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Enrique Sabogal lui apportait des fleurs. Des roses. Des glaïeuls.
Des anthuriums. Des œillets. Des oiseaux de paradis. Des dahlias.
Des lys. Et des orchidées, rares et précieuses, dont la Colombie,
aimait-il à dire, comptait des milliers d’espèces. Or précisément,
cette profusion de fleurs dans sa chambre lui rappelait les
décorations florales aux parois des demeures d’éternité
égyptiennes et elle se voyait trépassée à son tour… (17)
La symbolique des fleurs, comme celle du feu, sont des stéréotypes que le Sud a
adoptés du Nord : dans Desirada, Maryse Condé développera ce jeu avec les
stéréotypes qu’elle énonce pour mieux s’en moquer : » Cela semblait une
trouvaille qu’une jeune Guadeloupéenne marie les anthuryums avec les oiseaux
de paradis ou les gerbéras. Malheureusement, là non plus, on ne put la garder.
Elle n’avait aucun sens de l’harmonie des couleurs. Et puis, elle était tellement
morose. Elle ne souriait jamais » (18). Ce passage est un rappel de l’étrangeté de
son environnement familier : et les roses de France et les anthuryums de la
Guadeloupe paraissent exotiques dans la composition d’Enrique. Les fleurs et
l’exotisme qu’elles traduisent sont attribués à la Colombie, devenue un pays
totalement étrange, car il a cessé pour eux d’être un lieu de transit entre le pays
d’origine auxquels ils ne peuvent s’identifier et un lointain, terre des origines
rêvées, abstraite et inconnue. Au bout de leur quête l’ici et le là -bas se dissolvent
dans le néant : le rêve égyptien devient celui des tombeaux, celui des vestiges
d’un passé révolu et étranger.
Maryse Condé refuse dans ce roman toute conception tranchée et monolithique
de l’identité. Ses personnages se débattent avec leur ambiguïté et leurs
errements, que certains parviennent à accepter comme façon d’être au monde.
L’histoire de cette petite colonie est intéressante car elle dépeint le désarroi
absolu d’un groupe d’hommes et de femmes face à l’étrangeté qu’ils portent en
eux. La vie en suspens qu’ils mènent, la résignation, laisse la place à une
acceptation de l’auto-exotisme, marquée par un retour en Guadeloupe, certes,
mais un retour en débandade. Ainsi seule Méritaton, fille d’Aton et de Tiyi,
retourne dans une île, qu’elle connaît à peine : » C’était comme si elle ne voulait
pas que sa cadette enjambe l’eau et, dans la solitude, affronte des étrangers »
(19). Le départ laisse la question de l’identité en suspens, niant toute possibilité
d’un centre qu’il soit européen ou antillais, et c’est bien là une façon d’être au
monde pour Maryse Condé, comme le confirment ses derniers romans.
La vision d’une réconciliation générale représentée par celle des deux femmes
qui sont attachées l’une à la France, l’autre à la Guadeloupe traduit la volonté
d’unir le Nord et le Sud : l’enseignement français et le jardin créole (parallèle de
la médecine par les herbes dans la colonie) : » Je n’ai jamais pleuré la mort de
Man Ya. Elle n’est jamais partie, jamais sortie de mon cœur. Elle peut aller et
virer à n’importe quel moment dans mon esprit. (…) Son jardin de Routhiers est
plein de sa présence. (…) Elle écrit Julia sur une ardoise dans une facilité que tu
ne peux comprendre. » (26). Le rapprochement des deux femmes symbolise
donc la conciliation de l’héritage créole refusé avec l’héritage français
revendiqué et une acceptation de l’auto-exotisme. Même si le récit est souvent
ambigu et se laisse séduire de temps en temps par un retour aux origines
antillaises, Gisèle Pineau abandonne l’idée même de centralité, puisque sans
périphérie, il ne peut y avoir de centre : » Le nombril de ce monde se trouve
partout et nulle part » (27).
Maryse Condé comme Gisèle Pineau décrivent un auto-exotisme né de l’adoption
de regards exotiques sur le monde antillais et du pouvoir que le Nord exerce sur
les Antillais à travers les institutions.
Les deux auteurs montrent qu’il existe une voie qui permet d’échapper à
l’alternative Nord/Sud, centre/périphérie en acceptant non pas la détermination
extérieure, mais une identité mouvante. La distance acquise est perçue comme
une façon non encyclopédique de comprendre le monde, sans pour autant que
les deux auteurs revendiquent l’exil comme une identité modèle, mais plutô t
comme le choix individuel de refuser les définitions imposées par une métropole
ou par des idéologues locaux , le choix de jeter la boussole.
Notes
(1) Condé, Maryse La colonie du nouveau monde, Robert Laffont, Paris, 1993 ;
Pineau, Gisèle L’exil selon Julia, Paris, Stock, 1996.
(2) Glissant, Edouard Soleil de la conscience, Paris, Seuil, 1956, p.17.
(3) Zobel, Joseph Quand la neige aura fondu, Paris, Editions Caribéennes, 1979.
(4) Zobel, Joseph Le soleil partagé, Paris, Présence Africaine, 1964, p.107.
(5) Zobel, Joseph Op. cit., p.148.
(6) Capécia, Mayotte Je suis Martiniquaise, Paris, Editions Corrêa, 1948, p.150.
(7) Capécia, Mayotte Op. cit., p.202.
(8) Glissant, Edouard Op. cit., p.18.
(9) Confiant, Raphaël » Questions pratiques d’écriture créole « . É crire la »
parole de nuit « . La nouvelle littérature antillaise. Paris, Gallimard, 1994, p.175.
(10) » The perception and description of experience as » marginal » is a
consequence of the binaristic structure of various kinds of dominant discourses,
such as patriarchy, imperialism and ethnocentrism, which imply that certain
forms of experience are peripheral.(…) The marginal therefore indicates
apositionality that is best defined in terms of the limitations of a subject’s access
to power. » (Ashcroft, Bill/ Griffiths, Gareth/Tiffin, Helen Key Concepts in Post-
Colonial Studies, London, New York, Routledge, 1998, p.135.
(11) Condé, Maryse Op. cit., p.45.
(12) Condé, Maryse Op. cit., p47.
(13) Op. cit., p.45.
(14) Op. cit., p.253.
(15) Op. cit., p.248.
(16) Diop, Cheikh Anta Nations nègres et Culture, Paris, Présence Africaine,
1955.
(17) Condé, Maryse Op. cit., p.193.
(18) Condé, Maryse Desirada, Paris, Robert Laffont, 1997, p.82.
(19) Condé, Maryse Op. cit., p.256.
(20) Pineau, Gisèle Op. cit., p.305.
(21) Pineau, Gisèle Op. cit., p.305.
(22) Pineau, Gisèle Op. cit., p.303.
(23) Pineau, Gisèle Op. cit., p.241.
(24) Pineau, Gisèle Op. cit., p.125.
(25) Pineau, Gisèle Op. cit., p.306.
(26) Pineau, Gisèle Op. cit., p.305-306.
(27) Pineau, Gisèle Op. cit., p.146.
Bibliographie
- Ashcroft, Bill/ Griffiths, Gareth/Tiffin, Helen Key Concepts in Post-Colonial
Studies, London, New York, Routledge, 1998.
- Capécia, Mayotte Je suis Martiniquaise, Paris, Editions Corrêa, 1948.
- Condé, Maryse La colonie du nouveau monde, Robert Laffont, Paris, 1993.
- Condé, Maryse Desirada, Paris, Robert Laffont, 1997.
- Confiant, Raphaël » Questions pratiques d’écriture créole « . É crire la » parole
de nuit « . La nouvelle littérature antillaise. Paris, Gallimard, 1994.
- Diop, Cheikh Anta Nations nègres et Culture, Paris, Présence Africaine, 1955.
- Pineau, Gisèle L’exil selon Julia, Paris, Stock, 1996.
- Glissant, Edouard Soleil de la conscience, Paris, Seuil, 1956.
- Zobel, Joseph Le soleil partagé, Paris, Présence Africaine, 1964.
- Zobel, Joseph Quand la neige aura fondu, Paris, Editions Caribéennes, 1979.