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Oh, boy !,
un roman de Marie-Aude Murail*
par Yves Ballanger*
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Siméon parler de demi-frères à qui l'on point qu'avant même de rencontrer le
pourrait confier leur « garde », voit « sor- troublant Siméon, elle l'imagine en « bel
tir de terre des jeunes gens brandissant adolescent farouche » et se voit déjà
l'épée : la garde des Morlevent » (p.13). « veiller sur un jeune surdoué, l'aider à
Puis, lorsqu'elle fait la connaissance de trouver son équilibre, le pousser dans la
son demi-frère, Barthélemy, elle en fait un vie... » (p 23).
prince charmant en l'appelant Balthazar,
du nom d'un des rois mages de Noël : Tout éducateur sait bien que l'enfant qui
d'ailleurs, la boucle d'oreille que porte lui est confié ne peut se réduire au
Barthélemy et son teint bronzé en plein contenu d'un dossier, à une étude de cas
mois de décembre n'autorisent-ils pas pour « réunion de synthèse », encore
cette identification ? Quant à l'autre demi- moins à un projet éducatif aussi abstrait
sœur, Josiane, la femme des beaux quar- que cohérent. Il sait que ce qui va être
tiers qui n'a pu avoir d'enfants, n'est-elle déterminant, c'est la rencontre même
pas prête à adopter la blonde princesse et avec l'enfant. Et que cette rencontre ne va
à lui offrir avec son mari une famille par- pas manquer de l'affecter et d'ébranler
faite ? ses repères professionnels. Car, s'il a
depuis longtemps « oublié » ses propres
Le plus extraordinaire, c'est que les fables infantiles, l'enfant à ses côtés va les
enfants vont convaincre une assistante lui donner à relire à travers ses sollicita-
sociale, Bénédicte Horau, et la juge tions – « Comme tout homme, tu es fils
Laurence Deschamps de prendre part à du roman » (dit Cioran cité par Marthe
leur quête. Au prime abord, l'une et l'au- Robert4) – et l'inviter à entrer, tout
tre n'ont rien de personnages roma- comme l'assistante sociale et la juge des
nesques. Bien au contraire, elles offrent tutelles, dans un jeu entre imaginaire et
l'image de professionnelles rigoureuses réalité. « Les deux jeunes femmes échan-
et efficaces, un tantinet autoritaires. « Ça gèrent un sourire. Chacune à sa manière,
y est, les enfants, dit-elle, tout essoufflée elles prenaient à cœur le dossier
par ses démarches, j'ai une solution » Morlevent, ce qui les rapprochait. » (p.30).
(p.14) : c'est ainsi que Bénédicte Horau
débarque pour la première fois chez les L'aventure n'est pas sans danger : cela
enfants Morlevent. « Solution » est aussi, l'éducateur le sait qui reconnaît
d'ailleurs le mot favori de notre assistante chez lui comme chez Laurence
sociale. En l'occurrence, la solution, c'est Deschamps cette « terrible fringale d'aimer
évidemment le foyer. Pourtant, contre que le chocolat n'apaisait pas tout à fait »
toute attente, Bénédicte Horau se laissera (p.23) et dont l'enfant lui-même risque de
fléchir par la revendication des enfants faire les frais.
qui donnent leur accord pour un place-
ment provisoire contre une promesse de Les heurts avec le réel
recherche des demi-frères. Mieux, elle Mais la fiction n'a cure ni des dangers ni
plaidera le bien-fondé de cette recherche d'éventuels dégâts. Bien au contraire,
auprès de la juge des tutelles. À son tour, elle s'en nourrit. C'est là son intérêt. Elle
Laurence Deschamps se laissera toucher permet au lecteur de vivre en toute
par le discours de l'assistante sociale, à tel impunité ce que la réalité sociale ne lui
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charme et aux fossettes du jeune homme. l'enfant bâtard, fiction dans laquelle les
Paradoxalement, c'est dans cette alliance figures parentales se trouvent dissociées.
de « bons sentiments » et d'« inclina- La mère, coupable d'adultère, choit de
tions » que sera trouvé le compromis son piédestal pour devenir à la fois pro-
entre le désir des trois enfants et les che et triviale ; quant au père, il demeure
contraintes de la réalité. La fratrie sera inconnu, gardant ainsi son aura lointaine
sauvegardée, mais sa garde sera partagée. et noble.
Bénédicte Horau est suffisamment tolé-
rante – « le droit à la différence, c'était On retrouve cette dissociation dans le
[aussi] son catéchisme » (p.60) – pour roman des deux familles Morlevent. Les
accepter Barthélemy. Et Laurence mères, que ce soit celle de nos trois
Deschamps est suffisamment raisonnable héros ou que ce soit celle de Josiane et
pour passer outre ses préférences et Barthélemy, seront présentées de façon
juger de l'utilité d'une maman, même sommaire, signe de leur trivialité. Par
non idéale. À elles deux, elles incarnent contre, le père est lui tout à fait confor-
ce jeu de valeurs sociales et de choix me à l'image de l'aventurier royal
personnels qui opère chez tout éduca- (même si de temps à autre est rappelée
teur appelé à composer avec le réel et à son irresponsabilité). Bien qu'invisible,
prendre la décision la moins mauvaise. il est très présent dans le souvenir
(l'imagination ?) de ses enfants.
Les ruses du roman familial « Grand, fort, bruyant. Et beau. Surtout
Les heurts avec le réel, c'est aussi le beau. [...] c'était l'Homme. » (p 86), se
dévoilement de la sexualité. Le roman de souvient Josiane qui n'est pourtant que
Marie-Aude Murail est « hypersex », pour sa fille adoptive, car fille naturelle.
reprendre l'autre formule favorite de « C'était son père lui déclamant le
Barthélemy. Il suffit de regarder Venise Manifeste de Karl Marx au coucher, son
jouer aux accouplements plus ou moins père nourrissant à la cuillère un bébé
scabreux de ses poupées, jeux qui ravis- hérisson, son père jouant du piano au
sent Barthélemy mais inquiètent Josiane. milieu de la nuit, son père marchant en
Cette dernière fera d'ailleurs appel à une équilibre sur le bord du balcon. Un
psychologue, laquelle trouvera on ne peut funambule. Fantasque » (p.99), c'est
plus normale la curiosité de la fillette. ainsi qu'en parle Siméon, qui, lui, se
Selon Marthe Robert, cette curiosité demande si ce père est toujours vivant.
sexuelle est au cœur des avatars du Car, comme l'écrit Marthe Robert, « ce
roman familial. Lorsque l'enfant vient à père royal et inconnu, cet éternel absent
percevoir la différence des sexes et, par pourrait tout aussi bien ne pas exister,
conséquent, les rôles distincts du père et c'est un fantôme, un mort auquel on
de la mère dans sa propre genèse, il se peut certes vouer un culte, mais aussi
voit contraint de remanier l'histoire de quelqu'un dont la place est vide et qu'il
ses origines. Il lui devient difficile de est tentant de remplacer... [et] si l'on
mettre en doute le titre dont se prévaut pense que pour le régisseur inconscient
sa mère. Mais celui de son père demeure qui assure l'arrangement du conte, tout
sujet à caution. L'enfant va alors passer rapprochement équivaut au rapproche-
de la fiction de l'enfant trouvé à celle de ment sexuel, toute absence à la mort et
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jeune homme avec sa voisine donnent le « oubliée ». Pourtant c'est elle qui était à
tournis à la juge qui en perd ses repères l'origine du serment, symbolisé par le mot
et... sa « distance professionnelle ». À tel de passe : « Les Morlevent ou la mort ». Ce
point que lors de l'une de leurs rencont- mot de passe, il fallait à nouveau le profé-
res, « Bart » se permettra d'effleurer l'en- rer pour que survive la fratrie. Aussi
colure en V du pull de la juge et d'y Morgane va-t-elle le brandir auprès de la
« longer vallons et précipice » (p.104). Ce psychologue, Madame Chapiro, pour
qui tout de même lui vaudra une tape convaincre cette dernière d'organiser une
sur la main : une professionnelle ne peut réunion de tous les Morlevent.
être assimilée à la mère convoitée !
On songe ici aux premiers écrits de
L'éducateur a pour fonction d'aider l'en- Lacan relatifs au Symbolique, dans les-
fant à s'inscrire au mieux dans un envi- quels il est fait référence au mot de
ronnement social et culturel donné. Cela passe. Le langage, nous rappelle Lacan,
ne peut se faire sans être amené à côtoyer ne se réduit pas à une fonction de dési-
le désir même de l'enfant, ses détours et gnation. Il a aussi une « fonction inter-
ses ruses, ses risques de « folie et précipice » humaine ». C'est cette fonction qu'illustre
(selon l'intitulé du chapitre 7)... Comment le mot de passe dont la spécificité est
alors garder suffisamment de clairvoyance justement d'être choisi de façon tout à
pour avoir le réflexe du coup d'arrêt à fait indépendante de sa signification :
temps et ne pas se laisser emporter par la « On ne peut nier que le mot de passe ait
fringale de son propre désir ? les vertus les plus précieuses, puiqu'il
sert tout simplement à éviter d'être tué.
Le mot de passe [...]Né entre ces animaux féroces qu'ont
Il est un autre personnage essentiel dans dû être les hommes primitifs – à en juger
le roman. C'est le Professeur Nicolas d'après les hommes modernes, ce n'est
Mauvoisin, chirurgien, qui entrera en pas si invraisemblable –, le mot de passe
scène lors de la découverte de la leucémie est ce grâce à quoi, non pas se recon-
de Siméon. Cet homme imposant, naissent les hommes du groupe, mais se
« qui avait volontairement choisi un poste constitue le groupe »8.
exposé où les victoires étaient précaires et
les défaites cruelles » (p.110), va mettre Ainsi, au cours de la séance chez la
toute son énergie à tenter de sauver le psychologue, frère, sœurs, demi-frère et
garçon de la mort. Et on le verra, dans demi-sœur du demi-frère vont se parler,
ses relations avec la tribu Morlevent et en se dire les uns par rapport aux autres et
particulier avec Barthélemy (au charme constituer, au-delà des réalités génitrices,
duquel lui non plus ne restera pas insensi- des jalousies et rivalités mimétiques,
ble), aller bien au-delà de sa fonction médi- une communauté « qui naît avec le lan-
cale et prendre place dans le roman fami- gage, et qui fait qu'après que le mot a été
lial, au moment précisément où le « jure- vraiment parole prononcée, les [...] par-
ment » de la fratrie est en péril. tenaires sont autres qu'avant »9 et qu'en-
Siméon est cloué à l'hôpital, Venise térinera la loi avec l'institution par la
« kidnappée » chez Josiane. Morgane se juge des tutelles du Conseil de Famille.
retrouve donc seule en foyer où elle se sent Cependant, les relations entre sujets
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