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COLLECTION LATOMUS

VOLUME LXX

Homlllages
à Jean Bayet
édités par

Marcel Renard et Robert Schilling

li]"LATOMUS
REVUÈ·~·:o• ÉTUDES LATINES
61, AVENUE LAURE,
BRUXELLES-BERCHEM
1964 ·
Tite-Live 42~ 34 : l' « exempfom » d'un soldat :romain

Tite-Live, à ce qu'il paraît, jouissant du privilège de s'adonner


tout entier aux travaux de l'esprit, ne connut pas la vie des camps.
Qu'il se montre dès lors assez peu au fait du maniement des armes
et surtout de la tactique militaire n'a pas de quoi nous surprendre.
Wilhelm Kroll écrivait en 1924 dans ses Studien zum Verstiindnis
der romischen Literatur: « Que Tite-Live n'ait aucune intelligence
des choses militaires, on l'a dit assez souvent» (1) ; P. G. Walsh,
dans son Livy, paru en 1961, et qui est la dernière étude d'ensemble
sur Tite-Live, déplore que l'historien de Rome soit « paralysé»
par son ignorance de lares militaris (2). Soit. Il eût été souhaitable
que l' Histoire romaine, qui est militaire autant que politique, fût
écrite par un imperator du type de César. Mais, si étranger qu'il
fût au métier des armes, il est une chose que Tite-Live a ad-
mirablement éprouvée et exprimée: c'est la vocation militaire de
Rome. L'appel des armes, avec tout ce qu'il entraîne de discipline
consentie, de risques courus et de sacrifices, les Romains des ori-
gines, selon lui, l'avaient entendu, et nul fils de la Louve ne saurait,
sans y répondre à son tour, être un uir ac uere Romanus (22, 14, 11).
Rem militarem cotant (1, 16, 7) : telle fut la dernière consigne de
Romulus à sa cité naissante.
Tite-Live est si convaincu que les Romains sont des'.uiri in arma
nati (9, 9, 11) qu'on le voit faire donner par On. Manlius à ses
soldats affrontés aux Gallo-Grecs le titre de« fils de Mars» (Martii
uiri, 38, 17, 18). Il joint aux noms du peuple romain ou de la cité
de Rome, l'épithète bellicosus, bellicosa (7, 2, 3; 1, 20, 2) (3). Et
ce peuple, à son avis, il n'est pas sans utilité qu'il ait des occasions
de s'exercer au métier des armes et de le pratiquer avec constance;
un peu plus, et notre bon historien rendrait grâces aux Volsques

(1) Stuttgart, J.-B. Metzlersche Verlagsbuchhandlung, p. 364.


(2) Lill)', His Historical Aims and Methods, Cambridge, p. 157.
(3) Cf. HoRAoE, C., 3, 3, 57 : bellicosis ... Quiritibus.
L' « EXEMPLUM l> D'UN SOLDAT ROMAIN 181

et aux Ligures de contraindre les Romains à ne pas relâcher leur


sévère discipline militaire. Il écrit des Ligures : is hostis uelut natus
ad continendàm inter magnorum interualla bellorum Romanis militarem
disciplinam erat ; nec alia prouincia militem magis ad uirtutem acuebat
(39, 1, 2) (1 ). La discipline militaire, quel rôle elle joue dans
l' Histoire romaine ! C'est grâce à elle que la puissance de Rome a
subsisté : disciplinam militarem, qua stetit ad hanc diem Romana res ...
(8, 7, 16), comme c'est le soldat romain qui est le soutien le plus
sûr de l'État: nos ... milite Romano stetimus (28, 44, 5) (2). Cette
discipline, pur métier d'abord, était devenue Une ars réglée par des
principes toujours durables (9, 17, 10). Mais on ne saurait oublier
qu'elle resta foncièrement, pour le vrai Romain, une disponibilité
qui le faisait répondre à tout appel de la patrie en danger et, une
fois mobilisé, se plier, quel que fût son rang, aux ordres du haut
commandement : ... miles centurionis, .. . centurio tribuni, ... tribunus
legati, ... legàtus consulis, ... magister equitum dictatoris pareat imperio
(8, 34, 7).
Si Tite-Live a si fort insisté dans son Histoire sur la grandeur et
la salutaire servitude du soldat romain, s'il a tenu à signaler par
exemple que le nombre croissant des auxiliaires constituait un
sérieux danger pour l'État (25, 33, 6), n'était-ce pas dans l'espoir
de secouer l'apathie de ses contemporains et dans l'intention de
réagir contre un antimilitarisme qui s'exprimait toujours plus
hardiment à son époque, en particulier dans la poésie élégiaque (3) ?
En tout cas, l'exemple qu'il nous propose d'un soldat romain
toujours prêt à s'engager et à servir, et capable, une fois sur le
front, de se comporter en héros; l'exemple d'un de ces légionnaires
- entre des milliers - qui portèrent les armes victorieuses de Rome
à tous les points de l'horizon, n'était-il pas bien fait pour démontrer
aux jeunes lecteurs de l' Histoire romaine qu'il y avait mieux, pour
assurer la pérennité et la souveraineté de Rome, que le délicieux
otium tant célébré par leurs poètes favoris et par l'épicurisme ?

(1) Cf. au sujet des Volsques, 6, 21, 2.


(2) Tite-Live aime ce verbe stare, dont le sujet est la res Romana. Cf. 9, 16, 19, à pro-
pos de Papirius Cursor : Haud dubie illa aetate... nemo unus erat uir, quo magis innixa res
Romana staret. Se rappeler le fameux hexamètre d'Ennius : Moribus antiquis res stat Ro-
mana uirisque.
(3) Cf. TrnuL., 1, 10, 29: alius sitjortis in armis ... Voir A. GurLLEMIN, Sur les origines
de l'élégie latine dans R.E.L., 19?9, fasc. II, p. 288.
182 E. DUTOIT

Je suis Spurius Ligustinus, de la tribu Crustumine, originaire de la


Sabine, citoyens. Mon père m'a laissé un arpent de terre et une petite chau-
mière, dans laquelle Je suis né et ai été élevé; auJourd' hui encore J'y habite.
Dès que J'eus l'âge, mon père m'a donné pour femme la fille de son frère.
Elle ne m'apporta rien d'autre que sa liberté et sa vertu, et de plus une fé-
condité telle qu'elle eiJ,t suffi m8me dans une maison de riches. Nous avons
six fils et deux filles, déjà mariées toutes deux. Quatre de nos fils portent
la toge virile, les deux autres ont encore la prétexte. J'ai pris du service (1 )
sous le consulat de P. Sulpicius et C. Aurelius ... (42, 34, 2-5).
Suivent les états de services de Spurius Ligustinus : tout un cur-
riculum dont on retrouve des étapes et des éléments dans les di-
plômes de l'époque impériale ou dans les inscriptions funéraires
de «soudards» au service de Rome (2). Bien sûr s'ajoutent à ces
indications quelques réflexions personnelles destinées à mettre en
relief les mérites du soldat totalement voué à son métier; mais
rien là de la jactance d'un miles gloriosus, rien de l'abondance ora-
toire de ce vétéran, M. Servilius, consulaire il est vrai, qui réclame,
au livre 45, 37 et suiv. qu'on accorde les honneurs du triomphe
à Paul-Émile, vainqueur de Persée. Volontiers, pour caractériser
le discours de Sp. Ligustinus, je recourrais aux termes mêmes dont
se sert Tite-Live pour introduire les propos d'un certain Sextus
Tempanius, un cavalier, appelé à témoigner au sujet du consul
Sempronius : Tempani oratio incompta fuisse dicitur, ceterum milita-
riter grauis, non suis uana laudibus (4, 41, 1). A propos duquel texte
il nous faut nous empresser de noter trois choses : 1) que l'adverbe
militariter se trouve attesté en latin, ici, pour la première fois ; Tite-
Live nous vaut cette nouveauté ; 2) que la gravité parfois fort ri-
gide du soldat est quelque peu tempérée, chez Ligustinus, lorsqu'il
parle de la dot de sa femme. Celle-ci n'avait donc dans sa corbeille
de mariée en guise de dot pour son pauvre diable de mari, que sa
libertas, sa pudicitia et une fecunditas capable de combler, et au-del~,
les vœux d'un riche propriétaire ? On imagine à ce passage un

(1) Miles jactus sum ... HoMo, cité plus bas, traduit: «Je fus fait soldat». Catin, cité
également, traduit: «Je me suis fait soldat». Je pense que miles jio a trait essentielle-
ment au serment (sacramentum) que les soldats prêtaient à leurs chefs au début d'une
campagne. Dans le cas présent, il s'agit d'un engagement volontaire, car nous savons
que le corps expéditionnaire envoyé contre Philippe V ne fut composé que de volontaires.
Cf. A. PIGANIOL, Histoire de Rome dans Coll.« Clio», Paris, PUF, 1962, p. 112.
(2) Cf. CIL, III, 1078, 1172, Il 73 ; XII, 2602 ; IX, 1609.
L' « EXEMPLUM » D'UN SOLDAT ROMAIN 183

sourire chez les auditeurs, pourtant tout émus, on le comprend,


par l'imminence d'une nouvelle guerre. Troisièmement, on sait
assez que Tite-Live ne se fût jamais permis d'insérer dans son
Histoire une oratio incompta; mais son style lui fournit des ressources
telles qu'il a le moyen de conformer toujours le ton et le mouvement
de la phrase au caractère et à la condition de l'orateur.
Mais voyons dans quelles circonstances intervient et improvise
ce soldat sabin, après quoi nous insisterons sur ce qui donne sa
particulière valeur d'exemplum au co'mportement de Ligustinus (1 ).
Nous sommes en l'an 171 avant J.-0., au lendemain de la décla-
ration de guerre à Persée. Le consul P. Licinius, chargé de la
province de Macédoine, enrôle des vétérans et d'anciens centurions.
Ne pourront bénéficier de l'exemption (uacatio, chap. 33, 4) que
ceux qui ont passé cinquante ans. Mais voici que vingt-trois cen-
turions, promus dans les campagnes précédentes au grade de
primipiles, c'est-à-dire de chefs de la première centurie du premier
manipule de la première cohorte, réclament de ne pas être, selon
l'usage, réintégrés dans des grades inférieurs à ceux qu'ils avaient
obtenus jusque-là (33, 3). Ils en appellent aux tribuns du peuple.
M. Popilius, consulaire, plaide leur c_ause (2). Et c'est alors que
Sp. Ligustinus, précisément un des vingt-trois centurions qui recou-
raient à la protection des tribuns du peuple, demande la permission
d'adresser quelques mots à ses concitoyens. Cette permission, tout
le monde la lui donne : permissu omnium (34, 2). Et Ligustinus de
commencer son discours. Il se présente: Sp. Ligustinus Crustu-
mina ex Sabinis sum oriundus, Quirites. D'abord il s'adresse au peuple ;

(!) Ce chapitre de Tite-Live a retenu l'attention de Léon HoMo dans ses Institutions
politiques romaines. De la Cité à l'État, dans L' Évolution de l'Humanité, tome XVIII, Paris
1927, p. 116. Homo traduit intégralement le discours de Ligustinus, après quoi il note:
«Historique ou non,ce vieux soldat caractérise une classe et prend la valeur d'un symbole.»
Léon CATIN, En lisant Tite-Live, Paris,« Les Belles-Lettres», 1944, p. 20, traduit à son tour
le texte presque en entier et le donne comme une illustration typique du Romain à
l'armée. Enfin on peut constater que les auteurs,· KROMAYER-VEITH, Heerwesen und
Kriegsführung der Griechen und Romer dans Handbuch der Altertumswissenschajt, Munich,
1928, font grand cas de cette page de l' Histoire romaine:« ein unschlitzbares Dokument»
(p. 321).
(2) Sur ce fait qu'un centurion, lors d'une nouvelle mobilisation, pour une nouvelle
campagne, pouvait être ramené au rang de simple soldat (miles gregarius ou gregalis),
voir E. SANDER, Zur Rangordnung des romischen Heeres : die Gradus ex Caliga dans Historia,
III (1954), p. 104. TITE-LIVE, 42, 33 y est cité.
184 E. DUTOIT

dans sa conclusion il s'adresserà à ses camarades de service (com-


militones) : « Et vous, camarades, bien que vous fassiez usage pour
vous du droit d'appel, il est équitable que, n'ayant jamais rien
fait dans votre jeunesse contre l'autorité des magistrats et du Sénat,
aujourd'hui encore vous vous mettiez à la disposition des consuls
et du Sénat, et trouviez honorables tous les postes où vous défendrez
l'État» (15). Pour ce qui le concerne, vient de déclarer Ligusti-
nus : « Quel que soit le rang que je serai capable d'occuper, c'est
aux tribuns militaires qu'il appartient d'en juger; je ferai en sorte
que personne ne me surpasse en bravoure» (14).
En réalité on s'attendait à voir ce vieux centurion plaider pour
ses vingt-deux camarades anciens primipiles et demander qu'aucun
d'eux ne subît une dégradation en occupant dans la prochaine
campagne un poste inférieur à celui qu'il avait obtenu dans la
campagne précédente. Mais non, il demande simplement à
ses camarades de s'en remettre à la décision des tribuns mili-
taires et de sauvegarder ainsi, on le devine, la disciplina mili-
taris, et de montrer assez de civisme pour se soumettre à la volonté
du Sénat et des consuls. En quoi, du reste, il a un plein succès :
ceteri centuriones remissa appellatione ad dilectum oboed_ienter responderunt
(35, 2). Mais c'est que lui-même, Ligustinus, a donné l'exemple
de ce civisme et de cette discipline ; ajoutons d'un très généreux
patriotisme. Car il nous apprend, en racontant sa carrière, qu'il
a maintenant plus de cinquante ans (34, 11), âge qui aurait pu
évidemment le dispenser de quitter son petit coin de terre de la
Sabine pour venir s'enrôler à Rome. Il a à son actif vingt-deux
campagnes annuelles (12), donc deux de plus au moins qu'il n'en
fallait, dans l'infanterie, pour être versé dans la réserve. Encore
apparaît-il qu'en cette année 171 on pouvait toujours être libéré
du service dans l'armée active dès l'âge de quarante-six ans (1).
Au surplus, observe notre légionnaire : « Si je n'avais pas accompli
toutes mes années de service, et que mon âge ne m'assurât pas
encore l'exemption, pourtant, comme je puis vous donner quatre
soldats à ma place, il eût été juste de m'accorder mon congé» (12).
Voilà assurément un citoyen à qui n'est jamais venue l'idée de
mesurer ses services à la patrie. ·
Ligustinus est entré dans l'armée sous le consulat de P. Sulpi-
cius et C. Aurelius, c'est-à-dire en l'an 200, au début de la seconde

(1) KRoMAYER•VEITH, op. cit., p. 322; Léon Ho1110, op. cit., p. 115.
L' cc EXEMPLUM n D'UN SOLDAT ROMAIN 185

guerre de Macédoine. Comme aujourd'hui, en 171, il a plus de


cinquante ans, il devait avoir dépassé la vingtaine lors de son pre-
mier engagement. Il servit comme simple soldat durant deux
ans « contre Philippe», dit-il. Puis, voici, la troisième année déjà,
en 198, qu'il monte en grade et se voit décerner par Q. Quinctius
Flamininus le rang de dixième hastat (5). Il est centurion. Dé-
sormais Ligustinus ne cessera d'obtenir des grades nouveaux. En-
gagé volontaire sous le commandement de M. Porcius Caton pour
la guerre d'Espagne, il est remarqué par son général et passe pre-
mier centurion des hastats, en 195. Avec quelle fierté ce premier
hastat de la première centurie, promu par le futur et fameux cen-
seur, rappelle à ses compagnons d'armes ici présents l'estime et
l'admiration qu'ils avaient pour leur général ! Et l'on devine que
Tite-Live lui-même est heureux de saisir cette occasion d'ajouter
un trait à la figure du grand Romain qu'il a dessinée au chapitre
XL du livre XXXIX de son Histoire : Neminem omnium imperato-
rum, qui uiuant, acriorem uirtutis spectatorem ac iudicem fuisse sciunt,
qui et illum et alios duces longa militia experti sunt (17). On croirait
entendre le vieux grognard du Médecin de campagne faisant l'éloge
de Napoléon.
Oui, longa militia. « Une troisième fois, je m'engageai comme
volontaire dans l'armée qu'on envoya contre les Étoliens et le roi
Antiochus. M'. Acilius me nomma premier princeps de la première
centurie» (8). Encore un avancement: premier centurion des
principes. C'est en 191. Une nouvelle fois Ligustinus sert avec
distinction en Espagne, au cours de deux campagnes successives.
Il fut de ceux qui eurent la faveur de former le cortège du triom-
phateur, Q. Fulvius Flaccus. Là, à l'entendre répéter le verbe
deducere, on devine combien le vieux centurion se sent fier: a
Flacco inter ceteros, quos uirtutis causa secum ex prouincia ad triumphum
deducebat, deductus sum (10). C'était en 180. La même année ou
l'année suivante, - a Ti. Graccho rogatus - il retourne en Es-
pagne pour se battre chez les Celtibères. C'est sans doute au cours
de ces dernières campagnes - intra paucos annos ( 11), dit Ligus-
tinus - , qu'il ·a conquis le plus haut grade où pussent parvenir
les officiers sortis du rang : quatre fois il fut primipile. Et tel était
justement, nous l'avons vu, ce poste de prior occupé par Ligustinus
en tout dernier lieu lorsqu'il intervint devant le peuple dans cette
affaire d'enrôlement.
186 E. DUTOIT

Tite-Live nous apprend que son héros, après son discours, fut
introduit au Sénat, qu'il reçut des remerciements officiels et que
les tribuns militaires lui conférèrent - uirtutis causa (35, 2) - le
grade de premier centurion de la première légion. Autrement
dit, Ligustinus obtint pour lui, par son civisme et son sens de la
discipline, l'avantage qu'il réclamait d'abord avec ses camarades
du même grade (1 ). On a des raisons d'ailleurs de penser que cet
épisode, dont Ligustinus fut la vedette, est l'indice d'une évolu-
tion dans l'organisation de l'armée romaine: on tendait désormais
vers une stabilisation légale du corps des sous-officiers (2).
Deux fois déjà, on l'aura remarqué, Tite-Live a employé la
formule uirtutis causa dans son exemplum. Mais on rencontre une
fois encore cette formule. L'orateur l'emploie sitôt après avoir
signalé le grade le plus haut qu'il ait mérité. Ligustinus ajoute :
Quater et tricies uirtutis causa donatus ab imperatoribus sum ; sex ciuicas
coronas accepi (11). Un beau trophée de prix de bravoure et de
décorations, lequel exigea un nombre imposant d' « aristies », à
supposer qu'on veuille s'inspirer du langage épique pour parler
de notre militaire. Chose curieuse, Ligustinus ne dit rien de ses
blessures, de ses cicatrices : les vétérans du type de Servilius (45,
39, 16) aimaient à les montrer, à les compter et ne manquaient
jamais d'ajouter qu'ils n'en avaient aucune dans le dos (3 ). La
couronne civique, reçue six fois par Ligustinus, ne devait pas
être son moindre sujet de gloire : cette couronne, conférée à qui-
conque avait, de sa main, arraché à l'ennemi un citoyen romain,
pouvait être portée toute sa vie par qui l'avait méritée, et si l'on
entrait ainsi décoré au cirque ou au théâtre, tous les spectateurs
devaient se lever (4 ). Ligustinus portait-il sa couronne lorsqu'il
harangua le peuple ?
Donc, un modèle de uirtus Romana, ce vieux centurion. Mais
n'oublions pas qu'il était sabin d'origine: Crustumina ex Sabinis
sum oriundus. Selon A. Alfüldi, la tribu Crustumine, la seconde,
après la tribu Galeria, qui désignât par son nom un territoire, fut

(1) Il était impossible que tous fussent primipiles dans le corps expéditionnaire.
(2) KROMAYER-VEITH, op. cit., p. 322.
(3) L. Siccius Dentatus, appelé par Valère Maxime (3, 2) !'Achille romain, était, au
dire de Pline l'Ancien (7, 29) : quadraginta quinque cicatricibus adverso corpore insignis, nulla
in tergo. Siccius avait gagné vingt-six couronnes, dont quatorze civiques.
(4) Cf. DAREMBERG et SAGLIO, art. corona.
L' « EXEMPLUM » D'UN SOLDAT ROMAIN 187

créée après le cycle des tribus gentilices. Comme Crustumerium,


la cité dont dérive le nom de la tribu, se trouve au nord de Fidènes,
les Romains n'auraient pu la conquérir qu'après la prise de Fi-
dènes même (426). Ainsi c'est entre 426 et la chute de Véies
(396) que la Crustumina sera devenue romaine, avec tout l' ager
Crustuminus, sur la rive gauche du Tibre (1 ).
Ligustinus appartient au peuple des Sabins, frère des Romains,
mais se distinguant de ces derniers et se signalant par sa rudesse
et une particulière austérité de vie. Tite-Live ne dit-il pas de la
vieille éducation sabine qu'elle est « sévère et austère» : disci-
plina tetrica ac tristi(s) ueterum Sabinorum, quo genere nullum quondam
incorruptius fuit (1, 18, 4) ( 2). On n'en finirait pas de citer les
textes contemporains de l' Histoire romaine où sont louées les vertus
des Sabins, tantôt appelés genus acre uirum (Georg., 2, 107), tantôt
ardui (Hor., C., 3, 4, 21), rigidi (Hor., Epist., 2, 1, 25), duri (Prop.,
2, 32, 47). Oui, c'est avant tout les Odes d'Horace, l'heureux pro-
priétaire du Sabinum, et notamment l'ode VI du livre III, qu'il
importe de se remettre en mémoire devant le discours de Sp.
Ligustinus. Relisons les vers 37 et suiv. : rusticorum mascula mili-
tum / protes, Sabellis docta ligonibus / uersare glebas et seuerae / matris ad
arbitrium recisos / portare fustis. Cette mère austère, n'est-ce pas
l'épouse de Ligustinus, dont la pudicitia était une part de la dot?
Ajoutons que le pays de la Sabine passa toujours pour être une
des plus riches pépinières de soldats (3) - seminarium militum
(T.-L., 6, 12, 5) - et que ces soldats étaient estimés les plus
valeureux: fortissimi uiri (Cie., In Vatin., 15, 36).
Ligustinus est le type du paysan sabin, et dont la vocation est
celle des armes. Il a vécu dès son enfance pauvrement et durement,
sur un tout petit coin de terre. De son père, il n'a même pas reçu
un véritable heredium, lequel était un lot de terre cultivable de deux
arpents. Il n'a hérité, lui, que d'un arpent et d'un paruum tugurium.
Au fait, socialement, Ligustinus appartient, à cause de sa pauvreté,

(1) A. ALFÔLDI, Ager romanus antiquus dans Hermes, 90, 1962, p. 212.
(2) J. Bayet joint à ce texte la note suivante: « Des raisons morales rapprochaient
doctrine pythagoricienne, discipline spartiate et rudesse sabine». Cf. Tite-Live, His-
toire romaine, livre I, Paris,« Les Belles-Lettres», 1940.
(3) Références dans la Realencykloplidie (II• série,!, col. 1582), art. de PHILIPP, Sabini.
Cicéron, dans le Pro Cn. Plancio, 16, 38, met la Crustumina au nombre des tribus composées
de seuerissimi praesertim homines et grauissimi.
188 E. DUTOIT

à la classe des proletarii. Mais il n'en faut nullement conclure,


pensent Kromayer-Veith, qu'il fût pour autant exempt du ser-
vice (1 ). Quand la cité était en danger, il pouvait être mobilisé,
mais était équipé aux frais de l'État. Néanmoins, s'il est vrai,
selon le_ De re publica, 2, 22, 40, que l'on attendait surtout des pro-
letarii qu'ils donnassent des enfants à la patrie, il faut dire que
Ligustinus, père de six fils, dont quatre en état de porter les armes,
avait bien fait son devoir. Et voilà encore un exemple des mœurs
antiques destiné à édifier des lecteurs n'ignorant pas par quelles
lois Auguste s'efforçait de remédier au fléau de la dénatalité.
Pauvre comme il l'était, on comprend sans peine que Ligustinus
ait recouru au service des armes pour subvenir aux besoins de sa
famille. Coup sur coup il s'engage comme volontaire et, si l'on
compte bien, entre sa première année de service (200) et son der-
nier engagement (171), il n'a pu demeurer chez lui - hodieque
ibi habita - que durant sept ans. Mais il gagnait de quoi vivre et
faire vivre les siens avec sa solde, avec sa part du butin et les rapi-
nes et le pillage (2), les gratifications qu'il recevait de ses chefs
et les largesses des triomphateurs. Et toujours il avait eu la chance
d'échapper aux coups de l'ennemi et de retrouver son coin de terre
ancestral de Sabine. « Mais tous n'avaient pas son bonheur, ni
sa passion du sol», observe Léon Homo. « Beaucoup, attirés par
une vie plus facile et par l'espoir de la fortune, s'installaient sans
esprit de retour dans les pays où les hasards de la fortune les avaient
conduits. Autant de vides encore dans la classe moyenne, autant
de pertes supplémentaires pour la vie rurale et l'agriculture ita-
liennes» (3 ). Ces réflexions de l'historien des Institutions poli-
tiques romaines mettent en lumière un trait nouveau de notre per-
sonnage qui ne contribue pas peu à le rendre sympathique.
On se demandera maintenant quelle est la source où Tite-Live
a pu trouver son exemplum. Est-ce Claudius Quadrigarius, l'anna-

(1) Op. cit., p. 267, note 6.


(2) Lorsque le vieux Caton part guerroyer en Espagne, en 195, il envoie au diable
le service du ravitaillement et déclare crânement: bellum se ipsum alet (34, 9, 12). On
sait ce que cela voulait dire pour la troupe. Mais n'oublions pas que Tite-Live a noté,
au moment de l'enrôlement des vétérans pour la guerre contre Persée: Multi voluntate
nomina dabant, qui locupletes videbant, qui priore Macedonico hello aut adversus Antiochum in Asia
stipendia jecerant (32, 6),
(3) Op. cit., p. 117.
L' « EXEMPLUM ll D'UN SOLDAT ROMAIN 189

liste que Tite-Live suit de près, selon A. Klotz (1 ), dès le livre


XXXIX? Claudius, de la fameuse gens des Claudii, sabins d'ori-
gine, aurait pu se plaire à faire une place si honorable à un de
ses compatriotes. Est-ce Caton, sous les armes de qui servit Li-
gustinus ? Caton ? Dans un de ses discours, ou dans ses Origines, où
il s'évertua à laisser dans l'ombre les généraux, les personnalités
en vue pour mettre au premier plan les héros méconnus ? C'est
l'hypothèse de Münzer dans la Realencyklopiidie (2). Caton aussi
était d'origine sabine, et Jean Collart peut parler très justement
de son sabinisme (3). Ou serait-ce encore cet autre Sabin, ce
« pansabin », Varron de Réate ? De toute façon, quelle qu'ait pu
être la source utilisée, il paraît opportun d'observer qu'en tirant
de l'obscurité ce centurion, Sp. Ligustinus, et en le représentant
comme un modèle de dévouement à sa patrie, Tite-Live fait tout
comme s'il disait à ses contemporains, avec Virgile, Horace :
« Regardez vers la Sabine (4). C'est là que vit et subsiste l'esprit de
la vieille Rome, condita ui et armis (1, 19, 1). C'est là que vous
retrouverez le Romain véritable, digne du beau titre : uir exempli
recti domi militiaeque (3, 44, 2) ».

Fribourg, Suisse. Ernest DuTOIT.

(1) Livius und seine Vorganger, I. Heft, pp. 49 et 68. Neue Wege zur Antike, Heft 9, Teub-
ner, Berlin, 1940.
(2) XIII, col. 535. Bref article, très précieux, sur Sp. Ligustinus.
(3) Cf. Varron, grammairien latin, Paris,« Les Belles-Lettres», 1954, p. 229, note 6.
(4) Tite-Live était bien conscient de l'influence exercée par les mœurs d'une popu-
lation sur une population voisine : tantum contagio disciplinae morisque accolarum ualet (38,
17, 18).

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