Vous êtes sur la page 1sur 14

Esprits d’outre-mer : The Hundred Secret Senses d’Amy

Tan et Célanire, cou coupé de Maryse Condé, une étude


comparée.
 
 Les littératures francophones de la Caraïbe entre régionalisation et
mondialisation, CRELIC-UAG/CELICIF, Plurial, 2002, p.85-96.

Le rêve est dans le roman migrant un espace privilégié de confrontation des cultures.
Chez Maryse Condé, la parenté de l’espace onirique avec celui du conte créole est
évidente, tandis que chez Amy Tan, les légendes chinoises et américaines se
heurtent en particulier à la tombée de la nuit, refuge des esprits ancestraux. La
rencontre avec les esprits apporte des réponses à l’angoisse identitaire dans un
univers régi par la rationalité et l’univoque : " This book argues that, despite the
various manifestations of ghostliness in recent haunted literature, stories of cultural
haunting are drawn together not only by their conjuring of ghosts to perform
cultural work but also by their tendency to organize plots as a movement from
negative to positive forms of haunting and by certain thematic concerns to which
they obsessively return. " (1) Cette rencontre est étroitement liée au rêve, dimension
complémentaire ou conciliation de l’espace familier et étranger, opposé aux modes
d’investigation de l’ethnologie : le rêve survient comme marque du destin, de
l’irrationnel et du surnaturel, alors que le regard ethnologique tente de classer et de
comprendre les phénomènes étranges. Le rêve révèle, comme l’a montré Sigmund
Freud, les souhaits refoulés par l’individu et lui permettent de les résoudre
fictivement. Or, quand bien même le regard ethnologique n’est jamais objectif et
implique des motivations et donc une subjectivité, on ne peut considérer son
résultat simplement comme expression ou comme satisfaction de souhaits niés par
la conscience de l’observateur. On peut considérer l’approche ethnologique comme
un mode d’observation à un moment précis, dont le rêve est la manifestation
souterraine. Ainsi, les séquences oniriques révèlent l’intégration du regard
ethnologique dans l’intimité des personnages. Le regard à la fois extérieur de
l’étranger qui découvre une culture inconnue jusque là et familier est présenté
comme une constante dans leur univers.
Les romans de Maryse Condé, et en particulier Célanire, cou coupé, illustrent cette
fonction du rêve qui s’avère double : le rêve confirme à la fois la distance qui sépare
la narratrice de ses proches, car les rêves ne sont pas compris, et l’identité car le
rêve de Célanire aboutit à un attachement culturel.

Comment se manifeste le déchirement culturel dans le rêve ? Pour répondre à cette


question, il nous faut tout d’abord étudier sa nature chez Maryse Condé et Amy Tan.
Le choix du rêve pour exprimer l’ambiguïté identitaire trouve peut-être sa source
dans leur manifestation similaire. Selon Sigmund Freud, le rêve est avant tout
interruption du quotidien : " Unser Verhältnis zur Welt, in die wir so ungern
gekommen sind, scheint es mit sich zu bringen, dass wir sie nicht ohne
Unterbrechung aushalten. " (2)  . L’interruption du quotidien, voire du monde
accepté comme vrai, est la caractéristique du rêve. Or, on peut en dire autant de la
façon dont se manifestent l’exotisme et l’identité. Tous deux s’imposent à la suite
d’un choc : la mort de la Charlotte, mère de Ludivine, adoptée par Célanire, le
sacrifice de la narratrice sont des rencontres brutales entre deux univers perçus au
même instant dans leur familiarité et leur étrangeté.

 
 
 

Réalités multiples

Dans Célanire, cou coupé, le conte, libéré des contraintes du réel, fonctionne selon
les principes du rêve : interruption du quotidien et manifestation de désirs. Alors que
l’auteur martiniquais Patrick Chamoiseau révèle dans son usage des contes une
volonté d’exprimer de façon immédiate les conflits culturels en Martinique
(Manman Dlo contre la fée Carabosse), Maryse Condé se sert de cette légende dans
son dernier roman afin de brouiller les cartes. En effet, elle confronte deux versions
d’un même fait : celle qu’offre le conte et celle de la rumeur, analyses différentes
d’un même fait culturel. Pourtant, si ces versions sont différentes, elles concordent
ailleurs pour interpréter les faits et gestes de l’héroïne comme actes de quimbois  :

Dans sa lueur aveuglante, avec l’impression de vivre un cauchemar,


Hakim crut reconnaître l’endroit où il se trouvait. La crique isolée.
L’encerclement des palétuviers. La case en gaulettes, portes et fenêtres
mystérieusement closes. C’était la demeure de maman Dlô ! (…) Il sut ce
qui l’attendait et que ce n’était pas un hasard s’ils étaient réunis là. À
deux, ils allaient vivre l’aventure finale. (…) Les orpailleurs en vinrent à
une conclusion. Ils s’imaginèrent que les deux compères avaient
nuitamment quitté Cayenne et tenté de se rendre dans un des villages
des bords du fleuve pour une de ces parties de cartes interdites, seul
moyen pour les forçats d’avoir du cash, de s’acheter du kwak, un ou
deux litres de tafia, des boîtes de sardines et, s’ils étaient chanceux, des
pwa zyé nwa. Malheureusement, pendant le trajet, leur barque avait
chaviré. (3)
Le peu de fiabilité du conte, n’est pourtant nullement mythifié : l’ironie crée une
distance qui empêche le lecteur de croire en la réalité d’un rêve (4) . Maryse Condé
ne s’appuie pas sur le conte/rêve pour décrire une réalité : la légende de Maman
Dlô, inquiétante par ses contradictions, annonce, au contraire, le rêve déstabilisateur
de Ludivine, l’enfant adoptive de Célanire, traumatisée par les événements
macabres, dont elle a été le témoin. Ce rêve est très difficile à interpréter. Or,
l’écrivain ne donne aucun indice qui permettrait de deviner les rapports
qu’entretient son personnage avec sa mère adoptive, conférant à ces derniers une
aura de mystère :

Recrue de fatigue, elle prit sommeil très vite. Mais des


images ensanglantées passant et repassant dans sa tête
vinrent la troubler. Dans des pitt’, de la volaille sacrifiée
gisait en tas, déplumée, éviscérée. Elle finit par rouvrir les
yeux et vit un homme aux cheveux gominés, à l’air
avantageux, qui s’entretenait gravement avec son père.(5)

Néanmoins, le rapport entre le rêve morbide et Célanire, à la fois présentée comme


une sorcière et comme une victime de sorcellerie, est évident. Le lecteur a appris
que Ludivine cherche à se venger de Célanire qu’elle rend responsable de la mort de
sa mère, ce qui permettrait de voir dans le rêve une volonté de considérer Célanire
comme une étrangère. Cependant à la fin du roman, Ludivine réalise qu’elle aime
Célanire et accepte de l’accueillir dans sa famille. Une fois de plus, toute certitude
est écartée et l’ambiguïté des personnages demeure entière. Ainsi, l’image de Mman
Dlo n’est pas exclusivement positive ; elle possède également des aspects négatifs,
relevés par Maryse Condé :

Maman Dlô, croassa-t-il. Hakim connaissait la légende. Elle


existait aussi en Côte d’Ivoire. Une enchanteresse à la longue
chevelure huileuse passait ses journées à se baigner dans les
profondeurs de l’onde. La nuit, elle en sortait, regagnait sa
maison sur la rive. Tout en vaquant à ses occupations, elle
enchaînait mélodie sur mélodie. Les sons qui sortaient de sa
bouche étaient si harmonieux qu’on aurait cru un concert divin.
Hélas ! malheur à celui qui l’entendait et s’approchait de la case,
car elle se jetait sur lui, l’entraînait au fin fond de son palais
humide pour mieux le dévorer. (6)

On notera que les victimes de Maman Dlô dans le dernier roman de Maryse Condé
sont des êtres ambigus, dont on ne saurait affirmer la culpabilité et qu’on ne peut
accuser d’avoir tourné le dos à leur culture. Par ailleurs, la légende, source
d’inspiration des revendications identitaires de Patrick Chamoiseau, ne semble pas
trouver beaucoup d’écho chez Maryse Condé qui brosse le portrait d’une personne
acariâtre et fainéante, qui vit au fin fond des bois dans un isolement bienvenu.
L’écrivain en relativise en outre la particularité antillaise. Ce qui frappe
particulièrement dans le conte mis en scène par Maryse Condé, est le refus d’une
opposition tranchée entre le monde antillais dont les habitants de l’île ont
pleinement conscience (" Mman Dlô ") et le monde français marginalisé (" l’univers
rationnel français "). L’alternance de symboles, tout au long du texte semblent
suggérer l’autonomie des images et donc une incapacité de maîtriser l’identité. Cette
accumulation renvoie plus au rêve qu’à la peinture réaliste d’une société (7).

De même, le rôle de la photographie documentaire dans Thehundred secret senses


reflète une approche aussi supérieure que vaine, car elle ne sait prendre en compte la
culture exotique : la narratrice a, lorsqu’elle déclenche, opté pour une explication, qui ne
laisse pas de place à une alternative :
 

How am I going to shoot any picture this afternoon ? (…) As I approach, I


find myself loath to see my photo subject. (…) I nod to Kwan when she
sees me. When I look in the coffin, I’m relieved to see that Big Ma’s face
is covered with a white paper sheet. I try to keep my voice respectful. "  I
guess the accident damaged her face ".
Kwan seems puzzled. "  Oh, you mean this paper, " she says in Chinese.
"  No, no, it’s customary to cover the face. " (8)
 
 
Le recours au chinois, qui remplace le baragouin sino-anglais, langage de l'entre-
deux, symbolise le point culminant de la " confrontation " culturelle : la narratrice
approche le pays de son double, Kwan, comme une ethnologue, prête à enregistrer
le réel à l’aide de son appareil photo. La sœur d’Olivia réagit en exacerbant les
différences, amenant ainsi le conflit salutaire.
De la sorte, l’opposition se transforme en dédoublement, annoncé dès les premières
pages du roman, quand bien même Olivia, l’héroïne du récit, s’en défend : " For most
of my childhood, I thought everyone remembered dreams as other lives, other
selves. Kwan did. (…) When I went to college and could finally escape from Kwan’s
world, it was already too late. She had planted her imagination into mine. Her ghosts
refused to be evicted from my dreams. (…) So which part was her dream, which part
was mine ?  Where did they intersect ?  "  (9)
Les légendes chinoises s’insinuent dans une réalité américaine jusque là univoque.
Cette perturbation, renouvelée lors de l’irruption d’un beau-père italo-américain,
crée une confusion identitaire : " The first time I saw the go-between, I thought he
looked Chinese. The next minute he seemed foreign, then neither. He was like those
lizards that become the colors of sticks and leaves. I learned later this man had the
mother blood of a Chinese woman, the father blood of an American trader. He was
stained both ways. General Cape called him yiban ren, the one-half man.  "  (10) Le
récit onirique laisse deviner ce qui est sous la surface, c’est-à-dire le déracinement
d’Olivia comme de Célanire. Ainsi, le désarroi culturel motive chaque acte de la jeune
femme, incompréhensible à la plupart des personnages, extérieurs aux rêves (11) .
The hundred secret senses et Célanire cou coupé ne peuvent donc se comprendre
qu’en tenant compte de la dimension inconsciente, symbole d’une ambiguïté auto-
exotique constante. Les phrases et les traditions chinoises voire créoles sont
expliquées, mais le texte ne semble pas plus accessible à un lectorat chinois ou
antillais qu’à un autre (de fait, la recherche locale et internationale ne se distinguent
pas fondamentalement, même si les compétences linguistiques des Antillais et dans
une moindre mesure des Sino-américains permettent de creuser certaines analyses).
Un mythe semble prendre racine dans la critique de la littérature postcoloniale qui
cantonne bien souvent cette dernière à un rôle régional, comme si la dimension
universelle lui était interdite. Il est vrai que plus d’un auteur participe à une certaine
folklorisation de sa littérature, par une volonté de faire authentique, cependant les
romans d’Amy Tan et de Maryse Condé se démarquent justement par une volonté
d’échapper à cet embrigadement (l’analyse des auteurs, exégètes de leur œuvre, est
un autre problème) : " Lecteur antillais pour qui j’écris, car toi seul peut comprendre
le poids de ces mots, de cette histoire, car toi seul peut en accomplir les intentions
dans l’Histoire, es-tu là ? Car c’est celui qui écoute, et reçoit la lettre qui, finalement,
sait faire la différence entre folie et sens. N’est-ce pas Freud qui saura entendre les
significations inconscientes de discours délirants, et en découvrira la lettre (c’est-à-
dire le sens caché) ? (…) Le discours des auteurs de la créolité, pas plus que celui
d’Édouard Glissant ou de Daniel Maximin, en effet, ne livre ses propres clés. " (12).
Maryse Condé et Amy Tan n’offrent pas  les clefs d’un récit exempt de méta-
narration. Personnages comme lecteur sont confrontés à l’ambiguïté (13) . De fait,
les énigmes, à travers un sens supplémentaire ("yin eyes", symbole du pouvoir
d'investir les légendes sans se laisser enfermer dans une histoire "officielle")
enseigné par Kwan et Célanire, apportent une nouvelle dimension à la perception de
l’identité.
 
 

Prophétie et réparation

Deux types de rêve sont au centre des romans d’Amy Tan et de Maryse Condé : le
rêve prophétique et le rêve réparateur. Cette distinction se base à la fois sur une
explication mythique du périple de la narratrice et une analyse des fonctions
salvatrices du rêve selon Sigmund Freud (14).   Ces différentes versions de la réalité
s’opposent à une volonté d’étude " ethnographique ", présentée comme source de
savoir inutile, voire mensonger (les épisodes du sacrifice animal mis en scène pour
les touristes dans The hundred secret senses traduit à merveille le manque de
fiabilité d’une approche documentaire, car un savoir étant jugé " vrai ", l’exactitude
de l’image devient un critère) (15)  :
 

There must be something wrong, I keep warning myself. Around the corner
we’ll stumble on reality : the fast-food market, the tire junkyard, the signs
indicating this village is really a Chinese fantasyland for tourists : Buy your
tickets here ! See the China of your dreams ! Unspoiled by progress, mired in
the past !
" I feel like I’ve seen this place before, " I whisper to Simon, afraid to break
the spell.
" Me too. It’s so perfect. Maybe it was in a documentary. " He laughs. " Or a
car commercial. "
I gaze at the moutains and realize why Changmian seems so familiar. It’s the
setting for Kwan’s stories, the ones that filter into my dreams. (…) And being
here, I feel as if the membrane separating the two halves of my life has
finally been shed.  (16)
 
Toutefois, le regard ethnographique est en fin de compte rejeté au profit d’une
interprétation équivoque des rêves. De fait, les rêves abordés dans cet extrait sont
de nature très différente : le rêve touristique, rationnel, nostalgique et monolithique
de l’étranger est confronté au  rêve perturbateur de la narratrice. L’aspect
néanmoins salvateur de ce dernier est exprimé à travers le " conte " des trois
souhaits réalisés. La légende des oiseaux, incarnations des souhaits, a pour but de
recréer l’unité familiale. La prophétie ? l’ancêtre symbolisée par Big Ma est morte
comme l’annonce la disparition d’un oiseau ? introduit la notion de destin,
contrairement au roman de Maryse Condé, qui rejette la réunion familiale et la
prédestination culturelle. L’importance du destin, souligné par la croyance de Kwan
en la réincarnation, semble en contradiction avec l’affirmation d’une certaine liberté
dans le choix d’une famille biologique ou spirituelle :
 

" The next world is segregated ? You can go to the World of Yin only if you’re
Chinese ? "
" (…) All depend what you love, what you believe. (…) "
" What if you don’t believe in anything for sure before you die ? "
" Then you go big place, like Disneyland, many places can go try ? you like,
you decide. No charge, of course. "  (17)
Dans l’œuvre d’Amy Tan, l’ouverture à l’autre (symbolisé par Simon dans ce roman)
n’est possible qu’à partir de cette réconciliation, alors que chez Maryse Condé,
l’exotisme n’existe pas en dehors, mais à l’intérieur de l’identité. Pourtant, il
semblerait un peu rapide de distinguer une écriture guadeloupéenne de l’exil et une
écriture de l’intégration aussi large soit elle, car la récurrence du thème du
dédoublement dans les romans de ces deux auteurs traduit une ambiguïté durable,
c’est-à-dire un refus de recontextualisation totale (18). Ni identité unique, ni errance
culturelle, les personnages d’Amy Tan cherchent une façon d’intégrer un héritage
parfois en contradiction avec leur éducation américaine  (19) : " Good old Kwan, she
accidentally said Elza’s name wrong in exactly the right way. " (20) . Ainsi, l’ " erreur "
culturelle d’origines imposées s’avère graduellement vraie, acceptée.

Cette tendance à l’intégration de l’étranger est absente chez Maryse Condé. Le rêve
a ici une fonction de concilier l’attachement à une culture et l’exotisme, considéré
comme un questionnement bénéfique. La rencontre de ces aspirations apparaît dans
la place faite à l’utopie dans Célanire cou coupé. Le changement se traduit
notamment par l’acceptation de ce qui était jusqu’alors symbole d’aliénation,
stéréotype subi de l’Antillaise toujours gaie : les fleurs (" Célanire accepta les fleurs.
(…) Elle avait oublié la splendeur de son pays d’adoption " (21) ). Le foyer et le
conservatoire fondés par Célanire répondent à un idéal d’éducation, que même les
rumeurs ne parviennent pas à ébranler. Les édifices protégés par des jardins
luxuriants sont les refuges et les bastions d’une société plurielle  (22) : Charlotte,
l’épouse française du colonisateur, est retrouvée morte après avoir tenté de percer
les secrets du foyer, monde qui ne lui était pas destiné. Il n’y a cependant pas de
ségrégation entre l’Afrique moderne et la France, car d’une part le projet de Célanire
est éloigné des traditions locales et d’autre part, le portrait des fonctionnaires
français est nuancé. Ainsi, l’utopie transforme ceux qui veulent y croire : " … Thomas
de Brabant était devenu une autre personne. Il voyait l’Afrique avec des yeux
différents. " (23)  . Ce changement s’exprime également à travers une narration plus
impliquée ; en effet, la distance fait place au commentaire direct, sans que la
médiation d’un personnage soit nécessaire (contrairement aux protagonistes
clairement identifiés, comme Veronica dans Heremakhonon, premier roman de
Maryse Condé, l’auteur des jugements dans Célanire cou coupé demeure vague) : "
Certains font eux-mêmes le lit de leur malheur " (24) , " Trop de gens voyaient en lui
un mal blanchi bitako, tout juste habile à faire pousser la canne à sucre " (25) .
Le rêve utopique parvient donc à transformer l’univers délétère de la rumeur et de
l’impuissance en un choix véritable. Les créatures qui hantent Célanire, sources de
destruction poussent Célanire à construire un foyer-refuge, selon ses propres visions,
intégrant l’autre non plus de façon violente comme ce fut le cas à travers l’intrusion
de l’univers magique dans la vie de l’enfant, mais à travers une recontextualisation
voulue par la narratrice. À partir des ruines du passé, le récit aboutit au terme d’une
accélération vertigineuse à une utopie sereine intégrant l’ambiguïté des identités et
l’adoption d’une culture individuelle.
 
 

L’écriture, lorsqu’elle place l’ouverture à l’autre au centre de ses préoccupations, a


une fonction sociale  (26) : celle d’introduire l’étrangeté dans une sphère
habituellement réservée au familier, soit pour la compléter, soit pour offrir une
alternative. Dans le cas des Antilles comme des communautés sino-américaines,
souvent victimes d’une folklorisation, cette ambiguïté permet d’échapper à une
identité figée dans une petite ou grande famille caribéenne ou une communauté 
pleurant éternellement un passé amputé.
Elle permet, par ailleurs, de définir une littérature mondiale de la migration,
échappant  à l’incohérence de définitions dont le seul point commun serait une
méfiance de l’Occident et la glorification des différences : " Wilson Harris soared into
great flights of metaphysical lyricism and high abstraction; Anita Desai spoke in
whispers (…) and I wondered what on earth she could be held to have in common
with the committed Marxist Ngugi, an overtly political writer, who expressed his
rejection of the English language by reading his own work in Swahili, with a Swedish
version read by his translator, leaving the rest of us completely bemused. " (27) .
Maryse Condé comme Amy Tan échappent au travers d ‘une littérature souvent et
paradoxalement hermétique à tout ce qui est autre (les adeptes d’une littérature "
mondiale " rejettent souvent ce qui ne leur paraît pas assez " mondial " - c’est-à-dire
non pas universel, mais particulier voire particulariste - tout comme les défenseurs
d’une littérature nationale refusent ce qui ne correspond pas à la définition de la
Nation), pour partager une approche de l’identité assez semblable dans leur rejet
des conventions culturelles. Ainsi, les points communs entre ces deux auteurs -
l’extrême insécurité identitaire exprimée par le rêve - permettent  de parler d’une
littérature de la migration.
Ces convergences ne doivent cependant pas occulter certaines différences entre ces
littératures de l’errance. Dans The Hundred Secret Senses, les croyances chinoises en
la réincarnation et en une lignée familiale influent sur le rapport à l’exotisme,
associant ce dernier à la notion d’un destin que refuse l’auteur de Célanire, cou
coupé. Une approche " mondiale " est donc sans aucun doute intéressante afin de
comprendre des phénomènes culturels liés à un type de société, à condition de ne
pas se cantonner dans la définition de poétiques au service d’un régionalisme
univoque et sans fantaisie, qu’il soit local ou global.
Il serait ainsi peu convaincant d’inclure ces romans dans une littérature du passage,
conformément aux analyses du " Middle Passage " de Naipaul, conception qui exclut
l’exotisme, puisqu’elle implique que l’ancrage dans une tradition est l’état normal,
que l’on quitte et que l’on retrouve, alors que les personnages de Maryse Condé et
d’Amy Tan ne se situent pas dans un monde à part, mais intègrent le voyage dans
leur vision de l’identité, en lui conférant une disponibilité pour l’aventure culturelle,
le jeu des possibilités  (28) : c’est ainsi que les esprits d’outre-mer, après avoir hanté
les personnages, ouvrent la voie à une poétique de l’exotique.
 
 
 
 
 

(1) Brogan, Kathleen Cultural Haunting. Ghosts and Ethnicity in Recent American
Literature, Charlottesville, London, University Press of Virginia, 1998, p.17.

(2) Freud, Sigmund " Der Traum " Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse,
Frankfurt, Fischer, 1997 (1ère édition : 1916), p.84. ("Nous supportons difficilement,
semble-t-il, un monde dans lequel nous sommes entrés à contre-cœur, sans
interruption ").

(3) Condé, Maryse Célanire cou-coupé, Paris, Robert Laffont, 2000, p.133-134.
L’inventaire hyper-réaliste de la vie de forçat (qui s’ étend au vocabulaire employé)
marque un contraste singulier avec les suppositions vagues qui entourent la légende
de maman Dlô.

(4) L’utilisation du conte de Mman Dlô renvoie aux multiples références à cette
légende dans les œuvres de Patrick Chamoiseau (Texaco, Manman Dlô contre la fée
Carabosse). Contrairement à Texaco, le rêve ne se contente pas d’interrompre le
quotidien, il le met en péril : si Patrick Chamoiseau fournit plusieurs explications
possibles à la disparition de Ninon, les qualifiant même de " baboules enfantines "  et
d’ " affaire de diablesse encore plus lamentable " , il s’agit plutôt d’un procédé
ironique qui vise à établir la véracité de toutes les versions ;  en effet, celles-ci ont
pour point commun leur structure identique : la renégate est punie pour avoir
abandonné Esternome et ce qu’il représente : " La créature fredonna pour elle
comme le font les sirènes dans les contes lointains. (…) Ninon fut prise dans cela et
demeura charmée (c’est dire qu’elle y prit goût). Chaque fois que la rosée lui donnait
une lessive, la rêveuse regagnait la ravine ou nul ne descendait (…) La sirène,
convaincue d’être trahie, lui dévalait dessus dans un wacha d’écumes. Et mon
Esternome ne vit plus que cela. L’écume étouffa la ravine comme si mille lavandières
y secouaient du savon. (…)
En tout cas, qu’elle ait été emportée par le musicien, par une sirène ou par je ne sais
quelle diablesse à pipeau, l’importance était maigre. " (Chamoiseau, Patrick Texaco,
Paris, Gallimard, 1992, p.163-164).

(5) Condé, Maryse Op. cit., p.232.

(6) Condé, Maryse Op. cit., p.131.


(7) " Ganz besonders haben mich die Häufungen und Steigerungen interessiert mit
denen sich Ihr Satz an das intimste Wesen des Beschriebenen immer näher
herantastet. Es ist wie die Symbolhäufung im Traum, die das Verhüllte immer
deutlicher durchschimmern lässt. " (Zweig, Stefan " Sigmund Freud " Über Sigmund
Freud. Porträt. Briefwechsel. Gedenkworte, Frankfurt am Main, 1998, p.127 (1ère
édition : Die Heilung durch den Geist, Leipzig, Insel Verlag, 1931)) (" Je m’intéresse
particulièrement aux accumulations et aux développements de plus en plus
audacieux de vos phrases qui permettent d’approcher lentement mais sûrement la
nature des phénomènes décrits. Cela me fait penser à l’accumulation des symboles
dans le rêve, qui laisse de mieux en mieux deviner ce qu’ils cachent ").

(8)Tan, Amy The hundred secret senses, NY, Putnam, 1995, p.239.

(9)Tan, Amy Op. cit., p.28-29.

(10) Tan, Amy Op. cit., p.33.

(11) " But their sons and daughters looked with a deep ambivalence on the idea of
having to awaken a dormant Chinese side in themselves. (…) It is out of this
experience of being caught between countries and cultures that writers such as
Maxine Hong Kingston and now Amy Tan have begun to create what is, in effect, a
new genre of American fiction. ", " And, most ironic, we are also reminded by these
literary disjunctions that it is precisely this mental chasm that members of the
younger generation must now recross in reverse in order to resolve themselves as
whole Chinese-Americans. " (Schell, Orville " Your Mother Is in Your Bones " The New
York Times, 19 Mars 1989,  http://www.nytimes.com/books/01/02/18/specials/tan-
hundred.html

(12) Chancé, Dominique L’auteur en souffrance, Paris, PUF, 2000, p.190.

(13) " I stare at Kwan. I stare at Big Ma. I think about what Du Lili has said. Who and
what am I supposed to believe ? All the possibilities whirl through my brain, and I
feel I am in one of those dreams where the threads of logic between sentences keep
disintegrating. Maybe Du Lili is younger than Kwan. Maybe she’s seventy-eight.
Maybe Big Ma’s ghost is here. Maybe she isn’t. All these things are true and false, yin
and yang. What does it matter ? "  (Tan, Amy Op. cit., p.246).

(14) " Wir wissen auch, dass die Wünsche dieser entstellten Träume verbotene, von
der Zensur abgewiesene Wünsche sind, deren Existenz eben die Ursache der
Traumentstellung, das Motiv für das Eingreifen der Traumzensur geworden ist. " 
(Freud, Sigmund " Der Traum "  Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse,
Frankfurt, Fischer, 1997 (1ère édition : 1916), p.204). (" Nous savons également que
les désirs de ces rêves " travestis " sont des désirs refoulés, dont l’existence est la
cause même de la " Enstellung ", le motif d’intervention de la censure. ")
(15) Cette approche de la culture sino-américaine et antillaise peut être comparée à
une enquête ethnologique selon Carlo Ginzburg, telle que la décrit James Clifford : "
Another way of taking experience seriously as a source of ethnographic knowledge is
provided by Carlo Ginzburg’s investigations (…) into the complex tradition of
divination. His research ranges from early hunter’s interpretations of animal tracks,
to Mesopotamian forms of prediction, to the deciphering of symptoms in
Hippocratic medicine, to the focus on details in detecting art forgeries, to Freud,
Sherlock Holmes, and Proust. (…) It may be added to a rather meager stock of
resources for understanding rigorously how one feels one’s way into an unfamiliar
ethnographic situation. " (Clifford, James The Predicament of Culture, Cambridge &
London, Harvard University Press, 1988, p.37).

(16) Tan, Amy Op. cit., p.205.

(17) Tan, Amy Op. cit., p.99.

(18) " On ne voit que discontinu, composite, hétérogène, échange synchronique, là


où il conviendrait de ne pas oublier les tensions, les contradictions, les
affrontements, les déphasages (la diachronie au sein d’un échange synchronique),
les décalages, les réorganisations problématiques sous forme de décontextualisation
ou recontextualisation. " (Pageaux, Daniel-Henri " La créolité antillaise entre
postcolonialisme et néo-baroque " Littératures postcoloniales et francophonie (Ed. J.
Bessière et J.-M. Moura), Paris, Champion, 2001, p.112).

(19) Le thème de l’éducation et des divergences culturelles entre les générations est
au centre de The Joy Luck Club d’Amy Tan (NY, Putnam, 1989).

(20) Tan, Amy Op. cit., p.105.

(21) Condé, Maryse Op. cit.,p.241-242.

(22)  " Seules les femmes pouvaient tenir en échec la colonisation (…) Le foyer des
métis serait le lieu de rencontre qui manquait, l’endroit privilégié où naîtrait,
croîtrait, se multiplierait l’amour entre les races. " (Condé, Maryse Op. cit., p.51).

(23) Condé, Maryse Op. cit., p.51.

(24) Condé, Maryse Op. cit., p.148.

(25) Condé, Maryse Op. cit., p.157.

(26) " Im Osten ist die Wahrheit kein Ende in sich. Die Wahrheit ist nicht die Lösung,
sondern der Anfang der Probleme. Ich finde, Figuren wie der Arzt Gamini oder die
Pathologin Anil sind weitaus repräsentativer, auch wenn über sie nicht geredet und
nicht geschrieben wird und sie keiner Organisation angehören. Mich hat der
Versuch, inmitten dieser Welt eine menschliche Gesellschaft zu entwerfen, immer
weit mehr interessiert. Es mag kein sonderlich hoffnungsvolles Bild der Welt sein,
das ich zeichne ; aber das Rettende und Heilende ist doch immer präsent. "
(Ondaatje, Michael In Löffler, Sigrid " Der Weltausbesserer. Ein Besuch bei dem
Schriftsteller Michael Ondaatje " Literaturen, N°1, Octobre 2000, Berlin,
Friedrich Berlin Verlag, p.6.) (" À l’Est, la vérité n’est pas une fin en soi. La vérité n’est
pas la solution, mais le point de départ de tout problème. Les personnages comme le
médecin Gamini ou la pathologiste Anil sont bien plus représentatifs, même si l’on
ne parle pas d’eux et s’il n’appartiennent à aucune organisation. Leur tentative de
créer une société humaine dans ce monde m’a toujours intéressé plus que tout le
reste. Ma vision du monde n’est sans doute pas très optimiste, mais les forces
salvatrices et thérapeutiques sont en fin de compte toujours à l’œuvre. ").

(27) Rushdie, Salman  " ‘Commonwealth literature’ does not exist " Imaginary
Homelands : essays and criticism 1981-1991, New York, Penguin, 1992 (première
édition de cet essai : 1983), p.62-63. Ainsi, à la famille américaine des colonies de
Guadeloupe et de Colombie alterne avec la vision d’une littérature mondiale de la
migration, que Maryse Condé semble de prime abord favoriser, mais qu’elle rejette
en fin de compte à travers la recherche d’un foyer qui lui permet de choisir ses
appartenances, au-delà de la compréhension d’un canon culturel : " There is clearly
such a thing as ‘Commonwealth literature’, because even ghosts can be made to
exist if you set up enough faculties, if you write enough books and appoint enough
research students. It does not exist in the sense that writers do not write it, but that
is of minor importance. " (Rushdie, Salman Op. cit., p.70).

(28) " Refus du quotidien, de la grisaille, du conformisme et surtout de la sécurité :


acte de courage, d’abord. " (Mouralis, Bernard Les contre-littératures, Paris, PUF,
1975, p.99).
 
 

Bibliographie

Œuvres :

- Condé, Maryse Heremakhonon, Paris, Robert Laffont, 1997 (1e édition : 1976).

- Condé, Maryse Célanire cou-coupé, Paris, Robert Laffont, 2000.

- Chamoiseau, Patrick Manman Dlo contre la fée Carabosse, Paris, Editions


Caribéennes, 1982.

- Chamoiseau, Patrick Texaco, Paris, Gallimard, 1992.

- Tan, Amy The Joy Luck Club, NY, Putnam, 1989.


- Tan, Amy The hundred secret senses, NY, Putnam, 1995.
 
 

Œuvres critiques :

- Brogan, Kathleen Cultural Haunting. Ghosts and Ethnicity in Recent American


Literature, Charlottesville, London, University Press of Virginia, 1998.

- Chancé, Dominique L’auteur en souffrance, Paris, PUF, 2000.

- Clifford, James The Predicament of Culture, Cambridge & London, Harvard


University Press, 1988.

- Freud, Sigmund " Der Traum " Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse,
Frankfurt, Fischer, 1997 (1ère édition : 1916), p.79-229.

- Mouralis, Bernard Les contre-littératures, Paris, PUF, 1975.

- Ondaatje, Michael In Löffler, Sigrid " Der Weltausbesserer. Ein Besuch bei dem
Schriftsteller Michael Ondaatje " Literaturen, N°1, Octobre 2000, Berlin, Friedrich
Berlin Verlag, p.4-13.

- Pageaux, Daniel-Henri " La créolité antillaise entre postcolonialisme et néo-baroque


" Littératures postcoloniale et francophonie (Ed. J.Bessière et J.-M. Moura), Paris,
Champion, 2001.

- Rushdie, Salman " " Commonwealth literature " does not exist " Imaginary
Homelands : essays and criticism 1981-1991, New York, Penguin, 1992 (1è édition de
cet essai : 1982), p.61-70.

- Schell, Orville " Your Mother Is in Your Bones " The New York Times,  19 Mars 1989,
http://www.nytimes.com/books/01/02/18/specials/tan-hundred.html

- Zweig, Stefan " Sigmund Freud " Über Sigmund Freud. Porträt. Briefwechsel.
Gedenkworte, Frankfurt am Main, 1998 (1ère édition : Die Heilung durch den Geist,
Leipzig, Insel Verlag, 1931).
 
 
 

Vous aimerez peut-être aussi