Vous êtes sur la page 1sur 6

Nícolas Wolaniuk do Amaral Carvalho GRR20200986

Literatura Francesa II: Romance Prof. João Arthur Pugsley

La Mare au Diable de George Sand

Lorsqu'on pense à l'image que notre époque s'est faite de George Sand, un roman
comme La Mare au Diable pourrait sembler un peu surprenant, voire décevant. Il serait
difficile d'y trouver une femme moderne, urbaine et insoumise. Peut-être devrions-nous
prendre conscience de la tendance de notre temps à transformer toutes les femmes du passé
en un seul et même personnage, lorsque nous cherchons à leur rendre justice. Sans nous en
rendre compte, nous utilisons toujours les mêmes adjectifs pour en parler : George Sand était
forte, révoltée, courageuse; elle était, disions nous, comme tous ceux qui ont vécu dans le
passé, en avance sur son temps.
Il est donc difficile d'expliquer comment une femme si contemporaine a pu écrire un
livre si conservateur, avec une héroïne qui prouve sa valeur à son futur amant en prenant soin
de son fils dont la mère est déjà morte. Nous pourrions être tentés d'être condescendants, de
dire que George Sand croyait à l'émancipation des femmes, mais qu'elle aurait dû écrire pour
les lecteurs de son temps... ou que George Sand écrivait avec si peu de honte sur la
soumission féminine parce qu'elle savait déjà que cela appartenait au passé. Avec notre
arrogance bien connue - le péché moderne par excellence - nous pourrions chercher des
raisons pour lesquelles George Sand ne nous a pas satisfaits - nous, les modernes, les
post-modernes, ceux qui sauvons toutes choses et qui sommes capables de juger ce qui est
beau et ce qui est laid, nous qui sommes la règle définitive de toutes les époques.
Au lieu de cela, je vais agir autrement et faire semblant de ne pas savoir que j'occupe
le sommet de la civilisation. Je vais essayer de parler de ce livre en pensant — car les
meilleurs lecteurs sont toujours les plus naïfs — que je ne connais pas George Sand mieux
qu'elle-même, que je ne suis ni plus intelligent ni plus capable qu'elle, et que, consciente de
ses objectifs politiques et de la direction de sa morale, elle a décidé d'écrire un livre dont
l'héroïne principale est une vierge chrétienne presque entière, tel qu'il est.
La Mare au diable est un roman publié en 1846 — 28 ans avant la publication de A
Mão e a Luva de Machado de Assis, et 59 ans après la publication de Paul et Virginie de
Bernardin de Saint-Pierre; dix-neuf siècles après la mort de Virgile, presque deux siècles
avant que je le lit. Il est d’abord un roman simple, donc la particularité de la simplicité je n’ai
pu rencontrer que dans des romans anciennes comme Daphne et Chloe ou dans les premiers
oeuvres de Machado de Assis. En me rappelant la préface écrite par George Sand, je suis
entièrement d'accord avec sa vision des intentions, bien que je sois en désaccord avec son
évaluation du travail.

Si on me demande ce que j’ai voulu faire, je répondrai que j’ai voulu


faire une chose très touchante et très simple, et que je n’ai pas réussi
à mon gré. J’ai bien vu, j’ai bien senti le beau dans le simple, mais
voir et peindre sont deux !
Au Brésil, où le romantisme n'a été qu'une maladie fébrile de la jeunesse (à
l'exception bien sûr de celui qui, avant d'être le meilleur de nos modernes, a su être le
meilleur parmi nos romantiques), ce type de roman tendre est presque unique. Il s'agit d'un
type de littérature qui profite de la prétendue naïveté de son sujet pour chercher avec intuition
un type de beauté pédestre et possible.
Dans ce type d'œuvre, il faut toujours se méfier de l'inspiration réelle. Les paysannes
et la campagne ne sont plus le modèle de Sand pour écrire La Mare au Diable que les bergers
de Sicile n'ont été pour Virgile lorsqu'il a écrit ses Bucoliques. De la même manière que
Virgile a su, à partir de l'œuvre de Théocrite, imaginer tout un monde purement littéraire que
la tradition a placé dans l'Arcadie, Sand a saisi de Virgile et de Holbein une vision de pureté,
de chasteté et de sainteté qu'elle a transposée dans les paysans de son époque.
L'erreur la plus évidente est de croire que la source de l'inspiration se trouve vraiment
dans les champs. On peut voir que l'inspiration est autre dans la structure même du livre.
Après un très beau, très rapide et très simple roman romantique, on rencontre un appendice
descriptif, inutile et laid. Dans ces dernières pages (écrites après le reste du roman et publiées
séparément), Sand, presque en se rendant compte que son livre n'a pas assez de références
champêtres, livre une série d'informations sur les paysans et leurs pratiques religieuses
presque païennes, dans un récit qui manque de toute subtilité que l'on peut trouver dans les
autres pages du roman. Le cœur de La Mare au Diable est si beau donc parce qu'il est imaginé
et deviné avec le cœur et l'intuition, et n'a rien à voir avec la campagne réelle. La narration du
livre se base sur une image qui ne vient pas de la nature, mais de l'art.

Je venais de regarder longtemps et avec une profonde mélancolie le


laboureur d’Holbein, et je me promenais dans la campagne, rêvant à
la vie des champs et à la destinée du cultivateur.

Il s'agit d'une œuvre qui présente certaines similitudes avec le roman, mais qui n'en a
pas la légèreté. Dans cette image, nous voyons une femme qui souffre et dont le travail
semble être un fardeau lourd pesant sur ses épaules. Dans le premier chapitre, un quatrain
servant d'épigraphe montre également ce côté difficile et souffrant de la vie champêtre:

À la sueur de ton visaige


Tu gaigneras ta pauvre vie,
Après long travail et usaige,
Voicy la mort qui te convie.

Nous pouvons percevoir comment cette vision a influencé Sand dans la dignité des
personnages. Presque saints, les hommes des champs de "La Mare au Diable" ont un sens
élevé de vertu et leur simplicité ne sert jamais à faire rire le lecteur, mais à l'émouvoir.
Mais d'où vient donc la subtilité de ce roman ? Parce que, dans le livre, Germain et
Marie ne sont jamais râleurs ou affaiblis par les fardeaux de la vie au champ. Au contraire, ils
semblent toujours reconnaissants pour ce qu'ils ont reçu dans la vie. Même Germain ne se
plaint jamais de la mort de sa femme, mais se montre heureux de l'avoir connue.
Elle vient, je le crois, de l'autre côté de la sensibilité de Sand, indiquée dans le texte
par Virgile. Le narrateur nous cite donc un extrait des "Géorgiques":

Le mot triste et doux de Virgile : « Ô heureux l’homme des champs


s’il connaissait son bonheur ! » est un regret ; mais, comme tous les
regrets, c’est aussi une prédiction. Un jour viendra où le laboureur
pourra être aussi un artiste, sinon pour exprimer (ce qui importera
assez peu alors), du moins pour sentir le beau.

Comme Virgile l'a fait en mettant dans la bouche des bergers la plus haute et naïve
poésie jamais écrite, Sand explore dans ce roman la puissance d'un paradoxe. Le paysan tel
qu'elle l'a imaginé ne peut pas jouir de sa propre simplicité, de sa propre naïveté. Le champ
n'a rien à offrir à ceux qui l'habitent. Mais il faudrait penser que cela est possible : il faudrait
imaginer que la beauté dont nous, les lecteurs, sommes envahis, traverse également les
paysans eux-mêmes et que ces derniers sont victimes de son tendre sortilège.
Il n'est pas hors contexte de rappeler les inoubliables lignes de ce poème de Fernando
Pessoa, qui exprime le même paradoxe, le même désir maladroit d'un paradis déjà perdu.
Lorsqu'il écoute une moissonneuse chanter, il veut - en sachant que c'est tout d'abord
impossible - saisir d'une naïveté de spectateur cultivé et d'un acteur naïf :

Ah, poder ser tu, sendo eu!


Ter a tua alegre inconsciência,
E a consciência disso!

Dans La Mare au Diable, Sand nous ramène dans les royaumes de l'aurea mediocritas
et nous conte une histoire d'amour pragmatique. Dès la suggestion de son beau-père, le
remariage de Germain est signalé par la clé de l'utilité. L'extrait de leur dialogue où Maurice
défend l'idée que Germain doit se marier avec une femme "ni belle, ni laide" est
particulièrement indicatif de cette notion ancienne de l'utilité et de la précision de ce qui est
médiocre.

— Doucement, doucement, mon garçon, toutes ces filles-là sont trop


jeunes ou trop pauvres... ou trop jolies filles ; car, enfin, il faut penser
à cela aussi, mon fils. Une jolie femme n’est pas toujours aussi
rangée qu’une autre.
— Vous voulez donc que j’en prenne une laide ? dit Germain un peu
inquiet.
— Non, point laide, car cette femme te donnera d’autres enfants, et il
n’y a rien de si triste que d’avoir des enfants laids, chétifs, et
malsains. Mais une femme encore fraîche, d’une bonne santé et qui ne
soit ni belle ni laide, ferait très bien ton affaire.

Dans l'immédiat pragmatisme de la narrative, Marie va mériter l’amour de Germain


non par sa beauté ou par son esprit. Ce sont de choses pratiques que lui montre sa valeur. Par
exemple, elle est bien capable d’allumer un feu pour réchauffer le fils de Germain même s’il
pleut.

– C’est pour cela que vous êtes plus fort de vos bras qu’adroit de vos
mains. Le voilà bâti ce bûcher, vous allez voir s’il ne flambera pas !
Donnez-moi le feu et une poignée de fougère. C’est bien ! soufflez à
présent ; vous n’êtes pas poumonique ?
– Non pas que je sache, dit Germain en soufflant comme un soufflet
de forge. Au bout d’un instant, la flamme brilla, jeta d’abord une
lumière rouge, et finit par s’élever en jets bleuâtres sous le feuillage
des chênes, luttant contre la brume et séchant peu à peu l’atmosphère
à dix pieds à la ronde.

Les adjectifs utilisés pour parler de Marie nous montrent les choses à partir desquelles
elle conquiert Germain. Il dit, par exemple, qu'elle est "la fille la plus avisée qu'il ait jamais
rencontrée". Un peu plus tard, lorsque Germain accepte enfin le sentiment que Marie lui
provoque, on l'entend décrire ce qui serait important pour l'épouser. Le critère, dans ce monde
simple, n'est pas sentimental ou esthétique : elle aimerait quelqu'un avec un âge approprié.

— Je n’aimerais pas un vieux!


— Un vieux, sans doute ; mais, par exemple, un homme de mon âge ?
— Votre âge est vieux pour moi, Germain ; j’aimerais l’âge de
Bastien, quoique Bastien ne soit pas si joli homme que vous.
— Tu aimerais mieux Bastien le porcher ? dit Germain avec humeur.
Un garçon qui a des yeux faits comme les bêtes qu’il mène ?
— Je passerais par-dessus ses yeux, à cause de ses dix-huit ans.
Si Marie parvient à conquérir l'amour de Germain grâce à ses connaissances
pragmatiques et sa propension naturelle à prendre soin de son fils, il n'est pas certain que l'on
puisse affirmer que Marie éprouve des sentiments réciproques à la fin du roman. Il est
envisageable de considérer une fois de plus les considérations pratiques. La malheureuse
Marie aurait certainement beaucoup à gagner en épousant un homme qui, s'il n'est pas
fortuné, est tout de même mieux placé qu'elle. Il convient également de considérer
l'événement culminant de la narration. Après avoir été déçu par le jeu de séduction auquel la
femme choisie pour lui par son beau-père soumet ses prétendants, Germain ne parvient pas à
trouver son fils et sa future épouse. La situation devient encore plus dramatique lorsque
Germain entend l'histoire ancienne d'un garçon qui est mort noyé dans le mare au diable. Ce
n'est qu'en trouvant celui qui serait le patron de Marie qu'il parvient enfin à retrouver ceux qui
ont voyagé avec lui. En rassemblant les morceaux du récit de son fils et de sa future épouse,
Germain découvre que celui qui serait le patron de Marie a tenté de profiter de sa position de
manière indécente — ce qui s'est réellement passé ne nous est pas révélé car Pierre, le fils de
Germain, dit à son père qu'il a appris à ne pas répéter de telles choses. Enfin, un antagoniste
étant établi, tel un héros médiéval de l'amour courtois, Germain bat le malfaiteur et venge son
aimée.

– Tu me fais peine ! répondit Germain en lui poussant la face contre


terre, et j’ai hâte de ne plus voir ta méchante mine. Tiens, rougis si tu
peux, et tâche de prendre le chemin des affronteux quand tu passeras
par chez nous.
Il ramassa le bâton de houx du fermier, le brisa sur son genou pour
lui montrer la force de ses poignets, et en jeta les morceaux au loin
avec mépris.
Puis, prenant d’une main son fils, et de l’autre la petite Marie, il
s’éloigna tout tremblant d’indignation.

La Mare au Diable est alors un roman dans lequel une adolescente conquiert l'amour
d'un veuf adulte par la dévotion qu'elle consacre à son fils, par sa disposition au sacrifice
personnel (elle ne dîne pas pour qu'il y ait suffisamment de provisions pour Germain et
Pierre) et par l'arsenal de ses compétences et de ses soins. En retour, il conquiert son
acquiescement par la violence contre l'homme qui l'a offensée et par l'argent et la structure
limités qu'il peut lui offrir. Il serait facile de critiquer ce roman comme une œuvre sexiste et
dépassée et de ne ressentir pour elle que du dégoût et du mépris. Cependant, ce n'est pas ainsi
que le roman se présente pour nous. Dans tous les paratextes écrits par l'auteur (y compris le
premier et le deuxième chapitre qui, s'ils sont matériellement insérés dans l'œuvre,
fonctionnent en réalité comme des commentaires externes à la narration), elle nous montre
son intention d'écrire un roman léger, doux, simple et tendre.
Il est clairement difficile pour nous contemporains de faire face à ce type de narration.
Notre façon habituelle de penser les gens nous dit que nous devrions tous être libres et que
soumettre sa vie à une autre personne (comme Marie semble le faire sans la moindre
sensation de sacrifice) est une erreur évidente. Cependant, peut-être que le fait que ce même
roman ait été écrit avec sincérité de sentiment par une femme qui, comme peu d'autres de son
temps, a exercé et pensé sa liberté, pourrait nous aider à imposer à notre conscience l'idée que
l'autodétermination individualiste et la recherche inconditionnelle de la satisfaction
personnelle n'est peut-être pas la seule réponse possible pour faire face à nos vies. Je ne peux
pas enfin m'empêcher de rappeler un passage troublant et (il me semble) incontestablement
vrai du roman Particules élémentaires de Michel Houellebecq:

Un examen un tant soit peu exhaustif de l'humanité doit


nécessairement prendre en compte ce type de phénomènes. De tels
êtres humains, historiquement, ont existé. Des êtres humains qui
travaillaient toute leur vie, et qui travaillaient dur, uniquement par
dévouement et par amour; qui donnaient littéralement leur vie aux
autres dans un esprit de dévouement et d'amour; qui n'avaient
cependant nullement l'impression de se sacrifier; qui n'envisageaient
en réalité d'autre manière de vivre que de donner leur vie aux autres
dans un esprit de dévouement et d'amour. En pratique, ces êtres
humains étaient généralement des femmes.

Vous aimerez peut-être aussi