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L’insoutenable solitude

de l’être dans La Boîte à Merveilles d’Ahmed SEFRIOUI

OUALLAF Abdelhak*

Une vie plus qu’ordinaire

Dans La Boîte à Merveilles, c’est le sentiment d’ennui qui donne le ton à la voix énonciative appelée
à remonter le temps pour permettre au petit enfant comme au lecteur de tout comprendre. Pascal
semble être le concepteur de l’architecture dramatique de ce texte où la narration s’assigne la mission
de reconstituer le parcours d’un personnage en quête d’un monde où le divertissement est un possible
existentiel toujours accessible. On comprend dès lors pourquoi, pour A. Sefrioui comme pour son
personnage Sidi Mohamed, les trésors de ce coffret au contenu imaginaire (fiction romanesque) sont la
main de Dieu qui sauve du marasme d’ici-bas. En effet, ne pouvant aller vers les sphères supérieures
comme le recommande Baudelaire à ses lecteurs, le petit enfant se contente d’aller sur la terrasse de la
maison collective pour donner libre cours à son imagination créative. Là cette voix énonciative se fait le
porte-parole d’une mémoire lyrique qui, tout en montrant à cor et à cri le quotidien d’un carré de vie
aussi fade qu’insignifiant, met en perspective des événements ne dépassant pas la dimension d’un
détail sans consistance. A. Safrioui s’est engagé intentionnellement sur cette voie puisque la sélection
des faits relatés est presque la confirmation d’un principe freudien selon lequel« ce sont les choses
insignifiantes qui hantent la mémoire »1. Donc cet ennui qui n’épargne personne dans La Boîte à
Merveilles fait partie de la dynamique des événements. Il va sans dire que toute tentative de recollection
de soi passe par la reconstitution des souvenirs d’une vie improvisée, qui ne sont perceptibles qu’à
travers les interstices d’une mémoire qui, au lieu d’aller droit vers les faits volumineux du réel se
contente d’en capter les ombres à peine visibles. D’ailleurs aucune allusion à l’époque du protectorat
dans ce qui est retenu par cette mémoire.
Certes cet argumentaire a le mérite de risquer une explication d’un fait esthétique mais ne rassure
guère le lecteur venant à la rencontre d’une œuvre à vocation autobiographique avec un horizon
d’attente pour lequel l’écriture de soi doit impérativement adopter un ton valorisant du moi écrivant pour
en faire un exemple susceptible d’instruire l’humanité tout entière. La tonalité arrogante des
Confessions doit manquer aux lecteurs de Rousseau.
Toute la magie de La Boîte à Merveilles - comme celle du Fils du pauvre de M. Feraoun-, réside, en
fait, dans la volonté affichée de revenir sur le passé sous le signe d’une distance ironique réduisant
délibérément les événements de toute une époque à un modèle miniaturisé dans lequel l’Histoire est
traitée en persona non grata : la vie d’un enfant a aussi sa temporalité et donc sa chronologie laquelle,
parfois, ne dépasse pas les jours d’une semaine ou les heures d’une journée. Cela explique pourquoi le
récit ne couvre pas plus d’une année de la vie de Sidi Mohamed. Car raconter toute une vie où l’ennui
est le véritable maître à bord serait un enfer pour un lecteur qui ne connaît que trop cette enfance
marocaine.
Une première conclusion s’impose : il n’existe point de fait important en soi. C’est notre
conceptualisation du réel qui crée l’événement. Cette forme d’écriture n’est pas sans rappeler
Montaigne dénonçant toute propension à la vanité dans la peinture de soi - il n’est donc pas étonnant
que Le Fils du pauvre, publié la même année que La Boîte à Merveilles (1954), déclenche le récit sur le
principe moral de « loin de moi la sotte idée me peindre» qui est d’une importance majeure dans la
philosophie de l’auteur des Essais. C’est notre rapport au fait vécu qui déterminera la dimension que
prendra l’événement. On comprend alors pourquoi La Boîte à Merveilles se propose de raconter le
quotidien fade et monotone d’un enfant dans un monde où le mal de tête de la voisine fait les grands
titres de la rumeur circulant dans une maisonnée aussi étroite que peuplée. La visite du mausolée est
1
M. Nayrat, De l’Autobiographie in L’Autobiographie, Paris, Les Belles lettres, 1988 p.16
vue comme un fait magique susceptible de changer le cours de l’Histoire  ; le mariage ou le divorce d’un
tel monopolise les conciliabules tenues ça et là dans les recoins de la maisonnée ou chez les voisins  ;
les sorties matinales du père rythment la vie d’une famille. Et l’enfant de constater non sans
amertume« je déjeunai tout seul et je partis à l’école. L’après-midi se passe pour moi comme les autres
après-midi ».

Au commencement était la solitude

Cet ennui et son alliée naturelle la solitude se donnent à lire comme un mal qui sévit dans le quartier
où habite la famille de l’enfant. Le moindre incident entraîne son lot de rencontres lors desquelles des
sensations sont généreusement éprouvées ou données dans un langage creux. Car cette maison,
quoique peuplée, retombe le plus souvent dans le silence ; n’est-ce pas pour cette raison que la
Chouafa « s’offrait, une fois par mois, une séance de musique et de danse nègres  » comme pour se
faire entourer par ceux dont Sidi Mohamed ne voyait que « les silhouettes gesticuler » ? Que Rahma la
voisine, en guise de remerciements à Dieu pour lui avoir permis de retrouver sa fille, organise un
banquet de couscous auquel n’étaient invités que des non-voyants ? Qu’à la suite de la disparition de
Zineb, toutes les voisines se rencontrent illico presto pour joindre leur compassion à celle de la mère et,
chemin faisant, pleurer à l’unisson ? Toutes les femmes traversent le mur de la maison voisine pour
aller pleurer la mort d’un voisin qu’elles connaissaient à peine.
Néanmoins si les adultes finissent par se retrouver et noyer, par la même occasion, leur solitude
dans des discussions sans intérêt pour la trame de l’histoire, l’enfant est toujours là livré à lui même. En
effet, dès qu’ils se rencontrent, le petit Sidi Mohamed remarque non sans colère : « personne ne
s’occupe de moi ». Les femmes sont tellement friandes de conciliabules qu’elles en oublient la
présence. Lors de la visite de Sidi Ali Boughaleb, les deux femmes ouvrent l’interminable chapitre des
prières avec la mqadma et ne se soucient guère de celui pour le mal de qui elles étaient venues
consulter le Saint. Sidi Mohamed se fera imposer à coup de cris en se faisant griffer par un des chats
respectueux du temple. Chez lalla Aicha, la discussion des femmes fera le tour des défauts et des
qualités des voisins absents. Sidi Mohamed, jouant sur la terrasse avec les autres enfants, clôt la partie
par un morceau de hurlements, certes contre l’enfant mû par un instinct de méchanceté, mais aussi en
guise de contestation contre l’indifférence de ces femmes. Chez le coiffeur, le bâton de cognassier s’est
immiscé dans la discussion pour lui rappeler les abus d’un fkih autoritaire. Se sentir seul est donc une
destinée qui le rattrape dans son rapport à l’adulte. Un tel sentiment traverse le texte de la cave au
grenier jusqu’au dernier mot du récit : « la conversation des deux hommes reprit. Elle se transforma peu
à peu en ronronnement. La fatigue envahit mes membres. Je me sentis triste et seul. ». En effet, la
boucle est bouclée puisque le mot de la fin est celui qui ouvre le contrat de lecture du chapitre liminaire :
« je n’étais ni heureux ni malheureux, j’étais un enfant seul »
Le récit a donc accompli sa mission puisqu’il a démontré preuve à l’appui que la solitude de l’enfant
parmi les adultes était le tribut qu’il payait au monde fictif de sa boîte à merveilles. L’intérêt ne se fera
pas attendre puisque le narrateur, arrivé à l’âge d’écrire, prendra sa revanche sur cette solitude «  qui ne
date pas d’hier ». La boucle est bouclée puisque la théorie pascalienne trouve l’anneau manquant  : le
divertissement, indissociable de l’ennui, est au bout du tunnel. Il est donc la brèche d’où surgit
l’écriture. Dans Les Mots de Sartre, lire et écrire forment les deux grands moments de l’évolution de
Jean Paul. Pour A. Sefrioui, Sidi Mohamed semble être né écrivain. En effet, si La Boîte à Merveilles,
dans le sens de coffret, est le refuge de l’enfant contre un quotidien où tout est peint en grisaille, celle
qui renvoie à l’œuvre est un divertissement promis aussi bien à l’auteur qu’au lecteur.

Le décalage entre le réel et la fiction : une vocation d’écrivain

La Boîte à Merveilles permet de mesurer le degré de décalage entre un réel vécu et un monde de
substitution qui est toujours là pour pallier l’étroitesse de ce réel. D’ailleurs une telle tendance sous-
entend que tout travail d’écriture littéraire s’inscrit dans ce décalage, puisque « la représentation
littéraire de la réalité, la mimésis, n’est que l’arrière-plan qui rend perceptible le caractère indirect de la
signification »2. Ce rapport oblique à la référence est une réaction normale de l’esprit qui, ne pouvant
souffrir un effort de conception qui se solde souvent par un cuisant échec, se tourne vers la
représentation : « Le soir après avoir récité ma leçon, je repris le chemin de la maison. Je m’attendais à
la trouver sens dessus-dessous. Il n’en était rien. Silencieuses, les femmes soufflaient leur feu,
remuaient leur ragoût, écrasaient dans les mortiers de cuivre leurs épices ». En effet, parce que la
temporalité psychologique de cet univers est répétitive, l’imagination surgira comme de la brèche de
cette solitude, qui plus est, ennuyeuse. Le souvenir de l’enfant jouant sur la terrasse revient à deux
reprises: chez lalla Aicha où les enfants jouent à la mariée ; chez lui, quand il se sert d’une baguette
(magique) pour s’ériger en héros. Dans les deux scènes, c’est à partir d’un matériau vil (baguette,
peaux de mouton, vieilles couvertures, boîte de conserve rouillée) qu’il confectionne ce monde heureux.
L’imagination devient le pouvoir qui donne accès à d’autres genres littéraires  : le récit passe, du coup,
de l’autobiographique à l’épopée : sur la terrasse (lieu d’élévation), grâce à un sabre de fortune, il
terrasse des ennemis fictifs et, puisque son père a besoin de sa dose d’héroïsme, il en fait lors de son
fameux rêve un vaillant et valeureux chevalier récupérant le trésor de l’enfant impuissant devant de
malheureux malfaiteurs. Ce pouvoir atteint le merveilleux des contes quand le petit Sid Mohamed fait
montre d’une intelligence surprenante à comprendre le langage des fleurs et des choses muettes (le
dialogue entre les deux moineaux et le son des soufflets).
Ce décalage avec le réel qui est à l’origine de la représentation esthétique existe aussi dans la vision
de la mère : elle en use à deux reprises, d’abord pour rapporter la dispute entre Moulay Larbi, et son
associé ; et ensuite, pour décrire la disparition de Zineb. Elle devient, comme par magie, une narratrice
d’une habileté inégalable dans la manipulation de la caractérisation : une description digne d’un A.
Sefrioui! Les autres femmes s’inscrivent dans le même décalage en tenant des discours gorgés de
formules de politesse qui, à force d’être redondantes, perdent toute propension à la signification.
L’on peut conclure que seuls les personnages soumis à cet ennui existentiel sentent le besoin de
creuser davantage ce décalage à coups de mots. Ceux-ci deviennent l’interstice laissant passer ce que
promet le divertissement de l’imagination. Les hommes de La Boîte à Merveilles n’en souffrent pas, car,
entre temps, ils sont libres : ils s’amusent à se marier pour être les héros d’une amusante histoire
d’amour (Moulay Larbi et la fille du coiffeur), Abdellah sait raconter des histoires fabuleuses  ; le père du
narrateur, lui, improvise une belle fugue à la fin du récit ■

* Professeur Agrégé

2
M. Riffaterre, l’illusion référentielle in Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982

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