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Au bonheur des Ogres, Daniel Pennac

Au bonheur des Ogres est le premier opus d’une série de romans mettant en scène les
aventures de la famille Malaussène, les hauts, les bas et les multiples aléas que traverse cette
équipe attachante de demi-frères, demi-sœurs, voisins, amis et compagnons, formant une
troupe hétéroclite qui mène la dure vie de la routine ordinaire parisienne.

Fiche de lecture

 Présentation des personnages

Benjamin Malaussène :
Benjamin Malaussène est celui qu’on assimile le plus au « chef de famille ». En effet, il est le
grand frère, l’aîné, celui qui tient le rôle de substitut du père. Il est celui qui ramène l’argent
au foyer et qui doit faire preuve de raison et d’équilibre face à ses frères et sœurs
excentriques. Cependant, il régale tout son petit monde avec ses histoires que suit, pendu à ses
lèvres, le reste de la fratrie, du plus jeune à la plus âgée. Benjamin, de par son rôle d’aîné, est
resté, de tous les enfants Malaussène, le plus proche sentimentalement de sa mère, bien que
celle-ci lui impose sans vraiment lui demander son avis le rôle de tuteur de tous les autres. Il
incarne donc une figure paternelle teintée d’espièglerie et d’un caractère néanmoins bien
trempé, sa langue ne restant pas dans sa poche. Il détient au sein du Magasin, son lieu de
travail, un rôle bien particulier : ses talents d’acteur et d’orateur ont fait de lui le bouc
émissaire, celui sur qui le patron peut venir déverser l’opprobre lorsqu’un client se plaignant
de la qualité d’un de ses achats revient en faire un compte-rendu au service après-vente. Ainsi
touché par les multiples jérémiades de Malaussène et la foule de menaces que le patron fait
pleuvoir sur lui, le client, touché, a donc pour coutume de retirer sa plainte, laissant ainsi le
Magasin indemne.

Tante Julia :
Benjamin rencontre Julie Corrençon, alias Tante Julia, lorsque celle-ci est occupée à voler
dans les rayons du Magasin. Benjamin exerçant alors sa couverture professionnelle d’agent
d’entretien de la grande surface, la surprend la main dans le sac. Cependant, attiré par la jeune
femme flamboyante à la féminité avantageuse, il lui sauve la mise alors qu’un supérieur vient
faire remarquer son larcin à celle-ci, l’appelant « Tante Julia » et se faisant passer pour un
membre de sa famille. Commence alors une histoire tortueuse et passionnée : Julie s’avère
être une femme totalement idéaliste et révolutionnaire, aussi flamboyante que sa chevelure.
Leur vie amoureuse se partage entre discours acharnés en faveur de la noble cause, et heures
passées à faire l’amour. Le talent d’oratrice de celle-ci l’aide à se faire accepter rapidement
par la fratrie Malaussène, bien que Thérèse, une des sœurs les plus âgées, soit réticente à la
venue de cette nouvelle personne, et non des plus discrètes. On retiendra la première question
que celle-ci lui adressera : « Mais comment faites-vous pour dormir avec de si gros seins ? ».
Finalement, Tante Julia- le pseudonyme restera par habitude- sera pour Benjamin un soutien
véritable lorsque celui-ci se croira destiné à la prison.

Clara Malaussène :
Clara a seize ans et est l’une des demi-sœurs de Benjamin. Douce, créative et affectueuse, elle
est peut être la favorite de celui-ci, qui la surnomme « Clarinette ». Faisant preuve d’une
incroyable maturité et d’un sens de l’autonomie remarquable, elle surprend le monde par son
talent de photographe. Elle voit le monde au-travers de l’objectif de son appareil photo et
montre une vraie passion pour ce qui est d’immortaliser l’instant présent, passion qui n’est pas
forcément comprise par tous. Elle détient cependant une vraie force de caractère, une stabilité
lucide dans ce calme posé dont elle fait tout le temps preuve. De la fratrie, elle ne semble
avoir besoin de Benjamin que par amour pour lui mais montre cependant une capacité à se
débrouiller seule qui nie à elle-seule l’utilité du grand frère sur cette jeune fille pleine de
ressources.

Thérèse Malaussène :
Thérèse est la seconde sœur de Benjamin, et peut-être la plus atypique. Dotée d’un don de
seconde vue, elle prédit l’avenir de tout Belleville dans la roulotte qui lui sert de lieu de
travail et gagne le respect de tout le quartier grâce à ses visions. D’un caractère plutôt
paisible, dénué de toute passion hormis pour son art, stoïque, elle vit dans une sorte de
mysticisme constant, qui la rend parfois totalement incomprise par le reste de la tribu
Malaussène et a parfois le don d’exaspérer Benjamin. Elle reste néanmoins une sœur
attachante et dévouée, et tombe amoureuse d’un dénommé Marie-Colbert, un nobliau
descendant d’une génération de fratricides et d’escrocs, qui vient un jour se faire lire l’avenir.
Elle se met alors en tête de l’épouser. Totalement extasiée, au grand dam de Benjamin, elle
décide alors d’abandonner son don pour lui, avant de déchanter très rapidement.

Théo :
Théo est un collègue de travail de Benjamin, au Magasin. Très grand ami de la famille, il est
également homosexuel, et s’occupe de ceux qu’il nomme « ses petits vieux » au Magasin,
autorisant des personnes âgées dont plus personne ne s’occupe à faire de petits travaux où à se
promener dans les rayons. Il déborde d’une générosité aveuglante, et entretient une relation
avec le dénommé Hervé. C’est avec eux deux que Thérèse Malaussène passera une nuit,
concevant sa fille. Ainsi, Théo devient un membre de la famille Malaussène à part entière.

Jérémy Malaussène : Dans ce premier opus, Jérémy est le deuxième cadet de la famille.
Enfant turbulent, au langage déjà cru et fleuri, c’est lui qui baptise les derniers nés de la
fratrie, faisant preuve d’une imagination débordante. Il renouvelle sans cesse les expériences,
faisant par exemple exploser son collège avec une bombe artisanale de sa fabrication.
Cependant, il est le plus grand admirateur des histoires contées par son grand frère Benjamin,
et son imagination est débordante.

Louna Malaussène :
Louna est la sœur la plus âgée de Benjamin. Elle est enceinte de Laurent, son docteur de mari,
qui lui, refuse de devenir père. Il la fait chanter en la menaçant de la quitter. Tout au long du
livre, Louna se retrouve face à ce dilemme d’avoir à choisir entre son partenaire et
l’avortement. Finalement, elle décidera de garder l’enfant, qui s’avère être en fait des
jumeaux…

Axes de lecture

 L’univers enfantin

La spécificité du roman de Daniel Pennac réside dans le fait qu’il mêle à la fois évènements
tragiques (meurtres, attentats, dilemmes et abandon…) à un environnement très léger, qui
semble hors de portée des atteintes de la vie. En effet, l’action se passe autour de
protagonistes qui appartiennent tous de près ou de loin à la même famille, par le sang ou sur
un plan relationnel. Ainsi, l’enfant est placé au cœur même de la structure de l’histoire, quant
à la présentation des personnages eux-mêmes. En effet, la mère unique de toute la tribu
Malaussène éparpillant les différents pères aux quatre vents, plante le décor d’une famille
recomposée, ne pouvant s’empêcher de concevoir de nouveaux enfants qui viendront ajouter
encore un peu plus de vie et d’évènements au foyer déjà surpeuplé. De plus, les sœurs les plus
âgées ayant une vie de couple, ou commençant à évoluer dans des relations amoureuses,
deviennent également capables et désireuses de concevoir, ainsi l’enfance semble apporter un
renouveau et une dimension cyclique à l’histoire, telle une machine qui ne peut être arrêtée
une fois mise en marche.
Dans ce décor où règne en maîtresse suprême l’enfance, on s’aperçoit vite que même les
adultes semblent ne pas pouvoir échapper à celle-ci. En effet, on se rend compte ici d’un
renversement : ce ne sont pas les enfants qui doivent grandir et prendre exemple sur les aînés,
mais les aînés eux-mêmes qui doivent s’adapter aux enfants et conserver leur monde, le
préservant de ce que l’âge adulte comporte de dangereux. De fait, la famille Malaussène vit au
rythme des histoires racontées par Benjamin, histoires fictives que réclament d’une même
voix toute la fratrie. Bien qu’inspirées de personnages de la vie réelle, ces histoires prennent à
travers ceux qui les écoutent des proportions si importantes qu’elles transcendent la
réalité.Alors, les frères et sœurs, comme le lecteur lui-même, ne réalisent plus vraiment si
celles-ci sont vraies ou inventées simplement afin de plaire daux enfants.
Il faut également remarquer que chacun des enfants Malaussène possède une faculté bien à
lui, qui, tout en restant enfantine, peut également servir à comprendre beaucoup du monde
adulte. En effet, c’est par l’innocence de Clara à prendre en photo l’horreur qu’elle voit, que
Benjamin pourra avancer dans l’enquête qu’il mène. De plus, Jérémy fait preuve d’une
lucidité et d’un talent qui relève presque de la prédestination lorsqu’il nomme les nouveaux
enfants venus au monde : il se dote ainsi d’une dimension presque prophétique.
De plus, de nombreux lieux importants dans l’œuvre ont trait au monde de l’enfance : en
effet, on notera que Benjamin rencontre Tante Julia alors qu’elle vole au rayon des jouets ;
que les attentats commis au Magasin ont lieu en pleine période de Noël, le temps de
prédilection des enfants ; que les intrigues qui agitent la famille ont pour beaucoup trait à
l’enfance, par exemple, le choix de Louna de garder ses jumeaux, la grossesse inattendue de
Thérèse… Sans oublier le plus jeune de la fratrie, « Le petit », qui rêve sans cesse de Père
Noël déguisé en ogre, et qui les dessine de manière évocatrice, provocant l’inquiétude de
Benjamin.
Ainsi, ouvrir Au Bonheur des Ogres, c’est basculer dans un monde où l’enfance règne en
maître, mais où celle-ci est cependant confrontée à son antithèse, l’âge adulte, ses bombes et
ses dilemmes. On sent ainsi une volonté de la part de l’auteur de nous inciter à ne pas
dissocier enfance et monde adulte, de réaliser que peut-être, garder une part d’esprit enfantin
n’est pas une régression mais une force, une forme de progrès.

 La signification du titre

Le titre Au bonheur des Ogres n’est pas dénué de toute allusion historique.
En effet, il renvoie à un roman d’Emile Zola, Au bonheur des Dames. Dans cet ouvrage,
l’auteur nous présente comme cadre de l’action un grand magasin parisien, l’une des
premières grandes surfaces du genre. Là-bas, les dames fortunées, mais également de
condition légèrement moindre, pouvaient venir trouver, justement, « chaussure à leur pied »,
et s’en voyaient ainsi satisfaites. Mais ce roman a également pur but de montrer, via les
évènements qui se produisent dans et autour de ce magasin, les dérives et les inégalités d’une
société qui se veut progressiste.
Or, des similitudes apparaissent dans le roman de Daniel Pennac : employé au Magasin,
grande surface parisienne, Benjamin Malaussène côtoie là-bas toutes les strates de la société,
entre les « petits vieux » rejetés dont s’occupe Théo, les employées traîtres qui l’accusent de
ce qu’il n’a pas commis, les employeurs aux intention qui paraissent bonnes mais restent
douteuses, et la foule de personnages hétéroclites représentatifs de tout ce qu’une société peut
contenir comme caractères, il se place en témoin et acteur d’une époque dangereuse. En effet,
la symbolique des bombes explosant au rayon des jouets montrent ainsi une société dans
laquelle le décalage est le maître, et où le respect de l’enfance et de l’innocence n’a plus de
valeur.
La mention des Ogres, dans le titre, peut renvoyer à la fois à cette horreur quotidienne qui
frappe notre héros, ainsi qu’aux cauchemars qui hantent les nuits du Petit. Cauchemars à la
portée réelle, presque prémonitoire, cette allusion ajoute une dimension enfantine sans le titre-
même de l’œuvre et casse le réalisme qu’appelle un titre tiré d’un roman de Zola. Il rappelle
la présence indéniable de l’enfance dans le roman, et équilibre ainsi le drame et la légèreté.

 La signification du bouc émissaire

Nous avons vu que Benjamin Malaussène a au Magasin le rôle de bouc émissaire. En effet,
sous couverture d’un poste de contrôleur technique, c’est lui qui encaisse les coups du
directeur lorsqu’un client mécontent vient demander remboursement et menace un peu trop
directement le Magasin. Il est chargé de porter le poids de la responsabilité et de jouer la
servitude, afin que, touché, le client retire sa plainte. Parfois, le rôle déborde même un peu
trop, et le client se retourne contre le directeur lui-même, l’accusant d’inhumanité.
Benjamin détient donc un rôle ambigu : en effet, tout repose sur le paradoxe. Il doit jouer un
rôle, accepter d’être insulté pour ce qu’il n’a pas fait, tout en espérant que ceci parviendra à
tromper le client. Il est donc à mi-chemin entre la connivence avec le client, puisqu’il doit
l’attendrir, et la traîtrise et le mensonge, puisque chacune de ses prestations est fausse et
théâtralisée. Son rôle est basé sur la crédulité du client et son propre sens de la tromperie : il
ne doit pas avoir de remords ou faire preuve de bons sentiments, à première vue.
Cependant, avec la venue des diverses explosions au Magasin, et le fait indéniable que les
bombes semblent exploser partout où il se trouve, le statut de bouc émissaire semble se
retourner contre lui, et les employés mêmes du Magasin semblent voir en lui un coupable
idéal.
Malaussène, ainsi, a pour utilité de montrer le rôle de la société sur un individu en mettant sa
profession en avant et en oubliant sa nature initiale. En effet, alors que ce poste est supposé lui
apporter un certain respect au sein de son entreprise, il devient hué et soupçonné comme si les
employés eux-mêmes croyaient à leurs propres mensonges.
Il montre ainsi le désir de la société actuelle d’avoir quelqu’un sur qui frapper quand les
choses tournent mal, la nécessité que tout un chacun a de devoir forcément déroger la faute
sur quelqu’un d’autre. Le bouc émissaire, ici, met en valeur le manque de courage et
l’incapacité des personnes à assumer leurs actes, se reportant sans cesse sur celui sur qui, d’un
commun accord, tout le monde pourra se défouler.
Sous cette profession en apparence humoristique, Daniel Pennac nous livre sa vision d’une
réalité individualiste, ou finalement, le refuge dans l’enfance semble être un des rares
exutoires.

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