Vous êtes sur la page 1sur 24

Hubert Freddy Ndong Mbeng

LES MATITIS
Mes pauvres univers
en contre-plaqué,
en planche et en tôle...

Éditions Sépia
Ouvrage publié avec l'aide du
Ministère français de la Coopération et du Développement
et la participation du
Centre Culturel Français de Libreville.

ISBN 2-907888-17-X
© Editions SÉPIA, 1992
A mes années dans les matitis
et à Madeleine Meyangue,
qu'elle puisse y trouver
une pensée assez particulière.
Car, c' est seule sa beauté bien que lointaine
qui a su très bien m'encourager.
Note de l'éditeur

On a respecté, dans le présent ouvrage, des particu-


larités de syntaxe et de vocabulaire qui relèvent soit de
l'invention de l'auteur soit du français populaire parlé
à Libreville.
Introduction

Depuis son ascension économique d'il y a jadis, le


Gabon, ce petit pays d'Afrique centrale attire encore
et encore de nombreux Béninois, Burkinabés, Came-
rounais, Congolais, Ghanéens, Maliens, Nigérians,
Sâo-toméens, Sénégalais et d'autres encore. Et tous
ces nombreux «frères» viennent donc dans le pays
chercher richesse parce que celui-ci réussit encore à
préserver son appellation de «petit Eldorado».
Richesse et liberté, toutes sortes de libertés il faut dire.
Justement, parmi ce lot d'immigrés qui, il faut aussi le
croire, déferlent au Gabon par vagues successives, la
peine vaut de ne pas citer les Équato-guinéens. Ceux-
là même qui n'ont pas pu trouver mieux que de pré-
tendre que leur pays, la Guinée équatoriale, est la
dixième province du Gabon. Et lorsqu'on sait que le
pays n'en compte, officiellement, que neuf, alors, on
leur murmure familièrement l'appellation de «G.
10»...
Ce qui fait que Libreville, sa capitale, devient le
rendez-vous tout à fait priviligié non seulement de
toutes ces populations mais aussi et surtout, tout de
même, des populations qu'apporte l'exode des provin-
ces. Qui, également, se fait par vagues successives.
Plus que jamais, Libreville, la capitale gabonaise,
mérite d'être appelée une ville moderne, splendide,
superbe et même peut-être à la limite, paradisiaque. Et
c'est bien sûr ce qui se dégage lorsqu'on voit apparaî-
tre, les hôtels de la ville : le Gamba, l'Okoumé Palace
Intercontinental... et le tout quatre étoiles Méridien
Ré-Ndama ; l'éternellement neuf gratte-ciel baptisé «2
Décembre» ; le centre ville avec ses boutiques, ses
immeubles parfois entièrement en marbre, ses sièges
sociaux de société ; le super-marché Mbolo avec ses
galeries ; les Hauts, Bas et Pont de Gué-gué, les zones
où se concurrencent en plein air les palais et châteaux
des nababs gabonais ; Batterie IV, le quartier le plus
noble de toute la ville ; ces cités aux villas et résiden-
ces à l'architecture trop moderne : la merveille futu-
riste Bâ Oumar, Damas, la née «12 Mars» mais deve-
nue par on ne sait trop quelle magie «la Cité de la
Démocratie»... Ces ravissants immeubles aux appar-
tements somptueux qui se propagent maintenant dans
toute la ville : les Arcades, les Frangipaniers, les futu-
ristes Résidences de l'Océan, la Résidence de la
Plage, les Terrasses de l'Estuaire et beaucoup d'autres
encore ; ces innombrables villas-résidences, palais et
châteaux qui se dispersent dans toute la ville de der-
rière le camp de Gaulle à Owendo, en passant par le
P.K. 8 quelque part à Nzeng-Ayong et bien sûr la cou-
che de ces belles demeures qui couvrent tout le long
du bord de mer.
Libreville, mérite d'être appelée une ville
moderne, splendide, superbe et peut-être à la limite,
paradisiaque. Et même encore, si on va prendre place
sur une des nombreuses billes d'okoumé qui chôment
tout le long de sa plage. Lorsqu'il fera vers 18 h 30,
on finira, sans aucun doute possible, par dire comme
l'avait chanté le gabonais Makaya Madingo que
Libreville au coucher du soleil est comme Miami, la
très belle américaine.
Libreville mérite d'être appelée ville moderne,
splendide, superbe et peut-être à la limite paradisia-
que. Mais, malheureusement, et très rapidement
d'ailleurs, en regardant la réalité telle qu'elle s'impose
tous les jours dans la capitale gabonaise, on finira par
se rendre compte que ce jugement n'est que partiel.
Parce que Libreville, comme peut-être toutes les
autres capitales ou encore comme peut-être toutes les
autres villes, présente finalement deux visages, deux
paysages. Libreville, la capitale gabonaise, mérite
d'être appelée ville moderne, splendide, superbe et
peut-être à la limite, paradisiaque, n'est qu'un très
beau folklore qui commence dans les élégants édifices
publics, continue dans les beaux lieux et vient s'arrê-
ter seulement dans les beaux quartiers. Parce que si on
va plus loin, on risquera d'atteindre ceux qu'on
appelle communément dans la capitale gabonaise : les
matitis. Où Libreville n'est plus moderne, superbe,
splendide et encore moins, paradisiaque.
Les matitis, des villages en ville, des grands villa-
ges en ville de Libreville qui n'ont jamais de place
lorsqu'il s'agit de dresser les éminents portraits de la
capitale gabonaise. Les matitis qui se cachent derrière
l'image d'une ville moderne, splendide, superbe et
même à la limite, paradisiaque.On va parler, des mati-
tis et rien que des univers en contre-plaqué, en plan-
che et en tôle de Libreville.
I

Les matitis de Libreville

Là-bas, de l'autre côté des matitis, on trouve élé-


gants édifices publics, beaux lieux et beaux quartiers.
Dans les beaux quartiers, par exemple, si on s'y arrête
et qu'on demande à la première personne rencontrée :
Qu'est-ce qu'un matiti ? et, où sont les matitis ? Tout
de suite, cette personne ne parviendra nullement à
répondre. Mais au reste, cela aurait été une parfaite
occasion de pouvoir découvrir qu'à Libreville, la capi-
tale gabonaise, l'ignorance totale et la non-fréquenta-
tion des matitis représentent à part entière des luxes,
des signes de grandeur. Ceci non seulement pour ceux
qui n'y vivent pas, mais aussi pour les gens des matitis
qui se veulent des princes, qu'ils ne sont pas, au même
titre que les gens des beaux-quartiers. A certains gens
des beaux-quartiers qui sont nés, et ont grandi dans les
matitis avant de réussir à trouver une faille dans un
des beaux-quartiers de Libreville. Eux aussi, ils ne
réussiront pas ou ne voudront pas répondre aux ques-
tions : Qu'est-ce qu'un matiti ? Et où sont les matitis ?
Qu'est-ce qu'un matiti ? D'habitude on fait des
matitis des quartiers populaires. Mais lorsqu'on se
veut juste on dira que les matitis sont des quartiers
pauvres, des bas quartiers et de temps à autre on se
risquera à les appeler des «sous-quartiers».
Où sont les matitis ? Mais il serait mieux de dire :
comment découvrir un matiti à Libreville ? On
s'arrête dans une rue populaire, on passe derrière les
toutes premières maisons qui y sont en bordure. Car
elles présentent dans la plupart des cas une apparence
quelque peu soignée et qui risque de faire croire qu'on
est dans une imitation de beaux quartierx. Les toutes
première maisons qui sont en bordure de la rue ayant
été abandonnées et voilà le matiti qui, à mesure qu'on
s'enfonce justement derrière ces maisons qui sont en
bordure de la rue, apparaît dans son éternel costume :
une végétation de maisons qui poussent n'importe
comment et n'importe où. Une végétation de maisons.
C'est vrai que depuis un certain temps, les gens des
matitis ont pris l'habitude de vouloir construire des
maisons telles qu'ils en voient dans les beaux quar-
tiers, même s'ils y parviennent rarement. Et puis une
maison dans les matitis comme on en voit dans les
beaux quartiers n'est rien d'autre qu'une métamor-
phose à long terme d'un ancien style de maisons qui
sont tout à fait propres aux matitis. Des styles de mai-
sons propres aux matitis, des maisons en contre-pla-
qué, en planche et en tôle, qui cachent aussi des murs
intérieurs en carton. Un matiti est une végétation de
maisons en contre-plaqué, en planche et en tôle. Mais
il convient tout de même de marquer que lorsqu'on
parle de contre-plaqué, de planche et de tôle dans les
matitis, il faut surtout voir ceux qui ont déjà suffisam-
ment supporté les saisons de pluies et tous leurs capri-
ces, qui ont déjà été suffisamment maltraités par des
fourmis, des rats et les autres petites bêtes qui dévo-
rent le bois, et qui donnent finalement l'impression
qu'ils risquent de céder au tout prochain orage. Ou
encore, avec ce soleil qui les bronze à longueur des
jours et qui finit donc par les rendre bien sensibles au
feu à tel point que lorsqu'une maison en contre-plaqué
s'enflammera, c'est finalement tout le matiti qui va se
retrouver dans les cendres. En clair, il faut sans plus
de doute dire que les matitis sont des végétations de
maisons en vieux contre-plaqué, en vieilles planches
et en vieilles tôles. Ce sont des végétations de bico-
ques, de gourbis et de taudis qui se cachent derrière
des maisons aux apparences quelque peu soignées qui
se trouvent en bordure des rues populaires.
On s'arrête dans une rue populaire, on passe der-
rière les maisons qui y sont en bordure et voilà le
matiti, dans son éternel costume, qui apparaît à
mesure qu'on s'y enfonce. Un matiti apparaît, tous les
matitis apparaissent : Alibadeng, Atsibe-Ntsot, Boul-
bes, Belle-vue, Camp de Boy alias CDB, Cocotiers.
Derrière l'École Normale, Derrière l'État major de la
Marine Nationale, Gare Routière, Kinguele, les
«États-Unis» d'Akebe, Likouala-Moussaka, Nkembo,
Nzeng-Ayong, P.K. 5, 6, 7, etc., Plaine Orety, Plaine
Niger, Rio, Sotega, Venez voir et en fait beaucoup
d'autres encore.
Certains matitis essayent de rimer avec une appar-
tenance ethnique quelconque. C'est ainsi qu'un matiti
comme celui de Derrière la Prison rimerait avec l'eth-
nie fang. Celui de Plaine Orety avec l'ethnie myéné.
Celui du P.K. 5 avec l'ethnie punu et tout ce qui peut
rôder autour comme minorités ethniques à l'exemple
des ethnies bakota, eshira, massango et d'autres
encore. Mais très vite on finit par constater que tous
les matitis de Libreville n'ont à aucun moment une
ethnie qui leur est propre. Dans chaque matiti on
retrouve toujours des originaires de divers groupes
ethniques, même si la bonne cohabitation entre eux
n'est pas toujours évidente. Préférant plutôt se heurter
à de véritables antagonismes ethniques. En même
temps qu'on retrouve diverses ethnies dans un même
matiti, on les retrouve aussi, les «frères» qui ont tra-
versé forêt et savane pour venir «chercher la vie» à
Libreville. Et là encore, et une fois de plus lorsqu'on
associe matiti et immigrés qui déferlent à Libreville,
on risque de marquer la particularité des «très très frè-
res» équato-guinéens qu'on appelle tout courtement
«les équatos». Parce que ceux-ci n'ont pas tardé à
faire d'un matiti entier de Libreville leur matiti de pré-
dilection, leur matiti privé, à tel point que ce matiti,
Atsibe-Ntsot, bien sûr, mérite sans aucun doute qu'on
parle de lui.
De son ancien nom, Avea, le matiti est devenu
Atsibe-Ntsot, nom donné par les «Équatos» au fur et à
mesure qu'il devenait leur propriété privée, leur rési-
dence privée. Atsibe-Ntsot, qui signifierait en dialecte
fang «piétiner la chaussure». Piétiner la chaussure
d'un «equato» en plein Atsibe-Ntsot, voilà exactement
la chose qui ne se fait jamais dans ce matiti. La
preuve, ceux qui ont eu la pure maladresse de le faire
un jour n'ont pas toujours vu ce qui leur était arrivé.
Et, c'est peut-être une façon de rimer «équato» ou
«man équato» avec «élément très dangereux». Juste-
ment, ce jour-là en plein matiti d'Atsibé-Ntsot, une
jeune femme qui venait d'y atterrir se mit à demander
qui est beaucoup plus naturel aux gens des matitis, les
univers en contre-plaqué, en planche et en tôle de
Libreville, reprend sa place, c'est-à-dire elle, la galère
des matitis, celle qui est dure, pure, impitoyable et
petit à petit irréversible. Une galère qui se partage
bien sûr à des parts différentes. Une galère qui se lit
quotidiennement sur le visage des gens des matitis.
Des jours et des jours se lèvent dans les matitis, les
univers en contre-plaqué, en planche et en tôle de
Libreville. Des nuits et des nuits y tombent. Jusqu'au
jour où celui-là se lève, le jour où les comptables sur
les bouts des doigts travailleurs des matitis, exploités,
vont toucher leur minable salaire. Mais qui fait d'eux,
salariés, petits salariés des matitis, des princes, des
rois, des dieux, chez eux dans les mapan's. Car, cou-
ronnés de ces minables salaires, ils emportent les
matitis, des endroits où la vie est particulièrement très
dure, une vie de véritable galère, dans le train de la
joie, la gaité, le bonheur. Malheureusement, un train
qui dès le lendemain matin et à l'aube tombera en
panne, car le bonheur dans les matitis, les univers en
contre-plaqué, en planche et en tôle de Libreville, est
un bonheur d'un jour et d'une nuit seulement. Un train
du bonheur d'un jour et d'une nuit conduit par les tra-
vailleurs exploités qui devra attendre une autre fin du
mois pour pouvoir redémarrer. Ainsi elle va la vie
dans les matitis, les univers en contre-plaqué, en plan-
che et en tôle de Libreville. Un mois de dure vie de
galère pour un seul jour et une seule nuit de bonheur.
X

C r i et pleur de matiti

Les matitis, les univers en contre-plaqué, en plan-


che et en tôle de Libreville. Ce sont eux le bas social
et là-bas, de l'autre côté des matitis, les beaux quar-
tiers, ce sont eux le haut social, le sommet social. Une
façon peut-être particulière de vouloir montrer que
c'est tout droit sur les tracés des inégalités sociales de
depuis et de depuis encore que s'inscrivent les matitis.
Une façon de vouloir faire comprendre qu'un matiti
est exactement ce qu'il faut pour mettre en relief les
importantes et profondes inégalités sociales que com-
porte la société gabonaise. Des inégalités sociales sans
aucun doute très maladroites, parce que la société
gabonaise, surtout elle, aurait pu les éviter. Elle aurait
pu éviter d'avoir en même temps des bicoques du
style «vieilles planches en bas, vieilles tôles rouillées
en haut et sur lesquelles sont posés des gros cailloux
afin que le vent ne les emportent pas» et des villas,
résidences, palais, châteaux et immeubles aux apparte-
ments somptueux, parfois entièrement en marbre, par-
fois aussi complètement inhabités parce que les pro-
priétaires ont si vite fait des «pays des Blancs» chez
eux. La société gabonaise aurait pu éviter des inégali-
tés sociales de cette envergure.
Aussi, avant de conclure très rapidement que les
matitis, les univers en contre-plaqué, en planche et en
tôle de Libreville font l'affaire des inégalités sociales
de depuis et de depuis, eux, gens des matitis, ils ont
sans aucun doute leur mot à dire. C'est ainsi que
lorsqu'on décide de prendre la très rare habitude, de
sillonner les matitis alors qu'on n'y vit même pas. Ce
jour-là viendra certainement, le jour où on trouvera les
gens des matitis les plus peureux cachés derrière leur
maison et les plus volcaniques en plein cours. Et tous
en train de crier et de pleurer «c'est le tribalisme qui
m'a brûlé, c'est le tribalisme qui nous a brûlés».
Justement, ce cri et ce pleur est le résultat, dans les
matitis, de quelque chose ou encore d'une histoire qui
se raconte instantanément et quotidiennement dans les
matitis. Quelque chose ou encore une histoire qu'on
aurait pu appeler, bien heureusement dans le passé, le
fabuleux destin de certains originaires, si ce n'est tous,
de deux ou trois ethnies du pays.
Le Gabon, comme l'est aussi tous les autres pays
africains, regorge d'une multitude ethnique. Mais
finalement, cette époque-là vint où deux ou trois seu-
lement finirent par prendre les devants. Devenant des
ethnies dont il fallait être originaire et tout de suite on
avait le monde entier dans sa paume - c'est bien sûr
ce qui se dit dans les matitis. Des ethnies aussi qui,
pendant très longtemps, étaient restées inconnues dans
le reste du pays. A tel point qu'étant encore dans leur
partie du pays, «un homme peau blanc» en exploration
dans les fins fonds du Gabon les prit pour des Pyg-
mées. Quelque chose ou une histoire qu'on aurait pu
appeler et bien heureusement dans le temps, le fabu-
leux destin de certains originaires, si ce n'est de tous,
des deux ou trois ethnies du pays presque minoritaires.
Libreville, la capitale, se souvient par exemple de ce
jour-là où, à l'aube, la plupart d'entre eux qui étaient
encore dans leur partie du pays, y firent un débarque-
ment triomphant. Venant rejoindre les autres qui y
étaient déjà. Ensemble, ces originaires de ces deux ou
trois ethnies commencèrent à montrer aux originaires
des autres ethnies qui y étaient aussi, que eux, ils
avaient un fabuleux destin. Aussi des miracles com-
mencèrent à s'opérer. Pour ces originaires de ces deux
ou trois ethnies et exceptionnellement pour eux, ce
qu'ils avaient d'abord en première position ou encore
mieux qui leur était distribué en première position et
gratuitement, c'était des postes budgétaires qui respi-
raient à grand coup de poumons chaque fin de mois,
c'est ce qu'on dit dans les matitis. Poste ou des postes
budgétaires ayant été obtenus par chacun d'entre eux,
il leur était demandé s'ils voulaient travailler. Pour la
plupart, pas toujours. Peut-être par une certaine justice
qu'ils se rendaient à eux-mêmes, car on leur deman-
dait d'aller répondre à de très hauts postes à responsa-
bilités auxquels ils n'avaient jamais été préparés pour
les exercer. Maintenant à ceux qui voulaient travailler,
ceux qui voulaient faire l'aventure d'occuper un des
hauts postes à responsabilités qu'on leur proposait
d'occuper, il ne leur était exigé aucun diplôme justi-
fiant leur aptitude. A jamais il n'avait été important
pour eux de présenter un petit diplôme, lorsque celui-
ci n'avait pas été purement et simplement acheté, pour
travailler. A jamais il n'avait été question pour eux
d'avoir fait des courtes ou longues études, d'avoir des
connaissances plus ou moins dans des domaines bien
précis, d'avoir appris un petit métier ou une grande
formation quelconque. Car le plus important était que
l'un d'eux qui éprouve le simple désir de s'enrichir
encore plus et non un besoin réel de vouloir travailler.
Travail pas cherché mais travail voulu et travail
trouvé, ils occupaient tout de suite une fonction, se
classait toujours dans les plus hautes parce que
c'étaient eux, ces originaires de deux ou trois des
innombrables ethnies du pays, au fabuleux destin. Ils
trouvaient une haute fonction, les cumulaient et les
changeaient pratiquement à volonté, bien sûr parce
que fabuleux destin oblige. Ainsi, on les avaient vus
en même temps ministre, général, député, conseiller
du président de la République, président du conseil
d'administration d'une importante société nationale
qui fera bientôt un fiasco, et d'autres petites minuscu-
les fonctions. Le tout par un simple décret national
venu de la plus haute instance. Des postes budgétaires
obtenus gratuitement, une fonction, une haute fonc-
tion, des hautes fonctions et donc très bientôt ils com-
mencèrent à amasser de très grandes fortunes qui trou-
vèrent refuge dans les «pays des Blancs de loin, loin,
loin, loin là-bas». Des fortunes, des grandes fortunes
amassées pratiquement en étant des nobles partisans
du moindre effort, et qui ne tardèrent pas à les rendre
tous mégalomanes, de très grands mégalomanes, hom-
mes, femmes et enfants tous âges confondus. Ces ori-
ginaires de ces deux ou trois ethnies devinrent donc de
très grands mégalomanes, bien sûr, parce que le fabu-
leux destin oblige. Ce même fabuleux destin qui, très
vite, a fait que les originaires des autres ethnies puis-
sent aller jusqu'à maudire, à nier, à refuser complète-
ment les leurs... De très grands mégalomanes qui ado-
rent des grandes demeures entièrement en marbre ou
sous forme de palais de glace. Des résidences, palais,
châteaux avec de l'or et du diamant en valeur pure qui
s'y trouvent dans tous les coins. Et des hautes demeu-
res qui se construisent en des temps records. Une rési-
dence en béton a si vite vu sa construction se terminer
en quelques mois seulement, et lorsque celle-ci se pro-
longe en une année ou deux, ceci est tout simplement
le résultat d'une volonté pure. Des demeures, des hau-
tes demeures qui se construisent sur des terrains aupa-
ravant très douteux. Une zone marécageuse ou encore
de sable mouvant est si vite devenue le plus grand
quartier riche : une zone de châteaux en plein air. Des
hautes demeures qui sont pratiquement inhabitées
parce que les propriétaires et toute leur famille se sen-
tent, maintenant, beaucoup plus chez eux dans les
«pays des Blancs loin, loin, loin, loin là-bas» ou
depuis ils se sont appropriés des châteaux construits à
l'époque Louis XV, où depuis ils se sont même appro-
priés des avenues entières et des hôtels à plusieurs
étoiles, c'est bien sûr ce qu'on dit dans les matitis. De
très grands mégalomanes qui ne roulent que dans des
belles, grosses et coûteuses voitures qu'ils achètent
directement dans les maisons de leurs constructeurs.
Arrivés à Libreville, ils roulent à bord de celles-ci à
des vitesses dépassant les coureurs de Formule 1, dans
les rues de la ville, à tel point qu'un homme de matiti,
en train de faire le long et pénible périple à la recher-
che d'un petit job est si vite ramassé et le meurtre bien
sûr si vite dissimulé aussi. De très grands mégaloma-
nes qui adorent les femmes, les belles femmes qu'ils
vont jusqu'à faire venir spécialement pour eux des
pays étrangers, ainsi que toute leur famille, c'est bien
sûr ce qu'on dit dans les matitis. Des belles femmes
qu'ils ont jusqu'à dépasser la dizaine. Et qu'ils logent
dans des somptueux appartement des immeubles
encore frais de la ville. De très grands mégalomanes
qui prennent leurs enfants, tous leurs enfants, même
les illégitimes et les envoient dans les «pays des
Blancs loin, loin, loin et loin là-bas» où certains
d'entre eux n'ont plus envie de revenir «au pays» et il
paraît même qu'ils ont déjà changé de nationalité. De
très grands mégalomanes qui ont droit à toute facilité,
à tous les privilèges et bien sûr à toutes les couver-
tures. Un scandale, entre autres, financier dont l'un
d'eux est le maladroit auteur est si vite enterré.
Voilà donc comment s'était opéré le miracle de ces
originaires de ces deux ou trois ethnies du pays. De
simples villageois, de simples citoyens au même
niveau que les autres, au très grand mégalomane avec
véritablement beaucoup de fastes, car c'est cela leur
fabuleux destin. Un fabuleux destin que les originaires
des autres ethnies n'ont pas eu à tel point, il faut peut-
être le redire, que certains se sont mis à maudire, à
nier, à refuser complètement les leurs.
Mais très rapidement ce fameux fabuleux destin de
ces originaires de ces deux ou trois ethnies peut facile-
ment être symbolisé par un doigt, un doigt qui réussit
à laver toute une figure.
En effet, dans un petit village enfoui dans la
grande forêt équatoriale qui couvre le nord du Gabon,
appelé EWOR-MEKOK un matin, le vieux Mintsa Mi
Owono assis au corps de garde en train d'activer un
feu pour allumer sa pipe et mettre aussi de la chaleur
dans le corps de garde. Soudain, il fit appel à tous ses
nombreux enfants et petits enfants. Là dans le corps le
garde où il avait déjà allumé sa pipe. Alors tous ses
enfants et petits enfants réunis autour de lui ce matin
là, il leur dit que «un seul doigt ne lave pas la figure».
Un seul doigt ne lave pas la figure, une façon très sage
pour un ancêtre de communiquer à toute sa descen-
dance que s'ils veulent œuvrer pour que leur famille,
leur grande famille, leur grand village aille en avant.
Ceci ne saurait être l'objet d'un seul fils de la famille.
Mais que tous doivent s'unir que chacun doit fournir
un juste effort. Qu'un seul doigt ne saurait laver toute
une figure.
Pourtant, et bizarrement d'ailleurs, ce doigt qui
symbolise à part entière le fabuleux destin, réussit lui
à le faire. A laver toute une figure, à faire sortir toute
sa grande famille, tout son village du noir dans lequel
elle était plongée depuis l'aube des temps. Et à lui
offir un fabuleux destin. Le fabuleux destin de ces ori-
ginaires de ces deux ou trois ethnies.
Il est aussi peut-être temps de pouvoir comprendre
que ce doigt qui réussit à laver toute une figure, vio-
lant ainsi ce proverbe qu'un ancêtre laisse pourtant à
toute sa descendance quelque part dans un village
dans le nord du pays. Il est temps de pouvoir com-
prendre que ce doigt n'est pas du tout comme les
autres, qu'il est vraiment exceptionnel.
Exceptionnel parce que ce jour là vint, en mettant
en marche un vieux poste radio, en mettant en marche
un vieux poste téléviseur. On entendit et on vit des
gens chanter, crier à haute voix et dans les hauts
milieux que «ils se partagent le pouvoir et le butin
national en famille, ce sont des tribus, des clans et des
tyrans...» (1). Le doigt a réussi à laver toute la figure,
il a réussi à doter à sa grande famille, à tout son
village d'un fabuleux destin, il est exceptionnel, car
autour de lui il y a - ou il y avait - le pouvoir et le
butin national. A ces originaires de ces deux ou trois
ethnies, ce fabuleux destin est juste le fait qu'ils aient
eu une part du pouvoir, une grande part du butin natio-
nal. Certainement parce que ce jour-là, un homme de
matiti dit que si un jour il lui arrivait de trouver du tra-
vail, il n'oubliera pas toute sa famille, tout son village.
Si un jour il arrive à un homme de matiti de prendre le
pouvoir il risque aussi de partager celui-ci ainsi que
tout le butin national avec sa famille, sa grande
famille avec tout son village.
«Ce sont des clans» disent aussi ces gens qui chan-
tent à haute voix à la radio et à la télévision. Une
façon de comprendre qu'il n'y avait pas seulement ces
originaires de ces deux ou trois ethnies qui eurent le
fabuleux destin. Mais certains aussi venus des autres
ethnies et même de l'extérieur du pays ont également
profité de ce fabuleux destin, car très vite et on ne sait
d'ailleurs par quelle magie, ils sont devenus les amis,
les grands amis du doigt...
Lorsqu'on prend la très rare habitude de sillonner
les matitis, les univers en contre-plaqué, en planche, et
en tôle de Libreville, quand bien même on n'y vit pas
du tout. Ce jour là viendra certainement, le jour où
l'on y trouvera des gens, les plus peureux cachés der-
rière les maisons et les plus volcaniques en plein
cours. Et tout en criant et en pleurant «c'est le triba-
lisme qui m'a brûlé, c'est le tribalisme qui nous a brû-

(1) Texte d'une chanson d'un groupe rap de Libreville


lés». Les gens des matitis crient et pleurent ainsi parce
qu'ils savent que le pouvoir et le butin national se sont
fait partager entre les gens d'une même famille, d'un
même village, d'un même clan. Ils savent que s'ils
étaient de la famille du village du «doigt» eux aussi ils
auraient pu devenir des grands mégalomanes qui
vivent dans des hautes demeures, qui roulent dans des
belles grosses et coûteuses voitures, qui adorent les
belles femmes qui envoient leurs enfants dans les
«pays des Blancs». Les gens des matitis crient et pleu-
rent ainsi parce que ce sont eux les «makayas» et là-
bas de l'autre côté des matitis, ce sont les «mama-
dous».
Les «mamadous et les makayas» un vieux conte
librevillois avec les premiers qui sont les riches et les
deuxièmes bien évidemment les pauvres. D'habitude
l'on attribue le nom de «riche» à une personne à qui il
a fallu qu'elle œuvre très durement pour gagner ses
richesses. Mais le mamadou, du vieux conte libre-
villois n'a jamais exercé quoi que ce soit avant de
devenir riche, si ce n'est être parmi ces gens qui ont
eu le fabuleux destin. Et bien sûr le pauvre makaya est
un homme de matiti, des univers en contre-plaqué, en
planche et en tôle de Libreville, là où vivent les gens
qui n'ont rien eu du fabuleux destin, les gens qui vien-
nent du reste des ethnies du pays à part les deux ou
trois qui sont vivement concernées par ce fabuleux
destin.
«C'est le tribalisme qui nous a brûlés» c'est cela le
mot des gens des matitis avant de conclure que ceux-
ci s'inscrivent tout droit sur les traces des inégalités
sociales de depuis et de depuis encore qui règnent
maladroitement dans la société gabonaise. Car là à
Libreville, on sait très bien qui est riche et qui est pau-
vre, qui est «mamadou» et qui est «makaya», qui joue
les mégalomanes dans les beaux quartiers et qui est
contraint à la galère des matitis. Les univers en contre-
plaqué, en planche et en tôle de Libreville. Une galère
qui y est dure, pure, impitoyable et petit à petit irré-
versible. Une galère qui ne pardonne à personne, que
l'on soit noir, hybride ou blanc.
«C'est le tribalisme qui nous a brûlés» un cri et un
pleur des Gabonais des matitis bien sûr. Mais les
étrangers frères qui y vivent savent aussi très bien par-
ler de cette «brûlure».
Conclusion

Il faut absolument croire que la majorité des Libre-


villois, qu'ils soient immigrés venus «chercher la vie»
au Gabon ou Gabonais, ont leur place dans une vieille
maison en planche quelque part dans un des innom-
brables matitis, les univers en contre-plaqué, en plan-
che et en tôle de Libreville. La majorité des Libre-
villois dans les matitis, même si ceux-ci n'apparaîtront
à chaque fois que la capitale gabonaise se voudra
moderne, splendide, superbe et à la limite paradisia-
que.
L'on sait et très bien même d'ailleurs ce que les
matitis, les univers en contre-plaqué, en planche et en
tôle de Libreville, ont fait de tous les gens qui y res-
tent. L'on sait très bien le genre de vie que les gens
mènent dans les matitis. L'on sait aussi qui, en réalité,
vit dans les matitis et qui, en réalité, vit là-bas de
l'autre côté des matitis, c'est-à-dire qui, dans la capi-
tale gabonaise, est riche et qui est pauvre.
Aussi, les pauvres, c'est-à-dire les gens des matitis
savent très bien que le riche d'aujourd'hui est l'une
des personnes à qui on a doté un fabuleux destin. Mais

Vous aimerez peut-être aussi