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Recherches Internationales

Le marxisme palestinien. D’où vient-il ? Où va-t-il ?


Maher al- Charif

Résumé
Né au début des années 20, sous l’impulsion d’immigrants d’origine européenne, le Parti communiste palestinien a connu des
phases d’alternance dans son appréhension des rapports entre mouvement national et dynamique de luttes de classes. Son
enracinement dans les réalités locales et nationales s’est longtemps trouvé contrarié par des liens de dépendance avec le
PCUS.
L’intifadha et la rupture des liens avec le PCUS ont entraîné les communistes palestiniens à réviser leur principe d'organisation
et à réfléchir sur leur rôle au sein de la société pour s’engager dans la construction du «Parti du peuple palestinien».

Citer ce document / Cite this document :

Charif Maher al-. Le marxisme palestinien. D’où vient-il ? Où va-t-il ?. In: Recherches Internationales, n°47, 1997. pp. 3-15;

doi : https://doi.org/10.3406/rint.1997.2230

https://www.persee.fr/doc/rint_0294-3069_1997_num_47_1_2230

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LE MARXISME PALESTINIEN

D’OÙ VIENT-IL ? OÙ VA-T-IL ?

Maher Al-Charif *

Né au début des années 20, sous l’impulsion d’immigrants


d’origine européenne, le Parti communiste palestinien a
connu des phases d’alternance dans son appréhension des
rapports entre mouvement national et dynamique de luttes de
classes . Son enracinement dans les réalités locales et
nationales s’est longtemps trouvé contrarié par des liens de
dépendance avec le PCUS.
L’intifadha et la rupture des liens avec le PCUS ont entraîné
les communistes palestiniens à réviser leur principe
d 'organisation et à réfléchir sur leur rôle au sein de la société
pour s’engager dans la construction du « Parti du peuple
palestinien ».

Lors
communiste
de son deuxième
palestinien
congrès
a décidé
(fin d’adopter
octobre 1991),
un nouveau
le Parti

« Parti
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et
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* Historien palestinien, directeur de la revue Anajh, (Damas).


"Je remercie Michel Burési de l’aide qu’il m’a apportée pour mettre au point
le texte en français.

Recherches internationales, n° 47, Hiver 1997, pp. 3-15


MAHER AL-CHARIF

l’alignement du parti sur les positions d’un centre directeur. Nous


partirons de l'hypothèse suivante : cet alignement des communistes
palestiniens sur le centre qui, à leurs yeux, détenait le « vrai
marxisme », à savoir le PC de l’URSS, les a empêchés de développer
une réflexion marxiste indépendante et conforme à la réalité de leur
pays. Certes, c’est là souligner le caractère négatif des rapports entre
le « centre » et la « périphérie », mais cela ne doit pas faire oublier tous
les aspects positifs de ces rapports, en particulier l’appui décisif
apporté par le Comité exécutif de l’Internationale communiste à
l’arabisation du Parti communiste de Palestine dans les années
1920.

Les débuts du marxisme au Machriq

Deux points méritent d’être soulignés :


• la rupture avec la réflexion arabe antérieure ;
• l’importance du « léninisme ».
La pensée arabe avait connu, à la fin du xix6 siècle et au début
du xxe, une tradition socialiste et socialisante assez originale pour
qu’on s’y arrête. Par exemple, Chebli Chmayel (1850-1917) signale,
dans un article paru au Caire en 1908 (dans la revue Al-Mu’ayyad) ,
que al-istirakiyya (= mot à mot « le participationnisme ») n’est pas
l’équivalent du terme socialisme ; la bonne traduction serait al-
igtima'iyya (de al-igyima! , « la société »). Selon lui, cette erreur en se
répandant aurait entraîné une erreur encore plus grave dans la
compréhension ; car le socialisme n’est pas une doctrine, mais
l’aboutissement nécessaire d’une vision humaine de la société ; il ne
préconise pas le partage des richesses, mais une juste répartition des
bénéfices entre le travail et le capital *. Lorsqu’on suggérera à
Chmayel de constituer un parti socialiste, il proposera dans un
article intitulé « Le parti socialiste » une série de mesures ; entre
autres, « la création de journaux pour enseigner la propreté non
seulement du corps, des vêtements, de la nourriture, des maisons,
mais également et surtout de la pensée » ; ainsi « chaque individu au
sein de la société apprendrait qu’il a des droits mais aussi des devoirs,
et que sa participation
contribution dans le travail
aux» 2. bénéfices est proportionnelle à sa

1 . Voir Al-istirakiyya, textes édités et présentés par Muhammad Kamil al-


Hatib, Damas, ministère de la Culture, 1991, pp. 1 17-123.
2. Id., pp. 134-137.
LE MARXISME PALESTINIEN, D’OÙ VIENT-IL ? OÙ VA-T-IL ?

Ce qu’il faut signaler surtout chez Chebli Chmayel, c’est l’idée


que le socialisme se fonde sur la liberté de pensée et la tolérance
intellectuelle. Cette conviction se manifeste dans sa conception des
rapports de la science et de la religion ; lui, le pionnier du matérialisme
dans la pensée arabe, critique violemment un institut italien à
Alexandrie qui avait affiché à son fronton la maxime : « Pas de science
ni de morale sans la disparition des croyances et des religions. » Cette
inscription, dit-il dans un article intitulé « Enseignez sans
contraindre », manifeste « un fanatisme étranger à la science et à la
morale. La religion nous invite à croire, mais pose le principe : « Pas
de contrainte dans la religion » ; la science ne nous appelle pas à
l’athéisme, mais nous fait découvrir la vérité. . . Enseignant le respect
de la liberté de pensée, elle ne saurait nous imposer l’athéisme par
la contrainte. . . Même si l’athéisme est parfois le produit de la science,
ce n’est pas son but ; son but, c’est de détruire tout ce qui enchaîne
la raison pour lui donner la liberté de penser non pas selon une
orientation déterminée, imposée par la naissance et l’éducation,
mais pour lui permettre déjuger pour elle-même et par elle-même » 3.
On retrouve la même ouverture de pensée chez Salamé Moussa
(1887-1958) ; bien qu’il se réfère parfois à Marx (à la différence de
Chebli Chmayel), il cherche à faire une synthèse des idées socialistes
et du libéralisme politique, et s’efforce de propager un socialisme
réformiste et progressif. Dans un article de 1913, posant la question
« Quelle est la voie du socialisme dans un pays comme l’Égypte », il
répond : « Premièrement éduquer et familiariser la masse avec un
gouvernement parlementaire démocratique. Deuxièmement propager
les principes socialistes et les introduire progressivement au sein du
gouvernement, jusqu’à ce que la nation s’en imprègne... Tout cela
doit s’accompagner de progrès dans l’éducation et de publications
pour éclairer la nation sur ses véritables intérêts... Le pays sera
gouverné par une assemblée parlementaire qui arrêtera la politique
extérieure, dirigera les secteurs-clés de l’économie (tels les chemins
de fer), et supervisera l’activité des conseils locaux et l’enseignement
public. » 4 En 1920, Salamé Moussa participe à la création du Parti
socialiste égyptien, qui devait selon lui ouvrir la voie vers le socialisme
en développant l’instruction et le niveau de conscience des masses ;
mais il refusera deux ans plus tard l’adhésion de ce parti à

3. Sibli Smayil, Falsqfat al-nusu' wa-l-irtiqa [Philosophie de l’évolution], Le


Caire, Matba‘at al-ma‘arif, 1910, pp. 275-276.
4. Al-istirakiyya, op.cit., pp. 138-157.
MAHER AL-CHARIF

l’Internationale communiste et sa transformation en Parti communiste


égyptien, reprochant à ceux de ses camarades qui défendaient le
projet leur impatience et leur manque de modération.
Toutefois, loin d’être la continuation et l’approfondissement de
cette tradition, le marxisme dans les pays du Machriq va marquer
une rupture avec elle : les écrits de Chebli Chmayel sont totalement
ignorés et Salamé Moussa restera isolé, considéré comme un renégat.
Le second point important, c’est que le marxisme se constitue
non pas à partir de Marx, mais à partir de Lénine. C’est à travers la
réflexion et l’action de Lénine, diffusées par les partis communistes
arabes, que le marxisme s’est introduit au Machriq.
En effet, avant la révolution d’Octobre et la création de
l’Internationale communiste, l’intérêt pour la pensée marxiste est
resté très limité dans l’Orient arabe et circonscrit à un petit groupe
d’intellectuels, qui avaient pu connaître les idées de Marx grâce à leur
contact direct avec l’Occident, et leur familiarité avec les cultures et
les langues européennes. Les premières références à Marx
n’apparaissent pas dans la littérature arabe avant 1890, on le cite
alors comme un spécialiste en économie politique ou comme un des
plus fameux philosophes de l’Occident. Quant à la première tentative
sérieuse pour présenter les principes socialistes de Marx, elle date de
1915 avec la publication du livre de l’Égyptien Mustapha Hassanein
al-Mansouri : Histoire des doctrines socialistes ( tarih al-madahib al
istirakiyya) . Les œuvres de Marx ont été traduites en arabe seulement
à partir des années trente. Nous supposons que le Manifeste du Parti
communiste, traduit par Khaled Baghdache en 1 933 , a été la première
œuvre de Marx parue en arabe. Quant au Capital, il faudra attendre
1947, pour voir publier au Caire la traduction deRâchedal-Barrâoui.
En fait, les premiers communistes arabes ont connu le marxisme
à travers les écrits de Lénine. Cela apparaît clairement dans l’interview
que Youssef Ibrahim Yazbek, un des fondateurs du parti communiste
syro-libanais (automne 1924), accorde à la revue libanaise Dirasat
arabiyya au mois d’août 1971 ; il déclare n’avoir lu aucune œuvre
de Marx ou Engels jusqu’à une époque récente ; le premier livre
marxiste qu’il avait lu, c’était Que faire ? de Lénine, et cela en 1926.
En effet, la traduction des œuvres de Lénine avait commencé au
début des années vingt ( L’État et la Révolution, traduit par Ahmad
Rifaat, paraît au Caire en 1922).
À la réflexion, une telle situation n’a rien de surprenant ; il était
normal que la personne de Lénine, son action et sa réflexion
séduisent tous ceux qui aspiraient à un changement révolutionnaire
dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux. N’était-il pas le dirigeant
de la révolution socialiste qui dénonçait la politique d’oppression et
LE MARXISME PALESTINIEN, D’OÙ VIENT-IL ? OÙ VA-T-IL?

d’exploitation des États impérialistes ? Comment ne pas adhérer à


l’idée, fondamentale pour lui, que le monde était divisé entre
oppresseurs
une alliance etnaturelle
opprimésentre
au niveau
le socialisme
même desetnations,
les mouvements
et qu’il y avait
de

libération nationale ? Toutefois ces mêmes révolutionnaires, après


avoir créé des partis communistes dans leurs divers pays, vont se
trouver dans une situation contradictoire, lorsque, après la disparition
de Lénine, Staline fera de ses idées une doctrine figée, baptisée
« marxisme-léninisme », à seule fin de légitimer la politique et de
servir les intérêts du Parti et de l’État soviétiques ; cette doctrine
s’imposera comme un dogme à tous les partis membres de
l’Internationale communiste, sans tenir compte des conditions
concrètes de la lutte de chacun.

Les débuts du communisme palestinien


Les conditions particulières dans lesquelles s’est créé le Parti
communiste de Palestine ont renforcé les liens de dépendance et
aggravé son aliénation par rapport à la réalité nationale.
Rappelons d’abord les règles qui régissaient les rapports entre 7
l’Internationale et les différentes sections. Dès sa création en mars
1919, l’Internationale communiste apparaît à la fois comme une
alliance entre les différents partis communistes et comme un parti
communiste mondial, dirigé par un centre unique. Le second caractère
l’emportera définitvement sur le premier après la mort de Lénine,
mais lui-même a eu une part de responsabilité dans cette évolution,
en faisant adopter par le Deuxième Congrès mondial (été 1920) les
« 21 conditions » d’adhésion à l’Internationale notamment : « La
propagande et l’agitation quotidiennes doivent avoir un caractère
effectivement communiste et se conformer au programme et aux
décisions de la Troisième Internationale » (condition n° 1) ; « Les
partis appartenant à l’Internationale communiste doivent être édifiés
sur le principe de la centralisation démocratique ; à l’époque actuelle
de guerres civiles acharnées, le parti communiste ne pourra remplir
son rôle que s’il est organisé de la façon la plus centralisée »
(condition 12) ; « Toutes les décisions des congrès de l’Internationale
communiste, de même que celles du Comité exécutif sont obligatoires
pour tous les partis affiliés à l’Internationale communiste »
(condition 16) ;« Conformément à tout ce qui précède, tous les partis
adhérant à l’Internationale communiste doivent modifier leur
appellation. Tout parti désireux d’adhérer à l’Internationale
communiste doit s’intituler : “Parti communiste de ... (section de la
Troisième Internationale communiste)”. Cette question d’appellation
MAHER AL-CHARIF

n’est pas une simple formalité, elle a aussi une importance politique
considérable. [...] » (condition 17) 5 .
Sur le plan local, le parti palestinien est né au début des années
vingt, au sein de la colonisation, sous l’impulsion de révolutionnaires
juifs qui, étrangers à la réalité palestinienne, restaient influencés par
l’expérience de la lutte de classe qu’ils avaient connue en Europe
avant d’émigrer en Palestine. Cela les conduisait à privilégier la
question sociale au détriment de la question de la libération nationale.
Cette vision étroite et partiale sera renforcée après le Sixième Congrès
de l’Internationale communiste (été 1 928) qui adopte la politique dite
« Classe contre classe ». C’est ainsi que le Parti communiste de
Palestine verra dans le mouvement national arabe non pas la
réaction d’un peuple soumis à l’oppression et à l’exploitation du
colonialisme anglais allié au sionisme, mais l’expression de la
bourgeoisie arabe et des propriétaires fonciers, qui, à ses yeux, ne
différait en rien du mouvement sioniste, expression des intérêts de la
bourgeoisiejuive. Quand, au début des années trente, conformément
aux directives
s’arabiser et invitera
de l’Internationale
les ouvriers communiste,
à adhérer au mouvement
le parti s’efforcera
national
de

§ arabe, ce sera toujours dans le cadre de la lutte des classes : le


Septième congrès du parti (décembre 1930) propose le programme
suivant : « Mobiliser les ouvriers et les paysans dans la lutte contre
l’impérialisme britannique et son instrument sioniste ; lutter contre
la bourgeoisie arabe et ses positions qui trahissent le mouvement de
libération nationale ; encourager peu: tous les moyens le déclenchement
de la révolution agraire en Palestine. » 6 Un autre document, légèrement
postérieur, explique en effet que « le prolétariat arabe, tout en
poursuivant sa lutte pour l’indépendance nationale, doit prendre
conscience qu’il ne pourra obtenir celle-ci sans une révolution
agraire et sans l’installation d’un gouvernement ouvrier et paysan » 1 .

5. Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de


l’Internationale communiste (1919-1923) — Textes complets, Bibliothèque
communiste, Librairie du travail, Paris, juin 1934 (réimpression en fac¬
simile, François Maspéro, Paris 1972, p. 39-41).
6. Mustapha Sadi, « La question nationale au VIIe Congrès du P.C. de
Palestine », in La Correspondance internationale, n° 5, 29 janvier 1931,
p. 83.
7. Conférence des représentants du PC de Syrie et du PC de Palestine, « Les
tâches des communistes dans le Mouvement national arabe », in La
Correspondance internationale, n° 1, 4 janvier 1933, pp. 8-10 ; n° 3,
1 1 janvier 1933, p. 32.
LE MARXISME PALESTINIEN, D’OÙ VIENT-IL ? OÙ VA-T-IL ?

Le parti communiste ne dépassera pas ces prises de position


étroites avant la grève générale et la révolte de 1936-1939. C’est alors
qu’apparaissent les premiers signes d’une nouvelle orientation,
favorisée par deux décisions importantes du Septième Congrès
mondial de l’Internationale communiste (été 1935) : d’une part,
celui-ci adopte la politique de Front populaire et, d’autre part, il
accorde une relative indépendance aux partis nationaux en
redéfinissant les relations entre le Comité exécutif de l’Internationale
et ses différentes sections 8.

Première tentative pour élaborer


un marxisme indépendant en Palestine

Si, à la fin des années 1930, les communistes palestiniens


commencent à prendre conscience que le mouvement national arabe
est le mouvement de tout un peuple et qu’il est important que toutes
les classes sociales participent à la lutte contre l’impérialisme et le
sionisme, le processus ne s’accomplira vraiment qu’à l’automne
1943 avec la création de la Ligue de libération nationale. Cette
organisation, qui ne se réclamait pas du « marxisme-léninisme » et
refusait d’adopter l’appellation et les formes d’organisation
traditionnelles des partis communistes, voulait être l’aile gauche du
mouvement national arabe. Parmi les éléments fondateurs, on
trouvait de nombreux militants arabes qui avaient quitté le Parti
communiste de Palestine à la suite de la scission entre Juifs et Arabes
à la veille de la Seconde Guerre mondiale. La création de la Ligue
apparaît comme l’aboutissement de diverses évolutions convergentes :
au niveau palestinien, c’est l’émergence d’un vaste courant
démocratique de gauche parmi les ouvriers et les intellectuels
arabes ; sur le plan international, les contradictions entre l’URSS et
les principaux pays capitalistes s’affaiblissent, et les valeurs de la
démocratie prévalent dans la lutte contre le fascisme et le nazisme ;
enfin, au sein même du mouvement communiste, en mai 1943, la
Troisième Internationale communiste est dissoute ; il n’y a plus de
centre dirigeant statutaire, et dans chaque pays les communistes ont
tendance à affirmer leur spécificité nationale pour définir des stratégies
et des tactiques plus conformes aux réalités locales.

8. Cf. Appel du PC de Palestine, « L’insurrection en Palestine », in La


Correspondance internationale, n° 30, 4 juillet 1936, pp. 822-823.
MAHER AL-CHARIF

La Ligue de libération nationale voit dans le mouvement national


arabe un mouvement qui regroupe tout le peuple palestinien avec
toutes ses classes et ses composantes sociales ; là résident la force
populaire et la signification de l’unité nationale 9 ; la Ligue, même si
les ouvriers et les intellectuels de gauche en constituent la base
sociale , et bien qu’elle reconnaisse la division de la société palestinienne
en classes, estime que, pendant la phase de libération, l’intérêt
national est un dénominateur commun assez fort pour empêcher les
contradictions de classes d’aboutir à des conflits ouverts et que cela
permet d’établir des formules qui satisfassent les intérêts économiques
et sociaux de tous. Elle affirme, à propos des relations ouvriers-
patrons, que « tout Arabe, qu’il soit propriétaire d’usine ou ouvrier,
a une responsabilité
satisfaction des revendications
égale enversouvrières
sa patrie est
» ; dans
avantcette
toutoptique,
un devoir
la

national, dont tireront profit le patron, l’ouvrier et tout le pays ; en


revanche, c’est un devoir pour l’ouvrier arabe de contribuer au
développement de l’économie nationale, et il doit établir avec un
patron arabe des rapports différents de ceux qu’il a avec un patron
étranger 10 . La charte de la Ligue définit les principaux objectifs de la
10 lutte : évacuation des troupes anglaises, abrogation du mandat,
constitution d’un gouvernement démocratique qui garantisse les
droits de toute la population palestinienne sans exception de race ou
de religion. En effet, la charte fait la distinction entre la population
juive de Palestine et le sionisme : celui-ci est un mouvement au
service de l’impérialisme qui va à l’encontre et de la nation arabe et
des Juifs de Palestine eux-mêmes. Pour ce qui est du futur régime
politique, la charte évite d’aborder le problème et se contente de
déclarer qu’il est essentiel de développer la démocratie dans la société
et au sein du mouvement national comme condition première pour
assurer au peuple palestinien son droit à l’autodétermination u.

9. Musa al-Dagani, « Harakatu-na al-wattaniyya harakat gamahir al-sa'b


al'arabi » («Notre mouvement national est le mouvement des masses du
peuple arabe »), in Nasrat usbat al-taharmr al-watanifi Filastin[Bulletin
interne de laLique de libération nationale en Palestine], n° 3, 23 février 1944,
pp. 1-5.
10. Hasan ‘Itani, « ‘Alaqit harakat al ‘ummal al-‘arab bi sina‘ati-na al-
wataniyya » [Rapport du mouvement des ouvriers arabes avec notre industrie
nationale] , in A-Ittihad, Haïfa, 19/11/ 1944 ; Halil Sunayr, « Mawqif harakati-
na al-‘ummaliyya min ’ashab al-‘amal » [Position de notre mouvement
ouvrier envers les patrons], idem, 30/12/1945.
1 1 . Mitaq usbat al-taharrur al-watani ji Filastin (Charte de la Ligue de
libération nationale en Palestine), 1944.
LE MARXISME PALESTINIEN, D’OÙ VIENT-IL ? OÙ VA-T-IL ?

Retour au modèle traditionnel

La formation de la Ligue de libération nationale représentait une


tentative originale pour naturaliser le marxisme en terre palestinienne,
en évacuant toute transposition mécanique dans les domaines
politique et organisationnel. Ce faisant, le mouvement marxiste
arabe a connu un épanouissement sans précédent. Hélas, cette
tentative n’a pas duré ! Dès 1947-1948 apparaissaient, chez les
communistes palestiniens, les premiers signes d’un retour au passé
et la tendance à s’aligner sur les modes de pensée et les prototypes
communistes traditionnels.
Cela pour deux raisons : l’évolution de la situation en Palestine
et le retour en force du parti communiste soviétique sur la scène
internationale .
D’une part, après la débâcle de 1948, avec toutes ses
conséquences 12, le comité central de la Ligue de libération nationale
fait son autocritique. En mai 195 1 , il se réunit et décide de dissoudre
la Ligue et de créer le Parti communiste jordanien. Selon les résolutions
prises alors, la création de la Ligue était le résultat d’une « déviation
nationaliste » et marquait l’«abandon de l’internationalisme 11
prolétarien » ; le programme de la Ligue, en appelant à « l’union
nationale arabe sans exception », « niait le rôle directeur de la classe
ouvrière dans la lutte nationale ». En réaffirmant ainsi « le rôle
d’avant-garde de la classe ouvrière » et le contenu de classe de la lutte
de libération nationale, ces résolutions retrouvaient la phraséologie
du discours communiste traditionnel ; elles invitaient les communistes
palestiniens « à se former dans l’esprit de l’internationalisme, dans
la fidélité, l’amour et le respect pour l’Union soviétique, rempart de
la paix internationale et défenseur des libertés de tous les peuples,
ainsi que pour son grand chef Staline, guide de tous les communistes
dans le monde » 13.
D’autre part, ces formules sont une des manifestations du
retour du parti communiste soviétique comme centre dirigeant et
référence idéologique pour les divers partis communistes dans le
monde ; retour lié au rôle déterminant de l’URSS dans la défaite du

12. Notamment création de l’État d’Israël, rattachement de la Cisjordanie à


la Jordanie, exode massif des Palestiniens.
13. Qararat al-lagna al-markaziyya li-'usbat al taharrur al watard ji Filastin.
Barnamag al-hizb al-suyu'i al-Urduni (Décisions du Comité central de la Ligue
de libération
mai 1951. nationale en Palestine, Programme duParti communistejordanien)
MAHER AL-CHARIF

nazisme, à l’extension de son champ d’influence politique et idéologique


avec l’apparition des « démocraties populaires » et au soutien qu’elle
apporte à tous les mouvements de libération nationale. En septembre
1947, en riposte à la doctrine Truman et au plan Marshall, c’est la
création du Kominform, bureau d’information des partis communistes
qui au départ se présentait comme un simple comité de coordination
entre les principaux partis communistes européens, mais qui, dans
le contexte de la guerre froide, se transformera en centre directeur (en
fait un véritable tribunal) pour le mouvement communiste
international.

Ce centre sera dissous en avril 1956, après que le Vingtième


Congrès du PC soviétique aura adopté une orientation contraire aux
positions du Kominform. Pour le remplacer, on instituera dès février
1957 les conférences internationales du mouvement communiste,
chargées d’organiser les rapports entre les divers partis communistes
et de définir des orientations politiques générales.
Dans la période qui suit le Vingtième Congrès, on note une
intervention moindre du PC soviétique dans les affaires internes des
divers partis. Néanmoins, la majorité de ces partis persistent à voir
dans le PC soviétique la référence idéologique, le dépositaire du vrai
12
« marxisme-léninisme » et l’avant-garde de la lutte libératrice dans
un monde bipolaire au cours d’une période que l’on croyait être celle
du passage du capitalisme au socialisme à l’échelle mondiale. Sans
doute cette attitude vis-à-vis du PC soviétique a contribué fortement
à retarder (au moins huit ans) la création d’un parti communiste
palestinien autonome. En effet, lorsqu’à l’automne 1974, après la
reconnaissance officielle par le monde arabe de l’OLP comme
représentant unique et légitime du peuple palestinien, le comité
central du PC jordanien, à majorité palestinienne, prend la décision
de créer un parti communiste palestinien autonome, la décision se
heurte à l’opposition des dirigeants soviétiques qui, se fondant sur
une conception étroite des rapports du parti et de la classe ouvrière,
affirmaient qu’un parti communiste palestinien ne pouvait voir le
jour avant la naissance d’un État palestinien indépendant. Finalement,
le PC palestinien
modes de pensée sera
et d’organisation
créé en février
communistes
1982, mais iltraditionnels.
s’alignera surIl les
se

présente comme l’avant-garde politique de la classe ouvrière


palestinienne, se réclamant du « marxisme-léninisme », avec une
organisation fondée sur les principes du « centralisme démocratique ».
Son programme 14 a la même structure que celui de n’importe quel

14. Voir Al-hizb al-suyu'i al-Jllastini : al-bamamag [Le Parti Communiste


Palestinien : programme], 'A 'mal al-mu’tamar al-’awwal [Travaux du Premier
Congrès], 1983.
LE MARXISME PALESTINIEN, D’OÙ VIENT-IL ? OÙ VA-T-IL ?

autre PC : à partir d’une description de la période historique et des


contradictions qu’elle présente au niveau mondial, il définit les buts
et les tâches de la lutte palestinienne avant de conclure sur les
objectifs de la construction socialiste. Certes, il met au premier plan
la lutte nationale , mais il la resitue dans la perspective de l’affrontement
mondial entre le capitalisme et le socialisme : le combat de libération
nationale, en tant que forme de destruction des rapports de dépendance
à l’impérialisme, s’inscrit dans le processus de passage au socialisme
à l’échelle planétaire. Par suite, surestimant le rôle de la classe
ouvrière palestinienne dans la lutte nationale, le programme laisse
de côté toute analyse concrète de la situation et force les faits pour
les intégrer à un schéma préétabli. Puisque le schéma affirme que,
dans une phase de libération nationale, le PC est le parti des ouvriers,
des paysans pauvres et des intellectuels révolutionnaires, le
programme pose l’existence d’une couche de paysans palestiniens
pauvres ; or, bien évidemment, celle-ci n’a aucune existence en terre
d’exil ; dans les territoires occupés, elle n’a aucune réalité
indépendante, parce que c’est toute la paysannerie qui affronte les
dangers du déracinement à cause de la colonisation sioniste et de la 13
confiscation des terres palestiniennes.

La nouvelle orientation

Au printemps 1985, la perestroïka soviétique, qui révèle la crise


aiguë que traverse le « socialisme réel » et affirme la nécessité d’en
finir avec la division du monde en deux camps antagonistes, vient
ébranler le mode de pensée dominant dans le mouvement communiste
international. Désormais le PC soviétique démissionne effectivement
de son rôle directeur ; tant sur le plan politique qu’idéologique, il
laisse le champ libre aux communistes dans les différents pays pour
une réflexion et une action indépendantes. Les bouleversement que
connaissent ensuite les pays du « camp socialiste » ébranleront non
seulement le « socialisme réel », mais aussi ses fondements
idéologiques et le modèle de parti qui y est lié ; à la suite de quoi de
nombreux partis communistes seront conduits à une révision à tous
les niveaux, politique, idéologique et organisationnel.
Pour ce qui est des communistes palestiniens, ils avaient déjà
ressenti la nécessité de cette révision aussitôt après le déclenchement
de Yintifadha en décembre 1987. Dans cette lutte, qui devint
rapidement le combat de tout un peuple (ouvriers, paysans,
intellectuels, commerçants, industriels confondus) , les communistes
palestiniens avaient éprouvé la nécessité de sortir du cadre étroit
dans lequel ils s’étaient enfermés pour élaborer un projet libérateur
MAHER AL-CHARIF

qui exprime les soucis et les ambitions de tout un peuple soumis à


la domination de l’occupant. De plus, Vintifadha, par son contenu
démocratique, forçait les communistes palestiniens à réviser leur
conception du PC comme « parti d’avant-garde » et à redéfinir son rôle
et sa place au sein de la société, ainsi que ses principes d’organisation.
Le processus aboutit en janvier 1990 aux décisions du comité central
qui soumet à la discussion, interne et externe au parti, un nouveau
programme politique et de nouveaux statuts. Au bout de deux ans de
discussions acharnées, le congrès du parti, réuni en octobre 1991,
adopte ces deux documents et une nouvelle appellation qui « s’accorde
avec le contenu du nouveau programme » : ce sera le « Parti du
peuple palestinien ».
Ce qui attire d’abord l’attention dans le nouveau programme 15,
c’est la différence radicale entre sa structure et celle du programme
de 1983. En effet, le programme du Parti du peuple tente de définir
l’identité d’un parti de gauche conforme à la réalité palestinienne :
après avoir exposé les tâches et les objectifs de la phase de libération
nationale, il analyse les problèmes du monde arabe ; il insiste sur les
14 liens étroits entre la lutte du peuple palestinien et celle des autres
peuples arabes pour la liberté, la démocratie, le progrès social et
l’unité ; il examine enfin les changements intervenus sur la scène
internationale avec leurs répercussions sur la lutte palestinienne. Il
affirme sa volonté de renforcer les rapports avec toutes les forces et
partis qui luttent, de part le monde, pour la paix, la défense des droits
de l’homme, la protection de l’environnement, contre le sous-
développement et la dépendance, afin que chaque peuple puisse
choisir sa voie de développement en toute liberté.
Pour ce qui est de la réalité palestinienne proprement dite, le
programme montre par une analyse concrète que le peuple palestinien,
dans toutes ses classes et couches sociales, souffre de l’oppression
et de l’exploitation et aspire à la libération et à l’indépendance ; la
réalisation de ces deux objectifs, qui répondent à l’intérêt national,
est une condition préalable à la réalisation des intérêts de chacune
des classes sociales. Cela impose à celles-ci une action solidaire pour
éviter que les oppositions de classe ne dégénèrent en conflits. Par
ailleurs, le programme suppose que en raison de la situation spécifique,
les dénominateurs communs entre les diverses couches de la société

15. Voir izb al-sa'b al-jilastini : al-nizam al-dahili wa-l-bamamag (Le Parti du
peuple palestinien : statuts et programme) Al-mu'tamar al-tani Deuxième
Congrès) , oct. 1991.
LE MARXISME PALESTINIEN, D’OÙ VIENT-IL ? OÙ VA-T-IL ?

palestinienne pourront persister un certain temps une fois obtenue


l’indépendance politique, pendant la phase du développement
économique et de la construction nationale. Le parti n’est plus le
représentant d’une classe sociale déterminée, mais « le parti ouvert
à toutes les classes patriotiques du peuple » ; son identité de gauche
se définit par ses objectifs à court et à long terme : la libération,
l’indépendance nationale, la démocratie, le progrès, la justice sociale
et le socialisme conforme aux spécificités de la réalité palestinienne.
Toutefois le programme souligne que les ouvriers, les paysans, les
intellectuels seront au premier rang de la lutte pour la réalisation de
ces objectifs.
Sur le plan théorique, on remarque la disparition de toute
référence au « marxisme-léninisme » et, plus généralement, l’absence
de toute référence idéologique particulière. En revanche, le programme
affirme que le parti adoptera une « méthode scientifique et dialectique » ,
que son action s’inspirera « des valeurs de liberté, d’égalité et de
justice sociale », que « sa pratique s’assimilera les traditions
patriotiques du peuple palestinien, les expériences révolutionnaires
des peuples arabes et tout ce qui est progressiste dans le patrimoine 15
mondial ».
Revenons pour conclure à nos deux questions du début. Il est
clair que le Parti du peuple palestinien est un parti de gauche de type
nouveau, tant au niveau de son identité qu’au niveau de ses
orientations. Cependant, du fait qu’il se présente comme l’héritier du
mouvement communiste en Palestine, qu’il se réfère à la méthode
dialectique et qu’il a comme objectifs la démocratie, le progrès, la
justice sociale et un socialisme adapté à la réalité palestinienne, non
seulement ce nouveau parti ne rompt pas avec le marxisme, libérateur
de l’homme, mais encore il se donne la possibilité de développer un
marxisme «indépendant
lui-même marxiste ». — justement parce qu’il évite de se déclarer

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