Actes de la recherche en

sciences sociales

L'âne qui peint avec sa queue

Boronali au Salon des Indépendants, 1910
Monsieur Daniel Grojnowski

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Grojnowski Daniel. L'âne qui peint avec sa queue . In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 88, juin 1991. Les
avant-gardes. pp. 41-47;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.1991.2980

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1991_num_88_1_2980

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Résumé
L'âne qui peint avec sa queue.
Fondé en 1884, le Salon des Artistes indépendants n'a pas de jury, il est ouvert à quiconque souhaite
soumettre son oeuvre au jugement du public. En 1910 Roland Dorgelès, jeune journaliste, veut
dénoncer la déconsidération qui résulte de ce libéralisme. Il veut aussi tourner en dérision les audaces
des écoles nouvelles (Fauvisme, Futurisme) et les étrangetés que la critique du temps impute aux
étrangers. Pour mystifier les amateurs, il expose un "Coucher de soleil sur l'Adriatique" que le
catalogue attribue à J.R. Boronali et dont un constat d'huissier, publié dans un magazine, atteste qu'il a
été fabriqué par un âne. La lecture de la presse qui commente cette "farce de rapin", montre que celle-
ci n'a pas fait rire tout le monde. Car elle met en question la "valeur" que chacun attribue à l'oeuvre
d'art.

Resumen
El asno que pinta con su cola.
Fundado en 1884, el Salón de los Artistas independientes carece de jurado, esta abierto a quienquiera
que desee someter su obra al juzgamiento del público. En 1910 Roland Dorgelès, este joven
periodista, quiere denunciar la desconsideración que resulta de ese liberalismo. También desea hacer
burla de las osadias de las nuevas escuelas (Fauvismo, Futurismo) y las extrañezas que la crítica del
tiempo imputa a los extranjeros. Para mistificar los aficionados, expone un cuadro, "La puesta del sol
sobre el Adriático" ("Coucher de soleil sur l'Adriatique") que el catalogo atribuye a J.R. Boronali acerca
del cual un acta de ordenanza fué publicado en una revista, atestando que habia sido fabricado por un
asno. La lectura de la prensa que comenta esa "farza de pintorzuelo", muestra que esta no hizo reir a
todo el mundo. Pues cuestiona el "va-lor" que cada uno atribuye a la obra de arte.

Zusammenfassung
Der mit dem Schwanz malende Esel.
Der 1884 gegrundete Salon des Artistes indépendants [Salon der Unabhängigen Künstler] verfügt über
keine Jury ; er steht jedem offen, der sein Werk dem Urteil der Öffentlichkeit aussetzen möchte. 1910
will Roland Dorgelès, ein junger Journalist, den durch diesen Liberalismus beförderten Mißkredit, wie
er meint, anprangern und zugleich die Anmafiungen der neuen Schulen (Fauvismus, Futurismus) wie
auch die von der zeitgenössichen Kritik den Ausländern zugeschriebenen Absonderlichkeiten ins
Lächerliche ziehen. Zur Verulkung der Kunstliebhaber stellt er ein Gemälde "Sonnenuntergang an der
Adria" aus, das der Katalog J. R. Boronali zuschreibt, das aber laut einem amtlichen Protokoll, das in
einer Zeitschrift veröffentlicht wird, von einem Esel fabriziert wurde. Eine Analyse der
Pressekommentare zu dieser "Malerfarce" belegt, daß diese keineswegs alle Welt zum Schmunzeln
gebracht hat. Legt sie doch den "Wert" in Zweifel, der generell einem Kunstwerk zuerkannt wird.

Abstract
The Donkey that Painted with its Tail.
The Salon des Artistes independants, founded in 1884, had no selection panel and was open to
anyone who wanted to offer his work to the judgement of the public. In 1910, a young journalist, Roland
Dorgeles, sought to denounce the lack of esteem which resulted from this liberalism. He also wanted to
ridicule the audacities of the new schools (Fauvism, Futurism) and the oddities which the criticism of
the day attributed to foreigners. To mystify the amateurs, he exhibited a "Sunset over the Adriatic"
which the catalogue attributed to J.R. Boronali and which a court official's testimony, published in a
magazine, declared to have been painted by a donkey. A reading of the press which comments on this
"art student's joke" shows that the joke did not amuse everyone. For it called in question the "value"
that everyone attributes to works of art.
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LANE QUI PEINT

L'affaire Boronali - l'histoire de l'âne
qui peint avec sa queue -jouit d'une AVECSA QUEUE
renommée mondiale. En mai 1912 à
Moscou Larionov et Gontcharova Rapporté près d'un
intitulent leur exposition à l'Ecole des de m i - s i è c l e après coup, l'événement n'est pas
Beaux-Arts "la Queue de l'âne".' En dénaturé par son instigateur qui,
juin 1928 Alejo Carpen tier évoque selon toute probabilité, dispose d'un
dans une revue cubaine, Carteles, la dossier documentaire. Il est toutefois
vogue des ismes à Montparnasse où recomposé en récit exemplaire. Une
on s'amuse à attacher un pinceau à la brève enquête fait apparaître des
queue d'un âne. Plus récemment dans contradictions ou des omissions
les années 60, Nikita Khrouchtchev, dignes d'intérêt. Elles signalent les
visitant une exposition de peinture soubassements d'une légende dont on
"moderne", déclarait ne discerner que ne perçoit depuis longtemps que la
les traces d'une queue d'âne pointe visible et risible.
promenée sur les toiles. 1910
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Le scandale qui en 1910 occupe constat d'huissier mentionnent une
l'avant-scène de l'actualité parisienne toile confectionnée par l'âne du père
est de nature quelque peu bâtarde. II Frédé. Le catalogue des Indépendants
illustre les grandes mystifications de en indique trois sous les numéros 604,
l'histoire de l'art : le "coucher de 605 et 606. A celle qui s'intitule "Et le
soleil" de Boronali a été l'une des pièces soleil s'endormit" en sont adjointes
remarquées de l'exposition "Le faux deux autres : "Sur l'Adriatique" et
dans l'art et dans l'histoire", qui eut Les faits "Marine", qui n'ont jamais été
lieu au Grand Palais en 1955. Il
Rappelons les faits tels qu'ils ont été exposées ni sans doute produites (2). Les
il ustre également les railleries de la Belle rendus
Epoque envers l'art d'avant-garde : Dorgelès publics à l'époque par Roland trois titres composent un ensemble
au demeurant les plaisanteries qui et tels qu'il les a rapportés cohérent par leur référence à un genre
près de
visent la nouvelle peinture constituent un recueil de souvenirs, quarante ans plus tard, dans pictural et à l'art italien (un des
Bouquet de prénoms de Boronali est Raphaël).
de longue date l'un des poncifs de la bohème (1). A 24 ans ce Montmartrois - Sur la trentaine de salles du Salon
presse satirique. Mais surtout il frais émoulu de l'Ecole des Beaux- des Indépendants de 1910 l'une au
s'inscrit dans les débats dont l'institution Arts de mystifier les organisa- moins (la 22) est réservée aux artistes
picturale est alors le siège. Tandis que teursdécide
les critiques choisissent leur camp, le indépendants. et le public des Artistes humoristes : c'est là qu'expose
Il commence par Boronali. La plaisanterie de Dorgelès ne
Salon des Indépendants ou le Salon communiquer à la presse
d'Automne s'opposent violemment à l'excessivisme". Puis ilunfait "manifeste de relève donc pas de la mystification à
la Société des artistes français ou à la confectionner par l'âne du père Frédéric, le
Société nationale des Beaux-Arts. Ils patron du cabaret "Le Lapin agile", un 2-Le constat d'huissier mentionne une œuvre
s'efforcent, contre ces dernières, de tableau qu'il expose en mars 1910 au unique : "Et le soleil s'endormit sur
conquérir une légitimité qui ne leur 26e Salon des Indépendants. L'œuvre l'exposition titre l ' A dri a ti q ue". Le du tableau exposé en 1955 à
Le faux dans l'art et dans l'histoire,
revient pas de droit. Les controverses est attribuée à J. R. Boronali, peintre propriété d'un collectionneur anonyme,
ont pour enjeu le pouvoir, celui reprend celui qui est mentionné dans le
d'accorder aux œuvres une valeur italien né à Gênes. Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et
symbolique et marchande. Des comptes rendus graveurs d'Emile Bénézit (Paris, Griind, 1976,
paraissent dans la presse. Dorgelès prend l't.Adria2,tique".p.S'agit-il 183), "Coucher de soleil sur
d'une remarque mitigée du photographie en couleurd'un
L'argus de presse conservé prétexte "faux faux" ? La
dans les archives de la Société des de ce tableau est présentée au
artistes indépendants comporte plus Matin pour faire éclater le "scandale". musée de Montmartre. Le Matin du 28 mars
d'une centaine d'articles et de la date du Dans la dernière semaine de mars, à 1910 a reproduit l'oeuvre signée et encadrée,
1er avril, Fantasio publie telle qu'elle fut sans doute exposée aux
comptes rendus. Ils proviennent des des documents qui relatent la Indépendants. Elle correspond à celles qui ont été
sources les plus diverses, ce qui publiées dans Fantasio, le 1er avril 1910, et dans
permet d'analyser pour ainsi dire "sur le préparation du canular. Un constat L'Illustration le 2 avril 1910, pour peu qu'on les
huissier nomme les protagonistes. Deux retourne
vif un événement qui appartient à un d'photographies de bas en haut. Il est donc probable
accompagnent que le sens de la présentation a été déterminé
passé déjà lointain. Ils en éclairent les l'article. La première montre l'âne qui après coup. Il a alors été confirmé par la
différentes facettes : l'intention signature qui figure en bas et à droite, conformément
comique d'un instigateur, l'objet risible à l'usage le plus courant. Quoi qu'il en soit, la
reproduction présentée au musée de
mis en circulation, la réception à l-R. Dorgelès, Bouquet de bohème, Paris, Montmartre ne coincide pas avec les documents qui ont
laquelle il donne lieu. On est ainsi en A. Michel, 1947, ch. XI. été reproduits en 1910.
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Illustration non autorisée à la diffusion

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soit 81 cm x 60 cm. Les striures qui la
parcourent évoquent une étendue,
une portion de territoire ou une vue
sur l'océan. Le procès-verbal de
l'huissier signale que des couches de
couleur bleue, jaune, verte et rouge y
ont été appliquées "en tous sens" (3).
A défaut de pouvoir considérer
l'œuvre originale on perçoit nettement sur
la photo d'archivé en noir et blanc (et
sur une autre en couleur, de tonalité
ocre exposée au musée de
Montmartre) la technique du brossage qui
pouvait alors évoquer une marine de
Turner mise au goût du jour et qui
relèverait aujourd'hui de
l'abstraction lyrique ou de l'art informel. Mais
le spectateur de 1910 se trouve en
présence d'une représentation
inintelligible, proche de celles qui figurent
dans les salons comiques. Ceux-ci
présentent depuis le siècle dernier des
images énigmatiques que leur légende
est censée rendre intelligible (4).
Les amateurs qui sont allés
voir la marine de Boronali au
lendemain des révélatioi ., de Fantasio, ont
pu compenser la ténuité des éléments
iconiques par la loquacité des
données contextuelles. Le tableau est exé-
Illustration non autorisée à la diffusion
cuté à Montmartre, capitale des
artistes et des peintres - mieux
encore, dans la cour du Lapin agile, le
cabaret dont le nom immortalise celui
d'André Gill (le Lapin à Gill : A. Gill,
l'a peint, cf. A. GiUpixit), dessinateur
et satiriste, artiste peintre ami des
marginaux qui fréquentèrent les
Hydropathes et le Chat Noir. L'âne
figure Aliboron, le maître-sot qui se
croit habile en tout (pour la médecine
de l'antiquité Vellébore guérit tous les
maux). II peint avec sa queue, ce qui
se passe de commentaires (5). En
dévoilant la véritable identité de
Boronali, Dorgelès attire l'attention sur un
drôle d'animal, un chaud lapin à
verve chatnoiresque, le rapin-âne-bâ-
té. La multiplicité des indices qui
contribuent à le typer - leur
insistance et leur lisibilité - lestent un
tableau que son dénuement menaçait
d'insignifiance.
Mais ce sont les conflits
esthétiques contemporains qui lui
confèrent son plein éclat. Car il se réfère à
des mouvements qui subvertissent la
représentation, déjà malmenée par
les Impressionnistes et les premières
générations des "Indépendants" (6).
C'est ainsi que les Fauves ont usé de
couleurs arbitraires appliquées sur la
toile pour atteindre au paroxysme de
l'expression. Selon le mot offusqué de
Camille Mauclair, ils ont jeté un pot
de peinture à la face du public. Les
coups de brosse de l'âne (que dirige
une main de maître) convertissent les
rugissements sortis de l'antre en
braiments burlesques.
Les oreilles des contemporains
résonnent également des proclama-
3-Les descriptions du tableau de Boronali sont
rares dans les journaux du temps. Celle-ci a
paru dans Les Nouvelles, le 18 mars 1910 "Tout
vaste couche de bleu
:
de brusques coups de rouge,
du jaune et de l'ocre et de
pêle-mêle".
(1877) de Meilhac et Halévy,
se dit intentionniste et
"à deux fins" : "de ce
bande bleue) c'est la mer, la
la bande rouge)
coucher de soleil...
le tableau de l'autre côté
le soleil brûlant du désert...
la bande bleue) un ciel
des Arts incohérents a
ces farces de rapins que les
d'Alphonse Allais ont
Les critiques de 1910 font
à cette tradition fumiste de
le thème du singe peintre
vogue, comme en
de Teniers ou de Chardin.
variante quelque peu
peut peindre qu'avec son
T. Lenain, La peinture
Syros-Alternatives, 1990,
:
exposition des
1874 sous le nom de
etc.". d'artistes,
En 1886 lepeintres,
groupe
et dernière fois. Le
date de 1884.
L'âne qui peint avec sa queue 43
tions fracassantes qui ont paru
l'année précédente dans les colonnes du
Figaro
Futurisme" (7). Le "Manifeste du
y glorifiait en vrac l'énergie, la
révolte et l'agressivité. Pour Marinet-
ti l'exaltation d'un présent qui fonce
vers l'avenir à grande vitesse
implique la démolition du passé. Il invite
ses contemporains à délaisser
bibliothèques et musées pour se vouer aux
nouveaux objets du culte moderniste :
locomotives, aéroplanes, usines. Car
une automobile rugissante est plus
digne d'admiration que "La Victoire
de Samothrace". De toute évidence, ce
manifeste des nouvelles énergies
inspire l'acte de foi de Dorgelès qui
prétend fonder la peinture de demain :
"Nous proclamons que l'excès en tout
est une force, la seule force...
Ravageons les musées absurdes, piétinons
les routines infâmes. Vivent l'écar-
late, la pourpre, les gemmes corus-
cants, tous ces tons qui
tourbillonnent et se superposent" (8).
La consonance italienne du
nom choisi désigne cependant moins
un individu (Marinetti, Severini,
Modigliani : ces deux derniers exposent
leurs œuvres aux Indépendants cette
année-là) que la figure de l'étranger
corrupteur d'un art national de haute
tradition. Nombre de chroniqueurs
déplorent alors l'apport pernicieux
des artistes venus d'ailleurs. La
Gazette des Beaux-Arts en recense un tiers
qui exposent aux Indépendants de
1910 (9). Ceux qui sont originaires
des pays du nord et de l'est de
l'Europe sont responsables d'une
peinture vivement colorée située aux
antipodes du modelé que les réalistes
français ont hérité du classicisme. De
son côté Louis Vauxcelles s'en prend
aux tableaux imbéciles que
perpètrent des primaires, aux "obscénités
déliquescentes
étrangers" (10). Arsène
signées
Alexandre
de nomsdans Le
Figaro, Guillaume Apollinaire dans
L Intransigeant dénoncent
pareil ement l'anglomanie qui sévit pour le
plus grand dommage du "goût
français" (11). A la même époque Tristan
l-Le Figaro, 20 fév. 1909.
8-Le manifeste de Boronali a été reproduit
dans le numéro 89 de Fantasio du 1er avril 1910.
Il est cité par de nombreux journaux,
notamment après la révélation du "scandale" (voir par
exemple Le Matin des 19 et 28 mars 1910).
9-Dans son compte rendu du Salon des
Indépendants de 1910 Henry Bidou fait l'inventaire
précis des différentes nationalité, des Russes,
Estoniens, Allemands, Hongrois, Irlandais, etc.
(La Gazette des Beaux-Arts, mai 1910, pp. 362-
363).
10-L. Vauxcelles, A travers les salons.
Promenade aux Indépendants, Gil Blas, 18 mars 1910.
11-Arsène Alexandre signale l'"envahissement
de la peinture anglo-saxonne", dans Le Figaro
du 30 avril 1910. Apollinaire, après avoir rendu
hommage à la perspicacité d'écrivain d'art
d'Arsène Alexandre, regrette à son tour
l'anglomanie qui sévit pour "le plus grand
dommage du goût français" (L'Intransigeant, 3 mai
1910).
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Illustration non autorisée à la diffusion

 L'âne qui peint avec sa queue 45

tre le rappel des valeurs
menacées (14). Le procès-verbal de
l'huissier l'indique en toutes lettres, il
s'agit de démontrer que le premier
venu peut exposer aux Indépendants,
causant un "préjudice aux œuvres
voisines". Sous la signature "Le Peintre
exigeant", dans deux articles
successifs de Fantasio, Dorgelès tire la
morale de l'histoire (15). D'une part il
constate que pour exposer un tableau
il suffit de savoir "placer dans un
cadre, de préférence doré, une toile
enduite de couleurs variées" : il se
trouvera toujours un public pour
l'admirer et des critiques pour en
discuter les mérites. D'autre part il fait
le procès de la consécration des
œuvres médiocres par voie
d'exposition. Faute de pouvoir séparer le bon
grain de l'ivraie, on risque de se
trouver dans l'incapacité d'apprécier les
artistes de valeur. Non seulement les
inepties qu'on présente déshonorent
"l'Art français" mais leur
prolifération en menace l'existence.
Par ce constat et cette mise en
garde il attaque une institution
vénérable. Fondée en 1884 pour échapper
à toute forme de sélection, la Société
des Indépendants a eu le temps de
exigeant"
démontrer son s'en utilité
tient du(16).
resteLeà "Peintre
une
pétition de principe. Il n'indique pas de
quelle manière pourraient être
écartés les incapables ou les imposteurs,
à moins qu'il considère que le retour
au jury permettrait seul de rendre
justice aux artistes "véritables" ?
Les réactions de la presse
Si on en croit le chapitre XI de
Bouquet de bohème, la toile de Boronali a
trouvé d'emblée ses adversaires et ses
IS-Publié dans la chronique en vers "La petite
flûte", Gil Blas, 28 mars 1910. Le tableau a fait
l'objet d'autres gazettes rimées, notamment
dans L'Indiscret du 20 avril 1910 "L'âne
peintre" :
:
admirateurs. Les premiers
s'indignent de voir un barbouillage figurer
parmi des œuvres de valeur, les
seconds admirent "ce que le commun ne
comprend pas". Seuls quelques
visiteurs, le jour du vernissage, se
permettent de rire, mais avec discrétion,
de peur d'être pris pour des béotiens.
Ils seront bientôt suivis par les
"bonnes gens", sans doute libres de
préjugés, jusqu'à ce que le scandale
éclate pour la joie du plus grand
nombre : une "ruée de curieux" s'écrase
alors devant le "Coucher de soleil".
De longue date l'hilarité est
apparue en peinture comme le mode
ordinaire de la réprobation. On se
souvient de l'entrée de Claude Lantier
dans la salle où il expose ses œuvres :
"Tous les rires s'enflaient,
s'épanouissaient, aboutissaient là. C'était de son
tableau qu'on riait" (17). Un
demi-siècle plus tard les choses n'ont guère
changé. En 1909 Louis Vauxcelles met
en garde le public qui "rigolera"
indûment devant les toiles de Van Dongen
et des petits Fauves, alors que
Charles Morice refuse de se joindre à
ceux qui pensent d'un "éclat de rire"
rendre justice à Georges Braque. "Ne
rions pas trop fort", s'écrie André
Salmon l'année suivante, à propos d'un
tableau du douanier Rousseau (18).
Rire est une manière de prendre
parti, d'exorciser les inquiétudes
qu'imposent des représentations non
conformes, sans cesse renouvelées.
Faire rire d'une œuvre, c'est la
qualifier sans appel : exclue du champ de
l'esthétique, elle se dégrade en objet
grotesque.
D'emblée la farce de Dorgelès
a conquis le public, si bien qu'elle est
entrée dans les annales de l'Histoire
de l'art pour ne plus en sortir.
Relatée par les vulgarisateurs, elle est
immortalisée par le Dictionnaire des
peintres, sculpteurs, dessinateurs et
graveurs d'Emile Bénézit où J. R.
Boronali figure en bonne place (t. 2, p. 183)
au grand dam d'innombrables
men attentif de la presse du temps
permet cependant de distinguer
plusieurs types de réactions. Les unes
sont en prise directe avec l'événement,
tandis que d'autres en prennent
prétexte (quand elles ne feignent pas de
l'ignorer) pour s'interroger non sans
solennité sur la nature de l'Art. La
belle unanimité dont font part les
mémorialistes ne rend pas compte d'un
dossier substantiel et complexe.
Outre la protestation de la Société des
Indépendants qui réaffirme par voie
de communiqué son principe
fondateur ("le public est seul juge") (19), les
réactions témoignent
d'appartenances et d'intérêts distincts. La
presse qui s'adresse au public le plus
large exprime le plus souvent son
approbation devant une "bonne farce"
digne de la "vieille gaieté française",
tandis que celle qui se veut proche de
l'élite tend à marquer ses distances.
On se rappelle que les instigateurs de
la farce se sont présentés aux lecteurs,
souriants mais masqués. La
précaution n'est pas de pure forme du fait
que trois d'entre eux sont des
journalistes : auprès de Dorgelès figurent
sur la photo Jean Aubry, le directeur
de Fantasio, et André Warnod qui
collabore à Comœdia : après avoir attiré
l'attention sur un tableau "terne de
couleur, maladroit de facture"
Notice biographique de J. R. Boronali, in
E. Bénézit, Dictionnaire despeintres,
sculpteurs, dessinateurs et graveurs, Paris,
Grund, 1976, t 2, p. 183.
de àIlla Üordrecht
BORNWATERvécut
çilde. à Dordrecht
au (¿acob-Oerritz),
xvi* et siècte
fut, (Ec.
de 1574Hol.).
peintre,
à 1588,
travaillant
doyen
BORNY (Heinrich- Adam-Elias), peintre du xvin»
siècle, né en etSaxe, travaillantoù àil Stuttgart, Francfort-
sur-le-Main Brunswick, mourut (Ec. AU.).
BORONxx« siècle(Vivian),
(Ec. Ain.). peí n/re, née á Chicago (Illinois),
au Paysagiste, élève deenGaston 1930 etBalande,
elle qu'à
a exposé
Salon d'Automne 1931, ainsi celui
des Artistes Français en 1931 et 1932.
BORONALI
On trouve la (J.-R.).
mention : • Boronali (J.-R.), peintre, né à

Chef-d'œuvre, car on n 'y voit ombre plasticiens à jamais oubliés. La presse du Gènes » au catalogue
rien que des Indépendants de 1910. Mais
De sens, d'idée et de dessin : temps parle à son propos de Boronali nest l'anagramme d'Aliboron. L'œuvre
supposée
fut peintedepar
Est-il dieu, table ou bien concombre, "plaisanterie", "mystification", "blague", Boronali. un Coucher demontmartrois,
soleil sur t'Adrsous
iat iquela
Nature morte ou marcassin ? cinq plaisantins
"fumisterie très raisonnée" ou "baffa", direction de Roland Dorgelès, alors jeune journaliste
Donc chef-d'œuvre, car ces mixtures c'est-à-dire bafouage de mauvais en quête de reportages à sensation. La queue de l'âne
de« LaFrédéric, le patron du: « célèbre cabaret
aurait deservi
De jaunes d'œufs et d'épinards, la Butte :
pinceau Lapin agile ne» (oupouvait A Gill
De mélasses et confitures, goût. Plusieurs décennies plus tard ! La (arce rien ») prouver contrede l'art
encore en discussion et qui Boronali
s'affirmait» eut surtout
C'est aujourd'hui le rêve en art (...) on évoque encore
plaisanterie" (Le Parisien
cette "spirituelle
libéré, oct. sans jury : mais « l'affaire tout aule Salon
14-Roland Dorgelès est resté fidèle à ses 1952) ou ce "merveilleux canular" retentissement désiré par l'espiègle Dorgelès.
BORONAT
positions de jeune homme. Dans Bouquet de
bohème il ironise toujours à propos des "purs" qui (L'Homme libre, juin 1967). Un exa- (Ec. Esp.).(Francisco), peintre à Valence vers 1660
au début du siècle se livraient à des BORONAT (Mossen-Ellseo). Orthographe erronée
transpositions plastiques qu'il juge arbitraires : "J'étais pour Bononat.
littéralement désespéré de voir, l'un après 16-"La Société des Artistes Indépendants, BORONDA (Lester
l'autre, mes camarades s'engager dans l'impasse
Albert Gleizes, Juan Gris, Markous, Pierre Du- basée sur la suppression du Jury d'admission, a un 1886 (Ec. Am.).D.), peintre, né à Heno (Nevada)
:

mont et la délicate Marie Laurencin, et le solide
Delaunay, démolisseur de Tours Eiffel".
15-Dans le numéro 90 de Fantasio sous la
pour but de permettre aux Artistes de
présenter librement leurs œuvres au jugement du
Public" cette déclaration figure en pleine page au
début du catalogue de la 26e exposition de 1910.
:
BOROP (Louis), peintre de genre; exposa de 1864 à
1873 à Su/folk Street, à Londres.
BOROUGH-JOHNSON (Ernest), peintre né à
Shifuall Shropshire), le 9 décembre 1866 (Ec. An«;.).

Portraitiste,
a l'huile peintre
signature Le Peintre exigeant, l'âne fait part de ses 17-E. Zola : L'Œuvre, in Les Rougon-Mac- de sujets et de paysages,
peignant et
confidences : "Les barbouilleurs qui quart, L'Intégrale, Paris, Le Seuil, 1970, t. 5, la lithographie et àle l'aquarelle,
dessin, il apratiquant
exposé à lela pastel,
Royal
encombrent le Salon des Indépendants et étouffent p. 88. Academy, a la Royal Society of British Artists, à la
Royal
pris part au Salon des Artistes Français, dont il ilesta
sous leurs productions qu'on croirait Society of Portrait Painters ; en France,
imputables à des géomètres déments, les œuvres 18-Voir Le cubisme et la critique (1908-1912), sociétaire,
d'argent en de19*25.1911On àcite1939, parmiobtenant
ses envoisune
remarquables dont cette exposition est justement in G. Apollinaire, Les Peintres cubistes, Paris, médaille
des portraits
fière, ont bien tort de se fâcher. Il n'y avait Miroirs de l'art, Hermann, 1965, pp. 144-186, et une scène bretonne.
parmi eux qu'un âne de plus". spéct. pp. 150, 154, 156.
46 DanieíGrojnowski
(19 mars), ce dernier fait à plusieurs
reprises la part belle au scandale : "A
Montmartre (...) on se montre
enchanté de cette blague" ; "Les peintres
des Artistes français et de la
Nationale des Beaux-Arts trouvent en
général cette aventure pleine d'humour"
(28 mars) (20). Diffuseurs de leur
propre canular, Dorgelès, Aubry et
Warnod ont compris qu'en matière
d'information et de promotion on
n'est jamais mieux servi que par soi-
même.
Cette solidarité de corps se
propage dans les publications
satiriques comme Le Rire ou Les Hommes
d'aujourd'hui. Quelque peu
moutonnière, la presse de Paris et de province
se met au diapason, à l'image du
Gaulois pour qui on est en présence de "la
mystification la plus drôle qu'on ait
inventée jusqu'ici" (28 mars). Pour
une majorité de journalistes l'âne a
prouvé que la proposition la plus
absurde peut passer pour
représentative d'un "art nouveau".
Ceux qui n'apprécient pas la
plaisanterie forment une minorité quelque
peu hétéroclite. Tantôt ils
démasquent les véritables bénéficiaires de
l'opération : Fantasio, par cette farce,
se fait de la réclame à bon compte (Le
Travailleur normand) (21). Tantôt ils
s'effrayent du parti que va tirer "le
clan réactionnaire" d'une
mystification qui se prête à tous les amalgames
(La Nouvelle Revue) (22). Tantôt ils
saisissent l'occasion d'un esclandre
pour revendiquer le droit à
l'expression : un négociant en huiles de
passage à Paris, s'étant permis une
appréciation désobligeante devant le
tableau de Boronali, celui-ci l'a pris à
partie et lui a présenté sur le champ
ses témoins (L'Aurore, 20 mars) (23).
"éclairés"
La presse sededémarquent
l'élite ou lesdescritiques
rieurs.
C'est dans la rubrique d'actualité
("La vie à Paris") que Le Figaro com-
19-Le Matin du 1er mai 1910 publie en page 4
un "manifeste des Artistes Indépendants" où
sont rappelés les principes fondateurs qui ont
permis à Cézanne, Seurat, Van Gogh, Signac,
Maurice Denis, Sérusier, etc., d'exposer "Ni
jury ni récompense".
:
20-Collaborateur de Comœdia, André
Warnod a fait paraître plusieurs articles sur les
Indépendants et Boronali-Aliboron dans ce
quotidien. Le 19 mars 1910 il rend compte du
vernissage en signalant le tableau de Boronali.
Le 28 mars il révèle la "baffade" "Un âne au
Salon des Indépendants". Le 30 mars il fait
:
paraître un nouvel article accompagné d'une
photo montrant l'âne en train de peindre un tableau
posé sur un chevalet : "Le peintre Boronali au
travail".
21-Le Travailleur normand, 3 avril 1910.
22-La Nouvelle Revue, avril 1910.
23-L'honorable négociant en huiles se nomme
M. Baudricourt. Les noms des "témoins" de
Boronali varient ; selon L'Aurore il s'agit de
MM. Pipelli et Giovaniro. L'esclandre a été
rapporte par plusieurs journaux.
mente la "plaisanterie philosophique
ou du moins esthétique" dont tout le
monde parle (24). Ainsi les
considérations nobles peuvent-elles être
dissociées des informations triviales.
C'est en songeant à la galéjade sans
jamais la nommer qu'Arsène
Alexandre, dans le même journal, dénonce
les œuvres formées de "quelques
taches écrasées sur une toile et bavant
entre quelques contours hasardeux".
A cette occasion il précise la mission
de tout artiste et de tout poète :
donner à penser, communiquer un
idéal (25). De la même manière
Charles Morice dans le Mercure de
France refuse de prendre au sérieux
une gaminerie. Mais il en profite pour
rappeler à l'ordre les peintres qui
s'enferment dans "une cryptographie
esthétique" en perdant de vue
l'essentiel, le "sens de l'art" (26). Même mise
en garde de Camille Mauclair devant
l'avilissement qui résulte d'un flux
toujours plus ample d'exposants : la
peinture devenant une "amusette de
couleurs", il s'ensuit "une crise
économique et morale" dont résultera un
"krach immanquable" (La Dépêche de
Toulouse, 29 avril) (27).
Dans une chronique de
Comœdia (30 mars) Gaston de Paw-
lowski répond à l'interrogation que
formule son titre : "L'ART ?" par une
définition : "II est le monde
surnaturel dans lequel l'âme s'est évadée de
tout temps de l'animalité". On ne
saurait mieux signifier la valeur dont Ali-
boron sert de repoussoir : pas de
commune mesure entre les
barbouil ages d'un âne et ce qui émane du plus
profond de l'âme...
Un scénario sommatoire
Au regard de l'historien l'"affaire"
Boronali marque l'année 1910 comme
l'avait fait le manifeste de Marinetti
l'année précédente ou comme le fera
24-Le Figaro, 29 mars 1910 : "La vie aTáris. Les
Farces", p. 1.
25-Arsène Alexandre commence son compte
rendu du Salon de la Société nationale des
Beaux-Arts par une Apostrophe Pourlire avant
la visite : "Où es-tu, poete, où es-tu, penseur, par
qui nous recommencerons à croire que la
peinture est un art sublime et non un métier
devenu si facile (...) que tout le monde peut s'y livrer,
et s'y livre en effet ?", Le Figaro, 29 mars 1910.
26-Mercure de France, 15 avril 1910. Dans le
même numéro Remy de Gourmont cite le
constat d'huissier qu'a reproduit Fantasio et
commente : "J'ai vu le tableau, il est bien dans
le genre des 'Indépendants' et ne dépare
aucunement l'exposition. Ce qui fait tache au
contraire, ce sont les toiles de trois ou quatre
peintres de talent, égarés là".
27-Camille Mauclair réprouve ces
manifestations de masse "Et tandis que les
connaisseurs, les fervents, s'en détournent, la foule
:
banale s'y aventure encore, sans l'ombre d'une
préoccupation artistique, simplement pour voir
des images, comme devant les kiosques à
journaux". Le critique souhaite que se constituent
des petites sociétés d'amateurs à l'abri de
l'américanisme et de la promiscuité qui avilissent
l'art contemporain.
l'année suivante la réunion des
peintres "cubistes" dans la salle 41 du
Salon des Indépendants. L'événement a
été rapporté par plusieurs organes de
presse. Il déborde le cadre des
rubriques spécialisées pour devenir un fait
d'actualité qui intéresse le public le
plus large. La presse populaire et la
presse de l'élite, la critique favorable
à l'avant-garde et les défenseurs de la
tradition le formulent en des termes
différents, sans qu'on puisse toujours
discerner clairement les a priori qui
informent l'écheveau des opinions.
Dans L'Intransigeant Guillaume
Apollinaire mentionne du bout des
lèvres la plaisanterie de Dorgelès (28)
comme le fait Arsène Alexandre dans
Le Figaro : l'un et l'autre réagissant
au nom du respect de l'art, alors que
le terme ne recouvre pas pour eux les
mêmes réalités.
Considéré de l'extérieur
l'événement semble mis en scène comme
un spectacle. Au lever du rideau le
vernissage et la cohue des visiteurs
que déroute le flux toujours croissant
des exposants. Au second acte les
débats dont font l'objet des œuvres
déroutantes : outre celle de Boronali on
discute "La Cible" qu'expose René
Abadi (il a collé sur une palissade
peinte en trompe-l'œil et joyeusement
légendée une cible criblée de
balles (29)) ou encore un "Hommage
à Cézanne" confectionné de confettis
multicolores (30). Au troisième acte
coup de théâtre : Fantasio démasque
un imposteur et dénonce du même
coup l'imposture de l'institution. Il
reste, en guise de dénouement, à
rendre hommage au justicier. Lors d'un
repas qu'il organise à grand tapage,
Dorgelès remet la somme acquise par
le vente du "Coucher de soleil" (vingt
louis d'or, soit quatre cents francs) à
l'orphelinat des Arts. Le rideau
tombe alors pour la plus grande
satisfaction d'un public que ces péripéties
ont édifié.
28-"Le Boronali est une aimable plaisanterie
pas excessive du tout. Rien de rare comme
l'excessif, rien d'aussi difficile surtout. Les héros de
L 'Iliade se disent des injures excessives. Depuis
Homère on a été bien rarement excessif. N'est
pas homérique qui veut". G. Apollinaire,
Chroniques d'art, 1902-1918, Paris, Gallimard, 1960,
p. 106. Cf. les souvenirs de R. Dorgelès : "Le
soir à Paris-Journal où nous travaillions côte-à-
côte, je harcelais Apollinaire, qui rédigeait des
échos d'art (...) Mais Guillaume opposait à mes
blagues un regard olympien et me reprochait de
n'aimer que la peinture de singe" (Bouquet de
bohème, op. cit., p. 231).
29-La Cible tricolore d'Abadie était
commentée par le texte suivant : "Défense à MM. les
sociétaires : 1- de faire du tir aux heures
d'af fluence 2- de tirer sur les toiles qui se trou -
vent autour de la cible".
;
30- Voici la description que donne de ce tableau
L'Intransigeant du mars 1910 : "Un escargot à
quatre pattes se promène sur le sein d'une
femme assise sur un poêle chauffé au rouge. En
haut du tableau, à la place du soleil, on a collé
un papillon-réclame du cirage Ecla. Sur le sein
d'une danseuse nue une pièce de quatre sous en
argent".

Illustration non autorisée à la diffusion
des
Alcools, il ne représenta ni sesjoues
rondes, ni son beau front, mais
s'appliqua à assembler des règles
plates, des arcs de cercle et des
rectangles, avec un fragment d'as de
cœur dans le bas. L'œil le plus exercé
ne pouvait découvrir dans cette
devinette la moindre ressemblance
humaine, mais l'ardent Espagnol, qui
découvrait un univers surnaturel, ne se
préoccupait pas d'être intelligible.
Dorgelès, Bouquet de bohème, Paris,
A. Michel, 1947, p. 230.
,
Toutefois ni la notion
d'événement ni celle de spectacle ne rendent
compte de la logique qui organise
l'histoire jusqu'à son terme ultime.
Car elle a pour propos de faire rire -
et on a vu que cet effet n'est produit
qu'auprès d'une partie du public. En
fait, les différents acteurs
interprètent leur rôle dans le cadre d'un
scénario. L'action met en vedette un
peintre d'avant-garde nommé Boro-
nali qui bientôt baisse le masque pour
révéler le mufle d'Aliboron. Puis -
second rebondissement - sous la peau
de l'Âne apparaît l'instigateur de
l'œuvre et du stratagème, le Héros
véritable mandaté par la société, voué à
la cause de l'Art. Au fil des épisodes
qui scandent l'histoire, des
comparses ne cessent de le seconder (un
huissier, le père Frédéric, deux
témoins) tandis que le menacent ceux
qui brouillent les pistes (les
Indépendants, des critiques complaisants, les
snobs de toute espèce).
A la différence des scénarios
strictement événementiels, celui-ci se
révèle de type sommatoire. Car il ne
vise pas seulement à susciter les
réactions d'un public, il l'implique au
point de solliciter son approbation. Il
se déroule à la manière d'un procès
d'assises où les membres du jury ne
s'en tiennent pas au rôle de
spectateurs mais sont tenus de prononcer
une sentence. Dans l'affaire Boronali
chacun, le moment venu, est invité à
exprimer publiquement son opinion.
Car rire signifie adhérer, se rallier au
Héros pour approuver son action et
qu'il défend, c'est avaliser
propositions concernant
l'art et son avenir-
marché, leurs vices de
valeur des experts, le bien-
jugements. Ceux qui
s'abstiennent de rire (une
se réclame de l'avant-
ou de
marquent leur réserve
Ce que les uns
comme un objet risible
autres provocation,
mauvais goût : loin de
hilarité, le "Coucher de
les agace. De
les uns et les autres ne
le même objet.
ne peut donc pas être
pour lui-même dans sa
configuration. Il est le symptôme d'un
malaise qu'éprouve un groupe
d'individus (en l'occurrence la partie la
plus déroutée du public qui
s'intéresse à l'art contemporain) en un lieu
et un moment donnés. Au lendemain
du Post-Impressionnisme, après les
Fauves, alors que se mettent en place
des esthétiques qui ont pour nom le
Futurisme, le Cubisme, nul n'est en
mesure de dire ce qui détermine la
représentation plastique et selon quels
critères on peut en estimer la valeur.
Nécessaire mais non suffisant au
déclenchement du rire, le tableau
d'Aliboron établit une relation, il joue le
rôle de connecteur. Entre un
solliciteur que mobilise l'intention de
dérision et des candidats au rire à la
recherche d'une occasion propice, il
est le produit d'une rencontre.
Précurseur malgré lui
l'Adriatique""Coucher
Le permet dede dater
soleildesur
manière
assez précise une transformation des
mouvements d'humeur que provoque
l'œuvre d'art. Car il relève encore de
mises en dérision maintes fois
illustrées par la caricature de presse et les
salons comiques. Alors que le tableau
suscite d'ordinaire le silence, la
réflexion, le commentaire grave qui en
avèrent et en rehaussent la valeur
propre, caricature ou parodie sont de
nature transitive : elles désignent une
cible située en dehors de la
représentation qui est donnée à voir. C'est "La
Joconde" de Léonard de Vinci qu'à
plus de trente années de distance
perçoit l'amateur qui découvre la
Joconde
"L.H.O.O.Q." à la pipededeMarcel
SapeckDuchamp
(1887) et
(1920). Dans une telle logique la
référence marque une irrévérence.
Une dizaine d'années plus tard
l'antagonisme entre hilarité et valeur
tend à se résorber. L'œuvre d'art
intègre le rire qu'elle transforme en
instance qualifiante, au même titre que
les réactions réputées sérieuses. Si de
Dali à Erro les pratiques parodiques
se perpétuent à profusion, elles
cessent d'inscrire une ligne de démarca-
L'âne qui peint avec sa queue 47
tion entre l'Œuvre majuscule et ses
profanations. Désormais le rire
favorise la communion d'un public de plus
en plus large, si bien que l'art
contemporain juge non pertinente la
distinction entre sérieux et non-sérieux. Il
relègue la mystification de Dorgelès
dans l'une des salles d'un Musée d'art
ancien.
A vrai dire ni les Indépendants
ni les "snobs" n'ont été mystifiés par
l'œuvre de Boronali. Du fait de leurs
statuts les premiers ne pouvaient pas
ne pas l'exposer. Quant aux seconds,
ils en avaient vu d'autres, et de toutes
les couleurs ! Seuls les rieurs de 1910
apparaissent en fin de compte les
dindons de cette farce. Car en croyant se
moquer d'une institution, d'une école,
de la peinture moderne ou des étran-
getés qu'on impute aux étrangers, ils
célèbrent des modèles qui demeurent
indistincts. Le "Coucher de soleil sur
l'Adriatique" leur a servi de
repoussoir sans qu'aient été clairement
désignés les maîtres à faire valoir. Il n'est
pas sûr que les rieurs eussent
ap laudi unanimement les talents dont Fan-
tasio fait l'éloge dans le numéro où il
publie des photos de l'âne-peintre.
Parmi les artistes "les plus notoires de
notre époque" il cite en effet les noms
d'Edouard Détaille, Jean-Pierre Lau-
rens, Georges Rochegrosse... (31).
Si aujourd'hui l'affaire
Boronali prête encore à sourire, c'est donc
au titre de document daté. Nous nous
amusons de voir que nos
prédécesseurs se sont égayés de cette farce
ingénue, de voir que Dorgelès semble
oublier qu'il est l'auteur véritable
d'un tableau dont Lolo ne fut jamais
que l'instrument (le plus baudet des
deux...), de voir qu'il n'a pas
soupçon é le démenti que l'avenir porterait à
sa fougue. Dans le conflit où
s'affrontent "l'Ordre et l'Aventure", il a pris le
parti de la nostalgie. Les braiments de
son âne résonnent comme un chant
d'adieu.
Toutefois rira bien qui rira le
dernier : à son insu, Roland Dorgelès
donne l'exemple d'une démarche dont
la fécondité réserve encore bien des
surprises. Il anticipe non seulement
les avatars de l'art informel mais
aussi les expressions dites involontaires,
commandées ou aidées dont se repaît
la Modernité du 20e siècle. Pour ce
qui concerne le contenu, son "Coucher
de soleil" ressortit au tachisme. Mais
sa mise en œuvre anticipe toutes les
sortes de machinations qui délèguent
le pouvoir du peintre-créateur à un
auteur-concepteur en rupture de ban.
A l'opposé des "formules" qu'il tourne
en dérision (Fauvisme, Futurisme,
Cubisme), la sienne inaugure une ère
qui est loin d'être close.
31- Dans son numéro du 1er avril 1910 Faniasio
présente une collection de la librairie F. Juven,,
des monographies consacrées à "tous les
artistes notoires de notre époque" : sont
également cités Alfred Philippe Roll et Henri
Martin.