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Cet article s’intitule » Archipels de l’errance « , mais un seul de ces deux termes aurait
sans doute suffi. En effet, chez Maryse Condé, ils sont pratiquement synonymes.
L’archipélité peut être comprise comme une errance entre des identités multiples,
entre des visions divergentes des Antilles : la vision afrocentriste héritée de la
négritude d’Aimé Césaire – attribuée à Veronica, héroïne du premier roman de Maryse
Condé : Heremakhonon (1976), véritable annonce du thème de l’errance puisque ce
titre signifie » à la recherche du bonheur » – , la vision française d’une certaine
bourgeoisie antillaise à travers la famille de Veronica. Cette divergence de visions,
pourtant toutes constitutives de l’identité antillaise, se traduit dans Desirada (1997)
par des interprétations contraires d’un même événement sans pour autant qu’une
interprétation ne s’impose à l’autre.
Perçues comme des rêves éveillés, ces versions renvoient à un thème récurrent des
romans de Maryse Condé : la folie. Doute salutaire, la folie provoque l’éclatement de la
prison insulaire et entraîne ou plutô t est une acceptation d’appartenances multiples.
Les deux romans choisis permettent d’étudier une évolution dans l’expression du
trouble identitaire et dans le choix d’un mode culturel s’éloignant d’une insularité
étouffante, en introduisant un exotisme perturbateur au sein d’univers perçus comme
familiers. C’est en particulier à travers la » commodification culturelle » et le
dédoublement des personnages que Maryse Condé illustre sa conception de l’auto-
exotisme antillais, qui concilie familiarité et exotisme de la propre culture.
Réalités commodes
Folie et exotismes
La concrétude de cet univers clos dont la réalité est de moins en moins affirmée dans
le ton catégorique et l’articulation logique des arguments des premiers chapitres
s’effrite donc rapidement. Le doute vient rompre l’enchantement réaliste, rupture
annoncée dès l’arrivée de Veronica en Afrique : » Mais enfin, pourquoi ? À présent
tout se brouille et l’entreprise paraît absurde. (…) — Raison du voyage ? Vraiment ce
policier met dans le mille. » (11) .
La folie fait irruption dans l’univers rationnel de Veronica comme une remise en cause
des schémas préétablis, de la familiarité décrétée. Refus de l’enfermement dans une
identité stérile, car en décalage avec le vécu culturel du personnage, la folie est
cependant perçue comme une menace perpétuelle qui accompagne cette
interrogation. La folie a, en effet, une double fonction dans les romans de Maryse
Condé : à la fois folie subie (expression d’un vide intérieur et refus des images que lui
renvoient les Africains de soi et des autres) et folie vécue (prise de conscience de
l’auto-exotisme et de ses paradoxes, parallèlement à une reconnaissance de l’exotisme
africain), elle est un révélateur du malaise identitaire, mais aussi revendication d’une
vision de l’identité, loin des classifications sans recours des spécialistes de la Santé
mentale ou de la raison d’Etat culturel(le) des défenseurs de l’identité antillaise
unique (12) .
Ce détachement se fait distance ironique et finalement acceptation de l’exotisme de la
culture africaine à travers des commentaires acerbes du monde africain (répondant à
ceux exprimés sur la France), exotisation de mondes qui conservent une part de
familiarité et qui reflète la complexification de l’identité antillaise : » Je suis un animal
ambigu mi-poisson, mi-oiseau, une chauve-souris nouveau modèle. Une fausse sœur.
Une fausse étrangère. » (13)
Le récit, à travers une description des contradictions de Veronica qui s’étalent et
s’entrechoquent au fil de ses monologues, focalise de plus en plus sur la déchirure
intérieure qui devient obsessive (les obsessions se révèlent dans l’accumulation de
questions et dans le rythme saccadé qui créent un vertige, car ils combinent inaction
et progression narrative) et finit par pousser Veronica non pas à la fuite escapiste
mais à l’évasion lucide vers une identité antillaise qui reste à affronter à travers
l’exploration de ses sources : la France, l’Afrique, les Antilles. Comme tous les
personnages, elle est abandonnée à un avenir incertain : l’écriture répétitive achemine
le lecteur vers des » épilogues » ouverts, échappatoires de l’enfermement dans de
fausses certitudes.
Ainsi, l’identité recherchée se complexifie et permet une ouverture vers le monde
extérieur, symbolisée par le départ de Veronica, qu’on ne peut définir comme un
échec, mais comme acceptation de l’étrangeté d ‘une part d’elle-même qu’elle n’a pu
remplacer par une identité monolithique : » Ma fuite — encore une ! Un jour il faudra
rompre ce silence. (…) Cette erreur, cette tragique erreur que je ne pouvais pas ne pas
commettre, étant ce que je suis. » (14)
Loin de la pousser vers l’assimilation (les Africains sont presque toujours désignés par
le vague pronom » ils « , créant ainsi une distance entre l’univers de Veronica et celui
des autres), ce savoir place l’Afrique et les Antilles dans un rapport identique avec
l’héroïne. Les deux pays ne peuvent être la source d’une identité univoque, mais
participent à travers la vision qu’en ont les Antillais (vision romantique de l’Afrique
embellie par conteurs et écrivains, vision française des îles) à une culture multiple. À
travers l’exotisation de l’Afrique, c’est-à -dire la reconnaissance de sa différence,
Veronica décide d’accepter ces visions de soi parfois divergentes comme propres à
une identité antillaise de l’errance : » Si je voulais faire la paix avec moi-même, c’est-
à -dire avec eux, c’est-à -dire avec nous, c’est chez moi que je devrais retourner. »(15) .
Pour l’Antillaise, ce » chez moi » ne peut être une évidence, tant il lui est nécessaire
de le répéter pour y croire (quatre fois en un paragraphe), mais une confrontation
incessante avec l’errance culturelle. Ce manque d’évidence se traduit par un
dédoublement du personnage principal : en effet, Veronica a un double ; il est la voix
intérieure qui censure les élans de familiarité ou de cynisme et qui caractérise ainsi la
personnalité duelle de la jeune femme. Cette voix l’empêche finalement d’adhérer à un
camp, tout simplement parce que la notion de camps, espaces culturels distincts, est
absurde pour Veronica : » D’où viennent-elles ces fleurs ? Probablement de la
pépinière nationale de Samakon. Encore un titre de gloire de Mwalimwana. Attention,
je sombre dans la moquerie facile. C’est parce que je n’en peux plus d’attendre.
D’attendre cet avion. » (16) . La symbolique florale, récurrente dans les romans de
Maryse Condé, clô t Heremakhonon : les fleurs, dont l’exotisme est suggéré par la
méthode de culture, renvoient au sentiment d’auto-exotisme de Veronica. En effet,
tout comme ces fleurs, elle n’est pas à sa place dans cette Afrique (17) .
Marie-Noëlle quitte une réalité (celle de ses rêves) pour une autre non moins
insaisissable (celle de Stanley, le compagnon absent de Marie-Noëlle, dont la mort
accidentelle semble la conséquence logique de son existence diaphane), or ce passage
ne sert pas à marquer une initiation, mais à mettre en doute toute certitude. La
désintégration du tangible s’opère à travers une plongée dans l’apathie générale : les
personnages sont abandonnés à eux-mêmes, c’est-à -dire au néant. Reynalda perd
toute consistance en reproduisant la rigidité de rô les, imposée dans sa famille »
d’accueil » (on notera le thème de l’inhospitalité qui semble être un des leitmotive du
roman) : » On oubliait qu’elle était dans la maison tant elle restait à sa place. » (20) .
Elle semble être le personnage le plus menacé par un gommage de son individualité,
elle paraît ne plus agir que par réflexes. Marie-Noëlle ne peut donc construire son
identité à partir de l’imaginaire maternel ; aussi, renvoyée à sa propre réalité, elle se
replie sur elle-même. L’incapacité à surmonter l’ambiguïté culturelle se traduit donc
par un autisme : les rapports à l’Autre et à soi (puisque pour Marie-Noëlle la définition
ne peut venir que de l’extérieur) sont frappés d’extériorité totale ; même le familier
est tenu à distance, non pas de la définition, mais de l’identification : » Au bout d’un
moment, elle déboucha sur une place, élégante, austère entre ses façades grises et
roses, qui avait l’air familier d’une photographie de carte postale. Pour tuer le temps,
elle entra dans un café désert comme une tombe. » (21) . Morbide et stérilité sont les
thèmes associés à cette isolation autodestructrice.
Ce n’est que l’intégration réelle de l’étrangeté, née d’une juxtaposition de réalités de
prime abord inconciliables aux yeux de Marie-Noëlle, qui amène une sérénité
culturelle. Cette juxtaposition, dont seule la jeune femme est consciente, ne conduit
pas à un compromis ou à une annulation (à travers le choixd’une option : la culture
française ou guadeloupéenne traditionnelle), mais à une acceptation de la
contradiction. Marie-Noëlle accepte une identité à la fois nourrie de sa vie à la
Guadeloupe et de son expérience de la France, inculquée par Reynalda, elle-même
partagée entre les deux pays :
Notes
(1) Condé, Maryse Heremakhonon, Paris, Robert Laffont, 1997 (1e édition : Paris,
10/18, 1976), p.19.
(2) Condé, Maryse Op. cit., p.68.
(3) Condé, Maryse Op. cit., p.20.
(4) Condé, Maryse Op. cit., p.89.
(5) Condé, Maryse Op. cit., p.241.
(6) Condé, Maryse Op. cit., p.111-112.
(7) « Rather I want to keep clearly before us the fact that David Rockefeller is
permitted to say anything at all about the arts of Africa because he is a buyerand
because he is at the center, while Lela Kouakou, who merely makes art and who
dwells at the margins, is a poor African whose words count only as parts of the
commodification (…) of Baule art » (Appiah, Kwame Anthony » Is the Post- in
Postmodernism the Post- in Postcolonial ? « Contemporary Postcolonial Theory, Ed.
Mongia, Padmini, Londres, NY, Arnold, 1997, p.57). L’important n’est peut-être pas
tant que David Rockefeller puisse tout dire – pourquoi pas, après tout ? Son
interprétation de l’art africain a une valeur culturelle : elle est révélatrice de courants
de pensée du centre (les USA en l’occurrence) – , mais de systématiquement présenter
comme familière une culture privée de son étrangeté et donc de toute existence
indépendante du champ culturel new-yorkais. Appiah néanmoins ne rejoint pas
Edouard Glissant et sa volonté d’hermétisme. Si Glissant, pour restituer à la culture
antillaise son opacité afin de faire éclater la prison insulaire qui livrerait les Antillais
aux définitions extérieures, universalisantes, tend à complexifier le » réel antillais »
(la créolité serait un fait, qu’il s’agit d’explorer et de renforcer : » J’appelle Chaos-
monde le choc actuel de tant de cultures qui s’embrasent, se repoussent,
disparaissent, subsistent pourtant, s’endorment ou se transforment, lentement ou à
vitesse foudroyante : ces éclats, ces éclatements dont nous n’avons pas commencé de
saisir le principe ni l’économie et dont nous ne pouvons pas prévoir l’emportement. »
(Glissant, Edouard Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p.22) ) – ce » réel
antillais » est ainsi confronté au champ culturel européen, dont l’interprétation est
jugé pertinente ou non – Appiah, en revanche, introduit l’idée de la valeur du regard (à
travers la notion de commodification, dont la valeur positive ou négative devra, selon
lui, être jugée au cas par cas), sans abandonner la notion de pertinence : » In each of
these domains there is an antecedent practice that laid claim to a certain exclusivity of
insight, and in each of them » postmodernism » is a name for the rejection of that
claim to exclusivity… » (Appiah, Kwame Op. cit., p.58).
L’archipélité, qui chez Glissant, prétend à une certaine réalité hermétique (ce qui
semble contradictoire), trouverait ici sa dimension imaginaire, échappant ainsi aux
définitions encyclopédiques. Dans cette perspective, l’archipélité est donc une
complexification du regard, échappant de la sorte à la familiarité ou à l’étrangeté
totales, insularités marquées par le sceau d’une réalité géographique, négations de
toute connaissance de soi et de l’Autre.
(8) Claudia Ortner-Buchberger établit un parallèle entre la géographie et l’archipélité
glissantienne, or ce parallèle est révélateur d’un enracinement multiculturel, qui ne
met nullement en péril la certitude identitaire : » C’est avec Tout-monde, roman aux
dimensions baroques dépassant les 500 pages, que l’espace insulaire est brisé et que
l’action se déroule sur les quatre continents. (…) La Martinique n’est plus le lieu du
retour à une mère-patrie, mais le point de référence qui permet de comparer, de se
situer par rapport à d’autres lieux et à d’autres réalités culturelles » (Ortner-
Buchberger, Claudia » Retour et détour : R. Confiant et E. Glissant face à la créolité
« Français et francophones, Bayreuther Frankophonie Studien (Ed. Já nos Riesz /
Véronique Porra), Bayreuth, Schultz & Stellmacher, 1998, p.193).
(9) Glissant, Edouard Op. cit., 1997, p.31. L’imaginaire antillais est souvent assimilé à
une géographie ; on attend de lui qu’il véhicule un paysage : celui de l’île, qu’il dise le »
pays réel « , opérant ainsi un retour essentialiste sur une identité dont l’homogénéité
est soulignée : « …on pourrait, dans un premier temps, s’aventurer à définir les
écrivains antillais comme ceux qui ont ancré leur identité dans le pays, le paysage, la
terre, la géographie antillaise. Les similitudes entre Aimé Césaire, Edouard Glissant et
Daniel Maximin sont, de ce point de vue, évidentes. Ces auteurs se réfèrent à une île ou
à un archipel, à ses volcans, montagne Pelée ou Soufrière, à ses mornes, à la mer. Leur
antillanité s’inscrit dans ce paysage, au-delà des clivages linguistiques, de telle sorte
que leur esthétique rejoint sans difficulté celle des poètes et des écrivains de Cuba, de
la Barbade ou de Sainte-Lucie. » (Chancé, Dominique L’auteur en souffrance, Paris,
PUF, 2000, p.138-139).
(10) Condé, Maryse Op. cit., p.101.
(11) Condé, Maryse Op. cit., p.19.
(12) On peut distinguer chez les personnages de Maryse Condé deux phases : celle
d’une folie » autiste », expérience de l’apathie, avec repli sur soi (correspondant au »
borderline state » de Harold Searles : » … Searles fit éclater la définition classique de
la folie à la manière des artisans de l’antipsychiatrie en montrant que chez les
patients borderline, le moi fonctionne de façon autistique. » [Elisabeth
Roudinesco/Michel Plon Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997, p.260])
et démission culturelle, se traduisant par une simplification des phénomènes
culturels, simplification ressentie comme un malaise et celle d’une folie » sociale « ,
qui intègre la complexité voire la contradiction dans la définition identitaire.
(13) Condé, Maryse Op. cit., p.193-194.
(14) Condé, Maryse Op. cit., p. 244.
(15) Condé, Maryse Op. cit., p.110.
(16) Condé, Maryse Op. cit., p. 241.
(17) Dans Desirada, les fleurs symbolisent également un décalage entre l’identité
recherchée (l’identité américaine), l’identité imposée (l’Antillaise pittoresque) et
l’ambiguïté culturelle ressentie par Marie-Noëlle.
(18) Condé, Maryse Op. cit., 1997, p.39-40, de même Marie-Noëlle est rejetée par sa
mère, qui s’enferme dans une identité nouvelle : » Elle ne s’étonna pas d’être tenue à
l’écart de Muntu. Elle savait bien qu’elle ne faisait pas partie de la famille. » (Condé,
Maryse Op. cit., p.42).
(19) Condé, Maryse Op. cit., p. 117-118.
(20) Condé, Maryse Op. cit., p.248.
(21) Condé, Maryse Op. cit., p.243.
(22) Condé, Maryse Op. cit., p.217-218.
(23) Condé, Maryse Op. cit., p.191.
(24) Cette tripartition renvoie à celle établie par Sigmund Freud dans » Die Zerlegung
der psychischen Persö nlichkeit » (Neue Folge der Vorlesungen zur Einfü hrung in die
Psychoanalyse, Frankfurt am Main, Fischer Verlag, 1998, p.60-81). Freud distingue le
Sur-moi, le Moi et le Ça (Ü ber-Ich, Ich, Es), le premier terme désignant les règles
intériorisées, le second le conscient et le troisième l’inconscient. On ne peut cependant
adopter ici l’équivalence qu’il établit de plus en plus souvent entre Moi et civilisation
et qu’il oppose à un Ça abritant les pulsions destructrices de l’Homme.
(25) Condé, Maryse Op. cit., p.237.
Bibliographie