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Lorsqu'on pense à l'image que notre époque s'est faite de George Sand, un roman
comme La Mare au Diable pourrait sembler un peu surprenant, voire décevant. Il serait
difficile d'y trouver une femme moderne, urbaine et insoumise. Peut-être devrions-nous
prendre conscience de la tendance de notre temps à transformer toutes les femmes du passé
en un seul et même personnage, lorsque nous cherchons à leur rendre justice. Sans nous en
rendre compte, nous utilisons toujours les mêmes adjectifs pour en parler : George Sand était
forte, révoltée, courageuse; elle était, disions nous, comme tous ceux qui ont vécu dans le
passé, en avance sur son temps.
Il est donc difficile d'expliquer comment une femme si contemporaine a pu écrire un
livre si conservateur, avec une héroïne qui prouve sa valeur à son futur amant en prenant soin
de son fils dont la mère est déjà morte. Nous pourrions être tentés d'être condescendants, de
dire que George Sand croyait à l'émancipation des femmes, mais qu'elle aurait dû écrire pour
les lecteurs de son temps... ou que George Sand écrivait avec si peu de honte sur la
soumission féminine parce qu'elle savait déjà que cela appartenait au passé. Avec notre
arrogance bien connue - le péché moderne par excellence - nous pourrions chercher des
raisons pour lesquelles George Sand ne nous a pas satisfaits - nous, les modernes, les
post-modernes, ceux qui sauvons toutes choses et qui sommes capables de juger ce qui est
beau et ce qui est laid, nous qui sommes la règle définitive de toutes les époques.
Au lieu de cela, je vais agir autrement et faire semblant de ne pas savoir que j'occupe
le sommet de la civilisation. Je vais essayer de parler de ce livre en pensant — car les
meilleurs lecteurs sont toujours les plus naïfs — que je ne connais pas George Sand mieux
qu'elle-même, que je ne suis ni plus intelligent ni plus capable qu'elle, et que, consciente de
ses objectifs politiques et de la direction de sa morale, elle a décidé d'écrire un livre dont
l'héroïne principale est une vierge chrétienne presque entière, tel qu'il est.
La Mare au diable est un roman publié en 1846 — 28 ans avant la publication de A
Mão e a Luva de Machado de Assis, et 59 ans après la publication de Paul et Virginie de
Bernardin de Saint-Pierre; dix-neuf siècles après la mort de Virgile, presque deux siècles
avant que je le lit. Il est d’abord un roman simple, donc la particularité de la simplicité je n’ai
pu rencontrer que dans des romans anciennes comme Daphne et Chloe ou dans les premiers
oeuvres de Machado de Assis. En me rappelant la préface écrite par George Sand, je suis
entièrement d'accord avec sa vision des intentions, bien que je sois en désaccord avec son
évaluation du travail.
Il s'agit d'une œuvre qui présente certaines similitudes avec le roman, mais qui n'en a
pas la légèreté. Dans cette image, nous voyons une femme qui souffre et dont le travail
semble être un fardeau lourd pesant sur ses épaules. Dans le premier chapitre, un quatrain
servant d'épigraphe montre également ce côté difficile et souffrant de la vie champêtre:
Nous pouvons percevoir comment cette vision a influencé Sand dans la dignité des
personnages. Presque saints, les hommes des champs de "La Mare au Diable" ont un sens
élevé de vertu et leur simplicité ne sert jamais à faire rire le lecteur, mais à l'émouvoir.
Mais d'où vient donc la subtilité de ce roman ? Parce que, dans le livre, Germain et
Marie ne sont jamais râleurs ou affaiblis par les fardeaux de la vie au champ. Au contraire, ils
semblent toujours reconnaissants pour ce qu'ils ont reçu dans la vie. Même Germain ne se
plaint jamais de la mort de sa femme, mais se montre heureux de l'avoir connue.
Elle vient, je le crois, de l'autre côté de la sensibilité de Sand, indiquée dans le texte
par Virgile. Le narrateur nous cite donc un extrait des "Géorgiques":
Comme Virgile l'a fait en mettant dans la bouche des bergers la plus haute et naïve
poésie jamais écrite, Sand explore dans ce roman la puissance d'un paradoxe. Le paysan tel
qu'elle l'a imaginé ne peut pas jouir de sa propre simplicité, de sa propre naïveté. Le champ
n'a rien à offrir à ceux qui l'habitent. Mais il faudrait penser que cela est possible : il faudrait
imaginer que la beauté dont nous, les lecteurs, sommes envahis, traverse également les
paysans eux-mêmes et que ces derniers sont victimes de son tendre sortilège.
Il n'est pas hors contexte de rappeler les inoubliables lignes de ce poème de Fernando
Pessoa, qui exprime le même paradoxe, le même désir maladroit d'un paradis déjà perdu.
Lorsqu'il écoute une moissonneuse chanter, il veut - en sachant que c'est tout d'abord
impossible - saisir d'une naïveté de spectateur cultivé et d'un acteur naïf :
Dans La Mare au Diable, Sand nous ramène dans les royaumes de l'aurea mediocritas
et nous conte une histoire d'amour pragmatique. Dès la suggestion de son beau-père, le
remariage de Germain est signalé par la clé de l'utilité. L'extrait de leur dialogue où Maurice
défend l'idée que Germain doit se marier avec une femme "ni belle, ni laide" est
particulièrement indicatif de cette notion ancienne de l'utilité et de la précision de ce qui est
médiocre.
– C’est pour cela que vous êtes plus fort de vos bras qu’adroit de vos
mains. Le voilà bâti ce bûcher, vous allez voir s’il ne flambera pas !
Donnez-moi le feu et une poignée de fougère. C’est bien ! soufflez à
présent ; vous n’êtes pas poumonique ?
– Non pas que je sache, dit Germain en soufflant comme un soufflet
de forge. Au bout d’un instant, la flamme brilla, jeta d’abord une
lumière rouge, et finit par s’élever en jets bleuâtres sous le feuillage
des chênes, luttant contre la brume et séchant peu à peu l’atmosphère
à dix pieds à la ronde.
Les adjectifs utilisés pour parler de Marie nous montrent les choses à partir desquelles
elle conquiert Germain. Il dit, par exemple, qu'elle est "la fille la plus avisée qu'il ait jamais
rencontrée". Un peu plus tard, lorsque Germain accepte enfin le sentiment que Marie lui
provoque, on l'entend décrire ce qui serait important pour l'épouser. Le critère, dans ce monde
simple, n'est pas sentimental ou esthétique : elle aimerait quelqu'un avec un âge approprié.
La Mare au Diable est alors un roman dans lequel une adolescente conquiert l'amour
d'un veuf adulte par la dévotion qu'elle consacre à son fils, par sa disposition au sacrifice
personnel (elle ne dîne pas pour qu'il y ait suffisamment de provisions pour Germain et
Pierre) et par l'arsenal de ses compétences et de ses soins. En retour, il conquiert son
acquiescement par la violence contre l'homme qui l'a offensée et par l'argent et la structure
limités qu'il peut lui offrir. Il serait facile de critiquer ce roman comme une œuvre sexiste et
dépassée et de ne ressentir pour elle que du dégoût et du mépris. Cependant, ce n'est pas ainsi
que le roman se présente pour nous. Dans tous les paratextes écrits par l'auteur (y compris le
premier et le deuxième chapitre qui, s'ils sont matériellement insérés dans l'œuvre,
fonctionnent en réalité comme des commentaires externes à la narration), elle nous montre
son intention d'écrire un roman léger, doux, simple et tendre.
Il est clairement difficile pour nous contemporains de faire face à ce type de narration.
Notre façon habituelle de penser les gens nous dit que nous devrions tous être libres et que
soumettre sa vie à une autre personne (comme Marie semble le faire sans la moindre
sensation de sacrifice) est une erreur évidente. Cependant, peut-être que le fait que ce même
roman ait été écrit avec sincérité de sentiment par une femme qui, comme peu d'autres de son
temps, a exercé et pensé sa liberté, pourrait nous aider à imposer à notre conscience l'idée que
l'autodétermination individualiste et la recherche inconditionnelle de la satisfaction
personnelle n'est peut-être pas la seule réponse possible pour faire face à nos vies. Je ne peux
pas enfin m'empêcher de rappeler un passage troublant et (il me semble) incontestablement
vrai du roman Particules élémentaires de Michel Houellebecq: