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Assia BELHABIB
PROFESSEURE DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR
LITTERATURE FRANCAISE, FRANCOPHONE
ET COMPAREE
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Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Paris, Actes-Sud, 2014, p.14.
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celle mystérieuse du père et bien entendu la sienne, pour laquelle aucune justice
vis-à-vis de sa famille n’a été rendue. Ce qui est sûr cependant c’est qu’il est né
et a grandi sur la terre de ses aïeuls. Son identité étrangement intéresse peu. Une
personnalité discrète, peu amène, torturée par le départ brutal et inexplicable du
père, insignifiante aux yeux des étrangers à la famille. Le portrait qu’en dresse le
frère souligne l’admiration contenue dans le souvenir de l’enfant et
l’incompréhension exprimée dans le témoignage du protégé trahi :
« Moussa était donc un dieu sobre et peu bavard, rendu géant par une barbe
fournie et des bras capables de tordre le cou au soldat de n’importe quel pharaon
antique. C’est te dire que le jour où on a appris sa mort et les circonstances de
celle-ci, je n’ai ressenti ni douleur ni colère, mais d’abord la déception, et l’offense
comme si on m’avait insulté. Mon frère Moussa était capable d’ouvrir la mer en
deux et il est mort dans l’insignifiance, tel un vulgaire figurant, sur une plage
aujourd’hui disparue, tout près de flots qui auraient dû le rendre célèbre pour
toujours ! » 2
Bien entendu, ce qui divise les êtres humains réside dans la quête de
l’origine. Pourtant à bien la considérer, la notion de l’origine contribuerait à
édulcorer bien des positions tendancieuses. En effet, le principe de l’origine est
fondé sur un paradoxe : l’origine est nécessaire ; l’origine est appelée à être
perdue. Quitter l’origine est un déplacement nécessaire, alors que s’y installer
confortablement constitue un danger, celui d’en trop jouir, de s’abîmer dans cette
jouissance, et à force de la creuser, de s’enfoncer dans le vide. Partir c’est se
rendre disponible à de nouvelles conquêtes de la mémoire : oublier pour retenir.
2
Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, ibid. ; pp- 19-20.
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Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, ibid. ; p.34.
4
Ibid. ; p. 41.
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M’ma et lui ignoraient l’identité alors que son histoire et donc celle du frère est
connue de tous les lettrés depuis des décennies ? Son enquête lui est ravie
subitement et la vengeance par la mort de l’autre Français devient obsolète. La
révélation le plonge dans un océan de consternation. Une vie à rendre sa propre
justice pour rien ! C’est un être de papier qui a été assassiné. C’est aussi un être
de papier qui prétend le venger. Dérisoire destinée de deux êtres de papier livrés
aux caprices de la mer.
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Ce qui sauve Haroun en définitive, c’est la plage blanche à fouler. Le pas est
certes hésitant, vertigineux, sur le sentier sinueux du palimpseste. Comme Aaron,
frère ainé et interprète de Moïse qui souffrait d’un défaut de langue, Haroun est
chargé d’écrire l’histoire de Moussa trop longtemps confiné dans l’anonymat. Le
récit prend le large, libère les pulsions, colmate les blessures. « Je n’ai pas appris
à lire pour pouvoir parler comme les autres, mais pour retrouver un assassin, sans
me l’avouer au départ. »11
Par les chemins de traverse empruntés, le roman de Kamel Daoud entre dans
un réseau de relations avec cette partie de la littérature qui souhaite travestir le
réel, exhiber le code narratif, proclamer par là même la subjectivité et l’usure des
idéologies. Entre continuités et discontinuités, bien après L’Etranger de Camus,
Le Procès-verbal de Le Clézio, la pratique scripturale de Daoud, délestée de tout
souci de filiation, manifeste une façon d’être au monde, à la fois personnelle mais
suffisamment en relation pour la faire entrer dans la littérature universelle. L’exil
et le royaume serait dans l’ambivalence du regard porté sur la fenêtre du monde.
10
Kamel Daoud, Zabor ou les psaumes, Paris, Actes Sud, 2017.
11
Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, op. ;cit. ; p.130.