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De Vos Luc. Le mode d'élection de Julien à la dignité d'empereur. In: Revue des Études Anciennes. Tome 12, 1910, n°1.
pp. 47-66;
doi : https://doi.org/10.3406/rea.1910.1611
https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1910_num_12_1_1611
A LA DIGNITÉ D'EMPEREUR1
ι. Les Principia étaient, pour les militaires, ce qu'étaient les Secretaria des
Gouverneurs pour les civils : des locaux où les chefs venaient conférer avec leurs
inférieurs (Godefroy, in op. cit.).
le mode d'élection de julten a la dignité d'empereur ¿ig
Cette correction à la traduction d'Amédée Thierry n'offre
en elle-même qu'un intérêt de détail, mais elle nous met en
garde contre l'interprétation qui suit, en nous avertissant que
l'historien n'a pas pensé, en cet endroit de son travail, à la
législation romaine. Et, en effet, ce qu'il ajoute sur la « volonté»
des provinces et des soldats, et sur l'autorité de la république,
est inadmissible. Ammien ne parle pas de « volonté », il parle
d'un triple décret: decrevit. Et de quelle république s'agit-il?
Thierry ne s'en est pas préoccupé. C'est là cependant un point
important.
Je propose, en conséquence, de considérer comme non
avenue la traduction littéraire, et d'entendre ainsi le texte
d'Ammien : « Julien Auguste! ainsi que l'ont décrété les
provinciaux, les soldats , et l'autorité1 (c'est-à-dire la curie) de notre
république (c'est-à-dire de la ville de Paris), relevée de ses
ruines sans doute, mais redoutant encore les retours offensifs
des barbares. » Chaque ville romaine portait le titre de
république3, et les Parisiens qui répondaient au questeur Léonas
ι. Comment le Sénat de Paris a-t-ii pu être appelé auetoritas? Cicerón (De Ugibus,
lib. Ill, cap. 12), étudiant l'équilibre des pouvoirs dans la république romaine, émet
cette sentence, qui est une constatation : Quum potestas in populo, auetoritas in senatu
sit. Plus tard, ces deux éléments passèrent dans la main des empereurs, ainsi qu'en
témoignent ces paroles de Julien : ad summam pollieeor, rebus post hsee prospere miti-
gatis, absque omni prerogativa principam, qui, quod dixerint vel censuerint, pro potestate
auctoritatis, justum esse existimant, rationem me recte consultorum vel secus, si quis
exegerit, redditufum (Ammien, XXIII, 5, 33). C'est dans le même sens qu' Am mien
observe (XXI, 16, 1) que l'empereur Constance était α imperatori« auctoritatis »
cothurnum ubique custodíeos. Cependant l'ancienne auetoritas appartenait aussi
à l'armée qui, à défaut du Sénat de Rome, élisait les empereurs. Julien dit à ses
soldats : At nune, cam auctoritate vestri judicii, ad Augustum elatus sum culmen, Deo
vobisque fautoribas, si fortuna cœptis adfuerit, altius affeeto majora (Ammien, XXI, 5).
Elle appartenait également aux sénats des villes romaines. Les décurions de chaque
ville étaient les patres patrias, patres reipubliese, auctores; et la plebs des Parisiens,
réunie au Champ de Mars pour recevoir le questeur Léonas, ne pouvait désigner plus
clairement ni plus dignement le Sénat de Paris qu'en l'appelant auetoritas reipubliese.
Le sénat était l'auctoritas de la ville. Le mot abstrait auetoritas prenait la place du
mot concret auctores. Ce genre de substitution est général à cette époque. Ammien
emploie le mot auctores dans notre sens moderne de chefs-autorités- (XVI, 8,1 3)
ordinum singalorum auctores. Ailleurs (XXI, 16, a), il emploie dans le même sens le
mot potestates: sed cuneUe castrenses et ordinaria potestates. C'est notre mot français :
les pouvoirs publics.
a. Si le mot respubliea signifiait, ici, l'Empire, il faudrait en conclure que
l'autorité de l'Empire, c'est-à-dire l'Empereur Constance, approuvait l'élection de Julien.
Or, cela est impossible, puisque précisément le questeur Léonas apportait à Paris
la désapprobation de Constance.
Dans le Code et les Inscriptions, le mot respubliea signifie fréquemment : une ville.
L'épigraphe du fronton des bains de Diane, à Nîmes, contient ces deux mots : RESPV-
BLICA NEMAVSESIVM, que M. AH mer commente ainsi : Respubliea est une exprès»
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ne pouvaient parler que de la leur. Ils ne pouvaient penser
à la République romaine, à l'empire tout entier, puisque Julien
n'était pas encore reconnu au delà des Alpes. Ils ne pouvaient
penser à la Gaule entière, puisque la Gaule n'a jamais formé,
à l'époque Romaine, ni la République, ni une république.
Telle est la traduction qui me semble devoir s'imposer,
du texte d'Ammien Marcellin. Étudions-en, maintenant, les
conséquences.
sion à peu près équivalente à celle de civitas, et qui pourrait se rendre dans notre
langage moderne par le mot commune. Toutes les eités, qu'elles fussent colonies ou
municipes, et par cela même qu'elles étaient des cités et avaient le droit de
s'administrer elles-mêmes, étaient des respublicœ {Inscriptions antiques de Nîmes, Toulouse,
i8g3, p. a63). — Voir aussi C. /. L., t. X1T, n" ia8a, i375, i8g3, 33aa, etc.
Pour les textes législatifs : Cod. Theod., lib. Vili, tit. V, 1. 3 : Prœsidibus... quibus
respublicœ annonas subminist rant, et le commentaire de Godefroy : Rebuspublicis, id est,
civitatibus. Voir aussi: lib. X, tit. Ill, 1. a et 1. 5; lib. XII, tit. I, 1. 9; lib. XV, tit. I,
1. 33, et les commentaires de Godefroy à chacune de ces lois.
Sur les ravages exercés à Paris par les Germains avant l'année 355, voir : Camille
Jullian, Notes Gallo-romaines.
le mode d'élection de julien a la dignité d'empereur 5i
put être tenu qu'après un intervalle assez long (ier août 36o)
nécessité par les convocations à adresser aux intéressés et par
les élections des légats qui devaient se rendre à l'assemblée.
Reprenons l'ordre chronologique, et étudions la valeur
inhérente à chacun des trois décrets :
1 . Ammien met le mot Ordinarius en opposition avec les mots militaris et castrensis
(XVI, 8, i3;XXI, 16, a).
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pereur; et c'est ce qui se produisit dans l'élection de Julien.
Parfois, elle supposait le consentement de l'empereur, et c'est
ainsi que Valentinien II, âgé de quatre ans, fut nommé
Imperator et Augustus par une armée qui ne consulta pas
l'empereur Gratien, frère aîné du jeune prince. Ammien
déclare cette élection légitime : Imperator legitime declaratus,
Augustas nuncupatur more sollemni (Ammien, XXX, io, 5). Par
bonté, par prudence aussi, Gratien sanctionna le fait accompli,
et se chargea même de l'éducation de son jeune rival.
En certains cas, il y avait entente cordiale entre l'empereur
et l'armée. Lorsque Valentinien Ier voulut se donner pour
collègue son fils Gratien, il sollicita l'approbation de ses
troupes, et en quels termes déférents ! Gratianum in Augustum
sumere commilitium paro, si propitia cœlestis numinis vestrœque
majestatis voluntas parentis amorem juverit prœeuntem (Ammien,
XXVIII, 6, 8). Il ne se reconnaît à lui-même que le droit de
prendre les devants ; mais il est père et peut se tromper dans
son affection pour son fils, et il veut que son amour paternel
obtienne l'agrément d'une· double majesté, celle de Dieu et
celle de l'armée, vestrœque majestatis.
On dira peut-être que cette condescendance de Valentinien
n'était pas très sincère, et qu'au début de son règne il avait
traité assez cavalièrement l'armée en s'associant malgré elle
son frère Valens. Il avait, en effet, commencé par déclarer
à ses soldats que c'était à lui à se choisir un collègue : ... si
patientia vestra cum œquitate consentiens, id ¡nihi, quod mearum
est partium concesserit libens {Ammien, XXVI, 2, 8). Ensuite,
il avait sollicité l'avis de ses troupes (ibid., 4, 1), puis,
finalement, il avait si bien intimidé son entourage que personne
n'avait osé le contredire : nec enim audebat quisquam refragari
(ibid., 3), mais il n'en avait pas moins demandé le vote de
l'armée en faveur de Valens, et il n'avait prononcé la formule
sacramentelle qu'après s'être assuré par la terreur l'unanimité
des suffrages : Valentem... universorum sententiis concinen-
tibus. . . A ugustum pronuntiavit.
Pour revenir à Constance, il n'est pas sans intérêt de
constater que cet ombrageux autocrate avait reconnu des
le mode d'élection de julien a la dignité d'empereur 53
droits énormes à l'armée lorsqu'il avait promu Julien à la
dignité de César. Avait-il fait alors appel à l'autorité du Sénat?
Nullement. Avait-il attaché à la naissance de Julien, comme
lui petit-fils de Constance Chlore, un droit héréditaire? Pas
davantage. Sans doute, sur le conseil de sa femme,
l'impératrice Eusébie, il avait préféré un parent à un étranger, comme
devant être moins dangereux, mais il avait si peu pensé au
droit dynastique qu'il avait cru devoir présenter Julien à
l'approbation des soldats réunis à Milan. Il avait reconnu aux
soldats un droit égal au sien dans l'élection qu'il se proposait
de faire: si... occurrerit nostri vestrique consulti suffragium
(Ammien, XV, 8, 7). Il avait admis le droit de vote de l'armée:
suffragium, et il avait attribué à ce vote l'autorité du : con-
sultum, le mot qui désignait les décisions du Sénat de la ville
éternelle.
Voici les termes de sa proposition : Julianum... in Caesaris
adhibere potestatem exopto, cœptis, si videntur utilia, etiam
vestrâ consensione firmandis {ibid., 8). Il exprime un désir:
exopto, qui doit être confirmé par le consentement des soldats :
consensione. Les soldats approuvent ce discours, et Constance
reprend, en s'adressant à Julien: Propera sociis omnium votis
velut adsignatam Ubi ab ipsa República stationem cura pervigili
defensurus (Ammien, ibid., ili). Julien est choisi par l'armée;
désormais il doit se considérer comme élu par la République
elle-même.
Évidemment, l'empereur se réservait en toute occasion la
priorité du choix et du vote, et l'armée de Paris, en élisant
Julien, empiétait sur le jus ordinarium de Constance; mais elle
pouvait espérer, quoique ce fût peu probable, que son décret
serait ratifié par l'autocrate, et les Parisiens pouvaient rappeler
sans ironie à Constance le terme de consultum donné par lui
au suffrage de l'armée de Milan1.
.
Or, le fait que, pour donner à leur démonstration toute la
valeur dont elle était susceptible, les évêques orthodoxes se
soient réunis à Paris, ce fait nous prouve que Paris était en ce
moment le cœur de la Gaule, l'endroit où le sang affluait
et d'où il repartait avec enthousiasme pour aller jusqu'aux
extrémités de la patrie gauloise rendre aux opprimés la
confiance, la joie, l'espoir d'un avenir libre et glorieux.
C'est à Paris que fut tenu le concile provincial dont les
Parisiens opposèrent l'autorité aux injonctions du questeur Léonas.
C'est pour recevoir les hommages de la Gaule entière que
Julien resta, cette année 36o, la plus grande partie de Tété
à Paris, et qu'il n'entreprit qu'à la fin de la saison son
expédition annuelle contre les Barbares.
Dès qu'il eut congédié Léonas (Ammien, XX, 9, 8), il s'assura
de la personne du turbulent Lupicinus, et partit vivement
pour la France où il mit un peu d'ordre, à la hâte. De là,
toujours au pas de course (Ibid., X, 3 : unde reversus pari
cekritate), il remonta la frontière jusqu'à Augst, et traversa
Besançon pour aller prendre à Vienne ses quartiers d'hiver.
Paris ne devait plus le revoir; mais son cœur ne put jamais
quitter la petite ville où il avait éprouvé de si fortes, et de si
douces émotions, et, la veille de sa mort, pendant que ses
soldats dormaient dans la plaine de Maranga, il tourna
mélancoliquement sa pensée, nous dit Libanius3, vers ce coin de
terre où le Génie de l'Empire, parti du temple du Maître des
dieux, lui avait imposé le diadème.
Luc de VOS.