." Le négociant
salua et partit. Arrivé sur ces pays frontières, il s'informa de ce moine, se
rendit au village indiqué, et entra avec politesse dans le couvent. Il vit un
personnage, installé dans un coin comme un trésor, la tête sous les
aisselles ; ses lumières brillaient sur un châle noir, car on a dit : "La
lumière est dans le noir." Le négociant fut hors de lui à la vue de ce
spectacle. Quand il eut transmis au moine le salut de notre Maître, celui-ci
sursauta et s'écria : "Salut sur toi, ainsi que sur les serviteurs que Dieu a
élus !" Puis il s'inclina et resta longtemps prosterné. Le jeune marchand
jeta un coup d'œil sur un autre coin. Il aperçut notre Maître avec les
mêmes vêtements et le même turban qui le contemplait. La situation
changea pour lui ; il poussa un sanglot et tomba. Au bout de quelque
temps, il revint à lui ; le moine lui fit des amitiés et lui dit : "Si tu
deviens initié au secret des hommes libres, tu seras l'un des bons pieux."
Finalement il adressa une lettre à l'empereur de Constantinople, dans
laquelle il écrivait. "Un tel, négociant, a des affaires dans cette région-ci ;
qu'on le protège, et que les gardes des routes et les officiers de la ville ne
le molestent pas." Quand le négociant eut atteint la ville et fait parvenir la
lettre du moine à l'empereur, celui-ci ordonna qu'on lui portât des présents
de bienvenue, qu'on terminât ses affaires, et qu'on le laissât partir en
sécurité avec tous ses gains. À son retour, le négociant alla voir le moine
qui lui dit : "Transmets au Maître mon salut et mes prosternations ;
j'espère qu'il n'oubliera pas ce pauvre nécessiteux, plein de désirs, dans ses
faveurs infinies." Au bout de quelque temps, lorsque le négociant fut de
retour à Konya, et rapporta au Cheikh Salâl-ed-dîn ce qui s'était passé,
celui-ci lui dit : "Tout ce que l'on raconte des saints est vrai et arrive
effectivement, sans doute ni supposition 26 .

D'après les deux récits qui précèdent, Mevlânâ semble entretenir des
contacts spirituels étroits avec des moines assez influents pour recommander un

25
Ibid., 184.
26
Ibid., 105-106.
20 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N A R M É E

protégé à l'empereur de Byzance. Le caractère hagiographique de l'œuvre d'Eflâkî


ne doit pas cacher les faits réels dont cet auteur garde le souvenir. Les contacts
fréquents, pour des raisons commerciales ou autres, entre les États byzantin et
seldjoukide, l'imbrication ethnique des deux mondes, faisaient progresser
rapidement la connaissance mutuelle et la conscience de partager un grand nombre
de valeurs communes. Si Mevlânâ, par son influence spirituelle, provoqua de
nombreuses conversions, l'esprit mevlevî, ni l'esprit derviche en général, ne
sauraient être réduits à un simple missionnarisme. Un bon nombre de non-
musulmans entretinrent des rapports avec l'ordre sans abandonner leur religion
propre, ni être contraints de le faire. L'exemple le plus connu est celui du
monastère de "Platon", près de Konya, dont les moines inaugurèrent une entente
islamo-chrétienne durable. Mevlânâ vient souvent prier au monastère et
l'higoumène, témoin de ses prouesses ascétiques, reconnaît sa sainteté et accepte
la vérité de son message, tout en gardant sa religion.

Le chef des moines du couvent de Platon, un de leurs grands docteurs, était


un vieillard versé dans les sciences ; on venait chercher la science auprès
de lui de Constantinople, de Sîs, du Djânik, et d'autres endroits ; on
apprenait de lui les règles des jugements. Voici ce qu'il a raconté : "Un
jour, le Maître était au couvent de Platon, qui est sur le flanc de la
montagne ; il entra dans la caverne où sourd une eau froide ; il pénétra
jusqu'au fond tandis que moi, resté au dehors, j'observais, pour voir ce
qu'il allait faire. Il resta dans l'eau froide pendant sept jours et sept nuits :
puis il en sortit en manifestant des troubles et partit. En vérité, il n'y
avait pas dans son corps la moindre trace de changement". Puis le moine
jura que ce qu'il avait lu au sujet du Messie, ce qu'il avait appris en
parcourant les Livres d'Abraham et de Moïse, ce qu'il avait vu dans les
anciens traités d'histoire relativement à la grandeur et à l'action des
prophètes, se retrouvait chez notre Maître et même davantage.

Les signes extraordinaires dont ces moines furent témoins, les


conduisirent à "christianiser" Mevlânâ, à en faire un prophète dans le
prolongement de la tradition chrétienne :

Il y avait dans le couvent de Platon un sage moine très érudit et très âgé.
Toutes les fois que les compagnons se rendaient en promenade dans ce
monastère, il les servait de toute manière et manifestait sa confiance ; il
aimait beaucoup le tchélébi Arif. Les compagnons l'interrogèrent un jour
sur le motif de cette confiance et sur l'opinion qu'il avait du Maître, ainsi
que sur la manière dont il l'avait connu. "Vous-autres, dit-il, que
connaissez-vous de lui ? Moi, j'ai vu chez lui des miracles innombrables
et des choses étonnantes sans limites ; je suis devenu son serviteur
sincère. J'ai lu, dans l'Evangile, les biographies des prophètes passés, j'ai
constaté la même chose dans sa personne bénie, et j'ai cru en sa vérité.
Une fois, le Maître s'était rendu dans ce couvent et avait fait une retraite de
près de quarante jours. Quand il en sortit, je le pris par le pan de sa robe et
lui dis : "Dieu le Très Haut a dit, dans le Coran glorieux : Il n'y en a
SOUFISME E T U NI V E R S A LI S M E 21

point parmi vous qui n'y entreront pas [dans l'Enfer] ; ce sera, pour ton
Seigneur, un décret décidé." "Du moment que tous entreront dans les feux
de l'Enfer, où sera la préférence accordée à l'islamisme sur notre religion ?"-
Le Maître ne dit rien ; au bout d'un instant, il fît signe pour indiquer qu'il
se rendait du côté de la ville ; moi, tout doucement, je partis sur ses
traces ; tout à coup, à l'entrée de la ville, il entra dans un four de
boulanger qu'on avait allumé ; le Maître saisit mon vêtement de fine soie
noire, le mit au milieu de son feredje, le jeta dans le foyer et s'assit en
observation quelque temps dans un coin. Je vis sortir une fumée intense,
et personne ne pouvait parler. Ensuite le Maître dit : "Regarde." Je vis que
le boulanger avait sorti le feredje béni du Maître, et l'en avait revêtu ; il
était tout propre et nettoyé, tandis que mon vêtement de soie était tout
brûlé et réduit à néant. "C'est ainsi que nous y entrerons, dit-il, tandis que
vous, c'est ainsi que vous y entrerez." Immédiatement, je m'inclinai et
devins son disciple 27 .

Retraites en commun, acceptation par le chrétien de la vérité du message


du musulman qu'il considère comme son maître, tout en restant fidèle à sa foi
propre, de tels agissements allaient dans la direction d'un syncrétisme islamo-
chrétien. La société anatolienne ne pouvait manquer d'être influencée
profondément par l'exemple de personnalités aussi écoutées que Mevlânâ ou
l'higoumène de "Platon" qui, selon Eflâki, avaient des disciples depuis
Constantinople jusqu'en Petite-Arménie.

La dénomination même du monastère, "Platon", abstraction philosophique


recevable par les deux confessions, pourrait bien être un signe révélant un désir de
créer une symbiose islamo-chrétienne dans un centre culturel mixte. La vocation
de lieu de rencontre intercommunautaire fut, en effet, celle du monastère jusqu'à
une époque aussi tardive que le siècle dernier : Au XIXe siècle, il y avait dans
l'enceinte du couvent trois églises et une mosquée, laquelle avait été construite,
d'après la tradition chrétienne locale, par les musulmans pour remercier Saint
Chariton, patron du monastère, d'avoir sauvé le fils de Mevlânâ ; le chef des
mevlevî venait une fois par an passer une nuit de prière dans cette mosquée. Une
telle pérennité montre que l'esprit de relative concorde intercommunautaire qui
s'implanta à Konya au XIII e siècle, sous l'impulsion de Rûmî, marqua en
profondeur la mentalité des habitants de Rûm, chrétiens comme musulmans 28 .

Les funérailles de Mevlânâ, telles que nous les rapporte Eflâkî, offrent le
spectacle d'une société déjà très engagée dans la voie du syncrétisme ; chaque
groupe constitutif de la société seldjoukide, avec son originalité propre, entend

27
I b i d „ 261 ; II, 67-68.
^L'hypothèse que "le monastère de Platon" des sources musulmanes (Aflâkî-Huait, I, 261, II, 67,
358) correspond au couvent de Saint-Chariton, près de Konya est de Hasluck-C/iriiiiamty, li,
373-374. Il reste cependant la possibilité d'un établissement religieux dédié à Saint Platon, saint
très populaire en Anatolie centrale (martyr galate du Ul e -IV e siècle, fêté le 18 novembre cher les
Grecs, et le 22 juillet chez les Latins, Vie des Saints et des Bienheureux, vol. VII, Juillet).
22 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

célébrer la mémoire d'un homme dont tous se prétendent les disciples. Dans ce
texte, la vénération partagée par chacun semble l'emporter sur les différences
confessionnelles, donnant l'impression d'une véritable communauté anatolienne :

Après qu'on eut apporté dehors le corps sur le brancard, la totalité des
grands et du peuple se découvrit la tête ; les femmes, les hommes, les
enfants, étaient présents ; il s'éleva un tel tumulte qu'il ressemblait à celui
de la grande Résurrection. Tous pleuraient, et la plupart des hommes
marchaient, poussant des cris, déchirant leurs vêtements, le corps dénudé.
Les membres des différentes communautés et nations étaient présents,
Chrétiens, Juifs, Grecs, Arabes, Turcs, etc... ; ils marchaient devant,
chacun tenant haut ses Livres (sacrés). Conformément à leurs coutumes,
ils lisaient des versets des Psaumes, du Pentateuque, de l'Évangile, et
poussaient des gémissements de funérailles. Les musulmans ne pouvaient
pas les repousser à coup ae bâton et de plat de sabre ; cette réunion ne
pouvait être enrayée. Il se leva un tumulte immense, dont la nouvelle
parvint au Grand Sultan et au Perwane, son ministre ; on fit venir les
chefs des moines et des prêtres, et on leur demanda quel rapport cet
événement pouvait avoir avec eux, puisque ce souverain de la religion
était le directeur et l'imam obéi des musulmans. Ils répondirent : En le
voyant nous avons compris la vraie nature de Jésus, de Moïse et de tous
les prophètes ; nous avons trouvé en lui la même conduite que celle des
prophètes parfaits, telle que nous l'avons lue dans nos livres ; si vous
autres, musulmans, vous dites que notre Maître est le Mahomet de son
époque, nous le reconnaissons de même pour le Moïse et le Jésus de notre
temps ; de même que vous êtes ses amis sincères, nous aussi nous
sommes mille fois plus ses serviteurs et ses disciples ; c'est ainsi qu'il a
dit : "Soixante-douze sectes entendront de nous leurs propres mystères ;
nous sommes comme une flûte qui, dans un seul mode, s'accorde avec
deux cents religions " "Notre Maître est le soleil des vérités qui a brillé
sur les mortels et leur a accordé ses faveurs ; tout le monde aime le soleil,
qui illumine les demeures de tous". Un autre prêtre grec dit : "Notre
Maître, c'est comme le pain qui est indispensable à tout le monde ; a-t-on
jamais vu un affamé s'enfuir loin du pain ? Et vous, savez-vous qui il
était ?" Tous les grands se turent et n'articulèrent pas une parole 29 .

La mentalité syncrétiste apparaît ici clairement, dans les réactions des


chrétiens et des juifs ; Mevlânâ devient "leur Moïse" ou "leur Jésus" ; loin de se
convertir à l'islam, les judéo-chrétiens intègrent le nouveau prophète dans leur
propre tradition. Un tel procédé d'appropriation d'élements étrangers sera de plus
en plus courant par la suite. Il faut signaler aussi l'argument par lequel les non-
musulmans justifient leur culte de Mevlânâ : c'est l'aspect universaliste de
l'enseignement du Maître qui les autorise à se prétendre ses disciples, et la
citation qu'ils retiennent de Rûmî est caractéristique de l'attrait exercé par

^Aflâkî, h, 96-97. Mêmes réactions des non-musulmans au moment des funérailles du petit-fils
de Rûmî, Ârif Çelebî, II, 410.
SOUFISME ET U N I V E R S A LI S M E 23

l'idéologie supraconfessionnelle des soufis sur les populations indigènes. Dans la


mesure où le but des religions est unique, comme se plaît souvent à l'affirmer
Mevlânâ, il n'y a pas de contradiction à adopter un maître spirituel étranger, si les
circonstances rendent cette solution nécessaire. On comprend ainsi, dans les cas
de conquête musulmane irréversible, l'influence exercée sur les options des
chrétiens par cet universalisme mystique que Mevlânâ exposa souvent devant un
auditoire composite :

Bien que les chemins soient divers, le but est unique. Ne voyez-vous pas
qu'il y a de nombreux chemins qui mènent à la Ka'ba ? Pour certains, la
route vient de Rûm, pour d'autres de Syrie, pour d'autres encore de Perse,
de Chine, pour certains par mer d'Inde ou du Yémen. Ainsi, si vous
considérez les routes, la variété est grande et la divergence infinie. Mais
quand vous regardez le but, ils sont en accord et un... Une fois qu'ils
arrivent à la Ka'ba, ils réalisent que cette dispute, cette guerre, cette
diversité à propos des routes —celui-ci disant à celui-là : "Tu es dans
l'erreur, tu es un Infidèle", et l'autre répondant de la même façon—
concernaient les routes seulement et que leur but était un 30 .

Ainsi la première société sédentaire turque qui se constitue en Anatolie au


XIIIe siècle, sous l'influence politique et culturelle des Seldjoukides, offre le
spectacle d'un monde qui sut combiner des éléments divers en une synthèse
originale. Une mentalité syncrétiste, centrée sur la forte personnalité de Mevlânâ.
apparut, qui fut recueillie et largement diffusée par Sultan Veled et Arif Çelebi.
fils et petit-fils du fondateur de l'ordre. Ces derniers grandirent dans un milieu
familial où chrétiens et musulmans étaient étroitement liés : la nourrice de
Sultan Veled est appelée Yeramana (vieille mère en Grec), ce qui semble indiquer
son origine grecque, et Eflâkî nomme curieusement la propre fille du Maître
Effendi Poulo. Les descendants de Mevlânâ, imitèrent son attitude bienveillante
envers les chrétiens, et ils prirent parallèlement un ascendant croissant sur les
beys des frontières, imposant par là-même leurs propres conceptions dans la
façon de traiter les populations nouvellement conquises. Du côté chrétien, le
syncrétisme adopté par les premiers disciples non-musulmans de Mevlânâ dut
aussi porter ses fruits et se développer en Anatolie centrale, avant de se répandre à
la suite des armées turques dans toute la péninsule. Au XVe siècle, le voyageur
allemand Schiltberger signale que les chrétiens vénèrent comme l'un des leurs
Çemseddîn de Tabriz, le maître de Rûmî : "Dans une ville appelée Konya,
rapporte-t-il,... repose le Saint Schenisis qui fut d'abord un prêtre infidèle et fut
secrètement baptisé ; et quand sa fin approcha, il reçut le corps de Dieu dans une
pomme" 31 .

30
Art>erry, Discourses ofRûmt, 108-109.
3
' A f l â k i , II, 291, 429 ; Schiltberger, éd. Tetter, 40.
24 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

La société seldjoukide inaugura donc une expérience syncrétiste qui sut


donner à un état musulman un caractère proprement anatolien que perçurent les
gouvernants islamiques voisins : "Dans le voisinage, on se demandait si les
Seldjoukides n'étaient pas devenus païens, mages ou guèbres, et Nour-eddin
Zenghi, prince d'Alep, un musulman convaincu, exigea que Kylydj-Arslan II
renouvelât entre les mains de son ambassadeur la Profession de Foi de
l'islamisme, parce qu'il ne le croyait pas un vrai fidèle" 32 .

3- HACIBEKTÂÇ ET YUNUS EMRE OU LTJNIVERSALiSME EN TURC

Si le rôle de Mevlânâ fut capital dans l'élaboration d'un universalisme


mystico-poétique anatolien au XIIIe siècle, on ne doit pas cependant négliger
d'autres courants spécifiques qui, pour être en relation avec le mevlévisme,
connurent une évolution, un développement et une influence ultérieurs propres.

Un courant mystique autonome, qui fit fusionner en une synthèse


originale les traditions chamaniques et tribales d'Asie-Centrale et le mysticisme
islamique, fut le mouvement qui se rattacha à une personnalité aux contours
historiques mal définis, Haci Bekt⧠Velî. Ce groupe sut répandre avec succès ses
idées syncrétistes et universalistes pendant toute l'époque ottomane, et à une
échelle populaire beaucoup plus vaste que les mevlevî.

Une autre personnalité devait aussi tenir une place de choix dans
l'élaboration d'une mystique amoureuse anatolienne, de forme poétique, de
résonnance universaliste, celle de Yunus Emre, qui acquit une audience d'autant
plus grande qu'il écrivit dans la langue la plus familière aux musulmans d'Asie-
Mineure, le turc.

Il convient d'évoquer brièvement ces deux personnages dont les biographes


sont aussi flous que l'influence durable et qui tous deux sont traditionnellement
mis en relation avec Mevlânâ.

A) Bektâf, chrétiens et syncrétisme

Le mouvement issu d'Haci Bektâç eut en effet une audience très étendue
car il toucha un éventail social très large et consacra, en particulier, une partie de
ses activités au contact avec les non-musulmans.

Les origines du mouvement bektâfî et la vie de son fondateur tels que


nous les connaissons par le Vilayetnâme-i Haci Bektâg, œuvre du XVe siècle,

32
C. Huait, Konia, 214-215.
S O U F I S M E ET U N I V E R S A LI S M E 25

sont très mêlées de légendes. On y décèle cependant un fond historique, utile pour
qui veut comprendre la fermentation socio-religieuse de l'Anatolie turcomane au
Moyen-Âge. Il est significatif qu'Haci Bekt⧠soit mis en rapport avec tous les
grands mouvements religieux, mystiques, et sociaux de son temps, bien que ces
relations soient difficiles à préciser, voire chronologiquement peu probables.

Il vint du Khorassan au XIIIe siècle pour s'installer en Anatolie et il vécut,


selon Gôlpinarh, de 1248 à 1270/71, principalement à Suluca Kara Ôyuk
(l'actuelle Haci Bekta§ près de Kirçehir). Il y arriva, dit la légende, sous la forme
d'une colombe, métamorphose souvent utilisée par les traditions chamaniques
d'Asie Centrale. L'hagiographie du saint et les coutumes de la confrérie qui se
réclament de lui, sont imprégnées de réminiscences centrasiatiques. La
participation de femmes non voilées au cérémonial de la confrérie, la danse
rituelle à but extatique, certains sacrifices d'animaux, les transformations
d'humains en oiseaux et les très longues moustaches qui caractérisent les
membres de la secte, ont une origine chamanique.

La généalogie mohammédienne que lui attribuèrent ses partisans remontait


au Prophète et à Alî. Il aurait été le fils du prince de Nishâpur et aurait, selon le
Vilâyetnâme, abandonné le trône pour répondre à sa vocation mystique, ce qui ne
manque pas de présenter une analogie avec la vie du Bouddha. Le fait qu'il ait été
mis en relation avec le grand soufi Ahmed Yesevi (mort en 1166-67), montre
l'influence des disciples de ce dernier, en Khorassan où Haci Bekt⧠ne manqua
pas de suivre leur enseignement. Bien que Ahmed Yesevi n'ait pas été en rapport
avec l'Asie-Mineure et malgré les difficultés chronologiques, les traditions
bekiafi racontent que Hoca Ahmed Yesevi, connu aussi sous le nom de Haydar,
vint à Kayseri avec leur maître, y prit une femme chrétienne appelée Mene, et
s installa à Haydar es-Sultan où leur culte s'établit33.

Dans l'Anatolie turcomane du XIIIe siècle, Haci Bekt⧠est souvent mis en
relations étroites avec le mouvement socio-religieux des bâbâi, bien qu'il soit
difficile de définir les liens exacts qui les unissent. D'après §ikpa§azâde et Elvan
Çelebi, Bekt⧠faisait partie de l'entourage de Bâbâ tlyâs, et, par la suite, les
milieux issus des deux hommes furent très proches, ce qui montre, dès l'origine,

- Sur Bektâç et ses disciples, outre le VilâyetNâme, éd. GSIpinarli, et éd. Gross, et J. K. Birge,
Bektashi Order of Dervishes, voir l'ensemble des travaux d'I. Mélikoff, et notamment, Turcica 20
(1988), S.T.M.A.B.D. (1982), Mémorial 0. L. Barkan (1980), U.T.F.K.B. (1976), T.D.E.D.
(1973), R.E.I. (1966), J.A. (1962). Nous y renvoyons pour la bibliographie sur le sujet. Cf.
aussi, A.Y. Ocak, Bektaji Menakibnâmelerinde islam ôncesi Inanç Motifleri, et Turk Halk
Inançlannda ve Edebiyahnda Evliya Menkabeleri ; et aussi, «Bektachiyya», REI, LX (1992). Sur
la datation aléatoire du séjour anatolien de Bektaç, Gôlpmarh-Vildyet, XIX-XX, Mélikoff,
Turcica, 12, Birge, 40-51. Les métamorphoses de Bektâj, Mélikoff-Turcica, 14-15. Sur certaines
mœurs d'origine chamanique, voir aussi P. Boratav, «Vestiges oguz dans la tradition bekta$i», A.
XXIV ¡.O.K., 382-385. Les analogies avec Bouddha, Vryonis-Decline, 369 nt. 44. Ahmed Yesevî
et Bektâj, Mélikoff, Turcica, 12-17. Haydar et sa femme chrétienne, Haslack-Christianity. II,
403.
26 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N A R M É E

l'impact du mouvement bektâfî sur les milieux ruraux et tribaux parmi lesquels
ils garderont une grande audience. C'est, par exemple, un descendant de Bekt⧠qui
dirige la révolte turcomane de 1526-27 34 . L'influence des disciples de Bekt⧠sur
les couches rurales et nomades d'Anatolie n'exclut cependant pas une large
audience citadine. Le Vilâyetnâme prétend que Ahi Evren, patron des artisans et
commerçants anatoliens et de la Futiiwet turque, fut l'ami intime de Bektâ§. Ahi
Evren aurait écrit : "Celui dont je suis le Cheikh a aussi pour Cheikh Haci
Bektâ}". Par ailleurs l'influence de ce dernier semble, d'après Eflâkî, concurrencer
dans les villes celle de Rûmî. Le fait, d'autre part, que Bektâ; était considéré
comme le chef des gâzî, explique la légende anachronique selon laquelle le saint
aurait été le fondateur des Janissaires au milieu du XIVe siècle. Les Janissaires, on
le sait, s'intitulent "Fils d'Haci Bektâ§" (Haci Bektâ} ogullari) et leurs chefs
"Agha des Bektâfî" (agayân-i hektâfîyân)35.

À travers les récits le concernant, Haci Bektâ; apparaît comme une sorte
de héros éponyme sous le nom duquel se regroupèrent les éléments les plus
divers. Rassemblement très fluide autour d'une personnalité prestigieuse, ceux qui
se réclamèrent légitimement ou non du mystique purent s'appeler suivant les
époques et l'étendue des groupes considérés : alevi, kizilbaf, tahtaçi, etc., sans
qu'aucun de ces noms soit jamais synonyme de bektâfî au sens strict, appellation
qui n'est légitimement applicable qu'à la confrérie créée par Balim Sultan au XVIe
siècle, qui tenta de normaliser, pour ainsi dire, une filiation jusque là anarchique,
en une organisation fortement structurée. De plus, les disciples d'Haci Bektâ;, par
une tendance syncrétiste qui consistait à revendiquer tous les mystiques
musulmans réputés, qu'ils fussent ou non contemporains de leur maître,
contribuèrent à donner au nom de bektâfî une acception spirituelle très vaste
C'est dire qu'une appellation dans ce domaine n'est jamais exclusive d'une autre.
Elles peuvent parfois se rejoindre sans jamais s'identifier tout à fait. Qui s'occupe
du courant de pensée issu de Bektâ; est ainsi amené à parler de phénomènes aussi
variés que le chîisme turc ou les histoires populaires (fikra). Outre le rôle de la
confrérie historique, c'est donc toute une mentalité universaliste et une
perspective syncrétiste, très généralisée en monde turc, qu'il s'agit d'examiner
sous le nom générique d'esprit bektâfî36.

^Ocak-Baba Resul, 132 sqq. Cahen, «Baba Ishaq, Baba Ilyas, Hadji Bektash et quelques autres»,
Turcica 1 (1969), 61-64. La révolte turcomane d'un descendant de Bektâ;, Kalenderoglu, sous
Soliman le Magnifique, cf. Peçevi Tarihi, éd. Baykal, I, 92 : "Kalender, Haci Bektâ;-i Velî'nin
torunlarindandir".
3 5 A h i Evren et Bektâ;, Vilâyetnâme-Gölpinarli, 50-54 ; E. Kogan, «Haci Bektâ; Velî et le

Bektasisme», dans Art de Cappadoce, 193. Influence urbaine de Bektâ;, Aflâkî-Dervicftes


tourneurs, I, 296-297. Bektâ; et Janissaires, Gölpinarli, «Les organisations de la Futuvvet dans
les pays musulmans et turcs», R.F.S.E.I. (1949-50), 21 ; Weissmann, Les Janissaires, 15-17.
^ A l e v i : Mélikoff, «Recherches sur les composantes du syncrétisme Bektachi-Alevi»,
S.T.M.A.B.D., 379, 395 ; même auteur «Au sujet de quelques fêtes des Alevis d'Anatolie»,
U.T.F.K.B., 177-179. Kizilba} : A. Gökalp, Têtes Rouges et Bouches Noires. Tahtaci : S. P. Roux
et K. Özbayn, «Quelques notes sur la religion des Tahtaci», R.E.l. (1964), 45-86. Balim Sultan,
Birge-Be/taisAi, 56-58. Les Bektâfî après l'abolition du Corps, Mélikoff, «L'ordre des Bekta;i
SOUFISME ET U NI V E R S A LI S M E 27

La large famille spirituelle alevî-bektâ$î, sans limites dogmatiques


sévères, était préparée, par sa souple hétérodoxie, à accueillir bien des éléments
extérieurs à l'islam, dans la mesure où les vicissitudes historiques la mirent tôt
en contact avec des populations non-musulmanes, chrétiennes en particulier. De
fait, la progression turque en Anatolie à laquelle participent les derviches
combattants, voit des groupements soufîs s'installer systématiquement dans les
marches frontières byzantines puis, une fois le pays conquis, dans des zâwiya à
partir desquelles ils remettent la contrée en valeur et répandent leur enseignement,
aussi bien parmi les autochtones sédentaires que parmi les tribus turcomanes Les
faits rapportés par le Vilâyetnâme à Haci Bekt⧠et à ses premiers disciples,
rendent compte d'une intense activité missionnaire aux XIVe et XVe siècles.

Il s'agit cependant d'un missionnarisme bien particulier, assez en marge de


l'islam officiel et qui entend rallier au mouvement, non seulement les infidèles
mais aussi les musulmans "ordinaires" pour en faire des adeptes d'une tarîkat
accueillante, qui accepte d'intégrer des influences extérieures que rejetterait la
stricte orthodoxie. Le Vilâyetnâme nous présente Bekt⧠"convertissant" des
musulmans à sa voie, ce qui montre la tendance constante du mouvement à se
démarquer de l'islam orthodoxe. Il rallie ainsi un bey de Germiyan et sa troupe,
ainsi que des bandits qui infestaient la région. En outre, Bektâ; et ses disciples
jouèrent, comme l'illustrent plusieurs épisodes du Vilâyetnâme, un grand rôle
dans la conversion des tribus centrasiatiques, non islamisées malgré leur
implantation anatolienne, ce qui est confirmé par l'intimité qui continuera à unir
les bektâ§î au monde tribal et nomade, dans les périodes ultérieures. Mais ce sont
surtout les anecdotes qui mettent en contact les premiers bektâfî et les
populations chrétiennes qui nous intéressent ici. Ces contacts originels
permettent de mieux saisir les possibles emprunts doctrinaux et la mutuelle
attirance ultérieure. Dès le début, le mouvement bektâp semble s'être spécialisé
dans les "affaires chrétiennes".

Le Vilâyetnâme raconte que de passage à Sinassos, village grec de


Cappadoce, Bekt⧠y accomplit un miracle pour venir en aide aux chrétiens de
l'endroit :

Le Maître sur la route qui va de Kayseri à Ürgüp arriva dans un village


chrétien du nom de Sineson (Sinassos). Les chrétiens avaient fait cuire du
pain de seigle. Parmi eux, une femme, un panier sur la tête, transportait
ce pain. Dès qu'elle vit le Maître, elle descendit aussitôt le panier de sa
tête : «ô derviche, dit-elle, de grâce, prends un morceau. Dans notre terroir,
le blé ne pousse pas. Ne nous fais pas honte (en refusant)». Entendant
cette parole, le Maître déclara : «qu'il y ait (désormais) en abondance,
semailles de seigle et moisson de blé. Faites un peu de pâte et obtenez

après 1826», Turcica 15 (1983), 155-178. Les flkra bektâsî, M. Eloglu-O. Tansel, Beklagi
Dedikleri.
28 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N A R M É E

beaucoup de pain». Maintenant encore, dans ce village, on sème du seigle


et on récolte du blé. En faisant un peu de pâte, on la met au four et l'on en
sort un gros pain. Pour ce motif, les chrétiens de ce village vont en
pèlerinage chez le Maître. Ils se rassemblent chaque année pour venir y
apporter des offrandes et dés ex-voto, et y font dés réjouissances.

Cette anecdote semble conserver le souvenir d'une activité bektâfî à


Sinassos, sous forme d'une aide matérielle de l'ordre aux communautés
chrétiennes qui furent souvent employées dans les zawiyà créées par les derviches
dans les territoires conquis. On peut remarquer que notre anecdote qui veut
montrer la vénération des Grecs du village pour le saint derviche, ne parle à aucun
moment de la conversion qu'aurait pu entraîner le miracle parmi les villageois
chrétiens. Et effectivement, aussi tard qu'en 1905, les trois-quarts de la
population de Sinassos étaient encore chrétiens. Ce qui ne les empêche pas de
considérer le thaumaturge musulman comme un saint et d'aller en pèlerinage sur
son tombeau. À la fin du XIX' siècle, le tekke d'Haci Bektâs était toujours
fréquenté par les chrétiens qui, rapporte V. Cuinet, "...viennent chaque jour
vénérer le tombeau de Hadji-Bektach-Véli, considéré par les chrétiens indigènes
comme étant le même personnage que Saint Charalambos. Dans cette croyance,
en entrant dans le turbé, les visiteurs chrétiens font le signe de la croix, tandis
que les pèlerins musulmans vont dans la mosquée attenante faire leur namaz. Les
uns et les autres sont également bien reçus"' 7 .

Liens économiques, syncrétisme rituel et contact mystique christiano-


bektâ$î sont attestés dans un autre passage du Vilâyetnâme : Un moine d'une
province non-turque, disciple secret d'Haci Bektâ§, a besoin de blé car la famine
règne. Le Saint qui le devine par la pensée, envoie un de ses disciples lui en
porter. Le moine le reçoit cordialement, lui déclare qu'il est devenu musulman.
Après la messe, il emmène le disciple dans une pièce secrète, où il s'habille en
derviche, fait ses prières, et avoue son appartenance à l'ordre de Bektâç ; puis il
remet ses habits de prêtre chrétien38.

Cet épisode éclaire plusieurs aspects. Les derviches de type bektâçî, à


l'avant-garde de la poussée turque, purent, dès avant la conquête militaire, gagner
des partisans chrétiens qu'avait séduits l'universalisme mystique professé par les
adeptes du tasawwuf. D'autre part, la mentalité syncrétiste est clairement décrite
comme une juxtaposition sans gêne de plusieurs rituels qui pouvaient à
l'occasion être pratiqués en des sanctuaires mixtes. Ces pratiques contribuèrent au
succès, en milieu chrétien, d'une idéologie spirituelle qui, n'exigeant pas
l'abandon de la religion indigène, se présentait plutôt comme un complément

I. Mélikoff «Un ordre de derviches colonisateurs : les Bektachis», Mémorial Û. L Barkan, 149
sqq. Le Bey de Germiyan, Vilâyelnâme-Gôiptnarh, 43. Bektâ; à Sinassos, ibid., 23-24. Majorité
chrétienne à Sinassos, R.M. Dawkins, Modem Greek in Asia-Minor, 27. Pèlerinage chrétien au
turbe de Bektâ$, Cuinet, Turquie d'Asie, I, 341.
IO
"Vilâyetnâme, 56 : «MUsiilman Keçi$».
SOUFISME ET U NI V E R S A LI S M E 29

mystique et un approfondissement intérieur de ia tradition locale. L'intense


activité de Bekt⧠et de ses disciples en terre chrétienne, est sans cesse attestée par
le Vilâyetnâme : le Maître rend visite à un moine d'une île du Frengistan comme
plus tard le cheikh Bedreddîn de Samavna. C'est un constructeur chrétien qui érige
le türbe du Saint. Son disciple Haydar épouse une chrétienne. Un autre, Karaca
Ahmed, sera très vénéré dans les Balkans. San Ismaïl s'installe dans l'église de
Tavas qu'il transforme en tekke, et convertit les habitants de la ville, en leur
apparaissant sous la forme de Jésus. C'est par une métamorphose analogue que
Rasûl Bâbâ gagne les chrétiens d'Altindag et d'Hisarcik.

Les contacts christiano-freifcíáfí se multiplieront à l'époque ottomane et les


membres de la tarîkat fréquenteront assidûment les nón-musulmans, dans le but
de les convertir à l'islam certes, mais aussi souvent dans un esprit
supraconfessionnel privilégiant les contacts mystiques sans nécessaire ralliement
formel à l'islam. Cela est attesté jusqu'à la fin de l'empire, par les sources non-
musulmanes elles-mêmes : les bektâçî encouragent les lieux de cultes mixtes, le
mélange des rites ; ils acceptent des chrétiens dans leurs rangs, ont des contacts
réguliers avec des moines et élaborent parfois des statuts ouvertement
universalistes comme cette règle de la confrérie qui affirme que ".. .le vrai bektâfî
respecte tout homme, quelle que soit sa religion. Il le tient pour son frère bien-
aimé. Il ne rejette aucune religion mais les respecte toutes. Il ne condamne aucun
livre sacré ni aucune doctrine concernant la vie future". Cette large perspective
poussa souvent la confrérie à annexer systématiquement toutes les personnalités
anciennes et prestigieuses, des saints chrétiens les plus populaires comme Saint
Georges, aux mystiques turcs les plus réputés comme le poète Yunus Emre dont
il nous faut dire quelques mots, car, par son influence poétique et mystique, il
contribua à populariser les tendances universalistes du soufisme en monde
anatolien et turc39.

B) Yunus Emre et "la Religion de l'Amour"

Ce qui nous intéresse avant tout ici dans la personnalité du grand poète
turc, c'est qu'il résume en lui tous les courants mystico-poétiques de son temps.
Au-delà de sa stricte appartenance formelle à tel ou tel courant, difficile à établir
historiquement, le fait que bektâ§î, mevlevî et l'ensemble du peuple turc
d'Anatolie se reconnurent en lui, montre que l'humble barde typifie, dès le haut
Moyen-Âge, un état d'esprit, une attitude devant la vie, une dimension mystique
et une ouverture spirituelle, emblématiques pour l'homme d'Anatolie. Si, dans

-5Q
Bektâs et le moine de l'ile du Frengistan, ibid., 66-67. L'architecte du liirbe, ibid., 91. Haydar,
supra, nt. 33. Karaca Ahmed, Hasluck-CAmriani'ry, II, 404. San Ismâil à Tavas, Vilâyel., 82-83.
Rasûl Bâbâ, ibid., 88-89. Lieux de culte islamo-chrétiens, mélanges des rites, contacts
intercommunautaires divers dfis à l'influence bektâfi, cf. l'ensemble de l'ouvrage de Hasluck-
Christianity. La profession de foi universaliste citée est de l'Albanais Naïm Bey de Frasheri,
ibid., II, 561.
30 ISLAM MYSTIQUE ET R É V O L U T I O N ARMÉE

son œuvre, il reprend des thèmes anciens, persans et arabes, développés en


particulier par Attar (1119-1193) ou par Ibn al-Fâridh (1182-1235), s'il subit
aussi l'influence de Mevlânâ et de la tradition centrasiatique issue du grand
mystique du XIIe siècle, Ahmed Yesevi, il sait donner à ces divers apports une
homogénéité et un style original, réalisant une nouvelle mouture poétique turque
et anatolienne qui fait que la popularité du poète ne s'est pas démentie, à travers
l'époque ottomane, jusqu'à nos jours. Les thèmes abordés par le derviche errant
qu'était Yunus, montrent bien le rôle d'une certaine perspective universaliste dans
la mentalité des soufis anatoliens de la fin de l'époque seldjoukide40.

Il y a d'abord un anti-conformisme de type melâmî qui se développera


largement à l'époque ottomane et qui consiste à vanter des attitudes répréhensibles
en islam, en leur donnant un sens mystique, procédé destiné à proclamer la
priorité de la religion intérieure qui peut faire d'un acte interdit un moyen de
sanctification, sur la simple pratique extérieure souvent teintée de mondanité et de
conformisme social. Ainsi l'absorption de vin, ou la musique deviennent-elles
l'ivresse mystique, le cabaret symbolise l'univers dont Dieu est l'échanson : "J'ai
bu du vin pour m'enivrer au lieu de jeûner, j'ai écouté la musique au lieu de
prier... D'un échanson, j'ai bu le vin au cabaret universel", s'écrit Yunus dans ses
poèmes. S'adressant à Dieu, il lui demande de "pouvoir boire le vin de son
Amour". La notion d'Amour est centrale chez lui qui se considère avant tout
comme l'Amant, Emre ou Âfik, et elle transcende toutes les barrières ; le vrai
dévôt ne croit pas aux rigueurs du Jugement et de l'Enfer : de ce Dieu qui juge
"comme un épicier", il ne veut pas. "La religion de l'Amour" transcende aussi et
surtout, les différences rituelles, et Yunus affirme avec force sa foi
supraconfessionnelle : "Toutes les religions sont valables pour nous"
L'Amoureux sincère peut donc se sentir à l'aise dans n'importe quel lieu de culte,
car il y retrouve son Aimé partout et toujours : "par moment allant à la mosquée,
mon cœur s'y prosterne et fait des prières ; par moment allant à l'église, il s'y fait
prêtre, lisant la Bible".

Cette attitude engendre une grande ouverture envers les non-musulmans :


"nous n'avons dent ni contre savants ni contre croix des infidèles". Le mystique

^ L e s reproches de l'amant (a}ik) à Dieu pour sa rigueur envers sa créature, sont par exemple, un
des thèmes communs à Attar et à Yunus: "Comment dois-je me comporter avec toi, moi qui par toi
ne connais que douleur", Attar, Elahi Nameh, 230 ; "Qu'est-ce que je t'ai fait, ô Sultan. Me suis-je
créé moi-même ? C'est toi qui m'a créé. Pourquoi m'avoir rempli de défauts, ô Clément ?" Yunus
Emre, Risâlal al-Nushiyya ve Dîvân, éd. Gôlpinarli, 150. Le supraconfessionnalisme dibn al-
Fâridh et celui de Yunus : "Si la niche d'une mosquée est illuminée par le Coran, toutefois l'autel
d'une église qui porte l'Évangile n'est pas vide de sens, et les Livres de la Torah révélés à Moïse
pour son peuple ne sont pas vains, eux par qui les Rabbis conversent chaque soir avec Dieu", Ibn
al-Fâridh, La grande Taiyya, 56 ; Yunus affirme ne pas hésiter à prier dans les églises, Risâlât-
Gôlpinarli, 156 : pour lui Torah, Évangile et Coran sont contenus dans l'homme, ibid., 170.
L'influence de MevlSnS et d'Ahmed Yesevî, Yunus Emre, Le Livre de l'Amour Sublime, éd. Halbout
du Tanney et Seghers, 11-13. Connu dis le XVe siècle en Europe, par le Traciatus de Georges de
Hongrie (Bombaci, Littérature turque, 240), Yunus Emre a donné lieu à une abondante littérature,
cf. Yunus Emre Bibliyografiyasi, Kitap-Makale, Ankara 1988.
SOUFISME ET U N I V E R S A L I S M E 31

selon Yunus, possède la capacité de pratiquer n'importe quel culte à travers lequel
le vrai dévôt reconnaît toujours le culte unique envers le Créateur : "celui qui ne
peut considérer avec faveur les soixante-douze communautés, est rebelle à la
Vérité". Tel un Protée mystique, le derviche se joue des formes comme des
opinions extérieures :

Parfois je deviens un champion de la Foi et je combats contre les Francs,


parfois je deviens Franc et, oubliant mes devoirs, prévaricateur... J'ai été
Moïse et je suis monté sur la montagne, j'ai été Alî et j'ai brandi l'épée,
j'ai été la prière dans la bouche de Jésus et j'ai prêché avec lui". La
"Nation" des mystiques est au-delà des rites et des religions : "Notre
nation est tout-à-fait à part. On ne trouve dans aucune religion un état qui
corresponde au nôtre. Que l'on considère les sectes et les pratiques des
soixante-douze nations, ce monde ou l'autre, nos versets sont à part. Sans
avoir usé d'eau lustrale, sans bouger pied ni main, sans nous être inclinés,
voici nos prières faites. Nous n'avons ni saluts, ni prosternations, ni
orientation, ni temple, Jusqu'à quel point l'eau purifie-t-elle un méchant ?
La grâce de la Vérité parvient seule à nous laver 41 .

Cette attitude universaliste des derviches errants qui prolifèrent en Asie-


Mineure dès le XIIIe siècle, va se répercuter sur le peuple comme sur les élites,
créant une propension au syncrétisme religieux, souvent considérée avec
étonnement par les observateurs non-anatoliens, musulmans ou chrétiens, pour
qui. par exemple, tel souverain seldjoukide ou tel émir turcoman, à cause de leurs
pratiques syncrétistes ou de leurs opinions laxistes, semblent avoir une identité
confessionnelle très floue, ce qui les fait souvent accuser d'infidélité, de
scepticisme, voire d'athéisme 42

' v i n et musique, /fodtât-Gôlpmarli, 64 ; Cabaret, Le Divan, trad. Régnier, 51 ; cf. aussi, Birge-
Bektûshi, 91, et Ibn al-Fâridh, Al Khamriya, l'Eloge du Vin, éd. Dermenghem. Le vin de l'Amour
divin, Yunus Emre, Poèmes, éd. Saraç et Gôlpinarli, 25. "Pour peser nos péchés tu mets une
balance. Tu as donc l'intention de me jeter au feu. La balance n'est nécessaire qu'à l'épicier, au
commerçant, au droguiste, au boutiquier", ftisd/dr-Golpinarli, 150 ; cf. Kaygusuz Abdal, poète
probablement bektâ}! qui écrit au XV e siècle : "Serais-tu épicier, à quoi te sert ta balance ?", La
Montagne d'en face. Poèmes des derviches analoliens, trad. G. Dino, 59. "Pour nous, l'Amour est
notre imam", Divan, Régnier, 55 ; cf. "Amour est ma religion", Ibn Arabî, supra nt. 12. "Parfois à
la mosquée, parfois à l'église", /foâtôf-Gôlpinarli, 156 ; et aussi Rûmî : "Quelquefois je m'habille
de noir et je porte un bâton de moine, quelquefois je porte un turban", Burguière, Mantran,
«Quelques vers grecs du XIII e siècle en caractères arabes», Byzantion 22 (1952), 79. "Nous
n'avons dent...", Poèmes, éd. Saraç 52. "...Les soixante-douze communautés...", cit. par Birge,
271. "...je deviens Franc", cit. par Bombaci, Littérature turque, 233. "Notre nation est tout à fait à
part..." Divan-Régnier, 57.
* 2 Même le Saint-Synode de Constantinople, pourtant expert en doctrine, ne semble pas savoir si
le sultan Izzeddîn KayKâÛs II réfugié à Constantinople, est chrétien ou musulman : ce dernier, en
effet, ayant participé aux processions et même reçu la communion, on chercha à établir s'il était
vraiment chrétien, mais malgré une enquête minutieuse, les juges hésitaient à se prononcer : "Que
le sultan fQt chrétien ou non, ils tenaient la chose pour douteuse", Pachymère, éd. Failler,
349/2-5.
32 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N A R M É E

4- SOUFIS ET CHRÉTIENS DE RÛM : DES CONCEPTS COMMUNS

On peut supposer que la mystique ouverte qui affecte la société


anatolienne du XIIIe siècle, en encourageant les contacts interconfessionnels dut
amener certains esprits, d'une part à appréhender l'économie interne du dogme
concurrent, et d'autre part à prendre conscience d'une partielle communauté,
conceptuelle ou méthodologique, entre des religions officiellement rivales. Cette
attitude mentale, en réduisant les différences, pouvait conduire à un certain
supraconfessionnalisme.

On a vu qu'Ibn Arabî et ses disciples expliquent sans passion et même


justifient dans un contexte chrétien, la raison d'être du dogme des deux natures du
Christ, de la Trinité ou de l'iconodoulie. Certains extrémistes vont même jusqu'à
reconnaître en des débats islamo-chrétiens, la divinité du Christ. Si Mevlânâ
insiste tant sur la place centrale de la musique et de la danse dans la prière, c'est
que, entre autres raisons, il sait, de son propre aveu, que les gens d'Anatolie sont
attachés à cette sorte de manifestation sensible : on ne peut s'empêcher de penser
aux messaliens appelés aussi "Danseurs" (Choreutes), qui subsistèrent
tardivement en Anatolie. On songe aussi à une certaine tradition de prière dansée
d'origine hébraïque (David dansant devant l'Arche), dont on a des traces en
christianisme ancien, dans la tradition éthiopienne en particulier, et même dans le
christianisme de filiation byzantine. On sait la place centrale de la flûte (ney)
d a n s le s y m b o l i s m e spirituel d e s mevlevî c o m m e dans le c h r i s t i a n i s m e oriental
où sont utilisées des appellations comme "flûte du Saint-Esprit"4^.

Arabî et les dogmes chrétiens, supra nt. II. Sur la divinité du Christ supra ni 13 Les
Anatoliens et la musique selon Rûmî, supra nt. 19. Les "Choreutes", Runciman-Mumi/ici.tmi, 26,
et Marrou, Antiquité tardive, 173. Sur les danses liturgiques du clergé éthiopien, J. Leroy,
l'Éthiopie, 21-23 Un voyageur polonais rencontra en 1905 en Sibérie un Russe qui
"...appartenait à une secte dont les adeptes étaient connus dans l'Église Orthodoxe sous le nom de
tourneurs et qui étaient venus autrefois de Byzance en Russie.." ; cet homme tout en répétant la
prière de Jésus, tournait à grande vitesse en décrivant "...des cercles qui se resserraient de plus en
plus". À l'intention du voyageur, l'homme commenta ainsi la danse qu'il accomplissait : "C'est
ainsi qu'il faut prier. Alors vous entendrez vos prières tomber au pied du Créateur comme le
bruissement de fleurs parfumées... Dans l'agitation de la vie bruyante, parmi les profanes, il est
impossible de prier de cette manière. C'est pourquoi nous fuyons les hommes et nous nous
cachons dans des maisons solitaires pour prier", F. Ossendowski, cit. par M. VSlsan, E T.
(1969), n° 411, 26-30. Sur le ney des mevlevî, cf. Vitray-Meyerovitch, Mystique et Poésie, 88-
89 ; Le Mesnevî commence par l'évocation du ney : "Écoute le ney raconter une histoire...", trad.
Vitray-Meyerovitch et Mortazavi, 53. La "flûte du Saint Esprit" est par exemple le surnom de
Jacques de Saroug (452-521), cf. F. Jourdan, La Tradition des Sept Dormants, 58. Dès l'Antiquité,
les Anatoliens, selon Clément d'Alexandrie, Stromates, I, 104-105, avaient une solide réputation
de musiciens et d'instrumentistes : "Les Capadociens inventèrent l'instrument de musique dit
nabla(ei)pov ràu vàfiKav KaXovuevov)... La syrinx traversière est l'invention du Phrygien
Satyros, cependant qu'Agnis, Phrygien aussi, a inventé la trichorde. L'idée de pincer les cordes
serait due encore à Olympos le Phrygien ; ainsi qu'à Marsyas, du même pays que les précédents,
les modes phrygien, mixophrygien et mixolydien... Les Phrygiens trouvèrent la flûte (¿pvyes
aiXou ¿irevdtioav)". Le thème des "enfants dans la fournaise", largement développé dans le
cycle liturgique byzantin (Litourgicon, 17 décembre, 691-692), est également utilisé par Rûmî,
Mathnawî, éd. Vitray-Meyerovitch, 100.
SOUFISME ET U NI V E R S A LI S M E 33

Quoiqu'il en soit, pour l'observateur moderne, les XIIIe siècles chrétien et


musulman semblent partager plusieurs tendances majeures dans le domaine de la
piété populaire, comme dans la méthode de prière des mystiques ou les concepts
des théologiens. C'est à partir du XIIIe siècle, par exemple, que se développe le
culte de la Nativité du Christ sous l'impulsion de Saint François en occident,
comme les mawâlid sur la naissance du Prophète, institutionnalisés par les
Ayyûbides et popularisés plus tard en turc par Süleyman Çelebî. Le
raisonnement "apophatique" si cher aux théologiens byzantins, n'est pas inconnu
de Rûmî. Les développements christologiques sur le Logos ne sont pas sans
rappeler certaines spéculations d'Ibn Arabî sur la personne de Muhammad,
comme le thème des "Verbes des Nations" développé par le soufi espagnol n'est
pas sans écho chrétien, chez Clément d'Alexandrie entre autres44.

Si les karamât, de l'aveu des spécialistes, ont quelque parenté avec les
Xapíofiara, des méthodes musulmanes et chrétiennes aussi spécifiques que les
prières jaculatoires, le dhîkr des soufis et la "monologie" des hésychastes,
accusent des convergences frappantes dans leurs formulations mystiques, leur
lexique technique et leur méthodologie45.

Par une lente maturation collective et sous l'impulsion de fortes


personnalités mystiques, les deux groupes religieux dominants en Anatolie après
l'an Mil, le groupe chrétien dans ses variantes byzantine et arménienne, et le
groupe musulman dans sa dominante turque, au lieu de se cantonner dans une
simple cohabitation géographique et dans une autarcie intellectuelle, entament dès
l'époque seldjoukide, un processus d'inter-analyse qui, par un subtil jeu de
miroirs, mène souvent à une véritable interpénétration religieuse, faite d'échanges
bilatéraux et parfois d'un désir radical de fusion des cultes divers en un nouvel
ordre supraconfessionnel.

C'est sur cette toile de fond mystique mise en place dès le XIIIe siècle et
élargie au XIVe siècle sous l'impulsion des disciples d'Ibn Arabî, de Rûmî, de
Bekt⧠ou des bâbâi turcomans, qu'il faut placer le mouvement largement
supraconfessionnel qui se réclama de la personnalité du cheikh Bedreddîn de
Samavna, au début du XVe siècle46.

Le mawlid se développe, surtout à partir de 604/1207-1208, sous l'impulsion du beau-frère de


Saladin, E.l. «Mawlid». Suleyman Çelebi, Mevlût, éd. Alangu, 5-15 et éd. Timurta;, 1-XVI.
Lapophatisme chez RÛmî, Mathnawi, 1423. Logos et haqîqa muhammadiyya chez Ibn Arabî, A.
Jeffery, «lbn al-'Arabî's Shajarat al-Kawn», Studia Islamica 10 (1959), 50-53. Les "Anges des
Nations", chez Clément, Stromates 6, P.G. 9, 261 ; chez Jean Chrysostome, Homélies sur Si Paul,
39 ; chez les zoroastriens et dans le chTisme, Coibin, Islam iranien, II, 76.
^Xapiofiara, cf. E.Ì., «Karamat». Dhîkr et "Monologie", cf. J. Gouiltard, Petite Philocalie, 234
35.
46
S u r les premiers successeurs de BektSs et le rôle des Bâbâi au XIV e siècle, Mélikoff, Mémorial
Barkan, 154-156 et Ocak-Baba Resul, 81 sqq.
Chapitre Deuxième

VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN DE


SAMAVNA (760/1358-59, 819/1416) :
SOUFISME ET UNIVERSALISME DANS LE
SULTANAT OTTOMAN MEDIEVAL

Bedreddîn et les moines de Chio : "Si nous sommes séparés par la religion,
qu'est-ce que cela peut faire ? Nous avons un seul Dieu et nous sommes tous les
serviteurs de Dieu." (Vie du Cheikh Bedreddîn par son petit-fils, XVe siècle)

Les idées de Bôrkluce Mustafâ, lieutenant de Bedreddîn : "Cet homme prêchait


aux Turcs la pauvreté et leur enjoignait de mettre, excepté les femmes, tout en
commun : la nourriture, les vêtements, les troupeaux et les terres : -Moi, disait-
il, je me sers de ta maison comme si elle était mienne, et toi, de la mienne
comme si elle était à toi, à l'exception des femmes. Abusant les paysans par
cette doctrine, il pratiqua une amitié trompeuse envers les chrétiens." (Histoire
byzantine par Doucas, XVe siècle)

La mort des disciples Alors, constatant que Bôrkluce Mustafâ restau


imperturbable et ferme dans ses croyances, les soldats du sultan le crucifièrent,
le juchèrent sur un chameau, les mains écartées et clouées sur des planches, et
le promenèrent à travers la ville d'Éph^se. Les disciples qui ne voulaient pas
renier l'enseignement de leur maître, furent égorgés sous ses yeux. Ils ne
disaient rien d'autre en turc que "Dedè Sultan, eri§ !" c'est-à-dire "viens,
Seigneur Père !" et ils recevaient la mort joyeusement." (Doucas)

1 - ENTOE L'HISTOIRE ET LE MYTHE : UN PERSONNAGE À RÉÉVALUER

Pour l'étude de certains soufis du Moyen-Âge anatolien, la dimension


historique et biographique importe moins que l'influence mystique : c'est un peu
le cas de Haci Bektâç ou de Haci Bayram dont on sait peu de choses
historiquement et qui ont peu ou pas écrit. Pour d'autres, l'œuvre, par son
ampleur et par son impact, prime tout le reste : ainsi pour Ibn Arabî, Rûmî ou
Yunus Emre, l'importance des Fusûs al-hikam, du Mesnevî, "ce second Coran"
comme disaient certains adulateurs de Mevlânâ, ou du Dîvân, relèguent au second
plan la place qu'occupèrent ces personnages dans la société de leur époque, aussi
importante fût-elle dans le cas d'Ibn Arabî et de Rûmî en particulier.

Cela ne vaut certainement pas pour Bedreddîn de Samavna qui ne peut être
étudié et compris dans toute sa complexité que dans son contexte historique
36 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N A R M É E

spécifique. Le rôle politique est, chez lui, beaucoup plus aisément cernable que la
doctrine et l'influence mystique strictes, mal compréhensibles en l'absence d'une
étude systématique de son œuvre qui est quasiment inconnue. Sur la quarantaine
d'ouvrages qu'il aurait écrits, on n'a guère étudié que le Vâridât qui, pour le moins
que l'on puisse dire, ne présente pas une originalité doctrinale flagrante. En
attendant que son œuvre, essentiellement en arabe, soit dépouillée, le personnage
appartient surtout à l'histoire politique et doit être approché par une analyse serrée
de son époque et des événements qu'il a subis ou provoqués. De plus, la révolte
de Bedreddîn, parce qu'elle a préoccupé, dans la Turquie moderne, de nombreux
écrivains, historiens ou non, peut apparaître, parfois un peu rapidement, comme
un phénomène unique en son genre dans l'histoire islamique et turque1.

Pour évaluer justement "le cas Bedreddîn", on doit absolument se poser la


question des modèles ou prototypes possibles de la révolte du cheikh de
Samavna, dans l'histoire de l'islam et dans la période anatolienne antérieure. Il
faut aussi tenter de mesurer l'influence contemporaine et ultérieure du personnage,
sans se laisser aller à privilégier d'emblée l'originalité absolue de l'événement,
comme pourrait le faire une analyse trop "ottomanocentriste", qui, coupée d'un
contexte islamique plus vaste; négligerait l'histoire de la mystique
insurrectionnelle en monde arabo-persan. L'attitude inverse consisterait à
banaliser exagérément le phénomène, à en sous-estimer l'ampleur, voire à
l'ignorer complètement ce qui est quelquefois la tendance des historiens des
mouvements politico-religieux hétérodoxes en islam, peu ou pas du tout
conscients d'une possible spécificité turque dans de tels phénomènes.

Si Bedreddîn n'est, en monde musulman, ni le premier ni le dernier à


organiser une révolte mystico-politique contre le pouvoir en place, son cas est
cependant éminemment significatif de la situation de crise socio-politique et de
tension religieuse et mystique que connaît l'aire anatolienne et balkanique à la fin
du Moyen-Âge. Il faudra donc, si l'on veut "ratisser large", et comprendre la
portée réelle du phénomène bedreddînien, examiner les divers héritages assumés
par le personnage.

C'est d'abord, bien entendu, l'héritage islamique qui doit être étudié. Mais
cet héritage possède plusieurs facettes chez Bedreddîn : celui-ci est en premier lieu
un authentique âlim qui, dès sa jeunesse, entreprend une formation
pluridisciplinaire avec une spécialisation dans le fiqh qui fait de lui un juriste
apprécié. Homme de science et musulman orthodoxe, Bedreddîn va faire, à un
certain moment de sa vie, l'expérience de l'illumination mystique grâce à la
rencontre d'un maître spirituel qui va bouleverser son existence et faire de lui un
derviche, selon un schéma biographique fréquent dans les vies de saints. Sa
filiation est, à partir de là, à chercher dans le soufisme classique, de type Ghazâlî

' L e Mesnevî, "Coran en langue persane", éd. Meyerovitch, 18. La bibliographie sur Bedreddîn
est indiquée infra nt. 6 à 10.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 37

si l'on veut, où l'expérience intérieure du mystique reste en gros dans des normes
doctrinales tolérées.

Puis, dans la deuxième partie de sa vie, il se démarque du tasawwuf


orthodoxe et modéré, en se ralliant franchement à un autre aspect traditionnel du
mysticisme en islam, celui de la révolte armée du soufî qui veut changer l'ordre
établi réputé mauvais, et réformer le monde au nom d'un idéal "mysticocratique".
Ces insurrections politico-mystiques se produisent très tôt dans l'histoire de
l'islam et l'une des illustrations les plus spectaculaires fut la révolte des qarmates
au IXe siècle.

Si l'islam classique arabo-persan, savant, soufi ou insurrectionnel marque


fortement le phénomène bedreddînien, la filiation turque et anatolienne du
personnage ne doit pas être minimisée pour autant. Son soufisme manifeste un
rattachement à Ibn Arabî certes, mais très certainement par les disciples turcs du
maître espagnol, Sadreddîn de Konya, Dâvûd de Kayseri et toute l'école
akbarienne des premières medrese ottomanes que le cheikh de Samavna fréquenta.

Un certain tasawwuf de sensibilité chî'ite répandu dans toute l'Anatolie


centrale et orientale depuis l'époque seldjoukide, est aussi très présent chez lui par
le canal de son maître, soufî turc oriental de Ahlât, aux accointances nombreuses
en Azerbaydjan et en Iran. Bedreddîn est aussi directement influencé, son
biographe le dit expressement, par la poésie mystique anatolienne d'expression
turque, qui fut celle de Yunus Emre. Quant au caractère hallâjien, très net chez
Bedreddîn, il est dans la lignée de toute une tradition turque profondément
marquée, de l'Asie-Centrale aux bektâft, par le grand martyr de Bagdad^

La révolte du cheikh de Samavna se situe, de plus, dans un climat de


dissensions familiales et tribales spécifiquement turques anatoliennes ; Bedreddîn
se prétend seldjoukide d'origine, donc peu à même de se rallier
inconditionnellement aux Ottomans, mais enclin, par contre, à une solidarité
certaine avec des beys anatoliens rétifs à l'expansionnisme de l'un d'entre eux que
l'on affecte encore, du temps de Bedreddîn, de ne considérer au mieux que comme

"Un bon exposé du contexte politico-religieux anatolien dans lequel se place le mouvement de
Bedreddîn est celui d'A.Y. Ocak «Quelques remarques sur le rôle des derviches kalenderis dans les
mouvements populaires et les activités anarchiques aux XV e et XVI e siècles dans l'empire
ottoman», O.A. 3 (1982), 69-80. Si le cas de Bedreddîn est largement analysé par des études
d'ensemble écrites par des auteurs turcs comme par ex. 1. H. Uzunçar$ili, Osmanli Tarihi, I, 190-
193, ou H. Z. Ùlken, La pensée de l'islam, 273-286, il est, par contre, totalement absent dans des
œuvres islamologiques générales pourtant aussi solidement documentées que Laoust, Les
schismes dans l'islam, ou Corbin, Histoire de la philosophie islamique. Même Massignon qui
consacre de longues analyses au Hallâjisme turc, Passion, II, 13, 33-37, 240-288, ne fait que deux
allusions très brèves à celui que l'on appelait pourtant le "Mansûr de Ram", II, 414 nt. 3 et 449.
Malgré le regain d'intérêt actuel pour Ibn Arabî et son école, cf. J. J. Morris, «Ibn Arabî and his
Interpreters» J.A.O.S. 106, 3 (1986) et 107, 1 (1987), Bedreddîn qui se réclame ouvertement du
soufî espagnol, n'a pas bénéficié de mention particulière dans les études récentes sur le
mouvement akbarien.
38 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

primus inter pares. Le cheikh semble, en outre, avoir hérité de certaines pratiques
syncrétistes du milieu seldjoukide dont il serait issu. On pense par exemple, au
comportement de Îzzeddîn Kay-KâÛs II3.

Mais à côté de ce caractère turco-anatolien, le fils d'un des premiers cadis


turcs d'Europe possède de profondes attaches balkaniques qui seront déterminantes
dans l'orientation de sa carrière politique comme de sa révolte. Non seulement
son père est un de ces gâz't qui conquirent la Thrace, probablement pour leur
propre compte selon la théorie de Irène Beldiceanu, et qui n'étaient pas toujours
prêts à reconnaître sans réticence la souveraineté ottomane, mais sa mère surtout
est une ancienne chrétienne, sa femme le sera, sa bru aussi. Il est, d'autre part, né
en "territoire de la guerre" (dâr al-harb), où une minorité de musulmans est en
contact incessant avec les masses chrétiennes4.

Bedreddîn est donc à la fois rûmî au sens anatolien du XIIIe siècle, c'est-à-
dire issu du Diyâr-i Rûm, et rûmî au sens balkanique des XIVe-XVe siècles, c'est-
à-dire originaire de Rûm-ili, et il est même fils de rûmî, c'est-à-dire fils de
chrétienne orthodoxe, comme beaucoup à l'époque ottomane contemporaine et
ultérieure. D'où l'insistance de son biographe tout au long du Menâkibnâme, à
appeler le cheikh de Samavna, "le Hallâj de Rûm", "la Lumière de Rûm" (Pertev-
i Rûm), "le Bistâmî de Rûm", comme pour bien montrer que la mission de
Bedreddîn était fortement ancrée géographiquement et humainement. Cette
insistance à attacher fortement telle ou telle importante personnalité au territoire
en cours de conquête politique et religieuse, se retrouve aussi à propos d'Haci
Bayram, appelé fréquemment Sheyh-i Rûm, ou à propos de ces Abdalân-i Rûm
évoqués par A§ikpa§azâdei

C'est à la lumière de ces héritages divers, musulman, turco-anatolien,


balkanique qu'il nous faut considérer la personnalité de Bedreddîn, l'analyse de sa
biographie devant nous permettre de situer la portée exacte du phénomène
bedreddînien et ce qu'il doit à ses différentes filiations. Or de même que son œuvre
est peu connue, la vie du cheikh, dans l'état actuel des recherches, ne peut être
explorée qu'à partir d'un nombre restreint de sources qui, pour être riches en faits,
pèchent cependant souvent par des imprécisions chronologiques, par des lacunes
événementielles ou par un traitement trop ostensiblement partisan, favorable ou
hostile, qui nous empêchent de dresser sereinement la silhouette historique du
cheikh.

Les imprécisions et les lacunes viennent du fait que la période considérée,


soit la fin du XIVe siècle et le début du XVe siècle, est extrêmement troublée. Les

3
Sur l'origine seldjoukide de Bedreddîn, infra nt. 11. Sur Izzeddîn Kay-Kâûs, supra ni. 42.
^Chrétiennes dans l'entourage de Bedreddîn, infra nt. 14.
"¡Infra chapitre III nt. 31. Bayram, Seyhil'r-Rûm, cf. Bayramoglu, 37. Abdalân-i Rûm,
Â$ikpasazâde, 237-238.
V I E ET M O R T DU C H E I K H BEDREDDÎN 39

sources non-musulmanes que l'on peut utiliser, enregistrent des faits souvent mal
évalués ou isolés de leur contexte turco-islamique. Quant aux sources
musulmanes, à côté des témoignages passionnels dont nous venons de parler,
leur inventaire est loin d'être fait. On n'a pas encore, par exemple, utilisé
systématiquement pour ce qui concerne le monde ottoman, le matériel d'appoint
substantiel que représentent les chroniques mameloukes ni, paradoxalement, les
œuvres arabes de Bedreddîn où l'on trouverait très probablement d'utiles
renseignements. Les quelques sondages que nous avons pu faire concernant
l'identité du cheikh Hiiseyin Ahlâtî, maître de Bedreddîn, en sont une preuve6.

L'atmosphère passionnelle qui entoura la personnalité du cheikh de son


temps comme du nôtre, avec un long oubli intermédiaire, ne contribue pas à
éclaircir le débat. La base de sa biographie est fondée sur le Menâkibnâme écrit
par son petit-fils, Hâfiz Halîl : cette œuvre, tout en étant une référence
essentielle, extrêmement précieuse par sa proximité des événements qu'elle décrit
(Halîl a connu son grand-père et a recueilli maints récits de sa bouche, comme il
le précise lui-même), est quand-même un plaidoyer écrit dans le but de faire
réhabiliter la mémoire du cheikh à la cour de Mehmed II, et qui verse souvent
dans l'hyperbole hagiographique7. Les différentes annales ottomanes qui, elles,
s'obstinent à ne voir en Bedreddîn qu'un trublion, animé d'une ambition politique
et de tendances hérétiques dangereuses, sont, au contraire, composées en forme de
réquisitoire et doivent de ce fait être utilisées avec prudence 8 . Enfin, les

^Bedreddîn aurait écrit 48 ouvrages selon le Menâkibnâme. 40 ; M.T Bursali, Osmanli


Miiellifleri. 64, donne le chiffre de 38 ; les deux seuls ouvrages de Bedreddîn édités s'intitulent
Jami al-Fusûlayn (Le Caire 1300 H.) et Vâridât. infra, chap III nt 19. Il existe aussi en
manuscrits, deux œuvres juridiques, Latâif al-lshârâi et Tashil, et un commentaire du Malta Husus
al-Kilam fi ma'ânîfusûs al-Hikam de Dâvûd de Kayseri, ouvrage qui est lui-même un commentaire
des Fusus al-Hikam d'Ibn Arabî On a aussi trace d'un texte non retrouvé intitulé Masarrat al-qulûb
qui devait être un ouvrage de tasawwuf, et d'un commentaire du Coran (tafsîr) qui fut caché par ses
disciples à sa mort, appelé Nûr al-qulhub, et de deux livres de linguistique, Vqûd al-jevâhir et
Cerhag al-futûh. cf. B. Dindar, Sayh Badr al-Dîn Mahmûd et ses wâridât, 40-44. Cf. aussi Kâlib
Celebî, éd. Fluegel, II, 355, 562 ; V, 313-314, 414 ; VI, 91, 414 ; VII, 676, 695, 867. Sur
Hiiseyin Ahlâtî, dans les sources mameloukes, infra, nt. 28.
Halîl b. Ismail b. §eyh Bedrùddîn Mahmûd, Simavna Kadisioglu $eyh Bedreddîn Manâhbi, éd.
Golpmarli, cit. désormais mnk. Le fac-similé éd. par Babinger, Die Vita, sera signalé dans le cas de
divergence de lecture. Le manuscrit unique du mnk est dans le fonds Muallim Cevdet K 157,
Atatiirk Kutiiphanesi, Istanbul.
Q
1°) Ibn Arabshâh, Ukudu'n Nasîha, dans les Tabakaat-i Hanefiyye de Takiyiiddin Efendi,
Veliyuddin Ef. Kiitiibhânesi, no 1609 ; cf. Golpinarli et Sungurbey, Simavna Kadisioglu $eyh
Bedreddîn, X, ci-après Golpinarli-Bedreddin. 2°) A;ikpa;azade, Tevarîh-i Al-i Osman, éd. Atsiz,
147, 148, 153, 154, 250. 3°) Die Altosmanischen Anonymen Ckroniken, éd. Giese, cf.
Giilpinath-Bedreddin, XV-XVI. 4°) Çiikrullâh bin §ahâbeddîn, BehcetUttevârîh, 60 (il n'est
question dans ce passage que des disciples de Bedreddîn). 5°) Neçri, Kitâb-i Cihan-Niimâ, éd. Unat-
Kôymen, II, 541-547. 6°) Oruç Beg Tarihi, éd. Atsiz, 68, 71-77. 7°) Idrîs Bitlîsî, Hasht Bihisht, cf.
Gdlpinarii-Bedreddîn. XVIII-XXIV. 8°) Lûtfi Pasa, Tevârih-i Al-i Osman, cf. Gàlpumii-Bedreddîn,
XXIV-XXV. 9") Solakzàde Tarihi, éd. V. Çabuk, 182-185. 10=) Hoca Sadeddîn, TacWt-Tevârih, éd.
Parmaksizoglu, II, 109-114. I l " ) Miineccimbaji Tarihi, éd. Erilnsal, I, 188-191. 12°)
Tajkôpriizade, As-$ekâ'ik, éd. Furat, 49 sqq, seule source ottomane favorable à Bedreddîn qui
semble s'inspirer du mnk.
40 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

extrapolations idéologiques de certains auteurs turcs modernes qui veulent voir


dans Bedreddîn un initiateur de la lutte des classes, sortent du champ de l'histoire
médiévale et sont du ressort des politologues s'intéressant aux débats d'idées de la
société turque républicaine9.

Il est donc clair que le rôle de l'historien consiste à faire la part des
passions et à se contenter de mettre à profit le seul matériel historiographique à
notre disposition, pour faire avancer la connaissance encore lacunaire, par certains
aspects, de la vie et de l'œuvre de Bedreddîn. L'exploitation des sources a été
menée dès les années 1920-1930, par des savants comme F. Babinger et S.
Yaltkaya, et plus récemment par F. I. Kissling et A. Gôlpinarli, auquels on peut
ajouter les noms de E. Werner, S. Vryonis, H. Inalcik, Irène Beldiceanu et N.
Filipovié qui se sont intéressés à divers titres au cheikh de Samavna. Une
nouvelle lecture du Menûkibnâme mérite cependant d'être menée car beaucoup de
remarques et de développements importants restent à faire sur ce texte au contenu
historique très riche10.

2- ENFANCE ROUMÉLIOTE ET ÉTUDES ÉGYPTIENNES

A) Un "Digénis Akritas" turc

Une des premières choses affirmées dans le Menâkibnâme est. nous


l'avons vu, l'origine paternelle seidjoukide et gâzi de Bedreddîn. Son grand-père
Abdûl-Azîz est un personnage bien connu, neveu du dernier sultan seidjoukide
Alâeddîn Kayqubâd III (mort en 1307) et également son vizir : selon Oruç bey.
"homme excellent et intelligent", il aurait mené des négociations avec Osmân, le
premier émir ottoman, et aurait assisté à la conversion à l'islam du Byzantin
Michel, tige de la célèbre famille ottomane des Mihalogullari. Il aurait aussi été

' N o u s renvoyons en particulier au tris célèbre $eyh Bedrettin Destam de Nazim Hikmet, éd.
Tamer, cf. N. Gtireel, }eyh Bedreddîn destam tizerine. La bibliographie turque contemporaine sur
Bedreddîn est tris importante. Nous signalerons à titre indicatif dans la bibliographie, un certain
nombre d'ouvrages, outre ceux auxquels nous nous référons spécifiquement dans le présent
chapitre.
1
°F. Babinger, «Schejch Bedr ed-Dîn, der Sohn des Richters von Simâw», Der Islam 11 ( 1921 ) et
17 (1928) ; idem, «Beiträge zur Frühgeschichte der Türkenherrschaft», Südost. Arbeilen (1944)
34. S. Yaltkaya, Simavna Kadisi Oglu $eyh Bedr ed-Dîn ; id., «Simavne kadisi o j l u $eyh
Bedreddine dair bir kitab», T. Mec. (1926-33), 3. H.J. Kissling, «Das MenSqybname Scheich
Bedr ed-Dîn's», Z.D.M.G., C (1950), ci-après Kissling. E. Werner, «Häresie, Klassenkampf und
religiöse Toleranz in einer islamisch-christlieben Kontaktzone» Z.F.G., 12 (1964). Vryonis-
Decline, 141, 229, 358, 359, 370, 387. lnalcik-Orroman Empire, 18, 173, 190-193. I.
Beldiceanu, «La conquête d'AndrinopIe par les Turcs : la pénétration turque en Thrace et la, valeur
des chroniques ottomanes», T.M., I (1965), 439-466 ; du même auteur, Recherches sur les actes
des règnes des sultans Osman, Orkhan et Murad 1er, 46, 119, 165, 205-206, 213. N. Filipovié,
Princ Musa i sejh Bedreddîn.
V I E ET M O R T DU C H E I K H BEDREDDÎN 41

apparenté aux premiers gâzî de Roumélie, Haci îlbeyi et Ece, et leur compagnon
d'armes11.

Seldjoukide et gâzî, Abdiil-Azîz est aussi, insiste la Geste, d'une


orthodoxie irréprochable tant dans les fonctions religieuses qu'il assuma —il
aurait été feyh iil-islâm et maître du dernier calife, détrôné en 1258— que dans
son mysticisme puisqu'il aurait servi Rûmî puis Husâm Çelebi 12 . Gâzî îsrâîl, le
père de Bedreddîn, est, selon le Menâkibnâme, un des sept premiers conquérants
de Roumélie sous les ordres de l'émir Siileyman, fils d'Orhan. II nous est
présenté comme un homme de loi, le cadi des gâzî (kaazïl-kuzât) et un érudit
(âlim). Les frères de Bedreddîn seront aussi des savants et des fonctionnaires
("kimi âlim kopdi kimisi hadem")13.

La mère de Bedreddîn est chrétienne, d'une famille de hauts fonctionnaires


puisqu'elle est la fille du bân de Samavna. Elle se convertit avec cent personnes
de sa parenté, et Bedreddîn naît, en 760/1358-59, dans une église (kenise) dont le
conquérant de la place avait fait sa résidence, ce qui en soi est curieux, les lieux
de cultes chrétiens, après la conquête d'une ville par les Turcs, étant en général
transformés en mosquées plutôt qu'en habitations particulières. Faut-il y voir un
trait symbolique imaginé par Hâfiz Halîl pour attirer l'attention sur le fait que,
dès sa naissance, le "Hallâj de Rûm" était prédestiné à œuvrer en milieu
chrétien ? Quoiqu'il en soit, dès sa petite enfance, Bedreddîn, d'illustre ascendance
musulmane par son père, est néanmoins plongé dans un milieu fort peu
musulman. C'est un homme des marches, du dâr al-harb dont l'islamisation reste
à accomplir, et cette zone frontière, mal stabilisée politiquement et
religieusement, sera le terrain d'action préféré du cheikh14

B) Les études en Rûm

Elles ont d'abord lieu à Edirne, après la conquête de la ville. Si son père
l'initie au Coran, c'est un juriste (faqîh), Mollâ Yûsuf, qui est son premier maître
dans une science qui deviendra la spécialité de Bedreddîn. Mais à la mort de son
maître il n'a pas d'autre professeur capable de lui faire poursuivre ses études dans
la toute récente capitale européenne des Turcs, ce qui montre la pauvreté en
érudits musulmans de la nouvelle conquête. Le jeune homme doit donc se rendre
à Bursa, centre culturel très actif richement doté par les premiers souverains

1l
mnk, 7-11 ; Kissling 134 nt. 5, 135 nt. 6, 136 ni. 1 et 2 ; Oraç bey, 24-27.
I2
m/i*. 6 ; Kissling 134-135 et nt. 1.
l3
mnk, 12-13 ; Kissling 136-137, 140.
l4
mai, toc cit : "kendilçUn alikodi Bân'in kizm, verdi adini Melek Kaazi'l-Kuzât, togdi MahmM
nâm ogil melek-sifât, yidi yiiz altmi;da togmi;di tamâm...". Samavna est le village
d' 'Apiiàflowov en territoire grec, sur l'Aida, i 25 km d'Edinie, cf. Carte de la Thrace grecque,
1/250.000, éd. Rekos, Athènes/Thessalonique.
42 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

ottomans, qui y multiplient les fondations comme la medrese Kaplica créée par
M u r i d 1 e r et où séjourne notre étudiant. Dans une ville où l'influence d'Ibn Arabî
ne manquait pas d e s'exercer, nous l'avons vu, par l'intermédiaire de muderris
aussi prestigieux que Mollâ Çemseddîn Fenârî, en poste à la medrese Manastir
dès 770/1368-69 et descendant d'un disciple de Sadreddîn de Konya, Bedreddîn dut
connaître et approfondir le système du grand soufi espagnol dont il se réclamera
explicitement par la suite 1 5 .

Il se dirige ensuite vers Konya, vieux centre universitaire, célèbre depuis


l'époque seldjoukide par ses medrese, pour y étudier logique ( m a n t i q ) et
astronomie (ilm-i nujûm) auprès d'un certain Feyzullâh. Ce dernier, selon
Ta§kôpriizâde, était disciple d'un nommé Fazlullâh. On peut se demander s'il
convient d'écarter trop vite l'identification possible de ce personnage avec le
fondateur de la secte des hurûfî. Ni la chronologie, ni l'aire géographique
d'influence atteinte par les doctrines du cheikh d'Astarâbâd, ni surtout la
communauté de milieu qui sera par la suite celle de la Bedreddîniyya et de la
Hurûfiyya, ne s'y opposent véritablement. Le silence du Menâkibnâme sur
Fazlullâh, serait à interpréter comme une de ces nombreuses censures pratiquées
par Hâfiz Halîl, concernant les liens conpromettants qu'avait pu entretenir son
grand-père avec des milieux peu appréciés à la cour ottomane. Dans le cas des
hurûfî, on pourrait supposer que l'auteur se plie à un devoir de réserve
particulièrement indispensable eu égard aux liens entretenus par Mehmed II dans
sa jeunesse avec les hurûfî et brutalement interrompus par des conseillers très
hostiles à la secte, comme Fahreddîn le Persan, bien placé par ses origines pour
connaître un mouvement très actif dans son pays natal : si l'on se souvient que ce
familier de la cour de Mehmed 1 e r et de Murâd II se trouvait parmi les accusateurs
les plus acharnés de Bedreddîn lors de son procès, comme il fut par la suite un
zélé persécuteur d'hurûfi, il est envisageable que les deux groupes incriminés ont
pu être liés de quelque manière. Nous reviendrons par la suite sur cette importante
question en examinant l'héritage idéologique laissé par Bedreddîn en monde
ottoman 1 6 .

' ^Sur la conquête d'Edirne, I. Beldiceanu, T.M., 1 (1965) ; E. Zachariadou, «The Conquest of
Adrianople by the Turks», Sludi Veneziani 12 (1970) ; H. lnalcik, «The Conquest of Edirne»
Archivum Ottomanicum 3 (1971). Bedreddîn & la medrese Kaplica, mnk, 15 ; sur ce monument, sur
Manastir medresesi, Bilge, Ilk osmanli medreseleri, 83-90, 94-99. Cf. aussi, E.I., «Fenârî-zâde».
l6
Bedreddîn auprès de Feyzullâh, lui-même disciple de Fazlullâh : "Konya'da mevlâna Fazlullâh'in
talebelerinden FeyzullSh'dan bazi ulvî ve ilm-il nahv-i (ilm-i hurûf) dört ay kadar tahsil tizre oldu",
dans la traduction turque de Mecdi, Tercäme-i ¡ekâ'ik nu'mâniyye, cit. par Kurdakul, Bedreddîn, 45.
Il y est explicitement fait mention de ilm-i hurûf. Sur Fadl AlISh al-Astarâbâdî. cf. «Hurûfiyya»,
E l. ; H. Ritter, «Die Anfinge der Hurtfisekte», Oriens, 7 (1964), 1-54 ; et Textes Hurufi, éd. Huart.
Mehmed II et ses liens avec les Hurûfi, Babinger-Mahomet, 50 sqq. Sur Fahreddin le Persan, mnk,
123 ; Çekâ'ik, éd. Furat, 59-61 ; Babinger, 50 sqq, 181, 327, 580, 589 ; Kissling, 172 nt. 5, 173
nt. 1.
VIE ET M O R T DU C H E I K H BEDREDDÎN 43

C) Le séjour égyptien

- Turcs de Rûm en Égypte

Par Damas où il ne peut pénétrer dans la ville à cause de la peste, et


Jérusalem où il séjourne à al-Aqsâ, le jeune étudiant se dirige tout naturellement
vers l'Égypte comme le centre universitaire normal pour quelqu'un désirant se
perfectionner dans les sciences islamiques du temps. Dans le monde musulman de
cette époque, Le Caire est la métropole savante par excellence ; on y enseigne
toutes les disciples importantes et le corps professoral est illustre comme les
madrasa où il enseigne : il est question dans la Geste, d'un professeur de logique
réputé nommé Mubârakshâh al- Mantiqî ou de Akmaleddîn al-Bayburtî, aux cours
desquels Bedreddîn assista dans les grand es madrasa du Caire, comme,
Shaykhûnîya (Çeyhûniyye) tandis que certains dé ses condisciples anatoliens ou
autres attirés en Égypte pour les mêmes raisons studieuses se tournent selon leur
vocation vers la médecine comme Haci Pacha ou vers la philosophie comme
Djurdjânî. La plupart des grands lettrés ottomans contemporains de Bedreddîn font
des études au Caire comme Mollâ Fenârî qui y arrive vers 1376, ou Ahmedî. Les
étudiants de Rûm sont d'ailleurs souvent envoyés en Égypte à l'instigation des
souverains qui ont besoin de cadres spécialisés pour leurs États ; c'est ce
qu'affirme le Menâkibnâme.

Parmi les gens dont la réputation attire Bedreddîn au Caire, se trouve le


juriste et médecin Haci Pacha dont le cas est très révélateur du rôle de l'Égypte
dans la formation des cadres anatoliens, cadres médicaux dans le présent exemple.
La science médicale égyptienne est même appréciée au-delà des frontières du
monde musulman, au point que la cour byzantine, par exemple, en 1386, à
l'époque du séjour de Bedreddîn en Égypte, dépèche Jean Abramios pour obtenir
des médicaments nécessités par l'état de santé du basileus. Haci pacha vient
depuis Konya étudier le fiqh puis la médecine. Il suit les cours de Mubârakshhah
et de Akmaleddîn al-Bayburtî à la madrasa de Shayhûnîya où il réside et où il
commence à écrire ses premiers ouvrages vers 1370. Il réunira autour de lui un
cercle cosmopolite formé d'étudiants venus postérieurement à lui, depuis Rûm,
comme le poète Ahmedî, Mollâ Fenârî et Bedreddîn, ou d'Asie-Centrale et d'Inde
comme Djurjânî et Abdul-Latîf. Parvenu au poste important de médecin chef de
l'hôpital Mansûrîya, il rentre en Anatolie à la fin du XIVe siècle pour se mettre au
service des Aydmoglu, lesquels semblent avoir réservé un accueil favorable aux
médecins de toute origine : Ibn Battûta est étonné lors de son passage en Asie-
Mineure, des honneurs, exagérés selon lui, prodigués par l'émir d'Aydm à son
médecin juif ; le grand-père de l'historien Doukas, médecin de son état et fuyant
la guerre civile byzantine, se réfugie à la cour d'Aydin au milieu du XIVe siècle.
L'émir lui fait bon accueil, lui verse un salaire et l'installe à Ayasoluk/Ephèse,
ville où Haci Pacha écrira, une vingtaine d'années plus tard, ses œuvres les plus
importantes qui lui vaudront le surnom "d'Ibn Sînâ turc". Ce faisceau d'éléments
44 ISLAM MYSTIQUE ET RÉVOLUTION ARMÉE

suggère l'existence d'une école de médecine importante dans l'émirat d'Aydin, que
Haci Pacha fort de son expérience égyptienne aurait prise en main17.

Encouragés par leurs gouvernants ou poussés par une vocation


intellectuelle personnelle, les Anatoliens comme Haci Pacha ou Bedreddîn
viennent donc en grand nombre en Égypte : le Menâkibnâme donne presque
l'impression d'un "lobby rûmî" au Caire, ce que les sources mameloukes ne
contredisent pas vraiment. Si le sultan Barkûk, le premier souverain de la
dynastie Burdjî, a, de l'aveu de l'auteur de Menâkibnâme, la réputation d'être "un
protecteur des savants", d'une manière générale, il encouragea systématiquement
les turcophones. Le pays est symptomatiquement appelé dans les sources arabes
Dawla al- Atrâk. On trouve en effet des rûmî infiltrés dans toutes les branches
d'activité. Ils sont nombreux chez les hauts fonctionnaires et dans la caste
militaire, bien entendu : un Djamâi al-Dîn al-Qaysârî est muhtasib en 1382 au
Caire ; un Bahâdur al-Rûmî est commandant en chef des mamelouks en 1383 ;
Timurta§ gouverneur d'Alep est un rûmî de Salonique, le terme étant utilisé ici
dans son acception la plus large englobant les Balkans18.

On rencontre des gens de Rûm en nombre chez les ulamâ : le célèbre


historien al-Aynî est d'origine turcophone : son bilinguisme arabo-turc facilite
sa carrière ; arrivé au Caire presqu'en même temps que Bedreddîn, en 788/1386-
87, sa connaissance du turc le fait préférer à son rival al-Maqrîzî pour le poste
d'historiographe de la cour. De plus, Barkûk favorisant pendant son règne les
savants étrangers de rite hanéfite au détriment du chafiisme égyptien, les Turcs,
en majorité hanéfites, sont bien accueillis par le souverain19

'^De Konya à l'Égypte, mnk, 25-29. Sur la vie intellectuelle en Égypte à l'époque de Bedreddîn,
Petry, The Civilian Elite of Cairo, et L. Fernandes, «Mamluk Politics and Education», A.I., 23
(1987). Sur Mub&rakshâh al-Mantiqî, Kissling, 146 nt. 1. Sur Akmaleddîn al-Bayburtî, Ibn
Taghrî Birdî, Al-Nujûm al-Zâhira, trad. Popper, I, 6, 12, SO. Sur Shaykhhuniya, ibid., I, 6, 12 ;
Petry, 71, 152-153, 337. Sur Haci Pacha, £./., «Hâdjdjî Pasha», et Ûnver, T.T.T.A., 4, 14 <1939),
et id. «Hekim Konyali Haci Pa$a, Hayati ve Eserleri», I.O.T.T.E., 47 (1953). Djurdjânî, E.I. Sur
Ahmedî, P. Fodor «Ahmedfs Dâsitân as a Source of Early Ottoman History», Ada Orientalia
Academiae Scientiarum Hung., 38 (1984). Sur Fenârî, £./. Sur Haci Pacha, Ahmedi et Fenârî,
condisciples en Égypte, Tajkôpruzade, éd. Furat, 28-29. Les besoins ottomans de cadres formés
en Égypte et la politique de Bajazet Ier à ce sujet, mnk, 54. Abramios en Égypte, D. Pingree,
D.O.P., (1971), 199-200. La carrière d'Haci Pacha à ShaykhQniyya, à l'hôpital de Mansûriyâ du
Caire puis en Aydineli, Onver, I.O.T.T.E., 85-87. Le médecin Michel Doukas à Éphèse, Doukas.
Bonn, 23. Cf. aussi le médecin juif de Mehmed Aydinoglu, Ibn Battflta, II, 305.
"lobby rûmî" au Caire, Taghrî Birdî, Nujûm, I, 6, 10, 20 ; II, 1 ; Petry, 68-72 ; W. J. Fischel,
«Ascensus Barcoch, a latin biography of the mamlûk sultan Barqûq of Egypt, written by B. de
Mignanelli in 1416», Arabica 6 (1959), 62, 172 ; Barkûk protecteur des savants : "Berkok talib-i
ilm içtin olurdi muîn", mnk 29. Dawla al-Atrâk pour désigner l'Égypte mamelouke, cf. par ex., Ibn
Ilyâs, Badâ'i al-Zuhûr, I, 99, 257.
"al-Aynî, cf. £./. et Petry, 70. Hanéfisme des Mamelouks, Fernandes, 89, 92-98 : des madrasa
comme Shaykhûnya propagent le hanéfisme et sont un marche-pied pour accéder aux plus hautes
charges de l'État mamelouk.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 45

L e s soufis anatoliens enfin sont nombreux et influents dans certaines


hânqah où ils semblent se regrouper plus volontiers comme celle où des gens de
Rûm conduisent Bedreddîn au moment de sa conversion au soufisme, ou encore
celle dont il est souvent question dans le Menâkibnâme, Shaykhûnîya, fondée en
1355 près de la mosquée d'Ibn Tulûn, très fréquentée par des étudiants non-
égyptiens. Ce dernier établissement est dirigé par d'aussi influentes personnalités
qu'Akmaleddîn originaire de Bayburt en Asie-Mineure, professeur de Bedreddîn
pendant quelques temps comme il le fut de Djurdjânî, de Fenârî et de Haci Pacha.
Selon Ibn Taghriberdi, Akmaleddîn a beaucoup d'ascendant sur le sultan auquel le
lie une vieille amitié. Le cheykh obtient de Barkûk, pour ses disciples, des postes
en vue : tel d'entre eux est nommé cadi hanéfite de Jérusalem, un autre obtient la
même charge à Gaza, un troisième originaire de Kayseri fait une carrière brillante
au Caire. Ibn Arab né à Bursa, vient étudier à Shaykhûnîya, et deviendra un soufi
très vénéré par le sultan. Il restera trente ans dans ce couvent, jusqu'à sa mort en
830/1426 2 0

C'est ce milieu influent que fréquente Bedreddîn à son arrivée en Egypte,


arrivée que le Menâkibnâme, en général peu prodigue de précisions
chronologiques, situe le premier du mois de shavvâl 784 (8 décembre 1382), ce
qui est curieusement la date exacte où Ibn Khaldûn débarque dans cette même
Egypte. Anatolien d'origine aristocratique, élève pour quelque temps de l'ami et
du conseiller du sultan, Akmaleddîn (mort en 1384), ayant des compatriotes déjà
bien introduits dans les cercles du Caire comme Haci Pacha, esprit brillant dont,
affirme le Menâkibnâme, la réputation avait précédé la venue, Bedreddîn ne dut
avoir que peu de mal à se faire introduire à la cour 2 1

- Des hânqah à la cour

Selon Hâfiz Halîl, "...tout Le Caire ne parlant que de la réputation du


jeune savant" que l'on nommait volontiers Pertev-i Rûm (la Lumière de Rûm).
Barkûk l'invite à la cour et le nomme précepteur de son fils Faradj, ce qui
pourrait sembler une promotion un peu rapide, pour un j e u n e étudiant
fraîchement arrivé de son pays natal. Certains éléments pourtant la rendent assez
crédible : outre les qualités de turcophone et d'élève d'Akmaleddîn, nous l'avons
vu, très appréciées à la cour de Barkûk, Bedreddîn possédait peut-être aussi l'appui
de Shirîn, épouse de Barkûk et mère du jeune Faradj, qui était originaire de Rûm
et peut-être grecque car elle était esclave d'origine. La princesse semble, selon Ibn

•°mnk, 45-46. Sur l'histoire de Shaykhûnya, Petry, 152, 153, 337. Akmaleddîn à Shaykhûnya,
Taghrî Birdî, I, 6, 12. Positions en vue des anciens élèves de Shaykhûnya, Femandes, 96. Ibn
Arab al-Bureâwf, Petry, 71.
- ' S u r la date de l'arrivée de Bedreddîn en Égypte, mnk 29 et Kissling 145 nt. 6. Sur Ibn Khaldûn
en Égypte, Le voyage d'occident et d'orient, 274. Bedreddîn chez Akmaleddîn, mnk, 33-34 ; ce
dernier meurt en 786/1384, Taghrî Birdî, I, 12, 50.
46 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Taghriberdi, avoir eu suffisamment d'influence sur le sultan, pour se permettre de


lui donner des conseils sur l'équilibre inter-ethnique à respecter entre les différents
groupes militaires de l'État mamelouk. En mettant en garde le sultan contre une
trop grande prédominance des compatriotes circassiens de Barkûk, elle préservait
probablement les intérêts de ses propres concitoyens de Rûm. L'impression de
facilité d'intégration de Bedreddîn à son arrivée en Égypte, n'est donc pas une
exagération hagiographique mais correspond au contexte culturel, social et
politique exact du pays 22 .

C'est à la cour que Bedreddîn va faire une rencontre déterminante pour son
orientation future : il fait la connaissance de Hüseyin Ahlâtî qui va devenir son
initiateur dans la voie mystique. Pour honorer les deux hommes, Barkûk leur
offre deux esclaves abyssines qui joueront un rôle important dans la vie du cheikh
de Samavna, l'une, Djâzibe, devenant la mère de son fils îsmâil, père de l'auteur
du Menâkibnâme, l'autre, Maria, tenant à l'égard de Bedreddîn la place d'une égérie
spirituelle. Très intelligente, elle avait tiré grand profit des enseignements du
cheikh Ahlâti. Elle eut un entretien nocturne avec Bedreddîn, à propos de la
mystique. À ses côtés, Bedreddîn se faisait l'effet d'être "l'épine de la rose" ("Ani
gül gordi vü kendüni diken") 23 .

- Du âlim au fakîr : B e d r e d d î n et Hüseyin A h l â t î

À la suite de cet entretien, Bedreddîn tombe en extase , il décide de


rejoindre la voie des soufis et devient le disciple de Ahlâtî, non sans avoir d'abord
assisté à un sema avec des neyci, renouant avec les attaches mystiques de son
grand-père, disciple de Rûmî, alors que jusque là il était contre les derviches. 11
revêt alors le manteau de poil des derviches (lui abâ), distribue ses biens aux
pauvres et jette ses livres dans le Nil, selon un geste symbolisant son passage à
un autre mode de connaissance, geste que l'on retrouve chez un des plus anciens
soufis melamî persans, Abu Saîd (Xe siècle). Il abandonne le fiqh et est emmené
par des gens de Rûm dans une hânqah où un dhîkr est organisé par Ahlâtî en
présence de Barkûk qui offre à tous des cadeaux. Commence alors une période
d'intense ascèse mystique 24 .

La Mission de Çahne Mûsâ : Devant la si brutale transformation de


Bedreddîn de studieux juriste en mystique exalté, ses amis rûmî du Caire —on
devine peut-être des condisciples moins favorables aux derviches— envoient

22
L a réputation précoce de Bedreddîn au Caire, mnk, 29, à la Mecque, 32. Sur Shîrîn, Taghrî Birdf,
II, 1, 108 ; Fischel «Ascensus...», 166.
23
L a rencontre avec Ahlâti et Maria, mnk, 41-44.
24
Ibid., 44-46. Abû Saîd, se débarrassant de ses livres, éd. Monawwar, 59-61. Ahmad al-Hawârî
(mort en 844/45-230) jeta tous ses livres de théologie à la mer. Classicisme et déclin... (F.
Meier), 238.
V I E ET M O R T DU C H E I K H BEDREDDÎN 47

l'inséparable compagnon de route et d'étude de Bedreddîn, Miieyyed en Roumélie


pour avertir le cadi Îsrâîl de l'évolution intérieure de son fils. Celui-ci, au lieu de
s'en inquiéter, s'en félicite, ce qui montre l'importance du soufisme chez les
premiers dirigeants ottomans qui lui étaient particulièrement favorables. Il envoie
son serviteur, Çahne Mûsâ, pour convaincre son fils de revenir en Roumélie, en
partie par affection, en partie pour étoffer l'intelligentzia encore pauvre dans les
marchés rouméliotes, sur injonction de Bajazet qui, précise le texte, a fait
construire spécialement pour Bedreddîn, une medrese pour professer un
enseignement juridique et attirer dans ses États les érudits les plus remarquables,
ce qui dénote le souci du gouvernement ottoman d'utiliser les cadres formés à
l'extérieur pour développer au maximum les activités intellectuelles sur son
territoire. Bajazet encouragea en effet le développement des établissements
d'enseignement : sous son règne, dans la seule ville de Bursa, furent créés une
dizaine de medrese dont celle qui porte son nom, fondée en 791/1388-89, et c'est
à cette dernière que probablement notre texte fait allusion25.

La mission de §ahne Mûsâ est l'occasion d'une longue digression sur les
aventures du serviteur d'tsrâîl, qui a pour avantage de nous donner un sûr repère
chronologique, ce qui est trop rare dans le Menâkibnâme. Mûsâ, allant d'Edirne
au Caire, tombe en plein siège de Damas par Tamerlan (fin 1400). Enrôlé de
force par les mamelouks, il va, selon la Geste, se couvrir de gloire. L'armée
égyptienne du Sultan Faradj est finalement défaite le 25 décembre 1400. Dans la
débâcle. Mûsâ malgré une héroïque résistance, est fait prisonnier Tamerlan.
impressionné par son courage, le fait soigner et essaie d'obtenir des
renseignements sur Bajazet contre qui il prépare sa campagne. Il lui accorde la
liberté d'aller au Caire et ". §ahne attendit que la paix soit signée pour partir",
c'est-à-dire après la prise de la citadelle de Damas survenue le 25 février 1401.
Mûsâ dut partir à peu près au même moment qu'Ibn Khaldûn qui raconte s'être
embarqué, le 27 février 1401, sur un bâteau ottoman, portant un ambassadeur
égyptien de retour de chez Bajazet. Çahne Mûsâ arrive donc en Egypte au début
mars 1401 où il retrouve Bedreddîn sous le froc de derviche et refusant de revenir
en Roumélie. Il rentre donc à Edirne. Le cadi Isrâîl, bien que peiné de la décision
de son fils, demande cependant à Dieu de faire de Bedreddîn "le Bistâmî de son
temps" 26 .

25
mnk 47-48. La medrese de Bajazet, ibid., 54, et Bilge, Ilk medreseleri. 111.
26
L e s aventures de Çahne Mûsâ, mnk, 49-56. Sur le siège de Damas par Tamerlan, Ibn Arabshah,
trad. Sanders, 133 sqq, et Hookham, Tamburlaine, 222 sqq. La générosité de Tamerlan
impressionné par le courage de Çahne Mûsâ, rappelle une anecdote analogue lors de la prise
d'Alep par le Conquérant, ibid., 226. Ibn Khaldûn et la date de son départ de Damas, Le voyage
d'occident, 240-243. Bedreddîn, "Bistâmî de son temps" (Bâyezîd-i vakt), mnk, 56. Selon A n a û -
Huart, II, 423, à l'époque du Çelebi Amir Abid, troisième successeur de Rûmî "...avait apparu dans
la ville de Qonya un ascète que l'on appelait le Cheïkh-Pacha. Ce pauvre individu, plongé dans la
mer de l'hypocrisie, ...s'imaginait être l'Abou-Yézîd Bastâmî de son époque".
48 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Huseyin Ahlâtî : Pendant cette intense période d'ascétisme, Bedreddîn


est suivi pas à pas par son maître, Hiiseyin Ahlâtî, dont il convient de tenter de
cerner la forte personnalité d'après les sources disponibles. Eu égard au rôle clé
qu'il joue dans la destinée de Bedreddîn, le cheikh d'Ahlât nous est présenté
relativement brièvement. On ne sait, sinon par sa nisba, d'où il vient, ni le nom
de son couvent, ni sa place exacte dans la vie mystique de son temps. Il est un
peu mystérieux comme le maître de Mevlânâ, le derviche Shemseddîn de Tabrîz.

Le Menâkibnâme nous livre quelques renseignements, somme toute assez


maigres, dont il nous faut faire l'inventaire. C'est un familier de Barkûk à la cour
duquel Bedreddîn fait sa connaissance. Barkûk l'estime grandement au point de lui
faire des cadeaux et d'assister aux dhîkr organisés par lui. Originaire d'Ahlât en
Arménie, il parle le turc oriental, dirige une hânqa cairote et a de nombreux
disciples. Il est un homme qui fait autorité non seulement en mystique, mais en
médecine. Il cherche à soigner Bedreddîn affaibli pas son extase prolongée en lui
donnant un régime "...de jus de pomme et de langue de bœuf'. Il l'ausculte, lui
prescrit un changement d'air "...car la médecine pour son cas était impuissante".
Mais c'est avant tout, bien entendu, "son guide spirituel vers Dieu" (haqqa
vassâl), un guide attentif entre les mains de qui Bedreddîn ".. .est comme le mort
entre les mains du laveur de cadavres". Il sait lui ordonner le jeûne, la prière ou la
veille quand il faut. Il sait le modérer dans ses excès d'ascétisme et le faire revenir
à lui après l'extase. Ahlâtî surveille attentivement l'état intérieur de son disciple :
"Tous les deux jours Bedreddîn s'arrêtait de jeûner et rendait compte à son maître
Huseyin Ahlâtî de ce qu'il vivait dans ses états de transe". Huseyin a lui-même
atteint un haut niveau spirituel "...car son esprit s'est uni à celui du Prophète". Il
discerne très tôt les qualités de son disciple et le veut comme successeur dès avant
le voyage de Bedreddîn à Tabrîz. Lorsque ce dernier reviendra d'Azerbaydjan, il le
désignera expressément devant tous les cheikhs du Caire, une semaine avant de
mourir, comme son successeur, tout en proclamant que Bedreddîn était
intérieurement le halife de Dieu. On ne peut que constater que ces informations
sont relativement succintes et Kissling, dans son étude sur le Menâkibâme,
regrette de ne pas savoir grand chose de plus sur Ahlâtî que ce que la Geste nous
apprend27.

Pourtant si l'on se penche sur les riches chroniques mameloukes,


contemporaines ou légèrement postérieures à cette époque — ce que l'on devrait
faire plus systématiquement pour la première époque ottomane—, on découvre
que trois rubriques lui sont consacrées dans des ouvrages biographiques
égyptiens : deux sont le fait de Ibn Hadjar al-Askalânî (1372-1449), dans son
livre intitulé al-Durar al-kâmina, source utilisée par Yaltkaya dans son travail sur
Bedreddîn, la troisième fut composée par Ibn Taghriberdi dans son Manhal al-sâfî,
ce dernier auteur affirmant tenir son information du chroniqueur Al-Aynî,

27
I b i d „ 41-43 ; 65-82 ; Kissling 155-158 ; ibid., 149 nt. 1.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 49

contemporain d'Ahlatî et qui vécut dans la même zone géographique, alépine et


égyptienne 2 8 .

Nous présentons ici un résumé de ces trois textes qu'il convient de


comparer au témoignage du Menâkîbnâme, pour tenter de reconstituer un portrait
cohérent de Hûseyin Ahlâtî. Nos trois textes posent d'ailleurs plus de problèmes
qu'ils n'en résolvent, mais apportent néanmoins d'utiles lumières à la
compréhension du Menâkîbnâme et à sa remise en perspective dans le soufisme
turco-égyptien de la fin du XIVe siècle.

Selon les trois rubriques qui lui sont consacrées, Hiiseyin Ahlâtî naquit en
720/1320-21. Il serait venu "de son pays" (Darénde ou Ahlat ?), "à pied" (est-ce
un derviche errant kalender ou torlak dont l'Asie-Mineure abonde, à cette
époque ?) pour séjourner à Alep et à Damas. À Alep, il aurait habité une zâwiya
dans la banlieue de Bâbalâ. Il y aurait eu beaucoup de succès "...à cause de sa
grande force d'âme" et parce qu'il "...était habile dans un certain nombre d'arts",
dont la médecine, l'alchimie et l'art du lapis lazuli qui leur est lié. Son talent dans
le travail du lapis lui fit donner le surnom de Lâzuwardi29.

C'est en tant que médecin réputé que Barkûk entendit parler de lui. Le
sultan le convoqua en Egypte pour soigner son fils. II le combla d'honneurs,
l'installa dans une résidence et lui alloua des émoluments que Hiiseyin refusa. Il
était riche et tenait grand train, tout en menant une vie retirée Ses ressources
étaient d'origine mystérieuse, semblant en partie venir du travail du lapis. Les
trois sources s'accordent pour dire que le personnage s'entourait de mystère et que
l'opinion publique était divisée sur sa réputation : certains le considéraient
comme un saint, d'autres comme un médecin habile. On le consultait sur les
hadîth. Pour toutes ces raisons, il attirait beaucoup de monde et son influence
était grande jusque chez les émirs, quoiqu'il fût très sévère dans ses relations.
Certains disaient même qu'il était le Mahdî30.

90
Je remercie ici de leur aide précieuse mes collègues J. C. Garcin et D Gril. Les rubriques sur
Ahlâtî sont chez Ibn Hadjar al-Askalânî, al-durar al-Kâmina, éd. M. S. Jâd al-Hakh, I, n° 82 p. 33
et II, n° 1620, p. 160, et chez Ibn Taghrî Birdhi, al-Manhat al-Sâfhi, microfilm, Institut des
manuscrits arabes (Ligue Arabe, Le Caire), série Târih, n° 1271, F° 32-33 ; la rubrique de Tahrhî
Birdî commence ainsi : "al-Husayn al Ahlâtî, le Sharîf hasanide —Le très illustre qâdî Badr al-Dîn
Mahmûd al-Aynî le hanefïte a dit de lui : ..." ; cf. E l,, «al-Ayni», «Abû'l-Mahâsin Ibn Taghrî
Birdî», et «Ibn Hadjar al-Askâlânî». La rubrique n° 1620 d'Ibn Hadjar a été utilisée par Yaltkaya,
Bedreddin, 12. La rubrique rr 82 est consacrée à un Ibrahim b. Abdallah al-Ahiâtî al-Sharîf al-
Darendî, mais semble être un doublet de la rubrique n° 1620, avec quelques renseignements
originaux.
29
S u r le symbolisme mystique du lapis lazuli, Corbin, Islam iranien, II, 147, 148, 313 ; III, 168,
204, 208. II y a des canières de lapis en Anatolie médiévale, Cahen-Pré-otl., 118. L'un de ses
noms est "pierre d'Arménie" (Littré). Sur les propriétés magiques, curatives etc... du lapis, cf.
Ahmad b. Y usai al-Tîfâshî (m. 651 H./I253-54), Kitab Azhâr al-Afkâr fî jawâhir al-Ahjâr,
(communication D. Gril).
30
Certains de ses compagnons disaient qu'il était le Mahdi attendu à la fin des temps (va kâna
yadda'î ba'du ashâbihi 'annahu-I-mahdiyyu-l-muntazar fi âhirt-z-zamân)", Taghrî Birdî, loc. cit.
50 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

D'autres bruits moins élogieux couraient. On laissait entendre des choses


étranges sur lui. Il cachait son niveau spirituel, n'allait j a m a i s à la prière
commune, pas même le vendredi. On pensait qu'il était râfidî. Il vivait comme un
prince, mangeant, buvant et s'habillant richement. Bien que riche en or, en
mamelouks, en servantes, il était avare, ne faisant pas cadeau d'un dihram,
n'affranchissant pas ses esclaves. Il pratiquait les sciences occultes, alchimie,
astrologie, géomancie ; il avait les djiins à son service et connaissait la pierre
philosophale. À sa mort survenue en djumada I I 7 9 9 (2-12 mars 1397) selon Ibn
Taghriberdi, ou en djumada I 799 (février 1397) d'après Askalânî, à plus de
quatre-vingts ans, le sultan confisqua son héritage ; on trouva chez lui, outre une
malle pleine de pierres précieuses, des instruments d'alchimie, d'astrologie, une
ceinture de moine, l'évangile des chrétiens, du vin, une coupe d'or (calice ?) ce qui
semble être une accusation de crypto-christianisme. Il emporta avec lui ses
secrets car il n'avait jamais confié à personne ses connaissances techniques sur le
lapis lazuli. Ses funérailles furent suivies par une foule nombreuse 3 1 .

C'est donc un personnage à l'orthodoxie plus que douteuse qui nous est
présenté par les sources mameloukes, ce qui, bien entendu, ne transparaît pas
dans le Menâkibnâme où Hiiseyin Ahlâtî apparaît c o m m e un cheikh
irréprochable, l'impeccabilité de sa réputation étant là pour confirmer celle de
Bedreddîn que la Geste veut justifier aux yeux du sultan ottoman. Les seuls
points de concordance entre les sources arabes et le texte turc sont les
connaissances médicales d'Ahlâtî, la direction spirituelle assurée par lui envers
ses disciples, sa richesse et la protection que lui assure Barkûk. Indirectement, le
Menâkibnâme confirme les sources égyptiennes sur le point capital des liens
d'Ahlâtî avec les milieux chî'ites, en évoquant le voyage que Hiiseyin propose à
Bedreddîn en Azerbaydjan. Il semble clair en effet qu'il envoie celui-ci comme lia 7
"...pour diriger des disciples à Tabrîz". Le voyage de Bedreddîn est raconté en
détail dans le Menâkibnâme32

En Azerbaïdjan : Ce n'est pas par hasard que Bedreddîn se dirige vers


cette région passée sous la domination politique de Tamerlan. Le cheikh va
rencontrer le conquérant, retour d'Anatolie après sa campagne contre Bajazet. Cet
épisode nous donne une indication chronologique sur le voyage de Bedreddîn : il
est à Tabrîz avant l'arrivée de Timur, lequel est en Asie-Mineure jusqu'au
printemps 1403. Bedreddîn assiste au transfert du corps de Muhammad Sultan,

3
'Divergence sur la date de la mort d'Ahlâtî entre les sources arabes et la source turque : dans le
mnk, le cheikh Hiiseyin serait mort vers 807/808-1404/1405, selon Kissling, 175. La curieuse
précision de Taghif Birdî : on trouva à sa mort dans ses affaires "...une coupe d'or, du vin dans des
bouteilles, une ceinture de moine et l'Évangile des chrétiens (jâm dahab wa hamr fi qcmân wa
zunnar ar-ruhban wa-l-injil aladî biaydi-n-nasâra)", loc. cit.
32
Y aurait-il un rapport entre notre cheikh d'Ahlât et "Zadeh al-Ahlâtî, l'un des principaux
cheikhs et cent fakirs de ceux qui sont privés de raison", rencontré par Ibn Battfita à Izmir, II,
310 ? Bedreddîn envoyé comme dâX Kissling, 153 nt. 3, et TaçkSprilzade-Furat, 50-51. Sur le
voyage en Azerbaydjan, mnk, 57-65.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 51

petit-fils de Timur, de Tabrîz à Sultaniyeh ; le décès de Muhammad Sultan advint


à la fin de mars 1403, à Karahisar. Timur est à Erzurum en mai 1403, selon
Clavijo qui y passe un an plus tard. Bedreddîn le rencontre un peu plus tard dans
les quartiers d'hiver de l'armée du conquérant. Là se situe une scène où l'on voit le
cheikh rouméliote chapitrant des soldats ottomans passés à l'ennemi, scène dans
laquelle on reconnaît à nouveau le souci qu'a Hâfiz Halîl d'innocenter la mémoire
de son grand-père en le représentant comme ottomanophile, à rencontre de ses
détracteurs 33 .

La zone où séjourne Bedreddîn, est le centre de la confrérie safavide, dirigée


à ce moment par Hoca Alî à qui Timur a rendu visite à Ardebil en 1402. La
région est aussi travaillée par les prédications de Fazlullâh qui, de Tabrîz au
Chirvan, forma de nombreux disciples avant d'être exécuté en 796/1394. Il y aura
quelque rapport à établir par la suite entre Safavides, Hurûfi et Bedreddîn 34 . Même
les voyageurs européens de passage sont sensibles au bouillonnement d'idées
hérétiques et de prophéties de tout acabit particulièrement intense dans la région :
au XIIIe siècle, Guillaume de Rubrouck signalait une prophétie des Arméniens du
Nakhitchevan selon laquelle les Tartares et tous les infidèles se convertiraient au
christianisme à Tabrîz. À son tour, Clavijo, de passage à Tabrîz un an après
Bedreddîn, parle d'une prophétie analogue, émanant d'un derviche musulman qui
l'avait annoncé à Tamerlan, lors de son séjour dans la cité : la prophétie
concernait "un arbre mort qui refleurira au moment de la reconquête chrétienne".
Schiltberger qui servit dans les troupes de Tamerlan et séjourna en Azerbaydjan.
parle aussi d'un arbre vénéré par les musulmans auquel est attaché une prophétie
de reconquête du Saint-Sépulchre par les chrétiens 35

En Azerbaydjan, Bedreddîn semble connu de certains milieux persans qui


le mettent en relation immédiate avec Shemseddîn Djazarî. Ce personnage avait,
en effet, plusieurs points communs avec Bedreddîn : il avait étudié le fiqh au
Caire puis avait fréquenté la cour du sultan ottoman. Comme beaucoup d'autres
savants que Tamerlan voulait implanter dans sa capitale, il était en route vers

J
- T i m u r en Anatolie égéenne et son départ, Zachariadou-7>o<fe, 81-85 ; Alexandrescu-Dersca,
Campagne, 80-90. Décès de Muhammad Sultan, WookHma-TamburUtine, 274-75. Timur à .Erzurum,
Clavijo, éd. Le Strange, 138. Une cérémonie en l'honneur de Muhammad Sultan a lieu à Avnik à
lest d'Erzurum, Hookham, 275-76. Bedreddîn dans le convoi funéraire de Tabriz à Sultaniyye
mnk, 57-58. Plutôt que "dans une plaine près de Tabriz", comme le dit Kissling, 154, la plaine où
Tamerlan établit son camp (Kondi bir sahrâ içinde, mnk 58), est le Karabagh où se rend le
conquérant, venant directement d'Avnik, après la campagne de Géorgie, qu'il a dirigée
personnellement, à l'automne 1403, Hookham, 277. On peut ainsi reconstituer les déplacements
de Bedreddîn : Le cheikh qui attendait à Tabriz la fin de la campagne de Timur, se joint au convoi
de Muhammad Sultan, lors du passage de ce dernier à Tabriz. Il le suit jusqu'à Sultaniyye, puis
revient à Tabriz, avant d'aller joindre Timur dans ses quartiers d'hiver du Karabagh. Bedreddîn et
les soldats ottomans de l'armée de Timur, mnk 58-59.
34
Timur et Hoca Alî, Kissling 153, nt. 4. Fazlullâh en Azerbaydjan, £./., "Hurûfiyya". Bedreddîn,
Hurûfî, Séfévides, infra chap. III nt. 32 à 34.
35
Rubrouck, 237 ; Clavijo, 154 ; Schiltberger, 56-57.
52 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Samarkand dans le convoi du conquérant. Djazarî invita Bedreddîn à une


discussion à laquelle participa Timur 3 6 . Les éradits assistant à la conversation
s'étonnent de la science d'un simple derviche. Le soufi turc obtient les faveurs de
Timur et de ses proches. Le conquérant lui propose de le prendre à son service.
Bedreddîn hésite à retourner à son premier état d'érudit. Finalement, grâce à un
rêve et à un envoyé d'Ahlatî arrivé d'Égypte, il renonce à sa carrière, remet son
habit de derviche et, en secret rentre au Caire, en passant par Ahlât et Bitlis où il
est apparemment connu de réputation, y compris du châtelain de Bitlis. Dès cette
époque Bedreddîn et le groupe qu'il représente, semblent avoir déjà de solides
appuis en Anatolie, y compris chez les beys détenteurs des places-fortes, comme
nous le verrons dans le périple anatolien du cheikh 37 .

Ces relations du disciple de Hiiseyin Ahlâtî avec le soufisme d'obédience


persane que nous révèle son voyage en Azerbaydjan, doivent être mises en rapport
avec un document peu connu qui atteste la rencontre et les contacts entre le
cheikh d'Ahlât et le fondateur d'une célèbre confrérie persane qui existe encore de
nos jours et à laquelle, selon H. Corbin, se rattache la majorité des confréries
chî'ites existant en Iran : il s'agit du cheikh Nimatullâh Walî Kermânî qui, selon
Abd al-Razzâq Kermânî, aurait rencontré en Egypte vers 1360, Ahlâtî : dans
l'anecdote rapportée par cet auteur, les deux cheikhs, assis dans une maison au
bord du Nil, auraient fait assaut de prodiges pour se montrer mutuellement leur
niveau spirituel, Ahlâtî créant l'illusion que l'eau du Nil s'était transformée en
sang puis en lait, Nimatullâh empêchant un morceau de coton lancé dans les
flammes de se consumer. Cette petite histoire, au-delà du symbolisme mystique
qu'elle exprime, atteste qu'Ahlâtî eut des liens précis avec les chî'ites en Egypte
même, où les Persans étaient nombreux et influents dans les madrasa comme à la
cour mamelouke 38 .

Le départ d'Égypte : Le retour de Bedreddîn en Égypte est marqué par


une période mouvementée politiquement et religieusement. Après une phase
d'intenses mortifications "...où il vit 18.000 mondes ouverts", le cheikh est
finalement choisi comme successeur d'Ahlâtî à la tête de son couvent, juste avant

3
®Sur Djazarî, cf. E.I. et TajkopriJzâde, trad. Rescher, 19 sqq. Les entretiens avec Timur, mnk, 59-
62.
37
m«it, 64.
3
®Sur Nimatullâh Walî Kermâni, Corbin, Philosophie islamique, 425 ; N. Pouijavady et P L.
Wilson, Kings of Love. L'anecdote sur le coton qui n'est pas consumé par les braises, rapportée
par Abd al-Razzâq Kermânî (Kisâlah, éd. Aubin, 37-38 ; et Jâmi-i Mufidi. éd. id., 156-158), se
retrouve également à propos d'une "compétition thaumaturgique" entre Geyikli Baba et Abdâl
Mûsâ, cf. Ta$köprüzäde, ¡¡akâyik, éd. Rescher, 6. Abd al-Razzâq Kermânî précise que Nimatullâh
et Ahlâtî avaient le même cheikh, en Égypte, Sayyid Muhammad Âfiâbî ; il est question chez Hadj
Khalfa, éd. Fluegel, III, 262, d'un cheikh anatolien nommé Afitàbi Merzifunî, sans date. Sur les
liens d'Ahlatî avec les Chî'ites, cf. l'accusation de rafidisme, supra nt. 31. Sur les Persans
d'Égypte et leur influence, Taghrî Birdî, Nujûm, I, 6 ; Petry, 66-67 ; Barkflk favorise les Persans
hanéfites, L. Fernandes, A.l. 23 (1987), 89, 92 sqq. L'invasion de Timur est fatale aux Persans
d'Égypte qui, dès 1400, ne peuvent résider au Caire, ibid., 95.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 53

la mort de ce dernier. Ce choix ne se fait pas. sans opposition et une partie des
derviches s'oppose au nouveau cheikh. Pour eux, "...Bedreddîn était comme une
épine dans l'œil et chacun se sentait plus digne que lui de la succession d'Ahlâtî".
Bedreddîn propose de se démettre ; on admet alors qu'il est supérieur à tous, mais
on recourt alors à l'argument usuel dans de tels cas, à savoir que le nouveau
cheikh est trop jeune pour un tel poste. Finalement, au bout de six mois, il se
décide à quitter l'Égypte, suivi de peu par dix-sept de ses partisans qui le
rejoignent à Jérusalem 39 .

Il y eut probablement dans ce départ précipité que l'on peut situer en 1404-
05, d'autres éléments dont ne parle pas le Menâkibnâme. Le début du XVe siècle
est, en Égypte, une période de troubles politiques, et l'ancien élève de Bedreddîn,
le sultan Faradj, en lutte avec son frère, doit fuir l'Égypte pour la Syrie le 20
septembre 1405. La situation économique de l'Égypte, d'autre part, est
catastrophique. Le monastère de Shaykhûnîya, par exemple, est en proie à une
grave famine qui handicape son fonctionnement. Cet ensemble de raisons
précipite probablement le départ de Bedreddîn, mais si l'on en croit la Geste, il
semble surtout que le cheikh désormais a le désir de transmettre son expérience
dans son pays d'origine : "...Il décida de rentrer en Rûm pour y répandre
l'enseignement de l'Union à Dieu". Sans s'attarder à Jérusalem ni à Damas, il
parvient en Syrie du nord et c'est à Alep qu'il expérimente les premiers succès de
masse de son enseignement et l'influence qu'il peut avoir sur les Turcs. Il
convient de s'arrêter quelques instants sur Alep. et la place de cette ville et de sa
région, charnière entre Syrie et pays de Rûm, dans le bouillonnement mystique
contemporain 40

3- LE RETOUR EN PAYS DE RÛM OU LA QUÊTE DES PARTISANS

A) Les contacts turcomans

Alep

Il paraît naturel que le principal disciple du cheikh Ahlâtî fût connu dans
une ville où son maître avait exercé en premier lieu son influehce. Le
Menâkibnâme spécifie que le cheikh est accueilli par un millier de Turcomans, ce
qui montre l'influence d'Ahlâtî et des siens en monde nomade. On verra plus loin
le rôle joué par les Torlak. Cela révèle aussi une certaine coloration bâbâi chez

-5Q
"mnk, 73. Sur la mort d'Ahlâtî, à la suite d'une fièvre qui se déclare un vendredi pendant la prière à
la mosquée d'Ibn Tulûn, ibid., 80-82 ; Bedreddîn récite des vers de Yunus Emre au chevet du
mourant, ibid., 82. Sur les difficultés de succession et le départ d'Égypte, ibid., 83-84.
40
S u r la fuite de Faradj en Syrie, E.Ì. sous rubrique. La situation économique de l'Égypte au début
du XV e siècle, famines etc..., Petry, 328, 337. Sur les brèves étapes du cheikh à Jérusalem et à
Damas, mnk, 84-85.
54 ISLAM MYSTIQUE ET RÉVOLUTION ARMÉE

Bedreddîn, tant il est vrai que le type du lettré et du soufi orthodoxe, peut se
mêler, à cette époque, chez un même personnage, au type du derviche populaire à
forte audience dans les masses. Les Turcomans d'Alep, probablement anciens
disciples d'Ahlâtî, veulent à toute force garder Bedreddîn auprès d'eux et lui bâtir
un couvent, mais, insiste Hâfiz Halîl, ".. .le but de Bedreddîn était Rûm".

À côté des Turcomans, ".. .parmi ceux quireconnurentBedreddîn pour leur


cheikh, se trouvait aussi le muftì qui avait proclamé la fetvâ contre Nessîmî".
Cette mise en relation de Bedreddîn avec la carrière mouvementée de Imâdeddîn
Nessîmî, le célèbre poète et martyr hurûfî, est particulièrement intéressante, car
elle constitue une des rares allusions explicites à la communauté de milieu entre
le hurûfisme et les disciples de Bedreddîn. Nous y reviendrons plus loin.

La Syrie du nord est au confluent de courants d'idées peu orthodoxes


véhiculées par de fortes personnalités qui ont séjourné à différents titres dans la
région. Nimatullâh, le condisciple d'Ahlâtî, est originaire d'Alep, le célèbre
hurûft Bistâmî, chez lequel Gôlpinarli décèle beaucoup de points communs avec
Bedreddîn, est d'Antioche, et c'est dans l'Amanos tout proche, que les Bedreddînî,
selon §ikpa§azâde, feront plus tard leur jonction avec les disciples de Djuneyd le
Séfévide. C'est à Alep qu'avait été exécuté au XIIe siècle comme zindîq,
Suhrawardî, accusé d'alchimie et de magie comme Ahlâtî. On peut aussi évoquer
la présence jusqu'à nos jours de la communauté nusairî et de ses doctrines
composites et la proximité du djebel alaouite dont les populations cousinent
doctrinalement avec les alevi turcs traditionnellement encadrés par les Bekiâfi qui
récupérèrent, pense-t on généralement, une grosse partie de l'héritage
bedreddîn ien41

- Karaman et Germiyan

Au début du XVe siècle, l'émirat anatolien de Karaman, grâce à la


protection de Tamerlan, est en train de se reconstituer après avoir été annexé dans
la décade précédente par Bajazet Yildmm. Il va redevenir rapidement un puissant
obstacle à l'expansionnisme ottoman en Anatolie centrale. Pour l'heure, l'artisan
de ce futur essor karamanide, Mehmed b. Alâeddhin Alî, récemment libéré des
geôles de Bursa par Tamerlan, tente de récupérer son patrimoine. C'est à travers
une Karamanie, troublée par les luttes intestines des fils d'Alâeddîn Alî, que
Bedreddîn rejoint Konya, l'une des villes de ses premières études où il a sans

41
Ahlltf & Alep, Ibn Hadjar, n° 82. Les Turcomans d'Alep et BedreddTn, (Tiirkmdn-i Haleb bin ki}i
varidi), mnk 83. Nesfmi et Bedreddin, infra, chap. Ill, nt. 33. NimatullSh et Alep, Pouijavady et
Wilson, Kings of Lave, 13. Bistimi d'Antioche, GSipauait-Bedreddin, 10. Djuneyd le sifivide et
les Bedreddini, Ajikpasazfide, 250. Suhrawardf & Alep, Uamt-Schismes, 230-231. Sur les Nusairi,
Massignon, O.M., I, 640 sqq. Alevi et Bekldfi, Birge-Btklashi, 211-212.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 55

doute laissé des relations. Il s'y installe dans une maison mise à sa disposition
par ses disciples et enseigne dans une medrese locale.

L'émir de Karaman qui a entendu parler du cheikh, le fait venir à sa cour,


plus pour l'embarrasser que pour l'honorer, car, nous apprend la Geste, il était
insolent (ctt'ret) envers les soufis, bien que sa famille descendit d'un célèbre soufi
du XIII e siècle. La raison était toute simple pour l'auteur du Menâkibnâme :
Karamanoglu était un athée (mtinkir), affirmation surprenante, pourtant reprise
par des sources diverses : un cadi de Nigde affirme, au XIV e siècle, que les
T u r c o m a n s de la région sont tous des athées. Vers 1430, le chevalier
bourguignon Bertrandon de La Broquière, rapporte la profession de scepticisme
d'un émir turcoman voisin de Karaman : "Il n'estoit ne bon crestien ne bon
sarazin. Et quand on luy parloit des deux prophètes, c'est assavoir de Jhesus de
Nazareth et de Machomet, il disoit qu'il vouloit tenir de celluy qui estoit en vie",
autant dire d'aucun des deux. Bedreddîn parvient cependant à s'attirer les bonnes
grâces du souverain qui, selon la Geste, devint son disciple 4 2 . Hâfiz Halîl met,
lors de cette étape, Bedreddîn en relation avec le cheikh Hamîd al-Qayserî
d'Aksaray, maître d'Haci Bayram, ce qui crée un premier lien entre le cheikh de
Samavna et le futur ordre des bayramî. On verra la relation de Bedreddîn et de sa
famille avec une personnalité majeure de la bayramîyya, Akçemseddîn 43 .

Après la Karamanie, Bedreddîn traverse le pays de Germiyan, jadis le


bevlik le plus puissant, dont les autres émirats furent longtemps les vassaux. Au
XVe siècle, il est bien déchu de son ancienne hégémonie , comme la plupart de
ses confrères, les autres beys anatoliens, il ne doit sa survivance qu'à la volonté
de Timur qui a restauré les émirats anatoliens rivaux des Ottomans comme un
bouclier contre une nouvelle expansion possible de ces derniers. Yakûb II et sa
mère, mieux disposés que Karaman envers les soufis, "...vinrent, nous dit la
Geste, à pied à sa rencontre et ils honorèrent le cheikh". Peut-être Ahmedî,
l'ancien condisciple de Bedreddîn au Caire, qui séjourna longtemps à la cour de
Germiyan avant de passer aux Ottomans, avait-il préparé le terrain 44 .

Sur la Karamanie au début du XVe, £./.. «Kârâman-Oghullari» ; Beldiceanu-Oeux villes, 42. Sur
l'attitude anti-soufi du Bey de Karaman, mnk, 86. Sur le cheikh Nûre Sûfi, ancêtre des
Karamanides, Çikâiî. Karaman Ogullan Tarihi. éd. Koman, 16, où Nûre Sûfi est présenté comme un
disciple de Baba flyâs. Kâdî Ahmed de Nigde, cit. par Ocàk-Baba Resul, 42. Brocquière, 90. Le
Karamanide devenant disciple de Bedreddîn, mnk, 87.
43
Sur Hamîd al-Kayserî, ibid., loc. cit. ; cf. aussi Ta$kôpruzâde, trad. Rescher, 29-32 ;
Bayramoglu-Wuci Bayram, 19-22 : Haci Bayram est le disciple d'Hamîd à Aksaray pendant 10 ans.
Hamîd avait des relations étroites avec les Séfévides, Kissling, 160 ni. 1. Ak$emseddîn et
Bedreddînîyya, infra, chap. III, nt. 4.
^ S u r l e s Germiyan. E.I., «Germiyân Ogullan», et Empire Ottoman, éd. Mantran, 17, 42-43, 46-
47, 53, 56-57. Cf. aussi Varlik, Germiyan-Ogullan Tarihi, 71 sqq. Yakûb II et Bedreddîn, mnk,
87-88. Retour d'Égypte, Ahmedî avait écrit pour Soliman Châh, émir de Germiyan, mort en 1387,
et séjourné longuement à la cour de Germiyan avant de passer au service des Ottomans, Bombaci-
Littérature turque, 250-251.
56 ISLAM MYSTIQUE ET RÉVOLUTION ARMÉE

B) L'étape égéerme

De là, Bedreddîn se dirige vers la vallée du Méandre et l'Ionie, territoire des


Aydinoglu, eux-aussi restaurés récemment dans leurs prérogatives par Timur.
Cette région va jouer un grand rôle dans le développement de la confrérie de
Bedreddîn, car elle sera le siège de ses deux principaux lieutenants, Torlak Kemal
et Bôrkliice Mustafâ, et le cadre d'une grave révolte anti-ottomane fomentée au
nom de Bedreddîn, que celui-ci fût consentant ou non, selon que l'on se fie à la
version des chroniques ottomanes ou à celle de Hâfiz Halîl. Il convient donc
d'analyser soigneusement les éléments que nous fournit le Menâkibnâme sur le
séjour de Bedreddîn dans une zone qui va accueillir avec un particulier
enthousiasme les enseignements du soufi turc. Cette étape est d'autant plus
intéressante que la prédication de Bedreddîn ne va pas se borner à l'Anatolie mais
tente pour la première fois une extension en pays chrétien non soumis à un
pouvoir musulman, en l'occurence dans l'île grecque de Chio, alors sous
domination génoise.

- Ciineyd et le Pays d'Aydm (Aydineli)

Le passage de Bedreddîn en Aydineli, étape capitale dans l'implantation


anatolienne des idées du cheikh, est traité beaucoup trop brièvement par la Geste,
pour que l'on ne soit pas tenté d'y voir, une nouvelle fois, une volonté délibérée
de l'auteur, de ne pas trop insister sur les relations réputées compromettantes de
Bedreddîn avec ceux que les chroniqueurs ottomans considèrent comme ses
principaux disciples et complices, Torlak et Bôrkliice. Il sera quand même précisé
plus loin dans le texte que, lors de sa retraite à Edirne, Bedreddîn reviendra une
nouvelle fois dans le pays d'Aydin "sur invitation", sans fournir le motif du
déplacement qui est certainement en relation avec la présence sur place de ses
partisans les plus zélés. II peut aussi y avoir retrouvé son ancien condisciple
d'Egypte, Haci Pacha qui termina sa carrière, nous l'avons vu, à la cour des
Aydinoglu.

Le séjour à Aydin/Giizelhisar, est simplement mentionné. Venant de


Germiyan, Bedreddîn y parvient en longeant le cours du Méandre. Cette'vallée du
Méandre qui n'est pas même évoquée dans ce passage du Menâkibnâme
concernant le séjour de Bedreddîn dans la région, est pourtant, selon la Geste elle-
même, un des centres de propagation des idées du cheikh. Son fils Ismâîl
séjourne, meurt, et est enterré dans un village appelé Nizâr ou Nazâr qui se trouve
"près du Méandre" ("Menderes suyi katmdadur"). C'est à Nizâr qu'tsmâîl
rencontra, en 1410, Bôrkliice Mustafa à qui furent confiés, après la mort de leur
père, les petits-enfants de Bedreddîn. Toutes les sources ottomanes s'accordent
pour présenter Bôrkliice comme le principal disciple de Bedreddîn (has miitid), à
l'exception de la Geste qui, bien que reconnaissant à l'occasion, les accointances
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 57

de Bôrkliice avec Bedreddîn, veut dissocier absolument le cheikh de Samavna


d'une relation peu reluisante. Bôrkliice est, d'évidence, lié étroitement à
l'Aydineli. C'est dans cette région que sa présence, ses activités et son exécution,
sont signalées par toutes les sources. On peut donc supposer que Bôrkliice devint
le mttrîd du cheykh à l'occasion d'un des deux séjours de ce dernier en pays
d'Aydm45.

Par Tire, Bedreddîn se rend à îzmir "...sur l'invitation d'izmiroglu". Ce


dernier est un personnage haut en couleur, nommé Ciineyd, dont la carrière, bien
connue par les chroniqueurs ottomans et par l'historien byzantin Doukas,
recoupera souvent celles de Bedreddîn et de Bôrkliice. Les sources nous le
présentent comme un farouche adversaire de la réimplantation ottomane dans la
région après le passage de Tamerlan, processus que l'aventurier va retarder d'une
vingtaine d'années. On a peu songé à établir entre les agissements du cheikh et
ceux de Ciineyd des relations autres que politiques, celles-ci étant dues à
l'affaiblissement ottoman consécutif à la victoire de Tamerlan. Les deux hommes
sont habituellement présentés comme deux meneurs anti-ottomans parmi
d'autres, sans rapport particulier entre eux. Or la Geste parle expressément de
liens spirituels entre les deux hommes. Cela n'a pas été suffisamment pris en
considération car le lien de maître à disciple éclaire d'un jour nouveau, nous en
parlerons, la carrière ultérieure des deux personnages, et explique le très grand
succès des idées du cheikh dans les territoires gouvernés par Ciineyd. Ce dernier
considérait probablement Bedreddîn non seulement comme un ferment d'anarchie
retardant la main-mise ottomane, mais aussi comme son maître spirituel. Selon
le Menâkibnûme, à l'exemple de leur chef, les soldats de la garnison de la
forteresse dlzmir, 4 à 500 hommes ("dort be§ yiiz ki§i"), se reconnurent tous ses
disciples "...car ils avaient vu en rêve le cheikh avant de le voir face à face". En
cette ville, Bedreddîn accomplit de tels miracles (keramet) que sa réputation de
thaumaturge franchit les frontières de l'islam et parvint aux oreilles des habitants
de l'île voisine de Sakiz (Chio)46.

Sur l'Aydineli après la bataille d'Ankara, EL, «Aydinoghlu» ; H. Akin, Aydin Ogullart, 64 sqq ;
Zachariadou-jTrade, 76 sqq ; Foss-Ephesus, 141 sqq. Voyage de Bedreddîn d'Edime à Aydin, mnk,
95. Haci Pacha, à la cour d'Aydin, supra nt. 17. Has Miirid. Oruç bey, dans Kurdakul-fledreiMn. 39.
Le fils de Bedreddîn et Bôrkliice à Nizâr, mnk, 143. Babinger^D/e Vita, 108, lit. v l r Naiâr ,
Golpinarli, mnk, 143 lit le manuscrit du mnk, fol. 121, y I / * , Nizâr. En ce qui concerne la
localisation de l'endroit, on peut, sous toute réserve, évoquer le site de l'antique cité de Nysa ad
Maeandrum, appelée jusqu'à nos jours par les habitants de là zone, Eski Hisar. On pourrait
supposer, pour désigner un village occupant les ruines antiques, |a survivance au XV e siècle de la
dénomination ancienne Nysa, combinée au mot turc Hisâr, selon une contraction Nysa-Hisâr->
Nizâr dont on a des exemples : Néo-Kaisareia-t Nig-Hisâr-> Niksâr, cf. Hammer, Hist. Emp. Oit.,
11, 126, ou Koloneia-t Kol-Hisâr-t Koilisari, Vryonis-Dec/ine, 449 nt. 14 ; l'adoucissement du
sigma grec en ze turc (Ni-S-âr-t Ni-Z-âr), est, par ailleurs, fréquent : Aino-S-> Eno-Z
(AÎvos-> ), S-myme-» lZ-mir, (S^ijwrç-* J t f i } ) etc. ..Carte du site dans «Nysa and
Maeandrum». éd. W. Diest, J.K.D.A.I. (1913). Bibliographie sur Nysa dans Lemcrlc-Aydin, 28
nt. 1.
46
S u r Ciineyd, infra, nt. 109 à 112. Il est appelé "tzmiroglu" par les chroniqueurs ottomans, par
exemple Â$ikpa;azâde, 157, 165, 166. Le ralliement de Ciineyd et de ses hommes à Bedreddîn,
mnk, 89.
58 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

- Les chrétiens de Chio

Commence alors un épisode qui semble de pure hagiographie. Il nous faut


l'analyser en détail car il est la première attestation d'une action directe et
personnelle de Bedreddîn en milieu chrétien.

Les gens de l'île s'adressent à leur gouverneur (beg) pour que l'on invite le
cheikh à venir prêcher sur les "mystères du Messie" (sirr-i Mesîh) :

.. .Tout ce qui vient du cheikh est miraculeux ; invitez-le comme un grand


personnage turc ; il pourrait nous dévoiler les mystères du Messie. S'il
vous plaît, invitons-le avec l'aide de Jésus (Rûhullâh). Lorsqu'ils virent
que leur bey était favorable à cette idée, les moines (rahip, plutôt que
prêtres ici, car plus bas, des prêtres sont désignés par le terme papaz) dans
leur totalité, s'écrièrent : allons-y tous, allons inviter ce grand homme ;
peut-être acceptera-t-il de nous écouter ; il pourrait nous soumettre les
mystères de l'Envoyé de Dieu ; le bey dit à son fils : allez-y vous aussi ;
quant à nous, nous attendons ici, dans notre citadelle jusqu'à ce qu'il
vienne ; qu'il demeure avec nous quelques jours ; ils ont préparé des
cadeaux et prenant la mer, ils ont levé l'ancre en direction d'izmir ; en
arrivant, ils se sont présentés devant le cheikh et lui ont offert des
cadeaux ; posant le front par terre, ils ont embrassé le sol puis se sont
adressés au cheykh en disant : au nom du vrai Dieu, au nom de la
communauté de Muhammad dont tu fais partie, au nom aussi de Jésus et
de Moïse, accepte notre invitation avec bienveillance ; au nom du Dieu de
Muhammad dont il fut l'Envoyé, la religion de Muhammad a été donnée
par le destin à votre communauté et aussi aux détenteurs des Écritures :
nous sommes venu à loi, ne nous déçois pas ; notre bey est un grand
savant ; depuis qu'il a entendu parler de ton mérite, il a trouvé la joie :
dans l'ignorance de ta venue, il se sent impotent ; il a envoyé son Fils
comme garant ; si nous sommes séparés par la religion, qu'est-ce que cela
peut faire ? Nous avons un seul Dieu et nous sommes tous les serviteurs
de Dieu ; ils l'ont supplié humblement et le cheikh a donné son accord. Ils
étaient sept moines et ils lui parlaient en arabe ; tout cela faisait très
plaisir au cheikh ; il est monté sur le bateau et est parti vers l'île. Il a
écouté la parole des moines ; il a vu qu'ils n'avaient pas de mauvaises
intentions ; il leur a imposé les mains. II leur a dit : je suis à vos'ordres.
Montant donc sur le bateau, ils mirent à la voile vers l'île ; en chemin, ils
furent pris par une violente tempête ; ils comprirent qu'ils allaient faire
naufrage ; la foudre leur tombait dessus et ils crurent qu'ils allaient
mourir ; Bedreddîn leur a dit : n'ayez pas peur puisque Bedreddîn est avec
vous ; il fit alors sa prière et, dès ce moment, la tempête s'arrêta ; ils
reprirent ainsi les commandes du bateau. Dès qu'ils furent en vue du
château, le bey vint en barque à la rencontre du cheikh ; le bey était un
savant astronome ; il s'entretint de cette science avec le cheikh ; il a vu
que le cheikh était très féru en astronomie (Bedreddîn, on s'en souvient,
l'avait étudiée à Konya) ; ils se sont entretenus sur ce sujet toute la
journée. Ceux qui écoutaient le cheikh disaient qu'il était un second
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 59

Messie et qu'à son souffle, les morts ressuscitaient 47 . Le bey a organisé


dans son jardin une cérémonie (âyîn) avec le cheikh et lui a montré
beaucoup d'égards. Tout ce qu'il y avait de moines est arrivé dans
l'instant ; le cheikh a commencé son zîkr ; la lumière de l'Unité (tevhidun
nûri) a touché le cœur de certains ; beaucoup de moines ont pleuré et les
derviches ont atteint l'état de safâ (pureté) ; les feux de l'enfer se sont
transformés en lieu de réunion pour les anges ; tous ceux qui sont rentrés
dans le cercle du zîkr ont dit "Hû", et quand ils disaient "Hû", leurs pieds
ne touchaient pas par terre ; les infidèles ont vu cela de leurs yeux ; les
pieds de ceux qui faisaient le zîkr, étaient suspendus en l'air, sachez-le
bien ; ils étaient remplis d'admiration en voyant cela ; ils pensaient que
c'était clairement un acte de magie 4 8 . Deux prêtres importants sont
arrivés, ils venaient d'Enoz, chaque année ; la révélation du cheikh les
toucha et ils vinrent à l'islam en cachette ; ils firent ce qu'il fallait pour
entrer dans le secret de la religion ; parmi les habitants de l'île, cinq
personnes vinrent à la foi. Le cheikh leur a dit de venir le retrouver à
Edirne 49 . Sa Sainteté resta dix jours là-bas ; il y eut beaucoup de succès ;
le bey était fasciné ("amoureux" même, dit le texte : a§ik) par le cheikh ;
il passa même la mer avec lui et en pleurant, il lui donna l'accolade et
remonta sur son bateau 50 .

Le style du récit ci-dessus ressortit bien évidemment au merveilleux,


propre à tous les vilâyetnâme du temps : on retrouve les mêmes schémas
narratifs dans la Geste d'Haci Bektâç dans le Saltuknâme, dans les menâkibnâme

Le passage concernant Bedreddîn à Chio est dans le mnk, 80/1352-93/1417 Au vers 1379, il y
a un jeu de mots intéressant sur l'expression baj iistiine par cette formule, l'auteur du mnk décrit à
la fois l'imposition des mains appliquée par Bedreddîn sur la tête des moines, ambassadeurs de
Chio. et l'accord du Cheikh à la requête des dits-moines
Kaldurub elin kodi ba§'ustime,
Bunlara geliib didi ba; ûstiine.
Sur les études d'astronomie faites par Bedreddîn, mnk 20.
48
S u r le "HÛ" (Huwiyya) nom divin cher aux soufis, cf. par exemple, Ibn Arabi, Futihât, éd.
Chodkiewicz, 319, 326, 329, 408... Sur l'état de safâ, que Rûmî rapproche de sûfî, cf. Vitray-
Meyerovitch, Mystique ei poésie, 136-144.
49
Enoz/Ainos, à l'embouchure de la Maritza, relevait à l'époque comme Chio des Génois. En
1397, Nicolo Gattilusio est seigneur d'Ainos, Setton-Papacy, I, 361. Le mot utilisé dans la Gèste
pour désigner ceux qui, à Chio, se convertirent à l'islam sous l'influencé de Bedreddîn, dont
plusieurs clercs, est sâlàn qui signifie à la fois "habitant" et "calme" : ce terme emplôyé ici, dans
un contexte de contacts entres mystiques, ne désignerait-il pas à mots couverts, ceux qui ont
atteint le "calme" intérieur, les "hésychastes", et particulièrement ceux d'entre les interlocuteurs
monastiques de Bedreddîn qui devinrent ses disciples (et aussi les discipiés de Borkluce) ; le
distique 1410, p. 92 pourrait ainsi avoir un double sens : "Parmi les habitant» de l'île", ou "Parmi
les moines de l'île" (Adada sâkin olanlarda), "cinq personnes devinrent musulmanes". L'hyppthèse
est quelque peu hardie. Elle n'est cependant pas impossible si l'on prend en compte, d'une part, le
goût pour un certain langage "codé" qui caractérise le genre des menâkibnâme ; d'autre part, la
connaissance probable que Bedreddîn et ses disciples devaient avoir de l'hésychasme, mouvement
dominant de la mystique byzantine contemporaine, du fait, si on en croit les sources, des
relations suivies entre moines et Bedreddînt, et du fait aussi de l'ascendance maternelle chrétienne
du cheikh de Samavna.
texte, mnk, 80-93, est à rapprocher du passage de Doucas qui raconte la mission ì Chio des
envoyés de BOrkltlce Mustafâ, infra nt. 79.
60 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

d'Elvan Çelebi ou de Mahmûd Pacha et dans les nombreuses vies de saints


personnages dont abonde la littérature turque des XIVe et XIVe siècles, et dont était
friand, par exemple, l'entourage lettré de Mehmed II, pour qui écrit le petit-fils de
Bedreddîn : le derviche venant en pays infidèle pour convertir par la persuasion ou
par ses pouvoirs thaumaturgiques, les mécréants, en commençant par leurs cadres
religieux, moines et prêtres, est un scénario fréquent : Haci Bektaç rend visite à
un moine du Frengistan —dans une île d'ailleurs comme Bedreddîn — ; Sari
Saltik, déguisé en moine, engage des conversations théologiques serrées dans les
monastères qu'il rencontre sur sa route ; Emir Sultan convertit un ermite
chrétien ; Bâbâ Ilyâs a un miirid qui est fils de moine ; Mahmûd Pacha avant sa
conversion est novice dans un monastère51.

Il ne faut cependant pas confondre, dans les documents en question, le


style, hagiographique et pieusement hyperbolique, et le contenu qui peut posséder
de nombreuses et précieuses indications historiques. Dans le cas du Menâkibnâme
de Bedreddîn, où le caractère historique est bien plus fortement marqué que dans
les autres exemples cités ci-dessus, il ne faut pas hésiter à mettre des épisodes
apparemment peu crédibles comme le passage sur Chio que nous venons de voir,
à l'épreuve d'autres témoignages contemporains. Si l'on reprend point par point
notre texte, à la lumière des diverses sources du temps, les sources non-turques en
particulier, peu taxables d'inventer un phénomène aussi inquiétant pour elles que
l'infiltration de prédicateurs musulmans en pays chrétiens, ou l'islamisation en
pays balkaniques ou égéens, on réalise que la majeure partie des faits évoqués par
le Menâkibnâme dans notre anecdote, ne sont pas en contradiction avec l'arrière -
plan historique bien connu par ailleurs.

Essayons d'abord de cerner les possibles protagonistes de la scène. Il y a, à


Chio, au moment où Bedreddîn est censé y séjourner deux hauts magistrats qui
dirigent l'île : le podestat et son lieutenant, le châtelain (castellanus) : le terme
kale utilisé plusieurs fois dans le texte turc pour désigner la résidence du Bey,
peut laisser penser qu'il s'agirait du second, sans compter qu'un fonctionnaire
subalterne avait peut-être plus de latitude à organiser de tels contacts que la plus
haute autorité de l'île : jusqu'en novembre 1404, la charge de castellanus est
occupée par Battista Adorno, remplacé à cette date par un nommé Maruffo,
désigné par le maréchal Boucicaut, gouverneur de Gènes depuis octobre Î401 52 .

En ce qui concerne la vraisemblance historique de notre texte, un premier


point surprend : la facilité de contact entre Chio, île grecque sous domination
génoise et le continent occupé par les Turcs. Les envoyés de Chio viennent sans

^ ' Bektâ$ chez un moine d'une île du "Frenkistan", supra chap. I nt. 39. Saltuk et les moines,
Saltuk-nâme, 6-8. Emir Sultan et le moine du Ke;i§ Dag, Senâî, Menakib-i Emir Sultan, 60-63.
Baba llyâs et le fils de moine, Elvan Çelebi, Menâkibu'l-Kudsiyye, 23. Mahmûd Pacha dans un
monastère, Mahmûd Pa$a Velî, Menâkibnâme, éd. Banoglu, 9-14.
52
Argenti, The Occupation of Chios. 170, 390. Livre des Faits, éd. Buchon, 614-616.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 61

difficulté à Izmir. L'émir laisse apparemment partir un personnage aussi vénéré


que Bedreddîn en territoire chrétien, sans aucune garantie de retour puisque le
cheikh refuse que le fils du bey de Chio reste en otage à Izmir. Le bey
raccompagne lui-même Bedreddîn sur le continent. Ce sont donc des relations
confiantes et un contexte diplomatique favorable aux contacts qui nous sont
décrits ici. Cela ne semble pas cadrer, à première vue, avec les mauvais rapports
entretenus entre le continent et l'archipel depuis la fin du dernier siècle. La
conquête de l'émirat d'Aydin par les Ottomans en 1389/90, avait, par exemple,
interrompu pour au moins dix ans le commerce régulier avec la Crète vénitienne.
La situation était devenue telle, à cause des razzias turques, que, en février 1402,
des négociations furent ouvertes en vue de la formation d'une ligue contre les
Turcs, entre la Mahone de Chio, le duc de Naxos, les Hospitaliers de Rhodes et
Venise.

L'éclipsé de la puissance ottomane après la défaite de Bajazet à Ankara le


28 juillet 1402, et la restauration des émirats de la côte anatolienne sous la
protection de Timur, va complètement transformer l'échiquier diplomatique,
égéen : dès août 1402, Tamerlan écrit au roi de France, souverain de Gênes, que
les marchands de son royaume sont les bienvenus en Asie-Mineure. Plusieurs
ambassades tartares se succèdent, entre septembre 1402 et août 1403, auprès du
podestat génois de Péra, dans un même désir de nouer des alliances. En octobre
1402, le sénat de Venise invite le duc de Candie à rétablir de bonnes relations
avec le nouveau "seigneur d'Altologo". installé par Tamerlan. Il s'agit cependant
ici d'un gouverneur tartare intérimaire, les Aydinoglu légitimes, Isa et Umur ne
récupérant leur fief qu'après l'évacuation de l'Anatolie par Timur au printemps
1403 Ce dernier envoie dès août 1402, deux envoyés à Chio. Désormais, la
situation est bonne entre le continent turc et les îles franques. De plus, les
autorités des républiques italiennes non seulement n'empêchent pas le passage
massif dans les îles sous leur autorité des Turcs d'Ionie fuyant les déprédations de
l'armée de Timur, mais favorisent même l'implantation durable de ces réfugiés
dans leurs possessions. Le contexte diplomatique de l'époque ne s'oppose donc
pas à un séjour à Chio, d'une délégation turque venant d'tzmir, ni à un bon
accueil réservé par les autorités génoises à la dite délégation 53 .

Autre fait surprenant : La qualité de moines des ambassadeurs de Chio


auprès d'un émir musulman que la tradition gâzî très à l'honneur en Aydineli, ne
rend pas nécessairement favorable aux ecclésiastiques chrétiens, quand on se
souvient par exemple des avanies subies de la part des Aydinoglu, par le
métropolite d'Ephèse, Mathieu, venant occuper son siège en 1339/40. Pourtant,

«
Mauvaises relations ottomans-occidentaux, Zachariadou, «Sept traités inédits entre Venise et
les émirats d'Aydin et de Menteje», Studi Preottomani e Ouomani (1976), 237 ; même auteur-
Trade, 81. Ambassades de Tamerlan à Péra, Balard, Romanic génoise, 101, nt. 351.
Rétablissement des relations entre Altologo/Ayasoluk/Ephèse et l'Archipel, Zachariadou-Trade,
85. Turcs réfugiés dans les îles franques, "Tbiriet-Assemblées, II, 95.
62 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

au début du XV e siècle, les temps et les mentalités semblent avoir changé : en


1403, l'émir de Mente§e, voisin immédiat d'Aydin, envoie comme négociateurs
en Crète, des moines d e Saint-Jean d e Patmos ("caloieri de S. Zuane de
Pathmos"). Naviguant dans l'archipel une quinzaine d'années plus tard, le
voyageur Buondelmonti remarquera à propos de ces mêmes moines de Patmos
qu'ils se rendent souvent sur le continent et ont d'excellents rapports avec les
Turcs : ceux-ci "...non seulement ne molestent pas les moines mais ils leur
fournissent les choses nécessaires à la vie". Plus tard encore, en 1444, c'est un
moine grec que Murâd II enverra en ambassade à Raguse 54 .

Un point du récit turc peut aussi laisser sceptique : les contacts directs
pendant dix jours entre un derviche et la population locale, ainsi que la
manifestation publique des idées et des pratiques du mystique musulman devant
un auditoire chrétien : Georges de Hongrie qui a vécu en pays turc entre 1436 et
1458, raconte la présence, dans la même île de Chio, de derviches hurûfi qui se
livraient en public à de curieuses manifestations de piété, entrant dans les églises,
s'aspergeant d'eau bénite et proclamant à qui voulait l'entendre qu'islam et
christianisme se valaient. La présence de Hurûfî dans une île où Bedreddîn et ses
disciples avaient prêché quelques années auparavant, est d'ailleurs un autre
élément à verser au dossier de la communauté d'idées, de pratiques et de milieu
d'action, entre bedreddînî et hurûfî. Le laxisme des autorités, permettant que se
déroule une cérémonie musulmane au vu et au su de tous, n'est lui-même pas
plus incroyable que les chants et danses turcs organisés aux portes du palais
impérial byzantin et à l'entrée même des églises, avec l'accord du basileus, une
cinquantaine d'années auparavant 55 .

La scène décrivant la conversion à l'islam, après participation à un dhîkr


de plusieurs personnes dont deux prêtres d'Ainos, rend également un son
d'authenticité, pour peu qu'on la dépouille de ses fioritures hagiographiques La
précision sur l'origine des deux prêtres, Ainos, d'où ils viennent "chaque année"
(,her yil) à Chio, correspond tout-à-fait aux axes d'échanges normaux dans la
thalassocratie égéenne des Génois : Ainos fait en effet partie du domaine de la
famille génoise des Gattilusio depuis 1380 environ, et sa flotte commerciale
sillonne l'archipel comme les bateaux de ces marchands grecs d'Ainos qui
trafiquent, au début de 1402, entre leur ville natale, la Nouvelle-Phocée, Chio et
Candie. Quant au phénomène de l'islamisation d'habitants de Chio avant la
conquête ottomane, un document vénitien de 1402 en fournit un exemple : il y
est question d'un chrétien de Chio devenu musulman et commandant la flotte

5
^ L a tradition gâzî chez les Aydinoglu, Mélikoff-Dej/dn, passim. Mathieu d'Ephèse et les
Aydmoglu, Vryonis-Décliné, 346-348. Moines de St Jean de Patmos, ambassadeurs de Menteje,
lorga, R.O.L. (1896) 240. Buondelmonti, éd. Legrand, 223. Moine ambassadeur de Murâd 11.
lnalcik, Tetkikler, 8.
55
Georges de Hongrie, Tractatus, chap. 20. La cérémonie musulmane dans le palais byzantin,
Grégoras, Bonn, III, 194-203.
VIE ET M O R T DU C H E I K H BEDREDDÎN 63

turque qui mouille sur la côte de Palatia et de Théologo. Il s'agit d'un de ces
nombreux marins, grecs ou italiens, passés au service des Turcs 5 6 .

Les contacts mystiques entre le cheikh et les religieux chrétiens, évoqués


si précisément dans notre texte, au sujet de la cérémonie du dhîkr suivie par
chrétiens et musulmans, pourraient sembler un simple stéréotype de littérature
religieuse musulmane, s'il n'était confirmé par un texte, capital pour notre sujet,
de l'historien byzantin Doukas qui décrit très explicitement ces relations
mystiques entre derviches turcs et moines chrétiens dans la même île de Chio. Le
dit passage, qui concerne Bôrkliice, le principal disciple de Bedreddîn, à cause de
sa provenance grecque et de l'hostilité de l'auteur à cette sorte de contacts islamo-
chrétiens, apporte une garantie d'historicité incontestable à l'ensemble de l'épisode
du Menâkibnâme que nous venons d'analyser. Nous y reviendrons en détail à
propos de la révolte de Bôrkliice.

C) Vers l'Europe

Après ce séjour, court mais décisif pour l'implantation des ses partisans en
Ionie et pour ses contacts avec les chrétiens, Bedreddîn se décide à gagner sa
Thrace natale. Mais les bey d'Anatolie se battant entre eux, la route de la mer est
coupée par la flotte de Saruhan, et le cheikh doit, pour regagner Edirne,
emprunter la voie de l'intérieur et faire un long détour par Kiitahya et Domaniç
jusqu'à Bursa. La guerre dont parle ici la Geste, est probablement celle qui
oppose, en 808/1405, Mehmed Çelebi à la coalition formée par son frère et rival
tsâ et les émirs d'izmir. d'Aydin de Mente§e et de Saruhan 57

Pendant ce périple, les contacts pris par le cheikh avec les populations
locales furent certainement très fructueux, si l'on en juge par le fait que, outre
Bôrkliice, Bedreddîn recruta un autre important lieutenant dans la région, le torlak
Kemal qui devait opérer, au moment de la révolte, autour de Manisa. L'itinéraire
suivi par Bedreddîn ne fut pas imposé par les seuls troubles politiques qui
agitaient l'Asie-Mineure occidentale ; il doit correspondre aussi à un désir de
prêcher parmi les populations turcomanes des yayla (pâturages d'été) de cette zone
montagneuse qui s'étend de la montagne de Domaniç jusqu'au Ke§i§ Dag, où dès
le XIV e siècle les Turcomans menaient pâturer leurs troupeaux. Les émirs
ottomans aimaient à y passer la saison chaude : c'est dans un des ces yayla de la
proximité de Bursa, par exemple, que résidait Orhan, selon un témoin grec du

5
''Trafic entre Ainos et Chio, Dennis, «Three Reports from Crete on the Situation in Romania»,
Variorum, XVII, 255-259. À Palatia et à Théologo, la flotte turque est sous le commandement d'un
certain "...Cressy qui erat christianus de Chio et modo est renegatus et effectus Turchus", ibid.,
248.
57
S u r la coalition de 1405/808 contre Mehmed Çelebî, cf. Dani$mend-Â>ono/o;i.ii, I, 152 ;
Ne§rî, II, 449-450 ; Imber-Ottoman Empire, 64-65.
64 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

milieu du XIVe siècle, Grégoire Palamas. Les idées du cheikh furent apparemment
toujours bien reçues parmi les populations turques un peu isolées des massifs
montagneux : Bedreddîn sera accueilli avec enthousiasme dans le Kuru Dag en
Thrace, avant son arrivée à Edirne, de même que Bôrkliice recrutera ses plus
chauds partisan dans la montagne de Karaburun en face d'tzmir et que des
bedreddînî seront signalés dans le Yayla Dag d'Antioche58.

Dans un village situé au pied du Ke§i$ Dag, le cheikh eut affaire à un


groupe de torlak. Le village s'appelait Siirme et si le nom est retenu par la Geste,
comme Nizâr dans la vallée du Méandre ou, plus tard Dûgalar dans la région de
Zagra en Bulgarie, c'est qu'il s'agit probablement des trois centres de propagation
les plus actifs des idées de Bedreddîn, centres à partir desquels se sont peut-être
même organisées les trois révoltes d'Aydineli (Bôrkliice), de Saruhan (Kemal) et
de Roumélie (Bedreddîn)59. Il convient de s'arrêter quelque peu sur l'appellation de
torlak elle-même, qui n'est pas toujours aisément définissable. Littéralement le
mot veut dire : poulain non dressé, jeune homme fougeux, et est à rapprocher du
terme turc actuel delikanli (cf. le mot fîtyân donné aux groupes ahî). Dans
l'Anatolie des XlVe-XVe siècles, les torlak sont des derviches errants se rattachant
plus ou moins nettement à la confrérie kalenderîyya (créée au Xe siècle,
réorganisée fin XIIe siècle par Djemaleddîn Sâvî, et faisant son apparition en
Anatolie début XIIIe siècle). C'est dans cette mouvance d'idées mais sans liens
organiques précis avec le groupement ci-dessus qu'évoluent les cadres mystico-
politiques des tribus turcomanes d'Anatolie, connus sous le nom de bâbâi et qui
semblent encore peu dégagés de leurs origines centrasiatiques. Bien que vaincus
lors de la grande révolte de Bâbâ Rasûl contre les Seldjoukides, ces bâbâ
turcomans continuent à exercer une influence prépondérante dans les couches
populaires à l'époque mongole et au temps des beylik, toujours prêts à profiter de
la faiblesse des autorités centrales, pour affirmer, en fomentant des troubles
socio-politiques, leur hostilité à toute insertion dans un Etat organisé; C'est un
groupe de derviches de cette curieuse et turbulente espèce qui vient à la rencontre
du cheikh en jouant de toutes sortes d'instruments bruyants, pour discuter avec
lui. Le premier contact ne fut pas bon : il n'y avait apparemment rien de
commun entre le âlim polissé, frais émoulu des medrese d'Égypte que restait
Bedreddîn malgré sa conversion au tasawwuf, et la foule fruste et exaltée qui
impressionna tant les voyageurs européens contemporains et ultérieurs qui en
donnent d'expressives descriptions60.

5
®Sur les Yayla d'Anatolie nord-occidentale, Kissling, 162 nt. 5. Palamas dans les yayla où réside
Orhan, Lettre, 146 : "[ce lieu] jouit d'un climat très fiais même en été ; c'est pourquoi [Orhan] y
passait l'été" ; cf. aussi la description d'ibn Battûta : "Mohammed, fils d'Aydîn, se trouvait alors
sur une montagne voisine où il passait l'été, à cause de l'extrême chaleur. Cette montagne était
froide, et il avait coutume d'y passer le temps des chaleurs", II, 298. Sur le Kuru Dag,
(prolongement occidental de Ganos), mnk 92. Sur le Yayla Dag d'Antioche, Â$ikpa§azSde, 250.
59
Siirme, mnk, 94 ; DSgalar ou Duvicalar, Kissling, 168, et mnk, 111.
60
Fityân, ahí, cf. El. «Akhî», «Akhî», «Futuwwa». Cf. aussi Ibn Battûta, II, 260. Sur les Torlak,
F. Kôprillû, «Abdal», T.H.E.A (1935), 23-38 ; E. Rossi, «Torlak», T.D.A.Y. (1955), 9-10.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 65

La défiance du Turcoman à l'égard de toute autorité centrale, citadine et


sédentaire, apparaît dans les griefs qu'opposent, dans un premier temps, les torlak
à Bedreddîn. Ils lui reprochaient, raconte le biographe du cheikh, d'avoir servi les
princes et voulaient savoir ce qu'il avait fait en dehors des moments passés dans
les cours princières. Ils finirent cependant par se reconnaître ses disciples et
l'escortèrent jusqu'à Bursa où ils l'abandonnèrent à l'entrée de la ville, peu
désireux, en bons Turcomans, de pénétrer dans un univers sédentaire et étatique
qu'ils rejetaient. Comme dans l'épisode d'Alep, le Menâkibnâme montre ici
l'impact de Bedreddîn sur les masses turcomanes, au cœur même du territoire
osmanli. Tout lettré et citadin que pût être le cheikh, il semble avoir pris un
ascendant digne d'un bâbâ tiirkmen — Candémir trois siècles plus tard en fait
symptomatiquement un kalender — ce qui permet de comprendre le danger que
Bedreddîn représenta ultérieurement pour les Ottomans, réunissant en lui-même
l'aura du lettré formé aux meilleures medrese de Rûm et d'Égypte, celle du
descendant des prestigieux sultans seldjoukides, ainsi que le rayonnement du soufi
le plus rigoureux et la thaumaturgie des bâbâ nomades61.

Après un séjour à Bursa, lieu de ses premières études où il avait dû garder


des relations, dès que les détroits sont libres, le cheikh passe en Thrace où, par
Bolayir, le Kuru Dag et Malkara "...où beaucoup de gens l'honorèrent
(Maalgara'da eyledi çok ki§i bey'at)", il termine ce voyage à travers le Moyen-
Orient et le pays de Rûm que la Geste nous présente presque comme triomphal
par le nombre de disciples que le soufi a su recruter un peu partout et jusque dans
la capttaie ottomane où, in fine, tous les membres de sa famille deviennent ses
disciples, y compris son père et sa mère. Puis, après un séjour de quelques mois
à Edirne. il retourne, nous l'avons vu, à Bursa et à Aydin, "sur invitation",
probablement pour conforter par sa présence ses partisans, avant de revenir pour
sept ans à Edirne, où il vit une existence de retraite. Il vit "sous terre" cette
période selon l'expression d'une source ottomane qu'il ne faut peut-être pas
prendre à la lettre mais qui signifie que notre mystique vit une période assez
longue sans quitter sa ville natale, en diffusant ses idées discrètement au sein du
groupe de ses adeptes. C'est à Edirne qu'il a de nouveaux contacts étroits avec des
chrétiens. L'un des deux prêtres d'Ainos à qui il avait donné rendez-vous à Edirne,
vient s'installer près de lui avec sa famille qui passe elle aussi à l'islam, à
l'exception de la sœur du prêtre, femme d'un Arménien. C'est pourtant la'fïlle de
cette femme, seul membre réfractaire à l'islamisation qui devint femme d'ismâîl,
fils de Bedreddîn et mère de l'auteur du Menâkibnâme, Hâfiz Halîl62.

Torlak, Kalender, Babai, Ocak, «Quelques remarques sur le rôle des derviches Kalenderis...», O.A.
3 (1982), 69-73, Descriptions européennes des Torlak, Spandugino, Petit traicté, 219, 222, 224-
228 ; Nicolas de Nicolay, 194-197 ; Postel, De la République des Turcs, 107 sqq ; Domenico
Magri, Viaggio, 32.
6
'Bedreddîn et les Torlak, mnk, 93-94. Candémir parle d'un "...Kalenderoglu qui, sous, Mehmed
1er, réduisit presque l'empire ottoman à sa dernière extrémité", éd. Dutu, 145.
62
mnk, 94-96.
66 ISLAM M Y S T I Q U E ET RÉVOLUTION ARMÉE

4- AU SERVICE DE L'ÉTAT OTTOMAN D'EUROPE : LE KAZASKERL1K

A) Bedreddîn et Mûsâ

La Geste fait ensuite mention de la victoire de Mûsâ sur son frère


Soliman, événement qui inaugure une ère de collaboration étroite entre le héros
du Menâkibnâme et le nouveau sultan, Mûsâ confie en effet à Bedreddîn
l'importante fonction déjugé de l'armée (kâdîasker). D'une manière inattendue le
soufï, qui semblait avoir renoncé à toute activité mondaine et avait jadis refusé
les offres de Tamerlan, abandonne complètement ses mortifications ascétiques, et
se lance dans la vie publique. Cette décision est en rapport probable avec la
conviction exprimée dans son Vâridât, selon laquelle le temps était venu de
dévoiler ses enseignements et de mettre l'expérience intérieure acquise par le
contemplatif au service de l'action politique. Cette action, toujours selon le
Vâridât, consistait à remettre les membres de la communauté dans le droit
chemin, et cela en un temps propice aux révoltes populaires : anarchie balkanique
et anatolienne, consécutive à l'affaiblissement ottoman 63 . Depuis l'insurrection
des Zélotes de Thessalonique au milieu du siècle précédent, les troubles sociaux
se sont succédés un peu partout dans la zone et même si les causes en sont
diverses, l'atmosphère est souvent explosive64.

Dans un premier temps, l'action politique de Bedreddîn va se développer à


l'ombre de la légitimité ottomane représentée par Mûsâ. La situation de force que
crée, pour Bedreddîn, la fonction de kâdîasker, lui permet de répandre ses idées et
de créer un réseau serré de liens avec les Turcs du Danube, du Deliorman et de la
Dobroudja 65 . Son origine seldjoukide le lie certainement aux descendants des
partisans d'tzzeddîn, établis à Varna, Silistre, Edirne et Serrés.. C'est à cette
époque qu'il prend probablement contact avec Mircéa, prince de Valachie, qui
aidera tout ce qui peut empêcher la réunification ottomane, de Mûsâ à Mustafâ et
Ciineyd, accointances turques qui feront apparaître Mircéa, aux yeux des Hongrois

63
S e l o n Filipovid, Princ Musa, 381-391, Bedreddîn sut utiliser ses fonctions officielles pour
élargir son influence et, sous couvert de la légitimité de son protecteur ottoman, il prépara la
future révolte. Après la mort de Mûsâ "...il utilisa les forces populaires qu'avait mobilisées Mfisâ,
pour réaliser son propre programme religieux et socio-politique, beaucoup plus radical que celui
de son protecteur défunt", ibid., 392. Sur l'importance de la fonction de "juge des armées", créée,
chez les Ottomans par Murâd I er en 1363/764, £./., «Kâdî Askar». Sur les cas d'intervention du
mystique dans la société selon le Vâridât, infia, chapitre III nt. 22, et Vâridât, éd. C, Yener, 67,
105. La période du Kadiaskerlik de Bedreddîn est dans le mnk, 97-101.
64
S u r le régime zélote, basé sur l'expropriation des grands propriétaires civils et religieux,
Ostrogorsky, État Byzantin, 537-541. Curieusement, Philothée considère les idées zélotes
comme d'origine barbare, Vie de Sabas, éd. Papadopoulos-Kerameus, A.I.S. 5 (1888), 194 : "cela
ne vient pas de votre peuple mais des barbares venus de loin et des îles alentour". Révolte de
vilains en Crète, infra, nt. 90. Les révoltes crétoises du XIV e siècle, Thiriet, Sénat, I, 31-32 ;
idem, Assemblées, I, 261-262, II. 33. Révolte à Chypre en 1424, Léonce Makharias, éd. Miller,
390-392.
6
^ L e mnk évoque les contacts de Bedreddîn avec les populations de la zone bulgaro-danubienne à
l'époque de son Kadiaskerlik, 111
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 67

en particulier, c o m m e traître à la chrétienté. Le juge de l'armée dût aussi tisser


des liens étroits avec Cûneyd qui, exilé de son patrimoine smyrniote, est
gouverneur d'Achridos sur l'Arda, à l'époque où Bedreddîn fait retraite à Edirne
(1407-1411) ; ainsi qu'avec les Mihaloglu très proches de Mûsâ et de la famille
d e B e d r e d d î n 6 6 . Mais, pour l'heure, c'est surtout l'appui de Mûsâ qui est
déterminant, Mûsâ, qui contrairement à la plupart des sources qui le présentent
c o m m e ayant hérité du caractère farouche et fanatique de Bajazet face à
l'équanimité de M e h m e d ou à la mollesse de Soliman, est décrit dans le
Menakibnâme comme un souverain qui règne "avec justice et libéralité" 67 .

Les attaches religieuses de Mûsâ, ses alliances politiques c o m m e la


personnalité de ses partisans, semblent montrer que ce n'est pas seulement la
lutte pour le trône qui anime chaque prétendant dans cette période d'instabilité
politique, mais qu'il s'agit aussi d'une opposition entre différentes familles
d'opinion : gâzî hétérodoxes et ulemâ, notables de vieille souche et nouvelle
classe des kapikullari, partisans du compromis avec les ennemis de la veille et
expansionnistes, rouméliotes et anatoliens, tous ces groupes s'affrontent par
épigones interposés changeant à l'occasion de champion et de camp, ce qui donne
à ce laps de temps d'une quinzaine d'années que les historiens turcs nomment avec
justesse "la période de l'interrègne" (fetret devri), un caractère d'extrême confusion
politique. Mais ce temps de troubles apparaît aussi comme un révélateur qui met
en relief les tendances contradictoires qui distordent la société ottomane en
formation. Soliman, par exemple, représente, pendant un moment, le pouvoir
légitime, plus rouméliote que par le passé, par son assise thrace , il est soutenu
par les grandes familles comme les Candarli qui impriment à sa politique, un
tour peu belliqueux, conforté par une alliance avec les voisins chrétiens. Manuel
Paléologue, entre autres, que Alî Candarh connaît bien. Ami des plaisirs,
Soliman fait figure de "demi-infidèle" ; Mehmed Çëlebi sera plus anatolien,
s'appuyant sur des nouveaux convertis comme l'Albanais Bâyezîd Pacha, menant
une politique de réunification des parties asiatiques et européennes du patrimoine

66
S u r les descendants des partisans du sultan lzzeddîn Kay-Kâûs II établis dans les Balkans, £./..
«Gagaouz» ; Witteck, «La descendance de la dynastie Seldjouk en Macédoine», E.O., 33 (1934) ;
id., «Yazijioghlu Alt on the Christian Turks of the Dobruja», B.S.O.A.S.. 14 (1952) ;
Zachariadou «Les descendants chrétiens d'Izzeddîn Kay-Kâûs II à Véria» (en grec), Mdkedonika, 6
(1964-65). Mircéa l'Ancien, le Mirçi du mnk, 110, est un allié de Mûsâ pendant la guerre civile
entre épigones ottomans, Ajikpajazâde, 146 ; Oruç, 67 ; Nejrî, 477 ; Mûsâ épouse la fille de
Mircéa, Ne$rî, II, 477. Ce dernier soutient Duzme Mustafâ, Krekrié-Duvrovnik, 266 :
"Mustafa. venit cum aliquibus vlachis voivode Mirce usque in regnum Bulgarie". En 1409,
Mircéa est accusé par les Hongrois de s'être "uni d'amitié avec les Turcs pour commencer une
guerre contre les chrétiens", lorga, Histoire des Roumains, 387. Cûneyd à Achridôs près de
Samavna et d'Edime : sur Achridôs-Morrha (AxpiSàs), cf. C. Asdracha, La Région des Rhodopes,
10, 150-154. Sur Cûneyd, infra, nt. 109 sqq. Pour la chronologie, Kissling, 175-176. Sur
Mihaloglu Mehmed Beg, beylerbey de MÛsS, Ne$rî, II, 489, et A$ikpa$azâde, 147. Un autre
membre de la famille passe du service de Mûsâ à celui de Mehmed I e ', ibid., 148. Les Mihalogullan
qui avaient leur siège dans le nord de la Bulgarie, étaient, sous Sélirii I er , présentés comme Bektâçî
et amis des Kizilba$, I. Beldiceanu, «Le règne de Sélim I er », Turcica 6 (1975), 41 et nt. 34.
67
M û s â selon le mnk, 97. Mûsâ, fanatique, Doucas, Bonn, 91 ; Wittek, R.E.I., 12 (1938), 22.
68 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

paternel, et défendant fermement l'orthodoxie religieuse ; quant à Mûsâ, il semble


représenter les gens des marches rouméliotes, guerriers et hétérodoxes ("ses
partisans sont les Turcs du Danube" dit Doukas), tout en ménageant aussi ses
alliés balkaniques (Mircéa) et anatoliens (Isfendiyâr). Il s'entoure lui-aussi des
représentants d'anciennes familles aux positions doctrinales discutables comme
les Mihaloglu qui, dans leurs domaines de Bulgarie, adopteront l'idéologie
bektâfî.

Bedreddîn, fils d'un gâzî rouméliote très populaire à Edirne, dont la famille
était, selon Oruç Bey, liée depuis Osmân aux Mihaloglu, juriste célèbre de plus,
ne pouvait qu'attirer l'attention du nouveau maître de Roumélie 68 .

La rencontre du sultan et du soufï est présentée en mode merveilleux. Le


souverain voit le cl.eikh en rêve avant de le rencontrer le lendemain à la mosquée
où il devient son disciple. Comme pour Ciineyd, il ne faut pas sous-estimer les
liens spirituels qui vont unir les deux hommes, les chroniqueurs ne parlant que
du ralliement politique de Bedreddîn à Mûsâ. Ce dernier, dans la Geste, dit n'avoir
"...une totale confiance" qu'en Bedreddîn, bien qu'il y ait d'autres candidats
valables au kazaskerlik, et cette confiance est présentée comme s'appuyant sur un
rattachement spirituel de murid à cheikh. Le texte dit aussi que le cheikh eut
l'assentiment populaire, étant fils d'une notabilité régionale et lui-même un
savant renommé, régionalisme rouméliote qui facilitera quelques années plus tard
le succès de Diizme Mustafâ 69

C'est sous le sultanat de Mûsâ que Ciineyd, autre disciple de Bedreddîn


d'après Hâfiz Halîl eut. semble-t-il, toute'latitude pour quitter son gouvernement
d'Achridos, à côté d'Edirne et reconquérir le pays d'Aydin avec, selon Doukas.
l'aide de ses partisans d'izmir et de Tire. Mûsâ semble le seul à avoir toléré les
agissements séparatistes de Ciineyd, alors que Soliman l'avait expulsé d'Ionie en
1407, et que Mehmed fera de même en 141470.

Durant son mandat de kâdtasker entre 1411 et 1413, Bedreddîn, selon les
chroniqueurs ottomans, s'adjoint comme intendant (kethiidâ), un personnage
appelé Bôrkluce Mustafâ. Profitant de la position en vue que tient Bedreddîn à la

La politique des Çandarli sera mal jugée par les chroniqueurs ottomans de la fin du XVe, lmber,
O.A., 5 (1986), 73-74. La fermeté de Mehmed Ier contre le courant Bedreddfnien contraste avec le
laxisme du régime de Mûsâ à l'égard des gens aussi peu orthodoxes que Bôrkliice, par exemple,
occupant une fonction de KethUdâ à Edirne, infra nt. 71. Mûsâ et les Gâzt des marches du Danube,
Doucas, 88 ; Mûsâ et Isfendiyâr, ibid., loc cit. Certains beys rouméliotes cependant le trahiront à
cause de sa politique de confiscation des biens, lmber, O.A., 79 et id. Ottoman Empire, 69-73. Les
liens anciens entre la famille de Bedreddîn et les Mihaloglu, Oruç, 26.
69
L'époque du Kadtaskerlik de Bedreddîn à Edirne, rtmk, 96-100. Sur le régionalisme rouméliote,
Yérasimos-Fondation, 207-209 ; Doukas, 109-110.
70
Les partisans de Ciineyd & Tire, ibid., 97, ville où avait prêché Bedreddîn, mnk, 88. Ciineyd et
ses rapports divers avec les fils de Bajazet, infra, nt. 156-157.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 69

cour de Mûsâ et avec l'accord probable de Ciineyd maître de l'Ionie à ce moment,


Mustafâ, sur l'ordre exprès de son maître, précise l'historien îdrîs de Bitlis, vient
répandre en Aydineli les idées de Bedreddîn. Selon la Geste, il se trouve vers cette
époque dans le village de Nizâr sur le Méandre où, après la mort du fils de
Bedreddîn, il recueille les enfants de ce dernier, qu'il conduira ensuite auprès du
cheikh à îznik, où Bedreddîn est exilé après la chute de Mûsâ en 1413 71 .

B) L'exil

Toujours selon le traitement élogieux que la Geste réserve à Mûsâ, c'est


un "destin fatal" que celui du sultan renversé par son frère Mehmed en juillet
1413, et tué alors qu'il tente de fuir chez son allié valaque. Ce destin a
naturellement des conséquences fâcheuses sur celui des serviteurs du souverain
défunt. Mihaloglu ainsi que Bedreddîn sont déchus de leurs fonctions ; la disgrâce
n'est pas seulement politique mais religieuse, l'arrivée au pouvoir de Mehmed
semblant signifier un retour à l'orthodoxie. Le vainqueur s'en prend aux disciples
du cheikh dont beaucoup sont emprisonnés. Lui-même et sa famille sont exilés à
Iznik dans des conditions matérielles correctes—il touche une pension de
Mehmed Çelebi—mais avec peu d'assurance pour l'avenir. Le cheikh met
cependant à profit sa présence dans le grand centre universitaire qu'est tznik, pour
écrire un ouvrage appelé Teshîl, malgré les craintes que suscitent en lui
l'incertitude du lendemain et qu'il exprime en guise de conclusion du livre achevé
le 27 djumâdâ II 818 (4.9.1415) . "En ce moment-même où je finis ce livre, je
suis loin de ma ville natale ; je suis dans la tristesse et dans le malheur. Le feu
qui brûle dans mon cœur augmente de jour en jour. O Maître des bontés cachées,
garde-nous de ceux dont nous avons peur" 72 .

Finalement, le cheikh quitte précipitamment Iznik, laissant sur place ses


amis et sa famille. Les raisons de cette fuite sont, dans le Menâkibnâme, en
totale contradiction avec les sources ottomanes. Hâfiz Halîi dit que le refus du
sultan de laisser partir Bedreddîn en pèlerinage à La Mecque et au Caire où ses
disciples le réclamaient, détermina le cheikh à s'en aller secrètement. Pour Idrîs de
Bitlis, par contre, il partit par peur de représailles de la part du sultan à la suite de
la révolte, en Ionie, de son disciple Bôrkluce : "Mevlânâ Bedreddîn pensa qu'il
serait sûrement un jour arrêté comme responsable des agissements de Mustafâ, et
qu'on s'en prendrait à lui à cause du fait que ce Mustafâ était son disciple et son
zélateur. C'est pour cela que, d'îznik, il s'enfuit brusquement chez le souverain de
Kastamonu, tsfendiyâr Beg". Une fois de plus, la Geste, on le voit, tente, à fin de

7
' l d r î s , dans Kurdakul-Bedreddîn, 42, mnk, 143 : lsmâîl meurt en »10, à Nizâr, où il habite avec
sa famille.
72
L a disgrâce de Bedreddîn à Iznik, mnk. 101-102 ; Kissling, 165-166. Rédaction du Teshîl,
Dindai-Wâridât, 33.
70 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

réhabilitation, d'occulter au maximum les relations entre le soufi et son turbulent


miiritf3.

5- À L'ASSAUT DU SULTANAT OTTOMAN RÉUNIFIÉ : LE TEMPS DES


INSURRECTIONS

A) L'insurrection anatolienne ou la révolte des disciples

• Les sources...

À défaut du Menâkibnâme, il faut donc utiliser les annales ottomanes


ainsi que le chroniqueur Doukas, pour en savoir plus sur le rôle exact de Bôrkliice
Mustafâ dans l'insurrection bedreddînienne, sans jamais perdre de vue que les deux
groupes de témoignages sont particulièrement hostiles au personnage ; ce qui
limite les chances de se faire une idée tout-à-fait juste de la portée de l'événement
et de la personnalité réelle du derviche. Une lecture attentive de l'ensemble des
sources, y compris des renseignements épars dans le Menâkibnâme, peut
cependant restituer le moins incomplètement possible, la révolte d'Ionie et son
instigateur qui sont une des clés fondamentales pour la compréhension de la
doctrine et de l'influence socio-politique du cheikh de Samavna.

Côté ottoman, nous reproduisons deux des plus anciennes sources, les
autres ne faisant que reprendre ia plupart du temps, les mêmes informations, tout
en ajoutant quelques précisions originales que nous signalerons.

L'un des premiers auteurs à mentionner la révolte de Bôrkliice est


Shukrullâh bin Shehâbeddfn dans son Behcetiittevârih, terminé vers 1460. C'est
le seul avec Doukas, à ne pas connaître Bedreddîn et à présenter le mouvement de
Bôrkliice comme propre à la province d'Aydin. Ibn Arabshâh, nous le verrons, ne
mentionne pas non plus les liens entre le maître et le disciple, mais dans ce cas,
c'est Bôrkluçe, que l'auteur ignore 74 .

Il y avait au pays d'Aydin, sur le littoral, un endroit appelé Karaburun. Là,


un antinomiste (ibâhaci) se manifesta parmi la population. Il se donnait à
lui-même le nom de soufi. Prenant la tête des soufis, il rassembla
beaucoup de monde, à l'image des zindîq du pays de Nushirevan au
Khorassan. Il faisait des actes ouvertement contraires à la shari'a de
Muhammad. Contre lui, le sultan Mehmed envoya Bâyezîd Pacha avec des
troupes. Les soufis s'avancèrent pour combattre. Le parti de Muhammad
ayant pris l'avantage, remporta la victoire. Les soufis furent écrasés.
Parmi les 4.000 soufis qui considéraient leur chef comme un prophète, on

73
mnk, 102-103. ldrîs-Kurdakul, 42.
^ S u r les dates de rédaction du Behceiatievârih, éd. Atsiz, 40 et Imber-Ottoman Empire, 2.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 71

tua ceux qui, bien que reconnaissant qu'il ne faut adorer que Dieu, niaient
que M u h a m m a d fût l'Envoyé de Dieu. Ceux qui reconnaissaient
Muhammad comme Envoyé de Dieu ne furent pas exécutés mais remis en
liberté" 75 .

Le deuxième extrait est tiré du Tevârîh-i Âl-i'Osmân de §ikpa§azâde,


œuvre écrite en 1476 :

Tandis que Simavna Kadisioglu (Bedreddîn) venait à Iznik, Bôrkluce se


rendit au pays d'Aydin. Il parvint à Karaburun. Dans cette région, il agit
avec beaucoup d'hypocrisie et rallia un grand nombre de gens de la
province d'Aydin. Il ourdit mille espèces de plans. En bref, il se fit passer
pour un prophète. De son côté, Simavna Kadisioglu apprit que les affaires
de Bôrkliice suivaient un cours favorable : il s'enfuit alors d'tznik et
parvint chez îsfendiyâr Bey... Il était en parfait accord avec Bôrkliice.
Sultan Mehmed dépêcha ensemble, Bâyezîd Pacha et Murâd Khan, son
propre fils. Ils vinrent à Karaburun pour affronter Bôrkliice. Ils se livrèrent
une guerre sans merci. Des deux côtés, un grand nombre d'hommes furent
tués. Finalement, à la suite de cette lutte, ils taillèrent Bôrkliice en pièces.
Ils passèrent le pays au peigne fin et en extirpèrent ses partisans. Le
sultan donna la région en fief à ses serviteurs. Bâyezîd Pacha vint aussi à
Manisa. Il y trouva Torlak Hû Kemal et il le fit pendre avec un de ses
disciples 76 .

Les récits d'Oruç bey (vers 1500) et de Ne§rî (mort avant 1520) soni
pratiquement les mêmes, avec cependant quelques précisions supplémentaires :

Alors que Bedreddîn était kâdtasker, il avait un intendant (kethuda) qui était
son propre disciple. Allant à Karaburun, il y devint cheikh, provoqua des
troubles et par son hypocrisie, gagna à sa cause les gens d'Aydin. Il se
considérait comme un prophète, ce qu'à Dieu ne plaise !... Entre Bôrkliice
et le cheikh Bedreddîn, il y avait union complète... (le récit de la
campagne de Karaburun est identique à celui d'A§ikpa§azâde). Bâyezîd
Pacha vint ensuite à Manisa accompagné de Sultan Murâd. Apparut
ensuite de ce côté-là, un nommé Dorlak Hû Kemal. Lui aussi rassembla
beaucoup de disciples et de partisans. Ils étaient plus de 2.000. Eux
également perpétrèrent de graves désordres et se conduisirent comme des
hypocrites et des athées. Ils corrompirent la province d'Aydin et ses
environs. Des soldats envoyés contre eux les arrêtèrent et les pendirent.

Pour Ne§rî, c'est "...la plupart des gens du vilâyet d'Aydin qui se rallièrent (à
Bôrkliice). Il invita le peuple à rejoindre sa secte de hors-la-loi (ibâhat mezhebi)".
Le révolté de Manisa, quant à lui, est désigné par Ne§rî comme "...un torlak

75
BcAcef«7.-Atsiz, 60 : l'allusion au pays de Nushirevan au Khorassan renvoie aux contacts
iraniens de Bedreddîn et de son maître AhlStî, supra, nt. 34, 38 sqq.
76
Dale du Tevârih-i Âl-i Osman, O. Bayrak, Osmanli Tarihi Yazarlan, 54-55. Le passage sur
Bôrkliice est dans l'éd. Atsiz, 153.
72 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

appelé Hû Kemal, entouré de quelques centaines de torlak et defaktr (a§ak) qui


créent toutes sortes de désordres, transformant la région en champ de bataille" 77 .

Même son de cloche chez tdrîs Bitlîsî, dans son H as ht bihisht, écrit en
persan sur l'ordre de Bajazet II et terminé en 1513 :

Le célèbre Kaadi Bedriiddin Mahmûd... conformément à la coutume des


cheikhs, donna sa permission et sa bénédiction à l'un de ses mttrîd appelé
Mustafâ, et l'envoya en direction d'Aydm pour rassembler le peuple. Ce
dernier y organisa un traquenard soufi.. .opérant dans les lieux cachés et des
endroits secrets, il réussit en peu de temps à rassembler 10.000 miirid.

Mustafâ et Torlak Kemal se sont révoltés sur ordre de Bedreddîn pour convertir le
peuple. Tous les disciples du cheikh sont qualifiés par Idrîs du terme très
caractéristique de dâ'î, désignant à la fois un missionnaire et un agitateur
politique 78 .

Le dernier texte important à verser au dossier concernant Bôrkliice, est un


témoignage très circonstancié, probablement la description la plus fiable de la
révolte et des idées de Mustafâ : il émane d'un observateur non-musulman mais
bon connaisseur de ITonie et de l'archipel, le Grec Doukas, qui, depuis Lesbos où
il sert les Génois, écrit une Histoire qui se termine brusquement en 1462.

En ces jours-là. surgit d'entre les Turcs, un paysan ignorant, dans les
parages de la montagne qui se trouve à l'entrée du golfe d'Ionie, en face de
Chios, et qu'on appelle communément Stylarion. Cet homme prêchait
aux Turcs la pauvreté et leur enjoignait de mettre, excepté les femmes,
tout en commun : la nourriture, les vêtements, les troupeaux et les terres :
Moi, disait-il, je me sers de ta maison comme si elle était mienne, et toi,
de la mienne comme si elle était à toi, à l'exception des femmes. Abusant
les paysans par cette doctrine, il pratiqua une amitié trompeuse envers les
chrétiens : si un Turc, soutenait-il, dit que les chrétiens sont des impies,
c'est lui-même qui fait preuve d'impiété. Et tous ceux qui suivaient sa
manière de penser, quand ils rencontraient un chrétien, l'accueillaient avec
amitié et l'honoraient comme un envoyé de Dieu.

Lui-même, chaque jour, à Chios, ne cessait d'envoyer ses apôtres aux


dirigeants et aux hommes d'église, et il leur expliquait sa doctrine selon
laquelle il n'est de salut pour tous que dans un accord avec la foi des
chrétiens. Or, il se trouvait qu'en ce temps-là, habitait dans l'île, au
monastère appelé Tourloti, un vieil ermite crétois. Et le faux moine
envoya deux de ses apôtres, vêtus d'une simple tunique, tête nue, crâne

77
Dates des ouvrages d'Oniç et de Ne$n, Imber-Ottoman Empire, 2-3. Les extraits sont tirés de
Oniç, éd. Atsiz, 74-76 ; et de Nejrî, éd. Unat et KOymen, II, 545-547.
78
Date du hasht bihisht, Bayrak-Osmanh Yazarlari, 115. Le texte est dans Kuràakul-Bedreddîn,
42. Pour le terme dât, voir par exemple Laoast-Schismes, 32.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 73

rasé et les pieds sans sandales enveloppés d'un mauvais morceau de drap,
pour saluer l'ermite et lui déclarer : je suis ton compagnon d'ascèse et ce
Dieu que tu adores, moi aussi je me prosterne devant lui et je suis avec toi
pendant la nuit, lorsque, sans bruit, je traverse la mer à pied. Ainsi le vrai
moine, trompé par le faux, commença à rapporter sur ce dernier des choses
étranges : vaquant dans l'île de Samos, déclarait-il, lui aussi devint mon
compagnon d'ascèse, et maintenant, jour après jour, il fait la traversée et
converse avec moi. Et il ajoutait devant moi-même qui consignais ses
dires, d'autres faits extraordinaires.

Le gouverneur de Mehmed, qui était le fils de Sisman et qui avait pleine


autorité sur la province, marcha contre le faux moine, mais il ne put
franchir les défilés du Stylarion. Les Stylarioi, se rassemblant au nombre
de plus de 6.000, prirent position dans des endroits escarpés et
exterminèrent Sisman et ses troupes. Alors, les partisans de Bôrkliice
Mustafa (ITepKXiTCCas Moucrra/pUs) —tel était son nom—, leur
croyance dans le faux moine se fortifiant, le placèrent plus haut qu'un
prophète et proclamèrent qu'il ne fallait pas se couvrir la tête du bonnet de
feutre qu'ils appellent zerkiilah, mais vivre, couverts d'une simple tunique,
une existence sans abri, et s'associer aux chrétiens plutôt qu'aux Turcs.

Après ces événements, Mehmed ordonna au gouverneur de Lydie, Ali Bey,


de marcher contre les Stylarioi avec toutes les forces de Lydie et d'Ionie.
Les Stylarioi tenaient à nouveau les passes des défilés. Le gros de l'armée
ennemie s'y étant engagé, les paysans les massacrèrent tous, à l'exception
d'Ali Bey qui se sauva jusqu'à Magnésie avec un petit nombre d'hommes.

Apprenant ce drame, Mehmed envoya alors son propre fils Murad, un


enfant qui était dans sa douzième année, accompagné de Bayezid Pacha à la
tête de l'armée de Thrace. Renforcés par les troupes de Bithynie, de
Phrygie, de Lydie et d'Ionie, ils pénétrèrent en force dans ces régions
escarpées et fauchèrent sans merci tous ceux qui se trouvaient à leur
portée, vieillards, enfants, hommes: et femmes ; bref, ils égorgèrent tout le
monde sans considération d'âge jusqu'à ce qu'ils parvinssent dans la
montagne tenue par les derviches (MovoxlToives dit le texte). Ils
livrèrent alors bataille et l'armée de Murad subit de lourdes pertes mais les
rebelles se rendirent finalement avec le faux moine. On les enchaîna et on
les conduisit à Ephèse.

Là, ils firent subir au faux moine de grands supplices et constatèrent qu'il
restait imperturbable et ferme dans ses élucubrations. Alors, ils le
crucifièrent, le juchèrent sur un chameau, les mains écartées et clouées sur
des planches, et le promenèrent à travers la ville. Les disciples qui ne
voulaient pas renier l'enseignement de leur maître, furent égorgés sous ses
yeux. Ils ne disaient rien d'autre que «Dede Sultan eri§», c'est-à-dire
«viens, Seigneur Père» et recevaient la mort joyeusement.

Jusqu'à présent, la croyance est restée chez beaucoup de ses disciples qu'il
n'est pas mort mais qu'il vit toujours : Après ces événements, j'eus un
74 ISLAM M Y S T I Q U E ET RÉVOLUTION ARMÉE

entretien avec l'ascète dont j'ai déjà parlé. Comme je l'interrogeais sur les
croyances concernant Mustafa, il me dit que celui-ci n'était pas mort mais
qu'il était passé dans l'île de Samos et qu'il y vivait comme auparavant.
Quant à moi, je ne crois ni n'admets en aucune manière les illusions de
cet ermite.

Bayezid en compagnie du prince traversa ensuite l'Asie et la Lydie, livrant


à une mort atroce tous les moines turcs vivant dans la pauvreté, qu'il
rencontrait sur son chemin. H passa par la Phrygie et, traversant les
Détroits, il vint à Andrinople où il présenta à Mehmed son fils Murad,
vainqueur et couvert de trophées"79.

•...et leur interprétation

A la lecture de tous nos témoignages, se dégage un certain nombre de


concordances. L'ensemble des auteurs est d'accord sur le théâtre des activités de
Bôrkliice : notre homme est étroitement lié à l'Ionie/Aydineli et aux îles
égéennes voisines. Le Menâkibnâme qui n'est pas très généreux en
renseignements sur le peu reluisant disciple de son héros, précise cependant, on
s'en souvient, que Mustafâ a vécu dans le village de Nizâr au bord du Méandre. Sa
propagande fut menée, avec ou sans la bénédiction de Bedreddîn selon que l'on
accepte la version ottomane ou celle du Menâkibnâme, dans la province d'Aydin.
Il envoie sans cesse, des missionnaires à Chio. Il a vécu un certain temps à
Samos, Sa révolte est centrée sur le mont Stylarion dans la presqu'île de
Karaburun. Il est exécuté à Éphèse.

Autre point d'accord des sources : Bôrkliice est décrit comme un paysan
qui a beaucoup de succès en milieu rural et dont les partisans sont eux-mêmes des
paysans (dypobcovs) et des pauvres gens ( a j a k l a r , ôaovs iv dKvrincxjvuri
CtSvras). Leur révolte apparaît comme une jacquerie en même temps qu'une
insurrection religieuse (fetne-ye-molk-o-dîn, dit ldrîs). C'est de plus un illettré,
câhil pour les auteurs ottomans, lôtéTqs pour le Byzantin, vivant contraste avec
son cheikh toujours présenté comme un âlim réputé. Cette ignorance est
d'ailleurs bizarre pour quelqu'un ayant occupé la fonction en vue de kethiida d'un
haut fonctionnaire sultanien. Le mouvement insurrectionnel que Bôrkliice anime,
recrute essentiellement chez les mystiques les plus exaltés et les plus
marginaux ; ceux que Doukas appelle monochitônès ou "caloyers turcs"
représentent bien les torlak et autres "misérables soufis" ( b e d b a h t sufiler) des
chroniqueurs ottomans, catégorie de religieux qui forme le noyau dur de la révolte
et est systématiquement pourchassée et exterminée après la défaite par des

7
Sur Doukas, Ostrogorsky, Empire Byzantin, 491. Le texte est dans Bonn, 111-115. Le
supplice infligé à Bflrkliice, crucifixion et exposition sur un chameau est plusieurs fois attesté,
Massignon-Z'tmion, II, 165 ; Ibn Khaldûn, Le voyage d'occident et d'orient, 199 ; Postel,
République des Turcs, 125.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 75

vainqueurs qui semblent englober dans leurs mesures de rétorsion tous les
derviches sans distinction80.

La gravité de l'insurrection est soulignée par l'ensemble des auteurs. Elle


vient, en premier lieu, de l'importance numérique de ses artisans : à ce sujet les
chiffres varient, 4.000 stylarioi chez Shukrullâh, 6.000 pour Doukas et jusqu'à
10.000 selon Idrîs, sans compter les torlak de Kemal évalués à 2.000 par Oruç, à
quelques centaines par Ne§rî. Le succès momentané des insurgés s'explique aussi
par la presque simultanéité des deux révoltes d'Ionie, par l'éloignement du sultan
qui, après sa récente campagne en Karamanie et à Izmir entre le printemps et
l'automne 1415, pensait en avoir fini avec l'Anatolie. L'effet de surprise jouait au
profit des révoltés qui trouvaient en face d'eux des gouverneurs récemment
nommés en remplacement des potentats locaux, donc sans beaucoup d'expérience
de la région et sûrement peu soutenus par des populations locales très attachées à
leurs anciens maîtres : on verra l'enthousiasme du petit peuple de la région
dlzmir, lorsque Ciineyd récupérera la région en 1422. Un Bulgare comme Sisman
désigné, après la prise dlzmir en 1415, pour succéder au très populaire Cuneyd,
était mal armé pour mater une rébellion ausi importante, tout autant que le
gouverneur ottoman de Saruhan/Lydie, Alî Bey. Il fallut une troisième armée
composée des troupes rouméliotes et anatoliennes confondues soit une grosse
partie de l'armée ottomane pour venir à bout d'adversaires qui, pour être exaltés,
n'en étaient pas moins des combattants non professionnels, derviches et paysans.
On juge par là de l'affaiblissement temporaire où était tombée l'armée de Bajazet
la Foudre" si redoutée avant 1402. On réalise aussi la force mobilisatrice des
idées véhiculées par les disciples de Bedreddîn auprès de catégories socio-
religieuses que tout devait normalement séparer, chrétiens, paysans turcs et
derviches hétérodoxes81.

Tous nos textes sont évidemment d'accord pour présenter les idées en
question comme pernicieuses et leurs propagateurs comme de faux prophètes, de

80
Afo*, Nejif, 545 ; fukarâyi, Ibn Arabshah-Kurdakul, 32.
81
Sur la campagne anatolienne de Mehmed 1er en 1415, cf. Itvbet-Ottoman Empire, 78-79 : l'ordre
des opérations pose problème comme, d'une manière générale, l'enchaînement chronologique du
règne de Mehmed I". Kemâl n'est pas cité par Doukas, mais ce dernier dit que la répression
ottomane s'étendit à la Lydie, région où opérait le dit Kémâl. L'origine juive de Kemâl n'est
affirmée que par Lûtfi Pacha, dans Gôlpinarli-Bedreddîn, XXIV, qui l'appelle Torlak Yahûdî Kemâl,
les autres chroniqueurs le nommant Torlak Hû Kemâl ( ¿) ) par exemple Nejit, II,
544/15. L'interjection très courante de Yâ-Hi a pu interférer (i moins que ce ne soit la
conjonction Yâhût, «ou») et par le truchement de la forme Torlak Yâhû Kemâl, conduire au nom
très probablement erroné de Lûtfi, Torlak Yahûdî Kemâl. Sur les SiSman, cf. V. Laurent, R.E.B., 13
(1955), et I. Dujcev, R.E.B., 19 (1961) : le métropolite Joseph, futur patriarche de
Constantinople, de la famille royale de Bulgarie, fut évêque d'Ephèse de 1393 à 1416. Son demi-
frère, passé à l'islam le prince Alexandre "fut nanti d'un important gouvernement en Anatolie",
Laurent, 133 et nt. 6. Ce dernier auteur pense que ce fut grâce à l'intervention du prince que
l'évêque eut son siège. Vu les dates de nomination de Joseph (1393) et d'Alexandre (1415), il se
pourrait que ce soit le contraire, si du moins "le fils de SiSman" de Doukas, est bien Alexandre, le
fils du Tsar Jean SiSman III (1371-1393).
76 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

faux maîtres spirituels (</>evSa^ct), faisant les hypocrites (murai, ùiroûXuts)


pour s'attirer des partisans, travaillant en secret et surtout se démarquant
volontairement de l'islam orthodoxe dans leurs pratiques, leurs vêtements et leurs
articles de foi, Doukas étant le seul à préciser que cette attitude a, comme contre-
partie, un rapprochement avec les chrétiens bien que le refus, dont parle
Shukrullâh, de faire mention de la deuxième partie de la shahâda et de reconnaître
la mission de Muhammad, soit implicitement un ralliement aux positions des
autres monothéistes concurrents, chrétiens et juifs. L'idée est d'ailleurs une fort
ancienne accusation portée contre les zindîq, terme qui est lancé sans cesse dans
nos textes musulmans contre Bedreddîn et les siens : Suhrawardî d'Alep (mort en
1191) par exemple accusé de zandaqa, refuse, lui-aussi de réciter la deuxième
partie de la shahâda^.

Doukas témoigne donc de la prédilection de Borkliice pour les contacts


avec les chrétiens, y compris ceux qui ne sont pas sujets turcs. Nous serions en
droit d'en douter si nous n'avions le témoignage du Menâkibnâme qui, bien
évidemment, est indépendant de celui du Grec et qui situe dans la même île de
Chio, nous l'avons vu, des rapprochements similaires 83 : avec un traitement
ménageant dans les deux cas les susceptibilités confessionnelles —Borkliice est
fasciné par le christianisme pour Doukas, les moines chrétiens du Menâkibnâme
deviennent musulmans—, les mêmes sortes d'audacieux contacts inter-religieux
sont exposés dans les deux cas, concernant le même lieu et les mêmes milieux ;
on peut supposer avec vraisemblance que si Borkliice choisit Chio comme terrain
d'action, c'est à cause du passage de son maître dans cette île quelques années plus
tôt, du succès de ses idées et des disciples qu'il y avait peut-être laissés. Dans
cette hypothèse, le Menâkibnâme décrirait une première campagne "missionnaire"
à Chio vers 1405 à laquelle participa peut-être Borkliice, et Doukas parlerait d'une
deuxième vague d'apôtres mandatés ultérieurement par Mustafâ 84 .

En ce qui concerne le mystérieux séjour de Borkliice Mustafâ à Samos


dont seul Doukas parle, il existe plusieurs témoignages qui non seulement
pourraient expliquer la présence durable d'un Turc dans une île qui n'est pas à ce
moment sous domination musulmane, mais qui permettraient d'en fixer *la date :
l'ambassadeur castillan Clavijo qui passe à Samos en septembre 1403, signale
curieusement que l'île ".. .es poblada de Turcos", ce que confirme, une dizaine
d'années plus tard le Florentin Buondelmonti en en donnant la raison historique :
"un grand nombre de Turcs, écrit-il, poursuivis par Tamerlan cherchèrent refuge
dans l'île de Samos". Un rapport sur cette affaire, émanant de Pietro Zeno,
seigneur d'Andros, reçu à Candie en avril 1403, donne les précisions suivantes :

i2
Zandaqa, Massignon-ftusion, I, 429-433 ; Suhrawardî et la Shahâda, ibid., II, 434.
D'autres témoignages entre derviches et chrétiens dans Ocak-Baba Resul. 69, 82 nt. 8, 127.
84
S u r la chronologie, Kissling, 175-176.
V I E ET M O R T DU C H E I K H BEDREDDlN 77

A Samos, se sont enfuis les Turcs qui habitent le littoral des terres de
Palatia et d'Alto-Luogo. Ils s'y trouvent au nombre de huit à dix villages,
avec sept bateaux qu'ils ont tirés à terre. Lesquels Turcs nous sachant à
Chio, nous envoyèrent dire (...) qu'ayant confiance en nous, ils voulaient
nous obéir en tout et faire cause commune avec nous (...) Ils disaient
encore qu'ils voulaient envoyer une ambassade à Candie pour habiter et
occuper Samos pour le compte de Venise dont ils étaient prêts à hisser la
bannière. Le frère Domenego de Alemania est allé à Samos avec deux
galères pour s'arranger avec ces gens qui refusaient absolument de
s'entendre avec Timur®5.

C'est très probablement à cette époque et dans ces circonstances que


Bôrkliice, Turc d'Ionie, donc de la même région que les fugitifs de Palatia/Milet
et d'Alto-Luogo/Ephèse signalés par Zeno, séjourna à Samos où il dut rencontrer
le moine interrogé ultérieurement par Doukas à Chio : Il n'y a rien d'improbable
à ce qu'un ermite séjournant dans une île aussi exposée aux razzias continentales
que l'était Samos au début du XVe siècle, soit venu se réfugier à Chio, mieux
défendue, d'autant plus que les établissements monastiques des deux îles étaient
souvent étroitements liés : ainsi, le célèbre couvent de la Néa Moni de Chio
possède, à titre de dépendance, le monastère du Prophète Elie à Samos 86 .

Un autre lien, mentionné par Doukas, entre Mustafâ et Samos, est celui
exprimé par le mythe de la survie du mystique dans l'île ".. .où, selon l'ermite de
Tourloti, il habite à nouveau comme jadis" Peut-être peut-on, sous toutes
réserves, voir dans cette croyance des disciples de. Bôrkliice, une survie secrète des
idées du derviche dans l'île ou ailleurs, à la manière du mode de transmission
secret qui sera celui des idées ou des ouvrages de Bedreddîn, parmi les cercles très
fermés qui se réclameront de lui après sa mort 87 .

ai
Clavijo : "...e fucron otro dia par de una ysla grande ques Illamada Xamo, y es poblada de
Turcos", Historia del gran Tamerlan, Fo 6 V. Buondelmonli, éd. Legrand, 227. Rapport de Pietro
Zeno, Iorga, R.O.L. (1896), 267-268. Sur Domenico de Alemania, Smon-Papacy, 364 ; Lutrell,
«Aldobrando Baroncelli», O.C.P. 36 (1970), 281 et nt. 3. Le personnage est bien connu et au fait
des affaires turques : en 1394, il sert d'intermédiaire entre Antonio Giustiniani et le Suba§i
d'izmir, Balard-flomame génoise, 324. Après la bataille de Nicopolis (septembre 1396), il
intervient dans le rachat des prisonniers occidentaux, remettant au sultan une partie de la somme
exigée par les Turcs (".. .pour mectre en gaige à Baizat pour le premier paiement de la raenson"),
Swon-Papacy, 364. Tamerlan est à Ephèse pendant l'hiver 1402-1403, Zachariadou-7><ufe, 84 ;
Dennis, Variorum, XVII, 258.
86
S u r les razzias dans l'île de Samos et le repli sur Chio des habitants, cf. Marco Boschini,
L'Archipelago, 72 : "Di quest'isola (Samos) furono padroni li Signiori Giustiniani Genovesi, che
non potendola diffendere da Corsari, si risolssero d'abbandonarla, e passarsene a Sio all'hora
posseduta pur de Genovesi". St Elie de Samos, métochion de Néa Moni de Chio, Argenti, The
Religious Minorities of Chios, 68, nt. 2.
87
S u r la survie secrète des disciples et des idées bedreddîniens, remarquer le parallélisme des
témoignages de Nèjrî pour Bedreddîn et de Doucas pour Bôrkliice, Nejiî H, 547, et Doucas-flo/m,
114/21 ; cf. aussi la croyance supraconfessionnelle de ce Grec de Chio, Michel Massinos, qui,
bien que devenu musulman, estimait que "...chacun se sauve dans sa foi", Bennassar, Les
Chrétiens d'Allah, 437. La profession de foi du moine chrétien de Doucas concernant les
prouesses miraculeuses de son maître derviche rappelle celle du moine, disciple de Baba llyâs, qui
78 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

L'origine crétoise de l'ermite de Tourloti, fournit aussi une piste


intéressante sur le cheminement possible des idées de Borkliice dans l'archipel. La
présence, tout d'abord d'un Crétois sujet vénitien en territoire génois n'a rien
d'étonnant. Les archives génoises signalent assez fréquemment, à Chio, des
résidents d'origine crétoise. Si le moine crétois, d'autre part, est réellement
devenu un disciple de Borkliice, il ne dût pas manquer de répandre les idées de son
maître et, en particulier, celles remettant en cause les principes contemporains de
la propriété foncière, y compris peut-être en prêchant la révolte armée. Or,
précisément, un document vénitien pourrait bien étayer cette hypothèse. Ce texte
est contemporain de la prédication des apôtres de Borkliice Mustafâ à Chio et de
la révolte de Karaburun et il concerne la Crète, île d'origine du moine zélateur de
Borkliice :

23 septembre 1415. La tranquillité de la Crète est menacée par des


hommes de condition vile qui parcourent les districts de Candie, de
Rethimo et de Sitia, prêchant la révolte et enseignant que tous les vilains
sont libres. De telles paroles sont extrêmement dangereuses pour l'autorité
de la Seigneurie et les Sages aux Ordres proposent de renforcer la
surveillance, de faire espionner les meneurs et de les faire arrêter88.

Le milieu social décrit par ce document, est le même que celui où opère
Mustafâ : il s'agit de paysans, de "vilains", dypoÍKOt chez Doukas, homeni de
villissima condilio ici. Ces gens prêchent la révolte en milieu rural comme
Borkliice. Ils enseignent une idée "extrêmement dangereuse pour l'autorité de la
Seigneurie", selon laquelle les vilains sont libres, ce qui est effectivement
générateur de graves troubles sociaux. Borkliice lui-aussi prône indirectement la
liberté des serfs et des paysans pauvres en proposant une radicale répartition des
biens entre tous. Des deux côtés donc, revendications sociales et foncières d'un
milieu paysan qui est prêt à obtenir ce qu'il réclame par la force si nécessaire. Ce
sont des prédicateurs itinérants, comme le sont sur le continent les derviches de
Borkliice, qui répandent ces idées d'un bout à l'autre de la Crète.

Chez Doukas et dans le document vénitien, nous constatons donc un


synchronisme intéressant : mêmes dates, mêmes milieux sociaux, mêmes
revendications, mêmes méthodes de propagation. Reste à savoir si on peut
historiquement envisager l'hypothèse d'une infiltration des idées de Borkliice au
cœur même des possessions vénitiennes, somme toute, assez éloignées du théâtre
continental ou des îles génoises proches de l'Anatolie où opère le disciple de

raconte "l'ascension" céleste de son maître sur un cheval gris, Elvan Çelebi, Menâkibu'l-
Kudsiyye, 58-59. Pour expliquer le mode de vie et les activités de Borkliice à Samos, Doucas
utilise des verbes comme aùXiCofiai, "vivre en plein air", "camper" ; et oxokifa qui veut dire à la
fois "être inoccupé", "entretenir des relations amicales avec quelqu'un" et "tenir école", "faire des
cours et des conférences", Doucas 113/4 et 115/4.
Qfi
Les Crétois de Chio, Balard-TMïe, I, 237, 241, 268. Le document vénitien de septembre 1415,
Thiriet-SAia/, II, 139.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 79

Bedreddîn (le passage à Samos et à Chio est facile, en particulier depuis Enia,
comptoir génois sur le continent). Or, si l'on examine la question d'un peu près,
on constate que les échanges de populations sont fréquents, non seulement entre
la Crète et les îles génoises mais avec l'Anatolie continentale également : il y
beaucoup de Turcs en Crète, beaucoup trop au goût des autorités vénitiennes ; un
document de 1363 dit qu'on introduit un trop grand nombre d'esclaves turcs dans
l'île ; des Crétois viennent acheter des esclaves turcs à Chio, directement ou par
l'intermédiaire de leurs compatriotes installés en nombre dans la grande île
génoise où l'on vend des captifs en provenance de Phocée ou d'ailleurs. Samos
aussi est un marché aux esclaves réputé. Les prisonniers turcs de Crète ont
souvent le désir de se fixer à demeure dans l'île : un document de 1418 l'atteste et
précise que ces Turcs ont réussi à faire venir leurs femmes d'Anatolie. Une partie
des Turcs qui ont fui à Samos devant Tamerlan en 1403, se déclarent prêts à venir
s'installer de leur plein gré dans les possessions de la Sérénissime. Ces Turcs
résidents finissent par bien connaître la Crète ce qui peut devenir un danger pour
Venise, d'autant plus, qu'à côté des captifs, figurent des mercenaires turcs armés,
comme ceux engagés contre la révolte crétoise de 1365. On peut donc sans
invraisemblance supposer que ces Turcs, présents en Crète à divers titres,
pouvaient sans difficulté propager des idées sur la propriété et le statut des
paysans dont le caractère radicalement réformiste avait quelque chance de trouver
un écho favorable dans les couches les plus défavorisées de la population, sans
parler de possibles disciples chrétiens aussi zélés que l'ermite de Tourloti qui
n'hésitait pas à développer abondamment ses convictions même devant un
auditeur aussi sceptique que Doukas89. En analysant ce que l'on peut reconstituer
du système idéologique de Bedreddîn, il ne faut jamais perdre de vue que les idées
"collectivistes" qu'on lui attribue, sont, en fait, imputées au seul Bôrkliice, et
uniquement dans le texte de Doukas (sans préjuger de découvertes ultérieures dans
les œuvres inédites du cheikh de Samavna). Les sources ottomanes, pourtant
riches en termes d'hérésiologie, ne parlent jamais, comme certains auteurs turcs
modernes, d'iftirakçilik (collectivisme), à propos du cheikh et de son principal
disciple, ni d'aucune notion semblable. L'idée de partager les biens entre tous,
attribuée à Bôrkliice par Doukas n'est cependant pas, sans remonter jusqu'aux
qarmates, totalement inconnue, en mondes musulman et byzantin, si l'on songe,
dans un autre contexte, aux théories, signalées par Pachymère, du moine Nil et de
Jean Tarchianotès, ou à celles de Gémiste Pléthon sur le sujet. Quant au caractère
"christianisant" ou isâwî de Bôrkliice, il est marqué non seulement par les
miracles "christiques" qu'il accomplit (la marche sur les eaux à rapprocher de la
tempête apaisée par Bedreddîn), non seulement par sa mort sur une croix (à

Sur Enia ou Ania, cf. Raiard-Romanie, 165, 591, 850, 859. Esclaves turcs en Crète, Thiriet-
Sénat, 1, 106. Esclaves turcs achetés à Chio par des Crétois, Balard-rA£se, I, 267-268. Samos
marché aux esclaves, Zachariadou-Trode, 81 m. 357. Turcs fixés en Crète rejoints par leurs
familles, Thiriet-i/naf, II, 164. Les prisonniers turcs de Crète connaissaient bien V'ite, ibid.,
161. Réfugiés turcs de Samos qui, en 1403, envoient une ambassade k Candie, "...per habitar et
tegnir quella ysola ad honor et comando de la Signoria vostra et levar la insegna de la Signoria
vostra", Iorga, R.O.L. (1896), 267.
80 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

rapprocher aussi de la marche au gibet de Bedreddîn), mais par une volonté


délibérée de se rapprocher, en toute occasion, des chrétiens, priant comme
l'ermite, avec des attitudes d'oraison identiques, raka musulmane et proskynèse
chrétienne. Mais il va plus loin et, en affirmant l'unité profonde des deux cultes
qui sont voués au même Dieu et leur convergence nécessaire pour obtenir le
salut, il fait, publiquement et en privé, profession ouverte de sa conviction
supraconfessionnelle. Il le fait, selon les procédés volontairement scandaleux et
anti-conformistes de la malâmatîyya, dans un rejet radical des formes extérieures
de rattachement à l'islam (refus de porter le bonnet des derviches et même rejet de
l'affirmation du caractère prophétique de Muhammad), et ses actes ou ses idées,
comme ceux de son maître Bedreddîn sont qualifiés par les sources musulmanes
et chrétiennes, confondues dans une même réprobation, d'élucubrations
(favraola), d'actes étranges (garâib nesneler, dÀÀÔKOra), de choses étonnantes
ou invraisemblables (acayip, répara).

On voit ainsi que les idées sociales et religieuses du principal miirîd du


cheikh de Samavna, dans la mesure où elles sont explicitement décrites par
Doukas —beaucoup plus que par les sources ottomanes souvent vagues dans
leurs accusations doctrinales et dans les termes qu'ils utilisent, dînsiz, miiraî,
zindîq etc...— sont très précieuses pour tenter de démêler, par analogie, le
système de pensée bedreddînien, qui, lui, apparaît beaucoup moins clairement,
peut être parce que les idées du disciple dépassaient en radicalisme celles du
maître, mais surtout à cause de l'absence d'une étude systématique de l'ensemble
de l'œuvre du Cheikh de Samavna, restée en grande partie inédite, et qui, seule,
permettrait de se faire une idée juste de sa doctrine 90 .

B) L'insurrection rouméliote ou la révolte du Maître : La première vague

Après son départ d'tznik, d'une manière très symptomatique, Bedreddîn se


tourne vers ses alliés naturels qui furent ceux de Mûsâ, qui sont ceux de Düzme
Mustafâ et de Ciineyd, les émirs anatoliens anti-ottomans, Isfendiyâr en
particulier et les princes balkaniques, Mircéa de Valachie en tête. Il y a là plus

W/ftiratfihK cf. Kurdakul-Bedreddîn, 134 sqq. Qarmates et collectivisation des terres, C. Yener-
Vâridâl. 37 ; cf. aussi Pir Sultan Abdal : "Pîr Sultan Abdal sait qu'en ce monde-ci nul ne peut
déclarer : ceci est à moi". N. Arzik, Anthologie..., 55. Pléthon, Jean Tarchaniotès, Masai-
Pléthon. 94 nt. 1. Sur Nil, Pachymère, éd. Failier, 288. Marche sur les eaux des saints isâwî,
Chodkiewicz-Sceau, 101. La marche sur les eau* accomplie par Borkliice, Doucas, 113/1, est à
rapprocher de celle du populaire San Saltuk, qui va visiter l'higoumène de St Naum en traversant à
pied le lac d'Ochrid, Hasluck-CAnjiiami>, II, 583. Garâib nesneler, Ne^ri, H, 547. Les termes
utilisés dans les textes ottomans et dans Doucas pour désigner le mouvement de BôrkIUce, sont
très proches : les "apôtres" (diroonMot) de Doucas sont les dât d'idiîs de Bitlis-Kuidakul, 42 ; le
mot répara est à rapprocher de ce qui est un genre littéraire ottoman, les Acayip ou
récits merveilleux, Yétesimos-Fondaiion, 99. La phrase conservée en turc dans Doucas (Dede
Sultan erig) a-t-elle un rapport avec la formule araméenne Marana tha, "Seigneur viens", de 1 Cor
16, 22 ?
V I E ET M O R T DU C H E I K H BEDREDDÎN 81

qu'une analogie d'itinéraire. Avant la reprise en jnain de l'État par Mehmed Ier,
pendant une quinzaine d'années les voies de l'opposition à la réunification
ottomane passeront par Sinope et la Valachie. À l'époque où il luttait contre son
frère Soliman, Mûsâ s'était réfugié à Sinope d'où il était passé en Valachie,
Mircéa lui ayant donné pleine liberté de mouvement dans ses domaines pour
préparer la campagne finale contre Soliman (1409). Depuis Sinope aussi
s'organise la révolte de Diizme Mustafâ en 1415, d'où le prétendant passe en
Valachie. Doukas précise que les partisans de Mûsâ sont les Turcs du Danube.
C'est également dans cette région que Dttzme et Ciineyd recrutent leurs troupes
qui leur permettent de piller la Bulgarie avec l'aide de Mircéa91.

Bedreddîn arrive à la cour d'isfendiyâr, l'un, des émirs anatoliens qu'il


n'avait pas visité lors de son retour d'Égypte, à la fin du mois de juillet 1416. Ibn
Arabshâh confirme la présence du cheikh chez les Candaroglu à ce moment :

Je vis en 819 (1416-17), le cheikh Bedreddîn auprès d'isfendiyâr bin Abû


Yazîd, et j'eus une dicussion savante avec lui. Je constatai que c'était un
génie, surtout en jurisprudence. Lorsqu'après ses études, il retourna dans
son pays il fut entouré de juristes et de derviches (fukahâ et fukarâ). Le
peuple vint de loin pour lui rendre visite et lui faire des cadeaux. Il eut un
vaste entourage et succomba à l'envie d'être sultán. Il se révolta contre le
sultan d'alors Abû al-Fath Mehmed bin Abû-Yazîd al-Kiriscî.

La nuit de l'arrivée de Bedreddîn. relate le Menâkibnâme, Isfendiyâr a un fils à qui


le cheikh fait goûter une datte qu'il a mâchée et lui donne le nom d'ismâîl, motif
fréquent de transmission spirituelle par l'eau que l'on trouve aussi dans la Geste
d'Haci Bektâ§92

Suit, dans le Menâkibnâme, un passage peu clair où Isfendiyâr déconseille


à Bedreddîn d'aller chez le timuride Shâhruh, lui propose une mission d'ambassade
en Crimée chez les Tartares pour se débarasser de lui, par peur de Mehmed Ier,
"...homme au cœur dur (kalbi açilmaz anun), qui se méfie d'isfendiyâr" (à juste
titre d'ailleurs, car ce dernier s'allie systématiquement à tous ses ennemis)93.

Bedreddîn accepte sans enthousiasme et s'embarque sur un bateau qui est


finalement dérouté vers la Valachie, où le capitaine l'abandonne sur le rivage.
Mal lui en prend, car, d'après le témoignage même du capitaine à l'auteur du

91
MÛsâ et Diizme à Sinope et en Valachie, Hisl. de l'emp. oit., éd. Mantran, 60-61, 63-64. Mûsâ
et les Turcs du Danube, Doucas, 88. Diizme et Mircéa en Bulgarie, Krekrit-Duàrovnik, 266.
92
Sur Isfendiyâr, Y. Yiicel, Çoban-Ogullan, Candar-Ogullari, 83 sqq. Bedreddîn chez Isfendiyâr,
ibid., 94. Ibn Arabsh&h et Bedreddîn, Dinàai-Wâridât, 34-3S. Bedreddîn et le fils d'isfendiyâr,
mnk, ¡03. Transmission spirituelle par l'eau, le souffle, le sang..., Cuinet, Turquie d'Asie. I, 342 ;
cf. aussi C. Bardakçi, Alevilik, passim ; et même, transmission par un bol de soupe ! Belîg,
Gûldeste, 16-17.
93
mn/t, 104-105.
82 ISLAM MYSTIQUE ET RÉVOLUTION ARMÉE

Menâkibnâme lorsque, plus tard, il fut devenu disciple de Bedreddîn, le bateau est
pris par des chrétiens. Ici se place le récit de la carrière ultérieure du capitaine.
Prisonnier, il voit le cheikh en rêve qui le console et lui annonce sa libération
prochaine. Suit la description d'un phénomène de transmission de pensée qui met
à nouveau des prêtres chrétiens en contact avec Bedreddîn. Ces prêtres voient en
rêve le cheikh qui est accompagné de Jésus, et obtiennent par un prône en chaire,
la libération du captif qui est expédié, comme par hasard, dans trois régions
particulièrement perméables aux idées du cheikh : à Chio, tout d'abord, à îzmir
ensuite, le fief de Ciineyd, où il rencontre Hafiz Halîl, à Serrés enfin, lieu de
l'exécution du cheikh, devenu un centre sacré pour ses disciples. C'est dans cette
dernière ville que l'ancien capitaine se fait derviche sous la direction des deux
oncles d'Hâfiz Halîl. Ce passage qui paraît une digression est, en fait,
extrêmement riche en localisations ; il nous fournit à mi-mots la liste des grands
centres bedreddîniens à l'époque où Hâfiz Halîl écrit le Menâkibnâme, sous le
règne de Mehmed II94.

Abandonné sur le littoral valaque, le cheikh est, comme à Chio, bien


accueilli par la population chrétienne locale ".. .qui le reconnaît comme un grand
homme (}ân-i serif)" et le conduit en ville où séjourne un ancien partisan de
Mûsa qui avait été haut fonctionnaire en même temps que Bedreddîn et qui avait
fui en Valachie après la chute de Mûsâ, nouvel exemple de l'appui que la
Valachie apportait aux partisans de Mûsâ. Les chroniqueurs Solakzâde et Sadeddîn
parlent de liens étroits entre Mircéa et Bedreddîn sur lesquels Hâfiz Halîl. toujours
soucieux de blanchir la mémoire de son grand-père, ne souffle mot. Renonçant à
partir en Crimée à cause de la situation de guerre qui règne entre Valaques et
Moldaves, Bedreddîn décide de rentrer à Edirne, quoiqu'il puisse advenir d'une telle
décision95.

Alors que les chroniqueurs ottomans parlent, à partir de ce moment d'une


révolte en règle, appelée dans les annales turques hurûc-i tbn Kadi Simavne,
révolte organisée depuis les régions danubiennes (le Deliorman en particulier) par
Bedreddîn pour conquérir le trône, le Menâkibnâme, non content de passer sous
silence toute action militaire, nous présente de plus la marche de Bedreddîn vers
Edirne comme un simple désir d'aller présenter au sultan un nouveau livre qu'il
vient d'écrire, le Nûrti'l-kulûb (ouvrage, précisât-il, secret et non divulgué par ses
disciples, ce qui donne une indication sur le processus clandestin de diffusion
ultérieure de l'œuvre bedreddînienne) en insistant sur l'aspect volontairement
sacrificiel de cette démarche du mystique qui va vers le sultan ".. .comme le gibier
va au chasseur quand son temps est venu", (sayda ecel irse sayyâde giderj.
Spontanément les masses se rassemblent pour l'acclamer. Au Deliorman comme
à Zagora, on lui fait des cadeaux, on lui demande conseil. Puis les foules se

94
mnk, 107-109.
95
L'ancien partisan de Mûsâ est Azap Bey qui avait été emir âlem à la cour d'Edirne, Kissling, 168
nt. l.etOruç, 68, 72, 79 Mircéa et Bedreddîn, Sadeddîn, II, 111 ; Solakzâde, I, 183 ; mnk, 110.
V I E ET M O R T DU C H E I K H BEDREDDÎN 83

dispersent. D'une manière voulue ou non par l'auteur, le récit des derniers jours
du cheikh avant sa capture, fait bien entendu penser au Christ marchant vers
Jérusalem et au triomphe des Rameaux ; son prototype musulman est Hallâj, lui
que la Geste nomme le "Mansflr de Rûm" (Mansûr-i Rûm)96. Dans ces territoires
du bas-Danube et de la Bulgarie où les anciens partisans de Mûsâ se mêlent aux
gagaouz chrétiens de Dobrudja, aux descendants d'izzeddîn Kaykâûs, ancêtre
présumé de Bedreddîn, signalés à Silistre, Varna, comme ils le sont aussi à
Edirne et à Serrés, le cheikh est d'autant mieux reçu qu'il a laissé un excellent
souvenir dans la région depuis le temps où il était juge de l'armée. Cette
précision de la Geste confirme l'action militante de Bedreddîn dans les Balkans
entre 1411 et 1413, où il avait su gagner de chauds partisans, dans une zone qui
devait rester un centre bedreddînien encore actif au XVIIe siècle. Le biographe du
soufi parle en particulier d'un village de bedreddinî appelé Dûgalar 97 .

Le succès populaire de Bedreddîn en Bulgarie est, toujours selon Hâfiz


Halîl, mal interprêté par Mehmed Ier, qui prend la progression du cheikh et de ses
amis vers Edirne pour un complot, sans personne dans son entourage pour le
détromper. L'écrivain en profite pour critiquer les courtisans de Mehmed Ier, qui
sont remplis "de haine et de jalousie" (hikd u hased). "Sans de tels bandits, on
n'aurait p a s tué les p r o p h è t e s " (olmayaydi e$kiyâ, katlolmayaydi enbiyâ). Hâfiz
Halîl peut difficilement s'en prendre trop directement au grand-père du sultan
régnant à son époque. Il ne ménage pas, par contre, son entourage, Bâyezîd Pacha
et Fahreddîn le Persan, ennemis acharnés de Bedreddîn et de ses disciples :
Fahreddîn gardera, sa vie durant, une solide réputation de pourfendeur d'hérétiques.
Quant à Bâyezîd Pacha, favori de Mehmed Ier qu'il a sauvé dans sa jeunesse, il
représente le clan des kapikullari, soucieux de préserver leur influence sur le
souverain et toujours sourcilleux à l'égard de toute forte personnalité pouvant
porter ombrage à leur crédit 98 .

La riposte brutale de Mehmed Çelebi pour écraser dans l'œuf le


mouvement bedreddînen vient enfin du fait que le sultan se trouvait soudain pris
entre deux révoltés (iki miifsid, dit précisément le texte). Ici l'allusion est à
nouveau très ténue pour un événement qui ne l'est pas et qui doit être mis en
rapport étroit avec l'insurrection de Bedreddîn : il s'agit de la révolte de Diizme
Mustafa que Hâfiz Halîl dissocie si bien de celle de Bedreddîn, que l'on a rarement
pensé à une collusion pourtant probable entre deux mouvements que tout unit,
région, dates, acteurs, chefs et partisans. L'erreur chronologique commise par les
chroniqueurs ottomans qui placent la révolte de Bedreddîn à la fin du règne de

Hurûc-i Ibn-i Kadi Simavne, par exemple Ne§ri, H, 543. Bedreddîn en Bulgarie, mnk, 110-111.
Mansûr de Rûm, ibid, 82.
97
Sur les Gagaouz, EJ. ; sur les descendants d'izzeddîn Kay-K&Ûs, les articles déjà cités de Wkiet
et de Zachariadou, supra nt. 66. Sur le village de Dugalar pris d'Eski Zagra, Kissling, 168 nt. 7.
^L'entourage de Mehmed I er selon le mnk, 112. Sur Bâyezîd Pacha et Fahreddîn le Persan, infra
nt. 107.
84 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Mehmed 1 er et celle de Diizme, seulement sous Murâd II, a largement contribué à


dissocier deux événements qui ne doivent probablement pas l'être.

Il convient donc de s'arrêter quelque peu sur la chevauchée de Diizme à


travers la Thrace et la Macédoine non seulement parce que le lieutenant du
prétendant est l'inévitable Ciineyd, disciple probable de Bedreddîn, mais aussi
parce que l'épilogue de l'expédition du prétendant a précédé de peu l'écrasement et
la mort de Bedreddîn : les deux révoltes se situent en effet dans un laps de temps
très ramassé, soit entre l'apparition de Diizme en Bulgarie en octobre 1416 et la
mort de Bedreddîn le 18 décembre de la même année".

C) L'insurrection rouméliote ou la révolte du prétendant : la deuxième vague

Nous ne discuterons pas ici de l'authenticité des prétentions de Diizme


Mustafâ au trône de Bajazet. Le prétendant est considéré comme un usurpateur par
les sources ottomanes tandis que les auteurs chrétiens le présentent en général
comme le fils véritable de Yildirim. Nous nous attacherons uniquement ici aux
rapports qui lient le mouvement du prétendant et celui du cheikh de Samavna.
Les alliés naturels de Diizme Mustafâ et son itinéraire sont, nous l'avons signalé,
les mêmes que ceux de Bedreddîn. Entre 1415 et 1416, il est à la cour d'isfendiyâr
et à Sinope. On le signale ensuite en Valachie où il s'allie officiellement avec
Mircéa. A partir de ce pays, il va opérer principalement en Bulgarie avec l'appui
des Valaques et de Ciineyd. Ce dernier, nommé bon gré mal gré gouverneur
ottoman de Nicopolis sur le Danube, n'attendait qu'une occasion d'entrer en
révolte contre Mehmed Ier qui lui avait confisqué son patrimoine smyrniote. Les
deux aventuriers pillent la Bulgarie où ils sont en octobre 1416, appuyés par les
soldats de Mircéa et des capitaines turcs anti-ottomans 100 .

Apprenant cela, Mehmed, retour d'Asie à Edirne, passe selon Doukas, de


Thrace en Macédoine. Il installe son quartier général à Serrés, pour en finir avec
Diizme et Cuneyd, et aussi selon plusieurs sources pour conquérir la grande
métropole de Macédoine, Thessalonique. Il intercepte ses deux adversaires qui
".. .allaient en Thessalie avec des troupes turques et valaques". Diizme et Ciineyd
se réfugient de justesse dans Thessalonique, où ils obtiennent la protection du

mufsid. mnk, 111/1705. Les dates de la révolte de Bedreddîn selon les sources ottomanes :
820/1417-18 pour lbn Arabshâh-Kurdakul, 33, et Oruç Bey, 77 ; 822 ou 823, soit 1419-20 ou
1420-21, pour la majorité des autres sources, par exemple Nejrî, II, S37-S43 ; Sadeddîn, II, 179.
Miineccimba$i, 1, 189-190 ; Dani$mend-KronWo/ïj/, 179. La révolte de Diizme sous Murâd II,
ibid., 184-187. Apparition de Diizme en Bulgarie selon un document ragusain du 12 octobre
1416, Kickiit-Dubrovnik, 266. Mort de Bedreddîn, "un vendredi 27 du mois de ¡¡evval", ce qui
correspond au 18 décembre 1416, mnk, 133 ; Kissling, 174 et nt. 1.
,00
En
juin 1415, Mustafâ est dans la région de Trébizonde, Krekrié, 264 ; fin août de la même
année, il est signalé en Valachie, Gelcich et Thalloczy, Diplomatarium, 251 ; en octobre, il pille
la Bulgarie, avec l'aide des Valaques et de Ciineyd, Krekrié, 266. Chalcocondyle, éd. Darko, 1,
190,191.
V I E ET M O R T DU C H E I K H BEDREDDÎN 85

gouverneur et de l'empereur, tandis que le sultan assiège la ville (automne 1416).


Diizme avait probablement fait un pacte avec l'empereur byzantin dès l'été 1415,
et même à l'époque de Mûsâ selon Doukas. L'historien grec précise que c'est
Manuel lui-même qui avait alors fait courir le bruit, pour contrecarrer Mûsâ, que
l'imposteur était le fils de Yildmm' 01 .

Pendant que Mehmed I er assiège Thessalonique, il apprend, selon le


Menâkibnâme que confirme le chroniqueur Solakzlde, une nouvelle providentielle
pour les assiégés et très inquiétante pour lui : la révolte de Bedreddîn sur ses
arrières, en Bulgarie, zone en pleine ébullition après le passage de Diizme ; il
lève alors le siège de la place, pour se tourner contre Bedreddîn102.

On ne peut que penser, devant un tel synchronisme, qu'il s'agit de la


même révolte qui se déroule en deux vagues ; la première tentative pour contrer
les Ottomans en Roumélie ayant échoué, une deuxième action est tentée par les
partisans de Bedreddîn qui cherchent en même temps à dégager leurs alliés bloqués
dans Thessalonique. Mais c'est compter sans la rapidité de réaction de Mehmed
qui lève le siège de la ville, contre une vague promesse que l'empereur
neutralisera sa vie durant Cùneyd et Diizme. Puis, il se porte contre Bedreddîn à
la fin de l'automne 1416 103 .

D) La défaite et la mon de Bedreddîn

Toujours dans son désir de présenter son aïeul comme une victime des
circonstances et non comme le chef d'une insurrection armée ce qui est la version
officielle de la chronographie ottomane, Hâfiz Halîl décrit l'ultime phase de la
carrière de Bedreddîn comme une immolation quasi-volontaire du cheikh, sans que
la violence intervienne à aucun moment. Mehmed Ier envoie secrètement son
kapictbaft, avec 200 hommes déguisés, pour s'emparer de Bedreddîn. Celui-ci, à
leur arrivée, est en train de prier. En bon astrologue, il déchiffre dans le ciel son
destin fatal. Les personnes qui l'entourent s'étonnent de voir son visage ruisseler
de sueur ; il leur répond que son heure est venue et qu'elle doit s'accomplir.

Mehmed Ier en Macédoine, Doucas, Bonn, 117-121. Pacte entre Manuel 11 et Diizme, Dolger-
Regesten, 101-102. Manuel II a suscité volontairement l'imposteur Diizme, Doucas, Bonn, 146.
Sur un autre MustafS qui apparaît à Thessalonique entre 1423 et 1429 et se prétend fils de Bajazet,
cf. Sym<?i)n-Balfour, 146 nt. 130, 181 nt. 199, 187 nt. 213, 182-187. Sur une mosquée et un
quartier du nom de Diizme MustafS i Salonique au XVIe, Dimitriadis, Tonoypafla, 281.
102
mflJt 116 : SolakzSde, I, 184. Quelques années plus tard on fêtait & Thessalonique, le mercredi
de la mi-Carême, par une cérémonie particulière, la délivrance de la ville à la suite d'une récente
attaque turque, qui peut bien avoir été celle de Mehmed Ier en 1416, Janin-Grands Centres, 369.
scénario combine les éléments fournis par Doucas, 117-121 ; mnk, 116 ; et Sphrantzés,
Bonn, 109 qui dit que Diizme était assiégé dans Thessalonique "par l'émir son frère", à l'automne
1416, ce qui est confirmé par une nouvelle parvenue à Raguse en décembre 1416, selon laquelle
"...le sultan est occupé dans le voisinage de Thessalonique à assiéger son frère qui était
[auparavant] en Valachie", Krékrié, 266.
86 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Alors, surgit de toute part la troupe venue pour l'appréhender. Le cheikh salue
très poliment les arrivants et leur demande qui ils sont. On lui répond qu'il est en
état d'arrestation ; certains commencent à le tourmenter, d'autres réalisant son
innocence regrettent de devoir le conduire au sultan. On se met cependant en route
pour Serrés. Pendant le trajet, le cheikh s'effondre sept fois. Il est finalement
incarcéré en attendant d'être jugé.

L'ensemble du passage, c o m m e on le voit, a une coloration fortement


christique, rappelant certains épisodes évangéliques de Gethsémani au calvaire.
Toutes les hypothèses peuvent être évoquées à ce sujet et on peut se demander,
sous toute réserve, si le Menâkibnâme, diffusé dans une zone balkanique de
sensibilité largement chrétienne, n'accentue pas volontairement le caractère isawî
du cheikh de Samavna pour consolider les convictions de lecteurs dont certains
doivent être d'anciens chrétiens.

Suivent les griefs qui vont provoquer la condamnation du soufi. On lui


reproche d'avoir prétendu à la dignité de prophète. Les intrigues de Bôrkliice et de
Torlak Kemal "...qui mentaient et trompaient le peuple", selon l'expression de
Hâfiz Halîl, lui sont également imputées. Dans ce passage de la Geste, le
biographe du cheikh, dissocie explicitement Bedreddîn des deux révoltes d'Ionie.
Puis, l'auteur explique pourquoi Mehmed I er était mal disposé à l'égard de
l'inculpé : il redoutait de voir l'État disparaître sous les coups de Bedreddîn et de
ses partisans dont il craignait la multitude, bien qu'appréciant par ailleurs les
grandes qualités du cheikh. C'est pour avoir eu un trop grand nombre d'amis que
le cheikh fut suspecté par le souverain. Il y avait de plus une cabale contre
Bedreddîn dans l'entourage de Mehmed Ier : on jalousait son talent en droit et en
mystique. Il fut accusé d'avoir aspiré au sultanat, grief que Mehmed ne pouvait
absolument pas, selon tdrîs et A§ikpa§azâde, pardonner au cheikh' 0 4 .

Il y a finalement une confrontation directe entre le sultan et son


prisonnier : le souverain s'étonne de la pâleur du cheikh, à quoi ce dernier rétorque
que "...le soleil pâlit toujours à son coucher", image classique que l'on retrouve
dans la poésie mystique de Mevlânâ jusqu'à Nesîmî : ce dernier, pendant son
supplice à Alep, utilise la même réplique : "si tu es Dieu, lui demande-t-on,
pourquoi deviens-tu pâle quand coule ton sang ?" ; et le poète de répondre : "Je
suis le soleil de l'Amour qui se lève à l'horizon de l'éternité. Au coucher, le soleil
est toujours pâle". Il y a peut-être là plus qu'une ressemblance littéraire, le

® Arrestation, marche sur Serrés et emprisonnement, mnk. 113-116 ; les griefs, 117-118 ;
revendication du sultanat selon Â;ikpa;azâde, 1S3 : "Çimden geril padigahlik beniimdur" ; et
selon Idrîs-Kurdakul, 43. On lui reproche aussi d'être de connivence avec les Turcomans de
Kazova près d'Amasya, région bien connue pour sa turbulence depuis la révolte des Bâb&i. D'après
le mnk, 117, un nommé Ayiloglu y a soulevé les tribus au moment de l'affaire Bedreddîn, ce qui le
fait soupçonner d'£tre un complice du cheikh de Samavna. Sur Kazova, MéUkoff-Dâni}mend, 149-
151 ; Ibn Bîbî, éd. Gençosman, 263, 298, 299.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 87

biographe du cheikh établissant, dans des termes voilés (procédé qui lui est
familier), un lien mystique entre le martyr hurûfî et le cheikh de Samavna 105 .

Viennent ensuite deux jours de débat contradictoire avec le mollâ persan


Haydar Haravî "récemment venu d'Iran", qui, selon la Geste, doit s'avouer battu et
déclare Bedreddîn innocent, ce qui est en complète contradiction avec les autres
sources relatant le procès : selon Idris,

...l'assemblée des uletnâ harangua le Kaadi Bedreddîn : comment ayant


écrit des œuvres notoires et étant renommé dans la science de la Shari'a,
as-tu, obéissant à Satan, abandonné la vraie voie de la Shari'a ? Comment
as-tu pu trouver juste d'organiser une conspiration de zindîq et d'athées
parmi les musulmans ? Comment as-tu pu provoquer ce vaste complot et
les troubles civils et religieux qui l'ont accompagné ? Comment enfin
t'es-tu révolté contre le Sultan des musulmans ? Maintenant c'est toi-
même qui vas proclamer ton propre châtiment pour ta conduite
inadmissible.

Ibn Arabshâh ajoute que Bedreddîn signa lui-même sa condamnation à mort, à la


suite de la fetvâ prononcée sous la pression du sultan par Haravî, verdict selon
lequel il était licite d'exécuter l'accusé mais on ne pouvait confisquer ses biens,
"kani helâldir ama mali haramdir", d'après les termes exacts de la condamnation,
tels que les rapporte, entre autres, Â$ikpa$azâde106.

Pour Hâfiz Halîl, la responsabilité de la sentence revient moins à Haydar


Haravî qu'aux deux mortels ennemis de l'accusé, le premier vizir Bâyezîd Pacha et
Fahreddîn le Persan, précepteur du prince, futur pourfendeur à'hurûfî sous Murâd
II. La nuit précédant l'exécution, le Prophète et Abû Hanîfa apparaissent en rêve
au condamné et bénissent son Vâridât, confirmation ultime, pour l'auteur du
Menâkibnâme, de l'orthodoxie du cheikh et de son œuvre. Bedreddîn est pendu,
sur la place du marché de Serrés, le 18 décembre 1416. Son corps est exposé un
jour et une nuit, puis enterré par ses disciples. "Le sultan, raconte Idris, accorda
la totalité de ses biens à ses fils ; il fit mourir ceux de ses disciples qui étaient
connus comme zindîq et fit renouveler la profession de foi à ceux qui étaient
disposés à rentrer dans le droit chemin" 107 .

"•^La confrontation entre Mehmed Ier et Bedreddîn, m/ifc 119-120. Sur l'image du soleil qui pâlit
à son coucher, cf. Nesîmî, éd. Arasly, 15 ; et Rûmî, Roubâ'yât, 43.
'°6"Acem'den yenile gelmi$ bir dânigmend varidi, Mevlânâ Haydar derlerdi", Nejrî, II, 547 ; sur
ce personnage, TaçkSprûzâde-Rescher, 33. La harangue des ulemâ, selon tdiis KwáskuX-Bedreddin,
43. Bedreddîn signe lui-même sa condamnation, selon Â$ikpa$azâde, 154. Selon Imber, O.A. 5
(1986) 78-79, le fait de n'avoir pas confisqué les biens de Bedreddîn signifierait que les autorités
ottomanes traitèrent lecheikh comme un rebelle politique et non un hétérodoxe. Voir cependant
les interrogations de Ajikpajazâde qui se demande si le condamné mourut croyant ou athée •.
"ImSn ile mi gitdi ve y£ imSnsuz mi gitdi ? Allah biliir ancak", 154.
Sur Bâyezîd Pacha, l'homme de confiance de Mehmed 1er, Imber, Ottoman Empire, 66, 72, 73,
78, 79, 85, 86, 91-93, 99. Il avait sauvé le jeune Mehmed après la bataille d'Ankara "...le portant
88 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

L'influence spirituelle du cheikh, elle, est loin d'être éradiquée par la mort
du soufî et Ne§rî qui écrit à la fin du XV e siècle, conclut son chapitre sur
Bedreddîn par une remarque sur la postérité spirituelle du martyr, remarque qui est
comme un écho fidèle de ce que disait le moine crétois à Doukas à propos de la
survie de Bôrkliice et de ses idées : "Il y a, aujourd'hui encore, dans la région de
Serrés, des disciples de Bedreddîn. On rapporte sur eux des choses bizarres que
l'on ne peut dire". Dans son texte, Doukas emploie le mot dXXÔKora qui
correspond très précisément au terme turc garaîb utilisé par Ne$rî. Mais au-delà de
la survivance idéologique de Bedreddîn, dont nous allons reparler, le sultan, en
exécutant le cheikh, n'en avait pas fini pour autant avec l'opposition armée des
milieux proches de Bedreddîn. Ceux-ci continuèrent à s'agiter dangereusement
pendant une dizaine d'années sous la direction énergique de chefs anti-ottomans
comme Diizme Mustafâ et surtout Cùneyd, l'ancien maître d'îzmir 108 .

E) Dernières résistances L'élimination de Ciineyd

Il est temps de revenir plus systématiquement sur la carrière de cette forte


et turbulente personnalité que l'on n'a pas suffisamment mise en relation avec
celle de Bedreddîn, malgré un parallélisme de carrière évident que nous allons
souligner.

Les deux hommes, nous l'avons vu. se rencontrèrent d'après le


Menâkibnâme, lors du passage à Izmir en 1404/05, de Bedreddîn, retour
d'Égypte : "...tzmiroglu, dit le texte, invita le cheikh : -venez à Izmir, lui dit-il :
le cheikh accepta l'invitation ; pour être initié (irgâd) par lui, notables et peuple
se réunirent dans Izmir , faisant pénitence, tous se mirent à son service". Cet
extrait est important car, par delà le stéréotype, maintes fois utilisé, de la
conversion des foules par le cheikh pendant son trajet anatolien, il atteste
clairement les relations spirituelles qui s'établissent entre Bedreddîn et Ciineyd dès

sur ses épaules pendant plusieurs jours", selon Doucas, 126. "Mehmed lui donna la conduite de
l'État. Bâyezîd eut toute l'autorité entre ses mains et fut chargé du soin de toutes les affaires, de la
paix comme de la guerre pendant le court règne de Mehmed. Quand ce prince fut malade, il le fit
venir pour lui confier ses dernières volontés", ibid., loc. cit. Il plaça au mieux les membres de sa
famille ; son frère Hamza épouse la veuve de Mûsâ Çelebî, Cronaca dei Tocco, 367. Bâyezîd est
décrit comme un fidèle serviteur des Ottomans et un musulman convaincu, dans le discours que lui
prête Doucas, 130. Il semble représenter le parti des convertis, zélés au politique comme au
religieux, et donc peu favorables aux hétérodoxes et à tout ce qui s'oppose à la réunification
ottomane. Sa brutale répression en Ionie et son opposition farouche à Bedreddîn, sont un bon
exemple du rôle des Kapikullan dans la réunification ottomane. Sur Fahreddîn al-Acemî,
Ta§kttpriizfide, Rescher, 33-34. Bâyezîd et Fahreddîn dans le mnk, 123-124, où Bedreddîn les
maudit, ce qui entraînera selon la Geste, la mort rapide de la plupart des ennemis du cheikh.
Apparition de Muhammad et d'Abti Hanîfa, ibid., 131-132. Exécution de Bedreddîn, ibid., 133-
134, et apparition post mortem au sultan, ce qui déclenche maladie et mort de ce dernier, ibid.,
134-137 ; cf. M. Balivet, «Un épisode méconnu de la campagne de Mehmed I e r en Macédoine :
l'apparition de Serrés», Turcica 18 (1986). Exécution de certains disciples, Idrîs-Kurdakul, 44.
108
Ne$rî, II, 457 ; Doucas, 1)4/21 ; dXXÔKora, ibid., 113/3.
VIE ET MORT DU CHEIKH BEDREDDÎN 89

le début de leur carrière, liens spirituels qui peuvent expliquer les synchronismes
et les champs d'action communs aux deux hommes, autrement que comme de
simples hasards.

Après cette première rencontre, Bedreddîn revint dans la région gouvernée


par Ciineyd pour un rapide voyage, en 1406/07, au cours duquel il put rencontrer
à nouveau l'émir dlzmir. Dans la période suivante, jusqu'à l'avènement de Mûsâ,
tandis que Bedreddin vit à Edirne à l'écart de la vie active, Ciineyd dépossédé de
ses domaines, en septembre 1407, par Soliman, fils de Bajazet, est nommé par ce
dernier gouverneur d'Achridos sur l'Arda, tout prêt de Samavna et d'Edirne d'où il
pouvait facilement rester en contact avec le cheikh. Profitant de la confusion
provoquée par la défaite et la mort de Soliman sous les coups de Mûsâ en 1411 et
de la rivalité entre ce dernier et Mehmed Çelebi, Ciineyd, raconte Doukas,
"...s'enfuit de Thrace et, ayant secrètement traversé l'Hellespont, rassembla une
armée formée de gens de Smyrne et de Thyrée (Tire), marcha sur Éphèse, décapita
le gouverneur que Soliman y avait installé et en peu de temps devint maître de
toute l'Asie" 109 .

Lui qui avait été surveillé de près par Soliman, semble ne pas être inquiété
par le gouvernement de Mûsâ dans lequel Bedreddîn, nouveau kâdtasker, et son
kethuda Borkliice, ont des positions en vue. Ciineyd ne recommence à avoir
maille à partie avec les Ottomans que lors de la reconquête de l'Ionie par Mehmed
Çelebi après la chute de Mûsâ et l'exil de Bedreddîn. Éloigné à nouveau par le
sultan, de l'Ionie où il est remplacé par le Bulgare Sisman, il est envoyé sur le
Danube comme gouverneur de Nicopolis et c'est justement à partir de cette région
danubienne que vont être lancées aussi bien l'insurrection de Duzme Mustafa que
celle de Bedreddîn. Ciineyd, lié étroitement aux deux chefs ne pouvait que
favoriser leur action. Le texte de Doukas établit d'ailleurs une suggestive relation
de cause à effet entre la présence de Ciineyd dans la région et le soulèvement de
Duzme : apprenant les agissements de Diizme en Valachie, Mehmed 1er dépèche
deux de ses serviteurs pour exécuter Ciineyd, lequel, sentant le danger, avait fui
en territoire valaque deux jours auparavant. Cette réaction montre que le
souverain considérait, sans aucun doute possible, le gouverneur de Nicopolis
comme responsable des troubles dans la zone danubienne. Si le gouverneur de
Nicopolis était partie prenante dans les menées de Diizme depuis la Valachie
voisine, il y a de fortes chances qu'il le fut aussi dans la révolte de Bedreddîn qui
se propagea à partir de la ville danubienne de Silistre, en aval de Nicopolis. Autre
relation de cause à effet possible : le soulèvement du Karaburun n'intervient
qu'après le départ de Ciineyd, contre son successeur, le gouverneur ottoman

' ^ Premiers contacts entre Ciineyd et Bedreddîn, mnfc 88 ; le voyage de 1406-07, ibid., 95 ;
Ciineyd dépossédé par Soliman, Doukas, 83-87 ; conduit par ce demiei à Lampsaque, ibid.. 89,
probablement en 1408, lmber-Ottoman Empire, 66 (qui confond Achridôs de Bulgarie avec
Ochrid/Achrida de Macédoine) ; sur Axfudäs, Asdracha, Rhodopes, 1248-154 ; fuite de Thrace et
reconquête d'Éphèse par Ciineyd, Doucas, 96-97, en 1410-1411, Imber, op. cit., 66.
90 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

SiSman. On peut supposer que le rétablissement de l'administration ottomane


avait été mal accepté par les habitants de la région qui restaient attachés à leur
ancien maître auquel les liaient des liens d'allégeance anciens, comme le précise
Doukas. C'est aussi un rattachement commun au cheikh Bedreddîn qui dut lier
Ciineyd et Bôrkliice, communauté idéologique au nom de laquelle Ciineyd, maître
d'tzmir entre 1411 et le printemps 1415, dut laisser Bôrkliice libre de répandre ses
idées dans la province. La période du gouvernorat d e Ciineyd doit ainsi
correspondre à la phase d'intense propagande que, selon les chroniques ottomanes,
Bôrkliice mena en Aydmeli et qui dut nécessiter un certain nombre d'années de
maturation, suffisant pour être capable d'entraîner d'importantes fractions de la
population locale dans la grande révolte anti-ottomane de 1416. Si les relations
entre Bôrkliice et Ciineyd ne sont pas explicitement mentionnées par les sources,
les deux hommes évoluent dans un cadre trop étroitement similaire pour qu'il n'y
ait entre eux aucun rapport : ils sont tous les deux liés à l'Aydineli où ils mènent
leur action anti-ottomane, pendant la même période et surtout ils recrutent leurs
partisans dans les mêmes cantons très précisément localisés : le Karaburun,
îzmir, Tire 1 1 0 .

C'est dans les régions travaillées par la propagande bedreddînienne que,


après la mort de Mehmed 1 e r en 1421, va éclater avec succès une nouvelle révolte
animée par Diizme et Ciineyd avec l'appui des Byzantins : le prétendant s'empare
de la Roumélie sans coup férir, jouant avec succès auprès des populations
balkaniques la carte d'un certain séparatisme rouméliote : "Murâd n'a point de
droit sur la Thrace. lui fait dire Doukas : qu'il se contente de l'Orient" . et
ailleurs : "les habitants d'Andrinople vinrent au devant de lui pour lui témoigner
par leurs acclamations, la joie qu'ils avaient de sa promotion". La Roumélie
assura à Diizme la clientèle des opposants habituels à la réunification ottomane,
beys de la frontière méfiants à l'égard du pouvoir central et des kapikullari de
l'entourage de Murâd II, Turcs du Danube, anciens partisans de Mûsâ et de
Bedreddîn. Après la défaite et la mort de Diizme en 1422, Ciineyd, une nouvelle
fois, revient conquérir le pays d'Aydin. Là-aussi, le régionalisme anti-ottoman
des habitants, joint à la grande popularité de l'aventurier, va jouer en sa faveur. À
Izmir, dès que la population apprend qu'il approche avec son armée, "...tous,
hommes, femmes et enfants, accoururent pour le voir, parce qu'il était né à
Smyrne et qu'il y avait été élevé". A l'occasion de la reconquête de l'Ionie par
Ciineyd, Doukas donne une précision qui permet d'établir un lien direct entre
l'émir rebelle et Bôrkliice. L'historien grec écrit que pour lutter contre le prince
Aydinoglu Mustafâ, à qui il dispute la possession de la région, Ciineyd recruta
des troupes parmi ses plus fidèles partisans, les montagnards de la presqu'île de
Karaburun :

110
C a m p a p e de Mehmed I " contre Ciineyd, Doucas, 103-109, en 1415, Imber, op. cit., 78.
Ciineyd doit suivre le sultan en Thrace, Doucas, 109 ; il est nommé gouverneur de Nicopolis,
111 ; sa fuite en Valachie, 117 ; liens entre Ciineyd et les habitants de l'Ionie, 175-176. La
propagande de Bfirkliice dans la région permit le ralliement "de la plupart des habitants de la
province d'Aydin", Nejrî, II, 545.
VIE ET M O R T DU C H E I K H BEDREDDÎN 91

H pénétra dans l'intérieur du pays où se trouvent Bryela (Urla), Erythrée


(Ildir), Clazomènes et d'autres villes. Les Turcs des montagnes voisines
sont très belliqueux et batailleurs ; ce sont les amis de la famille de
Ciineyd. Il en mobilisa environ deux mille et les arma à la hâte de javelots
et de lances qu'en une semaine, il fit grossièrement tailler et forger.

Et c'est avec ce contingent de farouches montagnards qu'il achève de reconquérir le


pays d'Aydin. Ce passage appelle plusieurs remarques : après la sanglante
répression ottomane de 1416, dans le Karaburun comme dans l'ensemble de
l'Ionie, les populations accueillaient avec d'autant plus d'enthousiasme celui qui,
avec des hauts et des bas, tentait depuis une vingtaine d'années, de préserver
l'indépendance d'une région qui, à toutes les époques de la période turque de son
histoire fut toujours réfractaire au pouvoir central 111 .

Fils du pays, Ciineyd, à ce moment critique de sa carrière, fit appel à ceux


qu'il considérait comme ses partisans les plus sûrs, les montagnards de
Karaburun, étroitement liés, nous l'avons vu à Bôrkliice (et aussi directement à
Bedreddîn : il sera question plus bas des gens de Karaburun dans l'entourage du
petit-fils du cheikh). Le noyau dur des partisans de l'émir rebelle et celui des
séides du derviche, sont donc identiques. Il y a tout lieu de penser que les liens
tissés entre eux, sont tribaux, (ils sont </>i\oi irdrpiot, dit Doukas) et
idéologiques, tout deux étant disciples de Bedreddîn. C'est là une nouvelle
confirmation des rapports étroits entre Ciineyd et le mouvement bedreddînien. La
fin de la tentative séparatiste de Ciineyd intéresse moins notre propos mais sa
défaite et son exécution en 1425, si elles marquent le retour par la force, dans le
giron politique ottoman, du pays d'Aydin, peuvent être aussi considérées comme
l'épilogue militaire du mouvement bedreddînien qui, désormais, ne pourra plus
espérer d'appui politique extra-ottoman et devra se réfugier dans la clandestinité
ou, dans le meilleur des cas, accepter l'appui des grands de la cour du sultan,
comme la destinée de la famille du cheikh nous en donne l'illustration 112 .

Mehmed I er n'a pas de droit sur la Thrace, Doucas, 149 ; accueil enthousiaste des habitants
d'Andrinople envers Dilzme, ibid., 151-152. Les partisans de Diizme à Vardai Yenicesi, à Serrés,
Ne$rî, II, 557. Accueil de Ciineyd à Izmir, Doucas, 175. Les montagnards de Karaburun, amis de
Ciineyd, ibid., loc. cit. Particularisme de l'Aydineli, depuis le temps des Beylik jusqu'à l'époque
républicaine (Menderes etc...) en passant par les Derebey ; sur ces derniers, Mantran-Wisi Emp.
Oit., 252, 258, 259. Cf. aussi les traditions belliqueuses des montagnards Zeybek : selon Texier,
alliés des Karaosmanoglu d'Aydin, opérant entre Smyme et Éphèse, complices des gens de Samos
pour rançonner la région. Leur chef en 1831 est originaire d'un village près d'Ipsili (forteresse
ionienne en face de Samos, dernier refuge de Ciineyd en 1425, Doucas, 192). C'est un mystique qui
a des visions nocturnes et qui rassemble plus de 10.000 Zeybek dans une révolte contre les
autorités de la région. Il y a des derviches dans les rangs des Zeybek, Ch. Texier, Description de
l'Asie-Mineure, II, 8, 29, 276, et E.I., «Zeibek».
11 ?
" • ' L i e n s tribaux entre Ciineyd et les montagnards du Karaburun, Doucas, Bonn 175. Mort de
Ciineyd et massacre de sa famille, ibid., 195-1%. Ciineyd et Dilzme eurent probablement des liens
personnels avec Théologos Korax, originaire de la voisine Philadelphie/Ala$ehir, et agent des
Turcs à Byzance si l'on en croit Doucas, 123. Le Klaudiotès du voyage de Mazaris aux Enfers,
Joumey lo Hades, 45, 112, pourrait, selon Zachariadou-Trade, 84, nt. 365, avoir quelque rapport
avec Ciineyd.
Chapitre Troisième

LA POSTÉRITÉ SPIRITUELLE ET LA DIFFUSION


DES IDEES DU CHEIKH BEDREDDlN
EN MONDE OTTOMAN

Bedreddîn raconte sa vision d'Ibn Arabî : "En 810 (1407), un jeudi vers le
matin, je vis Ibn Arabî. U me dit : 'j'ai voulu expulser Satan vers un autre
monde et j'y ai réussi. Il n'en est resté en ce monde que peu de choses'. Je
compris par la suite ce qu'il avait voulu dire et je l'expliquai à quelques uns de
mes amis : Satan, c'est l'éloignement de Dieu. Le cheikh Ibn Arabî. lui.
représente la proximité de Dieu." (Vâridât)

Les réunions secrètes des disciples de Bedreddîn au XVIe siècle vues par un
détracteur : "Avec du vin et des instruments de musique, ils se réunissent tous,
hommes et femmes, frères et sœurs, vieux et jeunes. Le cheikh imposteur qui
les dirige les admoneste en disant" Ce qu'on appelle paradis est ce monde. La
vie après la mort, les docteurs de la loi sont de simples paraboles. Qui connaît
l'homme connaît Dieu • l'homme est Dieu !" (Bâlî Efendi)

Muhyeddîn (Ibn Arabî) et Bedreddîn ont vivifié la religion. L œuvre de 1 un est


océan, celle de l'autre, fleuves." (Niyâzî Misrî, XVIIe siècle)

I - ÉPIGONES ET DISCIPLES : LA BEDREDDÎNIYYA

A) La famille du Cheikh : La carrière de Hâfiz Hatil

L'héritage du cheikh se perpétue tout d'abord dans sa famille par le sang, à


commencer par son petit-fils, Hâfiz Halîl, qui se fait son avocat, son chantre et
son héritier spirituel, et qui donne, dans le Menâkibnâme, de précieux
renseignements autobiographiques qui nous renseignent sur les lendemains
immédiats des milieux issus de Bedreddîn.

Dans toute la carrière du cheikh, sa famille est omniprésente. Ses


ascendants par leur attaches et leur formation éclairent les orientations de
Bedreddîn. Abdiil-Azîz, son grand-père et tsrâîl, son père étaient à la fois des
lettrés, des mystiques et des guerriers ; les femmes de son entourage familial sont
d'origine chrétienne. Ses descendants deviennent ses disciples les plus zélés : son
fils Ismâîl est son halife en Aydineli, et surtout son petit-fils devient son
biographe fidèle et le transmetteur attitré de son message : il a écouté les
enseignements du cheikh de sa propre bouche à îznik et, affirme-t-il,
94 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

contrairement aux autres récits mensongers, son témoignage à lui est direct et
exact. Il a interrogé les témoins qui ont connu Bedreddîn, comme le capitaine du
bateau de Sinope dont il a été question. Il a vécu avec les principaux
protagonistes de la révolte, Bôrkliice en particulier1.

Hâfiz Halîl nous donne des renseignements précieux sur la postérité


familiale et spirituelle de Bedreddîn. Après la pendaison, la famille quitte tznik
pour sa ville natale d'Edirne, où les amis du cheikh sont nombreux. Ils sont
protégés en particulier par Mollâ Husrev qui fait nommer Halîl, après des études
faites à Edirne, imam de l'Eski Cami. Mais la rixe d'un membre de sa parenté
avec un ulak du sultan Murâd II, entraîne l'emprisonnement de Halîl 2 . On devine
une certaine mauvaise volonté de la part de Murâd Q pour les descendants de celui
qui avait donné du fil à retordre à son père Mehmed et à lui-même adolescent,
d'autant que Murâd, comme nous venons de le voir, n'en avait fini avec les
séquelles de la révolte qu'en 1425, avec la mort de Ciineyd. Halîl et les siens
semblent cependant avoir des appuis à la cour puisqu'une sœur du sultan parvient
à le faire libérer. Après cette mésaventure Halîl en a assez d'Edirne. Par Bursa, il
se rend à Gôyniik rejoindre ses deux oncles Mustafâ et Ahmed, qui sont les
disciples d'Ak$emseddîn, et il se joint à eux, devenant miirîd de celui qu'il
considère comme "le plus grand cheikh de son temps" 3 .

La mention de Gôyniik et d'Akçemseddîn n'est pas fortuite sous la plume


de Hâfiz Halîl : pour Mehmed II qui est le disciple fervent d'Akçemseddîn. le fait
que Halîl ait fréquenté les cercles du maître de Gôyniik et surtout que ce dernier
ait été l'élève de Bedreddîn comme l'affirme le Menâkibnâme, sont une caution
rassurante. Le Menâkibnâme est le seul écrit qui affirme qu'Akçemeddin aurait
étudié l'astronomie, le fiqh et le tafsîr sous la direction de Bedreddîn et considérait
le cheikh de Samavna comme son iistâd. Que le fait soit littéralement vrai ou
qu'il manifeste une manoeuvre tactique de Halîl pour faciliter la réhabilitation de
son grand-père en associant son souvenir à la personnalité bien en cour
d'Akçemseddîn, la mention est révélatrice des liens existant entre les deux
familles spirituelles. Comme on le sait, Akçemseddîn était le disciple de Haci
Bayram, lui-même miir§îd d'Aksarayî avec lequel Bedreddîn avait eu des contacts
lors de son passage en Karamanie. Les précisions autobiographiques apportées
par la Geste, jettent donc un jour utile sur les rapports entre
Bayramiyya/Melâmiyya et Bedreddînîyya. La ville de Gôyniik encore
exclusivement peuplée de chrétiens lors du passage d'Ibn Battûta dans la première

'Hâfiz Halîl, disciple et seul biographe autorisé de Bedreddîn, mnk, 75-76. Halîl avec Bôrkliice,
ibid., 142-143.
^Mollâ Husrev, ibid., 144 ; sur ce personnage, £./.. et Babinger-Mahomei, 581 sqq.
Emprisonnement d'Halîl et fuite de l'assassin du ulak dans l'île de Karn ou Qarin, mnk, 145,
Kissling, 117. Ce dernier auteur n'identifie pas cet endroit : peut-être s'agit-il du lieu-dit Karine
près de l'embouchure du Méandre, Kiepert, carte Smyme.
^¡¡âh'un kizkarinda}!, mnk, 145 ; on ne sait pas l'identité de la sœur du sultan Murâd H. Les oncles
de Halîl, Ahmed, Kissling 117 nt. 6, et MustafS. mnk, 147.
POSTÉRITÉ SPIRITUELLE 95

moitié du XIVe siècle, avec une population musulmane suffisamment importante


sous Bajazet Ier pour peupler le quartier de Constantinople concédé par Manuel II,
semble donc devenue un centre soufi important sous Murâd II, plus
particulièrement melâmi. Aux liens spirituels entre les familles de Bedreddîn et
d'Akgemseddîn s'ajoutent des alliances matrimoniales, puisque la fille d'un des
oncles de Halil avait épousé un fils d'Akçemseddîn. Devenue veuve, elle convola
ensuite avec l'auteur du MenâkibnâmeA.

Tous sont mobilisés lors de la campagne de Murâd II contre les Hongrois


en 1448, y compris un certain tlyas natif de Karaburun et qui serait, selon la
Geste, un fils d'Akgemseddîn, ce qui peut sous-entendre un lien possible entre les
melâmi du groupe d'Ak$emseddîn et le centre de la révolte de Bôrkliice. Après la
victoire de Murâd II sur Jean Hunyadi en octobre 1448, Halîl et les siens vont en
Bulgarie, à Plovdiv et à Zagora, où ils rencontrent les anciens partisans de
Bedreddîn parmi les ouvriers de l'alun (sapçilar) de la région, dans un village qui
semble rester un centre bedreddînî très actif trente ans après la mort du maître. Le
chef du village, Sapçi tbrâhim, reçoit fastueusement Halîl et ses compagnons,
avant de les raccompagner jusqu'aux portes d'Edirne. Là, comme jadis les torlak
qui avaient escorté Bedreddîn jusqu'à Bursa, Sapçi Ibrâhîm refuse d'entrer dans la
capitale ottomane et conseille à Halîl de s'en abstenir également. Cette attitude
montre la persistance des rancœurs contre le sultan, dans la fraction populaire des
partisans de Bedreddîn, et une franche opposition de certains milieux soufis
réfractaires à l'institutionnalisation ottomane. Ce facteur sera une des constantes
de la fin du XVe et du XVIe siècles ottomans, et elle se manifestera régulièrement
par des soulèvements populaires contre le gouvernement central (les trois grandes
révoltes du début du XVIe siècle, entre autres), et même par des attentats contre la
personne du sultan, comme celui tenté par un torlak sur la personne de Bajazet II
en 1492. On peut penser que c'est la révolte de Bedreddîn qui avait transformé en
rapports souvent conflictuels des relations entre sultans et derviches, bien
meilleures au XIVe siècle 5 .

^Mehmed II disciple d'Akçemseddîn, Babinger-A/aAomef. 114, 136 sqq, 593. Ak$emseddîn


disciple de Bedreddîn en droit Ifikh), interprétation du Coran (tefsîr) et astronomie (hey'et), mnk,
147. Akjemseddîn, disciple de Bayram, Bayramoglu, 63-66. Bayram et Aksarayî, ibid., 62-64.
Bedreddîn et Aksarayî, mnk, 87. Gôyniik chrétienne au XIVe siècle, Ibn Battuta, II, 328. Habitants
de Gôyniik à Constantinople, Â;ikpa;azâde, 137, expulsés après la bataille d'Ankara,
Muneccimba§i, I, 142. Gôyniik, centre melânû actif, Çemseddîn y est enterré, Yurd, Ak^emseddîn
Hayati, LXIX-LXX. K&bra, femme de Halîl et veuve du fils d'Akçemseddîn, mnk, 148.
- Uyâs de Karaburun, ibid., 149. Campagne contre les Hongrois, ibid., 149-152. Plovdiv et
Zagora, ibid., 153-154. Les Sapçilar, partisans de Bedreddîn, ibid., 154-155. 11 est curieux de
constater que les partisans de Bedreddîn se recrutent dans deux régions où l'extraction de l'alun est
une activité importante, la Bulgarie et l'Ionie. Sur les révoltes du XVIe siècle, Mantran, Hisl.
Emp. Oit., 139 sqq. L'attentat de 1492 contre Bajazet II, Spandugino, Petit Traicté, 225-226. Les
bonnes relations des derviches et des Ottomans au XIVe siècle, Mélikoff, Mémorial Barkan, 155-
156.
96 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Halü participe avec Ak$emseddîn à la prise de Constantinople, puis il se


rend à Edirne où Bedreddîn lui apparaît en rêve, lui demandant d'aller veiller sur
son tiirbe à Serrés. Halîl s'y rend, y séjourne un an, puis, à la suite d'un nouveau
rêve du cheikh, il se dirige vers Samavna, par Dimétoka. Il est intéressant que les
informations biographiques sur Hâfiz Halîl se terminent par ces indications
géographiques précises, Bulgarie, Edime, Serrés, Dimétoka, Samavna, qui nous
fournissent une précieuse localisation des endroits où survivront le mieux, et les
idées de Bedreddîn, et la famille spirituelle, bektâfî ou autres, qui s'apparente à
lui, plus souvent d'ailleurs par des affinités doctrinales que par un rattachement
explicite au nom du cheikh de Samavna 6 .

Nous terminerons donc l'analyse du Menâkibnâme par un rapide tour


d'horizon, basé sur les informations géographiques signalées dans le texte qui
nous permettent de circonscrire dans l'espace, la probable influence ultérieure des
idées de Bedreddîn.

B) Les centres bedreddînî et leur destinée

Serrés, la ville où fut exécuté le cheikh, devait devenir tout naturellement


un lieu de pèlerinage majeur pour les séides de Bedreddîn. Le témoignage est
constant. Hâfiz Halîl, après la prise de Constantinople, devient gardien du turbe,
qui va devenir rapidement, selon un témoignage du temps, "la ka'ba d e s
Bedreddînî". À la fin du XV e siècle, nous l'avons signalé, Ne§rî mentionne
l'existence de disciples dans la région. Jusqu'à la fin de l'époque ottomane, le
tombeau du cheikh subsiste à Serrés sous le nom de $eyh Bedruddîn Efendi
Tiirbesi. On signale également l'existence d'un tekke (Bedruddîn Simâvî tekyesi)
et d'un quartier de la ville qui portent son nom (Bedruddîn Mahallesî). La présence
active d'un groupe très versé depuis ses fondateurs, dans les contacts avec les
chrétiens, pourrait être un des éléments explicatifs de l'islamisation relativement
rapide d'une ville qui comptait en 1464/5, 43% de musulmans et en 1513, 58%.
D'un point de vue intellectuel, la présence à Serrés de manuscrits d'Ibn Arabî et
du célèbre commentateur turc de Sadreddîn de Konya, Al-Sirozî, ne doit pas être
étrangère à l'influence de Bedreddîn qui, on s'en souvient, était un zélé
représentant de l'école akbarienne : il écrivit lui-même un commentaire des Fusûs
al-hikam. Ainsi à Serrés qui, avec sa population mi-musulmane, mi-chrétienne
(sans parler de l'élément yiiriik originaire de Saruhan), avait tôt établi un modus-
vivendi, grâce à l'ancienne installation d'une armature civile et religieuse
musulmane solide (une zâwiya est signalée avant 1388, ainsi qu'un atelier
monétaire ottoman dès 1413) à côté d'une florissante structure ecclésiastique qui
fut respectée (le monastère de Saint-Jean Prodrome, les nombreuses propriétés

®Prise de Constantinople (feth-i Koslantin), mnk, 156 ; d'Edirne à Serrés, ibid., 157.
POSTÉRITÉ SPIRITUELLE 97

athonites dans la ville), la propagation des idées bedreddîniennes continuait-elle


dans un terrain familier7.

Tout aussi naturellement que le lieu de son exécution, le bourg natal du


cheikh, dut avoir une place privilégiée dans la mémoire des disciples. C'est à
Samavna que Hâfiz Halîl séjourna sans interruption à partir de 1455 et qu'il
termina probablement sa vie. On a peu de renseignements ultérieurs : selon Hâfiz
Halîl, une partie de sa famille réside à Samavna, mais le patrimoine de Gazi Isrâîl
dut être rapidement confisqué par les sultans : il faisait en tout cas partie du
domaine impérial sous Bajazet II 8 . Pour ce qui regarde Edime, on connaît
l'existence d'une zâwiya de Bedreddîn sous Sélim II et, si en quelque manière les
derviches bektâfî recueillirent une part de l'héritage de Bedreddîn, on doit signaler
que la confrérie d'Haci Bekt⧠posséda jusqu'à seize monastères autour d'Edirne au
XIXe siècle. D'autre part, le fait que la ville, déchue de son rôle de capitale au
profit d'Istanbul, fut un lieu où se conserva longtemps un certain esprit gâzî anti-
impérial, put contribuer à la subsistance de la Bedreddîniyya dans ses murs9. Le
Menakibnâme parle aussi de Dimétoka/Didymoteichon qui peut être un chaînon
entre Bedreddîniyya et Bektâfiyya : Balim Sultan, le réorganisateur de cette
dernière y naquit et le couvent le plus important de l'ordre en Europe, Seyyid
Gâzî Tekkesi (Kizil Deli) se trouvait, à proximité. En outre, Seyyid Gâzî
pourrait bien être Haci Ilbeyi, compagnon d'isrâîl, père de Bedreddîn10.

Il est enfin fréquemment question dans la Geste, de la Bulgarie et de la


région danubienne, de Plovdiv à Eski Zagra et de Silistre à Varna et aux bouches
du Danube, la zone côtière étant entre Danube et Varna appelée très anciennement
Deliorman/7VAifdp//ai' ou Agaç Denizi. On trouve là toutes sortes de
populations qui pouvaient être, pour des raisons diverses très ouvertes aux idées
du cheikh et qui conserveront tardivement son souvenir et son influence : beys
gâzî de la frontière, anciens partisans de Mûsâ, peu favorables au pouvoir des
kapikullari de la cour ottomane, comme les Mihaloglu, ainsi que nous l'avons
dit, anciennement liés à la famille de Bedreddîn, grands propriétaires en Bulgarie
et devenus bektâfi ; Turcs du nord, descendants des Coumans, compagnons du
semi-mythique San Saltik, Gagaouz christianisés, petits-enfants des soldats du

7
Les souvenirs de Bedreddîn à Serrés, Ayvetdi-Osmanh mimârî eserleri, IV, 276, 282 ;
Papageorgiou, B.Z, 3 (1894), 294. La rapide islamisation de Senès, Vryonis, B.K.M., XVI, 297.
Ibn Arabî et Serrés, O. Yahya-Histoire et Classification, I, 244. Al-Sirozî, Ûiken-Pensée de
l'islam, 259. Commentaire des Fusûs par Bedreddîn, Dindar- Wâridàd, 43. Yürük de Saruhan, El.,
«Serrés». Zâwiya avant 1388, Beldiceanu, Recherches, 244 ; atelier monétaire, ibid., 246 ; la plus
ancienne émission monétaire est de 816/1413-14, ibid., 183, nt. 7. Sur St Jean Prodrome et les
Turcs Zachariadou-Varionim, XV ; Athonites à Serrés, Actes de l'Athos, Lavra, IV, 187.
® Halîl à Samavna, Kissling, 121 nt. 4, et mnk, 158-159. Le patrimoine de Gazi lsraîl sous
Bajazet II, Beldicéanu, Turcica 6 (1975), 45.
9
Zdwiya de Bedreddîn à Edirne, ibid., 40. L'esprit anti-impérial à Edime, Y érasimos-Fondalion,
206-209.
,0
Balim Sultan de Dimétoka, Bitge-Bektashi, 56 ; Seyyid Gâzî Tekkesi, Beldiceanu-ZtecAircA«,
210.
98 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

sultan seldjoukide Izzeddîn, ancêtre de Bedreddîn, paysans du Deliorman, devenus


bektâft autour d'importants tekke comme Demir Baba etc... 1 1 .

On voit ainsi que l'extension géographique du mouvement bedreddînien est


largement rouméliote et que la survie du groupe sera très marquée dans cette
région qui sera aussi le terrain de prédilection des bektâfî. Les terres d'élection des
deux mouvements sont, en effet, les mêmes, Thrace, Bulgarie, Valachie,
Macédoine et, bien sûr, Albanie, future place forte de la Bektâfîyya où on signale
aussi des disciples de Bedreddîn 12 .

Au moment où, vers 1460, on perd de vue la descendance charnelle de


Bedreddîn et ses disciples de la première génération, commence un longue période
d'occultation où, en l'absence d'une production livresque peu importante ou tenue
secrète pour cause d'interdiction officielle, on doit se contenter de spéculer sur les
quelques éléments doctrinaux en notre possession, ou sur les rares documents de
justice concernant les bedreddînî (dans l'état actuel du dépouillement des archives,
du moins). Pour suivre le fil ténu de la postérité de Bedreddîn et de ses relations
avec les mouvements contemporains ou ultérieurs (hurûfi, bektâfî, séfévides,
révoltes du XVIe siècle, Niyâzî Misrî, hallâjisme, école akbarienne, ittihâdiyya de
Turquie), il faut tâcher de regrouper les quelques fragments accessibles du système
de pensée du cheikh de Samavna. Cela nous permettra d'essayer de situer
provisoirement la place du Bedreddînisme dans l'histoire de l'islam turc, d'en
déterminer les antécédents comme d'en localiser les continuateurs Mais par
rapport à l'aspect spectaculaire et concret de la révolte politique du cheikh de
Samavna, les quelques bribes de sa doctrine apparaîtront comme un butin assez
décevant, car la majorité des pièces de ce puzzle restent à assembler lorsqu'un
spécialiste des sources en arabe du tasawwuf turc voudra bien dépouiller son
œuvre. En quelque sorte, la riche personnalité de Bedreddîn attend son Louis
Massignon, pour déterminer l'importance réelle de sa pensée mystique dans
l'histoire des idées ottomanes.

" Z o n e bulgaro-danubienne, cf El., «Deliorman», el P Nasturel, «A propos du Tenou Ormon


(Teleorman)», G.B., 81-92.
'^Bektâjî en Thrace, Beldiceanu, Turcica 6 (1975), 40 ; Kizil Deli, le plus important couvent
d'Europe, près de Dimétoka, ville natale de Balim Sultan, Birge-Beklashi, 56 ; Beldiceanu-
Recherches, 210. BektSjî en Bulgarie, même auteur. Turcica (1975), 41 ; Hasluck-Oiris<i'a/i/ry.
522 ; en Valachie, ibid., 523 ; Macédoine, ibid., 524-531 ; Albanie, 536-549. Disciples de
Bedreddîn en Albanie, signalés entre 1415 et 1430, lnalcik, «Ottoman Methods of Conquest»,
Variorum, I, 124. La campagne menée contre les "Triballes" par Mehmed I er , qui, pour ce faire,
interrompt même un moment le siège de Thessalonique en 1416, pourrait bien avoir un rapport
avec la présence des Bedreddiniens dans la zone albano-macédonienne du lac d'Ochrid, cf.
Sym^on-Balfour, 50-51, 131-137, 255-258.
POSTÉRITÉ SPIRITUELLE 99

2- LA DOCTRINE DE BEDREDDÎN ET SA DIFFUSION

A) Loi du secret et persécution

- La Takiye

Le fait qu'il ne subsiste qu'un seul exemplaire du Menâkibnâme et que la


Geste précise à propos de l'ouvrage rédigé par Bedreddîn, lors de son exil à îznik,
qu'il ne fut pas rendu public mais resta secret parmi ses disciples, en dit long sur
le mode de diffusion de l'enseignement du cheikh, alors que son œuvre juridique
continua à être utilisée. Le secret fut donc de mise, la transmission orale aussi car
les disciples étaient persécutés, surtout les humbles miirid, plus inquiétés que la
famille de Bedreddîn en général ménagée par le pouvoir, qui avait, peut-être,
quelque mauvaise conscience à avoir éliminé d'une façon expéditive un savant
aussi illustre que Bedreddîn : les conseils demandés, dans la chronique ottomane,
par Mehmed Ier à Haydar Herevî sur le moyen légal de se débarrasser d'une
personnalité aussi célèbre, reflètent un certain embarras du souverain. Le petit
peuple rallié à Bedreddîn, fut, lui, pourchassé sans merci. Quant à l'œuvre
mystique du cheikh, réputée hérétique, elle fut mise sous le boisseau, comme le
Menâkibnâme qui fut confié aux kadirî de Serrés, ordre plus orthodoxe, chargé
d'éviter la diffusion de l'ouvrage selon l'hypothèse de Kissling13.

Cette loi du secret qui accompagne Bedreddîn post mortem, ne favorise


pas, bien entendu, la bonne connaissance de sa doctrine. S'ajoute à cela une très
incomplète saisie de ses œuvres, car, ainsi que nous l'avons déjà signalé, on ne
juge la pensée de Bedreddîn qu'en se basant sur les seuls Vâridât et Menâkibnâme.
alors que le cheikh aurait écrit une cinquantaine d'ouvrages.

- Fetvâ et documents concernant les Bedreddîn!

En guise de travaux d'approche, on peut se baser sur les quelques rares


documents officiels où les disciples de Bedreddîn sont appelés par leur nom et où
les griefs qui leur sont reprochés nous donnent des indications schématiques sur
leurs croyances, indications certes déformées et grossies d'observateurs extérieurs
hostiles, mais dont il faut se contenter en l'absence de témoignages pro domo.
Nous possédons trois fetvâ du XVIe siècle, prononçées à rencontre des bedreddîni
par les deux cheykh ul-islâm, Ebû Su'ûd et Hoca Alî 14 .

' -'Le mnk est un unicum. Sur la transmission secrète de certaines œuvres de Bedreddîn, cf.
Kissling, 125. Le Nûr al-Qulûb, précise la Geste, a été caché pour être réservé aux amis et disciples
du cheikh, mnk, 110-111. Persécutions des disciples du cheikh, Kissling, 165, et tdrîs-Kurdakul,
44. Famille du cheikh, protégée par plusieurs personnalités, supra, nt. 2 et 3. Mehmed I er et
Herevî, Ajikpa^azâde. IS4. Les Kadirî de Serrés, possesseurs du mnk, Kissling, 125.
I4
Sur la Takiye (taqîyà), pratiquée par les Bektàji par exemple, cf. Birge, 14, 78, 145, 270. Cf.
aussi Laoust-ScAiime, 39, 45, 46, 66, 109, 137, 411. Sur la cinquantaine d'ouvrages écrits par
100 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Les deux premières fetvâ requièrent la peine de mort contre les bedreddînî
qui se sont livrés aux pratiques et opinions suivantes : avoir bu du vin en
compagnie de femmes et d'enfants ; avoir fait du tiirbe de Serrés leur ka'ba ; avoir
déclaré que la lecture et l'écriture sont des choses absurdes, et que, pour eux, c'est
leur ventre qui leur tenait lieu de science : avoir insulté des croyants orthodoxes ;
avoir enfin échangé entre eux leurs femmes. Tous ces reproches sont
traditionnellement faits en islam à rencontre des groupes doctrinalement
marginaux et minoritaires : la consommation de vin, nous l'avons vu, était
reprochée au propre maître de Bedreddîn, Hiiseyin Ahlâtî, comme elle l'est
constamment aux bektâji. La vénération excessive du tombeau des fondateurs de
sectes, est fréquente, chez les Hurûfî par exemple ainsi que la minimisation
mystique du pèlerinage extérieur à la Ka'ba au profit du pèlérinage intérieur du
retour à Dieu. Le rejet de la connaissance livresque et de la transmission écrite,
considérées comme théoriques à l'avantage de l'expérience vécue et "incarnée", est
aisément discernable dans l'expression déformée et populaire concernant "le ventre
que l'on préfère aux livres". Quant au partage des femmes, c'est une accusation
trop fréquente contre les groupes clandestins, appelés en turc "extincteurs de
bougies" (mumsôndii) par allusion aux orgies nocturnes où ces pratiques étaient
censées se dérouler, pour que l'on puisse y insister ici. On en accuse aussi bien
les yezîdîque les bektâfî ou les dônme15.

La troisième fetvâ est plus juridique. Elle pose la question de l'opinion et


de l'attitude à adopter à l'égard de Bedreddîn et de son œuvre doit-on considérer
comme incroyant quelqu'un qui refuse de maudire Bedreddîn et qui ne le considère
pas comme hérétique ? Non, répond le texte, en précisant qu'on doit par contre
considérer comme des infidèles (kâfirûn) les disciples de Bedreddîn. Cela montre
en creux, que beaucoup de musulmans utilisaient son œuvre, le droit en
particulier, et refusaient de l'anathématiser. Cela manifeste aussi la grande
division des esprits sur le cas de Bedreddîn, un siècle après son exécution, la fetvâ
de Serrés n'ayant apparemment pas fait l'unanimité même chez les musulmans
orthodoxes. On remarque aussi la grande différence de traitement entre les
disciples populaires de Bedreddîn que l'on doit condamner sans hésitation et la
mémoire et l'œuvre du savant que n'hésitent pas à commenter des personnalités

Bedreddîn, EL, «Badr al-Dîn b. Kâdî Samâwnâ» ; les trois fetvâ contre les Bedreddînî, Kissling,
127 nt. 2.
' -"Evliyâ Celebî parle du tiirbe de Bedreddîn à Serrés comme d'un ziyaretgâh, ibid., 127 nt. 3. Le
vin chez les Beklâfî : "Bois du vin plutôt que de l'eau de Zemzem. Boire du vin en vérité est très
méritoire. Attache-toi au Tavernier", Edip Harabi, poète Beklâfî, cit. par Birge, 90-91. Le
pèlerinage au lieu d'exécution de Fadl Allâh remplace pour les Hurûfî celui de la Mecque, El..
«Hurûfiyya». Le pèlerinage intérieur : "Il ne suffit pas de partir en pèlerinage sur les routes de la
Ka'ba. La vraie Ka'ba est sur ton seuil ; tu le sais, en toi tu la portes", Yunus Emre, Le Livre de
l'Amour. 54. Rejet de la connaissance livresque, mnk, 44-46 ; AbÛ Saîd, éd. Monawwar, 59-61.
L'accusation de mumsôndii, infra nt. 17, et Kissling, 131 nt. 1 : contre Beklâfî et Yezîdi ;
accusations similaires contre les disciples de Carpocrate à Samos. Chez les Dônme, la fête de
l'agneau (Kuzu bayrami) aurait donné lieu à cette sorte de pratiques. Galante, Juifs de Turquie, VIII,
217. Sur les problèmes du mumsôndii, il faut signaler les riches matériaux rassemblés par I.
Mélikoff en Bulgarie, au cours de ses enquêtes au Deliorman.
POSTÉRITÉ SPIRITUELLE 101

religieusement aussi irréprochables que le propre père d'Ebû Su'ûd, le célèbre


Çeyh iil-Islâm de Soliman le Magnifique par exemple, qui écrit une exégèse du
Vâridât de Bedreddîn16.

La même dichotomie se retrouve chez Bâlî Effendi, cadi de Sofia mort en


1SS3, qui, d'une part se rattache comme Bedreddîn à l'école d'Ibn Arabî dont il est
un savant commentateur, mais qui n'hésite pas parallèlement à faire au sultan un
sévère rapport sur les agissements des simaví de Dobrudja et de Deliorman :

Puisque les sultans sont les soutiens de la foi et les protecteurs de


l'orthodoxie, ils se heurtent à l'opposition des infidèles et des apostats
sataniques. Les sultans doivent écraser ces intrigues et ces complots. On
sait qu'un certain Çelebi Halife, le descendant spirituel de Bedreddîn-i-
Sîmâvî, est apparu. Il a été exécuté et frappé par la colère de Dieu. C'était
un homme égaré qui égarait les autres, un dévoyé qui dévoyait autrui, le
commandeur des apostats diaboliques, la source des athées, l'homme qui a
rompu la corde de la loi sacrée, le criminel qui vivait dans le péché, le
capitaine de ceux qui sont perdus, le chef de la subversion et de la révolte.
Les habitants du vilayet-i-Dobrice et Deli Orman, — que la colère de Dieu
soit sur eux — reçoivent la bénédiction de ce faux cheikh, et se joignent à
lui. Avec du vin et des instruments de musique, ils se réunissent tous,
hommes et femmes, frères et sœurs, vieux et jeunes. Le cheikh imposteur
et dévoyé, égaré et ivre de vin, la coupe en main, les admoneste ainsi :
«Ce vin est le vin du paradis, celui qui écarte le chagrin et donne la joie.
Ces femmes et ces filles ici présentes sont les houris du paradis, ces
jeunes gens sans barbes sont aussi les jeunes du paradis, et ce qu'on
appelle paradis est ce monde, la table remplie par Dieu de divins mets. La
vie après la mort, les docteurs de la loi, les impôts, sont de simples
paraboles». Ainsi profère-t-il ces obscénités et autres blasphèmes
absurdes : «et ne croyez pas que le dôme azuré du ciel ne soit pas éternel,
et que le souverain de ce royaume terrestre soit hors de son royaume ; il
est dans le cœur de l'homme ; qui connaît l'homme connaît Dieu ;
l'homme est Dieu !». Sur ce, toute la foule égarée de ses maléfiques
disciples crient : «L'homme est Dieu !», et se prosternent devant le cheikh
en disant : «mon Pîr est mon Dieu !». Alors on éteint les chandelles.
Dans l'obscurité la coupe passe de main en main, la forteresse de la loi
sainte est détruite, et alors ont lieu de nombreux crimes et abominations,
et beaucoup de cœurs simples, victimes de leurs sens, tombent dans la
corruption.

L'auteur du rapport termine en disant que seule l'extermination de ces hérétiques


permettra de préserver la religion qui est totalement délaissée dans la région. Par
exemple, la mosquée construite là-bas par les soins du sultan, n'est pas
fréquentée, même le vendredi. Elle est devenue une étable. Le plus grave est que
ces sectaires non contents de se répandre en Dobrudja, sont en train "d'envahir le

'^Kissling 127 nt. 2. Le pire d'Ebû Su'Ûd commentateur du Vâridât, Gôiçnaiii-Bedreddîn, 42.
102 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

monde". Le sultan doit prendre de toute urgence des mesures énergiques. Il est
intéressant de noter que le texte ci-dessus, fut copié soixante ans après la mort de
Bâlî Effendi ; ce qui prouve qu'il était toujours d'actualité au début du XVII e
siècle 1 7 .

Deux documents de 1571, publiés par Uzunçarçili, évoquent aussi la


présence de simavî dans la région de Varna et d'Anchialos : ce sont des
instructions aux cadis des deux villes pour faire engager comme rameurs aux
galères les dits simavî. Un rapport du cheikh halvetî Mahmûd Hiidayî mort en
1612 ou 1628, parle des intrigues, en Thrace du nord des bedreddînî, unis aux
kizilbaf, qui cherchent à organiser des révoltes. Un article de 1943, consacré à la
tribu Amuca, originaire de la Fégion de Yanbol et réfugiée à Kirklareli au début de
ce siècle, dit que ce groupe pourrait être constitué des descendants des partisans de
Bedreddîn. Ils sont appelés kizilba} et ont des usages très proches de ceux des
bektâfî. Il y a, pour terminer, ce rapide inventaire sur les documents ottomans
faisant allusion à Bedreddîn, un proverbe passé dans la langue populaire qui
semble concerner notre homme : "moi aussi je suis un Bedreddîn" 1 8 .

Au vu de ces différents témoignages, aussi tendancieux soient-ils, il


semble bien établi, que le souvenir du cheikh et son influence survécurent
nommément, sans être nécessairement confondus avec d'autres dissidences
promises à un avenir plus ample comme les bektâfî par exemple, du moins dans
certaines régions bien localisées comme la Bulgarie et la Dobrudja où les
particularismes des turcophones locaux (deliormanh. gagaouz) permirent la
subsistance tardives de poches de résistance idéologique, et parfois politique (les
troubles évoqués ci-dessus), se réclamant explicitement du cheikh de Samavna.
Partout ailleurs, nous y viendront un peu plus loin, les héritiers de Bedreddîn
eurent tendance à grossir les rangs de mouvements hétérodoxes voisins.

Quant aux accusations doctrinales évoquées ci-dessus, il reste à voir si


l'œuvre de Bedreddîn les confirme ou s'il s'agit des habituels griefs opposés, à tort
ou à raison, aux groupes ne se conformant pas à l'orthodoxie islamique :
athéisme, libertinage, panthéisme etc...

B) Le Vâridât

Nous prendrons comme ouvrage de référence le Vâridât de Bedreddîn car,


d'une part, c'est sa seule œuvre accessible, plusieurs fois éditée et commentée, et

Bâlî Effendi, Chodkiewicz-Sceau, 66, 170 ; O. Yahya, Hist, el Classi/., I, 248 ; Tajkôpriizâde-
Rescher, 332. Le texte de Bâlî Effendi est publié par A. Tietze, «Sheykh Bâlî Effendi's Report on
the Followers of Sheykh Bedreddîn». O.A. 7 (1978), 115-122.
1 il
' " L e s documents de 1571, Uzunçarçili, «Kibris Fethi ile Lepant Muharebesi sirasinda...», T.
Mec.. 3 (1935), 263-264. Le rapport de Mahmûd Hiidayî, Kissling, 127 nt. 2. Sur la tribu Amuca,
V. Salci, «Trakyada Turk Kabileleri», Turk Amaci 2 (1943), 311-315 ; cf. aussi T. Zarcone,
Anatolia Moderna IV, 3-11. Le proverbe sur Bedreddîn, Kissling, loc. cit.
POSTÉRITÉ SPIRITUELLE 103

parce que, si l'on en croit le Menâkibnâme, l'auteur lui-même la considérait


comme son ouvrage majeur : il aurait rêvé, nous l'avons vu, la veille de son
exécution que Muhammad et Abû Hanîfa bénissait le Vâridât. L'ouvrage eut une
audience certaine chez les ulemâ ottomans. Il fut un sujet de débats
contradictoires, certains cheikhs le considérant comme pernicieux et allant jusqu'à
l'interdire à leurs disciples, d'autres, au contraire, comme le célèbre mystique
Niâzî Misrî au XVIIe siècle, s'en réclamant hautement et la mettant en rapport
avec les Fusûs al-hikam d'Ibn Arabî, comme une œuvre soufie majeure 19 .

Pourtant, la lecture du Vâridât justifie mal de telles prises de positions et


le contenu doctrinal de l'ouvrage apparaît bien décevant. Il n'y est question ni du
partage des biens évoqué par Doukas, à propos de Bôrkliice, ni de révolution
ouverte contre le sultan, ni de mahdîsme, comme chez les chroniqueurs
ottomans, ni de mumsôndii comme dans les documents évoqués ci-dessus, ni de
christianophilie particulière, encore moins de supraconfessionnalisme. Les
références à d'éventuels prédécesseurs ou à des mouvements d'idées contemporains
sont aussi très maigres. '

Nous allons tenter de dégager néanmoins les quelques traits qui peuvent
intéresser notre propos. Dès l'abord, il est clair que certaines affirmations de
l'auteur, sont en contradiction avec les positions orthodoxes ce qui explique dans
une certaine mesure, la méfiance des ulemâ à l'égard du Vâridât : alors que le
Coran affirme contre ceux qui disent : "Nous avons tué le Messie, Jésus fils de
Marie, l'Apôtre d'Allah", "qu'ils ne l'ont ni tué ni crucifié mais que son sosie a
été substitué à leurs yeux", Bedreddîn rejette l'idée que le corps de Jésus
composé d'éléments ne serait pas mort, ce qui est impensable". Dans le même
passage, Bedreddîn en profite pour mettre en cause la résurrection des corps qui
"...telle que le vulgaire la conçoit, est presque indéfendable". De même pour le
Paradis, l'Enfer, les Anges, toutes ces croyances "...ont d'autres significations
que ce qui est incrusté dans la pensée des ignorants"20.

" p l u s i e u r s éditions et traductions en turc du Vâridât : B. N. Kaygusuz (1957), A. Golpinarh-


Bedreddîn (1966), C. Yener, (1970), 1. Z. Eyuboglu (1980), V, Timuroglu (1982). Nous
utiliserons celle de B. Dindar, thèse de 3e cycle (1975), qui publie le texte arabe et une traduction
française, thèse éditée en 1990 à Ankara (ci-après, Wâridâi). Muhammad et Abû Hanîfa bénissant
le Vâridât, mnk, 131-132. Cheikhs interdisant la lecture du Vâridât, Kissling, 132 nt. 1, et
Ta$kôpriizâde-Rescher, 97 sqq, à propos du cheikh hatvelî Alâeddîn Al? al-Arabî, qui demande à un
imam qui possédait un exemplaire du Vâridât de le brûler. Niyâzî Misrî, Divâni Strhî, 256, se
réclame explicitement d'Ibn Arabî et de Bedreddîn : "Muhyeddîn, Bedreddîn ettiler ihyâ-yi dîn
Deryâ Niyâzî Fùsûs enhâridir Vâridât». Même mise en relation des idées d'Ibn Arabî et de celles de
Bedreddîn, mais dans un contexte hostile, par Nureddînzfide Muslihiiddîn MustafS (mort en 1573),
Halife de Bâlî de Sofia : Il fut, dit de lui, à l'époque d'Ahmed F (1603-1617), l'écrivain Bdgrâdî
Miinîrî "...l'épée de la Shari'a contre les Sinâni, les Giilfeni, les SimâvF, G6\pmarU-Bedreddîn,
46.
20
Coran, 4,157, La mort de Jésus, selon Bedreddîn, Wâridâl, 74-75, Yener 88.
104 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Ces réserves sont faites au nom du principe évoqué dès le début du traité,
principe selon lequel seuls les soufis comprennent réellement la signification des
réalités exprimées par les textes révélés, car "...les réalités de l'au-delà ne sont
pas telles que le prétendent les ignorants, elles sont du monde de l'impératif
divin, du mystère et de la royauté et non pas du monde visible comme le suppose
le vulgaire" 2 1 . Cette primauté de la vision intérieure, optique bâtinî, selon
laquelle, seuls les "Amis de Dieu" comprenne le sens des choses, a deux
conséquences possibles sur le comportement du soufi : soit il cache sa
connaissance aux hommes ordinaires de peur d'être tué ; soit il considère qu'il a,
vis-à-vis, de la masse des croyants, une responsabilité spirituelle qui lui permet
d'intervenir directement en cas de déviation de la part des dirigeants de la
communauté musulmane. Dans le premier cas, "...dès que la voie du Tasawwuf
est achevée, commence l'hypocrisie ; dès que le vrai mystique a connaissance de
ce qu'aucun œil n'a vu de ce qu'aucune oreille n'a entendu ainsi que de ce qui n'est
jamais venu à la pensée d'aucun homme, il fait paraître aux gens ce qui est à leur
portée mais il enferme dans son cœur une chose telle que si les gens le
découvraient, ils le tueraient. Dans ces conditions, comment pourrait-il ne pas
être hypocrite !" On pense ici à l'accusation d'hypocrisie (muraî) lancée par les
historiens ottomans contre Bedreddîn et Bôrkliice ; on pense aussi à la iakiye des
chî'ites, mais il s'agit avant tout de la "discipline de l'Arcane" que tout vrai
mutasawwif, continue le Vâridât, se doit de respecter en ne déchirant pas ".. .les
voiles qui couvrent les mystères interdits de Dieu le Très-Haut". Mais, dans
certains cas extrêmes, le mystique peut sortir de son devoir de réserve pour le
bien de la communauté ".. .si l'objectif des chefs de la communauté n'est pas la
Vérité, c'est une excuse suffisante pour s'éloigner de cette sorte de communauté,
sauf si on se propose d'en remettre les membres dans le droit chemin" Ce genre
de prise de position, fréquente en soi dans le soufisme, prend, bien entendu, une
résonnance particulière si on la met en rapport avec la révolte politique menée au
nom de Bedreddîn contre les sultans ottomans 2 2

Une des rares indications que nous fournit le Vâridât sur l'atmosphère
socio-religieuse contemporaine, concerne l'effervescence eschatologique qui
agitait les foules à la fin du XIVe et au début du XVe siècles, et qui dut contribuer
au succès de Bedreddîn, même s'il prétend n'attacher quant à lui, aucune valeur à
cette sorte de supputations : beaucoup, de tout temps, ont cru que la venue du
Dajjâl (Antéchrist) et la fin du monde étaient prévisibles : "...une partie de ces
gens en ont prévu la réalisation en 800 (1397). Une autre partie d'entre eux a fixé
l'apparition du Mahdî entre 700 et 800. Pourtant, huit cents ans se sont écoulés
depuis l'époque du Prophète — q u e le salut soit sur lui— sans qu'aucune
apparition n'ait eu lieu. Tout cela vient de l'imagination du vulgaire. Bien des

21
Ibid„ 61, Wâridâl, 62.
"L'hypocrisie, ibid., 89 ; les mystères interdits de Dieu (mahârim), ibid., loc. cit. ; "ce qu'aucun
œil n'a vu...", L. de Prémate, ST. 70 (1989). La remise de la société dans le droit chemin, ibid.,
68-69, Yener, 67.
POSTÉRITÉ SPIRITUELLE 105

années s'écouleront encore sur cette superstition et rien n'arrivera de ce qu'ils ont
prétendu". On voit que, contrairement aux affirmations des chroniqueurs
ottomans, Bedreddîn non seulement ne se considère pas comme le Mahdt, mais il
a une position très réservée à l'égard des croyances eschatologiques populaires
qu'il dénonce plus qu'il n'encourage23.

Le Vâridâl nous montre donc un Bedreddîn, mystique fervent, certes, mais


pas plus exalté que bien d'autres, et dans la lignée directe du soufisme ancien : de
tradition mevlevî par son grand-père, il considère le concert spirituel (semâ)
comme un acte "...licite pour les fuqarâ sincères, car leurs cœurs s'envolent vers
Dieu le Très-Haut, lorsqu'ils entendent les belles voix" 24 . Lui, que son père
voulait voir devenir le "Bâyezîd de Rûm", il ressuscite, comme Bistâmî le fit
jadis, un insecte, manifestant par ce pouvoir de rendre la vie, un caractère
nettement isawî qui, selon le Menâkibnâme, fascina tant les chrétiens de Chio
qui disaient de lui : "...à son souffle les morts rescussitent".

J'étais, raconte-t-il, assis la nuit, quand, tout-à-coup, un papillon a pénétré


dans ma chambre et s'est mis à voler autour de la bougie. Maintes fois il
s'est heurté à la flamme et s'est brûlé. Ne pouvant résister au choc, il
tombe à terre et reste immobile. Pendant un moment, j'ai médité sur le
sort de ce papillon et je n'ai point trouvé de traces de vie. Mon cœur était
convaincu qu'il ne vivait plus ; et c'est à ce moment qu'il m'est venu à
l'esprit l'histoire d'Abû Yazîd, qui ranima la fourmi après avoir soufflé sur
elle. De bonne foi, j'ai pris ce papillon et j'ai soufflé sur lui avec la
conviction qu'il se ranimerait. Immédiatement, il a retrouvé la vie grâce à
mon souffle, et il s'est remis à voler comme auparavant. On aurait dit que
ce papillon n'avait jamais été brûlé. Ne nie pas que Dieu, le Très-Haut,
possède toute la capacité nécessaire pour tout faire".

C'est surtout le rattachement doctrinal au mouvement de la ittihâdîyya


(monisme existentiel) d'un Ibn Sab'în et surtout d'un Ibn Arabî, qui est sans
cesse sous-jacent au texte. On pourrait multiplier, sur ce thème, les citations du
Vâridât, basées sur le hadîth qudsî cher à la doctrine du Wahdat al-wujûd (unicité

^ L e s positions de Bedreddîn sur le Mahdî, Wâridât, 109, Yener 105. Les annonces
eschatologiques signalées par le Vâridâl, sont à rapprocher d'une "Lettre du Grand Maître des
Hospitaliers de Rhodes" qui prévoyait la naissance de l'Antéchrist pour 1385, 1387, 1396 ou
1400 (800/1397 dans le Vâridât), cf. R. E. Lemer, «Refreshment of the Saints : the Time after
Antichrist...», Tradilio, 32 (1976), 139.
^Bedreddîn et le concert spirituel (semâ), Wâridât, 80-81. Le premier geste de rattachement à la
voie soufie qu'accomplit Bedreddîn au Caire, fut de participer à une semblable cérémonie, mnk,
44.
^Bedreddîn ressuscite les morts selon les gens de Chio, supra, chapitre II nt. 47 ; la résurrection
du papillon, Yener, 119-120 ; Dindar, thèse, 127 nt. 1. Créer la vie par le souffle, domaine de Rûh
Allah (Jésus), Ibn Arabî, L'Alchimie du bonheur parfait, 67 ; Saints Isawî qui ont pouvoir de
ressusciter, Chodkiewicz-Sceau, 104 ; Un nakfbendt du XVe siècle, isawî qui a le don "de vivifier
les cœurs", ibid., 104.
106 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

existentielle) : "Pétais un Trésor caché et J'ai désiré être connu" 26 . La référence à


Ibn Arabî est explicite, à la fin de l'ouvrage où l'auteur raconte qu'une nuit de
l'année 1407/810, Ibn Arabî lui apparut :

Au début du mois de Cemaziyelâhir, dans la nuit du jeudi, vers le matin,


je vis Ibn Arabî. Il me dit : «j'ai voulu expulser Satan vers un autre
monde et j'y ai réussi. Il n'en est resté en ce monde que peu de choses». Je
compris par la suite ce qu'il avait voulu dire et je l'expliquai à quelques
uns de mes amis : Satan, c'est l'éloignement de Dieu. Le cheikh Ibn
Arabî, lui, représente la proximité de Dieu. J'ai passé beaucoup de temps à
explorer les Fusûs al-Hikam sur ce point.

Il reste à signaler que la communication onirique avec un maître spirituel est


fréquente en Tasawwuf, particulièrement chez les disciples d'Ibn Arabî, de
Sadreddîn de Konya à Abd el- Kader l'Algérien, et que, selon Massignon, ce mode
de transmission pourrait être un motif typiquement anatolien, Hallaj
apparaissant, à Konya, à Rûmî comme à Ibn Arabî 27 .

C) La doctrine de Bedreddin : un maillon dans me chaîne

- D'Ahmed Ghazâlî et d'Ibn Arabî à Bedreddîn : La filiation

Dans des passages comme ceux du Vâridât évoqués ci-dessus comme dans
le récit de la vie de Bedreddîn que nous avons analysé plus haut, la place du
cheikh de Samavna se situe dans une chaîne mystique bien connue qui le rattache
à la plupart des grands mystiques du soufisme ancien : il vient d'être question de
Bistâmî et d'Ibn Arabî : on sait le rôle de ce dernier dans le développement de
soufisme turc largement imprégné des idées du Cheikh al-Akbar, qu'il exposa lui-
même à Konya et qu'il transmit par ses disciples anatoliens, Sadreddin de Konya
en tête, et par toute une chaîne de commentateurs et de disciples ottomans, les
premiers grands miiderris ottomans. Dâvûd de Kayseri et Fenârî, les bayramî
Akçemseddîn et Yazicioglu, Siileyman Çelebi, l'auteur des populaires Mevliit qui
doivent probablement beaucoup au soufi espagnol, Sîwâsî, Bâlî Efendi, Bosnawî,
etc 28 .

26
Sur la Itlihâdîyya, Liousl-Schisme. 246, 248, 258, 273-275, 282-283 ; Mdas-lbn Arabî. 293-
295, 303, 311, 313. Le hadith qudsi, Wâridât, 65, 68, très souvent évoqué chez les Beklâfi :
"J'étais un trésor", Kiintukenz ; cf. par exemple, le poème cité par Birge, 110, : "Les Beklâ^î sont
la preuve du Kimtuktnz (Ktintukenzin huccetii buhranidir Bekta$iler)".
27
Ibn Arabi apparaît à Bedreddîn. Yener 124. Importance de la communication onirique chez les
disciples d'Ibn Arabî, Chodkiewicz-Sceau, 178. Le thème anatolien du rêve selon Massignon,
O.M., II, 110 nt. 1.
2
®Sur Ibn Arabî et ses disciples turcs, supra chapitre I nt. 6 à 9. Ak$emseddîn rédige en 856/1452
un traité pour défendre Ibn Arabî, Yahya, Hist, et Classif., I, 118. Yazicioglu Mehmed compose
un commentaire des Fusûs al-Hikam, Gibb, Ottoman Poetry, 406. Mawlid et Ibn Arabî,
Chodkiewicz-Sceai/, 19, 21, 25, 87 ; Siileyman Çelebî, les mevlid et Ibn Arabî, Siileyman Çelebî,
POSTÉRITÉ SPIRITUELLE 107

On peut aussi évoquer certains grands maîtres présents dans la silsile de


Bedreddîn, figurant aussi dans celle de Rûmî ou d'Ibn Arabî comme Abû Madyan
al-Maghrebî ou Ahmed Ghazâlî. Par ces personnalités, Bedreddîn se rattache donc
à un soufisme considéré en général, à l'époque ottomane, comme orthodoxe et
officiel. Mais le cheikh de Samavna, comme ses prédécesseurs les plus illustres,
entretient aussi des liens avec une mystique plus exaltée, de type antinomiste et
sacrificielle, représentée par le célèbre Hallâj qui n'hésitait pas à affirmer par
exemple "...[qu'] entre le licite et l'illicite, le mystique doit choisir l'illicite". On
sait la place que Mansûr Hallâj tient chez Rûmî : "Mansûr Hallâj, qui a dit Anâ'l-
Haqq, avait balayé la poussière de tous les chemins avec la pointe de ses cils...
Moi, je suis le serviteur de ceux qui disent Anâ'l-Haqq". Ahmed Ghazâlî
commente souvent les positions de Hallâj et un de ses disciples est pendu comme
halladjien 29 . En milieu turc, l'influence déterminante de Hallâj a été étudiée par
Massignon. Bedreddîn rencontra cette influence en tous les lieux de ses
pérégrinations, en Égypte, à Alep, à la cour d'isfendiyâr ou à celle de Germiyan,
ainsi que chez la plupart des derviches d'Anatolie. C'est dans ce contexte et dans
les parallélismes d'itinéraires entre le martyr de Bagdad et celui de Serrés qu'il faut
apprécier l'appellation donnée à Bedreddîn de "Mansûr de Rûm" 30 .

Bedreddîn est aussi à intégrer dans une lignée de mystiques qui considèrent
le pays de Rûm, qui est à la fois une terre de mission et un appendice de l'Asie-
Centrale tomme un champ d'action privilégié pour la diffusion de leurs idées. On
s'en souvient, Mevlânâ, selon Eflâkî, concevait ainsi sa présence en Rûm :

Le Très-Haut a réservé d'immenses faveurs aux habitants de l'Asie-


Mineure, qui sont par les prières du Grand Véridique (Abou-Bekr), ceux de
la communauté musulmane qui sont l'objet de la plus grande miséricorde.
La région de l'Asie-Mineure est le meilleur des climats, mais les habitants
en étaient ignorants de l'amour mystique adressé au véritable maître du
pouvoir. Alors Dieu nous a retirés du Khorassan pour nous envoyer en
Asie-Mineure, et a donné à nos successeurs une demeure dans cette contrée
pure, pour que nous répandions avec largesse la pierre philosophale de nos
mystères sur le cuivre de l'existence de ses habitants. C'est ainsi que Dieu
a dit : «Tu m'as retiré du Khorassan pour m'amener au territoire des Grecs,
pour que je me mêle à eux et les conduise à la bonne doctrine».

éd. F. K. Timurtas, IV, V. Shihâb al-Dîn al-Sîwasî, mort en 1454, disciple d'Ibn Arabî, Yahya,
op. cit, 406. Bâlî Effendi, supra ni. 17. Al-Bosnawi, Yahya, II, 463.
29
Ahmed Ghazâlî et Abû Madyan al-Maghrebî dans la silsile de Bedreddîn, Gôlpuiaih-Bedreddin,
117 ; Abû Madyan et Ibn Arabî, Addas/ftn Arabî, 107-108, 115-116, 128-129 etc... Ahmed
Ghâzâlî et R&mî, Afiêkî-Derviches tourneurs, I, 200, II, 432. "Entre le licite et l'illicite...",
Massignon-Passion, III, 238 nt. S. La citation de Rûmî sur Hallâj, ibid., II, 280. Disciple
hallajien d'Ahmed Ghâzâlî. ibid, II, 177.
30
Hallâj en pays turc, ibid., II, 240-288, et O.M., II, 114 : en Égypte, i Alep. Nesîmî
"réincarnation de Hallâj", id., Passion, I, 85. À la cour d'isfendiyâr, O.M., II, 55. À la cour de
Germiyan, Ahmedî écrit un Dâsilâne Mansûr sur Hallâj, ibid., 53, 110-113. Bektâjî et Hallâj,
Passion, I, 232-234, II, 77. L'influence de Hallâj sur l'ensemble des derviches turcs, O.M., II, 104
sqq. Bedreddîn. "Mansûr de Rfim", mnk, 82.
108 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Dans le Vilâyetnâme de Haci Bektâ§, Ahmed Yesevi mandate Bektâç en lui


disant :

Va, nous t'envoyons au pays de Rûm, nous te donnons Soluca Kara Ôyiïk
pour lieu de résidence, nous te nommons chef des Abdal de Rûm. Dans le
pays de Rûm, nombreux sont les hommes de bien, les extatiques et les
illuminés.

Bedreddîn, d'ascendance mevlevî par son grand-père, et dont les disciples furent
probablement en symbiose étroite avec les bektâfî, est de plus issu du pays de
Rûm auquel le lient fortement ses attaches culturelles et familiales. Il considère
tout au long du Menâkibnâme, nous l'avons vu, que sa mission est destinée
avant tout au pays de Rûm. Son petit-fils se plaît à l'accumulation d e
qualificatifs liant Bedreddîn à son pays : il est "la lune de Rûm", "la lumière de
Rûm", "le Mansûr de Rum", "le Bistâmîde Rûm" etc... 3 1

- De Bedreddîn aux Bektâfî : La succession

Elle est un peu paradoxalement à la fois mal discernable m a i s


probablement considérable. Nous avons parlé de ceux qui, jusqu'à une époque
tardive, se réclamèrent nommément de lui dans la région danubienne et bulgare. Il
est aussi question de la survie d'un mouvement issu de Bôrkluce aussi tard qu'au
XIX e siècle. Les voyageurs parlent à l'envi de l'importance, parmi les tarikat
ottomanes, des torlak dont certains peuvent avoir été les héritiers du disciple de
Bedreddîn, Kemal le torlak, mais ce n'est qu'une supposition, l'appellation étant
très générale et mal comprise par les observateurs étrangers. Nicolay au XVI e
siècle, les distingue des kalender, ce qui montre peut-être, qu'à la suite de la
révolte de 1416, ils avaient pris une spécificité plus marquée. Spandoni, d'une
manière suggestive, rattache les torlak au célèbre martyr hurûfi Nesîmî. ce qui
nous ramène aux rapports plus que probables entre la Hurûfiyya et les
bedreddiriP2.

Au XV e siècle, on retrouve le mouvement issu de Fazlallâh (il subsiste


encore au XVIIe siècle bien que très persécuté), partout où Bedreddîn a prêché : à
Edirne, à Alep, en Égypte, à Chio, en Anatolie centrale ou orientale sillonnée par

" M e v l â n â et le pays de Rûm, Aflâkî, I, 190. Bektâ$ et Rûm, Vilâyet-Nâme-Gô\pmntU, 16 et I.


Mélikoff, Turcica 20 (1988), 16. Cf. aussi Bayram, appelé feyhii'r-Rûm, Bayramoglu, 37.
Bedreddîn est nommé dans le mnk de noms variés en rapport avec le pays de Rfim : Munlâ-yi Rûm,
4 5 ; Rûm'un pertevi, 3 2 ; mâh-i Rûm, 7 9 e t c . . .
•^Disciples de Börklüce au XIX e siècle, selon G. B. Rampoldi, Annali Musulmani 11 (1825), 115.
Sur les toriak et les témoignages européens supra chapitre II nt 60, et Nicolay, 194-197 ;
Spandugino, sur les torlak et Nesîmi, Petit Traicti, 223-224 : "Les Toriaques sont en beaucoup
plus grand nombre que les autres et c'est une religion nouvelle. Il n'y a pas cent ans qu'elle est
commencée. Et eut commencement ladicte religion d'ung qui s'appelait Missini lequel fut
escorché pour ce qu'il parloit de Jhésucrist notre Rédempteur. Et cestuy Missini disoit que
Jhésucrist est Dieu".
POSTÉRITÉ SPIRITUELLE 109

les dât hurûfî. Du vivant même de Bedreddîn, Alî al-A'lâ, le principal disciple de
Fazlallâh, prêche depuis Kars, jusqu'à Kirçehir et même en Roumélie ".. .au-delà
d'Istanbul et de l'autre côté de la mer", précise-t-il lui-même dans son
Korsînâme. De même, Refît qui écrit vers 1409, est selon ce qu'il dit de lui-
même, envoyé par Nesîmî pour prêcher parmi le peuple de Rûm. §ikpa$azâde
signale des bedreddînî dans la région d'Antioche dont est originaire Bistâmî al-
Hurûfî qui, selon Gôlpinarh, est à mettre en étroites relations avec Bedreddîn. En
milieu bayramî que fréquenta, nous l'avons vu, la famille de Bedreddîn, certains
comme le célèbre médecin et poète §eyhî eurent des relations étroites avec
Nesîmî. La personnalité même de Nesîmî —Turc oriental comme Hûseyin
Ahlâtî, et séjournant comme lui à Alep—ainsi que ses idées, comportent de
nettes analogies avec Bedreddîn : Nesîmî comme Bedreddîn, est mis en relation
avec Hallâj dont il est, pour certains, par son martyr sur le gibet, la
réincarnation. C'est aussi sur un gibet que meurt Bedreddîn. Les sources
d'inspiration de Nesîmî et de Bedreddîn sont souvent les mêmes. Le caractère
isawî, très marqué chez Bedreddîn est affirmé également pour Nesîmî, par
exemple par Spandoni et Menavino qui le croient chrétien. Ses relations avec les
chrétiens semblent privilégiées et son souvenir se perpétue tardivement dans la
communauté arménienne d'Alep. La doctrine hurûfî que représente Nesîmî, est
d'ailleurs de caractère nettement isawî, le Ilm al-hurûf étant, selon Ibn Arabî, une
science isawî et les hurûfî se réfèrent à l'occasion aux écritures et dogmes
chrétiens : Fazlallâh connaît l'évangile de Saint Jean, un disciple de Alî al-Al'â
cite aussi les évangiles. Selon un auteur ottoman tardif, les hurûfî accepteraient
le dogme de la Trinité. Ils spéculent également sur le thème de la "deuxième
naissance", citant des Dits de Jésus à ce sujet. Comme les bedreddînî et Huseyin
Ahlâtî, ils sont accusés de consommer du vin 33

33
Hurûfî jusqu'au XVII e siècle selon Gibb, Ottoman Poetry, 386. Persécutions contre Hurûfî en
Égypte où un familier du sultan Ashraf Barsbây fut contraint à rétractation ; chez les Ottomans
(exécution du poète Temennaï), Massignon-O.M., II, 114. Massacres i'Hurûfî en Bulgarie en
1576, tnalcik, Ottoman Empire, 193. Hurûfî à Edime, Taskopriizâde-Rescher, 34 ; à Chio, G. de
Hongrie, Tractatus, 20. En Égypte, le sultan QSnsûh Ghawrî vénérait Nesîmî, Massignon, art.
cit., 118. Le poète hurûfî Temennaï, exécuté sous Bajazet H, est de Kayséri, Gibb, op. cit., 383-
385. Bedreddîn a étudié le ilm-i Hurûf avec un professeur de Konya, peut-être disciple de Fazlallâh
al-Astarâbâdî, supra chapitre II nt. 16. Alî al-A'lâ en Anatolie et en Roumélie, Encyclopaedia
Iranica, «Alî al-A'lâ», et H. Ritter, «Die Anfänge der Hurûfîsekte», Oriens 7 (1954), 51 : "tS zi-
Istanbfil bi-gzast û zi-âb". Refit, Gibb op. cit., 300 ; sur Çeyhî, cf. A. Nihat, ¡¡eyhî, Divamm
tetkik ; Nesîmî, réincarnation d'Hallâj, Massignon, O.M., II, 55, Suc le martyr de Nesîmî i Alep,
cf. la discussion sur la chronologie, K. Burill, The Quatrains of Nesîmî, 27 sqq. Voir aussi, K.
Kiirkçiioglu, Seyyid Nesîmî, I-XXXII. Spandoni sur Nesîmî, supra nt. 32. Menavino, Bombaci,
Littérature turque, 182. Nesîmî et les Arméniens d'Alep, Burill, op. cit., 36. Nesîmî apparenté à
un prêtre arménien (comme Bedreddîn), Massignon-O.Af, II, 118. Nesîmî, isawî : "J'étais un
compagnon de Jésus", Burill, 202-203. Ilm al-Hurûf, science isawî, Chodkiewicz-fcrau, 103.
Fazlallâh et les évangiles, bitge-Bektashi, 153, et £./., «Fadl Allâh». Le neveu et disciple de Alî
al-A'lâ cite dans son Estewân-nâma, des passages du Nouveau Testament, Burill, 37. Les Hurûfî et
la Trinité, ibid., 36. Un dit de Jésus dans une oeuvre hurûfî : "Celui qui ne naît pas deux fois,
n'accède pas au Royaume des Cieux", cf. Jean 3,3, cit. par Birge, 97. Sur le thème de ta
palingénisie, voir par exemple H. C. Puech, En quête de la gnose, I, 118 ; cf. aussi Irénée de Lyon,
Contre Us Hérésies, 517, 571-572. Le vin chez les Hurûfî, Burill, 102-103 et 205-206 : "Je suis
le vin, le bol et le buveur".
110 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

À la suite des contacts de Bedreddîn en Azerbaydjan, ainsi que de ceux de


son maître Ahlâtî, lui-même, nous l'avons signalé, en relation avec des
personnalités de premier plan du soufisme iranien comme Nimetullâh, il n'y a
rien d'étonnant à ce que les disciples du cheikh de Samavna aient entretenu
d'étroits rapports avec des mouvements mystiques persans, venus d'Iran en
Anatolie pour y répandre leurs idées. Si les relations avec les hur&fi sont
probables, celles avec les Séfévides sont attestées explicitement : Cheikh
Djuneyd le Séfévide, vint d'Ardâbil en territoire ottoman sous Murâd II, puis
séjourna dans la zâwiya fondée par Sadreddîn à Konya, puis par Karaman, il vint,
d'après Âsikpa§azâde, s'installer dans "...la montagne d'Arsuz (près dlskenderun)
dans une vieille forteresse en ruine qui datait de l'époque des infidèles et qu'il
restaura. Là vinrent se joindre à lui, venant de Rûm, des disciples de Simavna
Kadisioglu [Bedreddîn] ". Une armée fut envoyée d'Alep sur l'ordre du sultan
d'Égypte pour les déloger : ".. .soixante-dix des partisans de Ciineyd furent tués et
vingt-cinq d'entre eux, étaient des hommes de Simavna Kadisioglu"34.

Bedreddîn est enfin au confluent des trois grandes tarikat ottomanes. Nous
avons parlé de ses accointances mevlevî et des liens attestés entre ses descendants
et les bayramî/melâmî centrés sur la ville de Gôyniik et sur la personnalité de
Ak§emseddîn. Une partie des bayrâmî semble avoir préservé une tradition anti-
ottomane et un caractère idéologique de type sacrificiel et isawî qui sont très
proches des positions bedreddîniennes : la personnalité d'tsmâîl Ma§ûkî, exécuté
sous Soliman le Magnifique, illustre bien ce courant ainsi que plus tard le
mouvement issu du cheikh Hamza de Bosnie-15.

En ce qui concerne les relations entre Bedreddîn et les bektâfî, les


nombreuses ressemblances des deux mouvements permettent de supposer une
parenté qui est de l'ordre des probabilités sans être cependant, dans l'avancement
actuel des recherches, strictement prouvée par les faits. On suppose qu'une partie
des bedreddînî rallia l'ordre en formation, attirée par des affinités idéologiques et
par une même opposition au pouvoir central, opposition qui déclencha au XVIe
siècle une série de graves insurrections anti-ottomanes : une d'entre elles fut
menée directement par un descendant de Bektâç. Balim Sultan, l'organisateur de la
confrérie était originaire de cette même vallée de la Maritza qui avait été un des
centres de la prédication bedreddînienne. Comme le cheikh de Samavna, il était
issu d'un milieu mixte islamo-chrétien et c'est dans sa région natale à Seyyid
Gâzî que se constitua la maison mère de l'ordre pour la Roumélie. Seyyid Gâzî,
nous l'avons vu, pourrait être le même que Haci Ilbeyi, compagnon d'armes et

34"Runi Elinden Simavna Kadisi-Ogli nice cem' oldi... Ciineydttn yetmi; kadar adamin helâk
etdiler. Yigirmi be;i Simavna Kadisi-Ogli adamlanndan idi", Â$ikpa$azâde, 250.
Bayramt anti-ottomans, Yérasimos-Fondaiion. 60. Sur Ismâîl Ma;ûkî, Evliya Çelebî, éd.
Zillîoglu, I, 316 ; Bayramoglu, I, 78 ; M. H. Bayn, Istanbul Folkloru, 155-156 ; lnaJcik-O/foman
Empire, 192 ; Ocak, OA, 10 (1990), 49-S8. Hamza de Bosnie exécuté en 1561, Bayramoglu, 78 ;
Inalcik, op. cit., 192.
POSTÉRITÉ SPIRITUELLE 111

paient du père de Bedreddîn. En de nombreux points, milieux bedreddinî et bektâfi


se superposent : mêmes relations étroites avec la Hurûfîyya, même rattachement
au mouvement d'idées hallâdjien, centré sur le anâ'l-Haqq et sur le supplice du
gibet, même filiation soufie basée sur la takiye, sur quelques hadîth qudsî pivots
("qui se connaît, connait son Seigneur" ; "j'étais un Trésor caché"). Dans les deux
groupes, Rûmî, Ibn Arabî, Suhrawardî sont tenus en haute estime ; l'influence
poétique des âfik de la lignée de Yunus Emre, se fait sentir ainsi qu'une certaine
influence d'Iran (les divers thèmes hzilba§ d'Anatolie). On a les mêmes pratiques
hétérodoxes (usage du vin, réunions mixtes), les mêmes rapports privilégiés avec
les chrétiens, les mêmes habitudes syncrétistes, les mêmes karamat isawî,
marche sur les eaux de San Saltik et de Bôrkliice etc.. . 3 6 .

Sur les révoltes anti-ottomanes du début du XVI e siècle, Hisl. Emp. Ott., éd. Mantran, 149 ; cf.
aussi Ocak, O.A. 3 (1982) 73-74. Sur Balîm Sultan, Birge, 56. Seyyid Gâzî tekkesi, Beldiceanu-
Recherches, 210 nt. 59. Seyyid Gâzî serait Haci Ilbeyi, ibid., nt. 58. Bektâ$îet Hurûfl, Birge, 149
sqq. Bektâfi, anâ'l-Haqq et thème du gibet (dare Mansûr), Massignon, O.M., II, 93-139. La takye,
les Hadîth qudsî (men arafa nefsehu fäkal arafa rabbahu et kiintukenz) chez les Bektâfi, Birge, 14,
150, 109. Invocations Bektâfi à Rûmî, Ibn Arabî, Suhrawardî, ibid., 198. Yunus Emre "annexé"
par les Bektâfi, ibid., 53-55 ; commenté par NiySzî Misrï, ibid., 107-109 ; récité par Bedreddîn au
chevet d'Ahlâtî, mnk, 82. Ktztlbaf et Bektâfi, Birge, 64 nt. 4. réunions mixtes, ibid., 85, 138,
161, 175-201 etc... Rapports avec les chrétiens, Hasluck-CVijiiamfy, passim ; Syncrétisme,
ibid., et Ocak, "XIII-XV. yUzyillarda Anadolu'da Tfirk-Hiristiyan Dinî Etkile;imler ve Aya Yorgi
(Saint Georges) Ktiltü", Belleten 155 (1991), 661-673. Sur les Karamat isawî, supra chapitre II nt.
90.
Conclusion

BEDREDDÎN ET SON RÔLE : UN BILAN TRÈS


PROVISOIRE POUR UNE INFLUENCE MAJEURE

"Bedreddîn est le Mansûr Hallâj du pays de Rûm". (Hüseyin Ahlâtî, maître de


Bedreddîn en Égypte)

Au terme de cette analyse de la vie, de l'œuvre et de l'influence de


Bedreddîn, on voit que le personnage n'est pas aisé à circonscrire. On a moins à
son égard de certitudes directes tirées de son oeuvre ou de ses prises de positions
personnelles en politique ou en religion, que des supputations indirectes,
obtenues par des recoupements effectués à partir des anecdotes de sa vie telles que
nous les rapporte son biographe, ou encore en étudiant ses maîtres soufis, ses
attaches familiales, la localisation géographique et les agissements de ses
disciples réels ou supposés. Puisqu'Ibn Arabî était son maître, on suppose que
les idées du soufi espagnol sont celles de Bedreddîn. Puisque tel ou tel de ses
miirid les plus exaltés, ont adopté des attitudes franchement supraconfessionnelles
à l'égard des chrétiens ou révolutionnaires en termes d'idées sociales et foncières,
on tient pour acquis le caractère supraconfessionnel et collectiviste des
conceptions du cheikh de Samavna. Puisque plusieurs tarikat hétérodoxes ont des
ressemblances avec le mouvement issu de lui et que des mystiques à l'orthodoxie
discutable comme Niâzî Misrî au XVIIe siècle, se réclament de lui, on suppose
qu'il ne fait qu'un avec eux Même politiquement sa position n'est pas
définitivement établie, et si la révolte de 1416 se réclama de lui, penser qu'il en
fut le chef obéi et le meneur actif reste une hypothèse, avancée par les sources
ottomanophiles, certes, mais sans cesse réfutée par ses proches, son petit-fils en
tête.

Ces réserves ne sont pas destinées à minimiser le rôle de Bedreddîn mais à


montrer que le bilan reste provisoire, concernant sa place politique comme son
influence religieuse. Les certitudes en ces domaines sont fragiles et largement
dépendantes d'un dépouillement systématique de son œuvre, de celle de ses
commentateurs et de la documentation encore à exploiter dans les sources arabes,
persanes et turques.

Il reste que, prête-nom ou organisateur réel d'une insurrection armée, âlim


orthodoxe et mystique inoffensif ou hérétique impénitent et syncrétiste
transreligieux audacieux, Bedreddîn de Samavna se trouve au confluent de
114 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

mouvements d'idées et de pulsion politico-sociales, qui, non seulement


menacèrent l'existence même de l'empire ottoman à un moment particulièrement
critique de sa croissance, mais mirent en place les données conflictuelles qui
devaient présider aux relations entre l'État des sultans et de larges groupes "socio-
mystiques" fortement centrifuges qui devaient s'agiter à l'intérieur des frontières
ottomanes, pendant plusieurs siècles.

L'Islam balkanique, entre autres, fut probablement très marqué par la


personnalité d'un soufi qui, né en Thrace, mort en Macédoine, avait agi et recruté
une partie de ses disciples en Bulgarie danubienne où certains groupes se
réclament encore nommément de lui. Mais c'est surtout en Turquie que depuis le
Divan que lui consacra le grand poète Nazim Hikmet et les recherches des savants
turcs et allemands, la popularité de Cheikh Bedreddîn connaît un étonnant regain.

Ainsi, que les raisons relèvent de l'histoire de l'Islam turco-ottoman ou de


l'idéologie politique contemporaine, le cheikh Bedreddîn de Samavna représente
pour beaucoup de Turcs, le prototype de l'homme martyrisé pour une grande
cause. À ce titre, au regard de l'Histoire objective comme à celui du mythe
poétique, il est en quelque manière, ainsi que le nommaient ses disciples du XVe
siècle, une "Lumière (pertev) pour le Pays de Rûm'! et il est "le Mansûr Hallâj
des Turcs".
GLOSSAIRE

NOMS, TERMES, EXPRESSIONS, NOTIONS utilisés dans le texte

Abdâlân-i Rûm = groupe de derviches populaires et guerriers d'Anatolie médiévale


Acayip = récit merveilleux
Agaç Denizi = "la mer d'arbres", autre nom du Deliorman
Agroikos = paysan, rustre (grec)
Ahi = membre d'une confrérie religieuse et professionnelle très active en Anatolie
médiévale
Akbarisme, Akbarien = école de pensée et lignée du "cheikh al-Akbar", Ibn Arabî
Alevî = groupe religieux de Turquie vénérant particulièrement Alî
Alim, pl. ulamâ - savant
Allokota = étrangetés (grec)
Amuca = tribu turque originaire de Bulgarie, réfugiée à Kirklareli, au début du
XX e .
Anal-Haqq - "je suis la Vérité", parole prononçée par Mansûr Hallâj qui le fit
condamner au gibet
al-Andalâs - l'Espagne musulmane médiévale
Apophatisme = raisonnement qui consiste à définir Dieu par ce qu'il n'est pas
Afak = humble, pauvre
Âfik = amoureux, derviche, barde
Bâbâi = cheikhs turcomans qui organisèrent une grave révolte contre les
Seldjoukides au XlIIe s.
Ban = gouverneur, seigneur (slave)
Bâtinî = qui concerne le monde intérieur ; nom donné aux Ismaéliens et à certains
groupes soufis
Bâyezîd-i Vakt = "le Bâyezîd de son temps", surnom de Bedreddîn, par allusion au
grand mystique Abu Yazîd Bistamî mort en 874
Bayram = confrérie de derviches fondée par Haci Bayram
Bedreddînî, Bedreddînîyya = partisan de Bedreddîn et groupe se rattachant à lui
Bektâfî = derviches se rattachant à Haci Bektâ§
Beylik = émirat turcoman
Bid'a = innovation blâmable
Bistamî de Rûm = cf. Bâyezîd-i Vakt
Bogomiles = dualistes de Bulgarie
Câhil = ignorant, païen
Carmates = groupe ismaélien apparu à la fin du IXe s.
116 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Cheikh al-Akbar = "le plus grand cheikh", Ibn Arabî


Choreutes = "danseurs", l'un des noms des Messaliens
Dâ 7 = missionnaire chiite
Dajjâl = l'Antéchrist
Dâr al-Harb = le territoire de la guerre non soumis à l'islam
Dâr al-hlâm - le territoire musulman
Darê Mansûr = rite bektâ§î centré sur le "gibet de Mansûr Hallâj"
Dawla al-Atrâk = "l'Etat des Turcs", l'Egypte mamlûke
Delikanli = jeune homme
Deliorman, Deliormanli - région et habitants turcophones de la Bulgarie
danubienne
Derebey = grand propriétaire foncier
Devchirme = recrutement de jeunes balkaniques pour l'armée et l'administration
ottomanes
Dhimmî = sujet non-musulman d'un Etat islamique
Digénis = "issu de deux races", surnom du héros de l'épopée byzantine, Digénis
Akritas qui était d'ascendance arabo-musulmane et byzantine
Dikhr/zikr = remémoration répétitive du nom de Dieu
Diyâr-i Rûm = l'Anatolie
Donme = apostat ; s'applique en particulier aux partisans de Sabbataï Zevi (1626-
1676), juifs convertis à l'islam
Diizme Mustafâ = le "faux Mustafâ" prétendant à la succession de Bajazet 1 er qui
affirmait être le fils de ce dernier.
Emir alem = le porte-étendard, fonction palatine dans les Etats musulmans
Faqîh, pl. fuqahâ = juriste
Faqîr/fakîr, pi.fuqarâ = le pauvre en Dieu, le derviche
Fetret devri = la période ottomane de l'interrègne entre la bataille d'Ankara ( 1402)
et l'avènement de Mehmed 1er (1413)
Fetvâ/fatwâ = sentence juridique rendue par le cheikh iil-islâm ou par un mufti
Fikra = historiette, anecdote
Fiqh = jurisprudence musulmane
Fitne = révolte, sédition
Fityan - jeunes gens de la Futuwwa
Frenkistan = le pays des Frenk (Francs), l'occident chrétien
Fusûs al-Hikam = "Les Chatons de la Sagesse", oeuvre d'Ibn Arabî
Futûhât al-Makkiyya = "Les Illuminations de La Mecque", oeuvre d'Ibn Arabî
Futuwwa/Futiivvet = mouvement socio-religieux très florissant en Anatolie
médiévale et dans l'empire ottoman
Gagaouze = chrétien turcophone de Bulgarie et de Moldavie
Garaib = choses étranges, merveilles
Gâzt = combattant de la guerre sainte
Gens du Livre (ahl al-Kitâb) = ceux qui détiennent les Livres révélés anté-
coraniques, essentiellement les juifs et les chrétiens
GLOSSAIRE 117

Hadîth = parole du Prophète transmise en dehors du Coran par une chaîne


d'intermédiaires
Hadîth Qudsî = hadîth où Dieu parle à la première personne par la bouche du
Prophète
Halife/KhaUfa = lieutenant, représentant
Hallâj de Rûm = titre appliqué à Bedreddîn par allusion au grand mystique al-
Hallâj, martyrisé en 922
Halveti/khatwatî = derviche de la confrérie des Khalwatîya
Hanéfisme = une des quatres écoles juridiques sunnites, favorisée par les
Seldjoukides et les Ottomans
Hanqâh = couvent de derviches
Hésychaste = moine byzantin appartenant à une tradition mystique basée sur
l'invocation du nom de Jésus
Heyet = l'astronomie
Higoumène = Abbé d'un monastère grec
Hû = "Lui", Dieu
Hurûc = révolte
Hurûfi = derviche se rattachant à Fadlallâh d'Astarâbâd
Ibâhaci = antinomiste
Iconodoulie = vénération des icônes
idiotès = ignorant, illettré (grec)
llm al-Nujûm = la science des astres
llm al-Hurûf= la science des lettres
lshrâqî = adepte de l'école "illuminative" de Suhrawardî Maqtûl
Isâwî = mystique musulman se rattachant particulièrement à Isa (Jésus)
Istiracilik = collectivisme
Ittihâdîyya = monisme existentiel
Jacobite = chrétien syriaque monophysite
Ka'ba = le sanctuaire sacré de La Mecque, de forme cubique
Kâdîasker / Kâzasker = le juge de l'armée, haut dignitaire ottoman
Kâzaskerlik = fonction judiciaire ottomane
Kadirî = derviche de la confrérie Kadiiîyya
Kâfir = mécréant, infidèle
Kalender = au sens strict, derviche appartenant à une confrérie fondée en Perse au
XIII e siècle ; plus généralement tout derviche errant anticonformiste
Kaloyéros / cabyer = moine grec
Kapicibaf i = "le chef des portiers", fonction palatine ottomane
Kapikullart = les esclaves civils et militaires du sultan ottoman
Karamât / charisme = miracle, don
Kenise = église
Kethiida = adjoint de certains hauts fonctionnaires, intendant
Kiztlbaf = "tête rouge", partisan des Séfévides ; plus généralement, alévi
Kiintukenz = désignation abrégée en usage chez les Bektâ§î du hadîth qudsî
"J'étais un Trésor caché..."
118 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Lâzuward = lapis-lazuli
Mahalle = quartier d'une ville
Mahdisme = ensemble de doctrines et de mouvements politiques basés sur
l'apparition de "l'Imâm caché", annonciateur de la fin des temps
Mâh-i Rûm = "la lune de Rûm", surnom de Bedreddîn (Badr al-Dîn, "la pleine
lune de la religion")
Mahone = société par actions qui exploite les ressources et contrôle
l'administration des possessions génoises de mer Egée
Malâmatîyya, Melami = "les gens du blâme", derviches s'attirant la réprobation
publique par leur non-respect des règles religieuses et sociales
Mansûr-i Rûm = cf Hallâj de Rûm
Mantiq = la Logique
Mawlid / Mevltit = poèmes sur la nativité de Mohammad
Medrese / madrasa = établissement d'enseignement juridico-religieux
Menâkibâme = récit des hauts faits, des exploits d'un personnage célèbre
Messaliens ou Euchites - "ceux qui prient", membres d'un mouvement ascétique
chrétiens condamné au concile d'Ephèse en 431
Mesnevî/ Mathnawî = nom d'une oeuvre majeure de Djelâleddîn Rûmî
Mevlânâ = "notre Maître"
Mevlevî ou "derviches tourneurs" = confrérie issue de Mevlânâ Djelâleddîn Rûmî
Monophysites = chrétiens qui ne reconnaissent qu'une seule nature au Christ,
doctrine condamnée par le concile de Chalcédoine en 4SI
Monochitônès = "ceux qui sont vêtus d'une simple tunique", surnom des
partisans de Bôrkliice Mustafa
Miiderris = directeur de medrese
Münkir = athée
Mitrai = hypocrite
Miirîd = disciple
Miirfîd = maître spirituel
Mumsôndii = littéralement "la bougie a été éteinte", allusion aux cérémonies
secrètes de certains groupes (Bektâ§î, Alevî etc...) qui étaient censés se
livrer au libertinage après avoir plongé dans l'obscurité leur lieu de
réunion.
Muhtesib = inspecteur des marchés
Mutasawwif = soufi
Namaz - prière
Ney = la flûte des Mevlevî jouée par le neyci ou neyzen
Papaz/Papas = prêtre
Pauliciens = dualistes professant une doctrine faite de manichéisme et de
christianisme
Pertev-i Rûm = "la lumière de Rûm", surnom de Bedreddîn
Proskinèse = prosternation
Qarmatì = cf. Carmates
Râfidî = membre d'une secte chiite
GLOSSAIRE 119

Rahip = moine
Romanie = l'Empire byzantin
Roumélie = les Balkans ottomans
Rûh al-Qudus = l'Esprit Saint
Râm = l'Anatolie, l'Empire ottoman
Rûnû = Turc ottoman, Anatolien, Byzantin, Grec
Safâ = pureté, clarté
Saint-Synode = assemblée épiscopale du patriarcat de Constantinople
Sapctlar = les ouvriers des mines d'alun
Saruhan = émirat turcoman de la région de Manisa
Séfévides / Safavides = dynastie qui régna sur l'Iran de 1502 à 1736
Semâ / Samâ = la cérémonie des Mevlevî, accompagnée de musique et de danse
Silsile = la "chaîne" spirituelle qui, dans le soufisme lie maîtres et disciples
Sirr-i Mesih = le secret du Messie
Soufl = mystique musulman
Stylarioi = surnom des partisans de Bôrkliice Mustafâ, retranchés dans la région
de Stylarion-Karaburun
Subap = responsable d'une circonscription administrative ottomane
Shahâda = la profession de foi musulmane
Shâfi'isme = une des quatre écoles juridiques sunnites
Sharî'a = loi coranique
$eyh-iil Islâm = le plus haut dignitaire de l'islam ottoman
Tafsîr = commentaire, explication du Coran
Tahtaci = groupe alevî d'Anatolie
Takîye / Taqtya - loi du secret, discipline de l'arcane
Tamerlan = Tîmûr-Lenk (Tîmûr le boiteux), conquérant turc d'Asie centrale.
vainqueur de Bajazet 1er en 1402
Tarîkat/Tarîqa = confrérie de derviches
Tasawwuf= la mystique musulmane, le soufisme
Tekke = couvent de derviches
Tevidhun Nûri = la lumière de l'Unité
Tîmûr = cf. Tamerlan
Torlak = derviche hétérodoxe, souvent hostile au pouvoir ottoman
Triballes = dans les sources byzantines, les Slaves de Serbie et de Macédoine
Turbe = tombeau, mausolée
Ulemâ - docteurs de la Loi coranique, savants
Ulak = courrier, messager
Ustâd = maître
Vilâyet = province, sainteté
Vilâyetnâme = vie de saint
Wahdat al-Wujûd = l'unicité de l'être
Yayla = campement d'été, alpage
Yezîdî = secte d'origine discutée, répandue en Syrie et en Irak
Yildinm = "la foudre", surnom de Bajazet 1er
120 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Yiiriïk = nomade
Zâwiya/zâviye = cellule, couvent de derviche
Zélotes = mouvement socio-politique qui gouverna Thessalonique de 1342 à
1350
Zikr = cf. dhikr
Zindîq = celui qui est accusé de zandaqa, terme qui recouvre toute opposition à la
Loi révélée et à l'Etat (dualisme, schisme, athéisme, libre-pensée etc...)
CHRONOLOGIE

en gras et ital. : faits concernant nommément Bedreddîn et son


mouvement

1204 prise de By zance par les Francs de là JVe croisade


1205-1211 Kay-Khusraw 1 er , sultan seldjoukide de Konya
1205-1221 séjours d'Ibn Arabî en Anatoïie
1207-1274 vie de Djelâleddîn Rûmî
1203-1272 vie de Sadreddîn Qûnawî (Konyali)
1211-1220 règne de Izzeddîn Kay-KâÛs 1er
1220-1237 Alâ al-Dîn Kay-Kubâdh 1 er
1237-1246 Kay-Khusraw II
1240 révolte des Bâbâi contre les Seldjoukides
1243 victoire des Mongols sur les Seldjoukides à Kôse Dag
1248-1270 env. Haci Bekt⧠en Anatolie
1246-1261 règne de Izzeddîn Kay-Kâûs II
1258 prise de Bagdad par les Mongols
1261 prise de Byzance par les Grecs
1261 -1282 règne de Michel Vin Paléologue à Byzance
1260 débuts de la dynastie turcomane des Karamanides
1282-1328 Andronic II Paléologue
1298-1302 rigne du Seldjoukide Alâeddîn Kay-
Kubâdh III, auquel la famille de Bedreddîn, selon
son Men&kibnâme, était apparentée
1290-1324 règne de l'émir ottoman Osmân
vers 1320, naissance de Hiiseyin Ahlâtî
1324-1362 règne de l'émir ottoman Orhân
1326 prise de Bursa par les Ottomans
1331 naissance à Alep de Nimatullâh Walî Kermânî
1331 prise de Nicée/Iznik
1332 env.-1350 Dâvûd al-Kayserî enseigne à Iznik
1347-1354 règne de Jean VI Cantacuzène à Byzance
vers 1350-1360, Ahlâtî et Nimatullâh Kermânî
sont condisciples en Egypte sous la direction de
Sayyid Muhammad Âftâbî
1354-1391 règne personnel de Jean V Paléologue
1354 prise de Gallipoli par les Turcs ; début de la conquête de la
Thrace
1357 mort de Soliman fils d'Orhân, enterré à Bolayir en Thrace
122 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

1354 prise de Malkara et d'Ipsala en Thrace


1359-1361 prise de Dimetoka par Hacci Ilbey i
13S8-S9/760H naissance de Bedreddîn à Samavna en
Thrace, de l'union de Gâzi lsrâîl et de la fille du
gouverneur chrétien de la place
1362-1389 règne de Murâd 1 er
1361-1369 prise d'Edirne/Andrinople par les Turcs
jusqu'en 1378-79, Bedreddîn vit à Edirne avec sa
famille
v. 1380 B. étudie à Bursa
v. 1381, B. est à Konya pour un an
entre 1381 et 1383, B. voyage vers l'Egypte par
Jérusalem
1382 le Circassien Barkûk devient sultan d'Egypte
décembre 1383 (favâl 785) B. arrive au Caire
1384 B. à la Mecque et à Médine puis retour en
Egypte
1386-1418 règne du voïvode de Valachie, Mircea l'Ancien
1389 victoire des Ottomans sur les Serbes à Kosovo
1389-1402 règne du sultan ottoman Bajazet 1er Yildinm
1391 -1425 règne de Manuel II Paléologue à Byzance
1391 naissance d'ismâîl fils de B.
1392-1439 règne de l'émir de Kastamonu et Sinope, Isfendiyâr
v. 1395 B. précepteur de Faradj fils de Barkûk, et
rencontre de Hiiseyin Ahlâtî
1394 exécution, au Nakhitchevan, de Fadl Allâh fondateur du
Hurûfisme
1396 victoire ottomane de Nicopolis sur une coalition chrétienne
1397-1423 règne de l'émir turcoman de Karaman, Alâeddîn
juin 1399 mort de Barkûk et avènement de Faradj
1400 Alî al-A'lâ l'Hurûfî vient prêcher en Anatolie (Kirçehir, région
de Trébizonde ; ses écrits sont diffusés en Roumélie)
octobre 1400 l'Hurûfî Bistâmî d'Antioche assiste au sac d'Alep par Tamerlan
décembre 1400-février 1401, $ahne Mûsâ, serviteur
de B., participe à la défense de Damas face à
Tamerlan
juillet 1402 le sultan ottoman Bajazet 1 e r est écrasé par Tamerlan à Ankara
décembre 1402 -janvier 1403 Tamerlan à Izmir et à Ephèse
fin mars 1403 mort, à Karahisar, du petit-fils de Tamerlan, Mohammed Sultan
avril 1403 des Turcs d'Ephèse et de Milet, ayant fui Tamerlan, signalés à Samos
(séjour de Borkliice Mustafâ à Samos ?)
vers avril 1403 B. à Tabriz et Sultaniyeh où il suit
le convoi qui transporte le corps de Muhammed
mai 1403 Tamerlan à Erzurum
fin 1403 B. dans le camp de Tamerlan au Karabagh
1404-1405, retour en Egypte, mort d'Ahlâtî et
voyage de B. vers Edirne, via Alep, l'Anatolie,
Chios et la Thrace
CHRONOLOGIE 123

1404-1405 exécution du poète hurûfî Nesimî à Alep (selon le


Menakibnâme, 85, B. rencontre à Alep celui qui a
prononcé la fetvû contre Nesimî). Plusieurs auteurs
placent cependant la mort de Nesimî en 1417-18
septembre 1405 déposition du sultan Faradj
1403-1407 Ciineyd Izmiroglu maitre d'une partie de l'émirat d'Aydm
1405-1411 B. à Edirne
v. 1405-06 naissance de Hâfiz Halîl, fils d'hmâîl
et petit-fils de B. Sa mire, Harmana, est de parents
chrétiens.
1410 rencontre entre Ismâîl fils de B. et Bôrkliice
Mustafâ à NizÂr sur le Méandre. Ismâîl y meurt
1407-1411 Cuneyd Izmiroglu, gouverveur d'Achridôs à l'est d'Edirne
1411-1413 règne de Mûsâ Çelebi en Roumélie ottomane
1411-1415 gouvernement de Cuneyd à Izmir
1411-1413 B. Kâdiâsker de Mûsâ; BorklUce,
Kethudâ de B.
er
1413-1421 règne de Mehmed 1 Çelebî
1413-1416 B. en exil à Iznik. Propagande de
BorklUce en pays d'Aydm
courant 1415 prise d'Izmir par Mehmed 1 er ; il nomme Cuneyd gouverneur
ottoman de Nicopolis en Bulgarie
avril 1415 Diizme Mustafâ qui se prétend fils de Bajazet, est à Sinope
juillet 1415 Diizme Mustafâ en Valachie
septembre 1415 troubles sociaux en Crète
courant 1416 révolte et défaite de BorklUce et
Torlak Kemâl à Karaburun et à Manisa
juillet 1416 B. à Sinope chez Isfendiyâr
automne 1416 B. en Valachie et en Bulgarie. Il est
arrêté et conduit devant Mehmed 1er, à Serrés en
Macédoine
octobre 1416 Diizme Mustafâ et Cuneyd en Bulgarie et en Macédoine
novembre-décembre 1416 Diizme et Ciineyd assiégés dans Thessalonique par
Mehmed 1er
18 décembre 1416 (vendredi 27 du mois de favài
819 H.) exécution de B. à Serrés
1419 mort du cheikh hurûfî Alî al-A'iâ
1421-1451 règne de Murâdll
entre 1421 et 1451, contacts de Cheikh Djuneyd le Séfévide avec les Sadreddînî à
Konya et les Bedreddînî dans le mont Amanos près d'Antioche
1422 Murâd II vainc et exécute Diizme Mustafâ
1422 reconquête de l'Aydmeli par Cuneyd avec l'aide des Turcs de
Karaburun
1422-23 Hâfiz Halîl, petit-fìls de B. imâm d'Eski
Carni à Edirne
1425 assiégé dans le fort d'Ipsili, Ciineyd est pris et exécuté par les
Ottomans
1444 victoire de Murâd II sur les croisés à Varna
124 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

1444 exécution à Edime d'un Hurûfî ami du futur Mehmed II


1448 H.H. à Goyniik avec ses deux oncles auprès
d'Àkfemseddîn
octobre 1448 H. H. participe à la campagne de
Murâd II contre les Hongrois de Jean Hunyadi, puis
va à Plovdiv, Zagra où il rencontre les anciens
partisans de B.
1448-1453 H. H. à Edirne
1451-1481 règne de Mehmed II le Conquérant
1453 H. H. prend part à la prise de Constantinople
1454 mort de B istâmî d'Antioche
1454 H. H. gardien du tiirbe de B. à Serrés
1455 H. H. rejoint sa famille à Samavna en
passant par Dimetoka entre 1455 et 1460 rédaction
probable du Menâkibnâme de B.
1481-1512 règne de Bajazet n
1491 mort de Mollâ Ilâlt de Simav, commentateur
du Vâridât de B.
juillet 1492 un Torlak tente d'assassiner Bajazet II en Albanie
1511 révolte de Châh Kulu
1512-1520 règne de Selîm 1 e r
1516 mort de Muhyîddîn Muhammad d'Iskilip,
commentateur de B.
1520-1566 règne de Soliman le Magnifique
1520 révolte de Châh Velî
1526 exécution du Mollâ Kâbiz
1526-27 révolte de Kalenderoglu qui se prétend descendant de Haci Bektâ§
1528-29 exécution du Melâmî Ismâîl Maçûkî
1540 exécution de Seyyid Ibrahîm
1561 exécution du cheikh Hamza de Bosnie
1571 Mesures contre les Bedreddînî de Varna et
d'Anchialos
1571 massacre d'Hurûfï en Bulgarie
1617/18-1694 vie de Niyâzî Misrî, poète mystique,
commentateur et admirateur de Bedreddîn et d'Ibn
Arabi
BIBLIOGRAPHIE

nota : les abréviations utilisées dans les notes figurent ci-dessous en caractères
italiques précédant les ouvrages et revues concernés. Certaines éditions datées
selon le calendrier musulman sont suivies de la lettre H. (Hégire)

I- D I C T I O N N A I R E S , ENCYCLOPÉDIES,
BIBLIOGRAPHIES, OUVRAGES CHRONOLOGIQUES,
CATALOGUES, CARTOGRAPHIE, GUIDES,
MANUELS

Bursali, M.T., Osmanli Miiellifleri, 3 vol., Istanbul, 1333 H.


Cuinet, V., La Turquie d'Asie, Géographie administrative, statistique, descriptive
et raisonnée de chaque province de l'Asie-Mineure, 4 vol. Paris 1890.
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II- SOURCES : COLLECTIONS, RECUEILS et


abréviations correspondantes

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vol. (1872-1906) ; Lois, 2 vol. (1841 et 1843).
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Romanie, 1 (1329-1399), 2 (1400-1430, Paris, 1958, 1959.

III SOURCES : AUTEURS et abréviations


correspondantes

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Abû Satd cf Monawwar, Biblio. IV
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Ahmedî cf Biblio. II : Atsiz.
Ahmedi-Ünver = Ahmedî, Iskender-Nâme, inceleme-tipkibasim, éd Ünver, I.,
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Bedreddîn, cf aussi Biblio. IV : Kissling.
Bedreddin-mnk cf infra, Hâfiz Halîl-mnk
Bedreddîn-Wâridât = Dindar. §ayh Badr Al-Dîn Mahmûd et ses Wâridât, Ankara.
1990.
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Ibn Ambî-Niche des Lumières = Ibn Arabî, La Niche des Lumières, trad. Vâlsan,
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Ibn Arabî-Stations de la Sagesse = Muhyi-d-dîn Ibn Arabî, La Sagesse des
Prophètes (Fuçûç al-Hikam), trad. Burckhardt, T., Paris, 1955.
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IV- ÉTUDES M O D E R N E S , REVUES, MÉLANGES,


A C T E S DE C O L L O Q U E S et a b r é v i a t i o n s
correspondantes

La totalité des articles utilisés figurent en notes. Ceux qui ont été le plus
fréquemment consultés, sont également cités ci-dessous, ainsi que les recueils
d'articles (collection Variorum, etc...) les plus importants pour le thème
abordé ici. Sont aussi indiqués un certain nombre d'ouvrages qui, sans être
toujours nommément signalés dans les notes, ont globalement servi à
l'élaboration de la présente étude. Cette dernière précision est également
valable pour les parties, I, II et III de cette bibliographie.

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INDEX

Abdâl : 108 Al-Aqsâ : 43


Abd al-Razzâq Kermânî : 52 Al-Askalânî cf. Ibn Hadjar
Abdâlân-i Rûm : 38 Albanais, Albanie : 1-3
Abdel-Kader: 106 Al-Aynî : 44, 48
Abdul Azîz : 40, 41, 92 Alep : 24, 44, 49, 53, 54, 65, 86,
Abdiil Hamîd II : 8 107, 108-110
Abdul-Lâtif : 43 Alevî : 6, 26, 54
Abramios (Jean) : 43 Alexandre Sisman : 75
Abû Hanîfa : 87, 103 Alî : 25, 31
Abû Madyan al-Mahgrebî : 6, 7, 107 Alî al-A'lâ : 109
Abû Satd : 12, 46, 100 Alî Bey (gouverneur de Lydie) : 73,
Abû Yazîd cf. Bistâmî 75
Achridôs (Bulgarie) : 67, 68, 89, Alim : 36, 41, 46, 64, 74, 112
106 AXXÓKora : 80, 88
Adorno (Battista) 60 Altinda; 29
Afghanistan : 4 Amanos . 54
Afitâbî Merzifunî : 51 Amuca : 102
Aflâkî / Eflâkî 12-14. 16. 18. 20. Anâ'l-Haqq : 107. 11 1
22, 26 Anchialos : 102
Agaç Denizi : 97 Andrinople / Edirne : 74, 90
Agnis (Phrygien) : 32 Andros : 76
Aypoiicoi : 74, 78 Ankara / Ancyre : 61, 95
Ahi : 7, 64 Ania cf. Enia
Ahlât : 37, 48, 49, 52 Antioche de Syrie : 54
Ahlâtî cf. Hiiseyin Antioche du Méandre : 64, 109
Ahmad b. Hâ'it : 11 Arda : 67, 89
Ahmed, oncle d'Hâfiz Halîl : 94 Ardabil : 51, 110
Ahmedî : 43, 55 Arif Çelebi : 20, 22
Ainos : 62, 65 Arménie : 48
Akmaleddîn al-Bayburtî : 43, 45 Arménie (Petite) : 17, 21
Aksaray : 55, 94 Arméniens : 51, 109
Aksarayî (Hâmid) : 95 Arsuz : 110
Ak$emseddîn : 55, 94-96, 106, 110 Ashraf Barsbây : 109
Alâeddîn Alî al-Arabî : 54, 103 A§ak : 72, 74
Alaouites : 54 A§ik : 30, 59, 111
Alaçehir/Philadelphie : 91
INDEX 143

A;ikpa§azâde : 25, 38, 54, 70, 86, Bayram Veli (Haei) : 35, 38, 55, 94,
87, 95, 109, 110 95
Astarâbâd : 42 Bedbaht sufiler : 74
Attar : 7, 30 Bedreddîn de Samavna : passim
Avnik : 51 Bedreddînî: 18,96,111
Ayasoluk / Altologo / Ephèse : 43, Bedreddînîyya : 42,94,97,108
76 Bedriiddîn mahallesi : %
Aydin : 43, 61, 63, 65, 68, 70, 71, Behcetiittevâiîh : 70
74,90 Bektach / Bekt⧠(Haci) : 1, 2, 4, 5,
Aydineli : 56, 64, 69, 90 24, 33, 35, 59, 60, 81, 97, 108,
Aydinoglu : 43, 56, 61 110
Ayîn : 59 Bektachi / Bektâ§î : 3, 6, 17, 18, 37,
Ayn al-Daula : 15 54,68,96-98, 100, 102, 111
Ayiloglu : 86 Bey / Beg : 27
Ayyoubides : 33 Beylik : 55
Azap Bey : 82 Bid'a : 8
Azerbaïdjan : 37, 48, 50, 51, 52, Bistâmî (Abdunrahman) : 54,109
110 Bistâmi (Abû Yâzid) : 105, 106
Bistâmî de Rûm (Bedreddîn) : 38,
Bâbâ : 64, 65 47, 108
Bâbâ Ilyas : 25, 26, 60, 77 Bitlis : 52
Bâbâ Ishâq : 26 Bolayir : 65
Bâbâ Rasûl : 26, 64 Bosnawî / Bosnevî : 8, 106
Bâbalâ. 49 Bouddhistes : 6, 7
Bâbâi : 25, 33, 53, 64, 86 Boucicaut : 60
Bagdad : 4, 7, 37, 107 Bôrliice Mustafâ : 34. 56. 63. 64.
Bahâdur al-Rûmî : 44 68, 70, 71, 76, 89, 90, 94. 95,
Bajazet I er / Beyâzîd I er / Bâyezîd Ier : 103, 104, 108, 111
47, 50, 54, 61, 75. 84, 95 Bryela / Urla : 91
Bajazet II : 72,95, 97 Bulgares - Bulgarie : 2, 3, 64, 68,
Bâlî Efendi : 92, 101, 102, 106 75, 81, 83, 95-98, 102, 114
Balim Sultan : 26, 97, 98, 110, 111 Buondelmonti : 76
Balkans : 1, 2, 4, 29, 44, 83 Burdjî : 44
Balkh : 11 Bursa / Brousse : 8, 41, 45, 47, 54,
Bân : 41 63-65, 94, 95
Barkûk : 44, 45, 48, 49, 50 Bithynie : 73
Baf iistiine : 59
Bâtinî : 104 Câhil : 74
Bâyezîd Pacha (Grand vizir de Le Caire : 43, 44, 47, 51, 55, 69,
Mehmed I e r ) : 67, 70, 71, 73, 105
83, 87 Caloyer : 74
Bâyezîd-i Vakt : 47 Candaroglu : 81
Bayramî : 6, 109, 110 Candie : 61, 62, 76, 78
Bayramîyya : 94, 95 Cappadoce : 1, 17, 27
144 ISLAM M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Carmathes cf. Qarmates Dirham : 50


Carpocrate : 100 Divân : 35, 114
Cemaziyelâhir : 106 Diyâr-i Rûm : 38
Césarée cf. Kayseri Djamâl al-Dîn al-Qaysârî : 44
Chamanistes : 4, 67 Djânik : 20
Châtelain / Castellanus : 60 Djâzibe : 46
Chiites : 26 Djelâleddîn Rûmî : 11
Chine : 23 Djemâleddîn Sâvî : 64
Chio / Chios / Sakiz : 34, 56-58, Djumada : 50, 69
61, 72, 74, 76, 77, 82, 105, 108 Djuneyd le Séfévide : 54, 110
Chirvan : 51 Djurdjânî : 43, 45
Choreutes : 32 Dobroudja / Dobrice : 66, 83, 101,
Clavijo : 51, 76 102
Clazomènes : 91 Domaniç : 63
Clément d'Alexandrie : 33 Domenego de Alemania : 77
Cordoue : 6, 12 Dorlak Hû Kemal cf. Torlak
Coumans : 97 Doucas / Doukas : 34, 43, 56, 63,
Crimée : 81, 82 68, 70, 74-76, 78, 85, 103
Cressy : 63 Dônme : 100
Crète/Crétois : 61, 62, 78, 79 Dugâlâr / Duvicalar : 64, 83
Ciineyd : 56, 66, 68, 75, 80-91, 94, al-Durar al-Kâmina : 48
110 Durrat al-fâkhrirah : 6
Cü'rel 55 Diizme Mustafâ 68. 8 0 - 8 9
Çelebi Halifc .101
Ebû Su'ûd : 99. 101
Dajjâl : 104 Ece : 41
Dâ'î : 50, 72, 109 Edirne / Andrinople :8, 41, 47, 55,
Damas : 8, 12, 17, 43, 47, 49, 53 59, 63, 65, 68, 82-84, 88, 94-
Danube : 1, 66. 68. 81. 83, 84. 89, 97, 108
90 Efendipoulo : 23
Dâr al-Harb : 38,41 Eflâkî / Aflâkî : 12, 107
Darende : 49 Égypte - Égyptiens : 1, 43, 45, 52,
Dâvûd de Kayseri : 8, 37, 106 53, 56, 65, 81, 107, 108, 110
Dawla al-Atrak : 44 Elvan Çelebi : 25, 60, 78
Delikanh : 64 Emir Alem : 82
DeIiorman/7VAfrfp//ai' : 66, 82, 97, Emir Sultan : 60
98, 100, 101 Emre / A§ik : 30
Demir Baba : 98 Enia / Ania : 79
Derebey : 91 Enoz / Ainos : 59
Dhîkr : 33, 46, 48, 62 Ephèse / Ayasoluk / Selcuk : 35,
Dhimmî : 9 74, 89
Digenis Akritas : 40 Erythrée / Ildir : 91
Dimetoka / Didymoteichon : 96, 97 Erzurum : 51
Dinsiz : 80 Eski Cami : 94
INDEX 145

Evren (Ahí-): 26 Hacci Ilbeyi : 41,97,110,111


Haci Bekt⧠Ogullan : 26
Fadl al-Hadathí: 11 Haci Pacha : 43, 45, 56
Fahreddín le Persan : 42, 83, 87 Hadîth : 49
Fakir : 46, 72 Hadîth Qudsî : 105,111
Faqih: 41 Hâfiz Hâlîl : 39, 41, 42, 51, 54-56,
Faradj, sultán d'Égypte : 45, 47,53 65, 68, 69, 82, 83, 85, 94, 96,
Fazlallih / Fadl Alláh d'Astarábád : 97
42, 51, 108, 109 Halife : 48,92
Fenaií (Molla-, voir §emseddín): 8, Hallâj : 6, 12, 83, 106, 107, 109
9, 42, 43, 45, 106 Hallâj de Rûm / Bedreddîn : 38,41
Ferece / Feredje : 21 Halvetî : 102
Fetret Devri : 67 Hamîduddîn / Hamîd al-Kayserî : 55
Fetvá / fatwá : 54, 87, 99, 100 Hamza (cheikh- de Bosnie) : 88,110
Feyzulláh : 42 Hanqâh : 45, 46, 48
Fikra : 26 Haqqa Vassâl : 48
Fiqh : 36, 43, 46, 51, 94, 95 Hasht Bihisht : 72
Fityán : 64 Hâtûn Umm Yûnân : 7
Francs : 9, 31 Haydar es-Sultan : 29
Frengistan : 29, 60 Haydar Haravî : 87,99
FukahS: 81 Hey'e : 95
Fukara : 75, 81, 105 Hisarcik : 29
Fusüs al-Hikam : 35, 96, 97. 103, Hoca Alî: 51,99
106 Hongrois : 66, 95
Futúhát : 10 Hospitaliers : 61
Futuwwa : 7, 8 Hû : 59
Fütüvvet : 26 Hunyadi (Jean) : 95
Hurûc-i Ibn kâdî Simâvne : 82
Gagaouz : 67, 83. 97. 102 Hurûfî : 42, 51, 54, 62. 87. 98.
Ganos : 63 100, 108-110
Garaíb: 88 Hurûfîyya : 108, 111
Garáib Nesneler: 80 Husâm Çelebi : 41
Gattilusio : 59, 62 Husrev (Molla) : 94
Gaza: 45 Hûseyin Ahlâtî : 39, 46, 48-50, 52,
Gázi: 3, 26, 38, 40, 41, 67, 68, 97 53, 54, 100, 109, 110, 112
Gází Isráil: 41, 97
Genes: 59 Ibâhaci : 70
Georges de Hongrie : 30,62 Ibâhat Mezhebi : 71
Germiyan : 27, 54-56, 107 Ibn Arab : 45
Ghazálí (Ahmad) : 8, 12, 36, 107, Ibn Arabî (Muhyiddîn, cheikh al-
107 Akbar) : 2, 5-11, 32, 33, 35, 37,
Ghazálí (Abú H3mid): 36 42, 43, 92, 96, 101, 103, 105,
Góynük : 94, 95, 110 107, 109, 111, 112
Gülsení: 103 Ibn Arabshâh : 70, 75, 81, 87
146 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Ibn BattOta : 50, 64, 94, 95 Janissaires : 2, 26


Ibn al-FSridh: 30 al-Jairâ: 11
Ibn Hadjar al-Askalani: 48 Jérusalem : 9, 43, 45, 53, 83
Ibn Khaldfln : 45, 47, 74
Ibn Sabtn : 105 Kaazi'l Kuzât : 41
Ibn Taghriberdi: 4 5 , 4 8 , 50 KaT>a : 5, 11, 23, 96, 100
Ibn Tulfln : 45, 53 Kâdî Ahmed de Nigde : 55
Ibrahim b. Abd Allah al-Ahlati al- Kâdîasker : 66,71, 89
Sharif al-Darendi: 49 Kadirî : 99
ISturqs : 74 Kâfirûn : 100
Idris de Bitlis : 69, 72, 75, 86, 87 Kale : 60
Ilm al-Hurflf: 109 Kalender : 37, 49, 65
Ilm-i NujGm : 42 Kalendeiîyya : 64
Ilyas de Karaburun : 95 Kalender Chah (Kalenderoglu) : 26,
Indes : 2 3 , 4 3 108
Ionie : 55, 61, 68, 72, 73, 75, 89, Kaloyani : 15
95 al-Kâmil : 9
Ipsili : 91 Kapiciba§i : 85
Iran : 37 Kapikullari : 67, 83, 88, 90
Ir£n6e de Lyon : 109 Kaplica (medrese, Bursa) : 42
IrsSd: 88 Karabagh : 51
Isa Aydinoglu : 61 Karaburun : 64, 70. 71, 74, 77, 89.
Isa Qelebi : 63 90
Isawl . 7, 10, 86, 105, 109, 110 Karaca Ahmed. 29
Isfendiyar : 68, 81, 84. 107 Karahisar : 51
Isfendiyar Beg : 69. 71. 80 Karaman-Karamanie 54, 55. 75.
Ishraq : 8 94, 110
Iskenderun . 1 1 0 Karamanoglu : 55
Ismail (fils de Bedreddin) : 46, 56, Karamât / Keramet / Xapicrfiara
65, 92 33, 57, 111
Ismatl (fils d'IsfendiySr): 81 Karaosmanoglu : 91
Isma'il Ma§uki : 110 Karn / Qarin / Karine : 94
Isra'il (cadi): 47, 92, 97 Kars : 109
I§tirak5ihk: 79 Kastamonu : 69
Ittihadiyya: 9 8 , 1 0 5 Kaygusuz Abdâl : 31
Izmir / Smyrne : 56, 61, 64, 68, 75, Kay-Kâûs I e r : 7-9
82, 88, 90 Kay-Khusraw I e r : 7
Izmiroglu / Ciineyd : 56, 88 Kay-Qubâd m (Alâeddîn) : 40
Iznik / N i c i e : 8, 69, 70, 80, 92, 94, Kayseri / Césarée de Cappadoce : 9,
99 25, 27, 45
Izzeddin Kay-Kails : 31, 38, 66, 67, Kazaskerlik : 66, 68
83, 98 Kazova : 86
Kemâl cf. Torlak-Hu Kemâl : 64, 75
J3mi : 8 Kenise : 41
INDEX 147

Ke§i§ Dag : 60, 63, 64 Mantiq : 42


Kethudâ : 68, 71, 74, 89 Manuel II Paléologue : 67, 85,95
Khorassan : 4, 11, 12, 25, 70, 107 Maria (confidente de Bedreddîn) : 46
Kihç Arslan n : 9, 24 Maritza / Meriç / Evros : 59, 110
Kirklareli : 102 Marsyas : 32
Kirmânî : 8, 12 Maruffo : 60
Kirçehir : 25,109 Mathieu dUphèse : 61
Kizilba§ : 26, 67, 102, 111 Mazaris : 91
Kizil Deli : 97 Mawlid / Mawâlid / Mevlut : 33
Klaudiotès : 91 Méandre / Biiyùk Menderes : 56, 64,
Konya / Iconium : 2, 7, 8, 12, 15, 69, 74, 94
18, 20, 21, 23, 42, 54, 106, 110 La Mecque : 7,69
Korsinâme : 109 Medrese : 8, 13, 37, 42, 47, 52, 64,
Kossovo : 2 65
Kuru Dag : 64, 65 Medrese Kaphca cf. Kaphca : 42
Kuzu bayrami : 100 Mehmed b. Alâeddîn Alî : 54
Kubra (femme de Hâfiz Halîl) : 95 Mehmed 1er : 42, 68, 70, 73, 81,
Kutahya : 63 83, 85, 90, 98
Mehmed I e r : al-Kiriscî ; Çelebi :
Lâzuwardî : 49 63, 67, 69, 81, 89
Lesbos : 72 Mehmed II : 39,42, 60, 81, 94
Lituaniens : 1 Melâmî-Melâmîyya : 30, 46, 94, 95
Lydie 73 Menâkibnâme : passim
Menavino : 109
Macédoine : 2, 3, 84, 98, 114 Mene : 25
Madjeddhin al-Rûmî : 7 Merâm : 18
Mahârim : 104 Mesnevî / Mathnawî : 35
Mahdi : 4, 49, 104, 105 Mente$e : 61, 63
Mâh-i Rûm (Bedreddîn) : 108 Mevlânâ Djelâleddîn cf Rûmî : 2, 4,
Mahmûd Hudayi : 60, 102 5, 11-24, 30, 32, 35, 48, 86,
Mahmûd Pacha (Grand Vizir) : 60 107
Mahone : 61 Mevlevî : 6, 13-15, 20, 21, 29, 105,
Makhairas (Léonce) : 106 108, 110
Makrîzî : 44 Michel / Kôse Mihal : 41
Malâmatîyya : 80 Mihaloglu, Mihaloglullan : 40, 67,
Malkara : 65 68, 97
Mamelouks : 44, 47, 50 Mircea l'Ancien / Mirçi : 66, 68, 80,
ManâsUr medresesi : 42 81, 82
Manhal al-Sâfhi : 48 Misrî (Niâzî) : 8, 92, 98, 103, 111,
Manisa / Magnésie du Sipyle : 71, 112
73 Moldaves : 81
Mansûr de Rûm / Bedreddîn : 4, 37, Mongka : 6
83, 107, 108, 112, 114 Monophysites : 3
Mansûrîya : 43 Morrha / Achridôs : cf. Achridôs
148 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

HovoxÎTuves : 73, 74 Nimatullâh Walî Kermânî : 52, 54,


Mubârakshâh al-Mantiqi : 43 110
Mueyyed : 47 Nishâpur: 25
Muhammad Sultan : 50, 103 Nizâr / Nazâr : 56, 64, 69, 74
Muhtasib : 44 Nushirevân : 70
Mumsöndü : 100, 103 Nûteddînzâde Muslihiiddîn Mustafâ :
Munlâ-i Rûm (Bedreddîn) : 108 103
Murâd I e r : 42 Nûre SÛR : 55
Murâd II : 42, 62, 84, 87, 90, 94, Nûrii'l-Kulûb : 82, 99
95, 110 Nusairî : 54
Mûsâ Çelebi : 66-69, 80-82, 85, 89, Nysa ad Maeandrum / Eski Hisar :
90, 97 57
Mustafa (Börklüce) : 69
Mustafâ (oncle de Hâfiz Hâlîl) : 94 Olympos le Phrygien : 32
Mutasawwif : 104 Orhan (sultan ottoman) : 41, 63
Müderris : 13, 42, 106 Oruç Bey : 40. 6 8 , 7 1 . 7 5
Müfsid : 83
Miinkir : 55 Pachymère : 79
Mûraî : 75, 80, 104 Palamas (Grégoire) : 64
Miirîd : 60, 68, 70, 72, 80, 94, 99, Palatia / Milet / Balat : 63, 77
112 Paléologue (Manuel II) : cf. Manuel
Miirîd (Has-) : 56 n
Mûr§îd : 94 Palingénésie : 109
Papas / papadhès . 58
Nabla : 32 Patmos : 62
Nakhitchevan : 51 Péra : 61
Naïm Bey de Frashen : 29 77eptcXiTzias Movaraipa s cf.
Namaz : 28 Bôrkliice Mustafâ : 73
La Navas de Tolosa : 9 Persans-Perse : 6, 8, 23, 52
Naxos (duc de) : 61 Pertev-i Rûm (Bedreddîn) : 38, 45,
Nazim Hikmet : 40, 114 108, 114
Nea Moni (mon.) : 77 Perwâne / Pervâneh : 22
Nesîmî (Imadeddîn) : 54. 86, 107- Philippopolis / Filibe / Plovdiv : 95
109 P h o c é e : 79
Ne§rî : 71, 75, 88, 96 Phocée (Nouvelle-) : 62
Ney : 32 Phrygie : 73
Neyci / Neyzen : 46 Pir : 101
Nicolay (Nicolas de) : 108 Pir Sultan Abdâl : 80
Nicopolis (Bulgarie) : 84, 89 Platon / Aflâtûn : 7
Nigde : 55 Platon (couvent) : 20, 21
Niksar / Néo-Césarée : 57 Pléthon (Georges Gémiste) : 79
Le Nil : 46, 52 Plovdiv cf. Philoppopolis : 95, 97
Nil de Rossano : 79 Podestat : 61
INDEX 149

Prophète-Elie (Monastère du-, Salonique cf. Thessalonique : 44


Samos) : 77 Saltuknâme : 59
Proskynèse : 80 Samarkand : 51
Samavna / 'Aßfiößowov : 35, 89,
Qânsûh Ghawrf : 109 96,97
Qarmates : 4, 79 Samos : 74, 76, 77, 79, 100
Sapçilar : 95
Raguse / Dubrovnik : 62 Sapçi Ibrahim : 95
Râfidî : 50 San Ismail : 29
Rahip : 58 Sari Saltuk : 60, 80, 97, 111
Raka : 80 Saruhan / Lydie : 63, 64, 75, 96
Rasûl Bâbâ : 29 Sayyid Muhammad Âftâbî : 51
Refîi : 109 Schiltberger : 51
Rethimo / Réthymnon : 78 Selîm I e r : 8 , 9
Rhodes : 105 Selîm II : 97
Rouraélie : 2 Semâ : 8, 14, 46, 105
Rubrouck (Guillaume de) : 6, 7, 51 Serrés : 66, 81, 83, 86, 87, 96, 99,
Rûhullâh : 58 100, 107
Rûh al-Quds : 6 Seyyid Gâzî : 110
Rûm / Romanie : 4, 6, 7, 43, 53, Seyyid Gâzî Tekkesi : 97,111
54, 65, 107, 108 Silistre : 66, 83, 97
Rûm-ili / Roumélie : 4-7, 38, 41, Silsila : 12, 107
47. 64, 68, 90, 109 Simavna Kadisioglu (Bedreddîn)
Rûmî. 38, 44 70, 110
Rûmî (Djelâleddîn-, Mevlânâ) : 4, 7, Simavî : 101-103
8. 10, 33. 35. 41. 45. 46. 106. Sinan ed-dîn Aq Chehrî : 17
107, 111 Sinânî : 103
Sinassos / Sineson : 27, 28
Sadeddîn : 9, 82 Sinope : 81, 84, 94
Sadreddîn de Konya : 7, 8, 11, 12, al-Sirozî : 96
37, 42, 96, 106, 110 Sirr-i Messih : 58
Safâ : 59 Sis / Kozan : 17, 20
Safavides / Séfévide : 51, 98, 110 Sitia : 78
Saint Charalambos : 1, 28 Siwâsî : 106
Saint-Chariton de Konya : 21 Smyme cf. Izmir
Saint François d'Assise : 33 Solakzâde : 82, 85
Saint Georges : 111 Soliman ou Siileyman (fils de
Saint-Jean de Patmos / S. Zuane de Bajazet I er ) : 89
Pathmos : 62 Soliman fils d'Orhan : 41, 68
Saint-Jean Prodrome de Serrés : 96 Soliman le Magnifique : 26, 101,
Sâkin : 59 110
Sakiz / Chio : 57 Spandoni / Spandugino : 65, 95,
Saladin : 33 108, 109
Salâh ed-dîn (cheikh) : 19 Stylarion-Stylarioi : 72, 73, 75
150 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

Suhrawfirdi : 8, 7 6 , 1 1 1 Tekke : 28, 2 9 , 9 6


Sultaniyeh : 51 Temennaï : 109
Sultan Veled : 23 Tenou Ormon / Teleorman : c f .
Suluca Kara òyiik / Haci Bektà$ : 25 Deliorman
Sunna : 10 répara : 80
Siileyman £elebi : 33, 106 Tersâ : 13
Siirme : 64 Tersân îstîd : 13
Syrie : 17, 23, 53, 54 Teshîl : 69
Tevârih-i Âli'Osmân : 70
Shahàda : 76 Tevhidun Nûri : 59
§ahne Musa : 46 Theologo / Ephèse : 63
Shàhruh : 81 Thessalonique / Salonique : 84, 85,
§an-i §erif : 82 98
Sharia : 70, 87 Thiryanos (Alâ-ed-Dîn) : 14
Shavvàl : 45 Thrace : 2, 3, 38, 63, 73, 84. 88,
Shemseddin Djazari : 51 90, 98, 102, 114
Semseddin de Tabriz : 23, 48, 95 Timur / Tamerlan : 50, 51, 55
Shaykhflniya / Seyhùniyye (medrese) Timurta§ : 44
: 43, 45, 53 Tire / Thyrée : 57, 68, 89, 90
ShMn : 45 Tirmidhî : 11
§eyh Bedriiddin Efendi Tiirbesi : % Torlak Hû Kemâl : 71, 72, 108
§eyhi : 109 Torlak : 49, 53, 56, 63-65, 74, 75.
§eyh-i Rflm/Haci Bayram 38. 108 95. 108
§eyh ul-Islàm . 41, 101 Tourloti (monastère de-Chio) 72.
Sisman : 73, 75, 89 77, 79
Sisman (tsar Jean) : 75 Triballes : 98
Shukrullàh bin Shehàbeddin 70. Turcomans / Turkmen : 53-55, 64
75, 76 Turbe : 8, 9, 29, 96, 100

Tabriz : 48, 50 Ulak : 94


Tafsir : 94, 95 Ulamâ / Ulema : 12, 44, 67. 87.
Tahtaci : 26 103
Takiye : 99, 104, 111 Umur II d'Aydin : 61
Tamerlan / Timur-Lenk : 47, 50, 51, Urgiip : 27
54, 57, 61, 76, 79 Ustâd : 94
Tarchianotès (Jean) : 79
Tarikat / tariqa : 27, 29, 108, 110, Valachie : 66, 81, 84, 89, 98
112 Vardar Yenicesi : 91
Taijumàn al-Ashwaq : 11 Vâridât : 36, 66, 87, 102-106
Tartares : 6, 51, 81 Varna : 66, 83, 97, 102
Tasawwuf : 5-7, 11, 13, 28, 37, 64, Venise : 61
98, 104, 106 Vilâyet : 71
Ta§kdpriizSde : 42 Vilâyetnâme : 24, 25, 27, 59, 108
Tavas : 29
INDEX 151

Wahdat al-Wujûd : 8, 105 Yunus Emre : 5, 24, 29-31, 35, 37,


Wâlîd : 9 53, 100, 111
Yürük : 96
Yakûb II : 55 Yûsuf (mollâ) : 41
Yambol : 102
Yayla : 63 Zadeh al-Ahlâtî : 50
Yayla Dag : 64 Zagra / Zagora / Eski Zagra : 64, 82,
Yazicioglu : 106 95, 97
Yemen : 23 Zâwiya : 27, 28,49, 96, 97, 110
Yeramana : 23 Zemzem : 100
Yesevî (Ahmed) / Haydar : 7, 25. Zeno (Pietro) : 76
29, 30, 108 Zerküläh : 73
Yezîdî : 100 Zeybek : 91
Yildirim : cf. Bajazet I e r Zîkr : 59
Yougoslavie : 1 Zindîq / Zandaqa : 54, 70, 76, 80, 87
Ziyarct Gâh : 100
Liste des illustrations:

Frontispice: Miniature représentant Bedreddîn.

1. Tiirbe de Mevlânâ Djelâleddîn Rûmî à Konya 155

2. Mosquée de Mehmed 1 er Çelebi à Dimetoka/Didymoteichnon 155

3. Vue d'Andrinople (Edirne) 156

4. Eski Carni (Edirne) 156

5. Mosquée de Murad 1 er à Bursa 157

6. Mosquée d'Alâeddîn Kay-Kubâdh à Konya 157

7. Mosquée d'Ibn Tulûn au Caire 158

8. Vue d'Alep 158

9. Al-Aqsâ à Jérusalem 159

10. Aydin-Giizelhisar et la vallée du Méandre 159

11. Nysa-Hisâr : Nizâr (?) 160

12. L'antique Nysa ad Maeandrum près de Sultanhisar 160

13. Le port de Chios 161

14. La ville de Pythagorion 161

15. Le détroit de Samos 162

16. Paysage de la presqu'île de Karaburun à l'ouest d'Izmir 162

17. Paysage du Karaburun (Stylarion) 163

18. Forteresse de Selçuk 163

19. Vue d'Iznik 164


154 I S L A M M Y S T I Q U E ET R É V O L U T I O N ARMÉE

20. Thessalonique : muraille 164

21. Le bedesten de Serrés 165

22. Le tiirbe du Sultan Mahmûd II sur Divan Yolu à Istanbul 165

23. Folio de l'unique manuscrit du Menâkibname de Bedreddîn 166

24. L'exécution de Bedreddîn 167

25. Calligraphie contemporaine 168

Liste des cartes :

1. Samavna près d'Edirne. Lieu de naissance de Bedreddîn 169

2. Les voyages de Bedreddîn et les lieux d'apparition de ses partisans 170

3. Ibn Tulûn et Shaykhûniva au Caire 171

4. L'émirat d'Aydiri au début du XV e siècle 172

5. Bedreddîn et la Bithynie 173

6. La Roumélie ottomane au début du X V e siècle 174

7. Bedreddîn et la vallée de la Maritza-Meriç-Evros 175


I L L U S T R A T I O N S 155

2. M o s q u é e de M e h m e d 1 e r Çelebi à Dimetoka/Didymoteichon, ville natale


de Balim Sultan organisateur de la tarikat Bektâ§î.
Le père de Bedreddîn. Gâzî lsrâîl participe aux premières conquêtes turques,
eu Thrace ( M e n â k i b n û m e 10-12).
156 ISLAM MYSTIQUE ET R É V O L U T I O N ARMÉE

3. V u e d'Edirne/Andrinople.
B e d r e d d î n et sa famille s'y installèrent dès la conquête.

4. Eski Carni à Edirne.


Le petit-fils et b i o g r a p h e de Bedreddîn, Hâfiz Halîl, y fut imâm.
6. Mosquée d'Alâeddîn Kay-Kubâdh à Konya.
À Konya, Bedreddîn étudie la logique et l'astronomie.
158 ISLAM MYSTIQUE ET RÉVOLUTION ARMÉE

M o s q u é e d'Ibn Tulûn au Caire.


Htiseyin Ahlâtî, le maître de Bedreddîn, vient y prier avec
ses disciples (Menâkibnâme. 80) ( P h o t o S. Ory).

9W

8. A Alep, un millier de T u r c o m a n s accueillent Bedreddîn


et veulent lui bâtir un c o r n e n t (Menâkibnâme, 85).
ILLUSTRATIONS 159

9. À Jerusalem, Bedreddîn séjourne à Al-Aqsâ (Menâkibnâme, 27).

10. Aydin-Guzelhisar et la vallée du Méandre.


L'Aydmeli où Bedreddîn et Borkliice recrutent un grand nombre de disciples.
160 ISLAM MYSTIQUE ET R É V O L U T I O N ARMÉE

12. L'antique Nysa ad Maeandrum près de Sultanhisar.


ILLUSTRATIONS 161

13. Le port de Chios.


A Chios, Bedreddîn prêche pendant dix jours (Menâkibnâme, 89-93). Ses
disciples viennent souvent en mission dans l'île (Doukas, éd. Bonn, 111-115).

14. La ville de Pythagorion à Samos.


A Samos, Bôrkluce Mustafâ devint le "compagnon d'ascèse" d'un moine. Les
disciples de Borkliice croient que leur maître n'est pas mort mais qu'il est
retourné à Samos où il vit comme auparavant (Doukas, éd. Bonn, 113-115).
162 ISLAM MYSTIQUE ET REVOLUTION ARMÉE

15. L e détroit de S a m o s ; à l'arrière-plan le S a m s u n D a g ( M o n t - M y c a l e ) .


" C h a q u e j o u r , j e traverse la mer à pied pour venir prier avec toi" (Bôrkliice
M u s t a f â au m o i n e avec qui il a vécu à S a m o s , dans D o u k a s , éd. B o n n , 113).

16. P a y s a g e de la presqu'île de Karaburun à l'ouest d'izmir.


"Allant à K a r a b u r u n , Bôrkliice y p r o v o q u a des troubles et g a g n a à sa c a u s e
les g e n s de la province d ' A y d i n " (Oruç B e y , éd. Atsiz, 74-75).
ILLUSTRATIONS 163

17. Paysage du Karaburun (Stylarion).


"Plus de 6.000 derviches prirent position dans les défilés et les endroits
escarpés du Mont-Stylarion et exterminèrent les troupes du gouverneur
ottoman, §i§man" (Doukas, éd. Bonn, 113).

18. Selçuk: la forteresse.


L'exécution de Bôrkltice à Ephèse-Ayasuluk-Selçuk : "Les rebelles furent
enchaînés et conduits à Ephèse. Ils crucifièrent Bôrkltice et égorgèrent ses
disciples qui recevaient la mort joyeusement" (Doukas, éd. Bonn, 114).
164 ISLAM MYSTIQUE ET R É V O L U T I O N ARMÉE

19. Vue d'tznik (Nicée).


L'exil de Bedreddîn à Iznik. En ce moment, je suis loin de ma ville natale ;
j e suis dans la tristesse et dans le malheur" (extrait du Teshîl, ouvrage de
Bedreddîn terminé à Iznik, le 27 Djumadâ II 818, 4 septembre 1415).

20. Thessalonique : muraille occidentale.


Poursuivis par le sultan Mehmed 1 e r jusqu'au pied des remparts de
Thessalonique, Duzme Mustafâ et Cuneyd, alliés et disciples probables de
Bedreddîn, se réfugient dans la ville byzantine (automne 1416).
ILLUSTRATIONS 165

-^mmimmismmmm.
21. Le Bedesten de Serrés (état actuel).
L'exécution de Bedreddîn sur la place du marché de Serrés eut lieu le vendredi
18 décembre 1416.

mÈÊÊÊMi

22. Le tiirbe du Sultan Mahmûd II sur Divan Yolu à Istanbul où se trouvent,


depuis 1961, les restes du §eyh Bedreddîn.
166 ISLAM MYSTIQUE ET RÉVOLUTION ARMÉE

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c ^ e f i j î - ^ ^ « w ^ A ^ v

¿Mjc^fô*}^^ ¿AL*,'«

23. F o l i o de l'unique manuscrit du Menâkibnâme de Bedreddîn


(Fond M u a l l i m C e v d e t , K. 157, Ataturk K u t u p h a n e s i , Istanbul).
24. L'exécution de Bedreddîn ; u n e illustration de 1957.
168 ISLAM MYSTIQUE ET R É V O L U T I O N ARMÉE

25. "Çeyh Bedreddîn, la lumière de Rûm" (calligraphie contemporaine, 1985).


170 ISLAM MYSTIQUE ET R É V O L U T I O N ARMÉE
C A R T E S 171

3. lbn T u l û n et S h a y k h û n î y a : le quartier de B e d r e d d î n et de Ahlatî au Caire, d a n s


M é m o i r e s d e l'institut F r a n ç a i s d ' A r c h é o l o g i e O r i e n t a l e , vol. V i l : Études sur la
topographie du Caire, par G. S a l m o n .
172 ISLAM MYSTIQUE ET R É V O L U T I O N ARMÉE

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CARTES 173


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174 ISLAM MYSTIQUE ET R É V O L U T I O N ARMÉE
CARTES 175

BEDREDDIN ET LA VALLÉE DE LA
MARITZA - MER1Ç - EVROS

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