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4/2/24, 21:46 « Les Bisons, les Bonzes et le Dépotoir » , par Claude Julien (Le Monde diplomatique, juin 1978)

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> Juin 1978, page 8 > Les livres du mois

« Les Bisons, les Bonzes et le Dépotoir »


par Claude Julien

A
près le putsch de septembre 1973, quelques dizaines, puis plus d’une centaine, de
membres de la gauche chilienne sont réfugiés dans une petite ambassade de
Santiago. Depuis les espoirs partagés sous la présidence d’Allende jusqu’à la haine
meurtrière dont les poursuivent les nouveaux maîtres du pays, tout semble devoir les
unir. En fait, non pas tout mais presque tout les sépare.

D’une part, leurs choix politiques, mais cela est banal : une fois traqués, le communiste, le
socialiste, le chrétien de gauche, le « miriste », etc., ne font pas meilleur ménage qu’à l’époque
de l’Unité populaire. Non moins marquées sont les différences sociales, les petites habitudes de
la vie quotidienne qui prennent une énorme importance lorsque hommes, femmes et enfants
sont parqués dans un espace restreint : la manière de manger ou d’utiliser une salle de bains...
Et puis, bien entendu, les différences culturelles : les idées qui s’expriment différemment, les
mots dont l’ouvrière ne comprend pas le sens.

Alors ces représentants d’un régime en trois groupes qui communiquent plus ou moins mal : les
militants de la base, les anciens responsables, et puis... le reste. Ce sont les Bisons, les Bonzes et
le Dépotoir, attentivement observés avec une jucidité pleine d’exigeante tendresse, par l’une de
ces réfugiés, Ana Vasquez (1).

Le Huis clos de Sartre était infernal par le petit nombre de protagonistes. Celui-ci devient
diabolique par l’entassement des reclus, contre lesquels la police de la junte multiplie les
provocations. Dans cet espace confiné où la promiscuité exacerbe les pulsions plus ou moins
contrôlées dans la vie normale, la gauche prend un autre visage, qui est sans doute son vrai
visage. Le récit d’Ana Vasquez devient ainsi un remarquable instrument de réflexion politique.
Car, loin des abstractions où se complaisent les philosophes anciens — ou nouveaux, — nous
sommes ici, dans cette ambassade, en pleine pâte humaine, alors que peu à peu tombent les
masques du monde civilisé, dans le frémissement des idées incarnées dans la politique charnelle
où tout n’obéit pas aux seules analyses rationnelles et aux choix idéologiques.

Contrairement aux apparences, ce livre ne concerne pas vraiment l’histoire d’après le putsch. Ce
qu’il éclaire, c’est le Chili de l’Unité populaire, dépouillé des atours de la représentation. Le
récit d’Ana Vasquez n’a pas encore trouvé le public qu’il mérite. Il faut le lire et le faire lire. Qui
donc, en 1973, a eu la sottise de dire que la France n’est pas le Chili ? Enfermez dans une
https://www.monde-diplomatique.fr/1978/06/JULIEN/34758 1/2
4/2/24, 21:46 « Les Bisons, les Bonzes et le Dépotoir » , par Claude Julien (Le Monde diplomatique, juin 1978)

ambassade, à Paris, des gens (citez leurs noms ! ) appartenant aux diverses formations de la
gauche française, dans leur diversité non seulement politique mais aussi culturelle et sociale :
vous verrez comme les débats en cours prendront une dimension qui ne laisse place à aucun
romantisme...

Claude Julien
Directeur du Monde diplomatique de 1973 à 1990.

(1) Ana Vasquez, les Bisons, les Bonzes et le Dépotoir, traduction de Danièle Kaiser et Jean-Paul Cortada, Ed. Fédérop, Paris,
1977, 486 pages, 75 F.

Mot clés: Histoire Violence Politique Socialisme Littérature Chili Amérique latine

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