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Vita Latina

Histoire et politique dans le de Catilinae coniuratione


Joseph Hellegouarc’h

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Hellegouarc’h Joseph. Histoire et politique dans le de Catilinae coniuratione. In: Vita Latina, N°135, 1994. pp. 7-14.

doi : 10.3406/vita.1994.1373

http://www.persee.fr/doc/vita_0042-7306_1994_num_135_1_1373

Document généré le 16/09/2015


De litteris

Histoire et politique dans le De

Catilinae coniuratione :

Salluste, historien d'une crise

I. SALLUSTE HISTORIEN...

a) Dans la préface du De Catilinae coniuratione (4.1) Salluste indique de façon très


précise que c'est à la suite de l'échec de sa carrière politique, entreprise dans la
mouvance de César et anéantie à la suite de l'assassinat de ce dernier, qu'il s'est tourné
vers une carrière d'historien. Son but est de donner une relation complète iperscribere)
de l'histoire du peuple romain, mais de faire celle-ci « par morceaux » (carptim), en
présentant des épisodes importants de cette histoire (1).
Ce faisant, Salluste innovait dans le genre historique. Jusqu'alors, l'histoire à Rome
était essentiellement représentée par l'annalistique, qui consistait à mentionner, année
par année, avec plus ou moins de fidélité, les événements importants. Par leur nature
même, ces travaux étaient liés à la vie de l'aristocratie, puisque, pour l'essentiel, ils
relataient les actions des grands hommes. Ils prenaient leur origine dans les Annales
Maximi ou Annales des Pontifes, où étaient consignés les grands faits marquants de la
vie de la cité (2).
Toutefois, dès le ne siècle av. J.-C, divers auteurs se sont efforcés de rompre
l'étroitesse du cadre annalistique : L. Caelius Antipater, dans une monographie sur la
deuxième guerre punique, donne à son style une forme ornée et oratoire et accroît le
caractère littéraire de son développement par l'introduction de discours fictifs ;
Sempronius Asellio (env. 159-91 av. J.-C), tribun militaire au siège de Numance,
raconte les événements auxquels il a été mêlé ; Valerius Antias est l'auteur d'une
Histoire de Rome en 75 livres, remplie d'exagérations et de détails fantaisistes ;
Claudius Quadrigarius, dans un récit s' étendant de la prise de Rome par les Gaulois à la
mort de Sylla, témoigne d'une méthode et d'une information scrupuleuses au service
desquelles il met une réelle maîtrise de composition et de style ; C. Licinius Macer, tr.
pi. en 73, a écrit des Annales appréciées de Cicéron, dans lesquelles il utilisa, dit-on, les
libri lintei, listes anciennes de magistrats écrites sur du lin, d'où leur nom ; L. Cornélius
Sisenna (120-67 av. J.-C), dans une histoire de la guerre sociale et des luttes entre
Marius et Sylla, utilise un style archaïsant qui n'est pas sans annoncer celui de Salluste,
qui d'ailleurs le loue fortement (Iug., 95, 2). Tous ces historiens portent, on le

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remarque, les noms de grandes familles aristocratiques. On citera à côté d'eux Caton
l'Ancien (234-149 av. J.-C), protégé des Fabii, farouche ennemi des Scipions ; dans
ses Origines en sept livres, il raconte l'histoire de Rome depuis l'arrivée d'Enée, mais
en donnant dans son récit autant de place à l'Italie qu'à Rome elle-même.
b) Pour sa part, Salluste s'écarte résolument de ses prédécesseurs et rejette
au contraire de ce que feront Tite-Live et même Tacite, la tradition annalistique ;
il s'oriente vers une conception de l'histoire marquée d'une empreinte grecque (3),
représentée principalement par Thucydide, qui s'attache fortement à l'aspect politique
des événements en cherchant à mettre en relief leurs causes profondes.
Curieusement, notre historien, que l'on présente souvent comme l'antithèse de
Cicéron, met en œuvre une conception de l'histoire définie par ce dernier dans le De or.
2, 62 : Videtisne quantum munus sit oratoris historia. Il ne s'agit pas, comme l'a fort
bien vu A.D. Leeman (4), d'introduire dans la rédaction des œuvres historiques les
enjolivements de la rhétorique, mais, bien plutôt, comme l'orateur « rompu à la
pratique de Vinuentio et de la dispositio... de faire un choix dans la pluralité des
données et de les présenter de façon ordonnée... d'être capable d'aller du particulier au
général ». La formule de Cicéron correspond donc à une manière moderne d'écrire
l'histoire par laquelle on s'efforce de recourir aux documents, de classer les faits et les
observations en en vérifiant l'authenticité. C'est ce que déclare l'orateur dans le même
paragraphe du De Or. (2, 62-63) : « Qui ne sait que la première loi du genre est de ne
rien oser dire de faux ? La seconde d'oser dire tout ce qui est vrai ? d'éviter, en
écrivant, jusqu'au moindre soupçon de faveur ou de haine ? Oui, voilà les fondements
de l'histoire et il n'est personne qui les ignore ». On rapproche tout naturellement de
ces déclarations ce qu'affirme Salluste dans le prologue du Catilina (4, 2-3) : Mihi a
spe, metu, partibus rei p. animus liber erat. Igitur de Catilinae coniuratione quant
uerissume potero paucis absoluam (5).
Mieux encore. En rédigeant sa monographie, Salluste paraît réaliser concrètement
une œuvre conçue par Cicéron. Celui-ci, dans une lettre adressée à son ami l'historien
Lucceius (Fam. 5, 12), lui demande en ces termes de rédiger un récit de la conjuration
dont l'anéantissement a été la gloire de son consulat : « Voyant que tu avais dès
maintenant presque achevé l'histoire de la guerre sociale et de la guerre civile. . . je n'ai
pas voulu manquer d'attirer ton attention sur le point suivant : aimes-tu mieux
entremêler l'histoire de mon consulat dans la trame des autres événements ou bien,
comme beaucoup d'écrivains grecs l'ont fait... ne sépareras-tu pas, toi aussi, le récit de
la conjuration de celui des guerres extérieures ?... Depuis le début de la conjuration
jusqu'à mon retour, il me semble qu'il y a la matière d'un ouvrage d'étendue moyenne,
dans lequel tu pourras mettre en œuvre ta science si remarquable des révolutions, qu'il
s'agisse d'expliquer les causes des tentatives révolutionnaires ou d'indiquer les
remèdes aux maux dont souffre l'Etat, blâmant ce que tu jugeras condamnable, louant,
avec preuves à l'appui, ce qui sera conforme à tes vues, enfin... stigmatisant tous ceux
qui ne m'ont pas ménagé la perfidie, l'intrigue, la trahison. Et puis, mes malheurs
donneront à ton récit une grande variété qui offre pour l'écrivain un attrait particulier et
qui peut, avec un auteur comme toi, retenir fortement l'attention du lecteur. Car rien
n'est plus propre à procurer du plaisir au lecteur que la variété des circonstances et les
vicissitudes de la fortune. . . La succession des faits année par année ne nous captive,
par elle-même, que médiocrement, comme peut le faire une énumération de fastes ; au
contraire, il y a dans la destinée variée et mouvementée d'un homme éminent de quoi
provoquer étonnement et confiante attente, joie et peine, espoir et crainte ; et si elle
s'achève par une belle fin, l'esprit du lecteur éprouve la satisfaction la plus vive et la
plus complète. »
J'ai cru devoir citer ce texte quelque peu longuement, car il exprime nettement, sans
qu'il soit besoin de recourir à un quelconque commentaire, toutes les caractéristiques
de la monographie de Salluste : recherche d'une construction dramatique propre à
susciter l'attention et l'émotion du lecteur, volonté de ne pas seulement énoncer les
faits, mais de les expliquer et d'en rechercher les causes, souci de proposer des solutions
aux difficultés qui ont été exposées. Ainsi ce que concevait Cicéion paraît très proche
de ce qu'a réalisé Salluste, si bien que M. Rarnbaud a pu écrire, un peu paradoxalement
peut-être, que c'est Salluste qui a réalisé l'idéal cicéronien de l'histoire (6).

2. ...Historien d'une crise

Une telle conception de l'histoire implique que l'objet du récit sera un événement
remarquable, susceptible de susciter l'attention et l'émotion du lecteur, mais aussi dont
l'explication soit propre à fournir des leçons pour l'avenir. C'est bien le sentiment
d'une crise d'un caractère exceptionnel et qui a mis en extrême danger la république
que veut donner Salluste en écrivant le récit de la conjuration : Igitur de Catilinae
coniuratione quam uerissume potero paucis absoluam ; nam idfacinus in primis ego
memorabile existumo sceleris atque periculi nouitate (Caî. 4, 3-4) (7).

A. Les faits
Les raisons de cette crise sont assez faciles à saisir ; elles sont au nombre de trois
principales : politiques, économiques, morales.
1. Politiques : l'extension de Vimperium
Rome est une ciuitas, c'est-à-dire une population rassemblée autour d'une
(urbs), organisée suivant le régime de la démocratie directe ; chaque citoyen a
le droit, et le devoir, de donner personnellement son avis dans les assemblées
les comices (centuriates ou îributes). Ce droit est aussi la ciuitas (= le droit
de cité), qui s'identifie avec la libertas (8) ; l'exercice de ce droit tient une place
importante dans la vie du citoyen romain (9).
On comprend que la pratique de cette démocratie directe devint de plus en plus
difficile au fur et à mesure de l'extension de Vimperium. Et pourtant de plus en plus
nombreux furent ceux qui désirèrent accéder à la ciuitas. Ce fut notamment la cause des
guerres sociales qui ensanglantèrent l'Italie de 91 à 88 avant J.-C, II se produit un
blocage qui se retrouve au niveau de l'Etat. La nobilitas, constituée des membres des
classes dirigeantes qui ont exercé les plus hautes magistratures, et notamment le
consulat, tend à se constituer en une caste fermée qui s'oppose à tout renouvellement de
ses membres contre les tentatives des homines noui, formés pour l'essentiel des nobles
des municipes, soucieux d'obtenir le plein exercice de la chutas par l'accès aux plus
hautes magistratures de l'Etat (10).

2. Economiques : la destruction de la petite paysannerie


La multiplication des guerres et l'extension de V imperium ont provoqué de
profondes transformations dans la vie matérielle et intellectuelle des Romains ; elles ont
entraîné un afflux considérable de richesses par l'apport du butin venu d'Orient - sans
insister davantage, rappelons simplement qu'en 167 av. J.-C. fut supprimée la
du tributum - ; mais elles ont aussi provoqué la ruine de la petite paysannerie
italienne sur laquelle était fondé le fonctionnement de l'antique ciuitas, dont les
membres étaient retenus de plus en plus loin de leurs terres et de plus en plus longtemps ;
à leur place se sont développées de grandes entreprises agricoles, de structure et de
taille que l'on appellerait aujourd'hui industrielles, les latifundia, dont le personnel était
fourni par les esclaves que procurait en abondance l'accroissement des conquêtes
romaines ; il en est résulté une perte de la cohésion du corps social par rapport à ce qui
avait existé jusqu'alors.

3. Morales : le développement de la corruption


Couronnant le tout, se produit à la suite de la conquête, notamment des opulentes
régions d'Asie mineure, une extension démesurée des richesses qui entraîne, comme
dans nos sociétés modernes, celle de la corruption, et, là aussi, un profond déséquilibre
social.

B. La crise vue par Salluste


1. C'est à l'issue de la troisième guerre punique qui, avec la destruction de Carthage,
en 146, a mis fin au metus hostilis (Iug. 41, 2), que Salluste situe le début de la crise et
en décrit longuement dans le chap. 10 les manifestations (11).
Cette crise, exprimée par le verbe miscere, qui est le mot appliqué par Salluste à une
telle situation, est marquée par l'accroissement excessif de la puissance des pauci, la
partie extrémiste de la nobilitas, et par l'affaiblissement des classes pauvres (12) ; cela
entraîne la décadence des valeurs morales (13) qui se traduit par le développement des
deux fléaux que Salluste fustige avec une particulière vigueur : la passion des richesses
et la recherche inconsidérée du pouvoir, V auaritia et Yambitio (14) :
Vauaritia est destructrice de la uirtus : 12, 2. Ex diuitiis iuuentutetn luxuria atque
auaritia cum superbia inuasere ; 11, 3 : Auaritia... quasi uenenis malis imbuta, corpus
animumque uirilem effeminat ; elle anéantit la concordia qui a fait la grandeur de Rome :
9, 1 : Concordia maxuma, minima auaritia erat.

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V ambitio est mala (4, 2) (15) et elle est, elle aussi, destructrice de la uirtus, mais de
façon plus active : sed... magis ambitio quam auaritia animas kominum exercebat (11, 1)
et plus sournoise, car elle est très proche d'elle : ambitio... uitium propius uirtutem erat
(ibid.) et même parfois se confond avec elle ; selon Caton (52, 22) omnia uirtuîis
praemia ambitio possidet et c'est ainsi qu'elle a touché les Catiliniens : 52, 26, deli-
quere homines adule scentuli per ambitionem. Il en est résulté une extension desflagitia
et des facinora (36, 5 ; 37, 5) ce qui a favorisé le développement de la conjuration : In
tanta tamque corrupta ciuitate, Catilina... omnium flagitiorum atque facinorum circum
se tamquam stipatorum cateruas habebat (16).
2. Sur un plan plus politique, ce mal a atteint les classes dirigeantes de la cité. La
nobilitas, dont la prééminence s'appuie théoriquement sur la uirtus (17), glisse vers
Vinuidia et la superbia, ce qui entraîne la disparition de la concordia (18) ; elle impose
sa potentia contre laquelle luttent les conjurés (19) qui se plaignent que omnis gratia,
potentia, honos, diuitiae apud Mo s sunt aut ubi uolunt (20, 8). Le slogan de ralliement
de ces derniers, c'est la revendication de la libertas : 20, 6 nisi nosmet ipsi uindicamus
in libertatem ; 20, 14 En Ma, Ma quam saepe optastis, libertas... ; 33, 4 (Manlius) At
nos non imperium neque diuitias petimus... sed libertatem (20), dont nous avons vu
qu'elle s'identifie avec la ciuitas, c'est-à-dire l'exercice du droit du citoyen, et qu'elle
est par conséquent le fondement même de la puissance de la cité : 7, 3 Sed ciuitas
incredibile memoratu est adepta libertate quantum breui creuerit ; sa disparition
conduit à la servitude : 6, 7 Vbi regium imperium, quod initia conseruandae libertatis
atque augendae reip.fuerat, in superbiam dominationemque se conuortit.
3. Cette crise et la nécessité d'une transformation des pratiques morales et des mœurs
politiques sont donc à l'origine de la conjuration, mais Salluste blâme l'inconstance de
la plèbe qui, après l'avoir favorisée : 37, 1 Omnino cuncta plèbes nouarum rerum
studio Catilinae incepta probabat, se retourne contre l'entreprise de Catilina (48, 1). Il y
a, pense-t-il, dans la plèbe une sorte de tare fondamentale : 37, 3 Nam semper in
ciuitate quibus opes nullae sunt bonis inuident ; Rome n'est plus qu'une sentine où
viennent se déverser toutes les turpitudes du monde : 37, 5 Omnes quos flagitium aut
facinus domo expulerat, ei Romam sicut in sentinam confluxerant. Il blâme vivement
l'action des chefs des populares qui n'aboutit qu'au désordre : 37, 10 Quicumque
aliarum atque senatus partium erant, conturbari rem publicam quam minus ualere ipsi
malebant (cf. aussi 38, 1) et les sécessions qu'ils ont provoquées (33, 3) ; mais il
condamne tout aussi catégoriquement le régime syllanien dont la conjuration n'est
d'ailleurs qu'une retombée : 37, 6 Multi memores Sullanae uictoriae, quod ex gregariis
militibus alios senatores uidebant, alios ita diuites ut regio uictu atque cultu aetatem
agerent, sibi quisque, si in armis foret, ex uictoria talia sperabat ; ce qu'il rejette
globalement, c'est l'action des partis, qui est néfaste, car bonum publicum simulantes
pro sua quisque potentia certabant (38, 3 ; cf. aussi 38, 2).
Il en est de même en ce qui concerne la noblesse, à laquelle Salluste n'est pas hostile
en tant que telle, contrairement à ce que certains voudraient faire croire, mais il l'est à
tous ceux qui ont oublié ou tenu pour nulle l'importance capitale de la uirtus, non
seulement pour la nobilitas dont elle est, rappelons-le, le fondement, mais pour la

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grandeur de Rome : 53, 4 Ac mihi multa agitanti constabat paucorum ciuium egregiam
uirtulem cuncta patrauisse. Le rôle et le poids de la uirtus sont constamment évoqués,
notamment dans le prooemium (21). Dans son discours (51, 42), César rappelle la
uirtus des ancêtres, Caton leur industriel dans le sien (52, 21).
4. Dans sa monographie, Salluste nous présente deux aspects de la uirtus :
a) la uirtus praua en ce qui concerne Catilina et les siens. Nous avons vu plus haut, à
propos d'ambitio, que uirtus et uitium sont proches. La uirtus est praua quand elle
prend cette forme excessive et pervertie qu'est Yaudacia, ainsi que la définit Caton en
52, 11 : malarum rerum audacia fortitudo uoeatur ; chez Catilina, qui est ingenio malo
prauoque (5, 1) et que caractérise un animus audax (5, 4) (22), cette audacia est ainsi
exprimée en 5, 5 : Vastus animus immoderala, incredibilia, nimis alta semper cupiebat ;
V audacia est aussi propre à ses partisans (23).
Catilina montre au combat qu'il n'est pas dépourvu de uirtus : 60, 4 Catilina strenui
militis et boni imperatoris officia simul exsequebatur (cf. aussi 60, 7) et il fait appel à la
uirtus de ses partisans (20, 3 ; 7 ; 9 ; 58, 1 ; 2 ; 19 ; 21), mais cette uirtus, c'est encore
Yaudacia : 58, 12 Quo audacius adgredimini memores pristinae uirtutis ; 15 si haec
relinquere uottis, audacia opus est ; 17 audacia pro muro habetur et c'est bien de cette
audacia qu'ils vont faire preuve au combat : 61, 1 Sed confecto proelio, tum uero
cerne re s quanta audacia quantaque animi uisfuisset in exercitu Catilinae.
b) A cette uirtus praua s'oppose la uirtus honesta dont Salluste nous présente en 53,
6 deux fonnes différentes chez César et chez Caton : 53, 6 Sed memoria me a ingenti
uirtute, diuorsis moribus, fiiere uiri duo. M. Cato et C. Caesar.
César, qui a des prétentions nobiliaires, mais dont la nobilitas est un peu lointaine,
cherche à la raviver, conformément aux bases mêmes du concept, ainsi que nous
l'avons vu ci-dessus, par la manifestation de sa uirtus : 54, 4 Sibi magnum imperium,
exercitum, bellum nouom exoptabat ubi uirtus enitescere possel. Il s'agit là en
l'occurrence de l'activité militaire, mais César veut aussi manifester sa uirtus par le
labor, la uigilantia (24), c'est-à-dire par Y industria (25), et rejette les défauts
traditionnellement attribués à la nobilitas, tels que superbia et crudelitas (26).
A la différence de celle de César, la uirtus de son adversaire, reconnue et louée par ses
collègues (27), comporte une forte connotation morale, mais elle se caractérise avant tout
par la volonté de Caton de s'opposer à toutes les fonnes de la crise de la société romaine,
dont j'ai évoqué ci-dessus les principales manifestations, également dans les domaines
politique, économique et moral : 54, 6 Non diuitiis cum diuite neque factione cum
factioso, sed cum strenuo uirtute, cum modesto pudore, cum innocente abstinentia certa-
bat ; cf. aussi 52, 7 Saepe de luxuria atque auaritia nostrorum ciuium questus sum ; 52, 22
Pro his nos habemus luxuriant atque auaritiam, publice egestatem, priuatim opulentiam. . .
On voit donc que dans le De Catilinae coniuratione, Salluste ne s'est pas contenté de
faire un récit dramatique des événements apte à susciter l'attention et l'émotion du
lecteur, mais qu'il veut aussi présenter des leçons utiles pour l'avenir de Rome. 11
constate la crise et il propose comme remède le triomphe de Y animus sur le corpus,
marqué par la primauté donnée à la uirtus sur les fonnes matérielles de la puissance

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(28), parce que c'est la uirtus des individus qui a fait la grandeur de Rome. Mais, en
même temps, il met en garde contre les déviations de la uirtus qui conduisent à des
actions comme celle de Catilina, car il y a danger lorsque (non) Mis qui uictoriam
adepti forent diutius ea uti licuisset, quin defessis et exsanguibus qui plus posset
imperium atque Ubertatem extorqueret (39, 4).
La conjuration de Catilina portait en germe les principes qui menaçaient de conduire,
avec la destruction de la liberîas et de la res publica, à l'institution d'un régime
monarchique. Telle est la principale leçon qui se dégage de la monographie de Salluste.

J. HELLEGOUARC'H

ADNOTATIONES

1. Cat. 4, 1 : Vbi animas ex multis miseriis atque periculis requieuil et mihi relicuam ae totem
a re publica procul habendam decreui... statui res gestas populi Romani carptim, ut
quaeque memoria cligna uidebantur, perscribere . Pour une présentation d'ensemble de
l'auteur et de son œuvre, cf. YIntr. de mon édition du De Cal. coni. (Erasme, 27), Paris,
PUF, 1972, et R. Syme, Sallust2, Berkeley-Los Angeles, Univ. of Calif. Pr., 1974.
2. Citons principalement Q. Fabius Pictor (fin du me s. - début du lie s. av. J.-C), de la grande
gens des Fabii, qui raconte l'histoire romaine depuis l'arrivée d'Enée en Italie jusqu'à la fin
de la deuxième guerre punique à laquelle il a personnellement participé, L. Cincius
Alimentus, préteur en 210, qui, pendant cette même guerre, a vécu prisonnier au camp
d'Hannibal ; tous les deux ont écrit en grec.
3. Cf. P. Perrochat, Les modèles grecs de Salluste, Paris, 1949.
4. A.D. Leeman, « Le genre et le style historique à Rome. Théorie et pratique », R.E.L, 33,
1955, p. 182-208.
5. Sur l'originalité de Salluste à cet égard, cf. R. Ullmann, « Essai sur le Catilina de Salluste »,
R. Ph., 42, 1918, p. 5-27.
6. M. Rambaud, Cicéron et l'histoire romaine, Paris, 1953, p. 123 sq.
7. Pour le récit des événements, voir principalement J. Carcopino, César, Paris, PUF, 1935, 6e
éd. 1990, p. 134-185.
8. Pour ceci et pour la suite, cf. J. Heîlegouarc'h, Le vocabulaire latin des relations et des
partis politiques sous la République, Paris, 2e éd., 1972, notamment p. 542 sq.
9. Cf. Cl. Nicolet, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard, 1976 (2e
éd. 1993).
10. Cat. 23, 6. Pleraque nobilitas inuidia aesluabat, et quasi pollui consulatum credebant, si
eum quamuis egregius homo nouos adeptus foret ; cf. aussi ïug. 63, 6-7 et voir J.
Heîlegouarc'h, Voc. pol., p. 224 sq.
11. Cal. 10, 1 : Vbi labore atque iustitia res publica creuit, reges magni bello domiti, nationes
ferae et populi ingénies ui subacti, Carthago, aemula imperi Romani, ab stirpe interiit,
cuncta maria terraeque patebant, saeuire fortuna ac miscere omnia coepit.
12. Cat. 39, 1 : Postquam Cn. Pompeius ad bellum maritimum atque Mithridaticum missus est,
plebis opes imminutae, paucorum potentia creuit.
13. Cat. 12, 1 : Postquam diuitiae honori esse coepere et eas gloria, imperium, potentia
sequebatur, hebescere uirtus... coepit.

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14. Cat. 10, 3 : Igitur primo pecuniae, deinde imperi cupido creuit.
15. Cf. Jiirgen Malitz, Ambitio mala. Studien zur politischen Biographie des Sallust, Bonn,
1975.
16. 14, 1 ; cf. 23, 1 : Q. Curius... flagitiis atque facinoribus coopertus.
17. Cf. Cic, Ep. ad Hirt., frg. 3 (Tyrrell-Purser) : Cum enim nobilitas nihil aliud sit quam
cognita uirtus et voir J. Hellegouarc'h, Voc. pol., p. 242 sq.
18. 23, 6 : Pleraque nobilitas inuidia aestuabat...
19. 20, 7 : res publica in paucorum potenliutn ius atque dicionem concessit.
20. Cf. de même 52, 6 ; 58, 8.
21. 2, 3 : Quod si regnum atque imperatorum animi uirtus ita in pace ut in bello ualeret... : 2, 7
quae homines arant, nauigant, aedificant, uirtuti omnia parent ; 7, 5 uirtus omnia domuerat ;
9, 2 dues cum ciuibus de uirtute certabant.
22. Cf. aussi 5, 7 animus ferox ; 31, 4 animus crudelis.
23. 18, 4 Cn. Piso, adulescens nobilis, summae audaciae, egens, factiosus ; 25, 1 Sempronia,
quae multa saepe uirilis audaciae facinora commis erat ... ; 23, 2 (Q. Curius) : huic homini
non minor uanitas inerat quam audacia.
24. 54, 4 Postremo Caesar in animum induxerat làborare, uigilare...
25. Cf. i. Hellegouarc'h, Voc. pol, p. 248-254.
26. 51, 14.
27. 53, 1 Postquam Cato adsedit, consulares omnes... uirtutem animi ad caelum ferunt.
28. 1, 2-4 : Nostra omnis uis in animo et corpore sita. est ; animi imperio, corporis seruitio
magis utimur... Mihi rectius uidetur ingeni quam uirium opibus gloriam quaerere...
Diuitiarum etformae gloriafluxa atque fragilis est, uirtus clara aeternaque habetur.

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