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Cet article est dédié à la mémoire de l’intellectuel & journaliste Samir Kassir,
plume libre pour un Moyen-Orient démocratique, lâchement assassiné le 2 juin
2005
„Le fait demeure que la République libanaise avait été à l’origine formée
d’un certain nombre de communautés diverses, dont chacune avait une éthique
particulière et une culture propre et pouvait se rappeler sa propre histoire, et
qui chacune historiquement et philosophiquement concevait à sa manière le
Liban. Par essence, ces communiés étaient ce qu’on pourrait appeler des tribus,
et forger une nation à partir d’elles demandait un effort d’imagination qui ne se
manifestait pas toujours, et une forme de hauteur de vues et de desseins dont les
dirigeants du pays étaient rarement capables.“ (2)
Mais encore sous domination ottomane, ses germes étaient déjà présents
au Liban. Dans „Iram, Cité des Hautes Colonnes“, une pièce jouant un après-
midi de l’été 1883, Khalil Gibran, un des précurseurs majeurs de la modernité
arabe et un auteur animé d‘un souffle religieux qui visait ultimement la fraternité
humaine, fait dire à Najib : „si nous faisions abstraction des diverses religions,
nous nous trouverions unis et partagerions une grande foi en une même
religion, dans la fraternité totale.“ (3)
1
communautaires de 1860 hantaient encore les mémoires. „ Mais au village, ce
fut le scandale des scandales. Que l’on défende une telle opinion dans une
discussion vespérale, passe encore ; mais que l’on aille jusqu’à en tirer ces
conséquences extrêmes, la chose était impensable, inouïe, monstrueuse
presque.„ (4)
2
déterminées qui sont elles-mêmes les circonstances propres à la lutte des
classes. „ (8)
3
même temps que lui. Le conflit s’envenimant, l’objet à l’origine de leur dispute
passera pour chacun des deux rivaux au second plan. L’acquisition de l’objet est
supplantée par l’élimination de leur rival. À partir de cet instant-là, la logique de
violence dominera les rapports mimétiques entre les rivaux.
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Dans „L’Épouvantail“ (17) un roman récent deux auteurs libanais – un
professeur d’allemand et un employé de banque – décrivent le Proche-Orient
actuel par la surenchère conséquente de la folie ordinaire. Le 11 septembre
2001, alors que les images de l’attentat du World Trade Center inondent les
écrans télé, leur héros Adam se confectionne un épouvantail, semblable à ceux
du village de son enfance au sud de Beyrouth. Avec cet épouvantail cet orphelin,
qui dans son enfance vit la petite bibliothèque de son village incendiée, parce
qu’elle représentait la culture et le progrès, et qui durant la guerre faisait partie
d’une milice, créé une „République du silence“. et sombre peu à peu dans la
folie.
Qu’arrive-t’il quand l’autorité, représenté par le père et la mère, fait défaut, que
les règles du vivre-ensemble, qui ne semblent faites que d’arbitraire et de
contrainte, sont remplacées par la pure violence ? C’est à ces questions que les
deux auteurs veulent répondre, à la lumière de la guerre civile et des années qui
ont suivi.
C’est une guerre orwellienne car „ elle aide à préserver l'atmosphère mentale
spéciale dont a besoin une société hiérarchisée „. (19)
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En se penchant sur la vie culturelle libanaise, il est possible de se faire une
idée de l’atmosphère mentale au pays des cèdres. Aujourd'hui le cinéma libanais
n'existe qu'en dehors du Liban. La liberté d'expression reste le plus gros
problème auquel se heurtent les réalisateurs. Sont particulièrement visées des
séquences qui traitent de trois sujets tabous: le pouvoir, le sexe et la religion.
„ Ceci veut dire que le Liban entre dans une ère de " raidissement ", où l’on ne
me permet plus une certaine liberté d’expression, pas plus que pour un chanteur
de chanter ce qu’il veut ou pour Maurice Béjart de danser comme il en a envie.
On en est là ! " (21)
C e n’est donc que très lentement que le Liban commence à s’interroger sur
la guerre civile et seulement 14 ans après la fin de celle-ci qu’est lancé l’appel
de Beyrouth :
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Dans une atmosphère mentale qui reste donc pratiquement inchangé, la mort
de Rafic Hariri réveille les vieux mécanismes du pays qui reverse dans la
recherche de „complots étrangers“ et de „bouc émissaire“ :
„C'est la guerre de l'ombre qui a tué Rafic Hariri, et déjà les pouvoirs
libanais et syrien invitent à regarder en dehors du couple qu'ils forment, du côté
d'Israël notamment, vieille rengaine, ou même, pourquoi pas? du côté de la
CIA. „ (23)
Par son sacrifice, la victime Rafic Hariri a été rendue sacré et les participants
aux manifestations politiques qui ont culminé le 14 mars, Place des Martyrs
occulte sa véritable personnalité et les questions politiques, économiques et
sociales qui se posent au Liban et aux libanais :
Depuis les écrits de Mahdi Amil qui s’est efforcé, par le détour d’Althusser,
de fonder en théorie l’adoption officielle par le Parti Communiste Libanais de la
problématique du mouvement de libération nationale arabe et qui n’oublia pas
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un seul instant, que la perspective d’un Liban indépendant, uni, démocratique et
ouvert au changement social au profit de ses masses laborieuses, passait
nécessairement par l’abolition du système confessionnel“ (27) son analyse n’a
rien perdu de son actualité.
À la fin de la guerre froide l’Amérique vit pendant une dizaine d’années une
période prospère et optimiste avant de se lancer dans une entreprise néo-
impérialiste, méprisant le droit et les opinions des autres, encore accentuée après
le 11 septembre 2001. Dans ce contexte la guerre d’Irak ne représente que le
premier pas de la démocratisation du monde islamique. Cette stratégie est
largement structurée par les néoconservateurs américains, dont le principal
inspirateur est Léo Strauss (1899-1973). Cet historien de la pensée acclamait la
démocratie, honnissait le libéralisme, et appelait l’Amérique, qu’humanisme et
féminisme devaient selon lui conduire à un hédonisme antinational et
antireligieux, à les séparer rigoureusement.
8
British, French and Amecican Enlightments » (Knopf, 2004). Elle y redéfinit les
Lumières en en accordant le crédit à leur version anglaise, incarnée par Burke et
définie par « les vertus sociales de compassion et de religiosité ». À l’inverse,
elle condamne la version française, incarnée par Rousseau et Voltaire, pour son
utopisme, son élitisme, et surtout son athéisme.
9
perdants : s’ils obtiennent ne serait-ce que dix pour cent de leurs droits, ce gain
sera incontestable. Face au discours euro-américain prônant moins de
despotisme dans la région, le comble serait de répondre : « nous sommes
attachés au despotisme et nous ne voulons aucun changement ». Pour autant
cela n’implique pas de reconnaître ce système de tutelle occidentale : il faut
continuer à se battre pour arracher une souveraineté et une véritable
démocratie issues d’un suffrage universel et populaire. “ (30)
Au Printemps 334 avant notre ère. Alexandre III, roi de Macédoine et élève
d'Aristote débarque sur les côtes de l'Asie Mineure. avec moins de cinquante
mille hommes C'est le début d'une gigantesque expédition qui durant plus de dix
ans va emmener les Grecs jusqu'en Afghanistan et en Inde, à la conquête de
l'empire Perse. En 323 Alexandre meurt à Babylone, la ville du code
Hammourabi, première trace écrite connue des « droits de l'homme », même si
ce jugement doit être nuancé.
Les quelques 300 paragraphes code d’Hammourabi avaient trait aux relations
sociales, à la morale, à la vie commerciale et à la vie domestique. On y énonçait
des règles sur le service militaire, y compris l’exemption, le commerce des
boissons alcooliques, l’épargne et le prêt, la responsabilité d’un homme envers
sa femme et ses enfants, etc. On y reconnaissait les droits des femmes, ainsi une
épouse négligée pouvait obtenir le divorce. À faute égale, le code prévoyait une
peine plus sévère pour un criminel de classe aisée que pour un homme du
commun. Il faisait ainsi montre d’une certaine compréhension du concept de
justice sociale et était beaucoup moins sévère que la loi primitive, même si la
peine capitale s’appliquait non seulement au meurtre mais également au vol, à
l’adultère, au faux témoignage…
Ce que nous considérons comme l‘héritage grec serait plutôt oriental et l’on
commet donc une erreur historique lorsque l’on rattache rétrospectivement tous
les débats ayant abouti à la définition de la démocratie formulée par les
Lumières à une tradition occidentale. (31) Surtout quand il est question de
10
démocratie, l'opposition Orient-Occident est d'ailleurs aussi artificielle que les
oppositions fondées sur la race. (32) :
La refondation de l’Orient
Beaucoup de ses partisans ressentirent cet acte comme une trahison mais un
groupe d’irréductibles continua à croire en lui et imagina une théorie pour le
justifier : il entrait au sein même de la qelipa pour mieux la combattre. Ses
derniers partisans le suivirent jusque dans l’apostasie en apostasiant à leur tour,
pendant qu’un grand désespoir s’abattait sur les communautés juives. Les
sabbataïstes survécurent à la mort du messie de Smyrne en 1676 et à partir du
XIXe siècle, ils se laïcisent rapidement, envoyant leurs enfants étudier en Suisse
ou en France.
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Mais les dönmes, nés d’un mouvement messianique du XVIIème siècle, ne
sont pas le seul „vecteur de laïcité et de modernité“ auquel le Liban pourrait
actuellement se référer. Il y aurait également la „Nahda“, mouvement
d'émancipation intellectuelle, né au milieu du XIXème siècle. En défendant
l'arabisme et la modernisation en même temps que la promotion de la langue
arabe, cette renaissance à la fois politique, culturelle et religieuse surmonte la
division entre musulmans et non musulmans et donne ainsi naissance à un
espace culturel qui voit naître les premiers journaux, les premières
encyclopédies, de nouveaux genres littéraires comme le théâtre et le roman.
Dans „Considérations sur le malheur arabe“ Samir Kassir constate que rien,
et notamment leur héritage culturel, ne devrait empêcher les Arabes de reprendre
en mains leur propre histoire, puisque bien avant que les Etats-Unis et la France
ne le fassent des militants et des intellectuels arabes ont réclamé l‘instauration -
ou la restauration de la démocratie. L’auteur constate aussi que „Curieusement,
ces séquences assez récentes sont moins présentes que les pages plus anciennes,
tant dans la perception extérieure des Arabes que dans la représentation qu’ils
se donnent de leur propre histoire. (…) Oubliée est surtout la Nahda, sauf peut-
être chez une élite toujours attachée à l’esprit des lumières. Et pourtant, de
quelles ressources serait aujourd’hui ce travail de mémoire. Sinon pour trouver
des recettes toutes faites propres à faire cesser l’ère du malheur, du moins pour
le réinterpréter comme un moment de l’histoire. Mais aussi et surtout parce que,
sans la reconquête de cette histoire, le rapport des Arabes du XXIe siècle à la
modernité resterait gouverné par le malentendu.“ (35)
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L’espoir auquel il voulait croire est-il mort avec Samir Kassir lâchement
assassiné dans un attentat à la voiture piégée le 2 juin 2005 ? En revenant sur les
élections législatives (29 mai- 20 juin) la crainte semble justifier car leurs
résultats confirment la pérennité des structures mentales et sociales libanaises
déjà largement évoquée. Au sein de la première Assemblée libanaise élue après
le départ des troupes syriennes, auxquelles la droite chrétienne au pouvoir avait
fait appel contre les Palestiniens en 1976, la politique se résumera à un
affrontement entre quatre blocs définis par leur confession et emmenés par leurs
leaders traditionnels, pour la plupart aussi anciens chefs de guerre. Ainsi Michel
Aoun qui, de retour après 15 ans d’exil en France, ne tarda guère à s’allier avec
des personnalités notoirement pro-syriennes et corrompues, qui étaient des
symboles, de ce que l’on appelle un peu trop vite l’ancien régime. Cette alliance
avait d’ailleurs été dénoncé par Samir Kassir. Pour Élias Atallah, le Courant
patriotique libre (CPL) de Michel Aoun est « politiquement responsable » de la
mort du journaliste (37), dont le combat pour la modernité démocratique doit
être poursuivi avec l’optimisme de la volonté, si le Liban veut avoir la moindre
chance d’échapper un jour au « malheur arabe »
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Liban – Les apports du philosophe Mahdî Amil“, Cahiers du GREMAMO,
N°6, 1989, page 131
(9) Cité par Massoud Daher, page 153
(10) Fawaz Traboulsi : „la problématique en débat : État/société civile“, in
„État et conflits sociaux dans les sociétés à solidarités plurielles – Le cas du
Liban – Les apports du philosophe Mahdî Amil“, Cahiers du GREMAMO,
N°6, 1989, page 28
(11) René Girard : „Des choses cachées depuis la fondation du monde –
recherches avec J.M. Oughourlian et Guy Lefort“, Grasset, 1978, page 135
(12) Ce mot à connotation franquiste, est la traduction de „Kataëb“ que
donnent les hauts-commissaires français. Le parti Kataëb, qui a toujours
exalté les valeurs du sport, a été créé par Pierre Gemayel, alors capitaine de
l’équipe de foot, à son retour des jeux olympiques de Berlin en 1936, où ce
jeune pharmacien a été séduit par les fastes et la rigueur des organisations
nazis. Sa devise est „Dieu, Famille, Patrie“.
Voir Jacques Nantet : „Pierre Gémayel“, J-C Lattès, Paris, 1986
(13) Georges Corm : „Le Proche-Orient éclaté, 1956-2003“, troisième édition
mise à jour, Gallimard, Paris, 2003, page 424
(14) René Girard : „Des choses cachées depuis la fondation du monde –
recherches avec J.M. Oughourlian et Guy Lefort“, Grasset, 1978, page 104
(15) Albert Saraf : „L’économie libanaise et la crise civile“ in „État et conflits
sociaux dans les sociétés à solidarités plurielles – Le cas du Liban – Les
apports du philosophe Mahdî Amil“, Cahiers du GREMAMO, N°6, 1989,
page 52
(16) Amin Maalouf : „Les échelles du Levant“, Éditions Grasset, 1996, le livre
de poche, pages 237-238
(17) Haidar Safa, Mazen Abdallah : „Die Vogelscheuche“, Suhrkamp Verlag,
Frankfurt am Main 2005
(18) Georges Corm : "Liban : la guerre civile infinie : 1975-1990",
Encyclopédie italienne, 1990.
(19) Georges Orwell : "1984", édition Folio, pages 255, 253 et 265
(20) Samir Kassir : „Histoire de Beyrouth“, Fayard, Paris, 2003, page 641
(21) L’appel de Beyrouth, rendu public le 20 juin 2004 après avoir été
distribué et discuté par environ 2000 personnes appartenant aux différentes
communautés libanaises, www.beirutletter.com
(22) L’humanité, 26 avril 2000
(23) Salah Stétié : „Mort d'un homme, naissance d'un pays“, Nouvel
Observateur N° 2104 - 3/3/2005
(24) René Girard : „Des choses cachées depuis la fondation du monde –
recherches avec J.M. Oughourlian et Guy Lefort“, Grasset, 1978, page 34
(25) Adonis : „La Syrie doit quitter le Liban dès aujourd'hui“, in Nouvel
Observateur Hebdo N° 2105 - 10/3/2005
(26) „Rafic Hariri assassiné“ in L’Humanité du 15/02/2004
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(27) Fawaz Traboulsi in „État et conflits sociaux dans les sociétés à solidarités
plurielles – Le cas du Liban – Les apports du philosophe Mahdî Amil“,
Cahiers du GREMAMO, N°6, 1989, page 26
(28) Voir Ghassan Salamé : « Quand l’Amérique refait le monde », Fayard,
Paris, 2005, plus spécialement le chapitre 2 : « La dérive néoconservatrice »
(29) Voir Barbara Victor : „La Dernière Croisade-Les fous de Dieu version
américaine“, Plon, 2004. Sur le poids du schéma biblique dans la formation
de la société et du nationalisme américain, voir Élise Marienstras : « Nous, le
peuple. Les origines du nationalisme américain », Gallimard, Paris, 1988,
chapitre 20, « Une nation par la foi : citoyenneté, religion civique et
nationalisme »
(30) Entretien avec Burban Ghalioun, opposant syrien, professeur de
sociiologie à Paris 3, mené par Claire Moucharafieh, Pour la Palestine n°45.
- „Islam et politique-la modernité trahie“ a paru aux Éditions La découverte
(31) Amartya Sen : «la Démocratie des autres. Pourquoi la liberté n'est pas une
invention de l'Occident», Payot, 2005. À ce sujet, voir aussi Jack Goody :
„L’Orient en Occident“, Seuil, Paris, 1999. Pour cet anthropologue
britannique l‘Orient et l‘Occident possèdent les mêmes potentialités de
développement et selon les époques l'un fut en avance sur l'autre.
(32) Sur cette opposition voir Georges Corm : „Orient-Occident, la fracture
imaginaire“, Éditions La Découverte, Paris, 2002
(33) Amartya Sen : «la Démocratie des autres. Pourquoi la liberté n'est pas une
invention de l'Occident», Payot, 2005, page 26
(34) Amin Maalouf : „Origines“, Grasset, Paris, 2004, page 129
(35) Samir Kassir : „Considérations sur la malheur arabe“, Actes Sud, 2004,
page 51. Voir aussi plus spécialement les deux chapitres : „Que la modernité
ne fut pas le moment du malheur“ & „Que le malheur ne fut pas le résultat
de la modernité mais de son avortement“
(36) Samir Kassir dans l’émission „Tout arrive!“, par Marc Voinchet, Doria
Zénine, Réalisation : Didier Lagarde, France-Culture, 22 février 2005
(37) „Daily Star“ du 3 juin 2005 : „Opposition slams Aoun following
murder“,article d‘Adnan El-Ghoul
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