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Une lecture de

Oh, boy !,
un roman de Marie-Aude Murail*
par Yves Ballanger*

ar tel est le mérite du récit


Comment le texte littéraire
met-il en scène le « roman
familial » que décrivent
les psychanalystes ?
«C littéraire : il ne dit pas tout
et, en ses interstices et ses
ambiguïtés, il autorise le lecteur à parler
de lui, voire à évoquer pudiquement la
En quoi l’analyse d’un roman, part la plus secrète de lui-même. Mais il
exemplaire à cet égard, permet-il en dit toutefois suffisamment pour résis-
aux éducateurs de prendre ter à la capture totale par notre imagi-
conscience de leur propre naire et nous relie ainsi à d'autres
implication dans ce processus ? humains, en un mouvement d'objectiva-
En proposant une lecture de Oh, tion qui esquisse déjà une forme d'uni-
boy ! telle qu’il l’a menée avec versalité. » (Philippe Meirieu1)
de futurs éducateurs spécialisés,
sous-tendue par ces questions,
Yves Ballanger explore Dans le domaine de l’enseignement et de
la possibilité de s’appuyer sur l'éducation, nous avons affaire à « l'in-
la littérature de jeunesse pour certitude des métiers de l'humain », ces
enrichir la formation des acteurs métiers que Freud lui-même disait rele-
éducatifs. ver de l'impossible. S'aventurer dans
une telle incertitude, aussi glorieuse soit-
elle, nécessite des espaces où elle peut se
mettre en scène. La littérature, affirme
Philippe Meirieu, a le pouvoir d'ouvrir
de tels espaces en transposant dans la
fiction la complexité de l'expérience
*L’École des loisirs, Paris, 2000. humaine. Elle peut alors devenir un outil
* Yves Ballanger est formateur à l’Institut Régional de privilégié de formation à la relation édu-
Travail Social de Paris-Île de France. cateur-éduqué.

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C’est ce que Marie-Louise Vardelle et situe fin décembre) avec ses épreuves et
moi-même, tous deux formateurs en son chapitre 13 « qui n'existe pas pour ne
institut de travail social, avons expéri- pas porter la poisse aux Morlevent ».
menté avec de futurs éducateurs spécia-
lisés. Notre choix s’est porté sur la litté- Histoires de famille
rature dite « de jeunesse » ; laquelle Ce que Laurence Deschamps ne réalise
romance pour une grande part des his- pas, ou se garde bien de réaliser, c'est
toires familiales que les travailleurs que c’est justement parce qu'elles sont
sociaux ont à connaître dans l’exercice sans fin que les histoires de famille sont
de leur métier. Oh, boy ! fut l’un des bien meilleures que le chocolat. La litté-
romans retenus. rature en est la preuve permanente, ainsi
que le démontre Marthe Robert dans son
L’éducateur, fils du roman… essai Roman des origines, origine du
« Une fois dans la rue, Laurence se dit roman2. En s'interrogeant sur les sour-
qu'elle avait peut-être de la chance de ces de la création romanesque, Marthe
n'avoir ni enfants, ni frères, ni sœurs. Au Robert explore ce que Freud appelle le
moins, une plaque de chocolat, on en roman familial, cette histoire que se
voit clairement le début et la fin ; tandis raconte chaque enfant lorsqu'en grandis-
que les histoires de famille... » (p.67). sant il découvre que ses parents sont
Laurence Deschamps est juge des tutelles ; bien loin de l'image idéalisée qu'il s'en
et elle a pour caractéristique de « carbu- faisait. Il en vient alors à imaginer que
rer » au chocolat noir « Du Nestlé 52% ces parents-là ne sont pas réellement les
de cacao, amer et doux, fondant et siens, que ce sont des étrangers qui l'ont
râpeux » (p.21), surtout lorsque les dos- recueilli et élevé. Et il finit par « se regar-
siers dont elle a la charge s'avèrent der comme un enfant trouvé, ou adopté,
ardus. Et celui des enfants Morlevent auquel sa vraie famille, royale, bien
l'est tout particulièrement. entendu, ou noble, ou puissante en
quelque façon, se révélera un jour avec
Ils sont trois – Siméon le surdoué (à éclat, pour le mettre enfin à son rang »3.
14 ans, il est en terminale), Morgane la
binoclarde (8 ans) et Venise (5 ans) tout Dans le roman de Marie-Aude Murail, la
aussi rose et blonde que ses poupées dévalorisation des figures parentales va
Barbie –, qui découvrent soudain qu'ils jusqu'à les faire disparaître : le père, « ce
sont sans parents. Leur mère vient de salaud », a abandonné le foyer familial et
mourir et leur père a disparu depuis long- aucun des enfants ne songe à le recher-
temps. Mais la fratrie a fait le « jurement » cher ; la mère, « dépressive », s'est suici-
de ne jamais se séparer et de tout faire dée (et de quelle manière, en avalant du
pour éviter le placement en foyer. Se sou- détergent à vaisselle ; du « Décap four »
venant tout à coup que leur père a eu des dira l'un des enfants, par allusion sans
enfants d'un premier mariage, les trois doute au nom de jeune fille de la mère :
Morlevent décident de se mettre en quête Catherine Dufour !). Dès lors, rien ne
de ces demi-frères qui pourraient leur ser- s'oppose au désir de nos trois héros :
vir de nouvelle famille, quête qui va s'ap- s'inventer une autre famille. Et, c'est tout
parenter à un conte de Noël (le roman se naturellement que Venise, entendant

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Siméon parler de demi-frères à qui l'on point qu'avant même de rencontrer le
pourrait confier leur « garde », voit « sor- troublant Siméon, elle l'imagine en « bel
tir de terre des jeunes gens brandissant adolescent farouche » et se voit déjà
l'épée : la garde des Morlevent » (p.13). « veiller sur un jeune surdoué, l'aider à
Puis, lorsqu'elle fait la connaissance de trouver son équilibre, le pousser dans la
son demi-frère, Barthélemy, elle en fait un vie... » (p 23).
prince charmant en l'appelant Balthazar,
du nom d'un des rois mages de Noël : Tout éducateur sait bien que l'enfant qui
d'ailleurs, la boucle d'oreille que porte lui est confié ne peut se réduire au
Barthélemy et son teint bronzé en plein contenu d'un dossier, à une étude de cas
mois de décembre n'autorisent-ils pas pour « réunion de synthèse », encore
cette identification ? Quant à l'autre demi- moins à un projet éducatif aussi abstrait
sœur, Josiane, la femme des beaux quar- que cohérent. Il sait que ce qui va être
tiers qui n'a pu avoir d'enfants, n'est-elle déterminant, c'est la rencontre même
pas prête à adopter la blonde princesse et avec l'enfant. Et que cette rencontre ne va
à lui offrir avec son mari une famille par- pas manquer de l'affecter et d'ébranler
faite ? ses repères professionnels. Car, s'il a
depuis longtemps « oublié » ses propres
Le plus extraordinaire, c'est que les fables infantiles, l'enfant à ses côtés va les
enfants vont convaincre une assistante lui donner à relire à travers ses sollicita-
sociale, Bénédicte Horau, et la juge tions – « Comme tout homme, tu es fils
Laurence Deschamps de prendre part à du roman » (dit Cioran cité par Marthe
leur quête. Au prime abord, l'une et l'au- Robert4) – et l'inviter à entrer, tout
tre n'ont rien de personnages roma- comme l'assistante sociale et la juge des
nesques. Bien au contraire, elles offrent tutelles, dans un jeu entre imaginaire et
l'image de professionnelles rigoureuses réalité. « Les deux jeunes femmes échan-
et efficaces, un tantinet autoritaires. « Ça gèrent un sourire. Chacune à sa manière,
y est, les enfants, dit-elle, tout essoufflée elles prenaient à cœur le dossier
par ses démarches, j'ai une solution » Morlevent, ce qui les rapprochait. » (p.30).
(p.14) : c'est ainsi que Bénédicte Horau
débarque pour la première fois chez les L'aventure n'est pas sans danger : cela
enfants Morlevent. « Solution » est aussi, l'éducateur le sait qui reconnaît
d'ailleurs le mot favori de notre assistante chez lui comme chez Laurence
sociale. En l'occurrence, la solution, c'est Deschamps cette « terrible fringale d'aimer
évidemment le foyer. Pourtant, contre que le chocolat n'apaisait pas tout à fait »
toute attente, Bénédicte Horau se laissera (p.23) et dont l'enfant lui-même risque de
fléchir par la revendication des enfants faire les frais.
qui donnent leur accord pour un place-
ment provisoire contre une promesse de Les heurts avec le réel
recherche des demi-frères. Mieux, elle Mais la fiction n'a cure ni des dangers ni
plaidera le bien-fondé de cette recherche d'éventuels dégâts. Bien au contraire,
auprès de la juge des tutelles. À son tour, elle s'en nourrit. C'est là son intérêt. Elle
Laurence Deschamps se laissera toucher permet au lecteur de vivre en toute
par le discours de l'assistante sociale, à tel impunité ce que la réalité sociale ne lui

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autorise pas. C'est ainsi qu'avec Oh, enfants à un jeune homme de 26 ans,
boy ! nous nous trouvons engagés dans vaguement vendeur dans un magasin
une situation que l'on pourrait qualifier d'antiquités, et, « oh, boy ! », homo-
de professionnellement peu correcte. sexuel plus préoccupé de ses conquêtes
Comment imaginer deux personnes aussi que de ses nouveaux frères ? Quant à la
responsables qu'une assistante sociale et seconde, Josiane, le médecin des beaux
une juge des tutelles se lancer en dépit quartiers, certes elle est en mesure avec
du bon sens dans des démarches erra- son mari d'offrir un foyer modèle. Elle se
tiques mais obstinées pour réaliser le vœu propose d'ailleurs comme mère adoptive,
de trois enfants abandonnés : s'inventer mais seulement de la plus jeune des
une nouvelle famille ! Comme si elles se Morlevent : les deux autres sont déjà
prenaient pour des fées ayant mission de trop âgés pour répondre à son désir,
retrouver les origines princières dont rêve longtemps frustré, de maternité !
la petite Venise. N'est-ce pas nous rappeler
qu'au départ toute entreprise d'éducation Bénédicte Horau et Laurence Deschamps
est œuvre de fiction projetant pour l'en- sont perplexes. Tout comme le sont les
fant un avenir plus heureux que ne le deux aînés Morlevent. Dès la première
laisse à penser le présent ? rencontre, Siméon se sent totalement
désemparé devant l'inculture et l'infanti-
Cependant, le roman familial ne va pas lisme de Barthélemy. De son côté,
se dérouler de façon aussi idyllique. Car, Morgane, qui fut à l’initiative du « jure-
pour tout bon auteur, et Marie-Aude ment », craint que le kidnapping affectif de
Murail l'est, la fiction ne peut éviter les Josiane à l'égard de la si mignonne Venise
heurts avec la réalité. On songe là à ce n'entraîne la dislocation de la fratrie. Cette
mot de Lacan, à l'adresse d'un interlo- perplexité va s'accroître avec la manifesta-
cuteur qui l'interrogeait sur le réel : tion de la rivalité entre Barthélemy et
« C'est toujours le heurt à quelque Josiane. L'une stigmatisera l'autre : « Vous
chose »5. Et ce quelque chose, dans imaginez le modèle que c'est pour les
l'œuvre romanesque comme « dans enfants » (p.58) ; lequel ne demeurera pas
l'analyse, c'est toute une part du réel en reste : « Josiane, elle avait demandé au
chez nos sujets qui nous échappe »6... et Père Noël un mari, une télé avec un écran
crée le suspense. plasma, une villa à Deauville et une petite
fille blonde. Le Père Noël n'a pas lu la liste
Le premier heurt, pour nos deux profes- jusqu'au bout » (p.62).
sionnelles, ce sera la rencontre avec le
demi-frère et la demi-sœur. Lesquels se Cette rivalité met en péril jusqu'à la com-
révèleront peu conformes aux attentes plicité professionnelle de l'assistante
des uns et des autres. Du premier, sociale et de la juge. « Parce que les bons
Barthélemy « le roi mage », le moins sentiments, c'est sa patrie » (p.59),
qu'on puisse dire, c'est que non seule- Bénédicte Horau est plus sensible aux argu-
ment il ne fait guère preuve de majesté, ments de Josiane. Laurence Deschamps, elle,
mais surtout qu’il ne présente pas vrai- prend le parti de Barthélemy. Comme Venise
ment de garanties matérielles et morales : qui n'a d'yeux que pour son prince « pédé-
qui oserait confier la tutelle de trois sexuel », elle ne semble guère résister au

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charme et aux fossettes du jeune homme. l'enfant bâtard, fiction dans laquelle les
Paradoxalement, c'est dans cette alliance figures parentales se trouvent dissociées.
de « bons sentiments » et d'« inclina- La mère, coupable d'adultère, choit de
tions » que sera trouvé le compromis son piédestal pour devenir à la fois pro-
entre le désir des trois enfants et les che et triviale ; quant au père, il demeure
contraintes de la réalité. La fratrie sera inconnu, gardant ainsi son aura lointaine
sauvegardée, mais sa garde sera partagée. et noble.
Bénédicte Horau est suffisamment tolé-
rante – « le droit à la différence, c'était On retrouve cette dissociation dans le
[aussi] son catéchisme » (p.60) – pour roman des deux familles Morlevent. Les
accepter Barthélemy. Et Laurence mères, que ce soit celle de nos trois
Deschamps est suffisamment raisonnable héros ou que ce soit celle de Josiane et
pour passer outre ses préférences et Barthélemy, seront présentées de façon
juger de l'utilité d'une maman, même sommaire, signe de leur trivialité. Par
non idéale. À elles deux, elles incarnent contre, le père est lui tout à fait confor-
ce jeu de valeurs sociales et de choix me à l'image de l'aventurier royal
personnels qui opère chez tout éduca- (même si de temps à autre est rappelée
teur appelé à composer avec le réel et à son irresponsabilité). Bien qu'invisible,
prendre la décision la moins mauvaise. il est très présent dans le souvenir
(l'imagination ?) de ses enfants.
Les ruses du roman familial « Grand, fort, bruyant. Et beau. Surtout
Les heurts avec le réel, c'est aussi le beau. [...] c'était l'Homme. » (p 86), se
dévoilement de la sexualité. Le roman de souvient Josiane qui n'est pourtant que
Marie-Aude Murail est « hypersex », pour sa fille adoptive, car fille naturelle.
reprendre l'autre formule favorite de « C'était son père lui déclamant le
Barthélemy. Il suffit de regarder Venise Manifeste de Karl Marx au coucher, son
jouer aux accouplements plus ou moins père nourrissant à la cuillère un bébé
scabreux de ses poupées, jeux qui ravis- hérisson, son père jouant du piano au
sent Barthélemy mais inquiètent Josiane. milieu de la nuit, son père marchant en
Cette dernière fera d'ailleurs appel à une équilibre sur le bord du balcon. Un
psychologue, laquelle trouvera on ne peut funambule. Fantasque » (p.99), c'est
plus normale la curiosité de la fillette. ainsi qu'en parle Siméon, qui, lui, se
Selon Marthe Robert, cette curiosité demande si ce père est toujours vivant.
sexuelle est au cœur des avatars du Car, comme l'écrit Marthe Robert, « ce
roman familial. Lorsque l'enfant vient à père royal et inconnu, cet éternel absent
percevoir la différence des sexes et, par pourrait tout aussi bien ne pas exister,
conséquent, les rôles distincts du père et c'est un fantôme, un mort auquel on
de la mère dans sa propre genèse, il se peut certes vouer un culte, mais aussi
voit contraint de remanier l'histoire de quelqu'un dont la place est vide et qu'il
ses origines. Il lui devient difficile de est tentant de remplacer... [et] si l'on
mettre en doute le titre dont se prévaut pense que pour le régisseur inconscient
sa mère. Mais celui de son père demeure qui assure l'arrangement du conte, tout
sujet à caution. L'enfant va alors passer rapprochement équivaut au rapproche-
de la fiction de l'enfant trouvé à celle de ment sexuel, toute absence à la mort et

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toute suppression au meurtre »7, on pour rendre le mari inoffensif. Et il finira
comprend alors que le roman familial par intervenir plus directement lors
répond à une autre tâche, celle de dévoi- d'une des scènes de violence où, en vou-
ler tout en l'éludant, le souhait œdipien lant protéger Aimée enceinte, il provo-
de l'enfant : tuer le père, à la fois abhor- quera accidentellement (!) la mort du
ré et idéalisé, pour posséder la mère, mari gênant. Ce qui n'aura d'autre
certes déchue, mais de ce fait devenue conséquence, pour les deux voisins nul-
disponible. lement inquiétés par la police, que celle
de les « rapprocher » davantage :
A priori, dans notre roman, on ne trouve Barthélemy deviendra le « parrain » de la
pas trace de ce motif. En raison de la fille d'Aimée et celle-ci mettra à la dispo-
quasi inexistence des mères, les enfants sition du jeune homme une chambre de
semblent à l'abri de l'épreuve œdipienne. son appartement pour un accueil plus
Sauf peut-être Josiane en qui se mêlent confortable de ses demi-frère et sœurs...
fortement haine et amour envers le père :
mariée, elle a gardé le nom de Morlevent, En fait, dans ce récit typiquement œdi-
et d'une certaine façon, à travers son pien mais qui maintient la morale sauve,
désir d'adoption de la dernière fille de Barthélemy et sa voisine ne sont que des
son propre père, elle rêve de prendre la doubles, des masques derrière lesquels
place de l'épouse auprès de lui. se tiennent Siméon, qu'une transfusion
sanguine fera « frère de sang » du pre-
Mais il est une figure féminine qui mier, et cette autre mère si semblable
occupe dans l'histoire une place tout dans son malheur au personnage
aussi importante qu'incongrue : la voi- d'Aimée. L'auteur emploie, ici, cette
sine de Barthélemy. Elle porte un nom ruse propre au roman familial qui per-
bien lourd, celui d'Aimée, alors qu'elle met à son héros d'aller au bout de son
n'est qu'une « pauvre naze qui se fait désir sans véritablement le mettre au
cogner par son mari » (p.48), dixit jour et donc sans risquer la moindre
Barthélemy. Et si cette Aimée n'avait réprobation. C'est là le pouvoir inégalable
d'autre rôle auprès de son jeune voisin de la fiction.
que celui de la mère convoitée ? Dans
un premier temps, Barthélemy se sert Il n'est pas de bon ton aujourd'hui, sous
d'elle comme d’une mère qui lui confie peine d'être soupçonné de tendances
de temps à autre ses enfants pour les pédophiles, de parler de sexualité, voire
protéger des violences de son mari. d'érotisation, à propos de la relation
Ainsi peut-il justifier auprès de son petit éducative. Pourtant, quel éducateur
ami particulièrement soupçonneux la pourrait prétendre que cette relation n'est
présence chez lui de Siméon et de ses pas l'objet des fantasmes infantiles tels
sœurs. Il essaie ensuite de la faire passer que les définit la psychanalyse ? Laurence
pour sa compagne auprès des services Deschamps en fera l'expérience avec
judiciaires et sociaux, afin de cacher son Barthélemy, la « version œdipienne » de
homosexualité et de donner une image Siméon le surdoué. Venant s'ajouter à des
de normalité. En échange, il lui passe des conduites estimées équivoques à l'égard
recettes de cuisine à base de... témesta des enfants Morlevent, les péripéties du

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jeune homme avec sa voisine donnent le « oubliée ». Pourtant c'est elle qui était à
tournis à la juge qui en perd ses repères l'origine du serment, symbolisé par le mot
et... sa « distance professionnelle ». À tel de passe : « Les Morlevent ou la mort ». Ce
point que lors de l'une de leurs rencont- mot de passe, il fallait à nouveau le profé-
res, « Bart » se permettra d'effleurer l'en- rer pour que survive la fratrie. Aussi
colure en V du pull de la juge et d'y Morgane va-t-elle le brandir auprès de la
« longer vallons et précipice » (p.104). Ce psychologue, Madame Chapiro, pour
qui tout de même lui vaudra une tape convaincre cette dernière d'organiser une
sur la main : une professionnelle ne peut réunion de tous les Morlevent.
être assimilée à la mère convoitée !
On songe ici aux premiers écrits de
L'éducateur a pour fonction d'aider l'en- Lacan relatifs au Symbolique, dans les-
fant à s'inscrire au mieux dans un envi- quels il est fait référence au mot de
ronnement social et culturel donné. Cela passe. Le langage, nous rappelle Lacan,
ne peut se faire sans être amené à côtoyer ne se réduit pas à une fonction de dési-
le désir même de l'enfant, ses détours et gnation. Il a aussi une « fonction inter-
ses ruses, ses risques de « folie et précipice » humaine ». C'est cette fonction qu'illustre
(selon l'intitulé du chapitre 7)... Comment le mot de passe dont la spécificité est
alors garder suffisamment de clairvoyance justement d'être choisi de façon tout à
pour avoir le réflexe du coup d'arrêt à fait indépendante de sa signification :
temps et ne pas se laisser emporter par la « On ne peut nier que le mot de passe ait
fringale de son propre désir ? les vertus les plus précieuses, puiqu'il
sert tout simplement à éviter d'être tué.
Le mot de passe [...]Né entre ces animaux féroces qu'ont
Il est un autre personnage essentiel dans dû être les hommes primitifs – à en juger
le roman. C'est le Professeur Nicolas d'après les hommes modernes, ce n'est
Mauvoisin, chirurgien, qui entrera en pas si invraisemblable –, le mot de passe
scène lors de la découverte de la leucémie est ce grâce à quoi, non pas se recon-
de Siméon. Cet homme imposant, naissent les hommes du groupe, mais se
« qui avait volontairement choisi un poste constitue le groupe »8.
exposé où les victoires étaient précaires et
les défaites cruelles » (p.110), va mettre Ainsi, au cours de la séance chez la
toute son énergie à tenter de sauver le psychologue, frère, sœurs, demi-frère et
garçon de la mort. Et on le verra, dans demi-sœur du demi-frère vont se parler,
ses relations avec la tribu Morlevent et en se dire les uns par rapport aux autres et
particulier avec Barthélemy (au charme constituer, au-delà des réalités génitrices,
duquel lui non plus ne restera pas insensi- des jalousies et rivalités mimétiques,
ble), aller bien au-delà de sa fonction médi- une communauté « qui naît avec le lan-
cale et prendre place dans le roman fami- gage, et qui fait qu'après que le mot a été
lial, au moment précisément où le « jure- vraiment parole prononcée, les [...] par-
ment » de la fratrie est en péril. tenaires sont autres qu'avant »9 et qu'en-
Siméon est cloué à l'hôpital, Venise térinera la loi avec l'institution par la
« kidnappée » chez Josiane. Morgane se juge des tutelles du Conseil de Famille.
retrouve donc seule en foyer où elle se sent Cependant, les relations entre sujets

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restent toujours plus ou moins mar- confier la tutelle officielle des trois
quées par l'imaginaire : c'est là la réali- enfants, et à Barthélemy à qui elle vient
té œdipienne. Et les dispositifs juri- d'octroyer un droit de garde pour
diques ne peuvent suffire à ce que ces Siméon et un droit de visite pour les
relations puissent être « soutenues à deux filles. Un dernier geste de compli-
une certaine distance » (selon une for- cité avec Barthélemy, – le partage de car-
mule lacanienne) : la médiation d'un rés de chocolat assorti d'un « dommage
tiers symbolique s'avère nécessaire. que vous soyez de l'autre côté » -, et son
C'est là la fonction du père, non pas en rôle s'achève !
tant que géniteur, mais en tant que
NOM : « Le père est effectivement le Comme Laurence Deschamps, l'éduca-
géniteur. Mais avant que nous le teur est appelé à clore le « dossier » qui
sachions de source certaine, le nom du lui tenait tant à cœur. Certes, bien des
père crée la fonction du père » disait liens, une connivence même, se sont
Lacan10. créés dans l'accompagnement de l'en-
fant à travers ses histoires de famille.
Dans le roman de Marie-Aude Murail, L'éducateur a pu, à un moment ou un
cette fonction n'est pas dévolue au géni- autre, être identifié à une figure paren-
teur. Morlevent père reste une figure tale (idéalisée, convoitée ou rejetée) du
purement imaginaire. C'est le Professeur roman familial. Il a pu aussi faire face
Mauvoisin, « image d'un père austère, temporairement à l'absence de père
vaguement menaçant, auquel il fallait symbolique, un peu à la manière de
plaire et surtout obéir » (p.140) dira Bénédicte Horau dont l'autorité et l'en-
Barthélemy, qui va devenir l'emblème gagement préfigurent ceux de Nicolas
du père symbolique. C'est de lui dont Mauvoisin. Mais, pour que l'enfant
dépend la guérison de Siméon et donc puisse enfin vivre hors de la « bien-
la reconstitution de la fratrie. Aussi, est- veillance des institutions » (cf. p.202), il
ce tout naturellement qu'une fois la leu- doit pouvoir accepter sa mort éducative
cémie vaincue et les questions de tutelle (selon l'expression du philosophe Jean-
et de garde réglées, qu'il rejoint la fra- Bernard Paturet), ... en relisant le roman
trie réunie au restaurant (avec dont il est, lui aussi, un fils et non l'au-
Barthélemy, mais sans Josiane !). Et, teur !
quand pour la dernière fois les
Morlevent prononcent leur mot de
passe, par-dessus les poings empilés des 1. Philippe Meirieu : Des enfants et des hommes : litté-
rature et pédagogie. 1 : La promesse de grandir, ESF éd.,
conjurés, « il ajouta ses mains en tuile,
1999. (Pédagogies)
tout en haut, comme on poserait un toit » 2. 3. 4. 7. Marthe Robert : Roman des origines, origines
(p.207). du roman, Gallimard, 1977.
5. 6. 8. 9. 10. Jacques Lacan : Des Noms-du-Père, Le
« Permettez moi de vous exprimer toute Seuil, 2005.

la satisfaction que j'ai à pouvoir refer-


mer le dossier Morlevent, dit Laurence
avec une certaine solennité » (p.202) en
s'adressant à Josiane, à qui elle vient de

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