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Rouch Jean. Culte des génies chez les Sonray. In: Journal de la Société des Africanistes. 1945, tome 15. pp. 15-32.
doi : 10.3406/jafr.1945.2562
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0037-9166_1945_num_15_1_2562
CULTE DES GÉNIES CHEZ LES SONRAY
PAR
Jean ROUGH.
SITUATION GÉNÉRALE.
1. Position géographique.
La région où nous allons évoluer est celle qu'Urvoy appela le Moyen
Nigo,r. C'est le bassin du fleuve qui s'étend de Labbezenga jusqu'à Say.
L'extrapolation doit être faite à tout le pays sonray, soit depuis Djenné
jusqu'à Gaya, sans oublier les petites colonies sonray éparses comme
celles d'Agadès, de Bamako (organisation Hàouta Maïga Godyé), de
Dakar (organisation Souley Maïga) où j'ai pu me rendre compte de la
vigueur des croyances, qui semblait encore accrue par la séparation1.
On réunit en général sous le nom de Sonray, tous les habitants de
la région qui parlent un dialecte sonray. Il faut pourtant y distinguer
en gros les Sonray proprement dits, qui habitent au nord du parallèle de
Tillabéri, les immigrants Djerma et Kado qui vivent au sud de cette
ligne, les immigrants Peuhls métissés Kourtey et Wogo de l'archipel de
Tillabéri, et enfin les pêcheurs Sorko qui constituent une caste très
fermée et très ancienne les classant nettement à part.
1. Il faut étendre ce culte des génies à tout petit groupe de Sonray expatriés. Si
j'en crois Souley Maïga de Dakar, le plus beau « Dongo Hori » auquel il eut joué
du violon eut lieu à Mayence en 1919 sur les bords mêmes du Rhin.
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C'était dans le dessein de savoir ceux qui pouvaient être soumis à
l'esclavage-; mais cette classification est toujours valable. Si « les vrais
musulmans » sont aussi rares que les véritables « infidèles », la major
itédes Sonray rentrent dans la deuxième catégorie. Mais 'toutes les
nuances sont visibles parmi ces « faux musulmans » : il y a des musul
manstièdes qui ne suivent pas avec exactitude la loi coranique et qui ne
manquent pas de participer de façon détournée au culte des génies —
par une offrande anonyme — ; il y a les infidèles qui, malgré une parti
cipation très active au culte des génies, n'en camouflent pas moins celle-
ci derrière un certain zèle musulman — ainsi n'est-il pas rare de voir
un danseur rituel quitter le cercle d'une cérémonie, faire son salam, et
continuer de plus belle les danses de possession — ; il y a, entre ces deux
extrêmes, toutes les transitions possibles.
Les nécessités politiques et économiques entraînèrent ces compromiss
ions entre les deux partis: Les plus farouches musulmans durent se
concilier les bonnes grâces des Sorko « idolâtres » détenteurs du monop
oledu transport sur le fleuve. De l'autre côté, l'on alla même jusqu'à
introduire parmi les génies une famille de génies marabouts — les gandji
koaré — , ou dans les textes rituels des formules islamiques : ay да wàda
irkoy да, je m'adresse à Dieu, ou bismillah.
Mais il n'y avait, après tout, aucune raison à ce que ces deux religions
ne puissent coexister et former un système sinon orthodoxe, du moins
suffisamment homogène. Car si le Coran .dicte une dure loi pour gagner
la paix de Гаи-dëlà, le culte des génies donne un moyen de s'assurer la
paix d'ici-bas. Et' si le génie du tonnerre punit de mort un cultivateur
coupable d'avoir travaillé aux champs le jeudi, ce foudroyé n'en fera
pas moins un très bon « azana », un élu, s'il a mérité la grâce d'Allah.
Autrement dit, si la religion musulmane est à l'échelle de l'éternel,
celle des génies ne semble pas prétendre à dépasser l'échelle du tem
porel.
LES MYTHES
LES RITES.
1. Les textes.
Ces textes sont des formes abstraites des mythes. Transmis par tradi
tion orale, ils ne sont dits que par les agents spécialisés. Ce sont des
prières à leur stade initial d'incantation, de passage de l'humain au
divin," dont chaque phrase aune force. Ils peuvent être collectifs, s'adres
ser à tout^ une famille de génies, ou individuels, destinés à un génie
déterminé. En général, les premiers servent d'entrée en matière, puis
le privilège s'établit, et l'on récite les seconds. Chaque génie en possède
un, ce qui porte à plus de cent textes d'une dizaine de vers au moins ce
livre immatériel de prières que les spécialistes doivent connaître.
Voici, à titre d'exemple, l'un des textes- destiné au génie de l'eau
Harakoy Dikko — j'en connais trois aujourd'hui — .
dikko talaymu bulaymu Dikko Talaymou Boulaymou3
par Damouré Zika son petit-fils. Cette traduction a été vérifié à Paris par M. Saïdou.
8. Exactement « médicament ». Voir plus loin, § rites proprement dits.
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lance, nasse que l'on mouille, ennemi qui vous attaque). Et si dans ces
phrases rentrent souvent des noms de génies, je crois'qu'il faut y voir
davantage des formules de magie *.
2.' La musique.
Tous ces textes ne sont pas simplement récités, ils sont chantés. A
chacun d'eux, correspond un air de musique spécial qui semble avoir
une importance aussi grande que les paroles. Joués simplement au violon
ou au tambour, ces airs de musique suffisent quelquefois, sans qu'aucun
mot ne soit prononcé, à remplir le rôle du texte dont ils semblent alors
contenir toute l'efficience. Ainsi, passant en pirogue au dessus d'un
endroit difficile, le Godyé de Sakoiré jouait-il simplement l'un des airs,
destiné à Harakoy Dikko 2.
3. La danse.
Au son de cette musique, au rythme^ des mots, les danseurs mêlent
leurs pas compliqués. La danse cérémonielle est un des éléments les-plus
importants dû culte. Grâce à elle, l'homme se transforme en un dieu. Ces
danses sont complexes. Au début, les danseurs se suivent les uns der
rière les autres, formant une sorte de lente marche circulaire. dans le
sens des aiguilles d'une montre. Les musiciens sont en dehors -de ce
cercle autour duquel les agents du culte, Sorko ou Zima, s'agitent en
chantant. Sur ce motif simple et général se brodent les danses particu
lières3. La marche majestueuse s'accélère un peu, les pas diminuent de
longueur pour compenser l'augmentation de vitesse. La danse devient
un piétinement saccadé que les agents du culte entourent de toute leur
sollicitude. Et déjà l'on quitte le domaine de la pure chorégraphie pour
entrer dans celui du surnaturel. Ce n'est plus un danseur, ce n'est pas
encore un génie. La mystérieuse métamorphose se traduit par de grands
frissons et des larmes abondantes. Au paroxysme le personnage s'arrête,
s'agenouille et la danse se prolonge et s'achève dans cette immobilité
même.
1. Ce jeu serait le symbole double de la pierre que jette Dongo et du fracas accom
pagnant ce jet.
2. Le Sorko Daoudou, père de Sanhori le propriétaire actuel, a eu la prudence de
confier à Kalia seule, la sœur de" Sanhori, le texte secret permettant un tel usage.
Sanhori ne le connaît pas.
3. Voir le dessin de Dongo (pi. III, 2).
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souvent ornées de cuir et de coquillages ; elles servent exclusivement de-
cannes au génies Gandji Bi (PI. 111, 3).
Vêtements. Enfin de très nombreux vêtements servent à habiller les
génies, une fois incarnés. Ce sont : des vestes, de la couleur, du génie,
de coton noir ou de cuir pour Dongo(Pl. II, 1), rouge pourKirey, rayées
noir et, blanc pour les Gandji Bi ; des écharpes de laine ou de cuir; des
ta-bliers de cuir ornés de cauris et de clochettes ; des coiffures de toile,
de feutre, de paille .ou de cuir ; des colliers et des bijoux ; garde-robe
compliquée d'un théâtre surnaturel.
Tous ces objets, sauf ceux d'un usage constant, sont gardés par les
agents du culte dans de grands couffins.
1. C'est cette poudre ou ce liquide qui s'appellent le, korte. D'où la traduction de
ce mot par « médicament ». Maïs il arrive qu'il n'y ait pas de produit matériel,
simplement une « médecine » supérieure.
\
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nombreux spectateurs, les musiciens, les bari, « chevaux » .des génies,
les prêtres Zima etSorko. Lorsque le génie, flatté par la musique et par
les textes .rituels, prononcés par les prêtres « descend sur son cheval »,
c'est-à-dire s'incarne en son danseur, on le revêt de ses habits rituels,
on lui donne ses objets (PI. II, 2). Dès lors ce n'est plus un homme,
c'est le génie lui-même qui est présent, qui règle la suite de la cérémonie,
qui donne aux prêtres. ses conseils, dicte au peuple ses ordres, le menace,
exige de lui tel sacrifice ou telle cérémonie nouvelle. Puis, apaisé par
les cadeaux, par le sang versé, .il s'en va lentement quittant comme à
regret, le corps pantelant de son bari épuisé.
1. Les tiarkaw.
Une place spéciale- doit être réservée à ces sorciers buveurs de sang.
Ils forment une société particulière et s'entourent d'un grand secret dont
la terreur, semble le principal garant. Liés mystérieusement aux génies
Hargey — qui sont eux mêmes tiarkaw — ils bénéficient des dons redou
tables de ceux-ci : ils volent avec des ailes de feu, leurs yeux rouges
sont lumineux, ils se métamorphosent avec une incroyable facilité. Je
n'ai jamais vu de tiarkaw 2, mais souvent, la nuit, les indigènes apeurés
me montraient une vive lueur qui se déplaçait à mne incroyable vitesse :
c'était, paraît-il, un tiarkaw en maraude.
2. Les musiciens.
Ils ne sont pas tous héréditaires, néanmoins l'apprentissage de père
en fils est le plus répandu. Les musiciens profanes sont très nombreux,
et seuls certains se spécialisent dans la musique sacrée. On peut les
classer suivant l'instrument dont ils se servent.
1. Avec néanmoins des cumuls possibles. Mais seulement en descendant l'échelle
hiérarchique : un Sorko pourra être bari mais non l'inverse.
2. Car « en civil- » ils ne se distinguent pas des autres indigènes, tenant à leur
' anonymat.
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harey kari, joueurs de tambour. Ils-emploient le dom dom, tambour
d'aisselle à tension variable, le gaga tambour d'aisselle à tension fixe, le
turu, tambour sphérique posé à terre, le tubal timbale hémisphérique.
Ces musiciens forment la base rythmique mais aussi, grâce aux notes
variables du dom dom, ils jouent eux-mêmes les airs. Ils sont héréditaires
et descendent de Santama, le premier captif de Faran Maka, qui apprit
la musique en entendant les Taurou, alors détenus par Zinkibarou, jouer
leurs airs de danse l. Ils sont surtout spécialisés dans la musique destinée
aux Taurou et Hargey.
gasu kari, joueurs de calebasse. Ces instrumentistes très spéciaux se
servent d'une calebasse hémisphérique retournée sur le sol, maintenue
à l'aide d'un bâton à encoche glissé sous le pied. Ils frappent sur cette'
calebasse à l'aide de deux sedi, sortes de battoirs composés de cinq joncs
assemblés par une bande de coton. Le son très caractéristique de cet
instrument est surtout agréable aux génies Gandji Bi.
godye, violonistes. Ils se servent du violon monocorde. Un archet de
crins, tendus par un arc de cuivre, fait vibrer une corde de crin tendue
au dessus d'une peaud'iguane recouvrant une demi-calebasse. Malgré
le rudimentaire de cet instrument, les musiciens sont de véritables vir
tuoses. Leur musique semble plaire indifféremment à toutes les familles
de génies. Mais ces instrumentistes réservent, en général^ leur talent à
une famille ou à un génie déterminés. Ils consacrent en conséquence
leur violon par un sacrifice de poulet de la couleur de ce génie.
Mais pour ajouter un pouvoir spirituel à leur instrument, ils le garnis
sentparfois d'un bruiteur spécial, le dibba, qui semble une sorte de
consécration amovible 2. Ce dibba est une longue et flexible lame d'acier,
terminée par une plaque où sont fixés de petits anneaux. On l'adapte
très facilement au manche du violon qu'il prolonge.
Les godye appartiennent souvent au groupe des sonyanké. Les autres
ne semblent pas héréditaires.
molo kari, guitaristes. Ils jouent de la guitare à trois cordes. Le faible
son de celle-ci paraît en avoir limité l'emploi. Ils sont néanmoins très
appréciés par les Zondom.
gese, flûtistes. Ils sont fort adroits mais ne parviennent pas à faire
beaucoup de bruit. Ils sont aussi réservés aux Zondom.
4. Les Zima.
Les Zima sont des prêtres de deuxième ordre. Leur connaissance du
monde des génies leur vient de la fréquentation assidue des fêtes et des
grands initiés. Ils n'ont aucun don héréditaire, mais leur zèle leur a
donné la confiance de certains génies : leur science des textes leur permet
de les évoquer. Ils sont donc en général d'anciens bari. Mais leur manque
d'hérédité leur interdit l'approche directe des génies supérieurs. Ils -se
contenteront des Gandji Bi, passant par la porte de service pour accéder,
par l'intermédiaire de ces génies captifs, à leurs maîtres puissants. Néan
moins le rôle des Zima est loin d'être secondaire. Les Sorko sont rares
et ils les remplacent tant bien que mal: C'est sur eux que les habitants
de la plupart des villages comptent pour leur assurer lès . bonnes grâces
des puissances invisibles. De cet état de fait, le culte des Gandji Bi est
parfois plus étendu que celui des Taurou qui demandent plus de mal 'et
de précautions 5. , '
5. Les Sonyahké.
Ils forment un groupe fermé et héréditaire. On peut les, considérer
comme des Zima supérieurs, dont les dons permettent la fréquentation
plus facile des génies. Nous avons dit que beaucoup d'entre eux étaient
godye, violonistes.- Ils jouent des rôles importants, en dehors du culte
des génies, par exemple celui de circonèiseur 3. Ils sont- spécialisés dans
la chasse aux tiarkaw. Ils ont de plus. la réputation d'être les meilleurs
guérisseurs.
1. Les bari sont plutôt des femmes, mais il n'y a aucune exclusivité de sexe.
2. Ces Zima arrivenL à se créer une hérédité en se réservant, à l'intérieur de leur
famille, certains secrets:
3. Camouflant ainsi, sans doute, plus facilement leurs autres activités aux musul
mans.
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6. Les Do.
Ce groupe également à part ne fait qu'indirectement partie des agents
du culte des génies. Ils descendent de Tokantyeri, une guinéenne (?)
qui fut une amie, sinon une parente de Harakoy Dikko. Cette femme
qui vivait du ' côté de Tombouctou était spécialisée dans les soins aux
blessés par les crocodiles. Après la guerre des Taurou et des Gandji Bi
elle vint s'installer à côté de Tillabéri. Ses descendants, les do, se disent
eux-mêmes harakoy, chefs de l'eau. Mais cette magnifique parenté
semble les avoir un peu endormis dans les honneurs. Si au cours des
cérémonies on continue parfois à leur réciter des textes spéciaux, comme
à de véritables génies, leur rôle est devenu celui de scaphandriers,
nageant sous l'eaû * pour y rechercher les objets perdus ou les cadavres-
des noyés. Ils ne paraissent pas continuer à exercer une autorité sur les
Sorko.. Et pour vivre, ils doivent cultiver les champs 2.
i. La vieille %ima devant des accessoires du culte des génies. - 2. Femme ^ima possédée par un génie.
3 . Le chef Sorko Issa devant le vase faranmaka hampi.
Société des Africanistes, t. XV. Planche III.
r\
niaberi
i. Le Taurou
fulla ; leDongo.
Sorko -Doumba
2. Harakoy
et sa Dikko,
femme.le génie de l'eau. - 5. Le violoniste Godié, coiffé du