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Dialogues d'histoire ancienne.

Supplément

P. Clodius, ses amis, ses partisans, sous le regard de Cicéron


Madame Janine Cels Saint-Hilaire

Résumé
Cicéron, pour avoir raison de ses adversaires, se plaisait aux jeux de mots et recourait volontiers à la métonymie. Ainsi,
les partisans et amis de P. Clodius Pulcher, le tribun popularis, auraient été des hommes à peine sortis de l’esclavage, ou
étrangers à Rome. Or, si certains appartenaient aux classes laborieuses, d’autres étaient issus de l’élite romaine ; d’autres
enfin étaient des Italiens devenus citoyens romains depuis plus de trente ans, mais ils attendaient encore d’être inscrits
sur les registres du cens.

Abstract
P. Clodius, his friends, his followers, under Cicero’s gaze.
Cicero, to win over his opponents, used to play on words and to resort to metonymy. The followers and friends of P.
Clodius Pulcher, the popular tribune, were thus labelled as just out of slavery, or as foreigners. But if some of them
belonged to the working classes, others came from the Roman elite ; others, at last, were enfranchised Italians, who had
been waiting since more than thirty years to be inscribed in the Roman tribes.

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Cels Saint-Hilaire Janine. P. Clodius, ses amis, ses partisans, sous le regard de Cicéron. In: Dialogues d'histoire
ancienne. Supplément n°1, 2005. Hommage à Pierre Lévêque. pp. 69-90;

doi : https://doi.org/10.3406/dha.2005.3697

https://www.persee.fr/doc/dha_2108-1433_2005_sup_1_1_3697

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Dialogues d’histoire ancienne, supplément 1, 2005, 69-90

P. Clodius, ses amis, ses partisans, sous le regard de Cicéron

Janine Cels Saint-Hilaire

Voici un peu plus de trente ans, le Centre de Recherche sur l’Esclavage


Antique, tout nouvellement créé à Besançon sous l’égide de Pierre Lévêque,
tenait ses premiers colloques internationaux. Au cours du colloque de 1971, un
des chercheurs du Centre, Denis Cels, par une analyse très précise du vocabu-
laire et des figures de style, proposait une étude sur la place et le rôle accordés par
Cicéron aux esclaves, dans son discours à charge prononcé contre Verrès1 en
70 av. J.-C.
Dès l’introduction, Denis Cels souligne l’absence, dans le discours, “ d’un
portrait en pied d’esclaves ” : toute individualité leur est refusée ; ce qui intéresse
Cicéron, en revanche, c’est ce qui unit tous les esclaves en un ensemble indiffé-
rencié. Privés d’identité personnelle, ces esclaves n’en sont pas moins marqués –
dans le discours de Cicéron – par des caractères particuliers qui sont propres à
l’espèce servile, qui la définissent, et que Cicéron donne à connaître en les attri-
buant à des individus qui ne sont pas juridiquement des esclaves. Ainsi, au cours
du procès contre Verrès, gouverneur de 73 à 71 de la province de Sicile, les
discours à charge que Cicéron prononce accusent Verrès d’avoir établi la domina-
tion des esclaves et des affranchis sur toute la société ; si bien que dans les faits,
“ Verrès en vient à réduire toutes les conditions à un commun esclavage ”. Au
reste, la nature servile de ceux dont Verrés s’entoure contamine tous ses actes
aussi bien que sa personne, et lui-même se révèle semblable à un esclave 2.
Le procès de Verrès a eu lieu en 70 av. J.-C. Or, très peu de temps aupara-
vant, entre 73 et 71, la révolte des gladiateurs conduits par Spartacus a terrorisé
Rome, et le peuple romain redoute encore la présence en Italie d’esclaves fugitifs,

1
Denis Cels, “ Les esclaves dans les Verrines ”, Actes du colloque 1971 sur l’esclavage, Besançon,
Besançon-Paris, Les Belles Lettres 1973, p. 175-192.
2
Ibid., p. 188.

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qui auraient survécu à la répression. De surcroît, les discours de Cicéron contre


Verrès, comme tant d’autres par la suite, sont situés dans un climat de malaise
social croissant et de difficultés de toutes sortes, de luttes politiques exacerbées,
qui conduiront quelques années plus tard à la conjuration de Catilina, puis à la
banalisation de la violence ouverte dans les rues, dans les assemblées, dans toutes
les manifestations de la vie politique. Dans ce contexte, “ la servitude devient
pour Cicéron le thème d’une métaphorisation infinie, une arme idéologique
insidieuse sous les espèces les plus diverses de l’insulte ” 3. Le langage de
Cicéron, la rhétorique qu’il emploie pour perdre Verrès et son entourage, sont
inséparables d’une vision du monde où l’esclavage joue un rôle majeur.
Au terme de l’analyse des Verrines4, un constat s’impose : “ tous les actes
de la tyrannie [de Verrès] sont exposés dans un langage qui est celui de
l’esclavage. Cette forme d’expression, qui constitue une des structures de
l’œuvre, atteste l’importance de l’esclavage dans la société, mais aussi dans les
mentalités, en tout cas dans l’écriture ”. Cicéron, dans ses discours contre Verrès,
“ a inextricablement conjugué le danger servile avec les menaces que font peser
sur les libertés les nobles du genre de Verrès. Ces deux thèmes, l’un explicite et
éloquent, l’autre implicite et plus furtif, l’un n’étant peut-être que le support de
l’autre, sont les deux axes majeurs des Verrines. Ils sont mis sans cesse en
résonance, ils s’enrichissent mutuellement ” 5.
Dans les Verrines, Cicéron a donc employé un langage codé, qu’une
analyse du texte aussi précise et critique que possible doit s’attacher à décrypter.
Est-ce, de la part de l’orateur, un procédé exceptionnel ?

Dans la droite ligne de cette étude, je voudrais revenir sur la personnalité


de P. Clodius Pulcher – un meneur populaire hors du commun – et sur la présen-
tation que dans ses discours et dans sa correspondance, Cicéron fait du person-
nage, de ses amis, des groupes d’intervention qu’il a constitués. Je voudrais
revenir sur les années qui ont suivi la conjuration de Catilina et sa répression, sur
les débuts politiques de P. Clodius, sur les lois qu’il a fait voter pendant qu’il était
tribun de la plèbe, enfin sur ses intentions politiques alors qu’il était candidat à la
préture, en janvier 52.

3
Ibid., p. 175.
4
Ibid., p. 189.
5
Ibid., p. 189.

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L’étude de ce qu’ont pu être les affrontements politiques, au cours de ces


dernières années de la République, exige une prudence et une attention extrê-
mes. La plus grande partie des informations dont on dispose aujourd’hui sur
P. Clodius Pulcher, et sur les violences ouvertes qui dominent alors la vie politi-
que, viennent de Cicéron – de ses discours et de sa correspondance – et elles sont
d’une grande partialité. Les discours, très polémiques et violents lorsqu’il est
question de P. Clodius, aboutissent à priver le chef “ popularis ” de sa personna-
lité réelle, pour en faire un personnage entièrement négatif, une figure rhétori-
que de la bassesse et du mal. Par la suite les auteurs anciens, très évidemment
influencés par les allégations de Cicéron, ont adopté dans leur ensemble la vision
négative imposée par l’orateur6 : de sorte que, pour toute documentation, il ne
reste guère aujourd’hui que le dossier de l’accusation. P. Clodius est devenu
presque exclusivement l’exemple type du démagogue sauvage et menaçant, du
psychopathe frénétique qui, appuyé sur “ un ramassis d’esclaves, de mercenai-
res, de scélérats et de miséreux ”, manipule des masses populaires toujours prêtes
à la violence, et détruit la République 7. P. Clodius, que Cicéron compare volon-
tiers à Catilina, incarne le mal absolu, opposé en tout point à Caton, parangon de
toutes les vertus.
Cependant, le portrait sans nuance brossé par Cicéron suscite le doute : les
développements de la carrière politique de Clodius, jusqu’à sa candidature à la
préture en 52 – que la mort devait interrompre –, n’aurait pu avoir lieu sans de
solides appuis dans la classe politique 8. Parmi les aristocrates de sa génération, il
est possible d’identifier certains de ses amis – un D. Junius Brutus, un
C. Herennius (tribun de la plèbe en 61), un Curion le jeune – que Cicéron appelle
par dérision Curion Filiola –, pendant quelque temps un M. Antoine, tous ceux
qui composaient sa garde de jeunes nobles lors du procès de la Bona Dea et que
Cicéron désigne comme barbatuli iuuenes et adulescentes nobiles 9. Dans les cercles
dirigeants, P. Clodius, s’il était haï par L. Licinius Lucullus, anciennement son
beau-frère, était apprécié de Q. Marcius Rex, un autre de ses beaux-frères, et
soutenu par lui ; en 61, il avait reçu l’aide de C. Scribonius Curion, qui avait été

6
Voir la présentation de cette historiographie, avec les références aux sources, par L. Fezzi, “ La
legislazione tribunizia di Publio Clodio Pulcro (58 av. J.-C.) e la ricerca del consenso a Roma ”, Studi
Classici e Orientali, XLVII, 1, 1999, p. 246-249 (la tradition antique) et p. 249-259 (les interprétations
modernes).
7
Cicéron, Dom., 89.
8
W.J. Tatum, The Patrician Tribune, Publius Clodius Pulcher, The University of North Carolina
Press, Chapel Hill et Londres, 1999, p. 70-71.
9
Cicéron, Att. I, 14, 5 (février 61).

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consul en 76 ; il pouvait aussi compter sur l’amitié de L. Licinius Murena, consul


en 62, et sur celle de M. Pupius Pison, consul en 61 ; en 59, lors de son passage à la
plèbe, Clodius avait obtenu l’appui de Pompée – il avait servi sous ses ordres
dans la guerre contre les pirates – et l’assistance de César ; en 58, il avait partie
liée avec les consuls de l’année précédente, L. Calpurnius Pison et A. Gabinius –
et ce n’est pas là une liste exhaustive. Cicéron, dans ses discours, présente la
plupart de ces personnages comme fort peu recommandables et comme des
ennemis de la République, puisqu’ils sont en relations avec P. Clodius : “ À qui
reviendra donc le nom de brigands – écrit-il en 55, à propos des deux consuls de
59 – si l’on vous donne, à vous, celui de consuls, qui seront les pirates, qui les
ennemis publics, qui les tyrans ? ”10.
L’opinion désastreuse que Cicéron avait de Clodius n’était donc pas una-
nimement partagée par l’élite romaine ; les commentaires qu’un siècle plus tard,
un Asconius Pedianus consacrerait aux discours de Cicéron, sans être infaillibles,
permettent de débusquer un certain nombre d’altérations des faits – volontaires
ou non – commises par l’orateur, de compléter certaines informations, de rectifier
des erreurs manifestes. Cependant, de telles corrections ne sont pas toujours
possibles, et c’est à une lecture critique des discours et de la correspondance de
Cicéron, que le plus souvent, il convient de recourir. Dès maintenant, on est en
droit de soupçonner que P. Clodius était loin d’être isolé dans la vie politique et
sociale de son temps, et rejeté par ses pairs. Digne rejeton d’une famille très
ancienne, prestigieuse et arrogante, il avait certainement pour ambition, fort
traditionnelle, d’obtenir les plus hautes magistratures ; sa moralité était peut-être
douteuse, mais elle ne devait pas l’être beaucoup plus que celle des autres nobles
de son âge 11 : selon toutes probabilités, Clodius n’était pas le monstre que Cicéron
décrit, et l’on peut aussi penser qu’il n’était pas très différent des autres aristocra-
tes de sa génération.

Issu de la très ancienne et très prestigieuse famille patricienne des Claudii


Puchri, P. Clodius Pulcher, né en 92, avait servi en Orient sous les ordres de
L. Licinius Lucullus, l’un de ses beaux-frères, qui avait reçu le commandement de
la guerre contre Mithridate en 74. Or, à la fin de 68 et en 67, les troupes s’étaient

10
Cicéron, Contre Pison, 24.
11
Sur tout cela, voir W.J. Tatum, The Patrician Tribune… p. 40-42.

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mutinées, et P.Clodius avait montré ses sympathies pour les rebelles12. Il n’avait
pourtant pas été inquiété à son retour à Rome ; mais on connaissait maintenant
ses capacités de chef populaire et de meneur, et outre L. Licinius Lucullus, il
comptait déjà des ennemis dans les élites dirigeantes de Rome. En 63-62, il n’avait
pas rejoint Catilina ; en 63, il avait même fait partie de la garde personnelle de
Cicéron13 que le Sénat avait chargé de la répression ; mais il avait pu méditer sur
les raisons de l’échec des conjurés.
En décembre 62, P. Clodius s’apprêtait à revêtir la questure. À ce moment-
là, les fêtes des Damia, données en l’honneur de la Bona Dea, devaient être célé-
brées dans la maison de César, alors Grand Pontife et préteur. Au cours de ces
fêtes, qui étaient strictement réservées aux femmes et dans lesquelles les Vestales
jouaient un rôle majeur, la présence d’un homme déguisé en femme fut décou-
verte. L’homme réussit à s’enfuir, mais dès le lendemain, une rumeur persistante
désigna P. Clodius. L’affaire était-elle si grave ? L’un des consuls, M. Pupius
Pison, voulait la traiter comme un fait divers ; les optimates – M. Valerius Messala
collègue de Pison au consulat, Caton, Claudius Marcellus, L. Licinius Lucullus –
virent là l’occasion de déconsidérer Clodius dans l’opinion populaire, et de ridi-
culiser César, lui aussi popularis et de très grand talent : l’affaire devint alors
beaucoup plus politique que religieuse 14. Le Sénat décida que Clodius serait
traduit en justice, et puisque les Vestales étaient impliquées dans les rites qui
avaient été profanés, le motif de l’accusation serait “ l’inceste ”. La violence enva-
hit la place publique en faveur de P. Clodius : des jeunes nobles (barbatuli
iuuenes, écrit Cicéron, “ toute la fameuse bande de Catilina, sous le contrôle de
Curion le fils ” 15), tentèrent en vain d’empêcher l’assemblée tribute d’autoriser la
mise en accusation de P. Clodius. Cicéron, après des hésitations, avait choisi de
parler du côté de l’accusation : son témoignage aurait accablé P. Clodius, si César
n’en avait atténué les effets. Clodius fut acquitté. Cicéron assura qu’il avait acheté
les juges, et prononça un discours virulent Contre Clodius et Curion, dont on
possède des fragments : il présenta P. Clodius comme un homme au bord de
la faillite – du fait de ses dépenses pour acheter les juges – , et harcelé par ses
créditeurs. L’affaire des Damia – que l’on connaît en particulier par le discours de

12
Plutarque, Luc., 33-34 ; Dion Cassius, XXXI, 14-18.
13
Plutarque, Cic., 29.
14
Sur tout cela, voir W.J. Tatum, The Patrician Tribune…, p. 64-74 (avec les références aux
sources).
15
Cicéron,. Att. I, 14, 5.

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Cicéron “ De Haruspicum Responsis ” et par ses lettres à Atticus16 –, avait


grandement rapproché P. Clodius de César. Cicéron, quant à lui, aurait
désormais à faire face à une haine inexpiable : à partir de ce moment Clodius,
appuyé sur les masses populaires, devait le poursuivre d’une vindicte tenace et
violente.
En cette année 61, la popularité de P. Clodius restait considérable, en dépit
des faiblesses révélées par l’affaire des Damia ; P. Clodius bénéficiait auprès du
peuple de l’énorme prestige dont jouissait sa famille, qui avait donné à Rome des
générations de consuls illustrés par de nombreux monuments17 ; et il avait
obtenu la questure.
Pour avoir l’écoute du peuple cependant, pour proposer des lois, pour
avoir prise sur les assemblées, être tribun de la plèbe valait mieux que tout18.
Mais cela était interdit aux patriciens : il fallait donc à P. Clodius obtenir d’être
versé dans la plèbe. D’abord le Sénat s’opposa au vote, par l’assemblée popu-
laire, de la transitio ad plebem que Clodius demandait. Celui-ci pouvait encore se
faire adopter par un plébéien, mais il lui fallait pour cela obtenir l’accord des
pontifes et des augures, et la sanction d’une loi curiate. En 59 César, en tant que
Grand Pontife, et Pompée, qui était augure, firent disparaître tous les obstacles.
En quelques heures, sans souci des convenances formelles, P. Clodius fut adopté
par un plébéien qui était plus jeune que lui, P. Fonteius, et aussitôt émancipé : il
garderait son nom, qu’il écrivait “ Clodius ” – une graphie plus populaire que
celle de “ Claudius ” ; et César présida au vote de la loi curiate qui sanctionnait le
fait. À quelque temps de là, P. Clodius posa sa candidature au tribunat de la
plèbe pour 58, et il fut élu.
Pendant toute cette année 58, l’action de P. Clodius dans Rome est forte-
ment caractérisée par l’engagement de groupes armés qu’il a recrutés et organi-
sés, et qu’il emploie contre les hommes de l’élite romaine ennemis de sa
personne, et opposés à ses lois. Au cours des années suivantes, la violence domine
toute la vie politique, non seulement à cause de ses bandes armées, mais aussi du
fait de la constitution de bandes adverses ; certaines ont été voulues et soutenues
par Pompée, en particulier celles qui, en 57, ont été mises sous l’autorité de
T. Annius Milon, ou encore celles de P. Sestius, l’un et l’autre tribuns de la plèbe

16
Cicéron, Har. Resp., 8-9 ; 12 ; 37-39 ; voir aussi Att. I, 12, 3 et I, 13, 3.
17
W.J. Tatum, The Patrician Tribune, p. 68-69.
18
Cicéron, Dom., 35 : “ tu cherchais par l’adoption à devenir tribun de la plèbe et à renverser la
cité de fond en comble ”.

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cette année-là. Cicéron cependant, dans ses discours, affirme vigoureusement


le caractère légal de ces groupes armés que des combats de rue opposent à ceux
de Clodius : ceux-là sont, dit-il, des escortes – comitatus – très normales, qui
accompagnent très habituellement les grands personnages pour assurer leur
légitime défense ; Clodius, en revanche, s’est constitué une troupe armée –
manus – “ souillée par le crime et le sang ” 19 : “ est-il admissible que […], en
ayant constamment recouru à la violence et aux armes, tu viennes accuser un
homme qui s’est protégé par des gardes, non certes pour t’attaquer, mais pour
défendre sa propre existence ? ” s’écrie-t-il en mars 56, au cours de sa défense de
Sestius20. Après la mort violente de P. Clodius – assassiné par l’escorte de Milon –
le 20 janvier 52, Cicéron s’est porté défenseur dans le procès intenté à Milon
“ pour violence ” ; à l’en croire, P. Clodius a été tué, mais il était bel et bien
l’agresseur : il avait tendu une embuscade à Milon, qui était par conséquent en
situation de légitime défense 21. Asconius Pedianus, dans le commentaire très
informé qu’il écrit du Pro Milone un siècle plus tard, conteste formellement cette
thèse 22 : P. Clodius “ était suivi d’une trentaine d’esclaves légèrement équipés et
armés d’une épée, comme c’était alors la coutume lorsqu’on voyageait ”, écrit-il ;
la voiture où se tenait Milon “ était suivie d’une longue colonne d’esclaves, parmi
lesquels plusieurs gladiateurs, dont deux connus : Eudamus et Birria ” ; les deux
troupes, qui s’étaient rencontrées par hasard sur la via Appia, en vinrent aux
mains très rapidement, et Clodius, blessé, fut achevé par les hommes de Milon.

Il semble impossible, compte tenu des informations dont nous disposons,


d’apprécier exactement les intentions et les projets de P. Clodius. En revanche,
bien des indices permettent de comprendre les raisons qui ont pu lui valoir des
partisans nombreux et décidés : il suffit de se rappeler la dureté des conditions
d’existence vécues par la plus grande partie de la population de Rome, et les
revendications probables ; de plus, l’on connaît les quatre lois que P. Clodius a

19
Cicéron, Dom., 108. Voir aussi Dom., 6 : cum consceleratorum ac perditorum manu ; Cicéron emploie
aussi les mots exercitus, Sest., 85, ou operae, Sest . 27 ; voir M. Letroublon, “ Une approche des discours
de Cicéron ”, Actes du colloque 1972 sur l’esclavage, Besançon, Besançon-Paris (Les Belles Lettres), 1974,
p. 235-247.
20
Cicéron, Sest., 78.
21
Cicéron, Mil., 29-31.
22
Voir l’édition du Pro Milone de Cicéron, par A. Boulanger (éd. CUF), précédée du commentaire
d’Asconius : Argument d’Asconius, 3-6.

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proposées à l’assemblée tribute dès son entrée en charge, le 10 décembre 59, et


qu’il a fait voter le 4 janvier 58, sans rencontrer aucun obstacle23 : l’on devrait
trouver là des informations majeures sur les aspirations des citoyens qui
peuplaient l’assemblée tribute, sur l’engagement de nombre d’entre eux aux
côtés de P. Clodius, et même sur l’attention bienveillante que certains hommes
de l’élite semblent avoir portée au chef populaire. Tout cela doit être rappelé, si
l’on veut comprendre pourquoi et comment P. Clodius a pu avoir des partisans
convaincus, dans quelles couches de la population il a suscité des sympathies
assez actives pour constituer des groupes de pression importants dans les assem-
blées, comment aussi il a pu constituer des bandes armées solidement organisées,
à la fois pour assurer sa propre protection et pour appuyer son action politique.
Depuis la disparition de Sylla en effet, les difficultés de la vie à Rome
n’avaient cessé de croître. Les guerres en Orient avaient repris très vite, et les
activités des pirates en Méditerranée rendaient de plus en plus problématique le
ravitaillement de la Ville : à plusieurs reprises, le blé avait manqué, et la peur de
la famine était obsédante. Les citadins des classes populaires, pour la plupart, ne
disposaient pas de réserves ; il leur fallait à chaque moment se procurer le néces-
saire, et donc trouver un emploi tous les jours ; même les tabernarii, les commer-
çants et les artisans dans leurs échoppes, avaient pour lot une situation très
incertaine ; les fluctuations des prix étaient considérables en toute chose, et pour
se vêtir ou pour se loger, le petit peuple ne pouvait espérer aucune aide publi-
que. Si la circulation monétaire venait à fléchir, si les consommateurs achetaient
moins et si le travail devenait plus rare, si enfin les prix du grain et du logement
montaient, comment les pauvres gens auraient-ils les moyens de payer un loyer
et de subsister ?
Or, dans les années 70, la pénurie monétaire devint telle que la confiance
disparut. Alors les prêteurs exigèrent d’être immédiatement et intégralement
remboursés, en numéraire de surcroît ; les gens en mal d’argent ne trouvèrent
plus de prêteurs, le numéraire disparut de la circulation. Pour résoudre leurs
difficultés, comme à l’accoutumée, les élites endettées firent fonds sur un accrois-
sement des revenus de leurs domaines et autres possessions24 : ils exigèrent de
leurs fermiers sur leurs terres des rentes accrues, ils augmentèrent les loyers des
logements dans les insulae qu’ils possédaient en ville, ils demandèrent des
intérêts plus élevés, usuraires dit Cicéron, sur les prêts qu’eux-mêmes avaient

23
Voir en particulier L. Fezzi, “ La legislazione tribunizia di Publio Clodio Pulcro (…).
24
Cicéron, Cat., II, 18.

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consentis, enfin ils mirent les produits de leurs domaines à plus haut prix sur le
marché. De surcroît, à partir de 66, le retour de la sécurité des mers et les bonnes
nouvelles venues d’Orient incitèrent les possesseurs de capitaux à les investir là
où les placements étaient les plus lucratifs – c’est à dire dans les provinces, où les
taux d’intérêt pour les placements d’argent n’étaient aucunement contrôlés ; de
ce fait l’Italie, où ces taux étaient limités à 12 % l’an, acheva de se vider de ses
réserves en numéraire 25. En 64, au moment des élections consulaires, la pénurie
monétaire avait abouti à la paralysie de toutes les transactions, petites et grandes ;
la crise économique et sociale, qui avait atteint dans Rome et toute l’Italie des
degrés insupportables, se manifestait en particulier par des condamnations
extrêmement dures des insolvables26.
La loi romaine était en effet, contre les insolvables de toute condition, d’une
extrême rigueur. Aux petites gens, elle imposait le dénuement absolu, et la
condamnation du débiteur et de ses enfants à un travail compensatoire au profit
du créditeur, jusqu’à l’extinction, très improbable, de la dette, qui passait du père
aux enfants. Le condamné gardait seulement sa citoyenneté romaine : en vertu
de la Loi des XII Tables, un Romain tenu pour insolvable et condamné – un
nexus – ne pouvait devenir esclave qu’en terre étrangère, jamais sur le territoire
romain. Pour les élites de la Cité, être déclaré insolvable entraînait toutes les
dégradations ; c’était la confiscation des biens, l’exclusion personnelle du Sénat
ou de l’ordre équestre, la dégradation de toute la maisonnée – c’était la mort
politique. S’il en avait encore les moyens, l’endetté n’avait guère d’autre choix
que de s’exiler, avant que sa condamnation ait été prononcée.
En 64, la misère du plus grand nombre avait atteint des niveaux intoléra-
bles. Les troubles de la rue prirent des formes graves, à l’occasion des très ancien-
nes fêtes de début d’année, les fêtes des compitalia, que les collèges des carrefours
organisaient27 ; tout comme les collegia professionnels, les associations de voisi-
nage, dont la raison d’être avouée était d’assurer les rituels en l’honneur des lares
publics placés aux carrefours, étaient devenus des foyers de concertation popu-
laire redoutés des élites dirigeantes. En 64 probablement, un décret sénatorial
interdit les collèges des carrefours et les associations, et leurs fêtes.

25
A . Giovannini, “ Catilina et le problème des dettes ”, p. 25-29.
26
Salluste, Cat., 33.
27
Sur les collèges, voir Lintott, Violence …, p. 77-83 ; J.-M. Flambard, “ Clodius, les collèges, la plèbe
et les esclaves ”, MEFRA, 89, 1977, 1, p.115- 156, et particulièrement p. 31-144 ; W.J. Tatum, The
Patrician Tribune…, p. 197-199 ; 213-214 ; 267-268.

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Or, cette année-là, L. Sergius Catilina, qui était candidat aux élections
consulaires, promettait une réduction des dettes. Les optimates défendirent avec
âpreté leurs richesses et leurs pouvoirs, et refusèrent tous les accommodements
que recommandaient pourtant les exemples du passé. Aux victimes de la crise –
gens de l’élite ou petites gens – ils laissaient un seul choix : le recours à la révolte
ouverte, dont Catilina prit la tête. La répression fut impitoyable. En vertu de la
décision du Sénat, Cicéron ordonna l’exécution des amis de Catilina , sans qu’ils
aient été jugés.

Dans les années suivantes, le fléau de l’endettement a continué certaine-


ment de sévir de très sévère façon : pour résoudre la crise, rien ou presque rien
n’avait été tenté – sauf l’interdiction faite aux possesseurs de capitaux, par le
Sénat puis par Cicéron pendant son consulat, d’exporter leurs avoirs en numé-
raire hors d’Italie. Sans doute Cicéron avait-il veillé à son application ; en 61
cependant, Cicéron prétendait que Clodius était un autre Catilina, et que ses
bandes armées (operae), placées sous la direction de Curion le Jeune, avaient
accueilli celles de Catilina28. Puis, au début de 59, les publicains ont demandé – et
obtenu – la révision des contrats qu’ils avaient souscrits pour leurs activités en
Asie 29 ; l’on peut penser qu’alors, comme quelques années plus tôt, les détenteurs
de capitaux ont été tentés de les investir hors d’Italie, dans les régions où les
placements promettaient les meilleurs rendements ; comme par le passé, la
détresse populaire s’est certainement aggravée.
Dès son entrée en charge comme tribun de la plèbe, le 10 décembre 59,
Clodius proposa un ensemble de quatre lois, qui furent votées par l’assemblée
tribute le 4 janvier 58, sans opposition d’aucune sorte. L’une de ces lois instituait
pour les citoyens romains des distributions de blé qui seraient gratuites : le rôle
des frumentationes n’était plus de faire baisser les prix du marché, elles deve-
naient des aides alimentaires sans contrepartie 30. Une autre loi de Clodius interdi-
sait aux magistrats de recourir aux auspices pendant les jours comitiaux31, comme
l’avait fait Bibulus l’année précédente : la souveraineté populaire s’en trouvait
affermie, aux dépens des pouvoirs d’intervention des magistrats. Une troisième

28
Cicéron, Corr., Att. I, 14, 5 : totus ille grex Catilinae, duce filiola Curionis.
29
Cicéron, Att., II, 1, 8. Cicéron s’indigne, mais consent.
30
Cicéron, Sest., 55.
31
Cicéron, Sest., 33 et 55.

DHA supplément 1, 2005


P. Clodius, ses amis, ses partisans, sous le regard de Cicéron 79

décidait que les censeurs ne pourraient plus noter d’infamie des sénateurs ou des
chevaliers, sans qu’il y ait eu procès et condamnation32 – et cela a pu valoir à
Clodius l’appui d’un certain nombre de sénateurs et de chevaliers romains. Une
quatrième loi enfin rétablissait les anciens collegia et en créait même de
nouveaux33 ; au reste, dès le 1er janvier, en dépit du décret sénatorial qui les avait
interdites quelques années plus tôt, les fêtes des Compitalia avaient été célébrées ;
elles avaient été présidées par Sex. Clodius, le conseiller le plus proche de
P. Clodius, qui était scriba34 ; comme la tradition le voulait pour les fêtes données
par les collèges, Sex. Clodius était vêtu de la prétexte et précédé de licteurs
portant les faisceaux – sans doute en tant que magister du collège des scribae. Puis
P. Clodius, dans la deuxième quinzaine de mars, proposa une loi qui fut votée par
l’assemblée tribute sans aucune difficulté : “ quiconque aurait fait périr un
citoyen qui n’aurait pas été jugé serait interdit d’eau et de feu ; par ces termes
Cicéron n’était certes pas nommément désigné, mais il était le seul visé ” 35. Le
lendemain, Cicéron prit la route de l’exil.
La loi sur les distributions de blé répondait aux besoins les plus criants du
peuple ; celle qui rétablissait les associations et les collèges satisfaisait les aspira-
tions les plus profondes des masses populaires. Très anciennement constitués
pour l’accomplissement de rites religieux, et à des fins professionnelles et sociales,
tous avaient une assise locale, et l’interpénétration des différents collèges et asso-
ciations ne fait aucun doute ; de recrutement très populaire, ils étaient encadrés
par des magistri qui appartenaient tout à la fois aux associations professionnelles
et aux collèges de voisinage, et qui pouvaient avoir dans les assemblées populai-
res un rôle très important36. Une fois rétablis, les collèges allaient devenir des
lieux de concertation et d’organisation populaire très actifs, et assurer à P. Clodius
un ascendant sur les assemblées qui devait perdurer bien au-delà du temps de
son tribunat. Recrutant quartier par quartier – uicatim –, au sein des collegia, des
partisans de toutes sortes – prolétaires, petits artisans et tabernarii, citoyens de
fraîche date, affranchis ou esclaves37 – le tribun parvint à établir très largement et
durablement son emprise sur les masses populaires dans Rome ; il réussit à

32
Cicéron, Sest., 55.
33
Cicéron, Sest., 34 et 55 ; Red. Sen., 33 ; Dom., 54 ; Pis., 23 ; Asconius, In Pis. p. 7 C.
34
Asconius, In Mil., p. 33 C.
35
Velleius Paterculus, II, 45, 1.
36
Sur cela, voir en particulier J.-M. Flambard, “ Clodius, les collèges… ” particulièrement p. 31-
144.
37
Cicéron, Att., IV, 3, 2 (novembre 57).

DHA supplément 1, 2005


80 Janine Cels Saint-Hilaire

mettre sur pied de vraies bandes armées, militairement organisées en centuries


et en décuries, prêtes à voler à son secours ou à imposer par la violence les lois
qu’il proposait. Cinq ans auparavant, au moment décisif, Catilina n’avait pas
eu le soutien des masses populaires de Rome qui lui aurait été si nécessaire :
la condamnation implacable par les optimates de tous les hommes en difficulté et
la mise à mort de ses amis avaient détaché de Catilina les artisans et les tabernarii,
anxieux de ne pas sortir de la légalité. Depuis lors, le refus des élites de seulement
envisager la question des dettes – portées exclusivement au crédit de la paresse,
de l’amour du vin, du jeu, du luxe et de la prodigalité – et l’écrasement de
Catilina et des siens, avaient fait naître et croître dans Rome une désespérance
qui devait conduire vers Clodius nombre de partisans, convaincus que rien
désormais ne pouvait plus être obtenu autrement que par la violence.
P. Clodius, avec l’aide des magistri des collegia et des sodalitates qui
venaient d’être restaurés, et en s’appuyant, dit Cicéron, sur un recensement des
esclaves dans toute la ville 38 recruta donc des hommes de main et donna à ses
troupes une organisation toute militaire 39. Cicéron les définit comme des bandes
de mercenaires40, recrutés pour leurs aptitudes au crime 41 ; parmi eux, il y avait
des hommes libres, mais egentes – sans ressources – ; l’on pouvait trouver aussi
“ les esclaves de Clodius, préparés depuis longtemps au meurtre des honnêtes
gens, doublant sa bande (manus) de scélérats et des misérables ” 42 ; il y avait
encore, assurait Cicéron, des esclaves que Clodius louait à leurs maîtres pour un
certain temps43et il y avait même des gladiateurs ; enfin Clodius aurait disposé
d’un corps d’élite constitué par des esclaves fugitifs44.
En septembre 57, peu de temps après son retour d’exil, Cicéron lui-même
soulignait les risques de famine et les émeutes que l’on pouvait alors redouter
dans Rome – mais c’était, une fois encore, pour mettre les troubles au compte
d’un meneur, P. Clodius : “ On risquait non seulement la famine, mais encore le

38
Cicéron, Dom, 129 : seruorum omnium uicatim celebrabatur tota urbe discripti.
39
A. W. Lintott, Violence in Republican Rome, Oxford, Clarendon Press, 1968, p. 77-83.
40
Cicéron, Sest., 112 : illis mercenarii gregibus duces […]
41
Cicéron, Dom, 13.
42
Cicéron, Dom, 6.
43
C’est le sens même du mot operae, dont Asconius fait usage à propos des groupes armés de
P. Clodius : in Mil., p. 7 C ; voir Y. Thomas, “ Travail incorporé dans une matière première, travail
d’usage et travail comme marchandise. Le Droit comme matrice des catégories économiques de
Rome ”, Mentalités et Choix économiques des Romains, (J. Andreau, J. France, S. Pittia édd.) Paris, 2005,
p. 201-223.
44
Cicéron, Att., IV 3, 12.

DHA supplément 1, 2005


P. Clodius, ses amis, ses partisans, sous le regard de Cicéron 81

meurtre, l’incendie, la dévastation – nul ne le conteste – quand à la cherté des


vivres s’ajoutait l’action de ce misérable espion de nos misères communes, qui a
toujours su allumer sa torche criminelle au foyer des malheurs publics ”45.

Les lieux de justice à Rome


(D’après J.-M. David, Le patronat judiciaire au dernier siècle de la République romaine, EFR, 1992, p. 44)

D’ailleurs, ajoutait Cicéron, P. Clodius, recrutait volontiers ses hommes de


main dans les parages du tribunal Aurélien46 : en d’autres termes, près du tribu-
nal pour dettes, par qui les insolvables étaient jugés. En 63, Cicéron avait porté

45
Cicéron, Dom., 18.
46
Cicéron, Sest., 34 et 95 ; Pis., 11 ; Dom., 54 : “ Quand, au tribunal Aurélien, tu enrôlais ouverte-
ment non seulement des hommes libres, mais aussi des esclaves tirés de tous les quartiers (…) ”. Voir
J. M. David, Le patronat judiciaire au dernier siècle de la République, Rome, 1992, p. 15 et sq. : le tribunal
Aurélien était celui du préteur urbain, dont le rôle était “ de réprimer l’usure, de libérer les citoyens
de l’angoisse du nexum, de préserver la concorde dans la cité ”. Autrefois situé du côté de l’édicule
de la Concorde et de la statue de Marsyas, le tribunal avait été déplacé de l’autre côté du Forum
par Aurelius Cotta, consul en 75 ; il se trouvait maintenant vers le temple de Castor et les tabernae
ueteres, près desquelles étaient conclus des prêts usuraires.

DHA supplément 1, 2005


82 Janine Cels Saint-Hilaire

contre Catilina et son armée une dénonciation toute semblable : elle est consti-
tuée, avait-il dit, “ d’un ramassis de vieillards jouant leur va-tout, de paysans
ruinés par le luxe, de campagnards dissipateurs, de ces gens qui ont déserté le
tribunal pour dettes plus volontiers que cette armée ” 47. En 57, les esclaves fugitifs
dont Cicéron dénonçait le recrutement par P. Clodius “ dans tous les quartiers ”
pourraient fort bien avoir été, au moins pour une part, des endettés et des insol-
vables échappés du tribunal Aurélien.
Sans doute, aucune loi de Clodius n’a instauré une diminution des dettes.
La composition de ses bandes armées cependant, et les circonstances de leur
recrutement, telles que Cicéron les évoque, illustrent assez bien la persistance des
très graves difficultés qui avaient conduit vers Catilina des hommes désespérés,
prêts à prendre les armes, et qui les conduisaient maintenant vers P. Clodius.
À plusieurs reprises en effet, Cicéron dénonce le personnel qui compose “ les
bandes mercenaires ” de P. Clodius : dans la troupe aussi bien que parmi les
chefs, on trouve des hommes dénués de tout – egentes, perditi homines 48. Pour
déconsidérer P. Clodius, Cicéron utilisait à la fois le souvenir de Catilina et de ses
partisans, et celui des révoltes d’esclaves – celle en particulier de Spartacus, la
plus récente et l’une des plus dures.
À ses groupes armés, militairement organisés en centuries et en décuries,
P. Clodius donnait des chefs. Les noms pour onze d’entre eux sont connus :
Cicéron les dénonce, essentiellement dans son discours Pro domo sua, et dans le
Pro Sestio, mais aussi dans le De Haruspicum Responsis, dans le In Vatinio, dans le
in Pisone, dans la Correspondance. À partir de ces noms, est-il possible de détermi-
ner à quels milieux ces chefs appartenaient ?

Là encore, la plus grande prudence s’impose. Souvent, Cicéron utilise


simplement le prénom – et l’identité du personnage dont il parle peut être fort
incertaine. Souvent aussi, les véritables noms sont remplacés – ou accompagnés –
par des sobriquets, des qualificatifs comiques, évoquant sans doute des histoires
qui étaient colportées sur les uns ou les autres dans la bonne société de Rome ;
certainement, elles y étaient immédiatement comprises et relayées. En avril 59
par exemple, dans une même lettre à Atticus, Cicéron désigne Pompée comme

47
Cicéron, Cat., II, 5 : illum exercitum conlectum ex eis, qui uadimonia deserere quam illum exercitum
maluerunt […].
48
Cicéron, Dom., 54.

DHA supplément 1, 2005


P. Clodius, ses amis, ses partisans, sous le regard de Cicéron 83

“ Magnus ” puis comme “ Sampsigeras ” – le roi d’Émèse dont Pompée avait


adopté le mode de vie luxueux – et comme Arabarches – chef des Arabes ;
C. Calpurnius Pison, consul en 67 et proconsul en Gaule en 66 et 67, devient
“ le pacificateur des Allobroges ” 49. D’autres appellations relèvent de la franche
dérision. Ainsi, le 13 février 61 – pendant l’affaire de la Bona Dea –, Cicéron
appelle le jeune Curion, fils de C. Scribonus Curion, filiola Curionis, et P. Clodius
Pulcher devient Pulchellus ; mais qui se cache derrière “ la Troyenne ” 50 ? Le
19 avril 59, qui sont “ la déesse aux grands yeux ”, et Athénion porte-enseigne 51 ?
Qui est Brocchus, tribun de la plèbe en 57, qui s’est opposé au rappel de Cicéron
et dont les collègues achètent le ralliement ? Cicéron, cette fois, l’explique : il se
nomme Numerius Quinctius Rufus, et les gens l’appellent Brocchus – “ celui
dont les dents avancent ” – parce qu’il est “ un campagnol, qui a entrepris de
ronger la République ”. On pourrait ainsi multiplier les exemples. Pour les élites
de Rome au moins, identifier les objets de ces plaisanteries, qui prenaient leur
place dans les compétitions pour le pouvoir, ne devait pas être très difficile.
Aujourd’hui, le lecteur est très démuni ; et lorsque dans les discours ou la corres-
pondance de Cicéron, l’on trouve un nom inconnu d’autre part, l’on ne peut
exclure qu’il s’agisse d’un sobriquet.
L’on sait aussi l’habitude de Cicéron de dévaloriser par le vocabulaire la
condition sociale, les fonctions, le statut de ceux qu’il voulait perdre : dans les cas
les plus simples et évidents, il appelle servi les libertini ou les liberti. Il opère
volontiers aussi des transpositions, souvent dégradantes, en tout cas moqueuses,
de noms ou de fonctions, dont il n’est pas toujours possible de déceler toutes les
significations : ainsi, lorsqu’il évoque Pison, qui avait été élu consul à Rome pour
58, et qui était duumvir dans la colonie césarienne de Capoue, il le dégrade en
“ Campanus consul ” ; quant à Gabinius, l’autre consul de 58, il l’affuble de
l’épithète “ saltator ” 52 : c’était dire de lui, comme d’ailleurs de Pison, qu’il était un
habitué des banquets ignobles, où l’ivresse favorisait les danses obscènes – tous
deux étaient des pervers et des débauchés53.
Enfin lorsque Cicéron assure que Clodius faisait le recensement de tous les
esclaves quartier par quartier – uicatim –, pour les embaucher dans ses troupes

49
Cicéron, Att. II, 13, 2 et 3 (avril 59).
50
Cicéron, Att. I, 14, 5.
51
Cicéron, Att. II, 12, 2 : identifiés l’un avec Clodia, sœur de P. Clodius et épouse de Metellus
Celer, l’autre avec Sex. Clodius, le conseiller de P. Clodius.
52
Cicéron, Dom., 60 = Mur., 13 : c’était aussi l’injure employée par Caton contre Murena.
53
Cicéron, Pis., 22.

DHA supplément 1, 2005


84 Janine Cels Saint-Hilaire

armées aux côtés d’esclaves fugitifs, on se gardera de tenir pareille généralisation


pour indiscutablement avérée, sans autre examen.
Quels chefs P. Clodius donnait-il donc non seulement à ses bandes armées,
mais aussi aux assemblées qu’il convoquait ?
– Sex. Clodius54 est incontestablement le personnage le plus proche de
P. Clodius. Était-il un affranchi – ou un descendant d’affranchi – d’un Claudius ?
La similitude des noms pourrait le suggérer55 ; pourtant rien n’est moins sûr : à
aucun moment, Cicéron ne suggère pour Sex. Clodius une origine servile – ce
qu’il n’aurait pas manqué de faire si l’affirmation avait pu être un tant soit peu
crédible. En revanche, s’adressant à P. Clodius, il dit de Sextus qu’il est socius tui
sanguinis – “ un associé qui est de ton sang ” 56 ; Asconius, quant à lui, le qualifie
de familiarissimus Clodii – un superlatif que l’on choisit ordinairement non pour
des domestiques, mais pour des amis très proches57.
Évoquer les liens du sang 58, c’est, dans la langue juridique, souligner des
rapports de parenté entre deux personnes qui se reconnaissent comme issues du
même père ; par le mariage, les époux deviennent associés par le sang – ils sont
consanguinitati coniuncti ; le sang du père – avec son nom –, transmis aux enfants
à naître, est pour eux facteur d’identité. Dans la langue littéraire – comme ici – le
concept de consanguinité est plus large : il s’applique à des parentés plus ou
moins éloignées, entre des personnes qui se reconnaissent un ancêtre commun –
ici, un Claudius –, ou encore à des relations nouées par le mariage entre des
individus et des familles. Il peut aussi, il est vrai, sur un mode métaphorique,
qualifier des liens d’amitié particulièrement étroits ou même l’appartenance à
une même “ nation ”, un même peuple. On ne voit guère, en revanche, que
l’affranchissement puisse créer entre l’affranchi et son ancien maître – et leurs

54
Cicéron, Dom., 25. On trouve dans certains manuscrits le nom de Sex. Clodius, dans d’autres
celui de Sex. Cloelius. À la suite de D.R. Shackleton-Belay , cette deuxième forme est aujourd’hui
généralement retenue comme la plus vraisemblable : voir le compte rendu et la discussion proposés
par J.-M. Flambard, “ Clodius, les collèges, la plèbe et les esclaves ”, MEFRA, 89, 1977, p. 115-156, en
particulier 126-128, avec la bibliographie. Je retiendrai ici le nom de Sex. Clodius, traditionnellement
admis, et qui s’accorde le mieux avec l’expression socius tui sanguinis, utilisée par Cicéron.
55
J.-M. Flambard, “ Clodius, les collèges, la plèbe et les esclaves ” : l’auteur, p. 126-128 donne un
compte rendu des discussions – au terme duquel, sans raison bien claire, il retient seulement pour
Sex. Clodius le statut d’affranchi : p 131.
56
Cicéron, Dom., 25.
57
Asc., p. 7 C.
58
Voir G. Guastella, “ La rete del sangue : simbologia delle relazioni e modelli dell’identità nella
cultura romana ”, Materiali e discussioni per l’analisi dei testi classici, XV, 1985, p. 49-121 et en particu-
lier p. 84-97.

DHA supplément 1, 2005


P. Clodius, ses amis, ses partisans, sous le regard de Cicéron 85

descendants à tous deux – un rapport de consanguinité : les esclaves venaient


nécessairement de peuples étrangers.
Sex. Clodius était scriba, il en avait la fonction auprès de P. Clodius, et sans
doute était-il, nous l’avons vu à propos des ludi compitalicii, magister de l’ordo
scribarum. Or, cet ordo était placé au sommet de la hiérarchie des apparitores : les
scribae jouissaient dans la société de Rome d’une position fort honorable. Sous la
République, des scribae pouvaient être libertini – “ nouveaux citoyens ” –, mais
ils avaient l’aisance des chevaliers romains et un certain nombre d’entre eux, de
fait, appartenaient à l’ordre équestre 59. Cicéron, une fois encore, transpose
l’information, et reconnaît à Sex. Clodius les fonctions de scriptor, consiliarius,
minister de P. Clodius60 – tous qualificatifs fortement dévalorisants et qui
s’accordent avec le statut servile,.
– Decimus est nommé par Cicéron61 seulement pas son prénom ; il est
accusé de s’être porté garant de P. Clodius, avec Gellius, lorsque le tribun a fait
main basse sur la maison de Cicéron au Palatin. Or, Decimus est aussi le prénom
de D. Iunius Brutus – le futur tyrannicide – un ami P. Clodius ; de très grande
noblesse plébéienne, il avait fait partie en 61 des barbatuli iuvenes qui
entouraient P. Clodius. Comment ne pas penser à lui, alors qu’il s’agissait d’une
opération fort importante pour P. Clodius ? Mais en ce cas, pourquoi Cicéron le
dit-il dissignator – “ placeur au théâtre ” – , si ce n’est pour le railler ? Qu’il ait été
déjà sénateur en 58, ou qu’il ait appartenu à l’ordre équestre, il avait droit, au
théâtre, à obtenir un des sièges de l’orchestre réservés aux sénateurs, ou bien à
prendre place dans les quatorze rangs réservés aux chevaliers. S’il s’agit bien du
même personnage, Cicéron, comme il le fait si souvent, a pu utiliser la dérision en
renversant les rôles : de Decimus, placé au théâtre selon son rang, il a pu faire
“ un placeur ” – un citoyen très ordinaire, et dépourvu de dignité, qui indiquait
leurs sièges aux gens de l’élite romaine.
– Gellius, ami lui aussi de P. Clodius, s’est porté comme témoin à charge,
dans le procès pour violence intenté par celui-ci à Sestius, en 56. Cicéron, qui
défend Sestius, exerce librement sa verve contre le témoin62 : Gellius, dit-il, a pour

59
Voir B. Cohen, “ Some Neglected Ordines : the Apparitorial Satus-Groups ”, Des ordres à Rome
(dir. Cl. Nicolet), Paris (Publications de la Sorbonne), 1984, p. 23-60, en particulier p. 54-60.
60
Cicéron, Dom. 48 : “ C’est avec ce rédacteur (hoc scriptore), ce conseiller (hoc consiliario), cet
agent (hoc ministro), le plus impur non seulement des bipèdes, mais encore des quadrupèdes, que
toi, P. Clodius, tu as perdu la République ”.
61
Cicéron, Dom. 50.
62
Cicéron, Sest., 110-112.

DHA supplément 1, 2005


86 Janine Cels Saint-Hilaire

demi-frère “ un homme distingué et un éminent consul ”, L. Marcius Philippus,


consul en 56 ; son beau-père, L. Marcius Philippus, a été consul en 91 et censeur
en 86 ; son frère aîné, L. Gellius Poplicola, a été consul en 72 et censeur en 70 ;
mais ce Gellius-là est indigne des siens. Cicéron a toutes les raisons de l’accabler :
en 58, Gellius a voté la loi de P. Clodius qui l’a contraint à partir pour l’exil ; puis,
en accord avec Decimus, il s’est porté garant de P. Clodius lorsque celui-ci s’est
porté acquéreur de la maison de l’orateur, au Palatin. Pourquoi cette hostilité ?
C’est, dit Cicéron, parce que Gellius a perdu tous ses biens – comme si l’orateur
en était responsable. Bien sûr, il n’en est rien : “ il a mangé tout seul son
héritage ” ; prétendument ami des lettres, “ il mettait souvent ses chers livres en
gage pour acheter du vin ; sa panse restait insatiable et les ressources lui
manquaient. Aussi vivait-il toujours dans l’espoir d’une révolution ”. Avec
d’autres, aussi impécunieux que lui, il s’est donc fait l’agitateur des assemblées
populaires, l’inspirateur et le meneur des bandes mercenaires de P. Clodius. Et
Cicéron de conclure : “ J’en ai dit plus qu’il n’aurait fallu contre ce pilier de
taverne, parvenu au comble de l’égarement et du dénuement ”. Ruiné par sa
faute, Gellius s’est mis lui-même en marge de l’ordre équestre ; mais il n’y a pas
eu de censure pour l’en exclure : il a donc conservé le titre – le nomen – de
chevalier romain, mais il en a perdu les marques distinctives – les ornamenta63.
Ajoutant encore à son indignité, Gellius, “ pour se donner l’air d’être un ami de la
plèbe ”, a épousé une libertina – c’est à dire vraisemblablement une Italienne
gratifiée de la citoyenneté romaine. Cicéron joue une fois encore sur l’ambiguïté
du mot, qui peut aussi désigner l’ancienne esclave d’un citoyen romain,
affranchie par son ancien maître.
– L. Sergius : Cicéron le dénonce64 comme “ l’écuyer de Catilina, le garde
du corps de P. Clodius, le porte-enseigne de la sédition, l’excitateur des bouti-
quiers, un repris de justice […] ” ; avec d’autres, il donne le ton dans les assem-
blées que convoque P. Clodius. Sa dénomination – L. Sergius – qui est aussi celle
de Catilina, prouve-t-elle qu’il était un affranchi de celui-ci ? On peut en douter,
puisque Cicéron ne dit rien de tel. L. Sergius pourrait aussi bien être d’origine
italienne ; après la guerre des Socii, avec l’appui de L. Sergius Catilina dont il
serait devenu le client, il aurait pu recevoir son nom en même temps que la
citoyenneté romaine.

63
Voir Cl. Nicolet, L’ordre équestre à l’époque républicaine (312-43 av. J.-C.), tome 2 : Prosopographie
des chevaliers romains, p. 898-903, n° 170.
64
Cicéron, Dom., 13 : armiger Catilinae, stipator tui corporis, signifer seditionis, concitator tabernario-
rum, damnatus iniuriarum ; voir aussi Dom. 21 et 89 ; Sest., 80..

DHA supplément 1, 2005


P. Clodius, ses amis, ses partisans, sous le regard de Cicéron 87

– M. Lollius65 est toujours armé lorsqu’il accompagne P. Clodius, et il aurait


aimé recevoir la mission de tuer Pompée 66. Comme L. Sergius, auquel Cicéron
l’associe, il manœuvre les assemblées populaires. Qui était donc ce Lollius ? Il
porte le nom d’une très bonne famille de Rome – l’on connaît par Horace67 un
M. Lollius entré dans l’amitié d’Auguste. On ne saurait dire s’il existait un lien
quelconque entre ces deux homonymes.
– Lentidius est lui aussi connu seulement par Cicéron68, pour avoir parti-
cipé en 57, avec Titius le Sabin de Reate, avec Lollius, avec Plaguleius, à une
agression contre Sestius, qui était alors tribun de la plèbe ; de surcroît, en accord
avec Lollius et Plaguleius, les jours d’assemblée, il incitait volontiers à l’émeute
les tabernarii.
– Fidulius, un miséreux parmi les miséreux, a pris la tête de bandes de
miséreux (egentium) et d’esclaves (servorum), le jour où fut votée la loi qui devait
provoquer le départ de Cicéron pour l’exil. Pour ce vote, sa tribu avait été dési-
gnée par le sort pour voter la première, et Fidulius a été le premier inscrit pour
voter. “ Il avait pu le faire aisément, lui qui, faute d’un gîte, avait passé la nuit au
Forum ” insiste Cicéron69.
– Plaguleius est cité par Cicéron70 parmi les chefs de bandes de P. Clodius ;
de lui, on ne sait rien de plus.
– Firmidius est, lui aussi, chef et recruteur des bandes armées de
P. Clodius. Firmidius, tout comme Fidulius et Plaguleius, sont totalement incon-
nus d’autre part. Ces noms pourraient-ils être des sobriquets ? Cicéron a pu les
construire, en les faisant dériver de mots avec lesquels ils entraient en résonance :
Plaguleius, rapproché de plaga, pourrait évoquer les coups, la brutalité ;
Firmidius, renvoyant à firmus, représenterait la solidité – dans l’alliance
perverse, évidemment, avec P. Clodius ; Fidulius, construit sur fidus, renverrait à
la constance, à la fidélité – dans le crime bien sûr, et dans la sédition : “ il suffira,
dit encore Cicéron, qu’un tribun de la plèbe pose la question ‫״‬Voulez-vous ?
Ordonnez-vous ?‫ ״‬et qu’une centaine de Fidulius répondent qu’ils le veulent et
ordonnent, pour que chacun de nous puisse perdre sa citoyenneté ”. Mais bien
entendu, ce ne sont là que des suggestions.

65
Cicéron, Dom., 13 et 89.
66
Cicéron, Dom., 13 et 89.
67
Horaces, Odes, 4, 9.
68
Cicéron, Dom, 13 ; Pis. 28.
69
Cicéron, Dom., 79-80.
70
Cicéron, Dom., 89.

DHA supplément 1, 2005


88 Janine Cels Saint-Hilaire

– Restent Titius de Reate et Scato de Marse : ce sont deux Italiens, apparte-


nant à deux peuples qui ont combattu Rome pendant la guerre sociale. Ils pour-
raient être représentatifs de ces anciens alliés de Rome qui ont reçu la citoyenneté
romaine par plusieurs lois, aux lendemains de la guerre sociale. Or, la progres-
sion du nombre des citoyens recensés montre que dans les années 50, la plupart
des anciens Alliés ne sont toujours pas inscrits sur les listes de citoyens : le recen-
sement de 115-114 avait dénombré 394 530 citoyens romains ; après la guerre
sociale, celui de 86-85 en avait décompté 463 000, et celui de 70-69 fait état de
910 000 citoyens romains seulement – un nombre très inférieur à ce qu’il aurait
dû être, si la population des anciens Alliés avait été réellement recensée. En
revanche le recensement de 27 av. J.-C., qui fait la somme des relevés mis en
œuvre municipe par municipe, a inscrit 4 063 000 citoyens romains. C’est que
depuis plus de trente ans, une question était restée ouverte : celle du mode de
répartition des Italiens dans les tribus ; les optimates voulaient leur donner aussi
peu d’importance que possible et depuis Sylla, ils nourrissaient le projet de les
inscrire soit dans un nombre réduit de tribus, soit encore dans un petit nombre de
tribus supplémentaires, qui voteraient après les tribus anciennes ; les populares –
P. Sulpicius Rufus en 88, Cinna en 87 –, avaient voulu les faire inscrire dans les
trente-cinq tribus, mais ces tentatives avaient été annulées l’une après l’autre.
Sans doute est-ce pour éviter de résoudre la question que depuis 70, aucune
censure n’a été établie ; et sans être inscrits dans les tribus, les nouveaux citoyens
ne peuvent pas exercer leurs droits politiques.
Or, en 53 P. Clodius, alors candidat à la préture, a fait savoir que s’il était
élu, il proposerait une loi ordonnant l’inscription des libertini dans toutes les
tribus. On s’est beaucoup interrogé sur le sens d’une telle démarche : les préteurs
étant élus non par l’assemblée tribute, mais par l’assemblée centuriate, quel
bénéfice Clodius pouvait-il attendre de l’inscription d’esclaves affranchis non
plus dans les quatre tribus urbaines, selon l’usage, mais dans toutes les tribus ?
J’ai montré ailleurs71 que le mot renvoie à tous les nouveaux citoyens, à
tous ceux que la Periocha 77 de Tite-Live désigne comme noui ciues libertinique :
le mot libertini désigne tous ceux qui accèdent à la libertas par excellence – cette
libertas qui se manifeste par un droit de vote à Rome, après l’acquisition de la
citoyenneté romaine, à condition de figurer sur les listes des citoyens. Certes, les
libertini peuvent avoir été esclaves de citoyens romains, et affranchis par leurs

71
J. Cels Saint-Hilaire, “ Le sens du mot libertinus, i : quelques réflexions ”, Latomus, 61, fasc. 2,
avril-juin 2002, p. 285-294 – avec les références aux textes et la bibliographie.

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P. Clodius, ses amis, ses partisans, sous le regard de Cicéron 89

maîtres ; mais ils peuvent aussi avoir été des hommes libres, des pérégrins, grati-
fiés par Rome de la citoyenneté romaine. Dans les décennies qui ont suivi la
guerre sociale, les anciens Alliés italiens étaient certainement les libertini les plus
nombreux, et de loin ; parmi eux se trouvaient en particulier tous ceux qui appar-
tenaient aux classes aisées, tous ceux que les hommes politiques espéraient attirer
dans leurs clientèles politiques parce qu’ils votaient dans la première classe du
cens, avec la tribu où ils avaient été inscrits. Si, dans cette classe, les nouveaux
citoyens étaient répartis dans toutes les tribus, et s’ils étaient assez nombreux, ils
pouvaient faire basculer une élection à l’avantage du candidat qu’ils soutien-
draient. Ils pouvaient aussi dominer l’assemblée tribute, qui votait les lois et qui
élisait à la questure, à l’édilité, au tribunat de la plèbe – ce n’était pas sans
importance.
Pour cette loi, sans doute P. Clodius avait-il l’approbation et le soutien des
sénateurs issus de l’aristocratie italienne, et restés en relations avec leurs cités
d’origine. En apprenant la mort de P. Clodius, ils ont dû ressentir une déception
semblable à celle qu’avait suscitée l’assassinat de Drusus en 91. La colère d’un
Salluste, tribun de la plèbe en 52 et originaire d’Amiternum en Sabine, contre
Milon aussi bien que contre son défenseur Cicéron72, pourrait de cela être une
éloquente illustration.

Prendre à la lettre les textes de Cicéron, c’est s’interdire de reconnaître et


d’expliquer les jeux de mots auxquels, d’une façon qui n’était pas innocente,
Cicéron se plaisait ; c’est négliger les procédés rhétoriques qu’il mettait en œuvre
pour avoir raison de ses adversaires.
Ainsi, les assemblées que Clodius convoque, dit Cicéron, ne sauraient être
comparées au vrai peuple romain73 : elles sont peuplées de miséreux et même
d’esclaves, “ de gens qu’on loue pour de l’argent ” ; Clodius ne peut les réunir
qu’en faisant fermer les boutiques, et les tabernarii qui peuplent ces assemblées
ne valent pas beaucoup mieux que les esclaves : par un usage constant des
ressources de la métonymie, Cicéron74 établit l’équivalence entre travail salarié et
servitude. Les assemblées de Clodius ne sont donc qu’un “ ramassis d’esclaves,

72
Asconius, In Mil. 20 (éd. CUF) : “ Q. Pompeius, C. Sallustius, T. Munatius Plancus, tribuns de la
plèbe, pronçaien des discours pleins d’animosité contre Milon
73
Cicéron, Sest. 80 ; Dom. 89.
74
Cicéron, De off., I, 150.

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90 Janine Cels Saint-Hilaire

de mercenaires, de scélérats et de miséreux ” – elles sont à l’opposé du peuple


romain véritable.
De la même façon, les groupes armés organisés par Clodius sont des
bandes mercenaires ; elles peuvent compter des hommes libres, mais tous sont
egentes – sans ressources – ; mêlés par nécessité à des esclaves loués par Clodius, à
des esclaves fugitifs, et même à des gladiateurs, ils échangent leurs services
contre un salaire 75.
Les chefs que Clodius donne à ses troupes sont tous des homines perditi –
des hommes perdus de dettes, en qui Cicéron veut reconnaître des gladiateurs.
Le pire de tous est P. Clodius Pulcher ; entouré d’esclaves qui le conseillent, qui
l’aident dans ses malversations, qui flattent ses goûts pour la débauche, qui le
touchent, et qui à la fin lui communiquent leur nature d’esclave : P. Clodius,
assassin de son père, de sa mère, de sa sœur – si l’on en croit Cicéron – dévoile
enfin sa nature de gladiateur en chef ; P. Clodius est “ un monstre, entouré de
chiens aussi hérissés et affamés que lui76.
Dans ses propos contre Clodius et ses amis et partisans, Cicéron utilise une
rhétorique de la contamination qui ressemble fort à celle qu’il a déjà mise en
œuvre dans les Verrines, et dans les Catilinaires ; une rhétorique fort efficace
puisque aujourd’hui encore, le lecteur est tenté de conclure à la nature servile –
ou à l’origine étrangère – de presque tous les adversaires de Cicéron77.

75
Cicéron, Dom. 89.
76
Cicéron, Har. Resp., 59 ; images analogues dans les Verrines, III, 8 ; IV, 31.
77
Ainsi J.-M. Flambard, “ Clodius, les collèges, la plèbe et les esclaves ”, p. 131.

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