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Romain Simenel
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Romain Simenel
Les Dépravés de Dieu
Une jeunesse marocaine sous l’influence du cheytan
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Référence électronique
Romain Simenel, « Les Dépravés de Dieu », Ateliers d'anthropologie [En ligne], 42 | 2015, mis en ligne le 17
novembre 2015, consulté le 04 janvier 2016. URL : http://ateliers.revues.org/10017 ; DOI : 10.4000/ateliers.10017
Romain Simenel
6 Les jeunes hommes célibataires, quant à eux, viennent là pour s’adonner librement au
voyeurisme, entretenir des propos salaces et vulgaires avec les femmes et, parfois, s’initier
avec elles aux pratiques sexuelles. L’espace même du rituel leur est interdit, mais à sa
périphérie des points de rencontre s’organisent çà et là autour d’arganiers massifs. À l’ombre
de ces grands arbres, les « jeunes hommes » et les femmes s’interpellent en utilisant un
vocabulaire interdit dans l’espace domestique tel que les mots « verge », « vagin », « clitoris »,
etc. Les interactions entre le groupe des femmes et celui des « jeunes », toujours teintées de
transgression, commencent par des joutes verbales fondées sur l’emploi d’insultes sexuelles
grossières pour aboutir parfois à des contacts plus rapprochés. Il n’est pas rare de voir de
jeunes veuves4 s’en aller avec les jeunes hommes derrière un rocher pour quelques moments de
plaisir. Pour désigner l’élu de leurs désirs, elles déroulent un petit tapis de prière sur lequel elles
l’invitent à s’asseoir et lui offrent du thé. Le rituel des célibataires qui est décrit ci-après n’est
pas un cas isolé au Maroc, bien au contraire ; les relations rituelles entre hommes célibataires
et veuves sont généralement teintées de sexualité.
7 Les relations rituelles de sexualité entre célibataires hommes et femmes s’inscrivent donc dans
le cadre d’une nette différentiation du traitement de la catégorie jeune en fonction du genre.
Les plus âgés d’entre les hommes qui participent à ce rituel sont désignés par les femmes
comme des jeunes, des chebab. Il peut même arriver qu’un homme veuf d’une cinquantaine
d’années vienne assister à ce rituel et, malgré son âge, soit assimilé à la catégorie « jeune »
par les femmes. En revanche, aucun homme marié n’est admis lors du rituel des célibataires.
Mohamed Alahyane rappelle à propos de ce type de rituel que, selon les femmes, un homme
marié qui transgresse par sa présence la loi des esprits du lieu se verra « manger sa capacité de
procréer » (2004 : 56). S’agissant des femmes qui participent au rituel, les hommes célibataires
les désignent toutes, quel que soit leur âge, par le terme générique de « veuves » (tidgilin
ou tidgalaten), même si elles n’ont jamais été mariées et sont encore vierges. Il y a bien
condensation rituelle puisque toutes les célibataires, tous âges confondus, forment le groupe
des veuves. Par condensation rituelle, nous entendons la superposition, dans la performance du
rituel, de relations normalement antithétiques dans le cours de la vie quotidienne (Houseman
et Severi, 1998). Le rituel des célibataires traite ainsi de manière différente la catégorie d’âge
selon les genres. Les critères de participation à ce rituel se distinguent en fonction des hommes
ou des femmes, et déterminent deux catégories de genre : les « jeunes » du côté masculin, et
les « veuves » du côté féminin. Dans le temps du rituel, le fait pour une femme de n’être pas
mariée l’assimile à une veuve alors que pour un homme, cela fait de lui un jeune. Ainsi, chez
les hommes, c’est clairement le statut de célibataire qui détermine la catégorie jeune, alors que
chez les femmes, on est jeune tant qu’on ne dépasse pas l’âge du mariage en restant célibataire ;
si cet âge est dépassé, on rentre directement dans la catégorie des veuves : la jeunesse des
femmes est effacée au profit de leur statut social, celui de vieilles filles que les jeunes hommes
associent à celui de veuve.
sur les parois d’une grotte ou dans un trou. La sauce et la pâte proviennent d’un repas rituel
préparé sur place par des femmes parvenues à la dernière étape du traitement de leur célibat
(cf. infra). Lors de l’entrée dans la demeure des joad, certaines prescriptions sont à respecter,
telle l’interdiction de prononcer un seul mot, y compris de dire « au nom de Dieu » (bismillah5)
(Rachik, 1990).
10 L’offrande alimentaire accomplie, le célibataire en quête d’un mariage s’endort au pied de la
ruine ou dans la grotte et doit rêver de l’animal qu’il devra sacrifier. À son réveil, à la manière
d’une femme se préparant au mariage, le célibataire prend une douche, se brosse les cheveux
et les dents, se coupe les ongles, se rase, puis s’habille avec de nouveaux vêtements. Au milieu
des sous-vêtements féminins, il prend soin lui aussi de laisser sur place ses anciens vêtements,
ses rognures d’ongles ainsi que tous les ustensiles utilisés pour les soins du corps : gants,
brosses, rasoirs. Ensuite le célibataire est accompagné par les femmes sur une ancienne aire
de battage aujourd’hui réservée à des séances de possession particulières appelées artlulunt,
littéralement « rouler sur soi-même ». Le célibataire s’allonge par terre, se repose un instant
avant de se mettre soudainement à rouler sur lui-même, traversant de part en part l’aire de
battage. D’après les femmes, ce sont les joad qui le font rouler et qui chassent de la sorte le
djinn malveillant qui accaparait sa sexualité. Si, lors de son tournoiement, le célibataire entend
des chants de mariage jaillir du sol, c’est qu’il se mariera très bientôt. Une fois revenu à lui-
même, le célibataire, souvent affligé de boutons, de points noirs ou de verrues sur le visage ou
sur les mains, entreprend de traiter ses problèmes cutanés avec diverses plantes médicinales
poussant sur le site. Les boutons, points noirs et verrues sont souvent associés au célibat, ce
sont ses principales caractéristiques corporelles. Le célibataire devra revenir trois jeudis ou
samedis de suite pour que le rituel soit complet. La troisième visite est consacrée au sacrifice
aux joad. Avec la viande de ce sacrifice, il préparera un repas rituel qui marquera la fin du
traitement. Quelques éléments de ce repas, à savoir de la sauce de couscous et de la pâte à
pain sans sel, seront utilisés pour servir d’offrande aux joad par d’autres femmes ou hommes
célibataires qui en sont à leur première visite.
11 Dans le cas du traitement rituel du célibat dans les ruines des chrétiens, les vêtements, les
brosses, les divers accessoires de bains, mais aussi les cheveux, les poils, les ongles et la
souillure de la peau que l’on retire en se douchant portent en eux les péchés commis dont on
se déleste sur place. La prescription de mise pour qui est venu se décharger de la sorte de sa
honte consiste à repartir du site sans se retourner sous peine de voir son passé avilissant le
rattraper. De la sorte, le djinn mécréant qui avait jeté son dévolu sur le célibataire reste coincé
dans le site rituel après avoir été délogé par les joad ; la personne enfin libérée est présumée en
mesure de se marier. Néanmoins, selon l’explication des femmes, les péchés commis ne sont
pas pour autant effacés, car ils ont été notés définitivement par les deux anges (moulouk, sing.
maleïka) postés sur les épaules de tout un chacun. Seuls la honte ressentie à l’égard de ses
fautes et les stigmates corporels qu’elle provoque sont ainsi laissés aux frontières. Il s’agit pour
le participant de se soulager pour la vie terrestre d’un poids de culpabilité qui n’en pèsera pas
moins lourd dans le décompte post-mortem, mais qu’il est désormais possible de racheter par
un comportement d’adulte. Cependant, la honte des péchés commis et les stigmates corporels
étant considérés comme la principale cause du prolongement du célibat, il faut d’abord que le
célibataire se libère de cette atteinte psycho-physiologique pour espérer trouver une conjointe.
Pour ce faire, il doit au préalable être « pris » par un joad. Cette configuration rituelle est
pourtant totalement marginale et interdite pour un individu de sexe masculin dans une société
musulmane où la possession est uniquement tolérée pour les femmes ou les descendants
d’esclaves, même si le djinn est musulman.
12 Pour les femmes, le rituel des célibataires est de nature initiatique, véritable mise en scène des
préparatifs de la fiancée à la cérémonie de mariage. Pour les hommes, le rituel des célibataires
est un rituel d’initiation sexuelle. Il prend donc une signification différente selon les genres.
Cependant, en dernier recours, ce rituel peut aussi constituer pour un célibataire endurci une
étape initiatique vers le mariage. Pourtant, il n’y a qu’une forme de parcours rituel pour les
célibataires, et celui-ci est conçu pour les femmes et non pour les hommes. Un jeune homme
accomplira de fait toutes les étapes rituelles correspondant aux préparatifs de la mariée. Ainsi
lorsqu’un homme décide d’accomplir le rituel des célibataires, il se met donc, tout comme
les femmes, dans la peau d’une jeune mariée. Après avoir été un « jeune » dans le rituel, le
célibataire se voit traité comme une jeune mariée. Dans ce cas, le célibataire n’utilisera pas
de paroles transgressives à l’encontre des femmes, bien au contraire, son attitude est celle du
respect et de la soumission. Tout au long de l’itinéraire rituel, le célibataire se laisse faire à la
manière d’un possédé, et il est totalement pris en charge par les femmes. À l’affrontement rituel
des jeunes hommes et des veuves, se substitue la solidarité entre célibataires des deux sexes.
Outre le fait que les hommes célibataires participant au rituel sont véritablement accompagnés
par les femmes de leur parenté, le sacrifice clôturant le rituel des unes sert à fournir l’offrande
introductive aux autres, et vice versa. Le célibat prolongé est ainsi l’occasion d’une solidarité
rituelle entre individus de sexes opposés dans la quête du mariage. Il n’est d’ailleurs pas rare
de voir ces liens de solidarité rituelle entre sexes opposés aboutir à de réels liens maritaux,
et c’est peut-être aussi un des moteurs de la forte participation à ce genre de rituels à l’allure
de culte transgressif, faisant office de lieu de rencontre. Il reste à comprendre comment le fait
d’accomplir sciemment un des pires péchés religieux en islam — celui de s’adonner à des rites
hétérodoxes en sanctifiant des génies autochtones au sein, de surcroît, de sites dits chrétiens
— permet de guérir du célibat, alors que celui-ci trouve soi-disant ses racines dans de petits
péchés religieux commis par inadvertance.
possession de jeunes hommes par des djinns. Les hommes mariés, qui se refusent à accepter
que l’on puisse vénérer des saints de la sorte — qui plus est dans des sites chrétiens —, ont
ainsi l’habitude de se rendre une fois par mois dans ces ruines pour brûler les vêtements,
peignes, cheveux et autres reliquats de la honte des célibataires. Cette habitude est justifiée par
leur souci de cacher aux yeux de l’extérieur des pratiques jugées non orthodoxes. Néanmoins,
cette destruction récurrente des vestiges des rituels féminins s’apparente, elle aussi, à un
rituel, et il ne viendrait jamais aux hommes l’idée d’interdire aux femmes de pratiquer leur
rituel dans ces sites. Ils ne font qu’en effacer les traces, rassemblant les sous-vêtements et les
cheveux des célibataires, empreints de désir, avant d’y mettre le feu. Si les hommes mariés
se doivent de refuser l’idée de la confusion entre des sanctuaires musulmans et ces vestiges
chrétiens et de gommer les traces des rituels profanes réalisés par des femmes désespérées, ils
défendent néanmoins les « veuves » contre les actes de propagande menés par les mouvements
islamistes visant à interdire ce type de rituel et à imposer la prière musulmane comme seul
mode de démarche votive8. L’homme d’honneur est celui qui ne craint pas l’impureté associée
au paganisme. Lui seul peut débarrasser les lieux rituels de l’impureté, et permettre que ces
derniers continuent précisément de remplir leur fonction : produire des hommes d’honneur
capables, en bons musulmans, d’enfanter et de mener le jihad. Toutefois, la participation d’un
vieux célibataire à ce rituel reste très mal perçue par les hommes mariés, y compris par ceux
qui y ont participé dans leur jeunesse.
15 Le rituel dans les ruines des chrétiens permet aux célibataires endurcis de camoufler des
travers d’ordres sociaux sous couvert de la transgression religieuse ultime : la participation
à un culte aux génies autochtones. Ce faisant, les jeunes s’éloignent ostensiblement de la
religion musulmane au point d’apparaître aux yeux de leurs pères comme des petits mécréants
(koufar). En reliant le rituel du célibat à celui du mariage, on comprend que le jeune doit
verser dans la transgression jusqu’à apparaître mécréant (kafir) pour redevenir un homme et
un vrai musulman par le mariage. Sous cet angle, le mariage apparaît donc comme un rituel
de conversion au cours duquel le jeune « mécréant » endosse, pour un soir, la plus haute
charge religieuse — celle de commandeur des croyants —, et, pour la vie, sa responsabilité de
musulman. Mais quelle est la logique religieuse qui sous-tend le rôle de la transgression dans
la définition de la catégorie « jeune » et le passage à la catégorie des hommes mariés ? L’étude
des pratiques et des discours transgressifs de ces jeunes au quotidien permet d’apporter les
premiers éléments de réponse.
De la transgression au paradis
16 Comme l’a bien montré Raymond Jamous ([1981] 2002), dans la société marocaine, citadine
et rurale, la transgression est caractéristique des jeunes hommes9. Les jeunes du Souss ne se
limitent pas au temps rituel pour adopter un comportement provocateur quant aux normes
religieuses. Au quotidien, la transgression des jeunes se manifeste dans la surconsommation
de produits haram, de produits désignés illicites par la religion. « Sex, drugs, alcohol and
rock’n’roll », c’est un peu le leitmotiv quotidien de ces jeunes qui passent le plus clair de
leur temps dans les souks où la nuit leur appartient10. Et quitte à franchir les frontières de
l’illicite, ils préfèrent cumuler toutes les infractions au cours de mêmes soirées, des soirées
qu’ils qualifient de « rouges ». Entre eux, les jeunes n’hésitent pas à se moquer de l’islam
ou faire des blagues salaces sur les prophètes. Cependant, si ces jeunes affichent pleinement
dans leurs échanges verbaux une attitude provocatrice à l’égard de la bienséance et de la
religion, ils n’en justifient pas moins constamment leur attitude par l’influence qu’exercent
sur eux les iroumin, à savoir dans ce contexte les « Occidentaux ». En résumé, selon eux,
tout est de la faute des Occidentaux, en l’occurrence des touristes, qui viennent dans la région
depuis le début des années 1970. La transgression émane toujours d’une influence aroumi,
et en cela elle prend l’allure d’une subversion, d’une contagion qui atteint les jeunes. Ainsi,
d’après les dires des plus anciens parmi les jeunes de la région de Mirleft et de Sidi Ifni, la
consommation de haschich débuta dans la région sous l’impulsion des hippies occidentaux qui
avaient l’habitude de s’installer sur les plages et qui, en partant, n’hésitaient pas à jeter par les
vitres ouvertes de leurs voitures des barres de résine de cannabis que les jeunes s’empressaient
de ramasser alors qu’ils n’étaient encore que des enfants. C’est comme cela, disent-ils, qu’ils
se mirent à en fumer. Il en va de même pour l’alcool ou les comportements sexuels : ce sont
les touristes occidentaux qui leur auraient servi de modèle. Au sujet de la sexualité, les jeunes
n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer que le sida fut importé au Maroc par les Occidentaux.
Mais si les jeunes imputent autant la responsabilité aux Occidentaux pour expliquer leur
surconsommation de produits illicites ou l’adoption d’une sexualité libérée, n’est-ce pas parce
qu’ils entendent se construire comme des « martyrs culturels » ? En regard des représentations
véhiculées par leurs discours, tout se passe comme si les péchés transgressifs des jeunes
relevaient d’une vérité inavouable, sauf lorsqu’elle est magnifiée en une tragédie imputée à
l’Occident.
17 Mais ce qui est plus remarquable encore, c’est que si les jeunes s’adonnent à la transgression
sous couvert d’une influence occidentale, ils n’en gardent pas moins en ligne de mire leur salut
post-mortem et une certaine image du paradis ; la transgression et le paradis sont intimement
liés dans leurs représentations religieuses. Là où il me fut le plus donné à comprendre la
dichotomie spirituelle islam/christianisme ou islam/Occident qui anime ces jeunes, c’était
au cours de longues discussions tenues avec eux dans leurs chambres. Autour d’un tajine
préparé par leurs soins, ces discussions commençaient toujours par le témoignage de leur
fascination pour le monde des hippies, de ces jeunes occidentaux rebelles qu’ils admirent pour
leur attitude affranchie de tout respect de la loi. Une fascination qui se manifeste notamment
par la présence de posters de Bob Dylan, de Jimi Hendrix ou de Bob Marley affichés sur
les murs de leurs chambres ; autant de héros de la transgression dont ils affirment qu’ils
seraient venus passer des vacances dans leur région du Sud marocain11. En cela, ces jeunes
reproduisent le discours historico-centrique de leurs aînés pour qui tous les prophètes et grands
personnages de l’histoire ont séjourné ou se sont installés sur ces terres. Néanmoins, les jeunes
gardent rancune contre ces hippies, héros de la transgression, car ils les considèrent comme
les instigateurs de leurs perversions en même temps qu’ils les admirent. En cela, Bob Dylan,
Jimi Hendrix et les hippies apparaissent comme les dignes successeurs des antiques brtgz et
sbagnol, colons chrétiens contre lesquels, dit-on, les saints de la région menèrent le jihad et
dont les ruines frontalières sont les traces les plus tangibles.
revenir pour trop longtemps, car ce serait illogique d’un point de vue religieux, cela reviendrait
à dire que l’on peut s’affranchir de l’islam pour y retourner quand on veut. Aussi, le divorcé
doit tout faire pour que son célibat ne soit pas remarqué, faute de quoi son statut de musulman
pourrait en pâtir.
19 Dans ce cadre, la référence aux Occidentaux permet aux jeunes de disculper l’éducation
islamique qu’ils ont reçue de toute implication dans leurs comportements transgressifs : ils
sont certes déjà musulmans quand ils commettent leurs péchés, cela, ils ne peuvent le nier,
mais ils ne sont musulmans que par naissance, ils n’ont pas sciemment choisi la voie de l’islam.
La transgression de la religion, l’attitude païenne qu’ils adoptent sous couvert de l’influence
occidentale, leur donne la possibilité d’entrer pleinement dans la voie de l’islam par le cœur
en même temps qu’ils accèdent au statut d’homme, d’effectuer une véritable conversion
religieuse au crépuscule de leur jeunesse, et d’obtenir ainsi la possibilité d’un accès au paradis,
tout comme les chrétiens convertis à l’islam auquel le salut post-mortem est garanti. L’idée
selon laquelle un non-musulman qui n’aurait pas eu la chance d’être éduqué à l’islam par ses
parents serait certain de gagner le paradis par le simple fait d’exprimer sa foi en Dieu et en son
prophète est en effet unanimement acceptée dans la région du Sud marocain. Un musulman
converti est d’office un « vrai musulman » contrairement au musulman de naissance. C’est
ainsi que les jeunes tentent de revêtir, aux yeux de Dieu, la peau de véritables mécréants dans
l’optique de faire passer leur repentir à venir pour une véritable conversion. Une fois marié,
un homme ne pourra en revanche plus guère se cacher derrière l’influence occidentale pour
justifier ses penchants transgressifs, de même qu’il ne pourra plus se soulager du poids de la
culpabilité face aux péchés commis en visitant les sites saints ou chrétiens. Il est désormais
dans la position de racheter ses péchés par le repentir religieux en faisant face à Dieu. Le
mariage n’assure pas le paradis, mais il éveille la conscience de la culpabilité et inaugure la
relation « commerciale » avec Dieu qui déterminera le destin post-mortem (Simenel, 2010b).
sultan. Mais si le jeune doit revêtir la figure du sultan pour devenir un homme musulman, la
fiancée doit manifester celle de la sainteté pour devenir une épouse et une mère de famille.
22 Plus qu’une simple confirmation, le mariage est bien vécu comme une forme de « conversion »
à l’islam, en tant que marque de religiosité et non de religion, c’est-à-dire de mise en
conformité avec la manière qu’ont les hommes musulmans du Maroc de vivre leur religion
(à savoir selon le rite malikite). Certes, l’enfant est musulman à partir du 7e jour, lorsqu’il se
voit attribuer un prénom de tradition islamique, mais la religion est alors un fait, et non un
état. C’est ce passage d’un état de fait religieux à un état pratique de religiosité, célébré lors
du mariage, qui marque la fin de la jeunesse.
* *
23 D’un point de vue spirituel, les hommes du Sud-Ouest marocain sont ainsi des « deux fois
nés ». Entre ces deux naissances, la naissance biologique et le mariage, il y a la jeunesse :
le temps de la transgression religieuse, où ils subissent l’influence du cheytan et/ou des
Occidentaux, qui leur permet ensuite de mieux redevenir musulman. Dépravés de Dieu, les
jeunes s’éloignent le plus radicalement possible d’un islam prescriptif pour mieux choisir
d’épouser ensuite la religion par le cœur et devenir des hommes en marche vers le paradis
grâce au mariage. Selon cette logique, plus forte est la transgression, plus spectaculaire sera
la conversion ; et l’on ne s’étonnera pas ainsi de savoir que, dans cette société, les plus
délinquants parmi les jeunes deviennent souvent les plus fervents religieux, et que nombre
d’entre eux sont passés au préalable par l’ultime transgression : le rituel des célibataires.
24 Fort des connaissances sur le comportement des jeunes à l’égard de Dieu, notamment leurs
transgressions réalisées sous le sceau des iroumin, chrétiens ou Occidentaux, une relecture
finale du rituel des célibataires s’offre à la réflexion. Outre le fait que le rituel des célibataires,
tout comme le mariage, met en scène des interactions sociales qui lui sont propres, entre jeunes
hommes et veuves, il concentre en lui la quintessence de la relation entre transgression et salut
post-mortem. Parce que ce rituel est la transgression ultime, il met les célibataires au pied du
mur et leur interdit tout retour en arrière ; l’étape rituelle du paganisme appelle un rituel de
conversion, à savoir le mariage. Seul le mariage peut permettre de remettre à zéro le compteur
des péchés. Entré dans une nouvelle phase de sa vie, l’ancien célibataire devra désormais
soigneusement comptabiliser ses bienfaits dans l’optique de pouvoir entrer au paradis au jour
du jugement dernier.
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Cambridge University Press/Éditions de la MSH).
RACHIK,Hassan
1990 Sacré et sacrifice dans le Haut Atlas marocain (Casablanca, Afrique Orient).
1997 Roumi et Beldi, Égypte Monde arabe, 30-31, en ligne : http://ema.revues.org/1656.
SALIQUET NAVARRO, Luis (Capitaine)
Notes
1 Selon les contextes, le terme aroumi (pl. : iroumin) en tachelhit, dialecte berbère du Sud marocain,
équivalent du terme arabe roumi, peut vouloir dire chrétien ou occidental, voire les deux (SIMENEL,
2010c). Comme le rappelle Hassan RACHIK (1997 : 293), « le mot roumi, qui dériverait de al-roum
(Byzance), désigne le chrétien et tout ce qui est originaire de l’Occident ». D’après le même auteur,
par opposition « le mot beldi signifie littéralement “du pays” (balad) et s’applique à tout ce qui est
exclusivement “local” et “indigène” » (ibid.). Rappelons qu’en tachelhit, aroumi est le seul terme pour
qualifier le « chrétien ».
2 La désignation brtgz sert à nommer d’antiques chrétiens, groupes de pécheurs venus de l’Océan à une
époque imaginaire où celui-ci mouillait les montagnes de l’Atlas (SIMENEL, 2010a : 102), et renvoie en
même temps à la conquête portugaise des côtes marocaines entre le XVe et le XVIIIe siècle.
3 Tout comme les humains, les djinns ont des religions. Certains sont mécréants et païens (koufar),
d’autres sont juifs (oudey) ou encore musulmans (muslimin). L’une des fonctions mystiques des saints
dans le Souss est précisément de convertir les djinns à l’Islam.
4 Dans le Souss, les mariages entre des hommes âgés et de très jeunes femmes sont nombreux, aussi est-
il logique de constater l’existence d’un nombre assez important de jeunes veuves.
5 À chaque fois que l’on commence une action ou que l’on passe une porte, un seuil, il est d’usage de
dire bismillah, « au nom de Dieu ».
6 On désigne par le terme Chleuhs, les populations berbérophones du Sud-Ouest marocain parlant le
tachelhit, un des trois dialectes berbères du Maroc.
7 Cf. l’article de R. Jamous dans ce volume.
8 Depuis une quinzaine d’années, des groupes islamistes, principalement salafistes, sillonnent les
campagnes marocaines afin d’interdire la tenue de rituels comportant des sacrifices aux djinn ou visant
à l’adoration des saints.
9 Hormis les jeunes, certains personnages marginaux comme les poètes peuvent aussi se comporter de
manière transgressive, notamment par la parole.
10 De manière générale, au Maroc, les jeunes ne vivent pas dans les douars. Vers l’âge de 13 ans,
l’adolescent quitte souvent le domicile de ses parents pour aller vivre au souk la plupart de son temps.
11 La période hippie est d’autant plus restée une référence pour plusieurs générations de jeunes dans ces
régions, que, depuis les années 1960-1970, la venue de jeunes occidentaux a diminué.
Référence électronique
Romain Simenel, « Les Dépravés de Dieu », Ateliers d'anthropologie [En ligne], 42 | 2015, mis en
ligne le 17 novembre 2015, consulté le 04 janvier 2016. URL : http://ateliers.revues.org/10017 ; DOI :
10.4000/ateliers.10017
À propos de l’auteur
Romain Simenel
Chargé de recherche IRD, PALOC–UMR 208, IRD/Museum national d’histoire naturelle
romain.simenel@ird.fr
Droits d’auteur
Tous droits réservés
Résumés
La transgression est-elle un trait structurant de la catégorie « jeune » au Maroc ? Comment le
rapport à la religion, en l’occurrence à l’islam, intervient-il dans la distinction des catégories
d’âge social ? À quel point la relation à Dieu diffère-t-elle selon que l’on soit « jeune »
ou « homme d’honneur » ? Déconsidéré, voire rejeté par l’islam, le célibat, surtout s’il se
prolonge, semble être l’angle de vue le plus pertinent pour explorer les limites de ce qui
fait un jeune. Cet article part de l’analyse d’un rituel de traitement du célibat pratiqué dans
de nombreuses régions du Sud-Ouest marocain — rituel qui permet de définir la catégorie
« jeune » sous l’angle croisé des rapports de genre et de la religion —, avant de développer
une réflexion plus générale sur les représentations liées à la jeunesse masculine – notamment
dans le rapport qu’elle entretient avec la vie « licite » et le jugement divin. Il s’agit alors de
démontrer que dans le Sud marocain, du point de vue religieux, les hommes sont des « deux fois
nés ». C’est entre ces deux « naissances », la naissance biologique et le mariage, que se situerait
la jeunesse. Elle serait un temps de transgression religieuse durant lequel les jeunes subissent
l’influence du cheytan et de l’Occident avant de mieux redevenir musulman. Dépravés de
Dieu, ces jeunes s’éloigneraient le plus radicalement possible d’un islam prescriptif pour
mieux choisir d’épouser ensuite la religion par le cœur et devenir des hommes en marche vers
le paradis grâce au mariage.
Entrées d’index
Mots-clés : altérité, célibat, djinn, islam, jeunes, jihad, mariage, rituel, ruines, sexualité
Keywords : alterity, celibacy, djinn, Islam, jihad, marriage, ritual, ruins, sexuality,
youths, Morocco
Géographique : Maroc