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Le mal de mère

Le sanctuaire de la restitution dans


Meursault contre-enquête de Kamel Daoud

Assia BELHABIB
PROFESSEURE DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR
LITTERATURE FRANCAISE, FRANCOPHONE
ET COMPAREE

« Or que ferons-nous au monde, les uns et les autres…qui portons


d’aussi contraires motivations ? Comment façonner nos contraires tremblements,
-sinon par la relation qui n’est pas tout court l’impact ni le contact, mais plus loin
l’implication d’opacités sauves et intégrées ? »

Edouard Glissant, L’Intention Poétique.

« Ce n’était pas un assassinat mais une restitution. »

Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête.

De la géopoétique du roman algérien de langue française aux revendications


identitaires de la littérature de part et d’autre de la Méditerranée, des liens se
tissent qui relient des voix infléchies par le même désir de connaissance de soi et
par la conviction que cette auto-connaissance passe nécessairement par le miroir
de l’Autre. Portes ouvertes sur le Nord et l’Ouest, c’est dans l’esprit
historiquement attesté et cycliquement renouvelé que l’écrivain algérien Kamel
Daoud expérimente l’écriture intertextuelle.

Le concept de « poétique de la Relation » défini par Edouard Glissant n’est


pas à prendre dans ce contexte comme une simple alliance ludique. La dialectique
de la Relation peut se révéler aussi cruciale, aussi urgente que l’enracinement
culturel. L’urgence échappe au facteur temporel. Sa temporalité est d’ordre
2

mythique : un mythe contemporain qui mime la durée du voyage des mythes


antiques. Plus de soixante-dix ans après, Meursault, contre-enquête publié en
écho à L’Etranger de Camus, en est une saisissante illustration. Comme Ulysse
qui consacre une vingtaine d’années à retrouver le chemin d’Ithaque, Haroun, le
héros malgré lui du roman de Daoud, sacrifie sa jeunesse à vouloir résoudre
l’énigme de la mort de son frère Moussa. C’est un vieil homme, avachi, aigri, sec,
qui interpelle le visiteur- universitaire du bar qu’il occupe pour lui raconter le
triple drame, celui de son frère assassiné vingt ans plus tôt sur une plage de la rive
algérienne de la Méditerranée, celui de sa mère anéantie par la perte du fils ainé
(aimé) et celui de sa vie résolument et méthodiquement programmée à venger le
frère disparu. Comme Ulysse, il met vingt ans à trouver le chemin de sa
rédemption.

Ce scénario s’avère d’une vivacité et d’une actualité étonnantes. Le texte se


dérobe au regard du questionnement réciproque suscité par le partage des récits,
l’échange des littératures et des fabulations. Il prend le large, remontant le flux
des vagues vers d’autres terres imaginaires, tumultueuses où Mer et Mère se
livrent un combat de Titans. L’Etranger de Camus tisse la toile qui piège la
narration du protagoniste de Daoud. Impossible donc d’aborder intelligemment
ce roman sans la lecture préalable ou successive du roman de Camus. La
chronologie a peu d’effet sur le système des correspondances. Mais dans un souci
pédagogique, sans doute est-il plus prudent de suivre le fil de la diachronie des
récits. La conduite créatrice est-elle toujours indissociable des déterminismes
géoculturels et même anthropologiques qui sculptent la personnalité de
l’écrivain ? Comment l’assimilation ou le déni de ces atavismes définissent-ils,
en une épreuve initiatique de construction de soi, les contours, plus ou moins
sereins, plus ou moins inquiets, de l’œuvre aboutie ? La question des limites d’une
telle poétique, optimisée par les épreuves qu’elle a dû traverser, n’est-elle pas
aussi des plus préoccupantes ?

Meursault, contre-enquête, roman paru d’abord en Algérie aux éditions


Barzakh en 2013, puis publié en France aux éditions Actes Sud en 2014,
entreprend le voyage du sud vers le nord en traversant la Méditerranée. Certes, le
port d’ancrage est l’Algérie post-coloniale. « Personne, même après
l’Indépendance, n’a cherché à connaître le nom de la victime, son adresse, ses
ancêtres, ses enfants éventuels. »1 déclare, dès l’incipit, le narrateur révolté.

1
Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Paris, Actes-Sud, 2014, p.14.

2
3

L’aventure du bateau livre ne fait que commencer. Plusieurs prix littéraires


consacrent ce premier roman dont le prix François Mauriac 2014, le prix des cinq
continents de la francophonie 2014 et le non moins prestigieux prix Goncourt du
premier roman 2015. Les prix ne sont que la partie visible de l’iceberg qui cogne
l’esprit et surprend le voyageur-lecteur. Au creux du propos, une double mise en
abyme, celle de la mer, cimetière marin et espace flottant opaque et celle des deux
mères, la mère de Meursault déclarée morte dès la première page du roman et la
mère « encore vivante » de l’arabe sans nom gratuitement assassiné sur une plage
de sable blanc. D’où le mal de mer, c’est-à-dire, la nausée qui étreint le cœur de
la mère privée de la chair de sa chair. D’où le mal de la mère, obsédée par l’idée
de comprendre et de venger l’assassinat de son fils. D’où le mal au sens propre du
terme qui ne s’explique que par l’ambivalence de sentiments impénétrables et
impalpables. Le corps et l’esprit sont tour à tour submergés par ce trop-plein de
rien, par les actes subis, par le silence envahissant, par la haine vertigineuse, par
la houle du lien de sang qui coule à flots du corps absent, celui du frère abattu,
vers le seul corps encore possible d’investir, celui du frère vivant, livré au secret
du supplice à expier par procuration et en héritage du mal fait à la famille.

L’Etranger est le premier roman de Camus. Meursault, contre-enquête est


également le premier roman de Daoud. La coïncidence est troublante. La fiction,
momentanément suspendue, se poursuit dans les interstices de la littérature qui
agite le passé, le revisite pour consolider le nœud de l’intertexte. Rien de
surprenant cependant que ce projet de donner une suite au roman du Français de
l’Algérie française soit conduit par l’Algérien de l’Algérie algérienne. Le trait est
forcé pour souligner les effets de l’Histoire sur les histoires. Démarche audacieuse
de la part d’un auteur encore méconnu qui s’attaque de front à une œuvre
monumentale consacrée des décennies durant par les spécialistes et les revues
scientifiques. Quel en est le dessein avoué ? Publier ce livre c’est d’une certaine
manière déterrer le malentendu, ressusciter l’Arabe anonyme, lui reconnaitre une
appartenance, une généalogie, une identité et surtout une origine.

L’Arabe a un prénom ; il s’appelle Moussa qui est l’appellation en arabe de


Moïse. Il a une famille ; un père gardien de nuit de son métier, disparu à jamais
une nuit de veille juste après la naissance du deuxième fils, une mère -M’ma- folle
de douleur depuis la perte de son ainé, un frère cadet -Haroun- qui sera l’artisan
de l’enquête et de l’exécution de la sentence imaginée par la mère vengeresse. La
généalogie de Moussa est floue, interrompue par deux disparitions successives,

3
4

celle mystérieuse du père et bien entendu la sienne, pour laquelle aucune justice
vis-à-vis de sa famille n’a été rendue. Ce qui est sûr cependant c’est qu’il est né
et a grandi sur la terre de ses aïeuls. Son identité étrangement intéresse peu. Une
personnalité discrète, peu amène, torturée par le départ brutal et inexplicable du
père, insignifiante aux yeux des étrangers à la famille. Le portrait qu’en dresse le
frère souligne l’admiration contenue dans le souvenir de l’enfant et
l’incompréhension exprimée dans le témoignage du protégé trahi :

« Moussa était donc un dieu sobre et peu bavard, rendu géant par une barbe
fournie et des bras capables de tordre le cou au soldat de n’importe quel pharaon
antique. C’est te dire que le jour où on a appris sa mort et les circonstances de
celle-ci, je n’ai ressenti ni douleur ni colère, mais d’abord la déception, et l’offense
comme si on m’avait insulté. Mon frère Moussa était capable d’ouvrir la mer en
deux et il est mort dans l’insignifiance, tel un vulgaire figurant, sur une plage
aujourd’hui disparue, tout près de flots qui auraient dû le rendre célèbre pour
toujours ! » 2

Mais alors en quoi la victime du hasard devient-elle le martyr représentatif


du peuple opprimé ? D’où vient son statut de héros attribué par sa communauté ?
Cela tient au caractère sacré de la question de l’origine et du principe d’humanité
qui en est le corollaire. Pour réhabiliter l’image de Moussa, il faut la grandir, lui
donner sens (ou devrais-je dire l’encenser), la rendre unique et intemporelle telles
les figures emblématiques qui jalonnent les grands mythes païens ou religieux et
servent de modèles aux hommes.

Bien entendu, ce qui divise les êtres humains réside dans la quête de
l’origine. Pourtant à bien la considérer, la notion de l’origine contribuerait à
édulcorer bien des positions tendancieuses. En effet, le principe de l’origine est
fondé sur un paradoxe : l’origine est nécessaire ; l’origine est appelée à être
perdue. Quitter l’origine est un déplacement nécessaire, alors que s’y installer
confortablement constitue un danger, celui d’en trop jouir, de s’abîmer dans cette
jouissance, et à force de la creuser, de s’enfoncer dans le vide. Partir c’est se
rendre disponible à de nouvelles conquêtes de la mémoire : oublier pour retenir.

Haroun, le chargé de mission, s’enferme cependant dans le marasme du


ressentiment. Il ne dispose ni de sa pensée ni de ses actes. Aucune place n’est faite
à l’oubli ou au pardon. Totalement soumis à la volonté de sa mère, il en oublie

2
Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, ibid. ; pp- 19-20.

4
5

son libre-arbitre. Les décombres d’un siècle de colonisation en Algérie remontent


à la surface. Les flux et reflux au cœur de la Méditerranée n’en finissent pas de
jeter inlassablement sur la rive nord et la rive sud, les morceaux épars de
l’Histoire. L’allégorie de la mère-patrie abusée n’est pas originale en soi. La mère
instrumentalise ses enfants pour dénoncer les crimes de la colonisation, clamer
l’indépendance âprement acquise et recouvrer la dignité bafouée. Puisque
l’origine est la même pour tous, il est indispensable de restituer l’honneur perdue
par la faute de l’ancien colonisateur. Le nom que porte le narrateur n’est pas
fortuit. Il s’inscrit dans la lignée du célèbre Haroun-ar-Rachid, calife arabe du Ier
siècle, qui a régné à la mort de son frère et qui a mené avec succès plusieurs
croisades pour agrandir l’empire des Abbassides. Il est célèbre aussi pour avoir
imposé l’usage du papier au lieu du parchemin suite à ses conquêtes chinoises
d’où il a rapporté la technique de fabrication. Restaurer la dignité du nom propre
par le palimpseste de l’écriture, tel est le dessein codé du pouvoir littéraire. « Hors
des livres qui racontent, point de salut, que des bulles de savon qui éclatent. C’est
ce qui prouve le mieux notre condition absurde : personne n’a droit à un dernier
jour, mais seulement à une interruption absurde de la vie. »3 martèle le narrateur.

Le rapport à l’héritage colonial est ambigu. Plus l’inspecteur des domaines


sombre dans le roman familial, plus il s’imbibe d’alcool dans le bar surnommé Le
Titanic, théâtre des confessions. Etrangement, l’alcool décille le regard, libère le
propos. Le monologue est plus hardi, plus lucide paradoxalement : « Moi,
nostalgique de l’Algérie française ? Non ! Tu n’as rien compris. Je voulais juste
te dire qu’à l’époque, nous, les Arabes, donnions l’impression d’attendre, pas de
tourner en rond comme aujourd’hui. »4 La sentence est sans appel, brutale,
définitive.

L’invective la plus radicale a trait au choix de la dénomination. Un Arabe


peut désigner un compatriote par le mot Arabe. En revanche, il se sent insulté
quand un étranger l’appelle l’Arabe. C’est l’injure que découvre Haroun dans le
livre que lui remet des années après sa publication Meriem, qui prépare une thèse
sur un roman intitulé L’Autre et qui mène une enquête depuis plusieurs mois pour
retrouver la famille de l’homme sans patronyme. En explorant le livre des
révélations, il relève vingt-cinq fois le mot Arabe sans autre forme de
dénomination pour désigner son frère. La mise en abyme du livre dans le livre se
poursuit et l’enquête prend une tournure nouvelle. Qui est ce Meursault dont seuls

3
Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, ibid. ; p.34.
4
Ibid. ; p. 41.

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6

M’ma et lui ignoraient l’identité alors que son histoire et donc celle du frère est
connue de tous les lettrés depuis des décennies ? Son enquête lui est ravie
subitement et la vengeance par la mort de l’autre Français devient obsolète. La
révélation le plonge dans un océan de consternation. Une vie à rendre sa propre
justice pour rien ! C’est un être de papier qui a été assassiné. C’est aussi un être
de papier qui prétend le venger. Dérisoire destinée de deux êtres de papier livrés
aux caprices de la mer.

La mer / mère est la figure emblématique bicéphale du roman. L’une est


responsable du désarroi de l’autre. Yin et yang de la même pièce, Haroun
explique : « Je te jure que je comprends mieux ton héros quand il s’attarde plutôt
sur sa mère que sur mon frère. Etrange, non ? L’ai-je aimée ? Bien sûr. Chez nous,
la mère est la moitié du monde. »5 Meursault tue en bord de mer par manque de
mère ; Haroun est investi par sa mère du « strict devoir de réincarnation »6 par
manque du fils avalé par la même mer. A l’indifférence à l’humanité de l’une,
rétorque la férocité de l’autre. Elles ont en commun cependant ce pouvoir
cannibale. M’ma, dans sa démence, crie face à la mer : « La mer vous mangera
tous »7 . Elle met en garde le seul fils qui lui reste de se tenir à bonne distance de
l’appel de la mer pour ne pas céder comme l’imprudent Ulysse au chant des
sirènes.

« La mer surtout. M’ma m’apprit à en craindre la trop douce aspiration-


à tel point que, jusqu’à aujourd’hui, la sensation du sable se dérobant sous la
plante des pieds, là où meurt la vague, reste associée pour moi au début de
la noyade. M’ma, au fond, a voulu croire, et pour toujours, que c’étaient les
flots qui avaient emporté le corps de son fils. Mon corps devint donc la trace
du mort et je finis par obéir à cette injonction muette. »8

Pour priver la mer du deuxième fils, M’ma le gobe métaphoriquement. La


lutte est sans répit, fougueuse, morbide, délirante. Au point que la mer- entendez
la Méditerranée-, est à la fois la scène du crime, ce que le narrateur appelle
« l’immensité du crime et de l’horizon » et le « dernier témoin à interroger »,
« l’immense, la grande rivale de notre famille, la voleuse d’Arabes et tueuse de
maraudeurs en bleu de chauffe »9.
5
Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, ibid. ; p.46.
6
Ibid. ; p.51.
7
Ibid. ; p.54.
8
Ibid. ; p.51.
9
Ibid. ; p.55.

6
7

La littérature écoute le silence du déferlement des sentiments sur la p[l]age


abyssale. Trahison, vengeance, haine, vanité, tout frappe inlassablement, pour
échouer sur la condition absurde de l’homme. Comme Meursault, Haroun commet
un meurtre qui manque de sens aux yeux des autorités. C’était à 2 heures du matin,
la nuit du 5 juillet 1962, jour de la déclaration de l’Indépendance de l’Algérie. Il
avait 27 ans. Son geste est commandité par un mobile dérisoire. Le « roumi », cet
« européen », est choisi comme victime expiatoire par sa mère, pour deux
raisons : il rentrait insouciant et heureux, chaque jour de la plage à 14 heures,
c’est-à-dire du lieu et à l’heure du meurtre de l’Arabe. Sisyphe roule le rocher
vers le sommet de la colline. Il retombe et il lui faut recommencer ce geste jusqu’à
l’épuisement pour obéir à l’injonction suprême. « Oui j’ai tué Joseph parce qu’il
fallait faire contrepoids à l’absurde de notre situation », explique Haroun. Faut-il
rappeler le constat de Camus : « L’absurdité est surtout le divorce de l’homme et
du monde ». « L’absurde nait de la confrontation de l’appel humain avec le
silence déraisonnable du monde ».

La littérature apprivoise des esprits plutôt que des fantômes. L’écriture se


nourrit des influences familières et des tiraillements. Haroun devient étranger à
lui-même. Il marche sur les pas de Meursault. Malgré lui, il est son double, lui
ressemble comme le reflet de l’assassin dans l’onde marine. L’homme absurde et
l’homme révolté tuent sans conviction. Ce sont deux épaves ballotées puis rejetées
sur la rive de l’absurde. A l’imam qui en prison, l’interroge sur son acte, lui qui
« déteste les religions et la soumission », répond par quasiment la même tirade
que Meursault, lors de la visite de l’aumônier. En prolongeant Meursault, il
prolonge du même coup le meurtre de son frère. Le fratricide involontaire est le
tribut absurde du désir de revanche sur le temps. Impossible de revenir en arrière.
« Meurs ou deviens » disait Goethe. Qui donc est l’oublié de l’histoire ? Moussa
ou Haroun ? Les frontières se dessinent au gré du caprice méditerranéen. Les
traces sur le livre de sable -comme dirait Borgès- s’effacent à mesure que le
miroitement annule le scintillement des gouttes de vérité. Ce qui est primordial,
c’est de naviguer à vue, de s’alléger du trop-plein du secret, d’atténuer le
désenchantement. La littérature ne parle pas du passé. Elle ne parle pas plus du
futur, mais du moment où elle est écrite. C’est ce don de spiritualité qui sauve.
Ecrire pour sauver quelque chose ou quelqu’un, telle est la leçon des errants qui
peuplent l’univers fictionnel, tel est le dessein de l’écriture, telle est la parabole

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8

du nouveau roman de Daoud, Zabor ou les psaumes10 . La littérature serait la


pointe acide de la pensée ; une pensée armée, une pensée vitale sur le monde, pour
ne pas peser sur la vie. L’homme révolté, l’homme absurde -l’envers et l’endroit
de la même pièce, sait qu’il doit nager à contre-courant pour ne pas se noyer. Pour
chacun, agir c’est se penser mobile, à son niveau moyen. La recherche de l’absolu
n’est pas affaire de société, elle est celle des individus. Camus dit : « Je me révolte
donc nous sommes ». La quête de Haroun le conduit vingt ans après à sa propre
étrangeté. C’est une expérience intime et complexe. Meursault, lui, n’a pas eu le
sursaut ou le temps d’élucider l’énigme de son étrangeté. Il ne l’a pas décryptée.
C’est pour cela qu’il est mort.

Ce qui sauve Haroun en définitive, c’est la plage blanche à fouler. Le pas est
certes hésitant, vertigineux, sur le sentier sinueux du palimpseste. Comme Aaron,
frère ainé et interprète de Moïse qui souffrait d’un défaut de langue, Haroun est
chargé d’écrire l’histoire de Moussa trop longtemps confiné dans l’anonymat. Le
récit prend le large, libère les pulsions, colmate les blessures. « Je n’ai pas appris
à lire pour pouvoir parler comme les autres, mais pour retrouver un assassin, sans
me l’avouer au départ. »11

Par les chemins de traverse empruntés, le roman de Kamel Daoud entre dans
un réseau de relations avec cette partie de la littérature qui souhaite travestir le
réel, exhiber le code narratif, proclamer par là même la subjectivité et l’usure des
idéologies. Entre continuités et discontinuités, bien après L’Etranger de Camus,
Le Procès-verbal de Le Clézio, la pratique scripturale de Daoud, délestée de tout
souci de filiation, manifeste une façon d’être au monde, à la fois personnelle mais
suffisamment en relation pour la faire entrer dans la littérature universelle. L’exil
et le royaume serait dans l’ambivalence du regard porté sur la fenêtre du monde.

10
Kamel Daoud, Zabor ou les psaumes, Paris, Actes Sud, 2017.
11
Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, op. ;cit. ; p.130.

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