Biographie
Avec Les Misérables,
LES MISÉRABLES
de Victor Hugo
« Ma conviction est que ce livre sera un des principaux sommets, sinon
le principal, de mon œuvre » écrivait Victor Hugo à son éditeur parisien, Albert Lacroix,
le 23 mars 1862, juste avant la parution du premier livre des Misérables. Plus d’un
siècle et demi après, il semble que Hugo ne se soit pas trompé.
Q
ui ne connaît, dans ses
grandes lignes au moins,
les péripéties de la destinée
de Jean Valjean, envoyé
au bagne pour avoir volé
un pain, et en quête de
rédemption, après que
Mgr Myriel eut opéré un premier retour-
nement en son cœur en achetant son
âme pour une paire de chandeliers d’ar-
gent ? Ou de Fantine, la fille mère deve-
nue fille publique par l’effet des injustices
du monde social ? De Cosette, sa fille,
qu’un couple monstrueux, les Thénar-
dier, a recueillie et exploite comme
domestique tout en exigeant de la mal-
heureuse Fantine toujours davantage
d’argent pour l’entretien de sa fillette ?
Non moins célèbres, ces misérables
Thénardier – lui, le détrousseur de cada-
vres à Waterloo, aubergiste et bracon-
nier à Montfermeil, escroc et voleur à
Paris, négrier en Amérique, et elle, la
gargotière, une poissarde, « le type
femme-à-soldat dans toute sa dis-
grâce 1 ». Ils ont eux-mêmes enfanté, des
filles, dont l’une, Eponine, amoureuse
de Marius Pontmercy (le futur époux
de Cosette), est moins connue, mais
demeure l’un des personnages les plus
attachants du roman, et des garçons,
dont le célèbre Gavroche. L’image a fait
le tour du monde : le gamin de Paris
mourant au pied de la barricade d’une
révolution condamnée d’avance, qui
chante lorsqu’il est atteint par les balles :
« Je suis tombé par terre, c’est la faute
à Voltaire… » Et enfin, le sombre
Javert, cette figure de détective, « œil
plein de soupçons et de conjectures 2 »,
dont « toute la vie tenait en ces deux
mots : veiller et surveiller 3 ». Avec les
100•LIRE SEPTEMBRE 2017
D’UN CLASSIQUE
Jean Gabin jouant Jean Valjean dans le film Les Misérables de Jean-Paul Le Chanois, 1958.
multiples versions abrégées, les adap-
tations au théâtre, au cinéma et à la télé-
vision ont contribué à la gloire formi-
dable des Misérables. De Harry Baur
dans la version de Raymond Bernard à
notre Gégé national (Depardieu), en
passant par Gabin ou Ventura, les comé-
diens les plus populaires ont incarné le
bagnard au cœur endurci, maintenant
vivante une tradition quasi ininterrom-
pue d’appropriation populaire d’un
roman hors norme.
> Un formidable succès public
L
orsque, au printemps 1862, habi-
lement préparé par la publication
d’extraits dans la presse, sort,
presque simultanément à Bruxelles et à
des siècles (1859).
s’inscrivant dans la vogue des romans-
feuilletons, il renoue avec la forme
romanesque, qu’il avait abandonnée
depuis les années trente, tout en s’atta-
quant à la question sociale, clé à ses yeux
du problème politique. Il n’est certes pas
le premier, Eugène Sue (Les Mystères
de Paris [1842-1843]) ou Honoré de
Balzac (Splendeurs et misères des cour-
tisanes [1838-1847]), évoqués dans le
roman de Hugo dans un célèbre chapitre
intitulé « L’argot », l’avaient précédé.
Comme plus tard le Dostoïevski de
Crime et châtiment (1866), le roman de
Hugo utilise aussi les ressorts de l’in-
trigue policière. L’épicentre en est la
traque de Valjean par Javert, mais c’est
loin d’être la seule intrigue du roman.
Hugo s’y montre aussi maître dans l’art
du mélodrame. Qu’on songe à la mort
de Fantine, qui ne reverra pas Cosette ;
au moment de bonheur que cette der-
nière trouve enfin auprès de Valjean,
dans le chapitre intitulé « Deux malheurs
mêlés font du bonheur » ; ou encore à la
scène finale, où Marius et Cosette assis-
tent à la mort de Jean Valjean, une mort
qu’on a souvent comparée à celle du
père Goriot. Le poète lyrique savait pro-
duire ses effets. Enfin, sans être un
roman à thèse, une pensée généreuse
anime ce roman, servie par un souffle,
« une force qui va » et qui emporte tout
sur son passage. L’ambition de Hugo, en
tout cas du narrateur, est d’ailleurs rien
de moins que cosmique : « Ce livre est
un drame dont le premier personnage
est l’infini. L’homme est le second 5. »
> Les réserves de ses pairs
L
Paris, la première partie des Misérables, ’incontestable succès public est
le succès est immédiat. « Grand jour ! pourtant tempéré par de fortes
Triomphe éclatant ! Enthousiasme com- réserves de la critique. Le livre
plet ! […] Partout à Paris, il est question met en cause l’ordre social, peignant
de vous. La vente est réellement pleine assez positivement un groupe de révo-
d’entrain 4 », s’empresse d’écrire l’édi- lutionnaires, les fameux membres du
teur parisien, Albert Lacroix, à Hugo. club de l’ABC autour d’Enjolras, dans
Le succès est confirmé par la diffusion un pays qui est au bord de la guerre
du livre dans de nombreuses capitales civile et qui y sombrera de nouveau à la
étrangères. Victor Hugo est alors un fin de la décennie. La critique catho-
auteur qui compte. Il a 60 ans. Ayant lique, le « connétable des lettres », Jules
appelé à prendre les armes contre Barbey d’Aurevilly, en tête, ne goûte
Napoléon III, à la suite du coup d’Etat guère la pensée hugolienne à la fois reli-
du 2 décembre 1851, il vit en exil. Il s’est gieuse et anticléricale. L’« ami » Sainte-
SDP – ÉDITIONS GALLIMARD
AKG-IMAGES/ALBUM/DEFA
depuis peu laissé pousser la barbe. Beuve (et aussi, depuis longtemps,
L’exilé considérable avait publié dans l’amant de Mme Hugo) confie à ses car-
une veine pamphlétaire Napoléon le nets que les lecteurs ont tort : « Le goût
Petit (1852), Les Châtiments (1853), et du public est décidément bien malade.
dans un registre différent La Légende Le succès des Misérables a sévi et conti-
nue de sévir au-delà de tout ce qu’on
pouvait craindre 6. » Si Lamartine recon-
naît l’efficacité de l’écrivain, ce n’est que
pour mieux souligner que Les Misérables
est « un livre très dangereux de deux
manières : non seulement parce qu’il fait
trop craindre aux heureux, mais parce
qu’il fait trop espérer aux malheureux 7 ».
Après avoir publié une recension assez
Edition originale française
de 1862 et la dernière
version poche de 2017.
louangeuse, Baudelaire fait
part à sa mère de ses réserves.
Flaubert, quant à lui, ne mâche
pas ses mots : « A vous, je peux
tout dire. Eh bien ! notre dieu
baisse. Les Misérables m’exaspèrent [...]
il n’est pas permis d’en dire du mal : on
a l’air d’un mouchard. La position de
l’auteur est inexpugnable, inattaquable.
Moi qui ai passé ma vie à l’adorer, je suis
présentement indigné ! Il faut bien que
j’éclate, cependant. Je ne trouve dans ce
livre ni vérité ni grandeur. Quant au
style, il me semble intentionnellement
incorrect et bas. C’est une façon de flat-
ter le populaire. Hugo a des attentions
et des prévenances pour tout le monde ;
saint-simoniens, philippistes et jusqu’aux
aubergistes, tous sont platement adulés.
Et des types tout d’une pièce, comme
dans les tragédies ! Où y a-t-il des pros-
tituées comme Fantine, des forçats com-
me Valjean, et des hommes politiques
comme les stupides cocos de l’A, B, C ?
Pas une fois on ne les voit souffrir dans
le fond de leur âme. Ce sont des man-
nequins, des bonshommes en sucre, à
commencer par Mgr Bienvenu [surnom
de Myriel, NDLR]. Par rage socialiste,
Hugo a calomnié l’Eglise comme il a
calomnié la misère. Où est l’évêque qui
demande la bénédiction d’un conven-
tionnel ? Où est la fabrique où l’on met
à la porte une fille pour avoir eu un
enfant ? Et les digressions ! Y en a-t-il !
Y en a-t-il ! […] Ce livre est fait pour la
crapule catholico-socialiste, pour toute
la vermine philosophico-évangélique 8. »
Rien que ça ! Hugo ignore ces réserves.
Il sait qu’avec Les Misérables il a visé
juste et que l’ouvrage, « écrit pour tous
les peuples », n’est en rien une œuvre de
circonstance, « le misérable s’appelle
L’HOMME ; il agonise sous tous les
climats, et il gémit dans toutes les
langues 9 ».
> La crise des années quarante
E
n fait, Hugo a mis dix-sept ans à
rédiger son roman. Lorsque, le
17 novembre 1845, il avait
entamé la rédaction d’un ouvrage qui
devait s’appeler Les Misères, c’était un
homme arrivé: académicien depuis 1841,
jeune pair de France depuis 1845. Il n’est
peut-être pas encore tout à fait
Chateaubriand, mais certaine-
ment pas rien. Il avait derrière
lui une œuvre déjà considéra-
ble dans tous les genres litté-
raires. Comme poète, avec
Les Feuilles d’automne (1831)
ou Les Rayons et les Ombres
(1840), il avait éclipsé Lamar-
tine, lequel avait abandonné la
partie, renonçant même à publier des
vers. Comme dramaturge, avec Cromwell
(1827), Marion Delorme (1829, montée
en 1831), Hernani (février 1830), qui avait
suscité une fameuse querelle, il avait pris
de facto la tête du courant romantique,
lui qui n’avait pourtant jamais été atteint
par le mal du siècle – pas d’atermoie-
ments chez Hugo, pas de spleen, pas
d’acédie, ni de désenchantement struc-
turel, dans cette phase ascendante du
moins. Comme romancier enfin, Notre-
Dame de Paris, achevé en 1831, avait fait
de son auteur l’équivalent français de
Walter Scott. Pour autant, Hugo sentait
depuis quelque temps qu’il s’étiolait.
Dès 1835, il s’était décrit comme « un La
Pérouse englouti », et, dans une lettre à
Adèle du 16 août 1835, il s’exclame: « de
combien de côtés je suis déjà écroulé ! »
Bref, s’opéraient les prémices d’une
sorte de retournement de l’âme qui n’est
pas sans évoquer mutatis mutandis celui
de Jean Valjean. De plus, il avait perdu
sa fille Léopoldine lors du fameux acci-
dent de barque du 4 septembre 1843.
Ayant retrouvé un peu le goût du bon-
heur dans les bras de la femme du pein-
LIRE SEPTEMBRE 2017•101
Biographie D’UN CLASSIQUE EN BREF…

Les Misérables en sept dates

tre François-Auguste Biard, Hugo fut
surpris en flagrant délit d’adultère.
Protégé par son statut de pair de France,
il ne put éviter à Léonie Biard les geôles
de la prison Saint-Lazare. Hugo traver-
sait donc au moment d’entamer Les
Misères une période de crise. Et, comme
si le destin remuait son couteau dans une
plaie vive, au deuil de Léopoldine vint
s’ajouter, en juillet 1846, celui de Claire
Pradier, la fille unique de Juliette
Drouet, l’amante principale du vigou-
reux poète. Aussi Hugo travailla-
t-il assez peu au manuscrit des
Misères en 1846. Il le reprend en
1847. Mais la révolution de 1848,
l’Histoire réelle donc, interrompt
la rédaction des Misères, pourtant
presque achevée. D’autres raisons
plus subjectives intervinrent. Hugo
était en train de rédiger le chapitre
où Jean Tréjean (nom initial de
Jean Valjean, qui n’est apparu
qu’en 1860) voit Cosette lui échap-
per en tombant amoureuse de
Marius de Pontmercy (qui se
prénommait Thomas jusqu’en
durant ses années d’exil, à Bruxelles
d’abord, à Jersey ensuite (1852-1855),
à Guernesey enfin, où, à Hauteville
House, il devait reprendre, le 26 avril
1860, le manuscrit des Misères. Entre
mai et décembre 1860, il indique avoir
« passé sept mois à pénétrer de médita-
tion et de lumière l’œuvre entière pré-
sente à [son] esprit afin qu’il y ait unité
absolue entre ce que j’ai écrit il y a
douze ans et ce que je vais écrire aujour-
d’hui 10 ». Le 30 décembre 1860, il note :
des amis de l’ABC, fait le récit de l’in- 1812: Victor Hugo assiste à Burgos à une
surrection, la description des barricades, « TANT QU’IL Y AURA SUR LA TERRE IGNORANCE exécution capitale, événement qui lui
interpolant de substantielles considéra- inspirera Le Dernier Jour d’un condamné.
tions sur l’histoire récente, la société et ET MISÈRE, DES LIVRES DE LA NATURE 1831: publication de Notre-Dame de
ses transformations. « Parenthèse » DE CELUI-CI POURRONT NE PAS ÊTRE INUTILES » Paris. Mi-février 1848: Hugo interrompt
entreprend l’histoire de Dieu depuis le la rédaction des Misères. 9 juillet 1849:
Moyen Age, « Paris étudié dans son discours sur la misère à l’Assemblée
atome » montre les ressorts profonds de Il sentit jusque dans la racine de ses che- Jean Valjean, ni Fantine, ni Gavroche, nationale. 24 avril 1860: Hugo « (tire)
la révolution de 1830 et donne l’occasion veux l’immense réveil de l’égoïsme et le ni Marius, ni Cosette, mais celui les Les Misérables de la malle aux
d’approfondir la figure de Gavroche, moi hurla dans l’abîme de cet homme 12 ». raconte et les invente, ce narrateur inta- manuscrits ». 30 mars et 3 avril 1862:
« Chavroche » dans les premières ver- L’épopée de la rue Saint-Denis renvoie rissable qui s’interpose continuellement parution à Bruxelles et à Paris de la
sions. La description des égouts de Paris à l’épisode de l’insurrection du entre ses créatures et son lecteur 15 ». première partie. 14 juillet: dernier BAT
montre que sous l’apparent brillant de 5 juin 1832, où Enjolras « jeune homme C’est par ses interventions que la régé- des Misérables.
la monarchie de Juillet les fondations se charmant capable d’être terrible », « qui nération morale accomplie dans le
lézardent. Dans « L’intestin de Lévia- parlait comme un vrai général d’émeute repentir et le sacrifice par Jean Valjean Un chef-d’œuvre musical
than », il conclut que « l’histoire a pour qu’il était », dirige la barricade de la rue s’exhausse aux dimensions du siècle et Lorsqu’on parle
égout des temps comme les nôtres ». de la Chanvrerie. C’est là que conver- de la société tout entière. Les analyses des Misérables
Toutes ces apparentes digressions ralen- gent les protagonistes du roman, c’est là sociologiques ou historiques du narra- au grand public
tissent sans doute l’action, mais elles que se sacrifie Eponine Thénardier, s’in- teur, sa critique des bas salaires, de la anglo-saxon,
donnent à la foi hugolienne dans le pro- terposant pour sauver Marius, et que misère, du chômage véritables pousse- il ne pense pas
grès humain un contrepoint de réalisme meurt son frère Gavroche. C’est là enfin au-crime, la dénonciation de l’appareil forcément au
et de conscience dont son refus de l’am- que Valjean épargne Javert, jetant un judiciaire, du Code pénal intransigeant roman mais
nistie en 1859 est un autre signe. trouble dans l’âme de ce caractère avec les misérables, de la peine de mort à… la comédie
inflexible et inexorable. Javert, « Brutus – constante chez Hugo depuis qu’il avait musicale
> Qu’est-ce donc au total dans Vidocq », qui « avait introduit la vu en 1812 un supplicié à Burgos – par- – surnommée « Les Miz ». A la fin des
ligne droite dans ce qu’il y a de plus tor- ticipent de l’engagement hugolien visant années 1970, Claude-Michel Schönberg,
que Les Misérables ? tueux au monde 13 », se suicidant dans le à amender la société par la réforme des Alain Boublil et Jean-Marc Natel ont
adapté Les Misérables pour la scène.

D
février 1848). Ce récit réveillait des ans sa version finale, ce « poème chapitre de la cinquième partie intitulé âmes. Mgr Myriel définit la voie étroite,
sentiments douloureux chez le de la conscience humaine 11 » se « Javert déraillé ». mais humaine, dévolue à chacun : « Etre Succès dans l’Hexagone, le spectacle a
poète, qui avait mal supporté que présente comme une vaste un saint, c’est l’exception ; être un juste, alors connu une version anglaise, signée
Léopoldine s’éprît de Charles fresque historique, sociale et humaine, c’est la règle. Errez, défaillez, péchez, Herbert Kretzmer, devenue au fil des
Portrait de > L’Homère des héros obscurs ans LE classique du genre à Broadway.
Vacquerie. Quoi qu’il en soit, Victor Hugo dans laquelle les destins personnels des mais soyez des justes. Le moins de péché
Cette version musicale donna même

Hugo n’avait encore écrit avec Les
Misères qu’un roman d’actualité
sociale et l’histoire de la conversion
d’une âme au bien, parallèle au
« TOUT À L’HEURE, À HUIT HEURES ET DEMIE
DU MATIN, J’AI ÉCRIT LE MOT FIN
À LA DERNIÈRE PARTIE DES MISÉRABLES »
mouvement profond qui s’ébauchait en
lui. Une notation autobiographique parmi
les nombreuses que la critique a repérées
depuis la sortie des Misérables.
> Des Misères au Misérables
en 1862 au
moment de
la parution
des Misérables.
« Aujourd’hui, je me suis remis à écrire
les Misérables. » Il se rend même à
Waterloo, en mars 1861, pour inspecter
le champ de bataille et rédiger la longue
parenthèse qui ouvre la deuxième par-
tie. Le 30 juin 1861, il écrit : « tout à
l’heure, à huit heures et demie du matin,
L
personnages s’entrecroisent avec les es Misérables n’est donc pas
forces de la société et les mouvements qu’une intrigue bien ficelée, et
de l’Histoire. Petite espièglerie de les ajouts et corrections conver-
l’auteur souverain, il compte trois cent gent dans le sens d’un épaississement et
soixante-cinq chapitres, répartis en cinq d’un approfondissement d’une œuvre
parties, portant pour quatre d’entre elles dont la portée est philosophique, sociale,
le nom d’un des protagonistes du roman: et même métaphysique. En témoigne la
« Fantine », « Cosette », « Marius », courte préface, si souvent citée : « Tant
« Jean Valjean ». Seule la quatrième, qu’il existera, par le fait des lois et des
« L’idylle rue Plumet et l’épopée rue mœurs, une damnation sociale créant
Saint-Denis », porte des noms de lieu. artificiellement, en pleine civilisation,
La rue Plumet (nom de la rue où le des enfers, et compliquant d’une fatalité
général Hugo avait fini ses jours) ren- humaine la destinée qui est divine ; tant
voie à la demeure que Jean Valjean loue que les trois problèmes du siècle, la
avec Cosette sous le nom d’Ultime dégradation de l’homme par le proléta-
Fauchelevent, et l’idylle est celle qui se riat, la déchéance de la femme par la
naît entre Marius Pontmercy et Cosette. faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit,
Celle-ci a pour effet d’opérer un formi- ne seront pas résolus ; tant que, dans de
dable ébranlement dans l’âme de Jean certaines régions, l’asphyxie sociale sera
possible, c’est la loi de l’homme. Pas de
péché du tout est le rêve de l’ange. »
C’est surtout une affaire quotidienne :
« Il se fait beaucoup de grandes actions
dans les petites luttes. Il y a des bra-
voures opiniâtres et ignorées qui se
défendent pied à pied dans l’ombre
contre l’envahissement fatal des néces-
sités et des turpitudes. Nobles et mysté-
rieux triomphes qu’aucun regard ne voit,
qu’aucune renommée ne paye, qu’au-
cune fanfare ne salue. La vie, le malheur,
l’isolement, l’abandon, la pauvreté, sont
des champs de bataille qui ont leurs
héros ; héros obscurs plus grands parfois
que les héros illustres ». Hugo a essayé
d’être leur Homère. Jean Montenot
1. Les Misérables I, 4, I Bouquins, Robert Laffont, p. 121.
lieu en 2012 à une grosse production
hollywoodienne, signée Tom Hopper,
ayant valu un oscar à Anne Hathaway.
Des adaptations très variées
La puissance
feuilletonesque
des Misérables
était aussi propice
à inspirer le petit
écran comme le
grand. On compte
ainsi pas
moins d’une quarantaine de versions
audiovisuelles, plus ou moins partielles
et/ou fidèles à l’histoire originale.
Si on connaît les adaptations françaises
(signées, entre autres, Raymond Bernard,
Jean-Paul Le Chanois, Claude Lelouch

H
ugo ne cessa pas pour autant de
songer au « livre des Misères »,
resté plus de douze ans dans la
malle aux manuscrits que Juliette
Drouet avait réussi à faire sortir de
France au nez et à la barbe des Javert
j’ai écrit le mot fin à la dernière partie
des Misérables ». Restait encore beau-
coup de travail de correction et de mise
au point, mais l’œuvre était achevée. La
conversion idéologique de Hugo à la
république l’avait conduit à étoffer la
Valjean, une ultime mise à l’épreuve de
sa conversion au bien : « quand il vit que
c’était décidément fini, qu’elle lui échap-
pait, qu’elle glissait de ses mains, qu’elle
se dérobait, que c’était du nuage, que
c’était de l’eau, quand il eut devant les
C. BROWN – TAKSE
possible ; en d’autres termes, et à un
point de vue plus étendu encore, tant
qu’il y aura sur la terre ignorance et
misère, des livres de la nature de celui-
ci pourront ne pas être inutiles 14. » Jean
Valjean, Fantine, Cosette, bien sûr, incar-
2. Les Misérables I, 5, V, p. 137. 3. Ibid. 4. A Victor
Hugo (3 avril 1862). 5. Les Misérables II, 7, Bouquins,
p. 402. 6. Sainte-Beuve, Mes poisons, 1863, p. 53, José
Corti, 1988. 7. Considérations sur un chef-d’œuvre ou
le Danger du génie, 1862. 8. A Edma Roger des
Genettes (juillet 1862). 9. A M. Daelli (éditeur de la tra-
duction italienne), 18 octobre 1862, Bouquins, p. 1153.
10. Note de Hugo dans « Dossier des Misérables »,
volume « Chantier », Bouquins, p. 739. 11. Les
ou Josée Dayan) et hollywoodiennes,
il existe également des variations turques,
mexicaines et surtout japonaises. Au pays
du Soleil-Levant, on adore Les Misérables,
œuvre qui a également inspiré plusieurs
séries animées, un classique du manga

de Napoléon III. Entre-temps, Hugo figure de Mgr Myriel, augmentant la pre- yeux cette évidence écrasante : un autre nent éminemment parmi d’autres per- Misérables I, 7, III, p. 175 12. Les Misérables IV, 15, de Takahiro Arai et même… un jeu vidéo
était devenu un proscrit, même s’il ne mière partie de quatre chapitres, y intro- est le but de son cœur, un autre est le sonnages ce triptyque des misères. p. 911 13. Les Misérables I, 5, V, p. 137. 14. Les de combat sorti en 2006, Arm Joe! Si
Misérables préface, p. 1. 15. Mario Vargas LLosa, La
E. BACOT

connaissait pas la gêne, encore moins la duisant la rencontre avec le convention- souhait de sa vie ; il y a le bien-aimé, je Toutefois « le personnage principal des Tentation de l’impossible : Victor Hugo et Les Misérables, vous voulez voir s’affronter, façon kung-fu,
misère, pouvant vivre de ses œuvres nel. Hugo décrit par le menu le cercle ne suis que le père ; je n’existe plus […]. Misérables n’est pas Mgr Bienvenu, ni Gallimard, 1995, p. 25. Jean Valjean et Javert… Baptiste Liger

102•LIRE SEPTEMBRE 2017