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Dix-huitième Siècle

Le rire bleu. Comique et transgression dans la littérature de


colportage
Daniel Roche

Abstract
Blue Laughter. Comedy and transgression in chapbooks.
Chapbook literature constitutes an interesting domain for the study of laughter, the comic, and the transgression which they
introduced into 18th-century society. It reveals an alien universe which helps to dissipate apparent familiarity, a disconnected
and heterogeneous corpus of texts which had an impact far beyond the frontiers of the popular ; this impact can only be
understood by looking at the different uses of these works, which were more everyday and collective than those destined for
individual reading. We can see this through their textual presentation, prefaces and announcements. Finally, it enables us to
analyse the varied formal characteristics -parody, pastiche, clichés, critical discourse, wordplay -which reveal the impact,
capacity and frontiers of transgression.

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Roche Daniel. Le rire bleu. Comique et transgression dans la littérature de colportage. In: Dix-huitième Siècle, n°32, 2000. Le
rire. pp. 19-32;

doi : https://doi.org/10.3406/dhs.2000.2335

https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_2000_num_32_1_2335

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LE RIRE BLEU

COMIQUE ET TRANSGRESSION
DANS LA LITTÉRATURE DE COLPORTAGE

Le propos de l'historien n'est pas, n'est plus, de faire revivre


un passé révolu à jamais, mais au contraire de dissiper la familia¬
rité et de dépayser. Le rire d'autrefois se prête à l'expérience car,
entre nos façons actuelles et celles de nos ancêtres du 18e siècle, la
coupure est telle que la lecture des textes éclaire un abîme dont
il est difficile de dire quand il s'est ouvert. Il y a moins d'un
siècle les foules parisiennes se dilataient la rate à l'audition des
pétomanes sur la scène des music-hall ! En toute honnêteté, qui
d'entre nous est capable de s'esclaffer spontanément à la lecture
de la Description de six espèces de pets du Père Barnabas \
publiée à Troyes chez Garnier, à celle du Sermon pour la consola¬
tion des cocus qu'édite Baudot 2, ou pour changer de registre
et quitter la sur
dissertation bibliographie
un ancien usage
« populaire
lue dans
», àl'Académie
la découverte
de Troyes
de la

de la manière de chier 3, dont on connaît la vocation parodique,


qui fut sans doute rédigée par Grosley ? Foin du politique correct

nacks
mardi-gras,
des
que
dans
l'homme
de
arrest,
croissant
manière
en
chanson
l'ancienne
1978),
2.
3.
1.maîtrise,
province.
six
vous
étrons,
un
Dissertation
A.exclus)
Sermon
espèces
2anouvel
Morin,
de
vol.,
du
direz
cucupule,
(Troyes,
deFrance,
chier
goûtez
par
Académies
Paris
rendez-vous
fer
ett.être
(Genève,
de
ordre
Catalogue
le

consolation
1,
[Grosley]
I,pets,
sur
Père
la
1752).
p.
vieilles,
qu
Troyes,
en
Panthéon-Sorbonne,
par
lecture
161-162,
'ils
un
laet
Barnabas,
ou
1974),
M.
que
sont
boutique
Académiciens
ancien
(Troyes,
descriptif
nouvelle
chez
six
Chicourt,
des
Madame
bons,
t.raisons
fournit
livrets
Garnier,
cocus
2,usage
péteur
de
1743).
p.
édition,
de201-202.
avec
docteur
Jean
de
prononcé
fit
pour
les
provinciaux,
lalue
1983.
en
s.d.)
colportage
Voir
le
àBibliothèque
références
revue
Collcou,
chef
se
son
dans
testament
archicourt
; D.
conserver
P.
au
époux
et
Roche,
Grosser,
l'Académie
corrigée,
sujet
village
1660-1780
(vers
à essentielles.
la
de
bleue
etLe
de
corne
1650-1850),
la
Roger
médecin
les
Rire
des
Siècle
A...
santé,
augmentée
de
petites
de
vesses,
(Paris,
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bleu,
B...
Troyes
Bontemps
Troyes
des
Descriptions
cerf,
ordinaire
prechées
cocu
nouvelles
rire
Lumières
Mémoire
La
province
et
(Alma¬
rue
Haye,
de
pour
mise
dans
; du
de
la
le

DIX-HUITIÈME SIÈCLE, n° 32 (2000)


20 DANIEL ROCHE

pour qui veut lire et comprendre les textes, mais pourquoi pas
aussi y puiser une garantie contre la connivence du sens commun
et distanciation
la retrouver une4 ?incitation à accepter l'efficacité décapante de

D'autres dans ce numéro chercheront la subversion du rire


théâtral dont l'éventail est capable de toucher des publics étendus,
de la foire à la comédie italienne et française, des salles officielles
aux parades privées, d'autres encore liront la capacité philosophi¬
que, médicale, scientifique et politique dans les aléas du liberti¬
nage érudit ou pratique. L'historien, et plus particulièrement l'his¬
torien du livre, ne peut que s'interroger une fois de plus sur la
difficulté qu'il rencontre à utiliser les textes de colportage concer¬
nant le rire pour restituer une étape chronologiquement imprécise :
y a-t-il vraiment un rire du 18e siècle pour l'entière société ?
Littérateurs et rimailleurs, courtisans et érudits parodistes exclus,
que sait-on du reste ? En tout cas, il nous manque en ce domaine
une véritable histoire de la dimension comique de l'expérience
humaine, en dépit des tentatives intéressantes mais limitées dans
le temps qui nous sont jusqu'ici offertes 5. S'interroger sur le

texte
portements
retrouver
rapport
personnes
par
àment
formes
le
consommation
qu'une
sa
découvrir
utiliser
fossé
gangue
l'histoire
undeux
comique
d'écriture,
vaste
telle
entre
à ces
un
quelles
questions
actives,
populaire
sociaux
esquisse
matériel
la
discours
éclairage
public,
duàsusceptible
littérarité
partir
livre
pratiques
porteurs
voire
quasiment
et
ainsi
doit
culturel,
et
étranges
et
de
sur
culturels
et
encore
de
àla
la
de
que
les
de
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ses
la
Bibliothèque
En
société
faire
représentations
un
types
stratégies
comme
lecture,
insolubles
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bref,
qui
instrument
? comprendre
apparaître
Comment
se
littéraires,
elle-même
est-il
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sont
la
d'écriture
peu
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Bibliothèque
témoignages
comment
possible
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spécifique
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se
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les
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lecteurs
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C'est
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genres
la
de
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simultané¬
et
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mais
bleue
résoudre
dégager,
de
combler
comme
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hétéro-
et
d'une
com¬
d'y
par
les
de
ce
y

Moyen
que
du
456
le 5.
rience
4.rire»,
Centre
roman
de
; M.
S.
P.(Berlin,
Age
la
Clapier,
L.
Bakhtine,
Annales,
Pléiade,
de
(Paris,
Berger,
etrecherche
sous
1997).
L'Homme
1978),
t.Redeeming
L'Œuvre
Histoire,
laII,Renaissance
p.historique,
trad.
247-297
et leSciences
defr.
Rire
Laughter.
François
; 3(Paris,
J.(avril
Le The
sociales,
Goff,
Rabelais
1990)
1970),
1989),
comic
«52,
; Rire
trad,
Histoire
p. 3etdimension
1-14
au
(1997,
fr.,
la Moyen
;des
culture
Esthétique
ibid.
mai-juin),
mœurs
, «Age
of populaire
human
Présentation,
, Bibliothè¬
et
», p.
théorie
Cahier
expe¬
449-
au
LE RIRE BLEU 21

gène des manières de recevoir l'imprimé de large diffusion circu¬


lant dans la société entière 6. La littérature de colportage a diffusé
et créé, nonetsans
réceptrice une décalages
valeur culturelle
sociauxcorrespondant
et géographiques,
à desune
textes
capacité
dont
le comique ne se sépare pas d'un mode de vie, de rapports au
sacré et au profane, fondamentaux pour un autre univers que le
nôtre. Cerner les éléments principaux d'un corpus, préciser quel¬
ques traits des logiques de lecture possibles, éclairer les enjeux
sociaux et politiques des thèmes, peuvent alors permettre de
retrouver l'historicité d'une sagesse universelle et la spécificité
d'un défi, celui d'une vision du monde qui s'oppose à l'esprit
de sérieux et aux exigences de civilité qu'introduit dans l'univers
quotidien la généralisation des préceptes de la civilisation des
mœurs, défendus par l'Église et les doctes. La suspicion qui pèse

possibles
communautaire
historiquement
ensemble
anciennes justifie
qu'ambiguës
de textes
dans
etsans
la évocateurs
le
dérision
doute
entre
long pour
le
terme
d'exclusion.
licite
deunesur
pratiques
etpart
l'illicite,
le rire
le confinement
communes
etla ses
joiedésordres
débridée
aussi
d'un

UN CORPS DE TEXTES SANS FRONTIÈRES

Dans les évaluations faites de la composition de la Bibliothèque


bleue 7, la part des textes susceptibles d'animer le rire des lecteurs

est difficile
inventaire
blant
connues,
au mais
premier
général
à calculer.
aussi
des
rang
celles
productions
Outre
lesdes
publications
lecentres
faitdequ'on
grande
normands
troyennes
ne diffusion
dispose
ou lorrains,
les
pas
rassem¬
mieux
d'un
il

faudrait surtout mieux appréhender le rôle des éditions parisiennes


et savoir où arrêter l'inventaire, par exemple que faire des feuilles
volantes et des images ? De surcroît, comment classer sans erreur
des œuvres qui relèvent formellement de registres multiples ?
Dans le catalogue des titres troyens, bien répertoriés par A. Morin,
c'est moins de 24 livrets sur 1389 qui relèvent du rire poissard
ou burlesque, mais si l'on ouvre le compte à la satire morale,
à celle des conditions sociales, on passe de 1,7 % à près de
10 %, si l'on ajoute une part du théâtre comique et de la chanson,
c'est sans doute plus de 200 titres qui intéressent la littérature
comique et divertissante (voir H.-J. Martin, ouvr. cité, p. 160-

(Paris,
1987),
6. Bibliothèque
7. R.p.1987),
Chartier,
87-121,
p. 147-208.
p.Lectures
bleue
247-270
désignant
et; H.-J.
lecteurs
ici
Martin,
l'ensemble
dansLelalivre
France
des
français
textes
d'Ancien
sous
de grande
l'Ancien
Régime
diffusion.
Régime
(Paris,
22 DANIEL ROCHE

169). Toute une partie du corpus peut ou non basculer ainsi dans
la catégorie des appels au divertissement. Le catalogue du libraire
Étienne Garnier, relevé en janvier-février 1789, donne une idée

passent
retrouve
taine
d'éditions
impossible
succès
procédés
catégories
thèmes
catéchisme
qu'on
divertissants,
illustre
des
lent
meurs-éditeurs
diverses,
urbain,
provinciale
toute
couplets
die
et
voire
usages
1704.
sermons
de
tabarinades
exemplaires
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littérature
De
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la
des
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tous
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milliers
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dans
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L'Arrivée
farces
comiques.
littérature
même
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genres
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àles
selon
des
et
culturels
les
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des
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textes
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de
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hétéroclites
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brochures,
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Paris,
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Le
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Troyes,
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facéties
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1700-
large,
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entre
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bleu
plus
des
est
les
du
Le
se
le
et

vier-26
8. A. février
D. Aube,
1789.
12 E, Robbin, Inventaire après décès d'Etienne Garnier, 12 jan-

9. Par exemple les Entretiens facétieux du Sieur Baron de Gratelard, disciple


de Verboquet, propres à chasser la mélancolie et à désopiler la rate, qu'on voit
éditer à Limoges, à Montbéliard ; ou les Débats et facétieuses rencontres de
Gringalet et de Guillot-Gorgeu son maître, édité à Troyes , les Facétieuses
rencontres de Verboquet que publient aussi les Oudot.
10. La Farce nouvelle qui est très bonne et très joyeuse ; la Farce nouvelle
du meunier et du gentilhomme ; la Farce du maître baton, Arlequin Empereur
de 1la1 . lune
Chansonnier
; Y Intrigue
desdesbuveurs
filous ; L'
LaAprès
Gaudriole
souperoudesle auberges.
chansonnier de table ;
L'Après Destinees ou propos de tables tirés des tables de Bacchus, par Verboquet
le généreux ; Le Discours du roi Bacchus aux chevaliers de la table ronde.
LE RIRE BLEU 23

Devoir des savetiers, le Congé de cordonniers prennent rang


dans tout un complexe de textes assez proches des Cris de ville
12 . Avec les bons mots, les histoires drôles 13, les livrets carnava¬
lesques et scatologiques, les œuvres poissardes d'un Vadé, on
aura fait le tour, à grands traits, de la production 14 . On n'aura
pas toutefois réglé les problèmes qu'impose son histoire critique.
Toute une part de ces textes ont été produits au 16e et au 17e siè¬
cles dans un certain univers socio-culturel, toute une part survit
au 18e siècle entier et au-delà, mais une fraction importante dispa¬
raît sans qu'on sache quand ni comment, et une autre se maintient
sans guère de changement jusqu'au 19e siècle 15 . Est-ce à dire
que les ressorts du comique, du rire ou de la transgression sont
restés identiques ? On peut en douter, à l'instar de ce qu'on peut
comprendre dans l'analyse tentée par d'autres des thèmes, la
femme, les gueux, la table. Cette évolution illustre une histoire
des inflexions textuelles qui évoque le chemin suivi par les dis¬
cours publiés et leurs publics dont on connaît les principes, mais
dont on ignore la circulation pratique.

Michel
Jean
de
arrivant...
qui
Facétieux
circulent
dédié
les
en
représentations
L.
Le
le
manière
entre
àsèche
tes
et
ingénieuses
Catéchisme
1989).
récréatifs
Épinal
une
13.
14.
15.
Andries,
12.
Catéchisme
l'esclavage,
gueule
;Credo
Engueulements
devient
Sans
Couché
Nicolas
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qui
La
histoires
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Citons,
Le
Morin
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fin
largement
Pater
Petite
Réveil-matin
ou
déjà
chagrin
amis
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au
La
;Le
poissard,
constamment
debout
18e
YGrand-Jean
le;ribaud,
Entretien
Bibliothèque
àparoisse
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Facétieux
le
amusantes
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Bavarde
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Plaisant
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ou
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V.
ou
des
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De
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les
Milliot,
Le
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métiers
Guilleminette
Profondis
grandes
réédité
par
indispensable
Facétieux
Paroles
réédité
; de
amusant
La
tous
au
; les
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en
Le
choix
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Devoir
d'anecdotes
Pipe-cassée
Les
parisiens
18e
mariage
se
entre
les
proverbes
jusqu'en
filles
Sermon
au
ou
Compliments
grasses
répètent.
des
cris
siècle.
Réveil-matin
dimanches
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de
; histoire
le
L'Infatigable
Ventrue,
des
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Une
1831
par
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Entre
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; les
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la
18e
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la
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le
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Troyes,
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(Paris,
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19e
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histoires
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1995)
siècle.
Riche
de
entre
d'un
cent
les
Le
de
la;;
le
24 DANIEL ROCHE

ÉDITER ET ÉCRIRE LE COMIQUE

De Paris à Troyes, et ailleurs, les appels au rire ont changé


d'éditeurs, élargi leur audience, sans perdre de leur force réconci¬
liante et susceptible de mobiliser des catégories sociales multiples.
Vadé dans l'avertissement de la Pipe cassée, poème épi-tragi-
poissardi-héroï-comique en quatre chants, édité par Garnier et
vendu chez Duchêne, rue Saint-Jacques, s'adresse d'abord aux
gens de distinction , de goût et de lettres dont l'appui garantit
un succès plus large près des pois carrés comme des esprits
pointus, qui, au dire du vicaire de Saint-Pierre au lard , dans le
Passe-temps des gens d'esprit, compose le monde fait de contras¬
tes et où les contraires s'allient quelquefois 16 . Les Amis de la

joie,
rassemblent
identiques.
une
milieux,
d'en
lecture
et
du
Sur
n'arrive
après
qu'on
décès
des
quand
Buscon
masse
hiérarchie
le
ceux
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urbains
les
impressions
voit
comparée
marché
que
etouvrages
les
qui
de
lisante
dont
De
apparaître
sans
tardivement
et
éditeurs
l'originalité
Quevedo
aiment
surcroît,
de
ruraux,
les
des
partager
indéterminée,
récentes,
la
l'écrit
de
frontières
éditions
lecture
prioritairement
piété,
àceux
en
(voir
les
rire
et
comprennent
le
esthétique,
forcément
livrets
plus
en
aussi
les
R.
plus
anciennes,
et
qui
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Chartier,
à
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déplacent
populaires
des
comiques
n'est
large,
galéger,
gens
pour
libraires
comme
dans
grand
la
savantes,
pas
la
ouvr.
grossiers
quand
rentabilité,
cela
et
les
production
trouvent
prennent
les
nombre
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etinventaires
cité,
même
livres
des
des
plus
lemarché
etgoût
voit
p.
motivations
colporteurs.
sans
place
raffinés
place
coûteuses,
de
315-319).
au
selon
comique
dans
change
recette
risque
doute,
; après
dans
ainsi
les
se
la

L'abondance parodique renvoie souvent à une sensibilité exi¬


geant d'autres connaissances ou d'autres usages des œuvres plus
quotidiens et plus collectifs que ceux de la lecture individualisée.
Comme nous l'enseigne Pierre Bourdieu, la perception répétée
des œuvres d'un certain style favorise l'intériorisation des règles
qui gouvernent la production de ces œuvres 17, mais, à quelques
exceptions près, on ignore tout ou presque des conditions de
répétition et du mode de perception des textes. L'inventaire des
figures du comique qui évoquent déjà le rire, Tabarin, Verboquet,

Madame
que
16.», P.
17. Brochure,
Revue
Angot
Bourdieu,
internationale
(Paris,
18e« Elements
siècle,
1800).des
si, d'une
sd
sciences
; Discours
théorie
sociales,
sociologique
préliminaires
T. XX,de1968,
laauperception
calembourg
4, p. 650-673.
artisti¬
de
LE RIRE BLEU 25

Rocquelaure, Margot, les personnages provinciaux, celui des


situations mobilisatrices, les fêtes du carnaval, les repas de com¬
pagnons, les réjouissances paroissiales ou autres, les spectacles
forains, en bref l'étude de l'accès aux livrets reste à mener pour
comprendre ce qui permet l'éclat de rire. Du banquet familial
au cabaret, de la taverne à la rue, les livrets ont pu fournir un
répertoire des façons de se retrouver dans des ensembles quelque¬
fois populaires, quelquefois plus savants (voir P. Grosser,
Mémoire cité, p. 40-57). Le transfert peut rester problématique
en tout et en partie, comme le suggère Bruzen de la Martinière
dans son discours sur le style burlesque imprimé en tête d'une
réédition des œuvres de Scarron en 1737 : Je ne crois pas que
des personnes sans littérature puissent goûter la fine raillerie ni
comprendre les belles allusions de cet incomparable burlesque 18.
Cependant la connivence culturelle et la présentation matérielle
des textes agissent certainement pour partager les lecteurs et les
aider à comprendre. La production du rire bleu a pu alors mobili¬
ser des auteurs compilateurs, qui restent, à l'exception près des
grands burlesques et des poissards, pour la plupart anonymes.
Ils puisent dans un fonds commun de bourdes et de calembredai¬
nes, moins inventeurs et créateurs qu'intermédiaires et rassem-
bleurs en tous genres. Peu soucieux d'être originaux, ils cherchent,
au service des éditeurs de Paris ou de province, à conquérir une
consommation maximum et renouvelable par des changements
infimes ou conséquents dans la composition des recueils. Les
stratégies éditoriales ont engendré l'appréciation critique qui
classe les produits de l'imprimé et la signification mêlée des
objets et de leurs usages, de la reconnaissance à la dépréciation
(voir P. Chartier, p. 120-121).

ÉCONOMIE ET PROCÉDURE DE LANGAGE

Le rire bleu repose sur une mobilisation formelle de procédés


littéraires anciens et depuis longtemps fixés par les lettrés. Ils
renvoient à une façon détournée d'utiliser les discours d'autorité,
religieux, politiques et juridiques, voire savants ou cultivés. Ils
reprennent les clichés de la pratique orale collective, populaire
au sens large, ou restreinte. Retrouver ces ressorts coutumiers,
c'est aussi comprendre les repères d'une lecture qui puise dans
la force de l'habitude et les formes fixes inséparablement liées

1960),
18. F.
p. Bar,
392-393,
Le genre
cit. dans
burlesque
P. Grosser,
en France
p. 54.au 17e siècle. Étude de style (Paris,
26 DANIEL ROCHE

à leur sens, noms, chansons, refrains, calembours, proverbes,


question-réponse, devinettes, citations vraies ou fausses, âmes de
la reconnaissance et de l'attente parodique. Toute une part des
textes prêtant
lettrée du 15e et
à du
rire 16e
fonctionne
siècles lescomme
lieux communs,
le font dans
ils mobilisent
la culture

une signification commune tout en autorisant de nouvelles confi¬


gurations et une grande variété sociale d'appropriations 19 . On

peut admettre
sont
références
représentées
et allusions,
alors ainsi
que les
du
parce
parodies
divertissement
qu'elles
si nombreuses
permettent
des clercs
dans
deà multiples
le
la corpus
vision

critique, de l'adhésion ironique à la lecture au premier degré.


Ce qui exclut définitivement l'idée que les livrets porteurs du
rire puissent être considérés comme des œuvres figées à l'interpré¬
tation invariable dans le temps. Quand Voltaire écrit La Canonisa¬
tion de Saint-Cucufin, frère d'Ascoli par le pape Clément XIII
et son apparition au sieur Aveline Bourgeois de Troyes, mise
en lumière par le sieur Aveline lui-même, prétendument édité
chez Monsieur ou Madame Oudot à Troyes, en 1767, il révèle
sa connaissance d'une littérature à succès, de ses recettes et sa
capacité à en remobiliser les ressorts dans une perspective anti¬
cléricale et railleuse à l'égard des formes populaires de la piété.
Son livret n'est pas entré dans le corpus populaire, alors qu'à
nos yeux il aurait pu certainement y trouver place. N'y serait-
il pas plus aisément classable si on en avait ignoré l'auteur ?
Car, de fait, on retrouve dans le discours voltairien des éléments
reconnus ailleurs, mais qui ne sont pas animés par la même
intention, et qui témoignent aussi d'une virtuosité à laquelle
n'accèdent pas régulièrement les auteurs parodiques de la Biblio¬
thèque bleue. Toutefois ceux-ci partagent avec le philosophe,
bien souvent, un rapport commun partiellement contestataire avec
les formes de croyance ou de pensée liées à l'autorité religieuse,
savante ou politique, même s'il faut admettre que les auteurs
utilisent parfois la parodie plus pour amuser que pour remettre
en cause. Ainsi, par exemple, « mon intention n'a jamais été de
faire un jeu de ces paroles respectables, à Dieu ne plaise que
je sois assez malheureux pour en venir à ces excès horribles »,
prend la précaution d'expliquer l'anonyme auteur de l'Oraison
funèbre et testament de Jean-Gilles Bricotteau de Soissons par
le R.P. Hesmogène de Carpencras, capucin indigne, avec son

l'Antiquité
19. F. Goyet,
et à laLeRenaissance
Sublime du (Paris,
« lieu commun
1996). ». L'invention rhétorique dans
LE RIRE BLEU 27

épitaphe faite par le fameux Thomas Brejon de Vieux-Maison


le Vidame 20. Les sermons comiques, pas plus que les Etrennes
aux
dansjoyeux
l'existence
rïboteurs
de tous,
ne visent
transformée
à la déchristianisation.
par l'action de Ils
la révèlent
Contre-
Réforme, la présence d'espaces culturels intermédiaires permis
par l'utilisation de formes fixes du langage et peut-être destinées
aux manifestations d'un libre jeu de tolérance équivoque, qu'on
retrouve plus aisément dans la culture aristocratique du rire 21 .

pares.
jeux
penser,
usages
fixes
contres
vre
chaque
passage
de
un
qui
sée
des
historiques
dans
prédicateur
fausses
l'indifférence
sence
Ces
Ligno.
mal
si
d'un
exemples
sur
partagent
des
le
du
grand
de
Le
emplois
habituels
une
on
savantes.
paragraphe
préventions.
:ainsi
temps.
cocuage
langage.
corps,
Domine,
propos
manières
Il
ainnombrables
citation
qui
mal
lieu
démontre
imagés,
cette
que
etrhétoriques
La
aet
qu'on
la
des
de
du
Le
transformé
tiré
Les
amplifiées
de
mulier
conclusion
infortune
sagesse
par
en
s'en
ordinaires
Sermon
sermon
métiers,
Le
agréables
ses
se
premières
latin
en
seson
consoler
ridicule
qui
rassembler,
l'imagine
ouailles
quam
deux
placent
d'une
peut
de
pour
exorde
de
;par
rendent
des
Consolatio
impose
et
la
mal
points
et
sociam
l'utilisation
alors
renvoient
ne
»Genèse,
la
reconnaissables
humaine
sociétés
utiles
de
lecteurs
par
en
et
consolation
tue
compte
l'erreur
mais
mobiliser
que
bien,
la
un
le
, dedisti
et
plus
vision
nombre
miserorum
chapitre
usage
par
religieuses,
le
«
multiplier
nature
détournées
et
ainsi
constante
supposé
de
cocuage
du
celui
auditeurs
jeu
mihi,
la
son
des
charitable
répétitif
que
préjugé
infini
inchangeable.
de
morale
3,
littéraire
qui
cocus
universalité
est
argumente
dédit
que
l'illustrent
les
parler,
de
n'est
des
de
de
en
accepte
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habere
figures
et
inver¬
ce
de
s'ou¬
leurs
ceux
mihi
d'un
pré¬
ren¬
aux
pas
des
fût
de
ce

Les secondes formules transforment le langage d'habitude en


jargon ou en argot. Les éditions multiples du Jargon ou langage
de l'argot réformé traduisent la pérennité d'un intérêt non démenti
chez les lettrés depuis le 16e siècle et diffusé dans un public plus
large par les livrets bleus 22. De même, le langage poissard,

quatre
stratégies
sociales,
balles
res20.
21.
22.
de et
Troyes,
A.
Le
éditions
la autres...,
3de
jargon
gueuserie
aristocratiques
(mai-juin
Baecque,
Garnier,
Garnier.
ou
Catalogue
(Paris,
langage
1997),
«Les
1759
de1982).
A.
p.
;la
éclats
de
voir
477-513.
Morin,
gaieté
l'argot
A.duMorin,
ouvr.
française
rire.
réformé
cité,
Le
ouvr.régiment
»,
à Annales,
p. cité,
l'usage
276-280
p. de
340-347,
des
; Histoire,
la merciers,
R. calotte,
Chartier,
quiSciences
recense
ou
Figu¬
porte
les
28 DANIEL ROCHE

fantaisie de littérateur et instrument de réjouissance de la pari¬


sienne et aristocratique Académie du bout du banc , utilise les
discours et le vocabulaire des dames de la Halle et du petit
peuple de Paris, contrefaisant par l'écrit la voix de la ville. C'est,
pour les uns, une manière d'apprivoiser le peuple, pour les autres,
une occasion d'entrevoir par le comique de situation et de langage
une vie différente ; Vadé peut alors « se hasarder à le présenter
à un public plus vaste » . L'impact des situations comiques et
grotesques varie alors d'un espace de réception à l'autre.
En dernier lieu, la fantaisie verbale et le gaspillage des formules
l'emportent à travers de multiples combinaisons, l'inventaire ou
le contrat parodiés, le sermon ou le discours savant, imités des
façons burlesques, la tirade de la farce ou des tabarinades se
prêtant bien à tous les effets risibles par absurdité aux yeux des
uns, par mécanique descriptive aux yeux des autres. C'est sans
doute ce qu'on pourrait appeler une unification carnavalesque
du langage qui va retenir le goût des publics urbains comme un
moyen de participer à la culture de la place publique et en diffuser
les thèmes et les moyens, bien au-delà des cercles de la cité,
par le colportage et la lecture paysanne. Une analyse plus appro¬
fondie du corpus pourrait vraisemblablement montrer comment
la transgression sociale et la transgression sémantique se combi¬
nent dans les limites autorisées qui permettent le rire, et selon
quelle hiérarchie d'infraction 24 .

FRONTIÈRES ET MOYENS DE LA TRANSGRESSION

On ne s'étonnera pas de retrouver dans les textes de la Biblio¬


thèque bleue tous les ingrédients d'un comique d'immoralité
dénoncé par les puristes, le langage du corps naturel, les personna¬
ges stéréotypés, l'injure. Le scatologique et le sexuel composent
un premier réseau de transgressions incitatrices quand régnent
l'accumulation, la fantaisie, le jeu de mot. La description des
six espèces de pets sous la forme d'un sermon parodique joue
avec bonheur de la taxinomie descriptive. « Je pose hardiment

the
and
Oxford,
du
trad.
« Aspect
23.
24.
dit
French
fantasy,
fr.M.
V.
à Paris,
l'écrit
1986).
de
Milliot,
Molho,
la
Stage
popular
littérature
1979).
(1980,
ouvr.
of
Cervantes,
the
entertainment
394),
cité,
populaire
18thp.
p.Century
312-324
raices
281-314
en inAragon
folklorica,
Eighteenth
(New
; ; C.
A.Baroja,
P.
»,
York,
Critiques,
Moore,
Century
Madrid,
Le
1935)
carnaval
The
Littératures
; inJ.genre
1976
Isherwood,
Paris
(Madrid,
;poissard
(New
J.populaires,
Fribourg,
Farce
York,
1965,
and
LE RIRE BLEU 29

en fait et je dois le savoir que l'on peut compter sans abus six
espèces de pets, qui quoique différents en tons et en sons, ne
laissent pas d'alléger notre nature, chacun selon leur portée et
afin que vous en ayez connaissance, je vous les donnerai par
ordre ; comptez avec moi, les voici : 1. Le pet brutal, 2. Le pet
diminué, 3. Le pet douceureux, 4. Le pet bardeur, 5. Le pet
musical, 6. Le pet timide » (ouvr. cité, p. 8). La compréhension
des pseudo auditeurs du pseudo père Barnabas s'inscrit dans la
longue tradition des Ars Petandi qui traverse toutes les conditions
sociales et joue de tous les moyens formels, des Aventures plai¬
santes et tours plaisants de Monsieur Briolet, accumulant les
figures ordurières à L'Art de péter encore édité en 1832, qui
s'adresse certainement à des personnes instruites et relevées, il
y en a pour tous les goûts. Métaphores et allusions directes ou
voilées seraient à traquer dans le corpus des textes de colportage
pour montrer, comme on a pu le faire avec le Buscon, l'application
d'une censure religieuse et morale chassant le vocabulaire du
bas matériel et corporel, édulcorant les personnages, mais sauve¬
gardant une part des références scatologiques et carnavalesques
indispensables pour assigner au livret un horizon de lectures (voir
R. Chartier, Figures de la gueuserie, p. 48-68). On verrait alors
fonctionner l'établissement progressif d'une frontière de bien¬
séance.

De même, la recension des personnages et des situations comi¬


ques stéréotypées
d'une culture du rire
resterait
saisie àà travers
faire, car
diverses
elle montrerait
instances l'évolution
de sociabi¬

lité et d'attentes textuelles. Hommes et femmes, compagnons ou


maîtres, ruraux et citadins, notables ou hommes de peu, provin¬
ciaux ou parisiens, dépendants ou gens de pouvoir, ne sont pas
moqués ou ne se moquent pas de façon identique. Dans le discours
poissard, toute une galerie de caractères assume la fonction de
déclencher le rire, Gosier salé, fort en gueule, Monsieur Chicourt,
Madame Angot, comme dans d'autres séries romanesques ou
théâtrales, Tabarin, Gratelard, Briolet. Les ressorts sont partout
ceux de la comédie et de la fable, de la farce à l'italienne ou
du picaresque ibérique. La vie du fameux Gargantua que les
libraires parisiens et troyens n'ont cessé de réimprimer (quatorze
éditions sont recensées par A. Morin 25) peut symboliser cette
dimension commune avec d'autres registres littéraires ou d'autres

est25.
de Ouvr.
1715, cité,
n° 1152
p. 455-460
bis, du ;catalogue
le premierMorin.
livret daté connu dans la série troyenne
30 DANIEL ROCHE

artefacts du comique. Tous ces personnages prennent rang dans


une tradition d'usages et de mises en cause, dans lesquels on
perçoit l'histoire des moyens de contrôle sociaux de la conformité
et de l'homogénéisation
mencé très tôt avec la des
montée
opinions
de l'État
26. Cesabsolutiste
processus ont
et ils
com¬
se

poursuivent au siècle des Lumières. A coup de stéréotypes


pseudo-ethniques, les motifs de la culture des livrets bleus repren¬
nent ceux du roman et du théâtre, ils organisent le réel par
amplification, répétition, affirmation intemporelle, établissant une
norme qui ne souffre pas discussion et qui justifie une domination
politique et sociale 2 . Le gascon, le normand, l'étranger, sont
les exécutants
raison des êtresd'une
d'imagination
poétique 28.
du Comme
langage la
comique
poissarde
quiettraduit
l'hommeen

des Halles révèlent


différence, de Paris,les
ilsdifficultés
traduisentde
une
la nature
distance,
humaine
apprivoisent
universelle
une

pour les lettrés. Aux autres, ils enseignent l'écart à surmonter,


le ridicule à effacer, la frontière du langage à franchir. Rire
d'infériorité, comique de distanciation fonctionnent à partir des
mêmes types de textes pour ratifier une situation de soumission
ou de supériorité et d'héritage. Les rires bleus fabriquent ici ce
qu'Alphonse Dupront appelait des « pulsions définitrices ».
Les injures, qui reviennent constamment dans les textes, mobi¬
lisent des mécanismes comparables. Leur répétition, leur registre
d'explication exploitent les métaphores du bas corporel comme
les figures de la différenciation socio-culturelle. Les Etrennes
aux Ribauteurs 29 montrent la force des mœurs (18 occurrences
sur une soixantaine de situations), le scatologique, la laideur et
le sexuel (18 cas), l'animalité (11), qui organise la thématique
injurieuse et offensante. C'est presque toujours un élément carac¬
téristique du scénario poissard, une étape dans les querelles, un
avant-goût de la violence que le verbe retarde avant que ne se

des26.stéréotypes
Paris, E.P.H.E.,
P. Grosser,
chez
1973.
ouvr.
l'enfant.
cité, p.Approche
106-1 13, psychosociologique,
qui cite M.C. Munoz,Thèse
Le développement
de IIIe cycle,

Ethnopsychologie,
27. P. Grosser, ouvr.
II (1971),
cité, p.p. 109
209-210.
; B. Guillemain, « L'ethnotype en question »,
28. M. Crepon, Les géographies de l'esprit. Enquête sur la caractérisation
des peuples de Leibnitz à Hegel (Paris, 1996).
29. Etrennes à Messieurs les Ribauteurs, les Suppléments aux Écosseuses ou
Margot
début
1791) ;19e
A.lasiècle
Morin,
mal-peignée
à ouvr.
Troyes.
cité,
en p.
belle
III, n°
humeur
254, signale
et ses une
qualités
édition(Orléans,
Baudot, sans
Letourmy,
doute
LE RIRE BLEU 31

déclenchent les bagarres. L'injure vise des personnages et en


définissant leur caractère fictif elle organise le réel et souligne
les différences de position sociale dans l'artifice. La comparaison
des livrets bleus et des cas judiciaires réellement jugés permet
de voir comment l'accumulation, la rafale de qualificatifs, leur
caractère scatologique sans limite, jouent pour déclencher, comme
les situations et les types, des effets comiques attendus 30. L'in¬
jure, dans le rire bleu comme dans la vie, définit des oppositions,
mais plus que dans le réel, elle est devenue matière de jeu et
trouve sa place dans l'évocation des lieux et des moments d'une
sociabilité générale.
Le rire révèle des moments sociaux qu'il faudrait recenser
dans le temps et dans l'espace. Les sociétés de francs buveurs
et de joyeux péteurs, les réunions bachiques et chantantes, ne
sont jamais éloignées d'autres rencontres plus sobres et plus
intellectuelles, qui composent souvent un espace intermédiaire
de libertés, antichambre de plus vifs défoulements (voir D. Roche,
ouvr. cité, 1. 1, p. 25-29). La sociabilité des cabarets n'oppose
pas, on le sait, une société totalement populaire à une relation
complètement épurée et privée du rire, celle des cercles aristocra¬
tiques et mondains. De la curiosité à la satire, du divertissement
à l'ironie, les voies de l'expression comique sont multiples et
suggèrent la perméabilité des procédures du détournement. Les
livrets de grande diffusion ont pu participer à une rencontre
sociale autour de l'hédonisme contrôlé et maîtrisé, exprimé dans
un certain nombre de formules tolérées, propres à des appropria¬
tions diverses. Le temps du rire, qui ne coïncide pas toujours
avec celui de la lecture, s'enrichit du contraste, de la dégradation
des situations, et autorise la leçon, le rire sanctionne les écarts
de conduite par rapport aux normes, comme il permet la parole
ingénieuse et expressive de ceux qui ne se font pas entendre
ordinairement (A. de Baecque, art. cité, p. 485-496). Dans les
livrets bleus souffle encore une forme de revanche et de moquerie
des faibles à l'égard des puissants, l'esprit des mondes à l'envers
que véhiculent également les images, en même temps qu'on y
perçoit la capacité d'une élite aristocratique à écrire des œuvres

d'histoire
Histoire
1974),
30. p.
Y. du
40-41,
Castan,
moderne
blasphème
p.Honnêteté
432-444
et contemporaine,
en Occident,
; et
H.relations
Lecharny,
XXXVI
16e
sociales
-19e
« L'injure
siècle
(1989),
en Languedoc,
(Paris,
à p.
Paris
560-585
au 18e
1998).
1 715-1
; siècle
A. Cabantous,
780», (Paris,
Revue
32 LE RIRE BLEU

provocatrices, en marge de la culture conforme, par leur langage


et leur contenu 31 .
La littérature de colportage dévoile un univers où l'on riait
de l'étrangeté et de la différence. Le renversement carnavalesque
y épuise sans doute ses dernières forces contestataires et le pas¬
tiche y rassemble des amateurs experts épris de curiosités ethnoty-
piques avant la lettre. Les deux courants entretiennent simultané¬
ment l'écho diversifié d'une production que l'honnêteté, la
civilité, la religion moralisée réprouvent d'un accord commun
de plus en plus. Le rire bleu est d'abord un rire sans révolte,
conservateur et organique, mais à travers tous les registres d'une
culture comique ancienne et renouvelée, il laisse entrevoir le jeu
des appropriations, des réinterprétations, et le mouvement des
conventions qui règlent les manières d'être (V. Milliot, ouvr. cité,
p. 314). Il nous est difficile aujourd'hui de comprendre vraiment
l'essence historique d'un rire, « cet élément profond et mystérieux
qu'aucune philosophie n'a jusqu'ici analysé à fond » 32 . Satanique


le
tif,
êtrerire
lecar
àsage
des
la
il fois
révèle
hommes
ne rit
eux-mêmes
la
qu'en
du
capacité
18e
tremblant
siècle
et de
les ses
reste
autres,
», créateurs
rappelle
d'abord
mais Baudelaire),
et
tout
aussi
deà ses
absolu,
fait lecteurs
significa¬
divers,
car ilà

repose sur une expression unissant le grotesque et la prodigieuse


bonne humeur d'un Rabelais : on comprend peut-être comment
certains pouvaient en vérifier l'efficace sans problème, ils riaient
subitement, et qu'il n'était pas interdit à d'autres d'en rire après
coup.
Daniel Roche
Collège de France

blement
pu
p.
ainsi
veuve
1951),
31.
32.
702-720,
à pour
leur
L.
Ch.
Oudot,
Dedes
Andries,
tour
Baudelaire,
l'essence
laplus
contrefaçons
Pipe
Baudot
accueillir
particulièrement
ouvr.
cassée
du ; Œuvres
rire
voir
cité,
les
parisiennes
de
et
A.p.généralement
impressions
Vadé,
Morin,
98-101
complètes
p. 703,
des
vraisemblablement
ouvr.
; les
p.
parisiennes
,éditions
Bibliothèque
du
710-712,
ouvrages
cité,
comique
p.
de71-82,
poissards
p.
Troyes,
de dans
719-720.
Duchesne
repris
dep.les
lamais
362-363.
sont
par
arts
Pleïade
celles-ci
ou
vraisembla¬
Garnier,
plastiques,
d'autres,
(Paris,
ont
la

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