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Les Dépravés de Dieu

Article  in  Ateliers D Anthropologie · November 2015


DOI: 10.4000/ateliers.10017

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Romain Simenel
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Ateliers d'anthropologie
42  (2015)
Les « jeunes » dans le sud de la Méditerranée

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Romain Simenel
Les Dépravés de Dieu
Une jeunesse marocaine sous l’influence du cheytan
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Référence électronique
Romain Simenel, « Les Dépravés de Dieu », Ateliers d'anthropologie [En ligne], 42 | 2015, mis en ligne le 17
novembre 2015, consulté le 04 janvier 2016. URL : http://ateliers.revues.org/10017 ; DOI : 10.4000/ateliers.10017

Éditeur : LESC (Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative)


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Les Dépravés de Dieu 2

Romain Simenel

Les Dépravés de Dieu


Une jeunesse marocaine sous l’influence du cheytan
1 La transgression est-elle un trait structurant de la catégorie jeune au Maroc  ? Comment le
rapport à la religion, en l’occurrence à l’islam, intervient-il dans la distinction des catégories
d’âge social  ? À quel point la relation à Dieu diffère-t-elle selon que l’on soit «  jeune  »
ou «  homme d’honneur  »  ? Déconsidéré, voire rejeté par l’islam, le célibat, surtout s’il se
prolonge, semble être l’angle de vue le plus pertinent pour explorer les limites de ce qui fait un
jeune. En effet, au Maroc, comme dans beaucoup d’autres endroits du monde, les cérémonies
de mariage revêtent le caractère d’un rite de passage d’une classe ou d’une catégorie d’âge
à une autre (Van Gennep, [1909] 1981  : 124). Comme le rappelle Raymond Jamous, «  le
jeune homme quitte sa condition de célibataire irresponsable et fait ses premiers pas dans la
carrière d’homme d’honneur » ([1981] 2002 : 258). En tant que rite de passage cependant,
le mariage marocain est indissociable d’un ensemble varié de rituels, parmi lesquels ceux
organisés par les célibataires dont il est le chaînon final ou l’aboutissement. S’agissant des
jeunes dans le monde musulman, cette remarque conforte l’hypothèse selon laquelle il n’y
aurait pas un rite de passage unique faisant passer une personne de la catégorie de jeune à
la catégorie d’adulte, mais une série de rituels distincts à vocation communautaire (Fabre,
1996). Le rituel des célibataires, totalement complémentaire du mariage dont il constitue un
préliminaire, s’avère très explicite quant à la définition de la catégorie de jeune en fonction de
la religion et du rapport de genre. L’analyse d’un rituel de traitement du célibat pratiqué dans
de nombreuses régions du Sud-Ouest marocain permettra d’aborder les représentations liées
à la jeunesse masculine dans sa relation notamment au licite et au jugement divin.
2 Dans le Sud-Ouest marocain, plus particulièrement le Souss (région d’Agadir), des femmes
célibataires de tout âge, vieilles filles ou veuves, se retrouvent sur les sites d’anciens greniers à
grain, d’habitations fortifiées en ruines ou encore de cimetières à l’abandon. Elles y organisent
des rituels hebdomadaires dont l’objectif affirmé est de mettre un terme au célibat. Ces sites
en ruines et ces cimetières abandonnés marquent les terres collectives aux confins du territoire
des tribus et fractions du Souss, loin des hameaux et du regard de leurs habitants. Toutes ces
constructions sont pleinement autochtones. Cependant, les ruines qui hébergent les rituels de
« guérison » du célibat sont perçues localement comme les restes d’une ancienne occupation
chrétienne, à laquelle une lutte (jihad) locale aurait mis fin. Ainsi ces anciens cimetières,
bien que conformes à la configuration des cimetières musulmans, sont qualifiés de cimetières
« chrétiens », iroumin1. Le terme iroumin désigne ici d’anciens chrétiens colonisateurs qui
se distinguent en différents groupes identifiés  : brtgz, sbbagnol, ingliz ou encore franciss.
La référence aux chrétiens, et plus particulièrement à la catégorie des antiques brtgz, se
retrouve un peu partout au Maroc2. Hauts lieux du jihad, ces sites frontaliers servent de
domaine rituel réservé aux femmes célibataires et sont, en leur présence, strictement interdits
aux hommes mariés. Seuls les hommes célibataires, que les femmes nomment chebab, les
« jeunes », sont autorisés à s’approcher de l’espace rituel. Ces rituels de femmes célibataires
sont ainsi l’occasion de rencontres libertines occasionnelles avec de jeunes hommes non
mariés (15-35  ans environ). De tels sites rituels incarnent en tout point l’hétérotopie selon
Michel Foucault (1984), à savoir une localisation physique de l’utopie à l’écart du monde
commun, un lieu où les règles « ordinaires » sont suspendues.
3 Les matériaux présentés dans cet article ont été recueillis lors de multiples séjours de terrain
entre  2002 et  2011 dans la région des Aït Ba’amran, mais aussi dans la région de Tiznit
plus largement. Ils émanent de l’observation, de faits, de gestes et de paroles, permise par la
participation progressive au rituel du traitement du célibat, mais aussi du recueil de discours
sur ce rituel dans d’autres contextes, notamment au sein de l’espace domestique. Toutes les
discussions ont été menées en langue tachelhit, dialecte berbère du Sud-Ouest marocain. Le
principal rituel analysé est celui se déroulant non loin du douar de Tanulmi, situé à une dizaine

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Les Dépravés de Dieu 3

de kilomètres de la commune de Lkhemis Tiourza. L’étude d’autres rituels similaires dans la


région a pu enrichir le développement de la problématique. Mais celui de Tanulmi est d’autant
plus important qu’il a, de manière étonnante, retenu l’attention d’un capitaine de l’armée
d’occupation espagnole, Luis Saliquet Navarro, il y a de cela plus de soixante-dix ans (1941).
Or, sa description correspond en tout point à l’observation réalisée entre 2002 et 2011, ce qui
permet de postuler une certaine profondeur historique et stabilité sociale de ce type de rituel
et, de ce fait, d’invalider d’entrée les interprétations exclusivement contemporanéistes.

Une complainte des désirs entre « veuves » et « jeunes


hommes »
4 Les femmes accomplissant ces rituels sont des célibataires, veuves, divorcées, ou ayant
dépassé l’âge auquel les femmes ont l’habitude d’être demandées en mariage, une vingtaine
d’années environ. La plupart de ces femmes présentent des lésions corporelles et des
troubles psychologiques. Les problèmes psychologiques et corporels traités dans ces ruines
frontalières, de l’insomnie à la dépression, du mutisme à la névrose, de l’acné aux verrues
et aux furoncles, sont catégorisés localement comme des maladies portant la marque du
cheytan (mauvais esprit), de celui qui s’est écarté du chemin de Dieu. Ces maux témoignent de
l’emprise d’un djinn mécréant (kafir) sur la personne humaine qui parasite son comportement
ou son métabolisme. Pour les Aït Ba’amran et bien d’autres tribus du Souss, ces maladies
frappent plus particulièrement ceux qui ont transgressé des interdits religieux. Il s’agit
généralement d’interdits anodins transgressés de manière involontaire, par ignorance ou par
étourderie. Ces péchés religieux (dnoub) peuvent être liés à un premier usage non maîtrisé de
la magie, de la violence ou à un manque de respect envers les parents ou les morts, mais le
plus souvent ils relèvent de l’inadvertance rituelle comme celle d’oublier de dire « au nom de
Dieu » (bismillah) avant de manger. Ces péchés sont révélateurs d’un moment de faiblesse que
le djinn mécréant met à profit pour prendre possession d’une personne. Une fois contractées,
ces maladies sont entretenues, dit-on, par le sentiment de honte (hchuma) éprouvé par celui
qui a commis un tel péché et qui est habité par un djinn malveillant, un cheytan. La peau est le
terrain privilégié pour le développement de ces maladies honteuses, et c’est particulièrement
la peau des parties du corps visibles au quotidien, celle du visage et des mains, qui est atteinte.
La spécificité des rituels de célibataires est justement le traitement des symptômes corporels
et psychiques d’une honte accumulée de longue date, une honte vécue comme un véritable
obstacle au mariage.
5 Les femmes voient la présence de saints dans ces sites «  chrétiens  », sans pour autant
que leur existence soit matérialisée — par un tombeau spécifique, un cairn ou un arbre —
comme il est généralement d’usage. Elles n’adoptent pas non plus le comportement rituel de
rigueur dans un lieu saint. Au contraire, elles y accomplissent des actes profanes, exposant
au grand jour leur nudité, leurs sous-vêtements, y réalisant des soins d’hygiène corporelle,
empruntant un vocabulaire voire un comportement sexuel proscrit dans la vie quotidienne ou
encore s’adonnant à des séances de possession par des génies autochtones, les joad (djinns
musulmans3 du lieu, bienveillants à l’égard des humains). Néanmoins, les femmes justifient
leurs comportements rituels en affirmant que les joad occupants les sites dits « chrétiens »
ont été convertis à l’islam par les saints. Ainsi, les femmes font bien la différence entre les
sites saints canoniques et les sites chrétiens, mais elles se réfèrent à l’image du saint pour
légitimer le fait d’y pratiquer des rituels jugés non orthodoxes par les hommes. Les rituels
qu’elles accomplissent dans les ruines sont envisagés comme des recours extrêmes en cas de
célibat prolongé. En effet, derrière la honte affichée des petits péchés religieux, il s’agit bien
d’assouvir « chez les chrétiens » quelque chose de sale et de terriblement déshonorant : le
désir éperdu de sexualité, une sexualité de célibataire pour l’heure infertile puisque justement
accaparée par des djinns mécréants. Au Maroc, l’onanisme est en effet largement interprété
en termes de sévices sexuels commis par un djinn sur une personne humaine (Simenel, 2014).
Dans les ruines, derrière la figure du saint, se cache ainsi la dévotion que les femmes vouent
toujours aux génies autochtones nichés dans des sites chrétiens afin d’exprimer des désirs que
les saints de l’islam leur refusent d’assouvir.

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Les Dépravés de Dieu 4

6 Les jeunes hommes célibataires, quant à eux, viennent là pour s’adonner librement au
voyeurisme, entretenir des propos salaces et vulgaires avec les femmes et, parfois, s’initier
avec elles aux pratiques sexuelles. L’espace même du rituel leur est interdit, mais à sa
périphérie des points de rencontre s’organisent çà et là autour d’arganiers massifs. À l’ombre
de ces grands arbres, les «  jeunes hommes  » et les femmes s’interpellent en utilisant un
vocabulaire interdit dans l’espace domestique tel que les mots « verge », « vagin », « clitoris »,
etc. Les interactions entre le groupe des femmes et celui des « jeunes », toujours teintées de
transgression, commencent par des joutes verbales fondées sur l’emploi d’insultes sexuelles
grossières pour aboutir parfois à des contacts plus rapprochés. Il n’est pas rare de voir de
jeunes veuves4 s’en aller avec les jeunes hommes derrière un rocher pour quelques moments de
plaisir. Pour désigner l’élu de leurs désirs, elles déroulent un petit tapis de prière sur lequel elles
l’invitent à s’asseoir et lui offrent du thé. Le rituel des célibataires qui est décrit ci-après n’est
pas un cas isolé au Maroc, bien au contraire ; les relations rituelles entre hommes célibataires
et veuves sont généralement teintées de sexualité.
7 Les relations rituelles de sexualité entre célibataires hommes et femmes s’inscrivent donc dans
le cadre d’une nette différentiation du traitement de la catégorie jeune en fonction du genre.
Les plus âgés d’entre les hommes qui participent à ce rituel sont désignés par les femmes
comme des jeunes, des chebab. Il peut même arriver qu’un homme veuf d’une cinquantaine
d’années vienne assister à ce rituel et, malgré son âge, soit assimilé à la catégorie « jeune »
par les femmes. En revanche, aucun homme marié n’est admis lors du rituel des célibataires.
Mohamed Alahyane rappelle à propos de ce type de rituel que, selon les femmes, un homme
marié qui transgresse par sa présence la loi des esprits du lieu se verra « manger sa capacité de
procréer » (2004 : 56). S’agissant des femmes qui participent au rituel, les hommes célibataires
les désignent toutes, quel que soit leur âge, par le terme générique de «  veuves  » (tidgilin
ou tidgalaten), même si elles n’ont jamais été mariées et sont encore vierges. Il y a bien
condensation rituelle puisque toutes les célibataires, tous âges confondus, forment le groupe
des veuves. Par condensation rituelle, nous entendons la superposition, dans la performance du
rituel, de relations normalement antithétiques dans le cours de la vie quotidienne (Houseman
et Severi, 1998). Le rituel des célibataires traite ainsi de manière différente la catégorie d’âge
selon les genres. Les critères de participation à ce rituel se distinguent en fonction des hommes
ou des femmes, et déterminent deux catégories de genre : les « jeunes » du côté masculin, et
les « veuves » du côté féminin. Dans le temps du rituel, le fait pour une femme de n’être pas
mariée l’assimile à une veuve alors que pour un homme, cela fait de lui un jeune. Ainsi, chez
les hommes, c’est clairement le statut de célibataire qui détermine la catégorie jeune, alors que
chez les femmes, on est jeune tant qu’on ne dépasse pas l’âge du mariage en restant célibataire ;
si cet âge est dépassé, on rentre directement dans la catégorie des veuves : la jeunesse des
femmes est effacée au profit de leur statut social, celui de vieilles filles que les jeunes hommes
associent à celui de veuve.

Le « jeune » dans la peau de la mariée


8 Occasionnellement, les plus âgés des hommes célibataires, ceux qui ont largement dépassé
l’âge moyen du mariage, entreprennent le même parcours rituel que les femmes cherchant à se
marier. Il s’agit alors d’honorer puis de se faire posséder par les joad, les djinns musulmans qui
occupent les sites chrétiens. Ces célibataires sont eux aussi atteints de problèmes psychiques et
dermatologiques caractéristiques de leur célibat prolongé que les visites aux mausolées n’ont
pas suffi à résoudre. Ils viennent, accompagnés par des femmes de leur entourage, accomplir le
rituel dans les sites chrétiens. Pour un individu de sexe masculin, la participation à un tel rituel
féminin dans un site chrétien est l’étape ultime d’un itinéraire rituel codifié qui l’a fait passer
par divers lieux saints sans que ces visites ne lui aient permis de mettre un terme au célibat.
9 Tout comme la femme célibataire en quête d’un mari, veuve, divorcée ou vieille fille, le
célibataire accomplit une première offrande aux joad, là où les femmes situent leurs demeures :
un coin de ruine, une grotte ou un trou situé à proximité du site rituel. Cette offrande est
constituée de sauce de couscous et de pâte à pain sans sel, les djinns en général n’aimant pas
la nourriture salée. Elle est versée ou collée de la main gauche sur un coin de mur en ruine,

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sur les parois d’une grotte ou dans un trou. La sauce et la pâte proviennent d’un repas rituel
préparé sur place par des femmes parvenues à la dernière étape du traitement de leur célibat
(cf. infra). Lors de l’entrée dans la demeure des joad, certaines prescriptions sont à respecter,
telle l’interdiction de prononcer un seul mot, y compris de dire « au nom de Dieu » (bismillah5)
(Rachik, 1990).
10 L’offrande alimentaire accomplie, le célibataire en quête d’un mariage s’endort au pied de la
ruine ou dans la grotte et doit rêver de l’animal qu’il devra sacrifier. À son réveil, à la manière
d’une femme se préparant au mariage, le célibataire prend une douche, se brosse les cheveux
et les dents, se coupe les ongles, se rase, puis s’habille avec de nouveaux vêtements. Au milieu
des sous-vêtements féminins, il prend soin lui aussi de laisser sur place ses anciens vêtements,
ses rognures d’ongles ainsi que tous les ustensiles utilisés pour les soins du corps  : gants,
brosses, rasoirs. Ensuite le célibataire est accompagné par les femmes sur une ancienne aire
de battage aujourd’hui réservée à des séances de possession particulières appelées artlulunt,
littéralement « rouler sur soi-même ». Le célibataire s’allonge par terre, se repose un instant
avant de se mettre soudainement à rouler sur lui-même, traversant de part en part l’aire de
battage. D’après les femmes, ce sont les joad qui le font rouler et qui chassent de la sorte le
djinn malveillant qui accaparait sa sexualité. Si, lors de son tournoiement, le célibataire entend
des chants de mariage jaillir du sol, c’est qu’il se mariera très bientôt. Une fois revenu à lui-
même, le célibataire, souvent affligé de boutons, de points noirs ou de verrues sur le visage ou
sur les mains, entreprend de traiter ses problèmes cutanés avec diverses plantes médicinales
poussant sur le site. Les boutons, points noirs et verrues sont souvent associés au célibat, ce
sont ses principales caractéristiques corporelles. Le célibataire devra revenir trois jeudis ou
samedis de suite pour que le rituel soit complet. La troisième visite est consacrée au sacrifice
aux joad. Avec la viande de ce sacrifice, il préparera un repas rituel qui marquera la fin du
traitement. Quelques éléments de ce repas, à savoir de la sauce de couscous et de la pâte à
pain sans sel, seront utilisés pour servir d’offrande aux joad par d’autres femmes ou hommes
célibataires qui en sont à leur première visite.
11 Dans le cas du traitement rituel du célibat dans les ruines des chrétiens, les vêtements, les
brosses, les divers accessoires de bains, mais aussi les cheveux, les poils, les ongles et la
souillure de la peau que l’on retire en se douchant portent en eux les péchés commis dont on
se déleste sur place. La prescription de mise pour qui est venu se décharger de la sorte de sa
honte consiste à repartir du site sans se retourner sous peine de voir son passé avilissant le
rattraper. De la sorte, le djinn mécréant qui avait jeté son dévolu sur le célibataire reste coincé
dans le site rituel après avoir été délogé par les joad ; la personne enfin libérée est présumée en
mesure de se marier. Néanmoins, selon l’explication des femmes, les péchés commis ne sont
pas pour autant effacés, car ils ont été notés définitivement par les deux anges (moulouk, sing.
maleïka) postés sur les épaules de tout un chacun. Seuls la honte ressentie à l’égard de ses
fautes et les stigmates corporels qu’elle provoque sont ainsi laissés aux frontières. Il s’agit pour
le participant de se soulager pour la vie terrestre d’un poids de culpabilité qui n’en pèsera pas
moins lourd dans le décompte post-mortem, mais qu’il est désormais possible de racheter par
un comportement d’adulte. Cependant, la honte des péchés commis et les stigmates corporels
étant considérés comme la principale cause du prolongement du célibat, il faut d’abord que le
célibataire se libère de cette atteinte psycho-physiologique pour espérer trouver une conjointe.
Pour ce faire, il doit au préalable être « pris » par un joad. Cette configuration rituelle est
pourtant totalement marginale et interdite pour un individu de sexe masculin dans une société
musulmane où la possession est uniquement tolérée pour les femmes ou les descendants
d’esclaves, même si le djinn est musulman.
12 Pour les femmes, le rituel des célibataires est de nature initiatique, véritable mise en scène des
préparatifs de la fiancée à la cérémonie de mariage. Pour les hommes, le rituel des célibataires
est un rituel d’initiation sexuelle. Il prend donc une signification différente selon les genres.
Cependant, en dernier recours, ce rituel peut aussi constituer pour un célibataire endurci une
étape initiatique vers le mariage. Pourtant, il n’y a qu’une forme de parcours rituel pour les
célibataires, et celui-ci est conçu pour les femmes et non pour les hommes. Un jeune homme
accomplira de fait toutes les étapes rituelles correspondant aux préparatifs de la mariée. Ainsi

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Les Dépravés de Dieu 6

lorsqu’un homme décide d’accomplir le rituel des célibataires, il se met donc, tout comme
les femmes, dans la peau d’une jeune mariée. Après avoir été un « jeune » dans le rituel, le
célibataire se voit traité comme une jeune mariée. Dans ce cas, le célibataire n’utilisera pas
de paroles transgressives à l’encontre des femmes, bien au contraire, son attitude est celle du
respect et de la soumission. Tout au long de l’itinéraire rituel, le célibataire se laisse faire à la
manière d’un possédé, et il est totalement pris en charge par les femmes. À l’affrontement rituel
des jeunes hommes et des veuves, se substitue la solidarité entre célibataires des deux sexes.
Outre le fait que les hommes célibataires participant au rituel sont véritablement accompagnés
par les femmes de leur parenté, le sacrifice clôturant le rituel des unes sert à fournir l’offrande
introductive aux autres, et vice versa. Le célibat prolongé est ainsi l’occasion d’une solidarité
rituelle entre individus de sexes opposés dans la quête du mariage. Il n’est d’ailleurs pas rare
de voir ces liens de solidarité rituelle entre sexes opposés aboutir à de réels liens maritaux,
et c’est peut-être aussi un des moteurs de la forte participation à ce genre de rituels à l’allure
de culte transgressif, faisant office de lieu de rencontre. Il reste à comprendre comment le fait
d’accomplir sciemment un des pires péchés religieux en islam — celui de s’adonner à des rites
hétérodoxes en sanctifiant des génies autochtones au sein, de surcroît, de sites dits chrétiens
— permet de guérir du célibat, alors que celui-ci trouve soi-disant ses racines dans de petits
péchés religieux commis par inadvertance.

Les ruines de chrétiens ou le domaine de la transgression


ultime
13 Pour devenir un homme, un jeune célibataire endurci doit passer par la frontière des genres
et des religions, il doit incarner la tension religieuse entre un islam local et un paganisme
local en participant au rituel des célibataires. Tout à la fois espace forclos du désir et lieu
improbable de l’enracinement des anciens habitants, les sites chrétiens frontaliers sont un
refuge pour les corps solitaires des jeunes célibataires encombrés de pulsions récurrentes, le
lieu où, par le souvenir du jihad, ils se débarrassent de leurs travers et soulagent leur esprit de la
honte, espérant ainsi revenir dans le droit chemin de Dieu. Point le plus extrême de la relation
symbolique et psychologique établie par la société musulmane entre jeunesse masculine et
transgression, le rituel des célibataires illustre la tension religieuse rémanente du passage de
la catégorie des jeunes à celle des hommes mariés. Cette tension est également portée à son
paroxysme lors de la cérémonie du mariage. Le comportement transgressif des jeunes hommes
dans le rituel des célibataires fait écho à celui qu’ils adoptent au cours de la cérémonie de
mariage. Comme l’a décrit Raymond Jamous ([1981] 2002), les acolytes du marié se livrent en
public à l’évocation plus ou moins insinuée de la sexualité par leurs propos et les gestes osés
adressés aux danseuses. Ce faisant, ils tournent en dérision les valeurs de l’honneur qui fondent
la dignité de leurs pères pour mieux se les réapproprier. Dans le Sud-Ouest marocain et plus
particulièrement chez les Chleuhs6, ces danseuses sont considérées comme des prostituées que
l’on désigne bien souvent comme les tidgillin, les veuves. Les termes et l’attitude employés
par les jeunes à l’égard des danseuses lors de cette séquence de la cérémonie de mariage
sont en tous points similaires à ceux qu’ils emploient pendant le rituel des célibataires vis-
à-vis des femmes présentes. À l’inverse lors de la cérémonie de mariage, le marié adopte
un comportement très respectueux à l’égard des femmes et évite toute interaction avec les
danseuses  ; il incarne en effet progressivement la figure du sultan7. Son attitude est alors
pleinement dictée par son rôle, même si, quelques mois plus tôt, ce même homme fanfaronnait
de manière blasphématoire lors du mariage d’un de ses amis.
14 Aux yeux de leurs pères, la participation des jeunes au rituel des femmes célibataires relève
de la transgression. Ces derniers considèrent en effet que ces sites chrétiens ne sont en rien
marqués du sceau de la sainteté, et ils assimilent l’activité rituelle s’y déroulant à un paganisme
d’autant plus répréhensible qu’il est accompagné d’une sexualité hors mariage totalement
prohibée au quotidien. Ces hommes respectables ne manquent pas non plus de souligner le
caractère profane des gestes rituels, la non-formulation de l’expression « au nom de Dieu »
(bismillah), qui est pourtant un préalable à toute offrande, l’emploi de la main gauche pour
déposer le sacrifice, alors qu’il est d’usage d’utiliser la main droite, la nudité ou encore la

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Les Dépravés de Dieu 7

possession de jeunes hommes par des djinns. Les hommes mariés, qui se refusent à accepter
que l’on puisse vénérer des saints de la sorte — qui plus est dans des sites chrétiens —, ont
ainsi l’habitude de se rendre une fois par mois dans ces ruines pour brûler les vêtements,
peignes, cheveux et autres reliquats de la honte des célibataires. Cette habitude est justifiée par
leur souci de cacher aux yeux de l’extérieur des pratiques jugées non orthodoxes. Néanmoins,
cette destruction récurrente des vestiges des rituels féminins s’apparente, elle aussi, à un
rituel, et il ne viendrait jamais aux hommes l’idée d’interdire aux femmes de pratiquer leur
rituel dans ces sites. Ils ne font qu’en effacer les traces, rassemblant les sous-vêtements et les
cheveux des célibataires, empreints de désir, avant d’y mettre le feu. Si les hommes mariés
se doivent de refuser l’idée de la confusion entre des sanctuaires musulmans et ces vestiges
chrétiens et de gommer les traces des rituels profanes réalisés par des femmes désespérées, ils
défendent néanmoins les « veuves » contre les actes de propagande menés par les mouvements
islamistes visant à interdire ce type de rituel et à imposer la prière musulmane comme seul
mode de démarche votive8. L’homme d’honneur est celui qui ne craint pas l’impureté associée
au paganisme. Lui seul peut débarrasser les lieux rituels de l’impureté, et permettre que ces
derniers continuent précisément de remplir leur fonction : produire des hommes d’honneur
capables, en bons musulmans, d’enfanter et de mener le jihad. Toutefois, la participation d’un
vieux célibataire à ce rituel reste très mal perçue par les hommes mariés, y compris par ceux
qui y ont participé dans leur jeunesse.
15 Le rituel dans les ruines des chrétiens permet aux célibataires endurcis de camoufler des
travers d’ordres sociaux sous couvert de la transgression religieuse ultime : la participation
à un culte aux génies autochtones. Ce faisant, les jeunes s’éloignent ostensiblement de la
religion musulmane au point d’apparaître aux yeux de leurs pères comme des petits mécréants
(koufar). En reliant le rituel du célibat à celui du mariage, on comprend que le jeune doit
verser dans la transgression jusqu’à apparaître mécréant (kafir) pour redevenir un homme et
un vrai musulman par le mariage. Sous cet angle, le mariage apparaît donc comme un rituel
de conversion au cours duquel le jeune «  mécréant  » endosse, pour un soir, la plus haute
charge religieuse — celle de commandeur des croyants —, et, pour la vie, sa responsabilité de
musulman. Mais quelle est la logique religieuse qui sous-tend le rôle de la transgression dans
la définition de la catégorie « jeune » et le passage à la catégorie des hommes mariés ? L’étude
des pratiques et des discours transgressifs de ces jeunes au quotidien permet d’apporter les
premiers éléments de réponse.

De la transgression au paradis
16 Comme l’a bien montré Raymond Jamous ([1981] 2002), dans la société marocaine, citadine
et rurale, la transgression est caractéristique des jeunes hommes9. Les jeunes du Souss ne se
limitent pas au temps rituel pour adopter un comportement provocateur quant aux normes
religieuses. Au quotidien, la transgression des jeunes se manifeste dans la surconsommation
de produits haram, de produits désignés illicites par la religion. «  Sex, drugs, alcohol and
rock’n’roll », c’est un peu le leitmotiv quotidien de ces jeunes qui passent le plus clair de
leur temps dans les souks où la nuit leur appartient10. Et quitte à franchir les frontières de
l’illicite, ils préfèrent cumuler toutes les infractions au cours de mêmes soirées, des soirées
qu’ils qualifient de « rouges ». Entre eux, les jeunes n’hésitent pas à se moquer de l’islam
ou faire des blagues salaces sur les prophètes. Cependant, si ces jeunes affichent pleinement
dans leurs échanges verbaux une attitude provocatrice à l’égard de la bienséance et de la
religion, ils n’en justifient pas moins constamment leur attitude par l’influence qu’exercent
sur eux les iroumin, à savoir dans ce contexte les « Occidentaux ». En résumé, selon eux,
tout est de la faute des Occidentaux, en l’occurrence des touristes, qui viennent dans la région
depuis le début des années 1970. La transgression émane toujours d’une influence aroumi,
et en cela elle prend l’allure d’une subversion, d’une contagion qui atteint les jeunes. Ainsi,
d’après les dires des plus anciens parmi les jeunes de la région de Mirleft et de Sidi Ifni, la
consommation de haschich débuta dans la région sous l’impulsion des hippies occidentaux qui
avaient l’habitude de s’installer sur les plages et qui, en partant, n’hésitaient pas à jeter par les
vitres ouvertes de leurs voitures des barres de résine de cannabis que les jeunes s’empressaient

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de ramasser alors qu’ils n’étaient encore que des enfants. C’est comme cela, disent-ils, qu’ils
se mirent à en fumer. Il en va de même pour l’alcool ou les comportements sexuels : ce sont
les touristes occidentaux qui leur auraient servi de modèle. Au sujet de la sexualité, les jeunes
n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer que le sida fut importé au Maroc par les Occidentaux.
Mais si les jeunes imputent autant la responsabilité aux Occidentaux pour expliquer leur
surconsommation de produits illicites ou l’adoption d’une sexualité libérée, n’est-ce pas parce
qu’ils entendent se construire comme des « martyrs culturels » ? En regard des représentations
véhiculées par leurs discours, tout se passe comme si les péchés transgressifs des jeunes
relevaient d’une vérité inavouable, sauf lorsqu’elle est magnifiée en une tragédie imputée à
l’Occident.
17 Mais ce qui est plus remarquable encore, c’est que si les jeunes s’adonnent à la transgression
sous couvert d’une influence occidentale, ils n’en gardent pas moins en ligne de mire leur salut
post-mortem et une certaine image du paradis ; la transgression et le paradis sont intimement
liés dans leurs représentations religieuses. Là où il me fut le plus donné à comprendre la
dichotomie spirituelle islam/christianisme ou islam/Occident qui anime ces jeunes, c’était
au cours de longues discussions tenues avec eux dans leurs chambres. Autour d’un tajine
préparé par leurs soins, ces discussions commençaient toujours par le témoignage de leur
fascination pour le monde des hippies, de ces jeunes occidentaux rebelles qu’ils admirent pour
leur attitude affranchie de tout respect de la loi. Une fascination qui se manifeste notamment
par la présence de posters de Bob Dylan, de Jimi Hendrix ou de Bob Marley affichés sur
les murs de leurs chambres  ; autant de héros de la transgression dont ils affirment qu’ils
seraient venus passer des vacances dans leur région du Sud marocain11. En cela, ces jeunes
reproduisent le discours historico-centrique de leurs aînés pour qui tous les prophètes et grands
personnages de l’histoire ont séjourné ou se sont installés sur ces terres. Néanmoins, les jeunes
gardent rancune contre ces hippies, héros de la transgression, car ils les considèrent comme
les instigateurs de leurs perversions en même temps qu’ils les admirent. En cela, Bob Dylan,
Jimi Hendrix et les hippies apparaissent comme les dignes successeurs des antiques brtgz et
sbagnol, colons chrétiens contre lesquels, dit-on, les saints de la région menèrent le jihad et
dont les ruines frontalières sont les traces les plus tangibles.

Se repentir pour se convertir


18 De nombreux jeunes du Souss et du Sahara trouvent dans certains hadiths, écrits rapportant
les paroles et les actes du prophète Mohammed, une mise en perspective de leurs pratiques
transgressives et de leurs consommations illicites. Ces jeunes expliquent en effet que plusieurs
hadiths leur ont fait comprendre que tout ce qui est interdit dans la vie sur terre leur sera
autorisé au paradis, et notamment tout ce qui est apporté par les Occidentaux. Selon eux, le
paradis est un paysage verdoyant traversé par des rivières d’alcool, boisé d’arbres dont les
fruits sont des barres de haschich, sans oublier des centaines de vierges gambadant comme
des gazelles et ouvertes à toutes sollicitations à caractère sexuel. Les jeunes sont intimement
convaincus que tout ce que l’influence occidentale leur impose d’illicite de leur vivant, la
religion musulmane leur offre de manière licite dans la vie après la mort. L’illicite est ainsi pour
eux une erreur de jeunesse, une illusion qui leur donne néanmoins un avant-goût du paradis.
Mais ce paradis, et ils en sont bien conscients, ils doivent l’acquérir au prix d’un comportement
religieux exemplaire qu’ils adopteront après le mariage et grâce auquel ils auront la possibilité
de s’affranchir de leurs péchés de jeunesse. Dans cette société, l’itinéraire de vie masculin est
ainsi composé de deux catégories d’âge uniquement : celle des jeunes et celle des hommes,
ou plus précisément, celle des célibataires et celle des hommes mariés et pères de famille.
Le passage de l’une à l’autre, marqué par le mariage et, le plus rapidement possible, par
la naissance d’un enfant, s’apparente à une véritable conversion religieuse tant les jeunes
cherchent à transgresser la religion musulmane, alors que les pères de famille s’évertuent à
racheter auprès de Dieu leurs péchés de jeunesse. Le divorcé n’a d’ailleurs pas de place dans
la société, on dit de lui en hassaniya (langue arabe parlée au sud du Souss et au Sahara) qu’il
est « le déchet des gens » (’geb nâs), par opposition aux hommes mariés qui sont, dit-on, « les
gens ordinaires » (bhal nâs). Et pour cause : quand on quitte la catégorie jeune, on ne peut y

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revenir pour trop longtemps, car ce serait illogique d’un point de vue religieux, cela reviendrait
à dire que l’on peut s’affranchir de l’islam pour y retourner quand on veut. Aussi, le divorcé
doit tout faire pour que son célibat ne soit pas remarqué, faute de quoi son statut de musulman
pourrait en pâtir.
19 Dans ce cadre, la référence aux Occidentaux permet aux jeunes de disculper l’éducation
islamique qu’ils ont reçue de toute implication dans leurs comportements transgressifs : ils
sont certes déjà musulmans quand ils commettent leurs péchés, cela, ils ne peuvent le nier,
mais ils ne sont musulmans que par naissance, ils n’ont pas sciemment choisi la voie de l’islam.
La transgression de la religion, l’attitude païenne qu’ils adoptent sous couvert de l’influence
occidentale, leur donne la possibilité d’entrer pleinement dans la voie de l’islam par le cœur
en même temps qu’ils accèdent au statut d’homme, d’effectuer une véritable conversion
religieuse au crépuscule de leur jeunesse, et d’obtenir ainsi la possibilité d’un accès au paradis,
tout comme les chrétiens convertis à l’islam auquel le salut post-mortem est garanti. L’idée
selon laquelle un non-musulman qui n’aurait pas eu la chance d’être éduqué à l’islam par ses
parents serait certain de gagner le paradis par le simple fait d’exprimer sa foi en Dieu et en son
prophète est en effet unanimement acceptée dans la région du Sud marocain. Un musulman
converti est d’office un « vrai musulman » contrairement au musulman de naissance. C’est
ainsi que les jeunes tentent de revêtir, aux yeux de Dieu, la peau de véritables mécréants dans
l’optique de faire passer leur repentir à venir pour une véritable conversion. Une fois marié,
un homme ne pourra en revanche plus guère se cacher derrière l’influence occidentale pour
justifier ses penchants transgressifs, de même qu’il ne pourra plus se soulager du poids de la
culpabilité face aux péchés commis en visitant les sites saints ou chrétiens. Il est désormais
dans la position de racheter ses péchés par le repentir religieux en faisant face à Dieu. Le
mariage n’assure pas le paradis, mais il éveille la conscience de la culpabilité et inaugure la
relation « commerciale » avec Dieu qui déterminera le destin post-mortem (Simenel, 2010b).

Le mariage comme rituel de conversion


20 L’étude du rôle de la fiancée (tislit) lors du mariage marocain permet de mettre au jour sa
fonction de rituel de conversion. Dans le rituel du mariage chez les Aït Ba’amran, et la quasi-
totalité des tribus du Souss et du Haut Atlas, bien plus que le fiancé (isli), la fiancée incarne
la figure de la baraka et de la sainteté. Après avoir été portée sur un trône de la maison de son
père à celle de son futur mari, la fiancée est installée dans un coin de la pièce (zawiya), sur
une natte ronde (tagertilt) dont l’usage est réservé au mariage. La fiancée est alors accoutrée
d’un ensemble d’attributs de la baraka et de la sainteté. On dispose notamment sur sa tête un
bouquet de basilic, appelé « la petite coupole du mausolée » (talqubit), entouré d’un chèche
blanc d’homme. La fiancée doit alors rester immobile, sauf pour distribuer un cadeau béni
(lhadia) composé de dattes et de bonbons. Tout le long de la cérémonie, elle est appelée « la
sainte » (tagurramt) ou « la reine » (tasultant ou tagelit), de même que l’on s’adresse au fiancé
en le qualifiant de « roi » (agelid ou sultan ; Jamous, [1981] 2002). Néanmoins, avant le règne
de Mohammed VI, il n’était pas d’usage de connaître ni le nom, ni l’existence de la femme
du roi ; le titre de reine n’a d’ailleurs jamais existé dans la Royauté marocaine. Aussi faut-il
davantage voir dans les termes que l’on traduit par « reine » (tasultant ou tagelit) une référence
à la figure de la sainteté et aux valeurs religieuses qu’à la royauté.
21 En soulignant le rôle essentiel joué par la fiancée — laquelle fait entrer l’homme dans la
religion, et non l’inverse —, une telle analyse renouvelée du mariage marocain met au jour
une fonction inattendue de conversion religieuse. La femme est la garantie de la religiosité
musulmane de l’homme. Elle incarne les valeurs de la religion dont le mari va avoir la
responsabilité. Cela se manifeste notamment dans l’évolution du comportement du fiancé au
cours de la cérémonie : il arrive en homme d’honneur accompagné d’une bande de jeunes qui
jouent le rôle de vizirs et ne cessent de fanfaronner autour de lui ; il achève la cérémonie en
imam conduisant la prière avec les hommes. Le mariage marocain est à la fois un pacte avec la
tribu, car le marié devient alors membre de la communauté (jma’a), et un pacte avec la religion,
étant donné qu’il devient responsable de sa femme et des valeurs religieuses qu’elle véhicule.
C’est à ce moment qu’il devient aux yeux de sa communauté un vrai musulman à l’image du

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sultan. Mais si le jeune doit revêtir la figure du sultan pour devenir un homme musulman, la
fiancée doit manifester celle de la sainteté pour devenir une épouse et une mère de famille.
22 Plus qu’une simple confirmation, le mariage est bien vécu comme une forme de « conversion »
à l’islam, en tant que marque de religiosité et non de religion, c’est-à-dire de mise en
conformité avec la manière qu’ont les hommes musulmans du Maroc de vivre leur religion
(à savoir selon le rite malikite). Certes, l’enfant est musulman à partir du 7e jour, lorsqu’il se
voit attribuer un prénom de tradition islamique, mais la religion est alors un fait, et non un
état. C’est ce passage d’un état de fait religieux à un état pratique de religiosité, célébré lors
du mariage, qui marque la fin de la jeunesse.

* *

23 D’un point de vue spirituel, les hommes du Sud-Ouest marocain sont ainsi des « deux fois
nés ». Entre ces deux naissances, la naissance biologique et le mariage, il y a la jeunesse :
le temps de la transgression religieuse, où ils subissent l’influence du cheytan et/ou des
Occidentaux, qui leur permet ensuite de mieux redevenir musulman. Dépravés de Dieu, les
jeunes s’éloignent le plus radicalement possible d’un islam prescriptif pour mieux choisir
d’épouser ensuite la religion par le cœur et devenir des hommes en marche vers le paradis
grâce au mariage. Selon cette logique, plus forte est la transgression, plus spectaculaire sera
la conversion  ; et l’on ne s’étonnera pas ainsi de savoir que, dans cette société, les plus
délinquants parmi les jeunes deviennent souvent les plus fervents religieux, et que nombre
d’entre eux sont passés au préalable par l’ultime transgression : le rituel des célibataires.
24 Fort des connaissances sur le comportement des jeunes à l’égard de Dieu, notamment leurs
transgressions réalisées sous le sceau des iroumin, chrétiens ou Occidentaux, une relecture
finale du rituel des célibataires s’offre à la réflexion. Outre le fait que le rituel des célibataires,
tout comme le mariage, met en scène des interactions sociales qui lui sont propres, entre jeunes
hommes et veuves, il concentre en lui la quintessence de la relation entre transgression et salut
post-mortem. Parce que ce rituel est la transgression ultime, il met les célibataires au pied du
mur et leur interdit tout retour en arrière ; l’étape rituelle du paganisme appelle un rituel de
conversion, à savoir le mariage. Seul le mariage peut permettre de remettre à zéro le compteur
des péchés. Entré dans une nouvelle phase de sa vie, l’ancien célibataire devra désormais
soigneusement comptabiliser ses bienfaits dans l’optique de pouvoir entrer au paradis au jour
du jugement dernier.

Bibliographie
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2004 Études anthropologiques en Anti-Atlas occidental (Lakhsass) (Rabat, Institut royal de la culture
amazighe) [Études, 4].
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1996 Faire sa jeunesse au village, in G. Levi et J.-C. Schmitt (éd.), Histoire des jeunes en occident,
t. 2 : L’époque contemporaine (Paris, Le Seuil) : 51-83.
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1984 Dits et écrits. Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967),
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1998 Naven or the other self : A relational approach to ritual action (Leiden, E.J. Brill).
JAMOUS, Raymond
[1981] 2002 Honneur et baraka : les structures sociales traditionnelles dans le Rif (Cambridge/Paris,
Cambridge University Press/Éditions de la MSH).
RACHIK,Hassan
1990 Sacré et sacrifice dans le Haut Atlas marocain (Casablanca, Afrique Orient).
1997 Roumi et Beldi, Égypte Monde arabe, 30-31, en ligne : http://ema.revues.org/1656.
SALIQUET NAVARRO, Luis (Capitaine)

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1941 Los merabettnes del llano de Tagragra, Mauritania : 249-252.


SIMENEL Romain
2010a L’origine est aux frontières : les Aït Ba’amran, un exil en terre d’arganiers (Sud Maroc) (Paris,
Éditions de la MSH/CNRS) [Les chemins de l’ethnologie].2010b Le grand commerce de la baraka :
les moussems du Sud Marocain, in F.  Mermier et M.  Peraldi (éd.), Mondes et places du marché en
Méditerranée (Paris, Karthala) : 215-226.2010c Beldi/Roumi, une conception marocaine du produit de
terroir, l’exemple des Aït Ba’amran de la région de Sidi Ifni, Hesperis-Tamuda, XLV : 167-176 [numéro
spécial : M. Berriane (éd.), Patrimoine et patrimonialisation au Maroc].
2014 La creencia en los genios. Reflexiones sobre el onanismo desde la dualidad (sur de Marruecos),
in D. Karadimas et K. Tinat, Sexo y Fe. Lecturas anthropologicas de creencias sexuales y prácticas
religiosas (Mexico, El Colegio de Mexico) : 173-182.
VAN GENNEP Arnold[1909] 1981 Les rites de passages (Paris, Picard).

Notes
1 Selon les contextes, le terme aroumi (pl. : iroumin) en tachelhit, dialecte berbère du Sud marocain,
équivalent du terme arabe roumi, peut vouloir dire chrétien ou occidental, voire les deux (SIMENEL,
2010c). Comme le rappelle Hassan RACHIK (1997  : 293), «  le mot roumi, qui dériverait de al-roum
(Byzance), désigne le chrétien et tout ce qui est originaire de l’Occident ». D’après le même auteur,
par opposition «  le mot beldi signifie littéralement “du pays” (balad) et s’applique à tout ce qui est
exclusivement “local” et “indigène” » (ibid.). Rappelons qu’en tachelhit, aroumi est le seul terme pour
qualifier le « chrétien ».
2 La désignation brtgz sert à nommer d’antiques chrétiens, groupes de pécheurs venus de l’Océan à une
époque imaginaire où celui-ci mouillait les montagnes de l’Atlas (SIMENEL, 2010a : 102), et renvoie en
même temps à la conquête portugaise des côtes marocaines entre le XVe et le XVIIIe siècle.
3 Tout comme les humains, les djinns ont des religions. Certains sont mécréants et païens (koufar),
d’autres sont juifs (oudey) ou encore musulmans (muslimin). L’une des fonctions mystiques des saints
dans le Souss est précisément de convertir les djinns à l’Islam.
4 Dans le Souss, les mariages entre des hommes âgés et de très jeunes femmes sont nombreux, aussi est-
il logique de constater l’existence d’un nombre assez important de jeunes veuves.
5 À chaque fois que l’on commence une action ou que l’on passe une porte, un seuil, il est d’usage de
dire bismillah, « au nom de Dieu ».
6 On désigne par le terme Chleuhs, les populations berbérophones du Sud-Ouest marocain parlant le
tachelhit, un des trois dialectes berbères du Maroc.
7 Cf. l’article de R. Jamous dans ce volume.
8 Depuis une quinzaine d’années, des groupes islamistes, principalement salafistes, sillonnent les
campagnes marocaines afin d’interdire la tenue de rituels comportant des sacrifices aux djinn ou visant
à l’adoration des saints.
9 Hormis les jeunes, certains personnages marginaux comme les poètes peuvent aussi se comporter de
manière transgressive, notamment par la parole.
10 De manière générale, au Maroc, les jeunes ne vivent pas dans les douars. Vers l’âge de 13  ans,
l’adolescent quitte souvent le domicile de ses parents pour aller vivre au souk la plupart de son temps.
11 La période hippie est d’autant plus restée une référence pour plusieurs générations de jeunes dans ces
régions, que, depuis les années 1960-1970, la venue de jeunes occidentaux a diminué.

Pour citer cet article

Référence électronique

Romain Simenel, « Les Dépravés de Dieu », Ateliers d'anthropologie [En ligne], 42 | 2015, mis en
ligne le 17 novembre 2015, consulté le 04 janvier 2016. URL : http://ateliers.revues.org/10017 ; DOI :
10.4000/ateliers.10017

À propos de l’auteur
Romain Simenel
Chargé de recherche IRD, PALOC–UMR 208, IRD/Museum national d’histoire naturelle
romain.simenel@ird.fr

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Droits d’auteur
Tous droits réservés

Résumés
 
La transgression est-elle un trait structurant de la catégorie « jeune » au Maroc ? Comment le
rapport à la religion, en l’occurrence à l’islam, intervient-il dans la distinction des catégories
d’âge social  ? À quel point la relation à Dieu diffère-t-elle selon que l’on soit «  jeune  »
ou «  homme d’honneur  »  ? Déconsidéré, voire rejeté par l’islam, le célibat, surtout s’il se
prolonge, semble être l’angle de vue le plus pertinent pour explorer les limites de ce qui
fait un jeune. Cet article part de l’analyse d’un rituel de traitement du célibat pratiqué dans
de nombreuses régions du Sud-Ouest marocain — rituel qui permet de définir la catégorie
« jeune » sous l’angle croisé des rapports de genre et de la religion —, avant de développer
une réflexion plus générale sur les représentations liées à la jeunesse masculine – notamment
dans le rapport qu’elle entretient avec la vie « licite » et le jugement divin. Il s’agit alors de
démontrer que dans le Sud marocain, du point de vue religieux, les hommes sont des « deux fois
nés ». C’est entre ces deux « naissances », la naissance biologique et le mariage, que se situerait
la jeunesse. Elle serait un temps de transgression religieuse durant lequel les jeunes subissent
l’influence du cheytan et de l’Occident avant de mieux redevenir musulman. Dépravés de
Dieu, ces jeunes s’éloigneraient le plus radicalement possible d’un islam prescriptif pour
mieux choisir d’épouser ensuite la religion par le cœur et devenir des hommes en marche vers
le paradis grâce au mariage.

God’s Depraved Ones: Moroccan youth under the influence of the


cheytan
Is transgression a basic feature of the category “youth” in Morocco? How does the relationship
with religion—in this case Islam—contribute to the distinction between social age categories?
To what extent is the relationship with God different according to whether one is a “youth”
or a “man of honour”? Discredited and even rejected by Islam, celibacy, especially if it is
prolonged, would seem to provide the most relevant perspective for exploring the limits of
what constitutes a youth. This article begins with an analysis of a celibacy-treatment ritual
practiced in many regions in southwest Morocco (a ritual that allows the “youth” category to
be defined from the angle of both gender relations and religious relations) and then develops
a more general study of representations linked to male youth—particularly as they relate to
“licit” life and divine judgement. It is then demonstrated that in southern Morocco, from the
religious point of view, men are “born twice”. It is between these two “births”, biological birth
and marriage, that youth is situated. It is a time of religious transgression when youths are
subjected to the influence of the cheytan and the West before returning as better Muslims.
As God’s depraved ones, these youths distance themselves as radically as possible from a
prescriptive Islam in order to then make a stronger choice to embrace religion with all their
heart and become men on the road to paradise by virtue of marriage.

Entrées d’index

Mots-clés : altérité, célibat, djinn, islam, jeunes, jihad, mariage, rituel, ruines, sexualité
Keywords :  alterity, celibacy, djinn, Islam, jihad, marriage, ritual, ruins, sexuality,
youths, Morocco
Géographique : Maroc

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