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Tapis de Rabat

Tout un art

Contenu texte en version française

16/11/22

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SOMMAIRE
1. Il était une fois la ville de Rabat.................................................................3
2. Le tapis de Rabat.........................................................................................6
3. La tradition orale.........................................................................................9
4. Une production traditionnelle..................................................................13
5. Le tapis de Rabat au fil du temps............................................................15
6. Une technique éprouvée............................................................................18
7. Le décor du tapis de Rabat (à venir).......................................................25

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1. Il était une fois la ville de Rabat

Sur les rives de l’embouchure du Bouregreg qui s’écoule vers l’océan


Atlantique, des tours, des coupoles, d’imposantes murailles et des minarets
témoignent du destin singulier de Rabat, devenue ville royale. Capitale
administrative du Maroc, sa position géographique entre Marrakech et
Tanger et sa proximité avec l’océan lui ont conféré des atouts de
développement considérables.
Au cours de l’histoire, le site de la ville a accueilli des comptoirs
phéniciens, puis carthaginois. Les vestiges retrouvés à Chellah prouvent
l’existence d’une cité romaine florissante, Sala Colonia, au III e siècle avant
J.-C. Vers le X e siècle, la tribu berbère des Zénètes fait édifier sur la rive
gauche du Bouregreg un ribat, monastère fortifié. La ville entre réellement
dans l’histoire deux siècles plus tard, sous le règne du premier sultan
almohade, Abd el Moumen. Celui-ci fait aménager le ribat en kasbah, qu’il
dote d’un palais et d’une mosquée. Le sultan, basé à Marrakech, rassemble
dans ce camp de base militaire fortifié ses moudjâhidîn, des combattants de
la foi prêts à partir à la conquête de l’Espagne. Ribat al-Fath, le « camp de
la victoire » donnera son nom à la ville.
Sous le règne de son ambitieux petit-fils, Yacoub el-Mansour, Rabat connait
son âge d’or. Bâtie sur le site du ribat, Rabat devient une cité opulente,
peuplée de commerçants et d'artisans. Une enceinte fortifiée percée de cinq
portes monumentales et soixante-quatorze tours voit le jour tandis que
débutent les travaux de construction d’une mosquée destinée à devenir le
plus grand lieu de culte du monde musulman. La mort prématurée du sultan
Yacoub el-Mansour oblige à stopper les travaux qui ne seront jamais
achevés. L’austère et élégante Tour Hassan témoigne du gigantesque

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chantier entamé. Rabat connait alors une période de déclin. Léon l’Africain
la dit réduite, au XVI e siècle, à une centaine de maisons.
Les Mérinides, qui ont adopté Fès pour capitale, choisissent toutefois
l’ancien site romain de Sala Colonia, pour y bâtir la nécropole de Chellah et
s’y faire enterrer avec leur famille. Au début du XVII e siècle, Rabat et Salé
sont les refuges des derniers Maures chassés d’Andalousie après la
Reconquista. Certains d’entre eux deviennent de redoutables corsaires,
écumant les mers et s’attaquant aux galères européennes chargées d’or et
d’argent et instaurent une république indépendante. En 1666, le sultan
alaouite Moulay Rachid annexe celle-ci, mais continue de profiter de
l’activité des corsaires en la contrôlant et en prélevant des impôts. En 1912,
Rabat devient capitale du Maroc, lorsque le général Lyautey la choisit pour
y établir sa résidence. La ville accueille triomphalement, en 1956, le Sultan
Mohammed Ben Youssef – qui devient le roi Mohammed V – et son fils le
prince héritier Moulay El Hassan. Depuis, Rabat s'est dotée de prestigieux
édifices tels le Mausolée Mohammed V, classé par l'UNESCO comme
patrimoine de l'humanité, l'université Mohammed V, l'Institut Agronomique
et Vétérinaire Hassan II, Dar El hadith El Hassania, le théâtre Mohammed
V, etc.
Sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, la capitale marocaine
poursuit aujourd’hui un programme de développement intitulé «  Rabat ville
lumière, capitale de la culture ». La réhabilitation de la vallée du Bouregreg
et de la Corniche de Rabat, la construction du Grand Théâtre, le musée
Mohammed VI d’Art moderne et contemporain et la Bibliothèque nationale
sont parmi les plus beaux exemples de cette ambition.
À Rabat, l'artisanat demeure une activité socioéconomique d'importance au
vu du nombre d'artisans qu'elle emploie. Dans ce domaine, la palme revient
au tapis de Rabat. Des tisseuses individuelles et des ateliers de production
de tous genres foisonnent pour satisfaire la demande. La finesse, le charme

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et la beauté de ces tapis séduisent les amateurs et satisfont les goûts des
connaisseurs les plus exigeants.
Au XIXe siècle, Rabat comptait environ 15.000 tisserands, tirant profit de
l'abondance de la laine fine en provenance des plaines de Chaouia, Abda et
Tadla. Le tapis de Rabat était une denrée rare, fortement primée, et d'une
valeur symbolique significative. C'était avant tout le tapis de la haute société
et le présent le plus fréquemment offert lors des cérémonies ou des contacts
officiels. Durant le protectorat, les autorités ont encouragé la production de
l'artisanat d’art, en particulier celui du tapis. Les demandes en provenance
de la métropole se sont accrues
À côté des entreprises d'envergure exportatrices de tapis, un grand nombre
d'ateliers de taille moyenne travaillent en sous-traitance dans les quartiers
populaires de Rabat et de Salé. La fabrication du tapis de Rabat demeure,
toutefois, une exclusivité des petits ateliers et des tisseuses individuelles
travaillant à domicile pour le marché intérieur. En passant dans les ruelles
des anciennes médinas de Rabat et Salé, il n’est pas rare d’entendre le
battement des peignes tassant le tissage ou les youyous des tisseuses
célébrant l’achèvement d’un tapis. Le rayonnement du tapis de Rabat est en
partie lié à son histoire, à son évolution et au mystère qui entoure ses
origines.

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2. Le tapis de Rabat

Le tapis noué de Rabat, symbole de l’artisanat marocain, est un somptueux


tapis à la laine rase, à la texture fine, imprégné d’influences arabes et
orientales. Caractérisé par une symétrie parfaite, il déploie ses couleurs
rouge brique ou vieux rose dans toutes les maisons bourgeoises, associant
des éléments floraux, géométriques et zoomorphiques ainsi que différentes
harmonies de couleurs. Le fond des tapis de Rabat est généralement frappé
au centre d’un médaillon en losange ou en forme d’étoile ou de rosace,
autour duquel affluent divers motifs. Ce fond est encadré de larges bandes
richement décorées.
La composition graphique du tapis de Rabat évoque l’architecture d’une
maison traditionnelle avec son patio, son jardin idéal, « reflet du paradis ».
Ce jardin est entouré de parterres d'arbrisseaux fleuris arborant un décor
central végétal orné de roses. On rapproche également le tapis de Rabat
du riad. Les motifs illustreraient le patio entouré d’arcades couvertes, au
sol couvert de zelliges s’apparentant à ceux du Generalife de
l’Alhambra de Grenade. Le sujet central rappelle le bassin placé au
centre du patio.
L’histoire du tapis de Rabat est plus récente que celle des tapis des tribus
berbères, confectionnés dans la majeure partie du Royaume. Pour certains
historiens, ce tapis inspiré de l’Orient aurait été introduit à Rabat à l’époque
des corsaires de Salé, ou importé d'Andalousie, après la Reconquista, par
l’intermédiaire des populations musulmanes et juives, expulsées d'Espagne
à la fin du XV e siècle. D'après Prosper Ricard, auteur du célèbre Corpus
des tapis Marocains écrit dans les années 1920, le tapis de Rabat s’inspire

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de ses ancêtres d’Asie Mineure – Anatolie et Perse. Il aurait été adopté au
cours des nombreux échanges avec l’Empire ottoman, dominant l’Afrique
du Nord entre le XVI e et le XVIII e siècle, de l’Algérie jusqu’à l’Égypte.
On retrouve, en effet, dans le tapis de Rabat la même composition
symétrique, les mêmes motifs que dans le tapis ottoman. Il faudra encore
attendre la fin du XIX e siècle pour que les littératures française, allemande
et même anglaise commencent à citer le tapis de Rabat. Dans son ouvrage,
Timbouctou, voyage au Maroc, au Sahara et au Soudan, paru en 1886,
l’explorateur autrichien Oskar Lenz écrit : « Rabat avait jadis un rang
tout à fait à part dans l’empire du Maroc (…) La fabrication de
magnifiques tapis, de dessins très originaux et de coloris très vifs et très
variés quoique plaisant à l’œil, s’y fait sur une grande échelle. La laine et
la couleur sont fabriquées sur place (...) On trouve souvent sur les tapis
anciens des tons tout à fait admirables surtout dans les divers dérivés du
rouge. »
Cependant, il est sûr que l’on confectionnait déjà des tapis sur les bords du
Bouregreg, au XVIII e siècle. Le plus ancien tapis conservé au Maroc est
le Chiadma, qui porte la date 1202 du calendrier hégirien (1798). Un
fragment de ce tapis a été peint par les dessinateurs relevant du Service des Arts
Indigènes, dirigé par Prosper Ricard à l'époque du Protectorat.

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La Direction de l'Artisanat de Marrakech a retissé ce tapis sur la base du
spécimen publié dans le corpus des tapis marocains. Prosper Ricard,
l'auteur du Corpus des tapis écrit dans un catalogue intitulé Tapis
Marocains : « L’histoire rapporte que le Sultan Moulay El Hassan,
voulant remercier les chefs d’États européens pour les félicitations
qu’ils lui avaient adressées à l’occasion de son accession au trône du
Maroc (1874), leur envoya une ambassade chargée de présents destinés
au Président de la République Française Mac Mahon, aux rois de
Belgique et d'Italie, Léopold II et Victor Emmanuel II, ainsi qu'à la
reine d'Angleterre Victoria. Les chefs d'États de ces pays reçurent, entre
autres objets, chacun six tapis de Rabat, tandis que leurs Chefs de
Gouvernement et leurs ministres des Affaires Étrangères en reçurent
chacun deux ».
Commentant un tapis de Rabat, Prosper Ricard souligne encore : « Ce
tapis fit partie jusqu'en 1907 du mobilier d'un membre de la famille
Chérifienne, Moulay Rachid, (cousin de l'ex-sultan Moulay Hafid). II
fut fabriqué, dit-on, vers 1858, sur ordre du sultan Moulay
Abderrahmane (1822-1859), par les soins d'Al Adnani ».
Avec le temps, le tapis de Rabat a subi certaines transformations, les
tisseuses ont délibérément interprété certains éléments qui le
constituaient, en transformant leur sens initial. Ainsi, les fleurs, les
feuilles ou les branches sont parfois devenues au gré de la créativité et de
la sensibilité des tisseuses, des oiseaux, des araignées, des grenouilles,
des chèvres, des chevaux ou des chameaux.

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3. La tradition orale

La laine, souf en arabe, est sacrée depuis qu’elle a donné son nom au
soufisme, en souvenir du vêtement blanc qui distinguait les adeptes de
ce courant mystique venu d’Orient, formé durant les cinq premiers
siècles de l’Hégire. Blanc du dénuement et de la baraka.
La préparation au tissage du tapis passe par les opérations de sélection
de la laine, le lavage, le peignage, le filage et la teinture. Les tisseuses
ont toujours accordé un intérêt très particulier à ce noble matériau
qu’est la laine. Voici ce qu’écrit Prosper Ricard sur ses mystères :
« En particulier, quel textile noble et bénéfique est la laine (…) La laine
est blanche couleur de bonne augure. Ses charmes sont puissants et
dotés d'un pouvoir prophylactique puisqu'un flocon passé dans la coiffe
suffit à assurer la protection de la fileuse ; puisqu'un brin de laine noué
à la patte du mulet ou de la jument, ou à la queue de la vache qu’on
vient d’acheter attire sur eux la bénédiction, puisque le matin du
mariage, autour des doigts de la mariée, on enroule un fil de laine que le
marié le soir, déroulera… »  Il y a aussi beaucoup de mystère dans la
laine, puisque de toison elle devient fil et de fil vêtement (…) La laine
est crainte, il ne faut pas la piétiner, quand elle est encore sous forme de
bourre, il faut toujours joindre les flocons errants au reste de la masse
de laine, car regroupée, elle prolifère, bref la laine est considérée
comme un don de Dieu ; elle est vénérée comme les céréales et le
pain. »
« La laine enfin peut devenir tapis, et c'est là un nouveau mystère : des
centaines de milliers de petits nœuds, surajoutés un à un, en bonne place

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sur le fond du tissu, s'ordonnent selon une esquisse seulement imaginée
dans le mental des tisseuses, et ce pour former un ensemble où couleurs
et lignes toujours parfaitement équilibrées, sinon rigoureusement
symétriques, parviennent à exercer un charme qui peut conduire jusqu'à
l'émerveillement. »
Les tisseuses rbaties aiment à croire que le tapis de Rabat est né d’une
légende :
« Un jour que les cigognes venaient, comme chaque année en janvier,
de réapparaitre dans le ciel de Rabat, l'une d'elles, après avoir
longuement plané au-dessus d’une maison de la médina, laissa tomber
dans le patio de cette habitation un fragment de tapis, après quoi elle
bâtit son nid sur un angle de la terrasse. Le fragment en question, d'un
coloris et d'un décor jusque-là inconnus dans le pays intrigua fort les
tisseuses de la maison qui, y voyant à la fois un don du ciel, un porte-
bonheur et heureux présage, s'en inspirent. C'est ainsi, dit la légende,
que naquit le tapis de Rabat ».
Traditionnellement, le tapis fait de laine, est entouré d'un cérémonial, du
début à la fin de son exécution. Ce cérémonial est un signe de
reconnaissance et de respect envers la mâalma que l'apprentie considère
comme sa seconde mère.
Une autre légende attribue la création du tapis de Rabat à deux jeunes
filles considérées par la suite comme des saintes par la sagesse
populaire : Lalla Oum Knabech et Lalla Zineb Lahdia. Ainsi, les mères
racontaient à leurs petites filles que la première commençait un tapis le
matin et le terminait le soir et que la deuxième filait le jour et tissait la
nuit. Les jeunes filles qui désiraient acquérir une grande habileté à tisser
se rendaient d'abord au sanctuaire de la première sainte ; là, elles
mangeaient sept raisins secs et buvaient une gorgée de lait dans lequel
on avait fait tremper un flocon de laine prélevé sur un tapis en cours

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d'exécution. Après, elles formulaient des vœux et priaient ainsi : « Lalla
Oum Knabech, apprends-moi les secrets du métier de tapis, montre-moi
le sentier de la compréhension, conduis-moi sur le bon chemin ». Elles
se dirigeaient ensuite vers la tombe de la seconde, allumaient un cierge
et prononçaient les mots suivants : « Lalla Zineb, je voudrais tisser un
joli tapis ; inspire-moi, dirige mes doigts afin que mon tapis soit le plus
beau ».
D'autres tisseuses racontent qu'une troisième sainte, Lalla Touhamia,
travaillait à la lueur des étoiles et avait composé maints motifs, dont
hamssa (le pois chiche), m'habka (le bouquet), chejra (l’arbre).

Hamssa M'habka Chejra

Les jeunes filles qui voulaient obtenir un tapis savamment décoré se


rendaient sur sa tombe qu'elles honoraient par des fumigations en
faisant le tour sept fois, répétant « Lalla Touhamia, initie-moi à l'art du
décor pour que mon tapis soit comme un arbre fleuri ; si je réussis,
j’allumerais pour toi deux cierges ».
D'autres légendes, précieusement préservées par certaines tisseuses, ont
enrichi la culture populaire. Elles se racontent souvent autour des
métiers et visent essentiellement à stimuler l'esprit des jeunes filles, à
les attirer vers des personnages mystiques, modèles de vertu et de
qualités humaines. Lorsqu'une apprentie parvenait au rang de mâalma
(maitresse), la coutume voulait qu'elle offrît, à celle qui l'avait initiée,

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un caftan et une sebnia (foulard de soie). C'était aussi l'occasion de faire
une fête pour célébrer tous les cycles d’apprentissage, où mâalma,
amies, ouvrières et apprenties étaient conviées.

La préparation pour la mise en train du premier tapis de la tisseuse était


entourée de certains rites. D'abord sa mère plaçait quelques pièces de
monnaie pour attirer les bonnes influences près des deux piquets plantés
par terre servant à préparer la chaine. Durant le va-et-vient entre les
deux piquets, les femmes poussaient des youyous, frappaient du
tambourin, et offraient aux assistantes du lait et des dattes. Des cierges
étaient allumés de part et d'autre des deux montants du métier à tisser.
On brûlait des aromates. En haut du métier à tisser, on accrochait une
amulette contre le mauvais œil, un mouchoir rempli de laine, une gousse
de cinq fèves, ou un fer à cheval, un petit sachet en tissu contenant un
peu d'alun, du benjoin et de l’harmale.
Lorsque le tapis était achevé, on disait qu'il allait mourir ; pour la
continuité du travail, on humectait, à l'aide du peigne trempé dans du
lait, la lisse et les fils de chaine formant les franges. Certaines tisseuses
récitent encore les invocations semblables à celles des agriculteurs au
moment de la moisson d’un champ de céréales.

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4. Une production traditionnelle

Jusqu'au début du XIX e siècle, la production des tapis au Maroc était


restreinte à la consommation domestique. La fabrication des tapis n'était
pas encore une profession, mais une occupation féminine à domicile. Bien
sûr, il existait déjà des tisseuses professionnelles réputées dans leur
entourage, sollicitées pour confectionner des tapis commandés par des
tiers. Le métier de tisseuse était considéré comme noble, puisqu’à cette
époque, même les filles de notables l'apprenaient et l'exerçaient. Mais la
production organisée n'existait pas encore.
Le tapis était considéré comme un article de luxe, destiné à une classe
sociale aisée. Posséder un tapis de Rabat, rivalisant avec la beauté d’un
tapis d’Orient, était aux yeux de la société marocaine un signe de richesse.
Les demandes étaient rares, de sorte que l'exécution d'un tapis était
entreprise à la suite d’une commande ferme et les artisans exig eaient une
avance avant de se mettre au travail.
L’essor de la production traditionnelle du tapis de Rabat est largement dû
à l’abondance des matières premières de bonne qualité, et à l’existence de
cardeuses et de fileuses capables de ravitailler les tisseuses. Pour tout
achat de fils de laine, acheteurs et vendeuses se rendaient de bon matin au
Souk Laghzel (souk pour la vente des fils) qui se tenait dans chaque grande
ville. Chacun y faisait son choix : laine lavée, fils de chaine de différents
calibres, fils de trame ou fils pour moquettes. La corporation des
teinturiers disposait d'une grande variété de produits naturels et en

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connaissait tous les secrets. À partir de 1930, la crise mondiale poussa les
jeunes à abandonner le métier de teinturier. De rares artisans continuèrent
à brasser fils de laine et fils de soie dans leur échoppe pour le plaisir des
touristes. Mais le métier est en voie de disparition. Des filatures sont
créées et fournissent des fils teints de toutes les grosseurs désirées. Les
tisseuses professionnelles se sont détournées depuis plusieurs années des
fileuses et teinturiers traditionnels, car les fils vendus n'étaient plus secs
comme auparavant ; ils contenaient du sable ou de l'eau salée, d'où leur
perte de poids après séchage. Quant aux teinturiers, la plupart d'entre eux
achetaient de mauvais colorants qui déteignaient. En outre, ils se
souciaient peu du dosage strict des produits. Ainsi, à Rabat, à la salle
d’estampillage, garantissant l’authenticité d’un tapis, on refusait certains
tapis en les marquant à l'encre indélébile d'abord, au fer rouge ensuite.
Aujourd’hui, la production de tapis est l’un des rares artisanat d’art dans le
monde à être resté l’apanage des femmes. Un savoir-faire transmis
oralement, de mère en fille ou par l’intermédiaire d’une mâalma.

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5. Le tapis de Rabat au fil du temps

Au début du XX e siècle, la participation du Maroc à divers événements


organisés en France stimula la production, la commercialisation et
l’exportation du tapis de Rabat. Deux expositions à Paris en 1917 et 1919
au pavillon Marsan, et une à Marseille en 1923 révèlent aux Européens, et
aux Français en particulier, la beauté et la diversité des tapis marocains,
un art artisanal qu’ils ne soupçonnaient pas. À partir de 1919, un premier
Dahir (22 mai) stipule dans son article n°3 : « ...Le tapis doit être reconnu
tout laine tant en ce qui concerne la trame et la chaine qu'en ce qui
concerne le point noué. Il ne doit porter aucune trace de colorants autres
que végétaux ou animaux (indigo, gaude, daphné, henné, garance,
cochenille...) Il devra en outre, ne comprendre aucun motif décoratif autre
que ceux réunis au Corpus officiel déposé dans les bureaux de l’office des
industries d’art indigène ». C’est ainsi que ce service institua le contrôle
de la qualité des tapis dans les plus grandes villes du Maroc reconnues
comme centres de production de tapis. Avec l'estampille d’état accolée sur
le verso de chaque tapis contrôlé, garantissant l’authenticité d’origine, la
production de tapis était répertoriée et officialisée. Des sociétés françaises
ouvrirent des ateliers dans plusieurs villes marocaines, dont la SAFT
(Société africaine de filature et de tissage) à Rabat et la Maquina à Fès.
Les deux figurent sur le registre des statistiques d'estampillage.

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En 1930, on remarquait également que, sur un total de 55 544 mètres
carrés de tapis réalisés, Rabat-Salé s'attribuaient 26 736 mètres carrés, soit
près de la moitié de la production totale estampillée au Maroc. Cependant,
l'évaluation de la production restait approximative car tous les tapis
citadins ou ruraux ne recevaient pas la garantie de l'État sauf ceux destinés
à l'exportation.
Un deuxième Dahir (17 décembre 1921) modifia le précédent comme suit :
« ...La chaine et la trame peuvent être en coton, le tapis ne doit comporter
que des colorants de grand teint. » Ce dahir encourageait l’essor de la
production et des exportations, mais certains conservateurs considérèrent
l’autorisation du fil de coton comme un affront à l'authenticité du tapis
jusque-là tout en laine, ou laine et poils de chèvre pour les régions rurales,
et teint en majorité avec des produits végétaux. Adaptant le contenu des
dahirs aux exigences du marché, ces derniers furent modifiés plus de six
fois entre 1919 et 1974.
À partir des années 1960, les ministères de l'Artisanat et du Tourisme
éditèrent des publications en plusieurs langues reflétant les différents
secteurs de l'artisanat. Ces brochures furent distribuées lors des foires et
envoyées aux ambassades du Maroc à l'étranger. Cependant, le passage de
la confection traditionnelle à la production industrielle eut des effets
nuisibles sur la fabrication ; le malaise s'accentua avec la fabrication du fil
fait machine, posant un sérieux problème au détriment du ravitaillement
régulier en matières.
Lorsque le tapis était destiné uniquement au marché interne, les tisseuses
effectuaient un travail soigné, n’utilisant que de la laine et une mèche
courte. L'utilisation de fils de différentes grosseurs bien nettoyés, cardés et
filés à la main le rendait léger et économique en matière. De même, si
certains tapis de Rabat n'avaient qu'un serrage de vingt à vingt-quatre
nœuds en largeur, treize à vingt nœuds en hauteur, ils étaient parfaitement

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conçus et décorés. Le tapis s'enrichissait de nouveaux motifs, fruits de la
créativité des tisseuses. De cette période florissante, il reste quelques
spécimens illustrés par des photos ou des pièces de musée. Devant ces
exemplaires épargnés par le temps, on reste émerveillés par la
composition, le décor et les dessins si variés et l'on éprouve de
l'admiration pour les tisseuses qui les ont exécutés. Ne se limitant pas au
décor existant, elles le modifiaient au gré de leurs envies et l'enrichissaient
de nouveaux motifs. Quant aux ouvrières et apprenties, elles aspiraient à
surpasser un jour leurs mâalma, dans une émulation qui poussait tout le
monde à mieux faire.

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6. Une technique éprouvée

Le tapis r’bati est fabriqué sur un métier de haute lisse vertical. La


préparation de son tissage passe par deux étapes essentielles : l'ourdissage et le
montage de la chaîne.

L'ourdissage
Cette opération consiste à placer les fils parallèlement entre eux pour
constituer la chaîne. Les fils de chaîne sont tendus entre deux montants
verticaux. Les fils de chaîne sont liés au niveau de chaque montant par une
tresse, appelée chez les tisseuses de Rabat : chemma. L'ourdissage peut
s’effectuer avec deux, trois ou quatre fils de chaîne à la fois. À chaque
passage au niveau du montant, la tisseuse croise les deux brins de tresse
pour bien fixer les fils de chaîne et assurer une tension uniforme par la suite,
lors du montage de la nappe de fils de chaîne sur le métier. Une fois
achevée cette première opération, les tisseuses introduisent à la place des
montants, des barres métalliques enfilées à travers la nappe des fils afin de fixer
celle-ci sur les ensouples du métier à tisser. Les fils seront, par la suite,
aiguillés un à un et étalés sur la longueur de l'ensouple. C'est alors,
l’opération de montage proprement dite.

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Le montage de la chaîne
L’opération commence par l'enroulement des fils de chaîne sur
l'ensouple supérieure du métier à tisser, avant de répéter ce geste sur
l'ensouple inférieure. Le quilo ou kaleb (instrument de guidage des fils) est
introduit entre les deux volets de la nappe de chaîne, et les fils sont alors
répartis dans les intervalles du quilo selon le serrage désiré (c'est ce qui
déterminera le serrage du tapis et le nombre de nœuds au décimètre linéaire).

Le quilo

Les tisseuses vont alors enrouler l'ensouple supérieure pour tendre la chaîne.
Lorsque celle-ci est suffisamment tendue, elles fixent les deux ensouples et
commencent à étirer par grappe les fils de chaîne de manière à assurer une
tension uniforme aux fils de chaîne. Les tisseuses débloquent les deux
ensouples et refont la même opération jusqu'à ce que toute la nappe de chaîne
soit enroulée sur l'ensouple supérieure. Cette opération permet d'éliminer
les chevauchements des fils et d'uniformiser leur tension. Après quelques
manipulations techniques, le montage s’achève, les tisseuses peuvent
commencer le tissage.

La texture

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La texture du tapis de Rabat est constituée par un tissu de base résultant
d'un entrecroisement des fils de chaîne et des fils de trame sur lequel sont
montés des nœuds formant un velours ou une moquette.

Texture du fond du tapis

La chaîne
La chaîne est constituée par l'ensemble des fils montés verticalement étendus
ente les deux ensouples. Les fils de chaîne utilisés dans les tapis de Rabat
sont d'une grande variété, ils sont constitués de pure laine ou de mélange
de laine et de fibres naturelles (coton) ou synthétique. Pour les tapis
traditionnels de qualité, l'utilisation des fils de laine est une exigence
réglementaire, sinon le tapis ne peut recevoir l'estampillage de qualité et
d'authenticité. Sur les anciens tapis de Rabat, la chaîne est constituée par
des fils monobrins filés à partir de fibres de laine fines et longues. La
forte torsion réalisée par l'emploi de fuseau en bois confère au fil une forte
résistance à la rupture.

La trame
Elle est constituée par les fils horizontaux qui, d'une lisière à l'autre
s'entrecroisent avec les fils de chaîne pour former le tissu de base. Dans
les tapis anciens de Rabat, les fils de trame sont des fils monobrins filés à
la main à l'aide du fuseau en bois ou avec des rouets à base de fibres de
laine d'une longueur moyenne. La torsion des fils de trame n'est pas aussi

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forte que celle des fils de chaîne. Les tapis de qualité dite « Extra-
supérieure » sont confectionnés avec des fils de trame pure laine. La
finesse de ce genre de tapis exige l'emploi de fils de trame du même
calibre que ceux de la chaîne. La trame est souvent teinte de la couleur
dominante du tapis. Cette pratique permet à la tisseuse de bien contrôler le
serrage des duites, c’est à dire le degré de tassage des fils de trame. Des
duites mal tassées laissent apparaitre sur l'envers du tapis les points
blancs correspondant aux ondulations des fils de chaîne. Le tramage se
fait à la main, la tisseuse enfile la trame ondulée après avoir entrecroisé
les fils de chaîne, puis tasse les ondulations de la trame à l'aide du «
peigne battant ». La force de tassage doit être régulière, sinon les duites
seront cisaillées et le tapis donnera l'impression d'être recousu au niveau
des surfaces unies. Au niveau des dessins, ce défaut laisse apparaître
comme un décalage dans la constitution des motifs. Pour maintenir la
régularité du tissage et l'uniformité de la largeur du tapis, les tisseuses
emploient un instrument appelé « tendeur ». Fixé sur les lisières dans le
sens de la largeur du tapis, cet instrument empêche le rétrécissement du
tapis. Les tisseuses déplacent le tendeur au fur et à mesure de la
progression du tissage.

Le nœud
Appelé ici nœud de Rabat, il s'agit en fait du nœud de Ghiordès. Il est
généralement monté sur deux fils de chaîne.

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Nœuds Ghiordès montés sur deux fils de chaîne

Le fil employé pour les nœuds est à l’origine en pure laine. De nos
jours, les fils sont confectionnés à partir de mélanges de laine de
différentes qualités. Les pourcentages de mélanges varient selon la
qualité du fils. En général, plus le fil utilisé est fin, plus le tissage est
raffiné. Alors que les tapis anciens étaient tissés avec des fils de nœuds
confectionnés à la main, aujourd’hui le marché offre une variété et une
diversité de fils intéressantes, préparés dans les manufactures de Rabat
et Salé. Cela permet un approvisionnement de qualité et suffisant pour
confectionner tous genres de tapis.

Opération de nouage - Nœud dit r'bati, nœud Ghiordès

Dans les tapis anciens, le nombre de nœuds variait entre 25 et 30 nœuds


au décimètre linéaire. Actuellement, les tapis de qualité sont classés
selon deux catégories : la qualité supérieure, qui concerne les tapis dont
le serrage se situe entre 28 et 32 nœuds au décimètre linéaire  ; la qualité

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extra-supérieure qui exige de la tisseuse d'effectuer un serrage entre 38
et 42 nœuds au décimètre linéaire.
Certaines tisseuses hautement qualifiées arrivent à réaliser des tapis
dont le serrage peut atteindre 60 nœuds au décimètre linéaire et même
parfois plus.

Les lisières
Appelées chez les tisseuses hachiat, les bordures du tapis délimitent le
tissage dans le sens de la largeur. Les tisseuses de Rabat accordent une
grande importance à la confection des lisières. Car d’une part, les
lisières empêchent l'émigration des fils de chaîne. Plus elles sont
résistantes, plus le tapis dure longtemps, car son usure commence
souvent par l'usure des lisières. Aussi, les fils de chaîne destinés aux
lisières sont constitués par des cordelettes que les tisseuses appellent
aroug, le nerf. Il s'agit de fils simples ou retors groupés en cordes.
D’autre part, la perfection du tissage des lisières évite les ondulations et
la constitution de poches latérales.
Dans les tapis anciens, le tramage des lisières se faisait avec le fil de
chaîne teint dans la même couleur que celle du champ. Les tisseuses
confectionnaient des lisières avec deux, trois ou quatre cordes. Celles-ci
étaient formées de retors simples constitués de deux à trois fils de
chaîne.

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Technique de tissage des lisières

Les chefs
II s'agit des bords horizontaux qui délimitent la partie nouée du tapis.
Les tisseuses de Rabat les appellent takhtita ou laalam. Les duites qui
tissent les chefs sont généralement en laine, l'entrecroisement des fils de
chaîne et des fils de trame se fait selon la technique de l’armure toile.
Le tissage des chefs est très serré, et certains tapis de Rabat possèdent
des chefs tissés avec le tassement de deux duites à la fois. Le tissage du
chef inférieur commence par le montage d'une tresse simple ou double ;
le tissage du chef supérieur se termine avec le même effet de tressage.

Chef supérieur Chef inférieur

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Les franges
Ce sont les extrémités de fils de chaîne pendantes et non tissées. Dans les
tapis de Rabat, les franges sont nouées juste après les tresses qui délimitent
les chefs ou bien tressées ; dans ce dernier cas, les tresses sont solidement
bouclées à leurs extrémités. La longueur des franges varie entre dix et quinze
centimètres.

Les franges

Finition
Une fois que le tapis est achevé et tombe du métier à tisser, les tisseuses
l'emportent chez un artisan spécialisé dans le fauchage des tapis, appelé Al
Maqqasse. Au moyen de larges ciseaux, cet artisan coupe et égalise la hauteur
des nœuds, pour niveler la moquette des tapis. Les motifs apparaissent plus
nets et les couleurs sont ravivées.

7. Le décor du tapis de Rabat (à venir)

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