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Actes de la recherche en

sciences sociales

Le fou et le migrant
Travail et peine dans la conscience historique d'un peuple sud-africain
John L. Comaroff, Madame Jean Comaroff

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Comaroff John L., Comaroff Jean. Le fou et le migrant . In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 94, septembre
1992. Économie et morale. pp. 41-58;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.1992.3025

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1992_num_94_1_3025

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Résumé
Le fou et le migrant
Cet article étudie la nature de la conscience historique, et sa relation à la culture, chez les Tshidi-
Barolong, un peuple tswana sud-africain. Sur la base des images fournies par deux informateurs -un
fou et un ancien travailleur migrant- il examine non seulement le contenu de la conscience tshidi, mais
aussi ses formes d'expression. Celles-ci diffèrent des modes narratifs de représentation associés à
l'histoire dans le contexte occidental, et s'appuient sur des moyens poétiques variés - et de la manière
la plus remarquable sur la rhétorique du contraste. Ainsi les concepts opposés de travail et de peine,
l'un associé au setswana (les manières tswana) et l'autre au sekgoa (les manières européennes), sont
les tropes principaux à travers lesquels les Tshidi construisent leur passé et leur présent. De telles
formes rhétoriques paraissent, à l'examen, pouvoir se rencontrer fréquemment dans des situations de
changement rapide. En conséquence, cette disgression dans la poétique de l'histoire éclaire des
questions très générales concernant les liens entre la conscience, la culture et la représentation.

Abstract
The madman and the migrant
This essay explores the nature of historical consciousness, and its relation to culture, among the
Tshidi-Barolong, a South African Tswana people. On the basis of the imagery of two informats -a
"madman" and a former migrant laborer- it examines not merely the content of Tshidi consciousness,
but also its expressive forms. These differ from the narrative modes of representation associated with
"history" in Western contexts, and build on various poetic devices - most strikingly, on the rhetoric of
contrast. Thus the opposed concepts of work and labor, one associated with setswana (Tswana ways)
and the other with sekgoa (European ways), are major tropes through which Tshidi construct their past
and present. Such rhetorical forms appear, on examination, to occur widely in situations of rapid
change. As a resuit, this excursion into the poetics of history illuminates very generai questions
concerning the connection between consciousness, culture, and representation.
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JOHN L. ET JEAN COMAROFF

Le fou et le migrant

Travail et peine dons la conscience historique

d'un peuple sud-africain

d'internement et aussi au personnel paramédical de


race noire. Car, dans ce monde de prolétaires-paysans,
le chemin de fer tissait un lien tangible entre la vie
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un rurale et la vie urbaine, nouant ensemble les mondes
discordants de la campagne et de la ville,
Nous étions depuis longtemps conscients de
l'importance de la distinction entre ces deux mondes
pour les Tshidi Barolong, le peuple tswana parmi
bottes, d'un modèle courant chez les mineurs, étaient lesquels nous travaillions. L'une de nos premières
surmontées de jambières tricotées de manière conversations à Mafikeng, leur capitale, avait eu lieu avec un
compliquée, résultat de l'effilochage patient de nombreux homme qui était très respecté, bien qu'il ne fût ni riche
sacs à oranges. Il portait un manteau et une mitre ni de haute naissance. Ce "monsieur-tout-le-monde"
d'évêque, confectionnés à partir de sacs poubelle en incarnait la génération plus ancienne de paysans-
plastique noir. En travers de sa poitrine était tendue ouvriers, qui avaient passé le début de leur vie adulte
une large ceinture de tissu aux brillantes rayures, sur à travailler dans les mines d'or de Johannesburg.
laquelle étaient cousues trois lettres : SAR. Pour ses Maintenant il s'occupait de son champ desséché de
médecins de race blanche, c'était là le signe le plus céréales, et disait laconiquement : "Ici je me bats, mais
évident de son égarement, même s'ils avaient observé je travaille pour moi-même (itirela, la forme reflexive
qu'il entendait aussi des voix. Les autres patients, de direla, 'travailler (faire) pour'). Le sol est rocailleux,
cependant, le considéraient comme un guérisseur et il n'y a pas de pluie. Je me bats, mais je n'appelle
inspiré, envoyé pour soulager leur détresse. SAR était personne 'patron'. Là-bas, où nous peinons (berekd)
son Eglise, et il en était la seule incarnation. Les lettres pour les Blancs, ils nous payent en argent, mais la
SAR correspondent à South African Railways, les mine, comme la tombe, n'a besoin que de notre corps.
chemins de fer sud-africains dont une voie borde l'hôpital. Quand elle en a fini de vous, elle vous recrache, et
De fait, au moment même où nous le rencontrions, le vous êtes fini ! Inutile !". Malgré son caractère
train de nuit pour Johannesburg passa près de nous poignant, ce commentaire sur l'expérience de l'aliénation
dans un bruit de ferraille, emmenant son chargement n'avait rien de remarquable, des travailleurs opprimés
quotidien de migrants. Plus tard, alors que nous nous en d'autres lieux ayant vu également la mine comme
interrogions pour déchiffrer son message, nous ne un prédateur et le lieu du travail industriel comme une
cessions de revenir, comme il le faisait, à SAR. C'était un tombe (cf. par exemple, Van Onselin, 1976 ; Gordon,
message qui parlait directement à ses compagnons 1977 ; Nash, 1979 ; Taussig, 1980 ; et aussi

Actes de la recherche en sciences sociales, n ° 94, sept. 1992, 41-58


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D. H. Lawrence, 1922 ; Eliade, 1962). Notre tentative éthylène, résidait une clé permettant d'accéder à la
de poursuivre plus avant l'exégèse s'avéra d'ailleurs conscience qu'ont les Tshidi d'eux-mêmes, à
stérile. Nous étions tout simplement incapables de l'intelligence qu'ils ont de la genèse de leur monde présent.
mettre au jour des énoncés qui lient l'exploitation à
une notion cohérente d'antagonisme entre classes
sociales ou même de conflit racial. Ceci, semblait-il,
avait été un de ces rares moments où une expérience Conscience de l'oppression
muette en toute autre circonstance trouva à s'exprimer et poétique de la conscience
dans un complexe fortuit d'images.
Mais une plus large familiarité avec les Tshidi nous
apprit que ces images n'étaient pas fortuites, et que la C'est presque devenu un lieu commun que de se
signification du message de ce migrant d'âge avancé se demander pourquoi les classes sociales paraissent si
trouvait être largement partagée. La solution résidait rarement agir pour elles-mêmes {für sich) ; pourquoi la
dans la forme même de son propos : par un choix conscience de classe, affirmation d'un intérêt et d'une
subtil des mots, le terme vernaculaire pour le travail (ou, identité collectifs, apparaît si peu souvent - même sous
plus précisément ici, "le travail effectué pour soi- des conditions apparemment favorables (cf. par
même") était minutieusement distingué de celui qui est exemple, Wallerstein, 1979 [1972], p. 173 ; Marks et
utilisé pour désigner la peine prise au service des Rathbone, 1982, pp. 26-27). Cependant cette question
Blancs1. Le premier, itirela, implique "se faire soi- elle-même nous renvoie à une interrogation préalable :
même". Il s'agit de la forme reflexive du setswana go que prenons-nous exactement comme des expressions
dira, "faire" ou "fabriquer". Quant à bereka, il vient de de la conscience collective ? Est-il possible que, depuis
l'afrikaans werk, et connote le travail salarié fort longtemps, les chercheurs en sciences sociales
(apparemment pour tous les locuteurs Sotho-Tswana ; cf. occidentaux, qu'ils appartiennent à la tradition webe-
Ziervogel et Mokgokong, 1985). Ces termes forment rienne ou marxienne, n'aient pas su la faire apparaître
une opposition d'une grande portée, suggérant un dans leurs recherches ? Les spécialistes d'histoire
éventail d'associations entremêlées dans l'imagination sociale ou politique, en particulier ceux qui étudient la
tshidi : le travail forme contraste avec la peine comme conscience collective des dominés, ont dû de plus en
l'autoconstruction avec l'autodestruction ; comme les plus aller voir au-delà des institutions formellement
processus créatifs de la production et de la constituées et des déclarations explicites pour
reproduction chez soi (mo gaé) avec le temps étalonné là-bas ; s'intéres er à la texture de la vie de tous les jours (cf. par
comme la valeur permanente du bétail avec le flux exemple, Thompson, 1963 ; Genovese, 1972). Il en fut
capricieux de l'argent. Mais ces contrastes ne sont ni ainsi également dans le contexte sud-africain. Van
figés en un scheme culturel intemporel ni mis en scène Onselin (1973, 1976), par exemple, tient que la
dans une vision narrative de l'histoire. Ils fournissent conscience des mineurs de la Rhodésie du Sud entre
plutôt un langage poétique et souple, capable 1900 et 1920 ne peut pas être mesurée par la présence
d'exprimer à la fois les rêveries du migrant et les créations du ou l'absence d'associations et d'organisations qui
prophète fou. En eux, comme dans les habits de poly- articulent de manière manifeste les intérêts des travailleurs
(1973, p. 237). Elle s'exprimait, en lieu et place, dans
les actes quotidiens de résistance à la discipline de
travail de chaque mine particulière ; dans des formes de
1 - En traduisant work par "travail" et labor par "peine", je pense tacite et taciturne défiance telles que la lenteur calculée
reprendre le choix des Comaroff (cf. note 8) rendant les termes tswa-
na de dira (itira) par work et de bereka par labor. Le choix des gestes ou l'absentéisme. Dans ce cas, la conscience
correspond en anglais à une assignation arbitraire d'un contenu, soit ne se trouve pas dans l'affirmation explicite d'une
positif, soit négatif, à ces termes, ambivalents dans l'usage couvrant ; commune situation de la part d'un groupe social, mais
le côté négatif est représenté par labor, me semble-t-il, parce que ce
mot appartient au vocabulaire d'origine latine de la langue anglaise dans le langage implicite de l'activité symbolique.
et qu'en latin labor signifie la souffrance attachée à une action. C'est Cependant ceci ne fait que sous-estimer le problème.
donc un terme plus "étranger" que le mot d'origine saxonne work, En quel sens un ensemble de pratiques inarticulées
de même que bereka est plus étranger que dira (itira) puisque
d'origine afrikaans. La filiation latine de labor justifie pour nous le choix équivaut-il à une "conscience" ? Si nous acceptons que
de "peine" qui renforce quelque peu l'opposition en français en cette dernière est plus qu'une simple réflexion sociale
mettant l'accent sur le caractère imposé et sans autonomie de ce qu'on
aurait pu traduire platement par "travail salarié" opposé au "travail", explicite -que, comme "l'idéologie", elle peut se cacher
activité productive autonome (NdT). dans l'activité de tous les jours-, est-elle en quelque
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façon différente de la conception que l'anthropologie dans la pensée occidentale moderne ; elle est à la base
se fait de la culture ? Et, dans ce cas, ceci ne laisse-t-il de l'opposition qui nous est familière entre le texte et
pas non analysé le rapport entre la signification le contexte, le concept et le concret. Mais, comme le
conventionnelle et les processus de la pensée et de suggère Mitchell, la représentation elle-même est aussi
l'action à travers lesquels l'histoire se fait ? supposée avoir deux modes distincts : le réalisme, où
Ceci est le problème principal qui nous occupe. les images visent à être des reflets fidèles du monde, et
Bien que nous nous limitions à un unique contexte la rhétorique où ces images, de par leur forme même,
social, il s'agit, cependant, d'un contexte dans lequel évaluent le monde en même temps qu'elles le
les problèmes de prise de conscience historique au décrivent. Le premier de ces modes tend à être vu comme
sens large, et de conscience de classe en particulier, se le medium du récit historique factuel, le second
présentent sous une forme aiguë : celle où un peuple comme celui de la poétique interprétative. Les
noir sud-africain est amené sur le marché du travail et philosophes, les sémiologues et les historiens ont discuté la
doit survivre difficilement en mêlant petite agriculture valeur de cette distinction en tant que principe
et travail salarié. Comme d'autres, les Tshidi ont été analytique et peu nombreux sans doute sont ceux qui la
régulièrement appauvris par la montée du capitalisme défendraient encore. Cependant ses effets sur notre
dans la région et sont devenus une division manière de voir les choses ont été profonds (cf.
supplémentaire dans son armée de réserve. De ce point de Friedrich, 1979, p. 442). Avant toute chose, cette
vue, il ne fait pas de doute qu'ils sont opprimés (pati- distinction mène directement à l'idée que les modes
kega, "subir une pression vers le bas"), bien qu'ils poétiques de représentation sont moins vrais, plus
n'aient pas une conscience claire d'eux-mêmes comme idéologiques, que ne le sont les récits réalistes du
membres soit d'une classe soit d'une communauté de passé. Les formes poétiques appartiennent, dans le
travailleurs. Paysans-prolétaires, ils se sont depuis meilleur des cas, au royaume séparé de l'esthétique ou
longtemps déplacés entre une patrie rurale {homeland) et de la mythologie, au pire, aux vilains tours de
la ville, leur voyage articulant les mondes de la l'idéologie. Quoi qu'il en soit, la rhétorique est cependant le
production agricole et du travail salarié, le passé idéalisé plus souvent supposée déformer l'imagination
et un présent sans harmonie2. collective, en communiquant une vie fausse à des faits
La compréhension par les Tshidi de leur condition sociaux réels. En résumé, il ne saurait y avoir de
moderne est, assez explicitement, une prise de poétique de l'histoire.
conscience historique dans la mesure où elle évoque la Mais qu'advient-il alors du fou et du migrant ? Ni
genèse du monde social. Mais cette histoire est l'un ni l'autre ne s'expriment à travers une narration
rarement racontée spontanément dans un style narratif, réaliste même si le fou offre l'image la plus facile à
c'est-à-dire dans une relation linéaire d'événements3. saisir ; comme beaucoup de gens dans son cas, il est
Elle ne peut de même être facilement synthétisée, à dénoncé, par ceux qui ne sont pas familiers de son
partir de ses formes variées et expressives, en une
chronique objective mais elle est prise, comme le
migrant le suggérait, dans l'interaction dynamique
d'une série de distinctions, de contrastes qui décrivent 2 - Nous ne soutenons pas que, d'un point de vue structural, les
Sud-Africains noirs vivent dans deux mondes distincts (ou sont pris
deux époques radicalement différentes auxquelles il dans une économie duale). Il est maintenant largement admis que le
est advenu de coexister dans le temps. Ces contrastes processus colonial les a entraînés dans un système économique
unitaire, englobant. Nous pourrions dire au contraire que l'imaginaire
sont parfois mis en scène, parfois exprimés, et toujours dualiste de la conscience des Tshidi provient des contradictions dans
ancrés, dans les activités quotidiennes4. Ensemble, ils leur expérience de ce processus.
constituent un exposé éloquent d'un monde en 3 - Cela ne veut pas dire que les Tswana ne peuvent pas produire
mutation et de la place que les Tshidi y tiennent. des histoires de type narratif - ou des historiens. Parmi les Tshidi,
Molema (1966) et Matthews (1945), tous deux anciens élèves des
Bien sûr, ce type de bilan historique ne s'accorde missions, sont des exemples remarquables. Mais, là comme ailleurs,
pas avec la vision conventionnelle occidentale de il existe une grande différence de style entre l'enseignement
historique formel et le discours quotidien d'un peuple sur son histoire.
l'histoire comme un récit d'événements réels. Il y a au 4 - Comme ceci l'implique, la conscience n'est pas seulement la
coeur de cette vision une distinction entre la réalité, le somme des attitudes déclarées observées parmi une population. Le
devenir historique positif, et la représentation, c'est-à- point vaut la peine d'être souligné, puisque cette réduction est
dire les termes dans lesquels cette histoire est racontée souvent faite par les sciences sociales occidentales - un exemple
significatif à cet égard dans le domaine de la littérature anthropologique
et jouée. Mitchell (1986), un critique littéraire, a récente étant la critique de Taussig (1980) faite par Godoy (1985,
récemment soutenu que cette distinction est fondamentale p. 210).
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langage, comme un faux prophète, comme un des processus de changement radical composent avec
psychotique dont le costume ne reflète rien d'autre que les leur histoire au moyen d'oppositions suggestives.
aberrations de son propre esprit torturé. Cependant
même s'il est défini comme un psychotique, il peut
cependant être la voix de l'histoire. Foucault (1967),
pour sa part, insiste sur le fait que les déments parlent Rencontre des cultures,
avec éloquence de leur monde social. Notre fou, bien avènement des identités
sûr, utilise la représentation visuelle, alors que le
migrant s'appuie sur la métaphore verbale. Mais ils
font tous deux appel à une expression poétique pour II n'est pas surprenant que, dans un contexte tel que
construire un authentique commentaire sur le passé et l'Afrique du Sud, la conscience moderne des Tshidi
le présent des Tshidi. Friedrich (1979, pp. 441 sq.) a pu s'articule autour du contraste entre le travail et la
affirmer que la poétique est un aspect présent dans peine. Après tout, depuis 135 ans, on a cherché à les
tous les types de langage et qu'elle se caractérise par impliquer dans l'économie de marché, et, le plus
"des figures et des tropes... l'intensification de la souvent, à les transformer en hommes de peine. De fait,
forme... et l'association par analogie", que c'est le l'un de leurs souvenirs les plus anciens de la présence
langage "qui interagit le plus significativement avec des Boers remonte à 1851-52, quand leur chef refusa
l'imagination" (1979, pp. 491-492). En construisant leurs aux colons d'apporter son soutien militaire à une
distinctions et leurs contrastes, le fou et le migrant expédition punitive contre une autre chefferie tswana
utilisent certainement de tels instruments, bien qu'ils ne se "récalcitrante" (Molema, 1966, pp. 41 sq.). Les Tswana
limitent pas aux seuls mots. En effet, ils nous méridionaux se sont toujours beaucoup méfiés de
rappellent tous deux que la conscience historique n'est pas quiconque menaçait leur autonomie ; dès 1820, on voit
confinée à un mode d'expression. Elle peut être créée certains membres de la famille royale de la cité voisine
et communiquée -avec une grande subtilité et non de Tlhaping fuir leur capitale après avoir averti le
moins de vérité- par une grande variété de genres. maître d'alors que "les missionnaires feraient de lui
L'argument n'est pas limité au cas des peuples non leur serviteur" (Campbell, 1822, p. 77). Et il ne fait
occidentaux, ou à ceux qui se trouvent à la périphérie aucun doute que les Tshidi crurent que l'appel au
du système mondial moderne. Le goût des Tshidi pour soutien militaire était un prétexte (Molema, 1966) : "Les
représenter l'histoire dans les termes d'un ensemble de Boers voulaient seulement nous faire travailler (Jberekä)
contrastes rappelle une observation faite par Raymond pour eux, nous faire payer l'impôt", nous fut-il affirmé
Williams. Dans son étude de la campagne et de la ville en 1969 par une vieille femme de 90 ans. Les Tshidi
{The Country and the City) dans la littérature anglaise avaient raison. Attaqués pour prix de leur refus, ils
moderne (1973), il marque que l'opposition furent contraints à un long exil - dont ils ne revinrent
rural/urbain sert de modèle très général pour que pour se retrouver pris de plus en plus étroitement
interpréter un ordre social en pleine transformation. Dans la dans la sphère coloniale et dans son marché du travail.
mesure où cette opposition se prêtait à l'expression de Dans la mesure où, au cours du siècle dernier, s'est
visions dissonantes de la vie anglaise, elle suscitait un formée en Afrique du Sud une classe ouvrière africaine
discours complexe à propos de la société, de la (Marks et Rathbone, 1982, p. 2), son histoire, vue par
production, de la classe et du sexe - un discours, en les yeux des victimes, est avant tout une histoire du
somme, sur l'histoire. De la même manière que, parmi travail (Molema, 1920, pp. 253-258) - même si elle ne
les Tshidi, le fou et le migrant parlaient de manière se réduit aucunement à cela.
contrastée du même thème, il en était ainsi de Le processus colonial engagea les Tshidi non
différents auteurs anglais. Certains paraissaient prendre le seulement dans le travail salarié mais aussi dans d'autres
fossé entre la ville et la campagne comme une aspects de la production de marchandises - tout
évidence, et s'attachaient à explorer ses connexions sociales particulièrement l'argent, l'étalon ultime de valeur, et
et symboliques. D'autres mettaient l'accent sur l'horloge, la mesure du temps de travail humain. En Afrique
l'interdépendance des mondes urbain et rural, et du Sud, comme ailleurs, l'expérience du "temps, de la
s'efforçaient de mettre au jour les relations contradictoires discipline de travail et celle du capitalisme industriel"
qui les unissaient au sein d'un ordre unique. Ce n'est (Thompson, 1967) allèrent de concert. Mais les formes
pas seulement en Afrique que ceux qui sont pris dans du capitalisme européen ne s'installèrent pas dans le
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vide. La façon dont les Tshidi entreprirent de donner sionnaire qui, avec d'autres forces, devait transformer
sens au processus tout entier était médiatisée, comme ces peuples en une paysannerie. Les évangélistes
c'est toujours le cas, par un ensemble préexistant de entrèrent sur ce théâtre d'opérations guerrières avec
catégories culturelles. En effet, l'expérience du travail des connaissances techniques capables de faire la
salarié devait être filtrée par les notions indigènes sur différence décisive - à savoir des canons, des charrues,
l'activité humaine et sur la nature du travail, de même des méthodes d'irrigation et des moyens de
que l'argent devait être compris en relation avec les communication à longue distance. Comme les autres Tswana,
concepts locaux de valeur, incarnés, en particulier, les Tshidi firent activement appel à eux. Presque dès le
dans le bétail. départ, ils devinrent des médiateurs entre les
Ceci, cependant, n'était pas une confrontation entre populations déplacées de l'intérieur. Plus tard ce rôle s'étendit
une tradition populaire préexistante et le monde aux relations entre les chefferies et les Boers, que leur
moderne. Tout au contraire, la "tradition" tswana (sets- Grand Trek de 1837 depuis Le Cap avait amenés dans
wand) se mit en place au cours du XIXe siècle. Si elle la même région.
ne fut pas entièrement inventée (Ranger et Hobsbawm, Le rôle de l'Eglise dans cette page de l'histoire
1984), elle eut au moins à être objectivée, à être coloniale de l'Afrique méridionale fut à la fois paradoxal et
construite comme un héritage avec des références au contradictoire. Car son intervention, au nom de la
passé, imaginées, mais dont les signes s'orientaient protection des indigènes, devait les préparer à leur
vers le présent. Qui plus est, le setswana vit le jour au soumission ultérieure - bien que ce ne soit pas toujours
sein d'une opposition complémentaire avec le sekgoa par des voies évidentes 0- Comaroff, 1985,
("les manières des Européens"), lui-même produit de la pp. 123 sq.). Dans la mesure où les évangélistes
rencontre entre l'impérialisme protestant et l'Afrique. s'engageaient dans la politique séculière, ils
Le discours du contraste -du travail et de la peine, du considéraient cette activité comme faisant partie de leur
bétail et de l'argent, etc.- prenait ses racines loin dans mission civilisatrice. Ils contribuaient ainsi à éclairer le
le processus colonial lui-même. sauvage et à l'amener dans l'univers social et culturel
Ce processus, bien sûr, consistait à dessiner la de l'Europe chrétienne. En même temps, les
géographie politique de l'Afrique du Sud, divisant et liant protestants apprirent rapidement que, si les Tswana
cependant la ville et la campagne, blanche et noire, le appréciaient les bénéfices "pratiques" de leur présence, ils
lieu du travail industriel et la réserve "indigène" ne montraient pas le même enthousiasme pour leur
planifiée. Et cela devait amener les Tshidi a être confrontés message "spirituel". La faute en revenait à la "vision
aux trois instances qui ont le plus contribué, et de charnelle des choses spirituelles" qui était le propre de
façon conjointe, à modeler leur difficile situation l'Africain (Broadbent, 1865, p. 178). La mission mit
sociale et leur conscience historique la mission, l'économie alors l'accent sur une refonte pratique, cherchant à
:

de marché et l'Etat colonial et post-colonial. Ce fut la jeter les bases d'une conversion obtenue par la
rencontre avec la première de ces instances, la mission transformation de l'individu à travers les activités profanes
méthodiste, qui établit les bases de la distinction entre de la vie de tous les jours6.
setswana et sekgoa. Cette rencontre, en fait, ouvrit la
voie à une vision dualiste du monde -et à son
expression dans les concepts ayant trait au travail, au temps
et à la valeur- à travers laquelle l'économie politique
de l'apartheid devait être plus tard comprise. Nous 5 - Tsha-ka's ou Cha-ka's est aussi surnommé le "Napoléon zoulou".
Au début du XIXe siècle, il fédère ceux qu'on connaîtra désormais
avons déjà envisagé ailleurs le rôle de la mission et sa sous le nom de zoulous, et il se lance dans des guerres de conquête.
relation aux autres instances du processus colonial A sa mort, les généraux zoulous se séparent et commencent à
(1986 ; et J. Comaroff, 1985). Qu'il suffise de rappeler sil onner le pays, provoquant de vastes mouvements de populations,
connus sous le terme de Difqane en sotho et Mfecane en zoulou. Au
ici quelques points bien établis de ce processus. Vers même moment, les Boers fuyant la colonisation britannique par
les années 1820, quand les Tshidi furent, pour la indépendance jalouse s'enfoncent dans les mêmes régions (NdT).
première fois, en contact avec les méthodistes, leur 6 - II y a aussi ici un second niveau d'ironie plus subtil. Le message
monde était aux prises avec les forces libérées par la spirituel contenu par le récit chrétien -l'histoire de Dieu et de son
fils- était largement rejeté par les Tshidi. Mais les innovations
montée de l'Etat zoulou. Les vagues de fugitifs mis en pratiques de la mission (son discours extra-narratif (non verbal)) furent
fuite par les régiments de Tshaka's5 se jetèrent sur les rapidement acceptées. Ce fut à travers elles que l'ethos implicite du
protestantisme déteignit sur les indigènes. Le christianisme, en
peuples agraires sédentaires du centre de l'Afrique d'autres termes, eut besoin d'un medium extra-narratif comme
méridionale. Ils ouvraient ainsi la voie à l'effort véhicule de son histoire idéologique.
46 John L. et Jean Comaroff

Le méthodisme7 était lui-même le produit de la purement rurale, ils préparaient de fait les Tswana au
révolution industrielle en Grande-Bretagne ; il avait travail salarié. Car ils firent naître en eux des besoins
visé, en particulier, la classe ouvrière naissante des qui ne pouvaient être satisfaits que par l'entrée dans
vallées fluviales du nord du pays (Troeltsch, 1949 ; l'économie coloniale, et les rendirent largement
Warner, 1930 ; cf, Weber, 1958). Tirant ses métaphores familiers avec les signes et les valeurs du milieu industriel.
de l'usine et de la fonderie, il parlait du salut En fait, les premières années de la révolution minérale,
individuel gagné à travers une autoconstruction laborieuse. de nombreux Tswana méridionaux cherchèrent
Et ses émissaires, pour les païens indolents -le "Kafir spontanément à s'employer aux gisements de diamants
paresseux", comme le dit carrément Molema (1920, (Shillington, 1982 ; Holub, 1881 (1), p. 294). La mission
p. 254)- essayèrent de faire des missions des exemples avait commencé à les convertir en sujets coloniaux.
vivants d'entreprises productives. Ils montraient l'utilité Mais cette source de travail "volontaire" se révéla
de la charrue et de la pompe, prêchaient les vertus de complètement inadaptée à une demande croissante
la discipline, et installaient l'horloge et la cloche pour lorsque l'Afrique du Sud entra dans une ère de
jalonner les activités journalières et s'assurer que le développement industriel accéléré, dans la dernière partie
temps était bien dépensé (Moffat, 1842, p. 339 ; cf. du XXe siècle. Ce fut à ce moment que les Tshidi
Wilson, 1971, p. 72 ; Oliver, 1952, p. 42). Comme expérimentèrent directement les conditions du travail
envers de leur message spirituel, ils enseignaient la industriel colonial. Le contrôle sur l'offre de travail
valeur des "trésors variés du commerce" (Dachs, 1975, devint de plus en plus l'objet d'une lutte entre le
p. 72) et le pouvoir suprême de création de l'argent capital colonial, les fermiers blancs, le gouvernement
(Warner, 1930, p. 125). impérial, et les populations tswana (parfois représentées par
Il est inutile de préciser que les évangélistes les évangélistes). Il est intéressant de noter, par
britanniques avaient des conceptions de la personne, de la exemple, que Molema, un historien tshidi, décrit la
production et de la valeur très différentes de celles fondation de l'Union sud-africaine comme le résultat
qu'ils trouvaient chez les Tswana. Dans l'interaction du combat prolongé de Rhodes pour forcer les
des deux cultures chacune en vint à se définir en travailleurs noirs à entrer sur le marché (1966,
relation avec l'autre, chacune atteignant une meilleure pp. 180 sq.). Malgré les efforts énergiques de
conscience de sa spécificité au moment même où elle missionnaires comme Mackenzie pour sauver la paysannerie
était transformée par la rencontre. Du point de vue des tswana de la destruction dans les mains des
Tshidi, le méthodisme des missions leur était présenté capitalistes, la résistance des Tshidi, comme celles d'autres
à la fois comme un récit -une histoire de la Bonne populations originaires de la région, fut
Nouvelle de la venue du Christ- et comme une foi progressivement minée par le désastre écologique et par la
(Jumelo) en sa parole Qehokö), un ensemble cohérent domination politico-économique. La création de l'Etat
de croyances et de pratiques qu'on leur offrait comme sud-africain formalisa ce processus de dépossession en
une alternative au monde, allant-de-soi, qu'ils étendant l'assujettissement à l'impôt, en limitant l'accès
habitaient. Ceci, en retour, les encouragea à opposer au à la terre, et en confinant les Noirs dans les parties les
message chrétien leur propre mode d'action et d'être - plus basses et les moins sûres du marché du travail.
et à parler du setswana, les "manières de faire tswana". On était loin, hélas, de l'image libératrice du libre-
Le fait même de le nommer eut pour effet de le faire échange et du travail honorable !
apparaître comme une tradition systématique. Bien sûr,
la chrétienté faisait elle-même partie d'une présence
coloniale plus large, la mission étant seulement son Travailler pour soi, peiner pour autrui
aspect le plus visible. C'est cette présence européenne
qui vint à être décrite comme sekgoa, les manières de Pour comprendre les catégories de la conscience tshidi
faire des makgoa, des Blancs. moderne, la différence entre le travail et la peine est
L'impact de la mission était à la fois symbolique et tout à fait fondamentale8. En setswana, go dira signifie
matériel. La foi de ses membres dans la valeur morale
du commerce garantissait le fait que les évangélistes
encourageraient la production et la vente de surplus 7 - D'après les textes des Comaroff, des Tshidi furent évangélisés par
des missionnaires protestants méthodistes, dits "non conformistes"
agricoles. Ils entretinrent aussi le désir d'avoir des par opposition aux anglicans (NdT).
biens "civilisés". Cependant, tandis que les 8 - En traduisant dira (itird) et bereka comme travail (work) et peine
non-conformistes chérissaient l'idée d'une paysannerie chrétienne (labor), nous spécifions arbitrairement l'usage de ces termes anglais.
LE FOU ET LE MIGRANT 47

"faire", "fabriquer" ou "provoquer". Ce terme inclut un droits sur les gens. Par extension, le pouvoir est une
large ensemble d'activités, depuis les tâches agricoles, affaire d'autonomie de la personne, mais ceci consiste
la cuisine, la création d'une famille jusqu'à l'action en une position de contrôle à l'intérieur d'un espace
pastorale, la politique et l'accomplissement d'un rite. d'échange matériel et social, et non pas seulement en
Comme par le passé (Brown, 1931, p. 308), tiro est un état d'autosuffisance individuelle.
généralement traduit par "(un) travail" et insiste sur On a montré ailleurs10 que l'accent mis sur la
l'acte même de fabrication. Il apporte de la valeur sous création des personnes, des relations et des identités était
la forme de personnes, de choses ou de relations bien une caractéristique de la chefferie tshidi précoloniale.
qu'il puisse être contrecarré par la sorcellerie ou par Bien que cet ordre politique ait subi des changements
d'autres forces malignes. Mais le tiro n'est pas une complexes au cours de la période coloniale et
qualité abstraite ou une marchandise devant être postcoloniale, son organisation interne était dominée par
échangée. Il ne peut exister en tant que force de travail deux principes qui régissaient la vie sociale et
aliénable. Il nous fut affirmé plus d'une fois que dans matériel e. Le premier d'entre eux était celui de l'agnation, qui
un passé lointain (bogologolö), même les forces d'un posait en quels termes devait se faire l'allocation d'un
serf étaient à la seule disposition de son maître dans le rang à chacun, et, avec lui, du contrôle sur les gens,
cadre d'un lien d'interdépendance totale. Elles ne les positions et les biens. Le second correspondait à
pouvaient être transférées à une autre personne aussi une forme d'endogamie qui encourageait le mariage
longtemps que la relation elle-même ne l'avait pas été. Le entre proches parents, de façon à obtenir un tissu serré
travail, en résumé, est un aspect positif de l'activité de relations qui se recouvraient les unes les autres et
humaine, et s'exprime par la formation de soi-même et qui liaient les individus de façons multiples, et souvent
des autres au cours de la vie de chaque jour. contradictoires. Il en résultait que, tandis que chacun
Deux aspects interconnectés du travail sont mis en des citoyens libres était intégré dans une pyramide
avant ici : l'autoconstruction de la personne s'opère en d'unités politiques emboîtées les unes dans les autres
relation avec les autres, cela au cours d'un processus -maisonnées, segments agnatiques, quartiers et
de création. Non seulement les êtres sociaux sont sections-, leur statut, la définition des liens sociaux, et la
construits et reconstruits par le tiro, mais le produit lui- composition des groupes étaient toujours sujets à
même est inséparable du procès de production lui- controverse. De fait, dans ce système où les liens
même. Comme Alverson (1978, p. 132) l'a remarqué, étaient intrinsèquement ambigus, les individus devaient
"un individu ne produit pas seulement pour lui-même,
mais il produit aussi de fait son titre à être un être
social"9. Ceci se retrouve dans les différentes inflexions Cependant, ceci paraît être la meilleure manière de cerner le
de go dira. Sa forme reflexive simple, go itira, signifie contraste. Il existe un précédent théorique, bien sûr les analyses
"se faire soi-même" ou "se poser comme", une notion qu'a faites Marx du caractère spécifique du travail dans le
:

aux implications morales ambiguës. Elle suggère une capitalisme. D'autre part, il est difficile dans un contexte occidental de
discuter la signification du travail sans prendre en compte son opposition
manière de se faire valoir qui est égocentrique et au loisir, cette opposition faisant partie de l'appareil idéologique du
antisociale ; d'où l'usage commun de go itira motho capitalisme industriel. (Pour une mise au point rétrospective d'un
point de vue anthropologique, cf. Parkin, 1979, pp.317sq.). La
(littéralement, "faire de soi-même une personne distincte") mission cherchait à introduire chez les Tshidi le même ensemble
qui connote le fait d'"être fier" ou d'"être hautain". En d'idées. En effet, un dictionnaire compilé par un évangéliste en 1895
outre, go itira peut faire contraste avec go itirela -un (Brown, nouvelle édition révisée, 1931) traduit boiketlo par "loisir".
Cependant, cela induit en erreur. Boiketlo (de iketla, paix) connote
prolongement réflexif de direla ("travailler pour")- qui facilité, confort, convenance, et le fait de prendre son temps ce
se traduit par "faire (travailler, fabriquer) pour soi- terme n'est pas réductible à un antonyme de tiro. Il n'est pas non
;

même" en un sens positif. Alverson (1978, p. 194) plus l'opposé de bereka, qui se réfère aussi à un mode d'être plutôt
que d'activité. L'inverse de bereka est un retour au monde du tiro.
confirme que ce terme incarne aussi un ensemble très 9 - Alverson trouva à peu près les mêmes choses pour le botswana
important de valeurs pour les Tswana du Botswana, que nous-mêmes en Afrique du Sud sur la conscience des Tswana. Il
ayant trait à la création de la richesse en termes de note aussi le contraste entre dira/itirela et bereka (1978, p. 118).
Bien qu'il y ait des différences théoriques dans nos analyses, nous
relations familiales et sociales, de bétail et de clients, prenons ceci comme une confirmation de nos propres découvertes
de position et de possessions, création qualifiée de ethnographiques.
"grand travail". La valeur, autrement dit, repose sur 10 - Voyez, par exemple, Comaroff et Roberts (1981) J. L. Comaroff
l'extension du moi à travers des liens (1982 n.d.), J. Comaroff (1985), et Comaroff et Comaroff (n.d.) pour
des analyses des systèmes sociaux des Tswana à la fois sur le court
;

d'interdépendance. Ainsi la signification des objets qui font la richesse, et le long terme. Nous nous appuyons sur ces études dans le présent
plus particulièrement le bétail, est qu'ils signalent des article.
48 John L. et Jean Comaroff

négocier leurs liens sociaux les uns avec les autres. influence maléfique contrecarrant toute action sociale
Ainsi le monde était toujours en mouvement, subissant positive. Le "grand travail" comprenait la protection de
les flux et les reflux des échanges sociaux quotidiens - ses propres efforts et de ceux de ses dépendants
un processus qui attribuait aux chefs de maisonnée la contre le danger toujours présent d'être contrecarrés
responsabilité de "s'élever eux-mêmes" en établissant (dirologa : prolongement inverse de dira). Les
des alliances et en accumulant de la "grandeur" et de hommes faisaient de grands efforts pour fortifier leurs
la "richesse". fermes et leurs champs contre de telles attaques.
Ce processus de créativité sociale était continu. Le concept d'itirela, impliquait alors le travail de la
Comme ailleurs en Afrique, la création de relations et vie sociale. Il exprimait une vision du monde dans
de statuts était typiquement un processus plutôt qu'un laquelle la construction de la personne, l'accumulation
événement. On a remarqué depuis longtemps par de la richesse et du rang, et la protection d'une identité
exemple que le mariage tswana est défini à la fois dans autonome étaient des aspects inséparables de la
le contexte quotidien et dans le contexte légal par une pratique sociale. L'inverse de l'autoconstruction, c'était
série continue d'actes et d'échanges qui l'amènent l'inaptitude à vivre par soi-même, une inaptitude
progressivement à maturité (Comaroff et Roberts, 1977). imposée par l'invasion de forces malignes humaines ou
Une union se bâtit sur une longue période, les spirituelles. Dans sa forme extrême, une telle invasion
dernières transactions qui la complètent étant parfois aboutissait à la mort du moi. Comme un des premiers
accomplies après la mort de l'une ou l'autre partie, observateurs l'a écrit ; "quand les proches d'un
voire même des deux (J. L. Comaroff, 1980). Le hommes remarquent que sa nature entière est
mariage et autres liens interpersonnels sont mieux décrits changée, que la lumière de son esprit s'est assombrie, et
comme des états de devenir plutôt que d'être ; ils que son caractère s'est détérioré, et tout ceci de telle
existent (ou plus précisément s'acheminent vers la sorte qu'on puisse dire que l'homme véritable est mort,
maturité) dans la continuité du présent. Il en résulte que les bien que le corps vive encore ; quand ils voient qu'en
Tshidi répugnent toujours à définir les liens sociaux fait cet humain est aliéné de toute espèce de
d'une manière qui les couperait de la possibilité d'un communauté avec ses amis et parents, ils lui appliquent un
approfondissement ou d'une transformation. Des nom (sebibi ou sehihi), qui signifie que, bien que le
questions telles que "Etes-vous mariés ?" ou "Avez-vous des corps vive et se déplace, il n'est qu'une tombe, un
enfants ?" reçoivent souvent pour réponse un cinglant endroit où quelque chose est mort ou a été tué.
"Pas encore !" (ga e se) - même de la part des vieilles L'humanité essentielle est morte. Ce n'est pas une
femmes. Pour les Tshidi, les relations et les identités chose inhabituelle d'entendre parler d'une personne
sont des potentialités à réaliser et à remodeler dans le comme morte alors qu'elle se tient devant vous,
travail incessant de la vie quotidienne. visiblement en vie. Quand ceci arrive, cela signifie
La création de la valeur sociale, cependant, était toujours qu'il y a eu une éclipse des véritables relations de
menacée par des forces contradictoires, créées par les la vie" (Brown, 1926, pp. 137-138). Le moi ne vit donc
conflits générés au sein du système social lui-même. qu'aussi longtemps qu'il est en interaction avec les
Ainsi, les rivaux agnatiques, par exemple, cherchaient autres. L'objet du tiro est d'éviter la mort sociale, de
à se "manger" l'un l'autre, à éroder l'autonomie de continuer à se produire soi-même en produisant des
l'autre par des moyens rituels et politico-économiques. gens et des choses.
Un homme qui avait été mangé -une métaphore qui,
comme nous le verrons, suggérait la féminisation-
devenait non seulement un inférieur en termes de rang Travail masculin et peine féminine
agnatique, mais aussi un client, et, dans les cas
extrêmes, perdait toute capacité à s'autodéterminer. Il Tous les êtres humains n'étaient pas également
était, comme le note Willoughby, absorbé par une capables d'une telle activité, les chefs et les experts en
autre personnalité (1932, p. 227). On pouvait faire rites, par exemple, possédant un pouvoir créatif
appel à un tel homme et à sa famille pendant la saison inhabituel. Cependant avant tout, le travail masculin
agricole pour qu'ils fournissent au patron de la main- différait fondamentalement de celui des femmes. Avant
d'oeuvre. Comme une femme, il disposait de l'introduction de la charrue, les femmes étaient
relativement peu de contrôle sur ses propres mouvements principalement consacrées à l'agriculture et à la
dans le temps et l'espace. La sorcellerie jouait aussi un reproduction. Elles étaient la source de la valeur humaine la
rôle important dans ces processus de destruction, son plus fondamentale, la vie humaine elle-même. Mais
LE FOU ET LE MIGRANT 49

leur fertilité même engendrait une chaleur polluante nant le moment de semer. Le temps, pour les Tshidi,
(bothithö) qui pouvait gâter (go senyä) les projets n'était pas une entité abstraite, une ressource qui
rituels, politiques et économiques des hommes (parmi pouvait être séparée du flux de l'action humaine et des
eux, les rites pour faire tomber la pluie, l'initiation, le événements. S'il n'y avait pas d'action, il n'y avait pas
culte des ancêtres et l'élevage des animaux). Ainsi elles non plus de temps qui puisse être dépensé ou perdu ;
étaient considérées comme devant être physiquement ceci était implicite dans la nature progressive du tiro,
confinées et se voyaient dénier un rôle actif dans les et dans l'accent mis par les Tswana sur les relations et
transactions qui façonnaient le monde social, en les identités comme des états de devenir. En fait, le
particulier les échanges de bétail et le débat politico-légal. terme vernaculaire lobaka, une période de temps (ou
Par opposition, les hommes étaient considérés comme une durée) connote aussi l'espace. En accordant le
frais (tshididi) ; ils possédaient les qualités nécessaires moment pour commencer à semer, un chef, qui
à la production sociale véritable et en particulier à la possédait aussi la terre et pouvait amener la pluie, créait le
gestion du cheptel. En tant qu'acteurs publics, les temps et l'espace dans lesquels les femmes pouvaient
hommes se représentaient eux-mêmes et leurs familles alors produire la récolte. Leur travail, commandé par le
à travers le medium du bétail, la monnaie contre rythme du cycle de croissance, culminait dans le retour
laquelle ils échangeaient des droits en femmes et en ritualisé de la récolte à la cour du chef lors d'une
dépendants. Avec des têtes de bétail, ils transformaient cérémonie des premiers fruits (go loma thôtse ; J. Comaroff,
d'autres hommes en clients, et ils entraient dans des 1985, p. 66). Ce rite de renouveau, auquel les
alliances avec les vivants aussi bien qu'avec les morts, maisonnées participaient dans leur ordre reconnu de
s'étendant eux-mêmes tout en construisant et en préséance, voyait aussi le déploiement de la structure
reconstruisant une communauté politique centralisée. hiérarchique de la communauté politique. La place du
Mais les productions masculines et féminines travail féminin dans la recréation de l'ordre politique
n'étaient pas seulement opposées et complémentaires, n'aurait pas pu être représentée avec plus d'éclat.
de la même manière que les hommes et les femmes
n'étaient pas simplement des êtres sociaux opposés et
complémentaires. Quoique les épouses possèdent des Le travail dans le cadre
champs et des greniers leur appartenant en propre, et des missions protestantes
qu'elles exercent un certain contrôle sur l'usage de leur
récolte, elles n'étaient pas des producteurs La conception tshidi du tiro faisait alors partie
indépendants. Leurs travaux -les fruits de leur labeur intégrante d'un monde distinct de significations et d'actions.
reproductif et agricole- étaient appropriés par les hommes sous Elle forme un fort contraste avec la notion de travail
une forme ou sous une autre. Cette idée se retrouvait dans la culture du colonialisme européen du XIXe
fréquemment dans la poésie tswana : ainsi le mythe siècle. On a pu constater que les missions protestantes
d'origine de l'initiation masculine, le plus étendu de envoyées parmi les Tswana méridionaux ouvrirent la
leurs mythes de création, racontait comment le monde voie au colonialisme britannique ; que leur impact se
social naquit lorsque la fertilité naturelle des femmes révéla plus important dans la sphère pratique de la
fut domestiquée par les hommes. Le rituel lui-même production et de l'échange que dans le royaume du
s'attachait à mettre en scène la prise de contrôle, par sacré ; et qu'elles parlaient d'un libre marché de
les hommes, du processus de mise au monde des l'esprit, d'une économie morale qui demandait aux
enfants, qui fut alors soumis aux fins de renaissance Africains de relâcher leurs "liens communisants...
sociale - de la même manière que, dans le contexte de laissant entrer l'air frais et stimulant de la saine
la vie de chaque jour, les femmes peinent pour la compétition" (Dachs (éd.), 1975, p. 652). Elles diffusaient la
reproduction de l'ordre politique, auquel elles conception de la personne, de la propriété et du travail
fournissent la base matérielle qui permet la vie politique et le qui, au XIXe siècle, modelait les images les plus
rituel masculins. engagées du capitalisme industriel célébrant la propriété
Le travail féminin était contrôlé à travers des privée, le commerce, et un idéal d'accumulation
processus communautaires politico-rituels. Cruciale était matérielle et spirituelle ; chaque mortel se voyait exhorté à
ici la régulation, opérée par le chef, du cycle agricole l'effort pour se constituer des trésors. Tout ceci, bien
et la conversion de l'espace-temps de l'activité sûr, requérait la participation à un système monetise
féminine dans les rythmes du calendrier social masculin. Seul d'échange. Tout à fait explicitement, le converti noir
un gouvernant pouvait ouvrir le cycle agricole en devait être recréé en même temps qu'il était entraîné
50 John L. et Jean Comaroff

dans l'économie coloniale, et, à travers elle, dans le dessous du niveau suffisant pour faire vivre les
"corps des nations établies" (Livingstone, 1858, p. 34). ouvriers et leurs dépendants, une grande partie de la
La monnaie fut le medium essentiel de cette population était enfermée dans une combinaison
transformation, tout comme le moyen et la mesure de l'auto- incommode de travail salarié et d'agriculture de
perfectionnement. subsistance.
La mission non conformiste projetait son idéologie
de la manière la plus tangible dans son discours sur le
travail. La rhétorique méthodiste, en particulier, amena L'effacement du moi
les symboles du travail industriel, apprenant ainsi au
Tshidi que le travail salarié était l'instrument divin de la Obligés de se déplacer entre le lieu de travail urbain et
rédemption. Les membres des missions parlaient du l'aride "patrie" {homeland), les migrants tshidi
travail comme d'une marchandise devant être mesurée produisirent rapidement un ironique commentaire de la leçon
à l'aune des autres marchandises, devant être achetée du travail libre. Celui-ci, comme nous pouvions nous y
et vendue sur le marché. Compté en heures et estimé attendre, fut moins le récit d'une spoliation que
en monnaie, il était le prix de la vie éternelle, devant l'élaboration symbolique du contraste entre le travail et la
être épargné prudemment pour être porté au crédit de peine. Car, comme Alverson devait l'observer pour le
chaque individu. La force de travail était une part Botswana, "le travail salarié viole la définition même
aliénable de chaque être humain et devait être dépensée du 'faire'" (1978, p. 136). Dès les premières années de
dans la recherche d'un salut solitaire. En outre, la ce siècle, les Tshidi ont parlé, dans leurs pratiques
relation de travail était supposée être une relation éthique. quotidiennes et leurs formes poétiques, de l'expérience
Le maître et l'ouvrier avaient chacun une fonction, de l'aliénation. Ils nous parlèrent à nous de l'impact de
remplissant leur rôle comme une vocation envoyée par ce travail qui démolit plus qu'il n'améliore le moi ; de
Dieu (Warner, 1930, pp. 146 sq.). L'autodiscipline ce travail qui dénie au travailleur tout contrôle sur les
associée à l'ardeur au travail allait de pair avec produits dans lesquels il s'investit, et qui rend ainsi
l'acceptation du "plan" présent du monde social. Comme caduc tout un monde de relations signifiantes. Le
Wesley avant eux, les missionnaires protestants en témoignage des migrants tshidi insistait tout
Afrique du Sud encourageaient la docilité sur le lieu de particulièrement sur le thème de la déshumanisation. Utilisant
travail. Les épreuves et les souffrances devaient être des images brutes, nées dans un environnement de
bravement supportées, car elles étaient le moyen du travail raciste, ces hommes se voyaient comme des bêtes
progrès moral. de somme sous le joug, sans compréhension de la
Les missions cherchèrent à imprimer dans l'esprit situation dans laquelle ils étaient entraînés. Ayant
des indigènes d'Afrique du Sud à la fois par les paroles perdu le contrôle de leur temps et de leur espace
et par les actes que le travail était la clé du salut. Ces personnels, ils étaient éclipsés, évanouis. Comme les
efforts devaient rencontrer l'influence d'autres forces Tswana le disent depuis longtemps, les travailleurs
liées à l'impérialisme et au colonialisme sous des migrants sont "dehors" {kaha ntle) ; en exil forcé au
formes complexes dont nous ne pouvons poursuivre royaume des Blancs, ils sont extérieurs à la vie
ici l'analyse. Qu'il nous suffise de dire que les créatrice de la communauté.
protestants contribuèrent à faire pénétrer les signes et les Bereka, le terme construit pour exprimer ce
conventions, les valeurs et les besoins du marché processus dans la pensée tshidi, était inextricablement lié à
colonial, un fait qui fut exploité par les instances plus leur conception de l'argent. Comme notre migrant le
cyniques de prolétarisation qui leur firent suite. Avec le précisa, bereka, "c'est travailler-pour-de-1'argent", une
développement rapide de l'exploitation minière et de nécessité qui leur était échue du fait d'un besoin
l'industrie dans la dernière partie du XIXe siècle, et la inévitable d'argent liquide. Le terme de madi, dérivé de
montée de l'Etat sud-africain au début du XXe siècle, l'anglais, est un homonyme de celui qui désigne le
les Tswana méridionaux se trouvèrent soumis à un sang, homonymie qui, aux yeux des Tshidi eux-
appauvrissement constant (Shillington, 1985). Amenés mêmes, paraissait tragiquement appropriée. Là où les
par force sur l'insatiable marché urbain du travail, ils conditions de travail étaient spécialement dangereuses
furent pris toujours plus étroitement dans les rets de et destructrices, l'équivalence établie entre le salaire et
l'économie industrielle et capitaliste. Le bétail céda la la substance même du travailleur était particulièrement
place à l'argent liquide comme monnaie principale. directe. Mais les Tshidi parlaient aussi de l'argent de la
Cependant, comme les revenus étaient maintenus en- même façon qu'ils évoquaient la chaleur du sang
LE FOU ET LE MIGRANT 5/

humain répandu - c'est-à-dire comme d'une négation à ordonner leur expérience et à maîtriser les conflits
de la vie. Il brûle ceux qui essayent de s'y accrocher, liés à celle-ci. C'est à ce processus, considéré tout
avaient-ils coutume d'assurer, et "court à travers vos particulièrement en tant qu'il s'incarne dans les
poches, vous laissant affamé". Au contraire, "le bétail personnages du fou et du migrant, que nous revenons
revient toujours pour vous rendre gras". La chaleur de maintenant.
l'argent gagné par le bereka était mise en regard de la
tiède stabilité du bétail produit par le tiro. Son flux
destructeur allait à rencontre des échanges L'opposition travail-peine :
enrichissants faits en monnaie bovine. La tête de bétail était permanence et changements
devenue le symbole d'un monde perdu, celui de
l'autosuffisance économique, représentant cette liberté Le contraste entre le travail et la peine, avec son riche
vis-à-vis du marché du travail dont tous les migrants réseau d'associations, est invoqué constamment par les
tswana rêvent (cf. Alverson, 1978, p. 123 ; Peters, Tshidi au cours de leur vie quotidienne. Il imprègne
1983). Mais l'argent tendait à "manger" le bétail, car les aussi bien les déclarations implicites que recèlent leur
gens étaient souvent obligés de convertir leur richesse architecture et leur argot que les débats explicites qui
en argent liquide, ou de consacrer le plus clair de leur se livrent dans leurs cours coutumières. Nous ne
énergie au bereka. En tant qu'ouvriers, les hommes pouvons offrir ici qu'un petit nombre d'illustrations qui
tshidi ne se voyaient pas comme des êtres sociaux nous ont paru particulièrement significatives pour
complets ; ils étaient des "femmes" ou des "enfants", montrer que le fou et le migrant font appel à un
des "bêtes de somme", des "ânes de bât" ou même du vocabulaire largement partagé, que ces images qui
"poisson en conserve" (cf. Alverson, 1978, pp. 225 sq.). paraissent n'être que de leur propre cru trouvent des échos
Dans le monde du bereka, ils étaient socialement en d'autres lieux du paysage culturel, et emprisonnent
morts, instruments du profit de quelqu'un d'autre. des nuances familières de l'expérience des Tshidi.
On comprend maintenant pourquoi l'opposition du L'espace rural. Cet espace s'articulait autour de leur
travail et de la peine charriait avec elle une telle ancienne capitale, Mafikeng, qui se trouve désormais
riches e d'associations : pourquoi le tiro connotait une seulement à un demi-mile de la ville blanche de
production au sein d'un contexte social qui "élevait des Mafeking. Ces deux villes sont séparées par un siècle
personnes", créait de la valeur, et se réalisait dans un d'histoire coloniale11, et par la ligne de chemin de fer
agent monétaire aussi stable que le bétail, tandis que le dont nous avons parlé à propos du fou. Le nom même
bereka se passait "dehors", détruisait et émasculait, et de Mafeking, corruption du terme vernaculaire pour
était payé en cette monnaie capricieuse, l'argent, qui "l'endroit des rochers", fournit un subtil commentaire
n'a pas "de vrai propriétaire". Loin d'être des signes sur cette histoire, marquant ainsi la distinction entre le
neutres, ces oppositions étaient des formes centre politico-économique local blanc et le siège de la
idéologiques qui ont émergé de la rencontre coloniale, chefferie, qui demeurait le point d'amarrage du sens
processus qui incorpora les peuples tswana dans un ordre tshidi du setswana. Mafeking était la citadelle la plus
social contradictoire, et donna lieu à un discours fait immédiatement accessible du sekgoa, c'est d'elle
de contrastes. Le tiro et le bereka sont le setswana et le qu'émanaient l'exigence de paiement des impôts et la
sekgoa mis à la voix active, les pratiques qui font une demande, locale et régionale, de main-d'oeuvre. Son
différence dans un monde de distinction culturelle et plan rectangulaire, ses larges rues et ses bungalows
d'inégalité sociale. En tant que tels, répétons-le, ces bien clos contrastaient fortement avec les sentiers
termes ne furent jamais statiques - tout comme la sinueux et les enclos circulaires de sa contrepartie
relation entre les Noirs sud-africains et leurs gouvernants noire. Les termes dans lesquels les Tshidi entraient en
n'est pas restée inchangée. En effet, il se peut que le contact avec la "Cité blanche", comme ils la nom-
contraste entre ces deux termes s'affaiblisse dans
certains cas : par exemple, parmi les jeunes salariés
tournés en premier lieu vers la ville, et parmi ceux qui, au
Botswana, spnt moins pris dans les divisions radicales 11 - Mafeking, plus tard célèbre pour son siège pendant la guerre
de l'économie politique sud-africaine. Mais, en plein des Boers, fut établie comme capitale de la Colonie de la Couronne
coeur des années 1970, la rhétorique du contraste du Bechuanaland britannique dans la dernière partie du XIXe siècle
(cf. J. L. Comaroff (éd.), 1973)- Cette ville servit aussi de centre
fournissait à la plupart des Tshidi plus âgés, dans les zones administratif du Protectorat du Bechuanaland jusqu'à ce que ce dernier
rurales au moins, un trope plein d'imagination propre devienne la République du Botswana en 1966.
52 John L. et Jean Comaroff

maient avec une ironie désabusée, étaient tout à fait Les Tshidi qui avaient depuis longtemps contesté la
explicites. Les seuls Noirs autorisés la nuit dans ses mise en place imposée du homeland réagirent en
rues soumises au couvre-feu étaient ceux qui étaient résistant désormais à toutes les tentatives pour les faire
munis d'une autorisation écrite de leur employeur. A entrer dans le nouveau moule résidentiel. Ils refusèrent
Mafikeng, dire ke ya mmerekong ("je vais travailler" ; de déménager, laissant les maisons à la population
de berekä) impliquait un trajet passant par le pont du mélangée, les "vendus" comme ils les surnommaient,
chemin de fer à côté des bureaux du vigilant Bantu qui commençait à venir d'ailleurs pour travailler dans
Affairs Commissioner, qui articulait tout mouvement l'administration. Le gouvernement avait appelé sa
entre le domaine du travail et celui de la peine. création le "Montshiwa Township", -nommé en guise de
Amère ironie de l'histoire par le passé, à l'époque provocation, pensaient les Tshidi- d'après leur dynastie
:

précoloniale, les Tswana contrôlaient le travail des régnante jadis indépendante. Ils tendaient pour leur
serfs, le plus souvent des Sarwa ("hommes de la part au contraire à parler de cet endroit comme du
brousse", bushmeri) ou des Kgalagadi. Obligés de séjourner Government Compound (enclos gouvernemental),
dans la brousse (nagd) hors de la ville, ces peuples évoquant ainsi les barrières restreignantes de la mine. La
sujets étaient considérés comme des créatures à peine population du township était dite être "nue" (ba apogi-
humaines de la nature sauvage. Maintenant les Tshidi lè) dans la mesure où elle avait été détournée des
eux-mêmes habitaient en dehors de Mafeking, n'y relations physiques et sociales d'une vie setswana
venant que pour y livrer leur force de travail à des convenable. Ainsi pris au piège dans les habitations du
maîtres qui régulaient leur temps et leur espace. bereka, le monde des loyers et des salaires, il n'y avait
L'apparat du pouvoir et de la déshumanisation aurait pas de place pour l'autocréation, pas de temps pour
difficilement pu être plus évident ; le centre de leur générer de la richesse dans les individus. Le township
monde était devenu la périphérie sans repères, le de Montshiwa pouvait bien être tout près, par un coup
monde sauvage au-delà des limites de la ville blanche. de force rhétorique de l'imagination, il avait été placé
Et à chaque traversée du pont, lui-même métaphore du de l'autre côté de la frontière, dans le royaume du
colonialisme, comme Paul Scott nous l'a fait sekgoa.
comprendre12, la structure du monde où ils vivaient était
physiquement tracée.
Mais, ainsi que nous l'avons remarqué, les Rhétorique de la justice
contrastes appartenant à la conscience tshidi n'étaient et injustice de la loi
pas fixés une fois pour toutes. Avec des déplacements
dans la ligne de partage -la "frontière" (Williams, 1973, Une rhétorique du contraste encore plus explicite
p. 264)- entre le travail et la peine, le setswana et le pouvait se manifester dans les cours tshidi. Ces cours
sekgoa, le poids d'imaginaire de ces catégories a (makgotla ; sing, kgotla), et spécialement celle du chef,
changé. De nouveau, le symbolisme de l'espace fournit un avaient toujours occupé une grande place dans la vie
exemple adéquat. Comme conséquence de la politique tshidi. Souvent décrit dans la littérature ethnographique
de développement séparé et de la création de comme quelque chose d'apparenté aux cours de
homelands ethniques pour les Sud-Africains noirs, le justice occidentales, le kgotla recouvrait bien d'autres
gouvernement désigna Mafeking comme premier centre choses. Scène pour le débat politique, les conflits, les
administratif du Bophuthatswana (les Peuples tswana rituels communautaires, et d'autres processus collectifs,
unis). A cette fin, ils jetèrent les bases, dans les années c'était le forum sur lequel la plus grande partie du
I960, d'une large zone résidentielle, à équidistance de débat public prenait place - le contexte dans lequel les
Mafeking et Mafikeng. Construite pour accueillir les Tshidi parlaient entre eux dans le langage du mekgwa
"nouveaux" citoyens du homeland putatif, le township
(commune) recréait en fait la structure familière du lieu
de résidence urbain pour travailleurs noirs. C'était là
l'architecture du travail salarié : les unités locatives de
deux pièces s'étendaient dans une monotonie sans fin 12 - Cf. P. Scott, The Jewel in the Crown, 1978, premier volume du
le long de voies publiques bien éclairées et très The Raj Quartet. Dans la littérature ethnographique, l'utilisation par
favorables au contrôle policier. Aucun bétail ne pouvait Gluckman (1968) de la métaphore du pont -pour saisir un moment
crucial dans la relation contradictoire du colonisateur et du colonisé-
être élevé dans ses cours clôturées, qui étaient aussi est spécialement bien connue.
trop petites pour une mise en culture.
LE FOU ET LE MIGRANT

le melao ya setswana, des conventions du setswana15. service" ou par une retenue sur leur salaire. Les Tshidi
Mais la domination coloniale transforma le kgotla en se plaignaient amèrement du système légal
un rouage de la machine administrative ; il devint un sud-africain, et mettaient parfois dans leur protestation une
tribunal coutumier. En tant que tel, il ne pouvait juger pointe de justice poétique, visible même si elle
que des cas mineurs définis formellement comme manquait de subtilité. En 1969, quelques jeunes gens
setswana, appliquant le mekgwa le melao pour aboutir à appelèrent un arbre situé derrière le kgotla du chef le Bantu
ses décisions. Par ailleurs, tout ce qui était de l'ordre Commissioner's Office et prirent un malin plaisir à se
du sekgoa -c'est-à-dire toute chose impliquant les soulager sur cet arbre après les assemblées publiques.
relations entre les Tshidi et les Blancs, ou ce qui était trop De manière constructive, les Tshidi essayèrent, là où
sérieux pour le chef- devait être géré par le système c'était possible, de faire passer leurs conflits devant le
juridique colonial (puis plus tard post-colonial). La loi kgotla, même si les enjeux sociaux de ceux-ci étaient
du sekgoa était centrée sur les constitutions, les potentiellement plus graves que ce qui en ressortissait
contrats, et la culpabilité individuelle ; non seulement habituellement. Définir une attitude vis-à-vis de la loi
elle mettait en application les idées de personne, de du sekgoa devint en soi un aspect du processus de
propriété et de statut auxquelles les missions avaient règlement des conflits appartenant au setswana ; tout à
préparé les Tshidi, mais elle paraissait étayer tout le fait ouvertement, les Tshidi firent usage de leurs
système du travail salarié. En outre, le kgotla du chef, pouvoirs créatifs pour éluder le contrôle de la loi du
la dernière cour d'appel dans les processus indigènes sekgoa.
de règlement des conflits, devint désormais une cour
de première instance, à partir de laquelle les cas
allaient ensuite au Bantu Commissioner's Office. De Mariage et accouplement
même que Mafeking l'avait emporté sur Mafikeng, de
même les cours du sekgoa l'emportaient sur le kgotla. Cependant ce n'était pas seulement à propos de la
Les procédures et les styles esthétiques de ces cours structure du système légal que les Tshidi réfléchissaient
différaient fortement. Pour les Tshidi, qui avaient une sur le setswana et le sekgoa, le tiro et le bereka, ou
riche tradition d'art oratoire public -ils surnommaient utilisaient ces catégories pour saisir les transformations de
même les hommes d'après leurs talents rhétoriques et leur monde... Ces termes réglaient aussi le contenu de
leurs idiosyncrasies reconnues-, les cours du sekgoa la parole publique. Un exemple particulièrement
étaient marquées par leur discours appauvri. "Un remarquable à cet égard concernait l'élaboration du
magistrat ne veut que savoir ce qui est arrivé", nous dit mariage. Comme nous l'avons dit plus haut, une union
un vieil homme en colère, se faisant ainsi l'écho de la était considérée comme un "état en devenir", une
perception de nombreux Tshidi. "Vite ! Cette loi ou relation qui s'acheminait vers la maturité à travers les
cette autre a-t-elle été violée ? Il ne s'intéresse pas à la années et de nombreux échanges sociaux. Les Tshidi
vie des gens !". Dans le kgotla, le temps n'était pas un ne furent pas longs à remarquer que le travail migrant
problème, et les "faits" étaient débattus comme faisant dérangeait ce processus, et que les migrants prenaient
partie de l'élaboration et de la négociation des souvent d'autres partenaires quand ils étaient au loin. Il
biographies (Comaroff et Roberts, 1981) ; en setswana, en résulta que le kgotla fut constamment saisi par des
contrairement à l'anglais, le fait (fact) et l'acte {deed) femmes pour des cas d'abandon, et il eut fréquemment
sont indiscernables. Un cas (tshekö) était lui-même un à établir le statut des unions. Le plus couramment, il
aspect du tiro, un moment dans le processus continu lui fallait décider si la femme était vraiment une
de l'engagement dans le social. Le magistrat ou le épouse de l'homme accusé, si elle avait juste été une
commissaire aux Affaires bantoues, dont les cours étaient partenaire de passage disposant pour l'avenir de peu de
investies par les signes tangibles du pouvoir d'Etat,
appartenaient sans l'ombre d'un doute au domaine du
bereka. Non seulement ils siégeaient à Mafeking, mais,
le plus souvent, les accusés paraissaient devant eux, à
cause d'un délit prétendument commis au travail, 13 - Le mekgwa le melao ya setswana est typiquement traduit
comme la loi et la coutume des Tswana, bien que les dictionnaires
parce qu'ils avaient violé la propriété d'un Blanc, ou traduisent habituellement mekga et melao respectivement par
parce qu'ils n'avaient pas rempli les obligations de coutumes et lois (voir Schapera, 1938). Pour des raisons discutées par
ailleurs (Comaroff et Roberts, 1981, chap, 3), nous résistons à de
quelque contrat de l'ordre du sekgoa. Et le plus telles traductions légalistes, et nous préférons voir mekgwa le melao
souvent ils devaient payer leurs crimes par un "temps de comme un ensemble indifférencié de signes et de conventions.
54 John L. et Jean Comaroff

droits sur lui. Les ambiguïtés qui entouraient le sous une forme qui n'appartenait qu'à lui, quelque
processus de mariage avaient toujours laissé place à de tels chose d'implicite dans leur expérience. Il y avait une
arguments, mais l'impact du travail salarié devait sorte de reconnaissance stupéfiée de celle-ci dans la
augmenter la fréquence de leur apparition aux proportions manière dont ils réagissaient vis-à-vis de lui, bien qu'ils
d'une épidémie. fussent peu nombreux à pouvoir l'expliquer par des
De façon à faire face à ces difficultés, les Tshidi, mots. En un sens, il était bien sûr l'échantillon d'un
comme les autres Tswana, firent un usage ingénieux type, le "Sioniste", c'est-à-dire le membre d'un de ces
de mots empruntés pour étendre l'opposition entre le cultes chrétiens qui cherchaient à fondre des éléments
setswana et le sekgoa au lien hétérosexuel. Le terme "traditionnels" et "européens" (J. Comaroff, 1985,
vernaculaire pour le processus de mariage, nyalo {go chap. 7 ; Fogelqvist, 1986). Cependant, dans un autre
nyala, mase. ; gonyalwa, fém.), qui avait jusqu'alors sens, il était unique, car il avait effectué le collage
recouvert toutes les formes de liens conjugaux "sioniste" d'une manière hautement originale - révélant
potentiels, vit son aire de référence se réduire : il n'était ainsi encore une fois l'imprévisibilité de l'imagination
désormais utilisé que pour les relations construites de humaine, même soumise étroitement au cadre d'une
manière adéquate (c'est-à-dire de type setswanä). Les culture.
liaisons occasionnelles créées dans le royaume du Le fou est un de ceux qui "insistent sur les
bereka (ou entre les visites à ce royaume) étaient connexions" (Williams, 1973, P- 264) entre les éléments
appelées, en afrikaans, donkie trou, "donkey d'un monde contradictoire ; il est celui qui porte tout à
marriage'. Ces liaisons, par contraste avec les échanges fait littéralement l'insigne de la continuité sur sa
continus du nyalo, étaient établies par le vat en sit poitrine. Les chemins de fer sud-africains l'avaient amené
("empoigner et conclure"). Il était fait clairement aux mines d'or quand il était jeune migrant, et ils
allusion à l'accouplement sans dignité des animaux, acte l'avaient ramené lorsque l'Esprit l'avait appelé à revenir
véritablement non social qui était le fait d'êtres encore une fois "travailler" {dira) parmi son peuple.
humains réduits à l'état de bêtes de somme. Qui plus Nous ne sûmes jamais pourquoi il avait été confié à
est, l'usage de l'afrikaans, la langue de la domination, l'asile. Il se peut que cela ait été dû à son goût de se
n'était pas fortuit. Comme le terme de bereka lui- tenir debout, témoin muet, près du dépôt des chemins
même, il renvoyait le blâme sur ceux qui avaient de fer dans la ville blanche, là où les travailleurs
abîmé le monde social des Tshidi. Avec le temps, le retournant au travail descendaient. Comme les fous et
kgotla sentit qu'il était nécessaire de s'occuper des les sorcières partout ailleurs, il offrait à la société
problèmes causés par ces unions, et les chefs policée une image d'elle-même qu'elle aurait préféré
développèrent une politique à leur sujet. Ils commencèrent à oublier. Car, pour tout ceux qui le regardaient, une
accorder quelques droits aux femmes concernées ; chose était claire : il avait travaillé sur lui-même avec
mais, de manière significative, ces droits à recevoir un un soin méticuleux pour rassembler en une anomalie
soutien étaient alors ouverts en termes d'argent ou de saisissante des choses qui normalement étaient tenues
biens de consommation plutôt qu'en termes de bétail, bien séparées.
la monnaie du mariage setswana. Si ces décisions Par contraste avec le migrant, qui cherchait à se
distinguaient nettement le donkey trou d'autres formes couper des signes et des souvenirs du travail à la mine,
d'union, elles visaient explicitement à reconnaître que le prophète, en dépit du fait qu'il s'était libéré du
d'autres formes de relations étaient produites dans le travail salarié, ne se débarrasserait pas de ses vieilles
sillage du travail salarié, relations qui devaient être bottes de mineur, et on disait qu'il recevait l'inspiration
situées à l'intérieur du monde tshidi. spirituelle de son quartier général à Gauteng
(Johannesburg ; litt, le lieu de l'or). Les lettres "SAR",
aussi, étaient un rappel constant de la relation entre le
Le fou et le migrant centre et la périphérie. Et son habillement évoquait à
la fois les ornements sacerdotaux de l'Eglise anglicane
Mais ce sont peut-être le fou et le migrant eux-mêmes {high church) et les guêtres de l'armée coloniale, tous
qui illustrent le mieux comment les Tshidi invoquent le deux fabriqués à partir de matériaux de rebut, activité
contraste du tiro et du bereka pour agir sur leur typique de la paysannerie. Mais autour de ses genoux,
monde. Le fou ne souffrait d'une perte de la raison de sa nuque et de ses poignets, il portait aussi les
que selon des critères occidentaux. Pour les Tshidi, bandes de cuir de vache que les Tswana utilisent
c'était un moporofeta, visionnaire qui rendait visible, depuis longtemps pour panser le corps, pour le soi-
LE FOU ET LE MIGRANT 55

gner et le protéger. Ainsi il était, par chaque centimètre hommes affrontaient rarement les conflits du
carré de son corps, l'exemple de l'interdépendance de néocolonialisme par la lutte politique directe, cherchant à la
l'urbain et du rural, du travail et de la peine, du place à reconstruire un monde reconnaissable hors de
setswana et du sekgoa. En outre, ses insignes de royauté l'emprise des prédateurs. Ils tournaient ainsi le dos à
cherchaient à réconcilier ces catégories discordantes, une conscience de classe -et à une conscience des
nous rappelant l'assertion de Foucault selon laquelle relations et antagonismes de classe- comme principe
nous désignons comme psychotique ceux qui organisateur de la société sud-africaine. De manière
affrontent les contradictions généralement refoulées (1967). similaire, leur imagination historique, avec son
Bien qu'il s'exprime de manière assez différente, le insistance sur des contrastes inévitables, ne s'arrangeait pas
migrant s'appuyait sur les mêmes catégories, ses bien de l'idée d'une révolution ; d'une révolution qui
paroles et ses actes dessinant la carte d'une tension promettait de mettre fin à ces contrastes et aux forces
entre l'"ici" et le "là", 1'" intérieur" et l'"extérieur", le les sous-tendant. En effet, le processus révolutionnaire
"travail" et la "peine". Cependant sa rhétorique utilisait qui se répand désormais en Afrique du Sud met, de
ces distinctions pour mettre en lumière des manière toujours plus insistante, cette génération au
discontinuités, non des connexions. Ainsi, il représentait son défi de reconsidérer sa vision dualiste du monde.
passé comme un ensemble de moments opposés les
uns aux autres : l'autocréation s'opposait à l'aliénation
comme la vie à la mort, le setswana au sekgoa. Culture et conscience de classe
L'imaginaire, ici, faisait corps avec la biographie. La réponse
du migrant aux contradictions de son monde était de Nous nous sommes occupés dans cet article de la
couper la campagne de la ville, de s'échapper du poétique de l'histoire. Plus spécifiquement, nous avons
domaine du bereka, et de retourner à Mafikeng (ici, à essayé de cerner la manière dont les Tshidi créent un
l'intérieur) pour un avenir fait de tiro. sens d'eux-mêmes par un jeu de l'imagination utilisant
les catégories de leur culture. Nous avons montré
comment l'opposition entre le sekgoa et le setswana a pris
Jeunes et vieux face forme dans le processus colonial ; comment il en vint à
au monde de l'apartheid médiatiser ce processus avec le travail et la peine
comme ses tropes les plus fondamentaux. Notre intérêt
Cette tentative pour renverser les signes de la se porte sur la manière dont la poétique du contraste
domination et de l'intégration animait une grande partie de la entre dans des processus historiques.
pratique contemporaine des Tshidi, depuis leur Comme nous l'avons noté, l'utilisation de contrastes
poursuite de la richesse en bétail jusqu'à leurs énergiques est largement répandue, tout spécialement dans des
cultes thérapeutiques. Son expérience intime avait situations de changement social radical. Elle apparaît
convaincu le migrant que l'opposition entre le avec une force similaire dans la littérature anglaise
setswana et le sekgoa ne souffrait pas de solution. Tandis que (Williams, 1973), dans les catégories sémantiques du
les jeunes Tswana pouvaient chercher, et même Kenya côtier soumis au changement (Parkin, 1979), et
atteindre, une forme de satisfaction sur le lieu de dans les valeurs des habitants des Shetland (Cohen,
travail (cf. Guy et Thabane, 1986), leurs anciens 1979). Mais peut-être y a-t-il quelque chose de
nourrissaient bien peu de tels espoirs. Ces derniers n'étaient particulièrement aigu dans les contradictions d'une société
pas non plus sensibles au discours universaliste qui coloniale racialement codifiée, une société dans
parlait de démocratie, de libération, de politique de la laquel e la distinction entre le dominant et le dominé est
main-d'oeuvre. Ils étaient vivement conscients que les présentée de telle sorte qu'elle paraisse inébranlable et
avancées faites dans leur univers par le travail salarié consacrée par l'usage. Que ceci soit vrai ou non,
les avaient réduits en esclavage ; l'invocation de l'usage poétique du contraste et de l'opposition dans le
distinctions rhétoriques rigides leur permettait de contexte tshidi nous apprend deux choses sur la nature
considérer une solution, non pas par synthèse et même de la culture et de la conscience.
réconciliation, mais par séparation et repli. Repoussés La première est que la culture intervient toujours
dans les réalités d'un mode de subsistance rural, ils directement dans la conscience et dans son expression.
faisaient valoir l'autorité d'une tradition d'orientation Ainsi le contraste tshidi entre le tiro et le bereka, par
masculine dans laquelle les fruits du bereka étaient exemple, n'était pas seulement fonction de l'impact du
dévalués. Qui plus est, jusqu'aux années 1970, ces capitalisme industriel ; c'était un produit de l'interac-
John L. et Jean Comaroff

tion dynamique entre ses formes culturelles et celles d'autres, parlent souvent de leur passé et de leur
de l'ordre précolonial. Bien des anthropologues présent en termes rhétoriques, jouant sur la capacité des
verraient ceci comme une évidence, mais ce point a images verbales et non verbales à connecter et à
souvent été négligé dans les analyses historiques, même séparer, à attirer et à repousser, à transformer ou à
les plus attentives. Pour revenir à un cas célèbre, Van renforcer. Chez eux, pour en revenir à ce que Mitchell disait,
Onselin traite la conscience ouvrière comme une l'histoire et sa représentation ne se distinguent pas
affaire de réaction et de résistance aux conditions du travail facilement. L'histoire repose dans sa représentation ; car la
salarié. Le comportement des mineurs est vu comme représentation, c'est autant la formation de l'histoire
ayant été largement modelé par ce contre quoi ils que l'expression de la conscience. De plus, le réalisme
protestaient, non par les catégories culturelles qu'ils et la rhétorique ne s'opposent pas. La poésie de la
avaient apportées avec eux à la mine. Ceci nous représentation, en somme, n'est pas un embellissement
introduit au second point, à savoir que la culture et la esthétique d'une vérité qui repose ailleurs. Ses
conscience ne sont pas la même chose, et ne peuvent calembours et ses métaphores, ses jeux verbaux et ses
être réduites l'une à l'autre. Il y a un ensemble irrévérences, sont la substance de la pensée et de l'action
complexe de problèmes liés dans cette affirmation, car elle quotidiennes - de la conscience humaine à travers
évoque la rencontre malaisée entre le concept laquelle la culture et l'histoire se construisent l'une
anthropologique de culture et les concepts marxiens l'autre.
d'idéologie et de conscience.
Le concept anthropologique de culture a depuis Traduction de Christian Bouillaud
longtemps été critiqué pour son insistance excessive
sur l'implicite et sur l'ordre des catégories, pour avoir
traité les signes et les symboles comme s'ils étaient
neutres et au-delà de l'histoire, et pour avoir ignoré les 14 - II y a eu bien sûr un certain nombre d'efforts récents pour
aspects qui en faisaient aussi des vecteurs du pouvoir affronter et rectifier au moins certaines de ces critiques (voir, par
exemple, Bourdieu, 1977, Sahlins 1981, 1985).
et de l'autorité14. Par ailleurs, la théorie marxiste a été
prise à partie pour avoir négligé à la fois le substrat de
signification de la conscience et les formes
d'expression de l'idéologie. Les efforts pour joindre ces deux
perspectives, et pallier ainsi leurs imperfections, se
trouvent au centre de nombreux débats théoriques.
Nous avons cherché à mettre en place un point
modeste dans ce débat, à savoir que la conscience doit
être comprise comme le processus actif -implicite ou BIBLIOGRAPHIE
explicite- par lequel les acteurs humains déploient des
catégories culturelles historiquement réactivées pour Alverson, Hoyt, 1978. — Mind in the Heart of Darkness, New
construire leur conscience d'eux-mêmes. Les modes de Haven, CT, Yale U. P.
ce processus peuvent être subtils et divers. Il est aussi Bourdieu, Pierre, 1977. — Outline of a Theory of Practice,
crucial d'explorer les formes dans lesquelles un peuple Cambridge, Cambridge U. P. (1ère éd., Esquisse d'une théorie de
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choisit de s'exprimer et d'agir que d'examiner le Broadbent, Samuel, 1865. — A Narrative of the First Introduction of
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d'événements, ou une relation de rapports passés, nous Campbell, John, 1822. — Travels in South Africa... Being a Narrative
pouvons en conclure qu'il manque d'une telle of a SecondJourney, Londres, Wesley.
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