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CENT ANS DE NÉOPLATONISME EN FRANCE

UNE BRÈVE HISTOIRE PHILOSOPHIQUE

PAR
Wayne Hankey

Traduit de l anglais
Par
Martin Achard et Jean-Marc Narbonne

REMERCIEMENTS

Le présent essai trouve son origine dans le désir qui fut le mien, il y
quelque vingt-cinq ans, de comprendre pourquoi la « philosophie aristotélico-
thomiste » avait progressivement cédé le pas, au sein de l Église catholique, à
une forme platonicienne de philosophie, de théologie et de spiritualité à
l intérieur de laquelle l “quinate pouvait être replacé. J ai été assisté, tout au
long de cette lente gestation, par nombre de personnes entre-temps disparues
pour une récompense, on peut l espérer, bien meilleure que celle dont mes
paroles peuvent les gratifier. Leur mémoire est empreinte pour moi de joie et de
gratitude.

Parmi ceux qui restent, le Père Louis Bataillon, o. p., doit être remercié le
premier, qui m orienta avec bonheur vers le Père Henry-Dominique Saffrey,o.p.,
sans lequel je n aurais rien pu accomplir correctement et dont la générosité a
toujours répondu à toutes mes demandes d aide. Le Père Ghislain Lafont,o.s.b.,
de concert avec mon Doktorvater de Oxford, le Révérend Professeur Ian
Macquarrie, m ont sensibilisé les premiers au lien existant entre le retour du
néoplatonisme et la pensée de Heidegger. Trois personnes, de mes jours de jadis
à Oxford, et plus récemment une personne, à Cambridge, m ont prodigué de
nombreux encouragements dans la poursuite de mes recherches : le Père
Anthony Meredith,s.j., le Révérend Professeur Sir Henry Chadwick, le Père
Andrew Louth, et Douglas Hedley.

Paris a été l heureux site de la plupart de mes travaux sur le projet qu on


va lire, où les sine qua non ont été l hospitalité sans faille, l amitié et la science de

1
”runo Neveu. Le savoir et l amitié d Olivier ”oulnois, de Vincent Carraud, Jean-
Louis Dumas, Philippe Hoffmann, Alain De Libera, Marc Fumaroli, Christian
Trottmann, Rudi Imbach, Zbigniew Janowski, et du chanoine Édouard Jeauneau,
m ont été offerts avec une abondance qui est digne d être mentionnée. Des
remerciements spéciaux sont dus à Jean-Luc Marion dont l appui généreux ne
s est jamais démenti, à travers même parfois des désaccords : sa charité
intellectuelle est demeurée surabondante. Les bibliothécaires de l ancienne
”ibliothèque nationale, des Études augustiniennes, du Saulchoir, de l Institut
catholique de Paris ont allié expertise et patience et compensé ainsi pour les
déficiences de mes méthodes de recherche.

Salvatore Lilla, Cristina d “ncona-Costa, Giovanni Catapano et Père


Robert Dodaro, o.s.a., ont maintenu l Italie comme une cornucopia pour mon
travail. Au sein des universités américaines, Lewis Ayers à Emory, les
Révérends Pères professeurs Denis Bradley et Paul Rorem à Georgetown et
Princeton respectivement, John Inglis à Dayton, et Eileen Sweeney à Boston
College m ont fourni des occasions d échanges profitables, même lorsqu ils
devenaient parfois brûlants.

Christopher Elson, Ian Stewart, Eli Diamond et Stephen Blackwood ont


fait d Halifax un lieu accueillant pour ceux dont le lien avec la vie intellectuelle
française est une nécessité. Ils se joindraient volontiers à moi pour remercier
cordialement Louis-André Dorion, Georges Leroux, et Jean-Marc Narbonne pour
leur générosité et leur accueil constant, grâce auxquels le Québec est devenu
pour nous un nouveau chez-soi. Je ne puis imaginer un meilleur collaborateur
que Jean-Marc je lui dois ainsi qu à Martin “chard non seulement la traduction
de cet essai, mais l impulsion pour le compléter et le rendre plus clair que je ne
l aurais fait moi-même. Je demeure évidemment le seul responsable des carences
qu il pourrait encore receler.

2
INTRODUCTION

3
Le retour du néoplatonisme dans la philosophie, la théologie et la vie
spirituelle françaises du XXe siècle demeure largement méconnu, en dépit de sa
forte présence et de son importance, dues au fait sans doute qu il s agit d un
mouvement philosophique qui recherche l union avec le ”ien, divin et simple,
Bien pour lequel aucun langage ni aucune pensée ne sont adéquats, mais qui
n en demeure pas moins une cause plus présente dans le monde que toute
causalité plus manifeste.

Dans ce mouvement, les philosophes et théologiens français ont bien


entendu subi l influence et établi des liens avec des penseurs extérieurs au
domaine français l on songe à Hegel, Schelling, E.R. Dodds, Heidegger et
W. Beierwaltes), mais certains traits caractéristiques de la vie intellectuelle et
religieuse française ont fait ici leur œuvre : nous n avons qu à penser aux efforts
de dépassement de la Modernité et de la métaphysique qui lui serait associée, ou
aux tentatives de renversement du néo-thomisme, qui s opposait lui-même à la
Modernité1. Une exception notable à cette omission généralisée du rôle joué par
le néoplatonisme dans la philosophie contemporaine est offerte par A.Ph.
Segonds dans le « Liminaire » d un ouvrage collectif célébrant l achèvement
d une nouvelle édition majeure, avec traduction et notes, de la Théologie
Platonicienne de Proclus, réalisée de concert par un savant français, H.D. Saffrey,
et un savant hollandais oeuvrant aux États-Unis, L.G. Westerink. Ce liminaire
présente une remarquable esquisse de l histoire de la transmission des écrits
néoplatoniciens, et met en relief les points d intérêt philosophique qui
préservèrent les auteurs néoplatoniciens d être relégués au rang de « simples
curiosités », dignes d être versées au « musée des horreurs de la pensée
humaine »2. Segonds note dans son exposé qu en France, à la différence de ce

1 Pour un examen antérieur des motifs à l œuvre dans le néoplatonisme français contemporain,
on consultera mes articles : « The Postmodern Retrieval of Neoplatonism in Jean-Luc Marion and
John Milbank and the Origins of Western Subjectivity in Augustine and Eriugena », Hermathena
165 (1998), p. 9-70, et plus spécialement p. 9-33 ; « Le Rôle du néoplatonisme dans les tentatives
postmodernes d échapper à l onto-théologie », in L. Langlois et J.-M. Narbonne (éds.), Actes du
XXVIIe Congrès de l’ “ssociation des Sociétés de Philosophie de Langue Française. La métaphysique: son
histoire, sa critique, ses enjeux, Paris/Québec, Vrin/Presses de l Université Laval, , p. -43 ; «
Neoplatonism and Contemporary Constructions and Deconstructions of Modern Subjectivity »,
in D.G. Peddle et N.G. Robertson (éds.), Philosophy and Freedom : The Legacy of James Doull,
Toronto, University of Toronto Press, 2003, p. 250-278 ; « Why Heidegger s History of
Metaphysics is Dead », American Catholic Philosophical Quarterly (sous presse).
2 A.Ph. Segonds, « Liminaire », in A.Ph. Segonds et C. Steel (éds.), Proclus et la Théologie

Platonicienne. Actes du Colloque International de Louvain (13- mai ) en l’honneur de H.D. Saffrey
et L.G. Westerink, Ancient and Medieval Philosophy, De Wulf-Mansion Centre Series I, XXVI
(Leuven and Paris: Leuven University Press and Les Belles Lettres, 2000), p. xi.

4
qu on observe en Allemagne, « la philologie a les plus grandes peines à se
constituer en discipline scientifique »3. Il demeure que la France a, au XXe siècle,
apporté une contribution sans pareille à l édition et à la traduction des œuvres
des néoplatoniciens, de même qu à la réactivation de leurs idées et de leur projet
spirituel. Concernant ce dernier point, Segonds écrit :
Il faut surtout relever l influence de H. ”ergson, qui, dans de célèbres
cours au Collège de France, révèle Plotin au public, et marque de son
empreinte pour longtemps l interprétation française de cet auteur, très
attachée à l idée d expérience personnelle4.

L une des figures de proue du retour au néoplatonisme, Pierre Hadot,


notant « l importance que le mouvement néoplatonicien revêt dans la formation
de la pensée moderne », cite pour sa part les noms de Hegel et Schelling, et
souligne le « rôle qu a joué Plotin dans la formation de la philosophie de
Bergson »5. Il convient assurément de mentionner aussi Hegel et Schelling, mais,
s agissant de la réactualisation du néoplatonisme au XXe siècle en France, il
convient de s attacher en premier lieu à Bergson. Comme nous le verrons en
effet, le courant de pensée qui s est développé en France au cours des cent
dernières années a deux caractéristiques majeures : il s oppose à une certaine
tradition métaphysique occidentale, tenue pour constitutive de la Modernité, et il
est aussi généralement anti-idéaliste, puisqu il cherche à lier le sensible et le
corporel immédiatement avec le Principe. Cette dernière caractéristique place
son entreprise de réactualisation en opposition avec celle qu avait connue le XIXe
siècle, et même plus largement avec le néoplatonisme antique et médiéval. La
figure de Hegel est centrale dans le renouveau d intérêt philosophique pour le
néoplatonisme au début du XIXe siècle, mais cet intérêt s est émoussé avec le
retour subséquent à Kant6. Le fait que Bergson soit en rapport de continuité et de
rupture avec les deux courants, c est-à-dire avec la tradition métaphysique et
l appropriation du platonisme par l idéalisme allemand, n est pas sans emporter
des conséquences. Sa philosophie est au fondement de plusieurs traits de l anti-
intellectualisme et du néoplatonisme anti-hégélien qui prévaudront dans le
néoplatonisme français du XXe siècle.

3 Ibid., p. xiii.
4 Ibid., p. xiv.
5 Pierre Hadot, « Introduction », in Le Néoplatonisme (Royaumont 9-13 juin 1969), Colloques

internationaux du Centre National de la Recherche Scientifique, Sciences humaines, Paris, CNRS,


1971, p. 2.
6 Voir Segonds, « Liminaire », p. xi.

5
HENRI BERGSON : LA FIN EST DANS LE COMMENCEMENT

Bergson (1859-1941) accorda plus d attention à Plotin qu à tout autre


philosophe antérieur. Se rappelant ses cours au Collège de France, Émile Bréhier
écrivait :
Plotin est un des très rares philosophes avec qui ”ergson s est senti une
affinité à travers les siècles ; et non sans réserve, il est vrai, il a toujours
affirmé cette sympathie. […] je ne parle pas seulement du don prestigieux
qu il avait d éclairer les textes les plus difficiles, mais surtout de l aisance
familière avec laquelle il y entrait, comme s il reconnaissait en Plotin un
autre lui-même7.
Comme le souligne toutefois Bréhier, cette sympathie n était pas
inconditionnelle. On constate en effet, dans les publications de Bergson et dans
les quelques comptes rendus que nous possédons de ses cours sur Plotin, une
appréciation foncièrement ambiguë, de même qu un remodelage des idées
plotiniennes, axé sur ses propres vues et intérêts8. Bergson trouva chez Plotin
non seulement un « schéma dynamique »9 qui recoupait sa propre
compréhension de la réalité, mais il y retrouva par ailleurs ce qui constituait
d après lui l erreur la plus profonde de la tradition métaphysique, c est-à-dire
l ignorance de la différence entre le caractère séquentiel de l intelligence et la
nature éminemment fluide de la réalité, qui induisait une représentation figée et
trompeuse de la vie et du mouvement.

Bergson estimait que la métaphysique de la plupart des anciens et des


modernes s était enlisée dans
les contradictions inhérentes au mouvement et au changement, tels que se
les représente notre intelligence. […] La métaphysique fut conduite à
chercher la réalité des choses au-dessus du temps, par-delà ce qui se meut
et ce qui change, en dehors, par conséquent, de ce que nos sens et notre

7 Émile Bréhier, « Images plotiniennes, images bergsoniennes », Les Études bergsoniennes, tome 2,
Paris, Presses Universitaires de France, 1968 (1949), p. 107-108 (réimprimé dans Émile Bréhier,
Études de philosophie antique, Paris, PUF, 1955).
8 On trouvera le compte rendu critique d un séminaire privé dans l article de Maurice de

Gandillac, « Le Plotin de Bergson », Études néoplatoniciennes, Neuchâtel, La Baconnière, 1973, p.


97-109 (réimprimé de Revue de Théologie et de Philosophie, 5 [1972]).
9 Rose-Marie Mossé-Bastide, Bergson et Plotin, Bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris,

PUF, 1959, p. 8 sur l ambiguïté de ”ergson vis-à-vis de Plotin, voir ibid., p. 2-9.

6
conscience perçoivent. Dès lors elle ne pouvait plus être qu un
arrangement plus ou moins artificiel de concepts, une construction
hypothétique. Elle prétendait dépasser l expérience ; elle ne faisait en
réalité que substituer à l expérience mouvante et pleine, susceptible d un
approfondissement croissant, grosse par là de révélations, un extrait fixé,
desséché, vidé, un système d idées générales abstraites, tirées de cette
même expérience ou plutôt de ses couches les plus superficielles10.
Cette erreur fondamentale grève également selon Bergson la philosophie de
Plotin. Il voit du reste en elle le parachèvement de la tradition intellectualiste
grecque, qui prend sa source chez Platon et Aristote. Il observe ainsi :
Toute cette philosophie qui commence à Platon, pour aboutir à Plotin, c est
le développement d un principe que nous formulerions ainsi : « Il y a plus
dans l immuable que dans le mouvant, et l on passe du stable à l instable
par une simple diminution ». Or, c est le contraire qui est la vérité11.
Nous ne serons donc pas surpris de voir Bergson critiquer l entreprise
plotinienne de conversion de l âme vers ce qui représente pour lui l universel
abstrait. Mais, au-delà, Bergson juge que l intellectualisme grec de Plotin
l empêcha d atteindre le véritable mysticisme. Selon lui, Plotin « alla jusqu à
l extase, un état où l âme se sent ou croit se sentir en présence de Dieu, étant
illuminée de sa lumière », mais
il ne franchit pas cette […] étape pour arriver au point où, la
contemplation venant s abîmer dans l action, la volonté humaine se
confond avec la volonté divine. [Or, cette première étape] n est pas celle
du mysticisme plein : « l action, dit-il, est un affaiblissement de la
contemplation [Ennéade III 8, 4] ». Par là il reste fidèle à l intellectualisme
grec […]12.
La démarche plotinienne d élévation vers l Intelligence et le principe qui la
transcende est donc restée prisonnière des rets de la métaphysique classique et
de son héritage. Qu est-ce que Bergson prisait alors chez Plotin ? En réalité, il
accordait une valeur non pas aux buts qu aurait poursuivis ce dernier, mais 1) à
une expérience mystique qu il n aurait pas su pousser jusqu à son achèvement, 2)
à l automouvement harmonieux et à la vie auto-explicative de l âme, que Plotin

10 H. Bergson, La Pensée et le mouvant, Essais et conférences, in Œuvres, Édition du centenaire, Paris,


PUF, 1970, p. 1259. Voir aussi les cours au Lycée Henri IV, Cours, Paris, PUF, 1995, III, p.213-218
et les cours au Collège de France, Mélanges, Paris, PUF, 1972, p.716-717.
11 Ibid., p. 1425, voir aussi p. 1374.

12 Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, in Œuvres, Édition du centenaire,

Paris, PUF, 1970, p. 1161-1163.

7
reprend du stoïcisme, et qui fondent sa hiérarchie spirituelle, et à l attention
qu il accorde à l expérience propre de l âme individuelle . En d autres termes,
13

Bergson renverse le plotinisme et le remet sur ses pieds : supprimant la


médiation de l Intelligence14, il lie immédiatement la base au sommet, à savoir la
vie ou le vital à un « Un » qui transcende l Un plotinien. L Intelligence n est pas
le domaine de la perfection dont la vie de l âme n offrirait qu une pâle copie :
c est plutôt l effort intellectuel qui participe de la vie psychique elle-même. Pour
Bergson, il existe un parallélisme entre l intellectuel et le vital : « La vie consiste
dans un passage graduel du moins réalisé au plus réalisé, de l intensif à
l extensif, d une implication réciproque des parties à leur juxtaposition. L effort
intellectuel est quelque chose de ce genre »15. Dans les conceptions plotiniennes
de l âme, de l Âme du monde, du logos et de la procession, Bergson décèle des
linéaments essentiels de sa propre compréhension du monde. Il accepte « l idée
platonicienne d une Âme du monde, expliquant par sa descente dans l univers
sensible l harmonie de l ensemble »16. Une telle conception de l âme s apparente à
celle d un logos auto-explicatif : « La création intellectuelle y est en effet présentée
comme la réalisation progressive d un dessein d ensemble, appelé schéma
dynamique »17. Le corollaire en est un parallélisme rigoureux entre la créativité
intellectuelle et la créativité vitale : « Vie et pensée sont […] toujours, et
conformément au schéma plotinien de la procession , un passage de l unité à la
multiplicité »18. Bergson met en contraste cet aspect de la pensée de Plotin avec ce
qui est en elle la marque de sa métaphysique intellectualiste : l objectivation du
mouvant et sa réduction au statique.

Comme les penseurs qui lui ont succédé dans le retour au néoplatonisme,
Bergson veut délivrer à la fois le Monde et le Moi du corset de ces réifications et
de ces réductions. Comme ces maîtres de la tradition phénoménologique
française qui, plus tard dans le siècle, s insérèrent dans ce mouvement de retour
au néoplatonisme, Bergson pourfend la métaphysique classique et impute le
problème qui imprègne son histoire à la fermeture que s inflige une subjectivité
prisonnière de ses propres objectivations idéalistes. En commun également avec
eux, la solution passe pour lui par un exhaussement de l Un et du ”ien, et par le

13 Voir Mossé-Bastide, Bergson et Plotin, p. 3-9 ; Leszek Kolakowski, Bergson, Past Masters, Oxford,
Oxford University Press, 1985, p. 82.
14 Il s agit de l hypostase de l intelligence nous), deuxième niveau de réalité dans le système

plotinien.
15 Henri Bergson, L’Énergie spirituelle, in Œuvres, Édition du centenaire, Paris, PUF, 1970, p. 959.

16 Mossé-Bastide, Bergson et Plotin, p. 7.

17 Ibid., p. 8.

18 Ibid., p. 9.

8
volontarisme. L affranchissement du sujet de la dialectique sujet-objet du Noûs,
qui exerce son emprise de façon exclusive, permettra de regagner les conditions
philosophiques d une « expérience intégrale », authentiquement ouverte à
l altérité. Par là, ”ergson anticipe un certain nombre de développements
ultérieurs, qui feront juger que Plotin s est trop avancé sur la voie de
l intellectualisme. Si l on inverse maintenant la perspective pour considérer la
relation que Bergson entretient avec ses devanciers, il est significatif de voir
qu en cherchant à rendre raison de son intérêt pour Plotin, il fait référence à Félix
Ravaisson (1813-1900). Considérant en effet « l ordre géométrique inhérent à la
matière », et réfléchissant à l harmonie présente dans la division des éléments, il
écrit dans une note :
Notre comparaison ne fait que développer le contenu du terme logos, tel
que l'entend Plotin. Car d'une part le logos de ce philosophe est une
puissance génératrice et informatrice, un aspect ou un fragment de la
psyché, et d'autre part, Plotin en parle quelquefois comme d'un discours.
Plus généralement, la relation que nous établissons dans le présent
chapitre entre l « extension » et la « distension », ressemble par certains
côtés à celle que suppose Plotin (dans des développements dont devait
s inspirer M. Ravaisson , quand il fait de l étendue, non pas sans doute
une inversion de l Être originel, mais un affaiblissement de son essence,
une des dernières étapes de la procession19.
Dominique Janicaud fait observer que, dans ce passage, Bergson trahit la pensée
de Ravaisson, et il remarque une différence significative entre Bergson,
Ravaisson et Plotin. En effet, Bergson passe sous silence le christianisme de
Ravaisson, lequel par ailleurs n assimile jamais le vital au divin. D où cette
conséquence quelque peu paradoxale que : « L abaissement de la Divinité n est
jamais envisagé par Ravaisson comme un retournement de son essence ;
condescendance n est point conversion. Ravaisson s inspire il est vrai de Plotin,
mais plus littéralement que Bergson »20.

En fait, l on peut relier le néoplatonisme de Bergson au mouvement


philosophique français qui s inspira en partie de Schelling. Victor Cousin (1792-
, l éditeur de Proclus et le traducteur de Platon, en est un des chaînons, mais
surtout Ravaisson. Bergson consacra à Ravaisson un essai très laudatif, bien

19Henri Bergson, L’Évolution créatrice, in Œuvres, Édition du centenaire, Paris, PUF, 1970, p. 673,
n. 1.
20 Dominique Janicaud, Une généalogie du spiritualisme français. Aux sources du bergsonisme :

Ravaisson et la métaphysique, “rchives internationales d histoire des idées, La Haye, Nijhoff, 1969,
p. 65.

9
qu on puisse lui reprocher certaines incompréhensions et sollicitations21. Maine
de Biran (1766- s immisce ici dans la relation qu entretient ”ergson avec la
philosophie du passé, puisque Ravaisson forgea ses propres positions en regard
de de Biran, qui « peut être considéré comme le premier positiviste
spiritualiste authentique », ayant « été reconnu comme tel par Ravaisson [et par]
Bergson »22. Aussi bien, Bergson semble avoir lié les deux à Plotin dans le
décompte de ses influences : « Je suis certain », confia-t-il à Gilbert Maire, « de ne
devoir profondément qu à deux ou trois philosophes […] : Plotin, Maine de
Biran, et quelque peu à Ravaisson »23. Louis Lavelle (1883-1951) un
contemporain de Bergson et de Maurice Blondel (1861-1949) qui, comme eux,
posa « un geste qui, largo sensu, peut être décrit comme néoplatonicien , en
opposition à l ontologie et au type de métaphysique hérités d “ristote et de ses
commentateurs médiévaux »24 , note la conscience que de Biran avait de son
isolement : il fut d ailleurs largement oublié dans la seconde moitié du XXe
siècle25. Pourtant, il est un élément essentiel de l histoire que nous examinons,
puisqu il y trouve au début comme à la fin des continuateurs, dont le dernier en
date est Michel Henry, l un des porte-étendards actuels du néoplatonisme26. On
trouve en germe, chez Maine de Biran, des éléments philosophiques et
théologiques qui réapparaîtront dans l attachement à la phénoménologie de
quelques-uns des philosophes et théologiens les plus créatifs, comme Emmanuel
Lévinas, Henry Duméry, Jean-Luc Marion ou Michel Henry. Aux deux
extrémités de l histoire du XXe siècle, l effort pour rouvrir la subjectivité que la
métaphysique moderne est censée avoir fermée suscite une attention disciplinée
et unifiée à l expérience, qui incorpore des éléments cruciaux du néoplatonisme.
Le fonds commun à de Biran, Ravaisson et Bergson éclaire les points sur lesquels
le « spiritualisme français » ne suit pas Plotin ; nous pouvons donc nous attendre

21 Henri Bergson, « La vie et l œuvre de Ravaisson », in La Pensée et le mouvant, p. 1450-1481 ; voir


Mossé-Bastide, Bergson et Plotin, p. 3, et Janicaud, Une généalogie, p. 37-73.
22 Janicaud, Une généalogie, p. 4.

23 Gilbert Maire, Bergson mon maître, Paris, Grasset, 1935, p. 222 (cité dans Janicaud, Ravaisson et la

métaphysique, p. 6-7).
24 Jacob Schmutz, « Escaping the Aristotelian Bond : the Critique of Metaphysics in Twentieth-

Century French Philosophy », Dionysius 17 (1999), p. 171 (nous traduisons).


25 Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres, Les chroniques philosophiques, II,

Paris, Aubier, Éditions Montaigne, 1942, p. 68.


26 Voir en effet son ouvrage, Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne,

Paris, PUF, . L intérêt que porte Henry à de Biran est examiné par Maël Lemoine,
« Affectivité et auto-affection réflexions sur le corps subjectif chez Maine de Biran et M.
Henry », Les Études philosophiques (Avril-Juin 2000), p. 242-267 (cet article aborde également les
points de désaccord entre de Biran et Ravaisson).

10
à ce que le lien à de Biran jette une vive lumière sur la nature du renouveau
actuel du néoplatonisme.

Victor Cousin déclara de Biran « le plus grand métaphysicien qui eût


honoré la France depuis Malebranche »27, et il souscrivit à son idée que la volonté
est, en tous points, indissociable de la connaissance. À l instar de de Biran,
Bergson est aux prises avec le problème des rapports entre la subjectivité et la
vie, l intériorité et la sensualité. On peut toutefois se demander si Bergson et de
Biran relèvent au même titre du « spiritualisme français », ou s ils définissent une
ligne de démarcation à l intérieur de ce dernier :
Ici, la spiritualité coïncide avec l intériorité du vital, là, elle se définit par
une subjectivité radicalement différente de la vitalité. L anthropologie
biranienne inaugure cette seconde tradition : le bergsonisme est
l épanouissement de la première28.
Dominique Janicaud estime que, en choisissant de s en tenir à « la réflexion
intérieure et [à] l observation du jeu des organes », de Biran paradoxalement
sépare ce que Ravaisson avait uni et « remonte au pourquoi »29. Ravaisson, en
effet, ramène la conscience de soi à Dieu au moyen d un raisonnement par
analogie :
L intuition en nous-mêmes de notre propre liberté est le point d ancrage
de l opération synthétique par laquelle nous rapportons notre être à sa
raison dernière et nous comprenons tout être à partir de cette raison. Le
principe une fois trouvé, Dieu sert à entendre l âme, et l âme, la nature 30.
Le présent essai n a pas pour but de démêler l écheveau de rapports qui lient ces
figures entre elles ou à Bergson, mais l on doit noter que Bergson trouva chez ces
penseurs une part de ce qu il trouva également chez Plotin, à savoir une
expérience introspective dynamique dans laquelle des rapports de connexion et
de distinction se faisaient jour entre le corporel, le psychique, le vital et le divin.
Grâce à eux, il fut en outre mis en contact avec l idéalisme allemand, et
spécialement avec la tradition qui découle de Schelling, dans son opposition à

27 Cité dans Bernard Halda, La Pensée de Maine de Biran, Pour connaître la pensée, Paris/Montréal,
Bordas, 1970, p. 5. Cf. Maurice Merleau-Ponty, L’Union de l’âme et du corps chez Malebranche, ”iran
et Bergson, Cours à l ENS, Paris, Vrin, .
28 Henri Gouhier, Bergson et le Christ des évangiles, Paris, Fayard, 1961 (cité dans Renaud Barbaras,

« Présentation », Les Études philosophiques [Avril-Juin 2000, numéro thématique consacré à Maine
de Biran], p. 145.
29 Janicaud, Une généalogie, p. 16.

30 Ravaisson, De l’Habitude (cité dans Janicaud, Une généalogie, p. 31) ; la citation est

approximative : De l’habitude, p.45 (éd. du Corpus, Paris, Fayard, 1984).

11
Hegel. Aussi Jean-François Courtine peut-il lier Cousin, Ravaisson et K.L.
Michelet à Schelling au point même où ce dernier se dresse contre Hegel, en
refusant l identification de l être, de la pensée et de Dieu31, ce qui préfigure une
direction qui sera celle de la réactualisation française du néoplatonisme. Le
rapport à Schelling explique par ailleurs en quoi « le réalisme ou positivisme »
du « spiritualisme français » se sépare de Plotin.

Les penseurs qui mirent Bergson en contact avec l idéalisme allemand


connaissaient évidemment Hegel. Ils conservaient le caractère systématique de sa
philosophie (à défaut du caractère de son système), mais ils le déforment et, en
fin de compte, le récusent. Ainsi, Cousin eut plusieurs échanges de vues avec
Hegel, mais il se tourna éventuellement vers Schelling, et sa pensée est un
« hégélianisme affadi », dans lequel « rien n est approfondi, ni le concept
d harmonie, ni la dialectique, ni le développement de la raison dans l histoire »32.
Ravaisson, pour sa part, n entretint aucune relation personnelle avec Hegel : ses
échanges se développèrent uniquement avec Schelling. Selon lui, le génie de
Hegel est d avoir compris « […] l enchaînement rationnel des conditions logiques
qui forment en quelque sorte le mécanisme du monde intellectuel »33. Toutefois,
puisque Hegel assimile la réalité à la forme et réduit tout à la logique, il estime
que sa philosophie est « un formalisme logiciste et un mécanisme
intellectualiste »34, et, en utilisant cette interprétation comme repoussoir, il
présente sa philosophie et la philosophie française de son temps comme « un
réalisme ou un positivisme spiritualiste »35. Il se range aux côtés de Schelling, en
louant le « système par l achèvement duquel Schelling a terminé sa glorieuse
carrière, et dont la liberté absolue du vouloir, par rapport au mécanisme logique
de Hegel, forme à la fois la base et le couronnement »36. Janicaud fait observer

31 Voir Jean-François Courtine, « La critique schellingienne de l ontothéologie », in Thomas De


Koninck et Guy Planty-Bonjour (éds.), La question de dieu selon Aristote et Hegel, Paris, PUF, 1991,
p. 217-257.
32 Dominique Janicaud, « Victor Cousin et Ravaisson, Lecteurs de Hegel et Schelling », Les Études

philosophiques (1984), p. 456. Dans son article « Was Schleiermacher an Idealist ?», (Dionysius, 17
[1999], p. 149-168), Douglas Hedley dépeint Hegel comme le véritable héritier de la tradition
néoplatonicienne, et présente Schleiermacher comme le fondateur du néoplatonisme kantien qui
s y opposa, ce qui en fait, par contrecoup, l inspirateur du néoplatonisme anti-intellectualiste
français du XXe siècle.
33 Félix Ravaisson, La Philosophie en France au XIXe siècle, Paris, Imprimerie impériale, 1868, p. 130-

131 (cité dans Janicaud, « Victor Cousin », p. 458).


34 Janicaud, « Victor Cousin », p. 459.

35 Ravaisson, La Philosophie en France, p. 258.

36 Ravaisson, La Philosophie en France, p. 264 (cité dans Janicaud, p. 463).

12
que les critiques formulées par Hegel contre Schelling s appliqueraient
également à Ravaisson :
Dans les deux cas, ce qui est visé, c est l irrationalisme intuitionniste, c est-
à-dire cette pensée qui ne retient du kantisme que la détermination des
limites de l entendement, pour mieux lâcher la bride à l intuition dans le
domaine de l inconnaissable37.
Cela nous mène à une divergence majeure du spiritualisme français par rapport
à Plotin, dont Maine de Biran est le pivot.

Janicaud croit qu une tentative de compréhension de Ravaisson et de


Bergson doit passer par une prise en considération à la fois de Plotin et de Maine
de Biran. Ils sont différents, voire opposés. Peut-on embrasser simultanément les
deux ? En effet :
le premier reconstitue le monde et retrouve la matière en partant d un
sommet absolu, le Principe, le second au contraire part de l expérience la
plus courante, du heurt contre l obstacle matériel, pour remonter très
progressivement à la Cause spirituelle. Cette divergence correspond-elle à
une contradiction au sein du positivisme spiritualiste ?38
Janicaud estime, à juste titre selon nous, que « l influence de Plotin sur nos
philosophes […] paraît moindre, et surtout moins homogène, moins identifiable,
que celle de Maine de Biran »39. Bergson voit Ravaisson comme un aristotélicien
qui ne peut séparer le sensible de l intellectuel, mais qui se meut dans le sensible
pour accéder à l intellectuel : son modus operandi est, « sans quitter le domaine de
l intuition, c est-à-dire des choses réelles, individuelles, concrètes, de chercher
sous l intuition sensible une intuition intellectuelle »40. Cela implique que l on
intuitionne la connexion dynamique reliant toutes les formes d être. ”ergson est
en accord de principe avec Ravaisson sur ce point, mais il estime que ce dernier a
« poussé un peu loin, au point de la convertir en une opposition radicale, la
différence souvent légère et superficielle, pour ne pas dire verbale, qui sépare
Aristote de Platon »41. En fait, c est Bergson lui-même qui réduit la différence à
une affaire de mots, puisque Aristote n est pas exempt de ce faux intellectualisme
qui fixe le mouvant et le vital à la manière de l ancienne métaphysique. Quoi
qu il en soit, Bergson découvre dans certains aspects de la pensée de Plotin ce

37 Janicaud, Une généalogie, p. 110.


38 Ibid., p. 138.
39 Ibid.

40 Bergson, « La vie », p. 1454.

41 Ibid., p. 1455.

13
que Ravaisson trouvait chez Aristote. Ravaisson trahit au reste le même penchant
aristotélicien en marquant sa préférence pour Plotin par rapport à Proclus. Jean
Trouillard note avec raison que dans sa réflexion sur Proclus, Ravaisson est en
quelque sorte dépassé par le fait que
l Un soit au-delà de l activité et de l intelligibilité elle-même. La dimension
mystique, pourtant fondamentale, du néoplatonisme lui échappe comme
on le voit dans le tome II de son Essai sur le métaphysique d’“ristote. On sent
qu il continue à identifier l absolu à la Pensée de la pensée. D ailleurs il
préfère Plotin à Proclus, jugeant le premier plus idéaliste et, dans son
optique, plus proche d “ristote42.
Bien que son essai renferme une étude sérieuse de la transmission d “ristote par
les néoplatoniciens, Ravaisson, lorsqu il le confronte au Premier Principe
aristotélicien, se montre finalement critique à l égard de l Un néoplatonicien. Il
parle alors de « contradictions évidentes », résultant d une « confusion
irrémédiable cachée dans [le] principe ». Les efforts du platonisme pour
échapper au « chaos primitif », à la « matière première », sont vains : « plus il [le
platonisme] s efforce de séparer son Unité absolue de la matière, dont elle est
réellement si voisine, plus il s efforce de la réduire […]. Il faut en Dieu non pas
une unité vague également semblable au néant […] »43. Ces deux termes, à savoir
un Dieu au-delà de la pensée et la matière, représentent ce que Bergson
cherchera à unir. Bergson ira au-delà de Ravaisson en s orientant vers le côté
mystique du néoplatonisme ; il tentera d ailleurs à cet égard, comme nous
l avons vu, de pousser plus loin que Plotin. Janicaud est donc fondé à voir une
asymétrie dans les relations entretenues par Ravaisson et Bergson avec Plotin.
Comment se situent-ils en regard de Maine de Biran ?

Ravaisson et Bergson ont reconnu tous deux leur dette profonde envers
lui. La méthode de Biran, comme le résume Bergson en des termes révélateurs,
consistait à « concentrer l attention de la philosophie sur la vie intérieure », pour
« pénétrer expérimentalement dans l au-delà, ou tout au moins […] jusqu au
seuil »44. Janicaud observe que Bergson fait cependant preuve de moins
d ambition que ”iran, dans la mesure où Biran met sur le même plan le « moi » et

42 Jean Trouillard, « Les notes de Ravaisson sur Proclus », Revue philosophique de la France et de
l’Étranger, 152 (Janvier-Mars 1962), p. 75.
43 Félix Ravaisson, Essai sur le métaphysique d’“ristote, tome II, Paris, Imprimerie royale, 1837, p.

582-583.
44 Henri Bergson, « Rapport sur le Prix Bordin : Mémoires sur Maine de Biran [8 nov., 1905] », in

Écrits et Paroles, textes rassemblés par R.-M. Mossé-Bastide, Paris, PUF, 1958, tome II, p. 245.

14
« la personne Dieu » en les décrivant comme « les deux pôles de la personne
humaine ». Pourtant,
la méthode bergsonienne est fort voisine de celle qu on observe chez
Biran c est une vue intérieure, une intuition, qui révèle directement la
réalité, c est-à-dire finalement Dieu45.
Bergson admit que Ravaisson, Biran et lui se rejoignent dans cette méthode que,
citant Bergson, Janicaud décrit comme « un empiricisme nouveau, un
empiricisme vrai à la mesure d une expérience intégrale »46. Bien que
”ergson refuse de suivre jusqu au bout les « empiricismes supérieurs de
Schelling et de Ravaisson », Janicaud conclut à bon escient que « Ravaisson et
Bergson, se réclamant tous deux de Biran, doivent […] être replacés dans la
perspective commune du réalisme ou positivisme spiritualiste »47. Il a aussi
raison de faire observer qu un tel empiricisme ne correspond pas à
l introspection plotinienne. Cela tient, entre autres, à l unification biranienne du
physiologique et du psychologique, et au rejet en bloc par Bergson de la
métaphysique intellectualiste grecque, qui est le corollaire du caractère
radicalement temporel de sa propre métaphysique, de son vitalisme, et de son
refus de voir dans l intelligible le véritable lieu de la connaissance. Néanmoins,
une filiation subsiste, perceptible à travers de nombreux échos.

Comme Schelling et au rebours de Hegel tels que se les représentait la


pensée française du XIX siècle , Bergson reproche à la philosophie antérieure
e

d avoir réduit la réalité au monde noétique, qu il tient pour une objectivation et


une vision figée à la fois du monde et du sujet. Pour échapper à cette réduction,
”ergson se tourne vers l expérience, l action et la volonté, de même que vers un
certain mysticisme, qui va selon lui au-delà des Grecs et de Plotin, puisque dans
la véritable union mystique la contemplation et l action productive fusionnent.
Plotin est donc trop intellectualiste pour Bergson. Au vu du rôle primordial qu il
a joué plus tard en France dans la réactualisation du néoplatonisme, il faut
mentionner qu en dépit de quelques différences irréductibles, ce que Bergson
recherche semble en définitive plus proche du but que Jamblique proposait de la
vie humaine. D après ce dernier, en effet, le but ultime est au-delà de la
connaissance théorétique : il réside dans une union de l âme avec les dieux, dans
le retour à l être et dans une révolution qui mène à une communion avec eux, qui

45 Janicaud, Une généalogie, p. 141.


46 Ibid., p. 142. La citation est tirée de « À propos des Principes de Métaphysique et de Psychologie de
P. Janet », in Écrits et Paroles, textes rassemblés par R.-M. Mossé-Bastide, Paris, PUF, 1956, tome I,
p. 112, et de La Pensée et le mouvant, p. 1432 et 1408.
47 Ibid.

15
était celle de l âme avant son incarnation. L âme se joint alors à leur
productivité48.

ÉMILE BRÉHIER : UN PLOTIN HÉGÉLIEN

Bergson ne fut pas le dernier penseur à se tourner vers Plotin en prenant


appui sur les vestiges du « mouvement romantique allemand » qui favorisa une
« renaissance […] du néoplatonisme »49. Émile Bréhier (1876-1952) fut au nombre
des quelques auditeurs de ses conférences sur Plotin au Collège de France,
qu inaugura le premier de ses cours50. Bréhier se remémorait les exposés de
Bergson sur les Ennéades « avec gratitude et admiration », et ils constituèrent
assurément l une des sources d inspiration de ses grands travaux sur Plotin51.
Néanmoins, si l on envisageait l histoire de la renaissance du néoplatonisme en
France comme une suite d actions et de réactions procédant d une assise
commune, on pourrait placer Bréhier en opposition à Bergson, et A.J. Festugière
(1898-1982), élève de Bréhier, lui-même en opposition à son maître. À l instar de
Bergson, Bréhier voit dans la philosophie la manifestation de la liberté humaine
et refuse de la réduire à quoi que ce soit d autre, science naturelle, religion ou
conditionnement historique. S inspirant de l idée bergsonienne d un message
unique et intemporel émanant de l intuition simple et vraie de chacun des grands
philosophes52, il écrit ainsi :
L histoire de la philosophie est premièrement pour moi l histoire des
initiatives spirituelles, et secondairement l histoire des traditions […]. Son
histoire est donc la description non d un progrès nécessaire mais d un
mouvement libre, mouvement qui tantôt se ralentit et se fixe, tantôt
reprend, ou plutôt la description de l intensité et de la direction des
pensées de chaque philosophe53.
Malgré tout, on voit déjà poindre dans ces lignes la différence avec Bergson, qui
accorda peu d attention à l histoire de la philosophie et n identifia certainement
jamais l histoire et la philosophie, comme ce fut le cas de Hegel. Bréhier, qui dit

48 Jamblique, Protreptique, 3.10, 47, 25 ; 3.11, 58, 8-19.


49 Hadot, « Introduction », in Le Néoplatonisme, p. 2.
50 Émile Bréhier, « Images plotiniennes », p. 292 ; Mossé-Bastide, Bergson et Plotin, p. 2.

51 Particulièrement sa traduction des Ennéades, 7 vols., Paris, Les Belles Lettres, 1924-38, et son

livre La philosophie de Plotin, Bibliothèque de la Revue des Cours et Conférences, Paris, Boivin,
1928.
52 Voir par exemple La pensée et le mouvant, p. 1350 : « Un philosophe digne de ce nom n a jamais

dit qu une seule chose […] parce qu il n a vu qu un seul point […] ».


53 Émile Bréhier, « Comment je comprends l histoire de la philosophie », 1947, réimprimé dans

Études de philosophie antique, p. 7-8.

16
de lui-même « moi qui reste philosophe », affirme à propos de son travail : « s il
est d abord un récit aussi fidèle qu il m a été possible, [il] n est pas cependant
seulement un récit et […] sa fin dernière […] est de dégager progressivement,
dans sa pureté, l essence de la philosophie »54. Chez Bréhier, comme chez
”ergson, l arrière-plan idéaliste est présent. Mais la connexion est encore plus
nette chez le grand historien de la philosophie. Hegel (et Comte) procure la base
et Hegel (et Leibniz) fournit le modèle permettant d unir la philosophie et
l histoire55. En opposant le « progrès nécessaire » et le « mouvement libre »,
Bréhier cherche certes à différencier sa pratique de l histoire d avec celle de
Hegel et de Comte, qui pensaient que « le passé […] ne fait que dérouler l unité
d un plan systématique et préconçu »56, mais, en fin de compte, c est sur une
conception de la raison philosophique, qu il trouve dans l Encyclopédie de Hegel,
qu il campe son propre travail historiographique :
L histoire de la philosophie est le développement d un « unique esprit
vivant » prenant possession de lui-même elle ne fait qu exposer dans le
temps ce que la philosophie même, « libérée des circonstances historiques
extérieures, expose à l état pur dans l élément de la pensée »57.
Au-delà de sa différence par rapport à ”ergson et Hegel , justement parce qu il
lui paraissait nécessaire d écrire une histoire de la philosophie, il y a chez ”réhier
un rejet catégorique du « positivisme intuitionniste » de Schelling : « en
Schelling », écrit-il, « la victoire [sur le dualisme] aboutit finalement à une
défaite, à une dissociation entre philosophie rationnelle et philosophie
positive »58.

Le jugement que porte Bréhier sur le néoplatonisme et l interprétation


qu il en propose doivent beaucoup à Hegel. Il est, en effet, presque le seul
penseur français du XXe siècle à être attaché à la fois à Hegel et à Plotin. Or,
comme nous le verrons, le retour au néoplatonisme des penseurs catholiques est
généralement teinté d anti-hégélianisme et, fréquemment, d anti-augustinisme.
Et lorsqu on rencontre par exception, chez Claude Bruaire (1932-1986), un
philosophe français catholique qui pourrait décrire sa pensée comme un
idéalisme absolu, encore faut-il remarquer que cet idéalisme n est pas du type de
celui entrevu par Bréhier, dans la mesure où, comme on l a dit, « rien n est plus

54 Ibid., p. 7 et 9.
55 Ibid., p. 2.
56 Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, tome premier, L’antiquité et le moyen âge, I, Introduction. –

Période hellénique, Paris, Alcan, 1926, p. 26.


57 Ibid., p. 25.

58 Ibid., p. 4, et Émile Bréhier, Schelling, Les grands philosophes, Paris, Alcan, 1912, p. 306.

17
étranger à la philosophie bruairienne que la théologie apophatique qu il répudie
comme athée, et qu il situe à juste titre dans la mouvance de la métaphysique
néo-platonicienne »59.

En même temps, l insistance qu il accorde aux initiatives spirituelles libres


des grands penseurs montre que Bréhier ne suit que partiellement Hegel. Il
refuse notamment de considérer « la pensée plotinienne comme une réalité en
soi », et juge que :
L histoire de la philosophie ne nous fait pas connaître d idées existant en
elles-mêmes, mais seulement des hommes qui pensent ; sa méthode,
comme toute méthode historique, est nominaliste ; les idées, pour elle,
n existent pas à proprement parler60.
Selon Bréhier, plus encore, il revient maintenant au « travail philologique
collectif et incessant » de corriger les grandes visions systématiques qui ont
rendu possible l histoire de la philosophie à l époque moderne. Pourtant, les
systèmes de Hegel et de Comte n en continuent pas moins de fournir une source
vivante de réflexion et, en ce sens, sont maintenus :
c est dans la philosophie de l esprit de Hegel et dans le positivisme de
Comte que l on doit chercher l explication de l énigme de l histoire, ou
plutôt, l autorité pour traiter l histoire comme une énigme devant être
résolue61.
Concernant la question cruciale de la relation entre le Noûs et l Un, Bréhier suit
les traces de Hegel, qu il encense comme l « un des hommes qui était le mieux
préparé, par sa nature d esprit, à comprendre Plotin »62. Dans cette optique, le
Nous désigne un « état de recueillement parfait où l objet est pleinement absorbé
dans le sujet, il n y a plus alors aucune distinction précise entre l Intelligence et
l Un ». “utrement dit, l élévation mystique ne dépasse pas effectivement la
pensée. D où vient que Hegel,

59 Denise Leduc-Fagette, « Claude Bruaire, 1932-1986 », Revue philosophique de la France et de


l’étranger, 177, 1 (Janvier-Mars, 1987), p. 13. Cf. Claude Bruaire, L’être et l’esprit, Épiméthée, Paris,
PUF, 1983, p. 6-7, et p. 96 et suiv. ; et Xavier Tilliette, « La théologie philosophique de Claude
Bruaire », Gregorianum, 74, 4 (1993), p. 689-709, et plus spécialement p. 689.
60 Bréhier, La philosophie de Plotin, p. 171.

61 Émile Bréhier, « The Formation of our History of Philosophy », in Philosophy and History, essays

presented to Ernst Cassirer, edited by Raymond Klibansky and H.L. Paton, 1st edition, Oxford,
Clarendon Press, 1936, réimpression par Harper Torch Books, New York, Harper and Row, 1963,
p. 168 et 171 (nous traduisons).
62 Bréhier, La philosophie de Plotin, p. 180.

18
répondant aux reproches de ceux qui font de Plotin un mystique
enthousiaste, […] dit que, pour lui, l extase était « pure pensée qui est en
soi [et qui] se prend pour objet ». « Plotin avait l idée que l essence de Dieu
est la pensée elle-même et qu elle est présente dans la pensée ». […] Il suit
de là que l Un n est pas […] la région où la pensée philosophique cesse
pour se transformer dans le bégaiement inarticulé du mystique. La réalité
de l Un correspond à l affirmation de l autonomie radicale de la vie
spirituelle lorsque cette vie est saisie en elle-même, non pas par fragments
détachés, mais dans sa plénitude concrète. C est pourquoi Hegel a eu
raison de dire que « l idée de la philosophie plotinienne est un
intellectualisme ou un idéalisme élevé »63.
Il reste que Hegel jugea imparfait l intellectualisme de Plotin, et que l accusation
de « mysticisme enthousiaste » lancée contre ce dernier n était pas, selon Hegel,
sans trouver un certain fondement dans le recours plotinien à l expérience. Pour
Bréhier, quoi qu il en soit, pour autant que l on peut trouver chez Plotin un
mysticisme qui se fonde sur une « théorie de l intelligence comme être
universel », ce mysticisme « ne tient ni du rationalisme grec, ni de la piété
répandue dans les cercles religieux d alors ». Bréhier attribue sa source à
« l orientalisme » de Plotin, et spécialement aux Upanishads :
Avec Plotin, nous saisissons […] le premier chaînon d une tradition
religieuse, qui n est pas moins puissante au fond en Occident que la
tradition chrétienne […]. C est à l Inde que j ai supposé que remontait cette
tradition64.
Cette thèse d une origine indienne de la philosophie plotinienne fait exception
dans l érudition du XXe siècle65. La compréhension qu a Bréhier de la philosophie
de Plotin, de même que sa présentation de l histoire de la philosophie en général,
repose sur une volonté de maintenir séparées d un côté la philosophie et la
contemplation intellectuelle propres à l Occident, de l autre la recherche d une
union mystique qui transcende la pensée, qui relève de la religion et s avère
orientale. Le rejet de ce cloisonnement par ses contemporains et ses successeurs
pèsera lourd dans l histoire que nous examinons. Les raisons qui motivèrent le
désaccord de ses contemporains français éclatèrent particulièrement dans des
débats sur le caractère de la philosophie médiévale.

63 Ibid., p. 180-181.
64 Ibid., p. 118-120.
65 Albert M. Wolters, « A Survey of Modern Scholarly Opinion on Plotinus and Indian Thought »,

in R. Baine Harris (éd.). Neoplatonism and Indian Thought, Norfolk, Virginia, International Society
for Neoplatonic Study, 1982, p. 296-299.

19
Le mélange d hégélianisme et de représentation positiviste de l histoire de
la philosophie ressort fortement dans l ouvrage de Bréhier, La Philosophie du
Moyen Âge66. Henri ”err, l éditeur de la série dans laquelle parut l ouvrage,
résume le propos de Bréhier en parlant d une redécouverte, par épuration de
l élément oriental, du véritable héritage légué par les Grecs à l Occident67. Bréhier
lui-même écrit que :
la philosophie a pris son élan en Grèce et, de cet élan, elle a gardé l amour
et la passion de la liberté ; je ne disconviens pas que la philosophie soit une
plante rare dans l ensemble de l humanité, et même une plante fragile ; et
il n y a pas eu, que je sache, de philosophie ainsi précisément nommée et
caractérisée ailleurs que dans notre civilisation occidentale68.
Bréhier voua sa vie à la préservation de cette plante rare et fragile, scrutant
l histoire dans le but d en abstraire la quintessence de la philosophie. L épuration
de la philosophie médiévale exige selon lui un dépassement de « l enseignement
philosophique donné par le clergé », enseignement qui entravait la voie à une
« spéculation autonome » et à une « recherche de la vérité pour elle-même »69.
Bréhier se demanda si le Moyen Âge marquait « une rupture dans la continuité
du progrès » ; il trancha pour la négative, en arguant du fait que « ce fut à cette
période et sous ces influences que l idée d une fusion intime entre pensée
rationnelle et révélation chrétienne fut introduite »70, et que l avantage de cette
fusion se répercuta, selon lui, sur la philosophie : « son résultat global est d avoir
incité la raison à prendre plus parfaitement conscience d elle-même et de sa
nature »71. La philosophie reste en marge de la religion et accentue son
autonomie : « la philosophie est antérieure de plusieurs siècles au christianisme
[…]. Elle garde avec le christianisme un rapport tout à fait extérieur, et, si l on
peut parler de philosophes chrétiens, on voit mal le sens positif que peut
présenter la philosophie chrétienne »72. L établissement de cette thèse est le but
de la section « Hellénisme et Christianisme » de son Histoire de la philosophie :
« Nous espérons donc montrer […] que le développement de la pensée

66 Émile Bréhier, La Philosophie du Moyen Âge, ”ibliothèque de l évolution de l humanité, synthèse


collective ; Deuxième section, VII l évolution intellectuelle, Paris, “lbin Michel, 37.
67 Ibid., p. ii.

68 Bréhier, « Comment je comprends », p. 8.

69 Ibid., p. 145 et 433. George Davy exprime des vues analogues dans sa « Préface » à l ouvrage de

Bréhier, Études de philosophie antique, Paris, PUF, 1955, p. xiv-xv.


70 Bréhier, « The Formation », p. 168.

71 Bréhier, La Philosophie du Moyen Âge, p. 435.

72 Bréhier, « Comment je comprends », p. 9.

20
philosophique n a pas été fortement influencé par l avènement du christianisme,
et, pour résumer notre pensée dans un mot, qu il n y a pas de philosophie
chrétienne »73. L ouvrage de Bréhier, publié en 1927, ouvrit en France un débat
fameux autour de la question : une philosophie peut-elle se dire « chrétienne » ?74
En réaction contre les prises de position de Blondel, Bréhier affirma en 1931
qu « on ne peut pas plus parler d une philosophie chrétienne que d une
mathématique ou d une physique chrétiennes »75. Or, l essence même du combat
mené par Blondel et les catholiques français du XXe siècle, néo-augustiniens et
néoplatoniciens, résidait dans cette idée que la spiritualité et la philosophie
chrétienne n étaient pas étrangères l une à l autre. Nous ne saurions évidemment
ici explorer en détail le contexte de ce débat fameux, mais l on devra néanmoins
y revenir dans la suite. “vant de clore notre résumé de l interprétation de la
philosophie médiévale proposée par Bréhier, il importe encore de signaler une
division qu il opère à l intérieur de cette dernière.

En traitant dans l un de ses derniers livres, Les thèmes actuels de la


philosophie, de l « homme » et du « transcendant », Bréhier reprend une
distinction fréquente dans son œuvre, entre deux manières dont la philosophie et
le christianisme s unirent au Moyen Âge. Il relie entre elles ces deux orientations,
qui posent toutes deux la transcendance, respectivement au « néo-thomisme » et
à l « augustinisme » du XXe siècle. Le « néo-thomisme » :
reprend en effet dans l essentiel la tâche que saint Thomas avait essayé de
résoudre au XIIIe siècle découvrant dans l aristotélisme […] une
philosophie qui était le produit autonome d une raison non éclairée par la
foi, saint Thomas eut la très grande audace de l introduire dans la
chrétienté. […] Tout autre est le transcendant dans ce que j appelle
l augustinisme il est le principe moins d une hiérarchie entre les formes
de l être que d une vie intérieure ; il se rattache au néoplatonisme et à la

73 Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, tome premier, L’antiquité et le moyen age, II, Période
hellénistique et romaine, Paris, Alcan, 1927, p. 494.
74 Étienne Fouilloux, Une Église en quête de liberté, La pensée française entre modernité et Vatican II,

1914-1962, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 151. Voir Xavier Tilliette, « Le Père de Lubac et le
débat de la philosophie chrétienne », Les Études philosophiques (avril-juin 1995 : « Henri de Lubac
et la philosophie » éd. V. Carraud), p. 193-204, et Étienne Gilson, L’esprit de la philosophie médiévale,
2e éd. [1re, 1932], Études de philosophie médiévale 33, Paris, Vrin, 1944, p. 1-62 et « Notes
bibliographiques ».
75 Émile Bréhier, « Y a-t-il une philosophie chrétienne ? », Revue de métaphysique et de morale, 38

(avril-juin, 1931), p. 162.

21
patristique grecque […]. Sa thèse essentielle, c est que la vie intérieure, le
recueillement en soi est un chemin vers Dieu, vers le transcendant76.
Lorsqu on ajoute le caractère que Bréhier avait déjà reconnu au thomisme, à
savoir d entretenir un « rapport extérieur » avec la foi et de s attacher à un
« problème abstrait »77, et qu on mesure le contraste qui sépare ces traits et les
caractéristiques du « spiritualisme » de Bergson et des penseurs dont il se sentait
tributaire, on comprend que le néo-thomisme était appelé à susciter les critiques
des augustiniens et des néoplatoniciens. En fait, l opposition néoplatonicienne
prendra une forme augustinienne chez Blondel, une forme inspirée de la
patristique grecque chez ses successeurs, et une forme participant plus
directement du néoplatonisme païen chez Festugière, chez Trouillard et d autres.

L hétérogénéité de la religion et de l image par rapport à la philosophie


s est imposée à ”réhier dès l amorce de ses recherches historiques, lorsqu il
étudia la pensée de Philon d “lexandrie. Il lui apparut alors que Philon voulait
« concilier la philosophie grecque avec ses croyances religieuses »78. Mais le
résultat fut un amalgame dans lequel des doctrines platoniciennes suppléaient
des enseignements hébraïques caractéristiques, et
sa conception du Dieu suprême, toujours plus élevé que l âme qui veut
l atteindre et qui échappe sans cesse à ses prises, reste bien celle du Dieu
juif […]. Elle introduit dans la vie humaine un principe d activité morale,
une recherche sans fin d un objet toujours désiré qui manque [du moins
dans l esprit de ”réhier] au mysticisme alexandrin79.
Cette interprétation de Philon mit Bréhier sur la voie à la fois de la distinction et
de l association de la philosophie avec le mysticisme oriental. Il tira également de
son étude de Philon des conclusions qui allaient jouer un rôle décisif dans son
travail de restitution de l histoire de la philosophie :
la vraie philosophie n est pas un système de pensées, mais un progrès,
n est pas un aboutissement, mais une voie et un passage ; ce que je vois
chez un philosophe, c est un certain rythme, une certaine allure de la
pensée, comme celle qui se marque chez Philon par la méthode

76 Émile Bréhier, Les thèmes actuels de la philosophie, Initiation philosophique, Paris, PUF, 1951, p.
42-43.
77 Bréhier, La Philosophie du Moyen Âge, p. 434.

78 Émile Bréhier, Les idées philosophiques et religieuses de Philon d’“lexandrie, 3e éd., Études de

philosophie médiévale 8, Paris, Vrin, 1950, p. 314.


79 Ibid., p. 316-317.

22
allégorique, qui, tout absurde qu elle paraisse, n en indique pas moins un
procès essentiel de l esprit humain, celui qui va de l image à l idée80.
Après la rédaction d un livre sur Chrysippe, Bréhier focalisa son attention sur la
« dissociation entre philosophie rationnelle et philosophie positive » qu il
percevait chez Schelling, et qui s explique en partie par l influence de la religion.
Il y découvrit de nouveau la dualité entre la rationalité occidentale et le
mysticisme oriental, et ce constat l amena à révoquer en doute la thèse, avancée
par E.R. Dodds et généralement reçue par les spécialistes du néoplatonisme,
selon laquelle la doctrine néoplatonicienne de l Un n eut pas à puiser sa source
dans un élément extrinsèque à la tradition philosophique grecque81. Il trouva
également chez Plotin un « rythme », de même qu un « retour passionné à
Platon » et un effort de revivification de sa philosophie, marqués du sceau de
l « affinité intérieure », mais développés sous un mode spéculatif, qui induisit
« beaucoup de méprises »82. Ces deux éléments, la dualité et le rythme, mais
aussi le désir de dévoiler la quintessence de la philosophie, le poussèrent à
rédiger son Histoire de la philosophie83.

Pour ”réhier, l équilibre entre philosophie et mysticisme oriental chez


Plotin présentait de toute évidence « une certaine allure »84. Il constitue
également « le problème fondamental » de sa philosophie : « à la fois
métaphysicien et mystique, [Plotin] fait une œuvre d où sont issus deux courants
qui sont, à divers degrés, séparés et mélangés à nouveau »85. L équilibre ne se
retrouvera pas chez ses successeurs, à l exception de Damascius, dont la
« manière de dialectique vivante » est « bien plus semblable à celle de Plotin qu à
celle de Proclus »86. Une chute s amorce toutefois dès Jamblique, « dont la pensée
domine toute la fin du néoplatonisme ; il était non moins mystagogue que
philosophe ». L ascension du courant religieux entraîne « la multiplication des
termes de la hiérarchie ». De surcroît, « ce vaste classement est vide de la vie
spirituelle qui animait les Ennéades et qui maintenant déchoit d une part jusqu à
l œuvre appliquée du théologien, d autre part jusqu à la pratique du théurge »87.

80 Bréhier, « Comment je comprends », p. 3.


81 Émile Bréhier, « Le Parménide de Platon et la théologie négative de Plotin », 1938, réimprimé
dans Études de philosophie antique, p. 232-236.
82 Bréhier, « Comment je comprends », p. 4-5.

83 Ibid., p. 5.

84 En français dans le texte [n.d.t.].

85 Émile Bréhier, « Le problème fondamental de la philosophie de Plotin », 1928, réimprimé dans

Études de philosophie antique, p. 222.


86 Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, I-II, p. 482.

87 Ibid., p. 480-482.

23
Proclus est dépeint comme le penseur qui perpétue et accentue les égarements de
Jamblique. On ne s étonnera donc pas que les recherches menées sur le
néoplatonisme en France après Bréhier, c est peut-être leur contribution la plus
significative, se soient attachées à rétablir la valeur proprement philosophique
des pensées de Jamblique et de ses successeurs. Le jugement dépréciateur de
Bréhier ne procédait toutefois pas d une ignorance, et il s inscrivait en même
temps en faux contre un certain préjugé. Trouillard parle du contexte dans lequel
Bréhier écrivit son audacieux essai « L idée du néant et le problème de l origine
radicale dans le néoplatonisme grec » : « Il y a une quarantaine d années, une
thèse sur lui [Proclos] eût été difficilement admise en Sorbonne. La belle étude
que lui consacra Émile Bréhier dans la Revue de Métaphysique et Morale en 1919 est
restée en France une initiative isolée »88. Dans cette étude, il montra qu il
comprenait la position de prêtres comme André-Jean Festugière (1898-1984),
Édouard des Places, et Jean Trouillard (1907-1984), qui allaient plus tard
découvrir dans le néoplatonisme un fondement à la religion, à la théologie
mystique et à l hénologie négative. Ces précurseurs contribuèrent avec Pierre
Hadot et d autres à la réévaluation historiographique et au réexamen
philosophique des pensées de Jamblique et de ses successeurs. Pierre Aubenque,
en examinant la tentative néoplatonicienne de dépassement de l ontologie, note
par ailleurs :
É. Bréhier commente fort bien ce mouvement de pensée, qui caractérise
sous des formes diverses tout le néoplatonisme, lorsqu il écrit : « L origine
ne peut, comme telle, posséder aucun des caractères que possèdent les
êtres à expliquer et à déduire ; car elle serait alors une chose parmi les
autres choses, un être parmi les autres êtres. Mais, ne possédant aucun
caractère des êtres, elle apparaît à la pensée qui voudrait la saisir comme
un pur non-être ». Laissons pour l instant ouverte la question, soulevée par
Bréhier, de savoir si faire de ce non-être l Un, ce n est pas le « déterminer »
et par là en faire derechef un être, à propos duquel « parce qu il est un être
on [devrait] demander à nouveau quelle est son origine ». Il reste que la
relativisation de l ontologie et la nécessité corrélative de son dépassement
sont logiquement inscrites dans la question, pensée dans sa radicalité, de
l être de l étant89.

88Proclus, Éléments de Théologie, traduction, introduction, et notes par J. Trouillard, Bibliothèque


philosophique, Paris, Aubier, 1965, p. 10.
89 Pierre Aubenque, « Plotin et le dépassement de l ontologie grecque classique », in Le

Néoplatonisme, p. 103 “ubenque cite les premières pages de l article de ”réhier, « L idée du néant
et le problème de l origine radicale dans le néoplatonisme grec », reproduit dans Études de

24
Aubenque a donc trouvé chez Bréhier les bases d un mouvement de
dépassement du néoplatonisme plotinien lui-même vers la philosophie cléricale
du Moyen Âge, de même que du mouvement de réévaluation dans le
catholicisme français du XXe siècle de la pensée de Jamblique et de ses
successeurs. De façon caractéristique, Bréhier lui-même tâcha dans son article
d explorer la confusion de deux tendances opposées qui, selon Ravaisson, se
heurtaient irréductiblement dans le néoplatonisme, qu il résume par cette
formule : « si le néant est au-dessous de toute réalité, l origine est au contraire au-
dessus »90.

MAURICE BLONDEL : LE LAÏC MYSTIQUE ET LE PÈRE DU


NÉOPLATONISME CLÉRICAL

“près ”ergson et ”réhier, l étude du néoplatonisme en France fut menée,


pendant la majeure partie du siècle, non par des chercheurs laïques ou
universitaires, mais par des érudits catholiques, des théologiens et des
philosophes qui, pour la plupart, étaient ou avaient été prêtres à l instar de Pierre
Hadot, Henry Duméry, Jean Pépin et de Michel Tardieu91, ou qui entreprirent
leur carrière de chercheur dans les ordres. Ce fait en dit long sur les motifs du
retour au néoplatonisme dans la France du XXe siècle. L on verra par ailleurs tout
ce que révèle, à propos de la philosophie et de l Église catholique en France à
notre époque, le fait que, lorsque disparurent ou se retirèrent vers la fin du XXe
siècle ces grandes figures qui animèrent la renaissance du néoplatonisme et lui
imprimèrent son caractère particulier, ce sont des philosophes, des théologiens et
des chercheurs laïques qui prirent leur relais en l absence de continuateurs
ecclésiastiques92. Les lois françaises interdisant aux prêtres catholiques d occuper

philosophie antique, p. 248 ; voir aussi, de Bréhier, « Mysticisme et doctrine chez Plotin », 1948, in
Études de philosophie antique, p. 225-231.
90 ”réhier, « L idée du néant et le problème de l origine radicale dans le néoplatonisme grec », p.

250.
91 Parmi les auditeurs de Jean Pépin dans la IVe section de l ÉPHÉ, se trouvait en 1974 le

P. M. Tardieu (attaché au CNRS), qui fut aussi l élève de Pierre Hadot. En 1976, M. Tardieu
assuma la chaire sur la « Gnose et manichéisme » dans la IVe section ; il fut nommé plus tard au
Collège de France à la chaire « Histoire des syncrétismes de la fin de l “ntiquité », où il
commença son enseignement en 1991.
92 Voir sur ce point Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française,

Paris, L éclat, ; idem, La phénoménologie éclatée, Paris, l'Éclat, 1998 ; idem, Phénoménologie et
théologie, présentation de Jean-François Courtine, Paris, Critérion, 1992.

25
des postes dans les institutions publiques d enseignement supérieur, la recherche
de pointe sur le néoplatonisme dut abandonner son lieu d enseignement
d origine, l Université, pour passer au Centre National de la Recherche
Scientifique, à l École Pratique des Hautes Études, et aux divers Instituts et
Séminaires catholiques, dans lesquels pouvaient œuvrer les prêtres.

Elle a regagné depuis l université où elle est plus régulièrement enseignée,


surtout depuis que Plotin ce qui témoigne d une évolution importante des
mentalités est devenu un auteur soumis au concours d agrégation de
philosophie qui, en France, décide d à peu près tout.

Ce bref aperçu de la situation ne rend toutefois pas compte des immenses


difficultés rencontrées dans le développement en France d une culture catholique
où le néoplatonisme pût être reconnu. Bergson et Bréhier étaient libres de toute
entrave intellectuelle ou institutionnelle, mais les prémices du renouveau
d intérêt pour le néoplatonisme chez les penseurs catholiques suscitèrent des
résistances farouches au sein de la classe dirigeante de l Église, dont la culture
était anti-moderniste et néo-thomiste.

Comme on pouvait s y attendre, l une des grandes réalisations des érudits


catholiques qui s intéressèrent au néoplatonisme fut de révéler l interaction
intime entre philosophie et vie religieuse, particulièrement après Plotin et
Porphyre. Par conséquent, même s ils acceptaient, à l inverse de Bréhier,
l argumentation de Dodds selon laquelle la doctrine plotinienne de l Un n avait
pas à procéder d un élément oriental93, ils se réjouirent de trouver dans le
néoplatonisme une pensée qui, par sa nature, ménageait une ouverture aux
religions et aux mystiques orientales94, mais aussi à la spiritualité, à la théologie,
et à la théurgie des Pères grecs, notamment orthodoxes, qui furent plus
directement influencés par la théurgie néoplatonicienne. Des prêtres comme
André-Jean Festugière, Jean Trouillard, Joseph Combès, Henri Dominique
Saffrey, Édouard Jeauneau et Stanislas Breton, pour ne citer que quelques noms
parmi les plus importants, nourrirent leur vie religieuse de leur étude du
néoplatonisme. Sous l impulsion de Vatican II et en conséquence à la chute du
néo-thomisme qu entraîna le Concile, les études néoplatoniciennes et patristiques
influèrent sur les pratiques religieuses catholiques, ouvrant les rites du

93 E.R. Dodds, « The Parmenides of Plato and the Origin of the Neoplatonic One », Classical
Quarterly, 22 (1928), p. 129-142.
94 Cf. Stanislas Breton, De Rome à Paris. Itinéraire philosophique, Paris, Desclée de Brouwer, 1992,

p. 154.

26
catholicisme latin à la tradition orthodoxe et aux spiritualités orientales. Le
néoplatonisme devint également un substitut au catholicisme pour ceux qui
avaient quitté les ordres et tous ceux, désenchantés, qu avaient éloignés les
institutions religieuses95.

C est ainsi que P. Hadot, presque tout au long de sa carrière, s est


appliqué à enseigner, voire à prêcher, que la philosophie est une manière de vivre,
une spiritualité96. En 1977, dans le « Liminaire » de l Annuaire de la Section des
Sciences religieuses de l École Pratique des Hautes Études, il choisit, pour décrire
ses travaux sur la philosophie antique, le titre éloquent « Exercices spirituels »97.
Son dessein était d offrir « à ceux qui ne peuvent ou ne veulent vivre selon un
mode de vie religieux, la possibilité de choisir un mode de vie purement
philosophique »98. Dans ses « Entretiens » récents, Hadot a souligné les points de
convergence qui unirent sa quête spirituelle personnelle, sa formation de prêtre
catholique, son étude du néoplatonisme, et son travail d historien de la
philosophie.

Hadot vécut dans sa jeunesse des expériences mystiques qui n étaient


cependant pas liées à sa pratique du catholicisme99. Après avoir lu, en tant que
séminariste, quelques classiques de la littérature mystique chrétienne, il tenta
pendant un temps d accéder à l union mystique, mais en fut éventuellement
découragé par ses directeurs de conscience. De fait, cela l amena à se demander
si « le message chrétien est compatible finalement avec la mystique »100. Quand il
lut Plotin en 1945 et en 1946, il découvrit « l existence d une mystique purement
philosophique »101. Il voulut dès lors étudier Plotin à l Université, mais fut plutôt

95 À l étranger, l exemple le plus clair est fourni par “.H. “rmstrong, qui explicita sa position à
cet égard dans son article « Some Advantages of Polytheism », Dionysius, 5 (1981), p. 181-188. On
décèle dans cet article l influence de Trouillard et de Festugière.
96 Pierre Hadot, Chaire d’Histoire de la pensée hellénistique et romaine, Leçon inaugurale, faite le

vendredi 18 février 1983, Paris, Collège de France, 1983 ; idem, La philosophie comme manière de
vivre. Entretiens avec Jeanne Carlier et Arnold I. Davidson, Paris, Albin Michel, 2001 ; voir également
W.J. Hankey, « Philosophy as Way of Life for Christians ? Iamblichan and Porphyrian Reflections
on Religion, Virtue, and Philosophy in Thomas Aquinas », Laval Théologique et Philosophique, 2003
(sous presse).
97 Pierre Hadot, « Exercices spirituels », in Annuaire : Résumé des conférences et travaux, École

pratique des hautes études, Section des sciences religieuses, 84 (1975-1976), Paris, Imprimerie
Nationale, 1977, p. 25-70. Cette étude fut réimprimée dans Exercices spirituels et philosophie antique,
Paris, Études augustiniennes, 1981.
98 Hadot, La philosophie comme manière de vivre, p. 68.

99 Hadot, La philosophie comme manière de vivre, p. 25-32 et, particulièrement, p. 128-129.

100 Ibid., p. 126 ; voir p. 32.

101 Ibid., p. 126.

27
aiguillé par le Père Paul Henry, S.J. (1906-1982), vers une recherche sur
Victorinus et Porphyre102. En dépit des doutes sur la mystique plotinienne que fit
naître en lui la rédaction, en 1963, de son ouvrage Plotin ou la simplicité du regard,
son intérêt pour elle continua de croître et, dès les débuts de son élection à l École
Pratique en 1964, il entreprit des recherches sur les traités mystiques de Plotin. Il
occupait alors la Chaire de « Patristique latine », mais, à sa demande, le nom de
cette chaire fut changé, dès 1971, en « Théologies et mystiques de la Grèce
hellénistique et de la fin de l “ntiquité ». Dans le soixante-dix-neuvième volume
de l Annuaire, en rendant compte des travaux qu il menait comme titulaire de
cette chaire, dont le nouveau nom traduisait mieux ses intérêts, il parla d « un
type de connaissance expérimentale que l on peut qualifier de mystique ».
Selon lui, la caractérisation qu offrait Plotin de cette sorte de connaissance était
« sans précédent dans la tradition grecque » :
Les éléments nouveaux me paraissent être ceux-ci ° idée d une vision
d un objet sans forme, à la limite vision pure sans objet ° idée d une
transformation du voyant qui à la fois n est plus lui-même et devient
vraiment lui-même ; 3° idée de la transcendance du moi par rapport aux
déterminations naturelles : le voyant reste un « moi » mais n est plus
homme103.
Un tel acte de connaissance satisfait les réquisits d une philosophie conçue
comme manière de vivre, car à travers lui le sujet est transformé et devient
davantage lui-même. “u cours d entretiens récents, Hadot a toutefois affirmé
que l expérience mystique ne revêtait plus, pour lui, un intérêt vital, que le
néoplatonisme ne lui semblait plus être une position philosophique tenable, et
que « le stoïcisme et aussi l épicurisme sont plus accessibles que Plotin à nos
contemporains »104.

Lors d une entrevue avec Michael Chase, Hadot a révélé les raisons de son
désintérêt pour la mystique plotinienne en particulier et pour le néoplatonisme
en général, de même que les motifs de son retour au stoïcisme entendu comme
un exercice spirituel, par lequel il avait entamé son étude de la philosophie :
mes doutes concernant la mystique plotinienne apparaissent déjà en 1963,
dans la conclusion de mon livre Plotin ou la simplicité du regard. J y
insistais sur la distance qui nous sépare maintenant de Plotin. La mystique

102 Ibid., 44 ; voir p. 59.


103 Annuaire : Résumé des conférences et travaux, École pratique des hautes études, Section des sciences
religieuses, 79, Paris, Imprimerie Nationale, 1972, p. 273.
104 Hadot, La philosophie comme manière de vivre, p. 137.

28
de Plotin y apparaissant, selon l expression de ”ergson, comme un
«appel», appel non pas à reproduire servilement l expérience plotinienne,
mais simplement à accueillir avec courage, dans l expérience humaine, le
mystérieux, l indicible et le transcendant. Car j avais senti, en écrivant le
livre, combien il risquait, s il était pris à la lettre, d entraîner le lecteur dans
le mirage, dans l illusion du «spirituel pur», loin de la réalité concrète.105
Pour ce qui nous concerne, il est important de voir que la trajectoire de recherche
et d enseignement qui ramena Hadot du néoplatonisme à la philosophie
hellénistique épicurienne et stoïcienne fut définie à la fois par les exigences et les
acquis de sa quête spirituelle, par l évaluation qu il fit de l état d esprit de ses
contemporains, et par le jugement philosophique qu il porta sur la nature même
de la réalité, qui confinait en fait à un déni de la transcendance106.

Après avoir tenté de mettre en relation le développement des études


néoplatoniciennes qui firent suite à Bréhier en regard du catholicisme français, et
fait allusion aux controverses suscitées par l idée de « philosophie chrétienne »
dans la première moitié du XXe siècle, nous ne pourrions aller plus loin sans
parler de Maurice Blondel, le seul penseur moderne et catholique qui réussit à
inscrire son œuvre dans la mouvance bergsonienne sans subir les foudres de
l Église107. Si ”londel fut ainsi épargné, c est qu il était laïque, ce qui est
révélateur du type de mouvement de pensée que nous explorons maintenant.
Néanmoins, il contribua plus que quiconque à entraver le courant anti-
moderniste qui habitait l Église catholique française, courant dont le
renversement passait par le retour au néoplatonisme108. Du reste, ceux qui le
suspectaient d entretenir des sympathies à l endroit des modernistes ne se
méprenaient pas entièrement : à l instar de Loisy, Blondel pensait que la crise
suscitée par la modernité à l intérieur du catholicisme ne pouvait pas être
enrayée « par la vertu de la scolastique, par un retour au fixisme médiéval »109. Si
l on considère que la croisade anti-moderniste s inscrivait dans le droit fil de la
renaissance du thomisme instituée par l Encyclique léonine, et que cette tentative
de restauration de la scolastique représentait en fait l élément le plus déterminant

105 Hadot, La philosophie comme manière de vivre, p. 136.


106 Voir Giovanni Catapano, « È Possibile Ricuperare Oggi La Coscienza Cosmica Del Saggio
Antico ? La Proposta Di Pierre Hadot », in Il problema della relazione uomo-mondo, a cura di G.L.
Brena, Centro Studi filosofici di Gallarate, Padova, Gregoriana Libreria Editrice, 2000, p. 83-90.
107 Voir R.C. Grogin, The Bergsonian Controversy in France 1900-1914, Calgary, The University of

Calgary Press, 1988, p. 152-154.


108 Voir Fouilloux, Une Église en quête de liberté, p. 149-191.

109 Émile Poulat, « Maurice Blondel et la crise moderniste », Revue philosophique de la France et de

l’Étranger (Janvier-Mars, 1987), p. 50 (Poulat cite ici une lettre écrite par Blondel à Loisy).

29
de la croisade engagée, on devine les risques qu il encourait en énonçant une
telle position.

Pour introduire aux vues de Blondel, il convient de partir de ce que


Bréhier affirmait à propos de l « immanentisme » : « c est proprement contre
cette prétention de l idéalisme, écrivait-il, que proteste la philosophie religieuse
en affirmant une transcendance »110. “ssurément, ”londel s oppose à « l illusion
d un idéalisme spéculatif »111, et sa philosophie est une philosophie religieuse qui
s élève contre les oppositions et cloisonnements inhérents à la métaphysique
traditionnelle. Nous devons nous rappeler qu il proclama le premier, contre
”réhier, l existence d une philosophie chrétienne112. Pour lui, comme le note
Goulven Madec, Augustin « reste toujours philosophe »113, et l histoire de la
philosophie lui offre, selon l heureuse formule d Henri Gouhier, une occasion
privilégiée « d approfondir l étude d un problème métaphysique et de préciser sa
propre pensée »114. Dans un article où il répudiait notamment son rejet antérieur
d une « philosophie chrétienne », Blondel écrit que la doctrine augustinienne,
« religieuse par son développement spontané et non par accident, reste
essentiellement philosophique, même en accueillant des données inaccessibles à
la raison » ; de fait, selon lui, « “ugustin […] demeure l initiateur et l animateur
de la pensée catholique et de la philosophie chrétienne »115. Mettant en avant
une interprétation néoplatonisante d “ugustin selon laquelle « rien n est réel que
par Dieu » et faisant état de « l importance et du caractère d une dialectique
spirituelle qui ne s achèvera qu en contemplation unitive, mais non sans avoir
passé per gradus debitos », il estime qu « on a, non sans raison, appelé Augustin le
Platon chrétien »116. Nous pouvons déjà voir, sur la base de ces quelques éléments
et toute autre considération mise à part, comment s est développée ici une

110 Bréhier, Les thèmes actuels, p. 42.


111 Maurice Blondel, L’“ction, 2 tomes, Paris, PUF, 1949, tome I, p. 86.
112 Maurice Blondel, « Y a-t-il une philosophie chrétienne ? », Revue de métaphysique et de morale, 38

(octobre-décembre, 1931), p. 599-606 ; voir aussi idem, Exigences philosophiques du christianisme,


Paris, PUF, 1950 ; et idem, La philosophie et l’esprit chrétien, 2 vol. Paris, PUF, 1944 et 1946.
113 Goulven Madec, « Maurice Blondel citant saint Augustin », Revue de études augustiniennes, 14

(1968), p. 100. Les textes d “ugustin, fait observer Madec, « semblent surgir de sa mémoire »
(ibid.).
114 Henri Gouhier, « Préface », Maurice Blondel, Dialogues avec les philosophes : Descartes, Spinoza,

Malebranche, Pascal, saint Augustin, Paris, Aubier, 1966, p. 7, et Maurice Blondel, « Pour le
quinzième Centenaire de la mort de saint “ugustin l unité originale de sa doctrine
philosophique », Revue de métaphysique et de morale, 36 (octobre-décembre, 1930), p. 423-469,
réimprimé dans Dialogues avec les philosophes, p. 144.
115 Blondel, « Pour le quinzième », p. 145 et 190.

116 Ibid., p. 156.

30
conception de la philosophie qui allait permettre la réintégration des
néoplatoniciens postérieurs à Plotin dans le panthéon des philosophes.

Des deux voies d accès à la transcendance identifiées plus haut par


Bréhier117, Blondel choisit donc celle que privilégiait l augustinisme, dont la
« thèse essentielle […] est que la vie intérieure, le recueillement en soi », constitue
le « chemin vers Dieu, vers le transcendant »118. Ses écrits sont remplis de
déclarations entrecroisant les vocabulaires philosophique et religieux, les
philosophèmes de l augustinisme et du néoplatonisme dionysien :
Nous venons d exposer ces inévitables tâtonnements de l intellectus
irrequietus et du cor agitatum comme un « itinerarium mentis et animae ad
Deum ». Avant et afin de pouvoir expliquer, justifier, soutenir la tâche,
régressive et élévatrice en même temps, qui permet le rattachement et le
progrès des causes secondes à leur primus movens et à leur ultimus finis,
il est bon de fixer quelque peu notre attention et notre admiration sur ce
centre mystérieux de toute vérité d où rayonnent lumière, vie et action.
Non que nous ayons la moindre présomption de voir face à face, de
pénétrer et de capter le secret inviolé de ce qui est au-dessus de toute
intelligence finie et de toute puissance créée. Mais ce qui est juste et bon,
c est au contraire d aviver le sentiment et les raisons de cette inviolabilité
même, conviction qui s accroît à mesure que nous apercevons un peu
mieux ce qu un mystique nommait la « Grande Ténèbre » dans l excès de
la lumière119.

C est ce néo-augustinisme mâtiné de néoplatonisme qui heurta le


dogmatisme des néo-thomistes et les fit constamment se braquer contre Blondel,
non seulement parce qu une telle pensée privilégie la voie intérieure et professe
l indissociabilité de l action et du savoir ce qui est contraire aux réquisits de
leur métaphysique de l être , mais également parce qu elle contredit leur idée
d un lien extrinsèque entre la philosophie et la théologie120. En 1938, lors du
Premier Congrès National des Sociétés Françaises de Philosophie, Blondel fit
valoir en présence de Bréhier, qui prit la parole immédiatement après lui, « la
nécessaire importance d une philosophie de l action, de la foi, de la destinée

117 Voir supra, p. 00.


118 Bréhier, Les thèmes actuels, p. 43.
119 Blondel, L’“ction I, p. 113-114.

120 Voir à ce sujet Étienne Gilson, Les Tribulations de Sophie, Essais d art et de philosophie, Paris,

Vrin, 1967, p.58-64. ”ien qu il fût lui-même thomiste, Gilson critiqua les néo-thomistes, et
défendit une idée de la philosophie chrétienne qui s opposait, à certains égards, à celle de Blondel.

31
humaine, du problème de la transcendance, sous son double aspect
métaphysique et philosophiquement religieux »121. Parce qu elle prétend parvenir
à l achèvement spéculatif sans faire sa part à l action, ”londel jugeait que la
métaphysique était empêtrée dans une logique d auto-objectivation, et il suivait,
pour l en tirer, le fil conducteur bergsonien. Selon Jacob Schmutz, le mode de
« spiritualisme français » qu on trouve chez ”londel a pour caractéristique de
vouloir atteindre à la fois la transcendance et l expérience intime, dans une union
« avec le principe de la pensée, qui est lui-même au-delà de toute saisie
intellectuelle » ; dès lors, « nous ne sommes pas en présence d une métaphysique
intellectualiste ou spéculative, mais en présence d une métaphysique de l union
avec le principe ultime. Nous sommes plus proches du néoplatonisme que de
l aristotélisme »122. Quoique l augustinisme de Blondel soit bien marqué et
reconnaissable, sa filiation au néoplatonisme transparaît plutôt dans les rapports
qu entretinrent avec sa pensée les prêtres qui s engagèrent résolument dans la
voie du retour au néoplatonisme, afin de purger le catholicisme des éléments,
imputables à la modernité occidentale, qui leur semblaient mettre en péril sa
survie comme religion.

L œuvre de Blondel fut étudiée en profondeur par Henry Duméry (né en


1920) , un successeur qui, encore en 1958, comptait quatre de ses ouvrages à
123

l Index pour déviations philosophiques « d ordre métaphysique », impliquant


une « méconnaissance de l analogie de l être »124. On trouve en outre chez
Blondel, selon Joseph Combès, prêtre séculier et élève du père Trouillard, les
bases de la pensée du sulpicien Jean Trouillard125. Ces trois prêtres Duméry,
Combès et Trouillard représentent au dire de Stanislas Breton « la triade
néoplatonicienne de France », s attachant à développer un « radicalisme

121 « Compte rendu des séances, Travaux du Premier Congrès National des Sociétés Françaises de
Philosophie », Les études philosophiques, 12 (1938), p. 7.
122 Schmutz, « Escaping the Aristotelian Bond », p. 184-185 (nous traduisons). Schmutz perçoit la

même structure néoplatonicienne dans la pensée de Louis Lavelle.


123 Voir Henry Duméry, La Philosophie de l’action essai sur l’intellectualisme blondelien, Préface de

Maurice Blondel, Paris, Montaigne, 1948 (cet ouvrage comprend une utile « Bibliographie
analytique » de l œuvre de ”londel , et, du même auteur, Blondel et la Religion : Essai critique sur la
Lettre de , Paris, PUF, 1954, et Raison et religion dans la philosophie de l’action, Paris, Seuil,
1963.
124 Fouilloux, Une Église en quête de liberté, p. 35 (Fouilloux cite L’Osservatore Romano du 6 juillet

1958, colonnes 841 et 842).


125 Voir Joseph Combès, « Néoplatonisme aujourd hui : La vie et le pensée de Jean Trouillard

(1907-1984) », Études néoplatoniciennes, 2e éd., Collection Krisis, Grenoble, Millon, 1996, p. 353-365,
voir plus spécialement p. 354-355 (cet article fut originellement publié dans Gonimos, Mélanges
offerts à L.G. Westerink, Buffalo, Arethusa, 1988, p. 85-102).

32
néoplatonicien »126. Si Breton, un prêtre passionniste, s était lui-même compté
dans le groupe, il aurait fallu parler en France d une tétrade néoplatonicienne.
Duméry et Trouillard percevaient tous deux une tonalité néoplatonicienne dans
la pensée de Blondel. Duméry rapproche par ailleurs Bergson de Blondel
lorsqu il considère la manière dont ”londel unifie l ascension et la descente, la
pensée et l être, la volonté et le savoir :
Quand on soude en tous points les dialectiques ascendante et descendante,
les deux processus du déterminisme intelligible et du dynamisme
ontogénique s épousent et se fécondent. La volonté par laquelle nous
dépassons l essence pour la poser en soi devient alors identique à la loi de
procession qui la réalise, c est-à-dire, en fin de compte, à la volonté par
laquelle Dieu lui-même la produit : il y a, comme dit Bergson,
« coïncidence entre l acte par lequel notre esprit connaît parfaitement la
vérité et l opération par laquelle Dieu l engendre […] la conversion des
Alexandrins, quand elle devient complète, ne fait plus qu un avec leur
procession » (La Pensée et le Mouvant127). Dès lors, intellectualisme et
volontarisme ne sont plus des points de vue exclusifs l un de l autre, et
l option, au sein de ce connubium entre l être et la pensée, n est plus […]
un rapt de l être ; elle consacre une véritable union. […] L option n est pas
autre chose […] que cette lecture intérieure du tracé réalisateur dans
l épaisseur de la série objective. Elle devient constitutive d être parce que,
à la manière plotinienne, elle retrouve l être comme la trace de l Un128.

LES JÉSUITES BLONDÉLIENS : PLATONISME ET PÈRES GRECS

Les jésuites de Fourvière furent également fortement influencés par la


recherche blondélienne d une voie mystique en philosophie et en théologie, axée
sur la connaissance intérieure, l union et la transcendance, de même que par sa
découverte, formulée dans sa correspondance avec Loisy, des « lacunes
philosophiques de l exégèse critique »129. Ces influences concoururent à inspirer
leur grand travail d édition des textes patristiques, auquel donna corps la
création de la collection « Sources chrétiennes ».

Ce retour aux sources reposait sur un certain parti pris théologique et


philosophique. Il constituait, en partie, une réaction contre la rigidité du néo-

126 Breton, De Rome à Paris, p. 31 et p. 152-153.


127 Bergson, La Pensée et le mouvant, Essais in Œuvres, PUF, 1970, p. 1351.
128 Duméry, La Philosophie de l’action, p. 113-114.

129 Cité dans Poulat, « Maurice Blondel », p. 52.

33
thomisme, et le mur qu il élevait entre la philosophie, la théologie et la
spiritualité. Puisque ces séparations, jointes au rationalisme, caractérisaient la
scolastique latine médiévale, il semblait nécessaire de revenir aux Pères de
l Église. Mais ce retour visait également à restaurer l importance des Pères grecs,
éclipsés par l attention exclusive consentie aux Pères latins et particulièrement à
Augustin130. À l origine, comme le rapporte Henri de Lubac, la collection
« Sources chrétiennes » « ne devait […] comprendre que les Pères grecs » :
l initiateur de la collection « y voyait un instrument de rapprochement avec les
Églises orthodoxes »131. On peut en outre y déceler le développement d une
volonté d ouverture à l Orient, puisque de Lubac en arrivera à citer avec
approbation l un de ses confrères prêtres, qui avait avancé que l union de la
philosophie, de la théologie et du mysticisme chez Origène et Grégoire de Nysse
préfigurait « la forme indienne de la pensée chrétienne »132. Les jésuites Henri de
Lubac (1896-1991) et Jean Daniélou (1905-1974) se rangèrent aux côtés de Blondel
pour s opposer à la philosophie scolastique, dont la logique et la métaphysique
leur semblaient faire pièce à une réflexion qui fût à la fois philosophique,
théologique et mystique133. Cependant, plutôt que d opter à l instar de ”londel
pour le développement d une nouvelle métaphysique, ils choisirent la voie des
études historiques, dans le but de renouer avec ces pensées qui ne tablaient pas
sur les dualismes et les oppositions caractéristiques de l époque moderne.

L ouvrage historique le plus influent et, initialement, le plus controversé


de Henri de Lubac, fut son étude portant sur la genèse de la séparation,
constitutive de la néo-scolastique moderne, entre la « pure nature » et le
surnaturel. Il tâcha d y montrer qu en définitive, cette séparation n existait ni
chez Augustin, ni chez Thomas d “quin, et qu elle prenait sa source chez Jean
Duns Scot. Dans la préface d un ouvrage ultérieur, qui prolongeait cette
recherche, de Lubac affirma que l « ancienne tradition », « mieux explorée »
depuis une soixantaine d années, avait manifesté « dans tout son relief […] la
thèse dualiste ou, mieux dire, séparatiste ». Le retour à cette ancienne tradition,
pure de toute séparation, était dirigé contre les « fruits les plus amers » des
dualismes scolastiques : le « laïcisme », la « sécularisation », l « immanentisme »,

130 Fouilloux, Une Église en quête de liberté, p. 184.


131 Henri de Lubac, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Chrétiens aujourd hui N.S., Namur,
Culture et Vérité, 1989, p. 95. On trouve une bibliographie partielle des écrits de Lubac dans
L’Homme devant Dieu, Mélanges offerts au Père Henri de Lubac, 3 tomes, Théologie, Études publiées
sous la direction de la Faculté de Théologie SJ de Lyon-Fourvière, 58, Paris, Aubier, 1964, tome
III, p. 347-356.
132 Ibid., p. 319.

133 Ibid., p. 364.

34
et une « idée de la nature » pouvant « aussi bien convenir au déiste ou à
l athée »134.

On espérait trouver, chez les Pères grecs, une approche chrétienne qui fût
exempte des cloisonnements caractéristiques de la pensée occidentale moderne,
c est-à-dire un cadre de pensée dans lequel les rigidités et les restrictions du
rationalisme n étouffaient pas encore les efforts d élévation spirituelle, et dans
lequel la théologie déductive n était pas séparée de la méditation biblique135. À
l aristotélisme, qui avait inspiré au thomisme sa division du savoir, on opposait
le platonisme, qui semblait faire de la philosophie et de la théologie les
composantes inséparables d un itinéraire mystique. Plusieurs des intellectuels
catholiques qui critiquèrent la tradition latine en vinrent également à s opposer
au thomisme ; mais de Lubac, pour sa part, cherchait tout autant à promouvoir
une juste compréhension de la pensée de Thomas et d “ugustin qu à élargir la
mentalité de l Église et à enrichir ses assises doctrinales. Parmi ceux qui
partagèrent ce dessein d en arriver, par la pratique de l histoire, à la réactivation
d une optique pré-moderne, on compte les dominicains Yves Cardinal Congar et
Marie Dominique Chenu, et Étienne Gilson (1884-1978), un historien laïque de la
philosophie médiévale. Étienne Fouilloux explique en quoi cette entreprise de
ressourcement patristique suscita une controverse dans l Église :
Pour une théologie romaine arc-boutée sur son interprétation aussi
normative que figée de l école thomiste, le mouvement patristique pouvait
avoir quelque chose d inquiétant, voire de subversif, dans la mesure où,
manifestant la cohérence de théologies plus proches des origines, il
relativisait la synthèse du Docteur angélique et justifiait le pluralisme
doctrinal au sein d une Église qui ne le supportait plus depuis la crise
moderniste. D autant que ces théologies, pétries de rumination biblique,
ont évité la coupure […] entre pensée et prière, doctrine et mystique,
théologie et sainteté. “ssurée depuis des décennies par le magistère d être
la seule approche rationnelle de la vérité, la scolastique tardive ne pouvait
que dénoncer une telle concurrence, dans laquelle elle soupçonnait un
retour aux fumées néoplatoniciennes en deçà de la « science »

134 Henri de Lubac, « Préface », in Le mystère du surnaturel, Théologie, Études publiées sous la
direction de la Faculté de Théologie SJ de Lyon-Fourvière, 64, Paris, Aubier, 1965, p. 15 ; voir
aussi idem, Augustinisme et théologie moderne, Théologie, Études publiées sous la direction de la
Faculté de Théologie SJ de Lyon-Fourvière, 63, Paris, Aubier, 1963, et idem, Surnaturel. Études
historiques, 2 tomes, Théologie, Études publiées sous la direction de la Faculté de Théologie SJ de
Lyon-Fourvière, 8, Paris, Aubier, 1945.
135 Fouilloux, Une Église en quête de liberté, p. 182-187.

35
aristotélicienne baptisée […] par l “quinate, voire un refus de l exercice de
l intelligence en matière de foi, un anti-intellectualisme subjectif, ou
subjectiviste136.
Puisque leur nouvelle vision de l histoire intellectuelle et spirituelle de l Église
semblait menacer l hégémonie du néo-thomisme, les jésuites et les dominicains
subirent, dans les années quarante et cinquante, les persécutions des autorités
ecclésiastiques. Gilson qui, comme Blondel, était laïque, fut épargné, mais les
prêtres se virent interdits d enseignement137. Leurs travaux mirent toutefois en
lumière les sources et la coloration néoplatoniciennes de la pensée de Thomas
lui-même, et cet apport fut à la base du renouveau d intérêt pour son œuvre
après la chute du néo-thomisme138. Cette nouvelle approche, consciente de
l influence exercée par le néoplatonisme sur la pensée de Thomas, oblige à rejeter
l opposition qu avait cru discerner Bréhier, au sein de la pensée religieuse du XXe
siècle, entre deux voies d accès à la transcendance.

Henri de Lubac écrit, à propos de ses années de formation dans une


maison d études jésuite :
En philosophie, à Jersey, saint Augustin et surtout saint Thomas avaient
constitué ma nourriture de base ; de nombreux excursus m avaient
promené à travers Plotin (sur qui je fis un exposé un peu trop enthousiaste
... . J avais travaillé quelque peu ”ergson et Hamelin, lu ”londel […] et
Maine de ”iran […]139.
Son intérêt pour Thomas ne se démentit jamais :

136 Étienne Fouilloux, La collection « Sources chrétiennes » Éditer les Pères de l’Église au XXe siècle,
Paris, Cerf, 1995, p. 223-224.
137 Voir sur ce point de Lubac, Mémoire, p. 61-96, et G. Alberigo, M.-D. Chenu, É. Fouilloux, J.P.

Jossua et J. Ladrière, Une école de théologie : Le Saulchoir, Paris, Cerf, 1985. La situation connut
toutefois un renversement spectaculaire au cours de Vatican II ; ces mêmes prêtres, en effet,
furent reconnus comme des précurseurs, dont on sollicita l expertise.
138 Voir Jean-Marc Narbonne, Hénologie, ontologie et Ereignis (Plotin-Proclus-Heidegger), Paris, Les

Belles Lettres, 2001, et mes articles « “quinas doctrine of God between ontology and henology »,
in Actes du Colloque La philosophie et la question de Dieu. Histoire, développement, perspectives,
Université Laval (Québec) les 10, 11 et 12 avril 2003 (sous presse) ; « From Metaphysics to History,
from Exodus to Neoplatonism, from Scholasticism to Pluralism : the fate of Gilsonian Thomism
in English-speaking North America », Dionysius, 16 (1998), p. 157-188 ; « Denys and Aquinas :
Antimodern Cold and Postmodern Hot », in Lewis Ayres et Gareth Jones (éds.), Christian Origins
: Theology, Rhetoric and Community, Studies in Christian Origins, Londres et New York,
Routledge, 1998, p. 139-184.
139 De Lubac, Mémoire, p. 66.

36
Au sortir du Jersey […], où régnait encore l esprit suarézien, j avais été
noté sévèrement comme thomiste d un thomisme, il est vrai, revivifié par
Maréchal et Rousselot) […]. Je n ai jamais abdiqué cette orientation
fondamentale. Je crois même avoir travaillé […] à ramener les esprits au
saint Thomas authentique, comme à un maître à penser toujours actuel140.
Ses travaux sur Augustin furent motivés par une préoccupation analogue, de
même que toute son entreprise de ressourcement.

Afin de compléter ce retour aux sources, et dans le but d explorer les


conséquences des oppositions et des dualismes constitutifs des cultures
religieuse et laïque modernes, de Lubac et Daniélou s appliquèrent à expliquer
les phénomènes de l athéisme et de la sécularisation141. Il convient, en rapport
avec ce dernier point, de dire quelques mots au sujet des études que de Lubac
consacra à la tradition augustinienne et à l idéalisme allemand, puisque ces deux
courants interagirent dans la réactivation française du néoplatonisme. De Lubac
voulait comprendre comment la théologie et la philosophie occidentales en
étaient arrivées à naturaliser le surnaturel, et il désirait découvrir comment « la
foi peut être légitimement employée à l intelligence universelle, sans que l ordre
surnaturel en soit naturalisé, ni l ordre naturel, volatilisé »142. Il trouva réponse à
cette dernière question dans le platonisme des Pères grecs, dans la pensée latine
qui précéda Jean Duns Scot, dans la pensée de Jean Pic de la Mirandole143 et, plus
près de nous, dans la philosophie de Blondel. Le problème de la relation entre le
naturel et le surnaturel étant lié, dans la théologie occidentale, à la question du
désir naturel, la thèse blondélienne de la « coaptation entre la volonté humaine,
le désir naturel, et le surnaturel chrétien », constitua le point de départ et le point
de retour de sa réflexion144. Il estimait que la théologie anthropologique de

140 Ibid., p. 147 ; voir également p. 33, n. 8, et p. 271-272.


141 Voir par exemple Henri de Lubac, Le Drame de l’humanisme athée, Paris, Spes, 1944 ; idem,
Proudhon et le christianisme, Les collections « Esprit » : La condition humaine, Paris, Seuil, 1945 ;
idem, “théisme et sens de l’homme. Une double requête de Gaudium et spes, Paris, Cerf, 1968.
142 X. Tilliette, « Le Père de Lubac », p. Tilliette cite l ouvrage de Lubac, Théologies d occasion,
Paris, de Brouwer, 1984, p. 104-105. Cet article de Tilliette offre un bon résumé des relations que
de Lubac entretint avec Blondel.
143 Il consacra d ailleurs à cette grande figure de la Renaissance, s inscrivant comme Thomas

d “quin dans la tradition ontologique néoplatonicienne, et très prisée par les chercheurs français
travaillant sur le néoplatonisme, son dernier livre : Pic de la Mirandole. Études et discussions, Paris,
Aubier-Montaigne, 1974 ; voir également, sur Pic de la Mirandole, A.-J. Festugière, « Studia
Mirandulana », “rchives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 7 (1932), p. 143-184 ; idem, La
philosophie de l’amour de Marsile Ficin et son influence sur la littérature française au XVIe siècle, Paris,
Vrin, 1941 ; et Narbonne, Hénologie, ontologie et Ereignis, p. 41-59.
144 X. Tilliette, « Le Père de Lubac », p. 195.

37
Feuerbach, qui défendait tout ce à quoi il s opposait (l anti-christologie, le
renversement de la kenosis, etc.), était le produit de la christologie hégélienne,
qu il tenait elle-même pour l aboutissement de certaines tendances inscrites dans
la théologie occidentale, qui s actualisèrent dans la scolastique baroque et dans la
philosophie moderne145. Dans tous ses travaux, de Lubac s escrima à manifester
les différences entre Augustin et l augustinisme, entre Thomas et le néo-
thomisme, et, d une façon générale, entre les pensées d origine et leurs
prolongements modernes.

Daniélou, quant à lui, étudia en détail la relation entre mythes païens et


mystères chrétiens, de même que les relations entre platonisme et théologie
mystique. Ses travaux conclurent à la complémentarité du paganisme et du
christianisme, à cette différence près que le paganisme ne fait que rechercher ce
que le christianisme atteint. Jean Trouillard n allait accepter ni une telle
restriction, ni la séparation posée par de Lubac entre “ugustin et l augustinisme
(afin de disculper Augustin des égarements de la « théologie séparée » latine), ni
le platonisme chrétien de Daniélou146. Il estimait que la dialectique hégélienne,
dans laquelle se réalise la fusion de l humain et du divin, puisait sa source chez
Augustin. Jean Trouillard et Henry Duméry furent eux aussi inspirés par
Blondel, mais plutôt que d adhérer à la conception augustinienne d un Dieu
comme idipsum esse, ils optèrent pour un retour beaucoup plus direct au
néoplatonisme et à l hénologie. “vant de considérer leur apport respectif,
toutefois, il convient de considérer la contribution qu apporta de Lubac au débat
sur la philosophie chrétienne. Nous verrons ainsi en quoi s accordèrent les
jésuites qui empruntèrent à Blondel, et en quoi ils différèrent des penseurs qui
voulurent réactiver plus directement le néoplatonisme.

De Lubac publia son étude, « Sur la philosophie chrétienne : Réflexions à


la suite d un débat », en 1936. Il y examinait principalement les relations entre les
positions d Étienne Gilson, de Jacques Maritain et de Maurice Blondel, tout en

145 Sur la compréhension qu avait de Lubac de Hegel, voir Olivier Boulnois, « Les deux fins de
l homme. L impossible anthropologie et le repli de la théologie », p. 208 ; Jean-Yves Lacoste, « Le
désir et l inexigible. Préambules à une lecture », p. 232-238 ; et Bruno Pinchard, « Sujet
théologique, sujet initiatique. L interprétation du joachimisme par Henri de Lubac et la figure de
Dante », p. 248-249 (toutes ces études sont parues dans Les Études philosophiques [avril-juin 1995 :
« Henri de Lubac et la philosophie » éd. V. Carraud]).
146 Voir Jean Daniélou, Mythes païens, mystère chrétien, je sais - je crois, Paris, Fayard, 1966 ; idem,

Platonisme et théologie mystique. Doctrine spirituelle de Saint Grégoire de Nysse, nouvelle édition
revue et augmentée, (1re éd., 1944), Théologie 2, Paris, Aubier, 1954 ; idem, Le message chrétien et la
pensée greque au IIe siècle, ms, Paris, Institut Catholique de Paris, Faculté de théologie. Ces deux
derniers ouvrages se réfèrent aux travaux de Festugière.

38
tâchant d énoncer ses propres vues. Les positions de ces trois penseurs étaient,
selon lui, complémentaires. On pourrait croire que son « irénisme » le poussait
à « masquer la nature réelle des divergences » entre l augustinisme
philosophique de Blondel et le thomisme historiciste de Gilson147, mais de Lubac
jugeait que les positions de Gilson et de Maritain se rattachaient logiquement à
celle de Blondel. Sa propre position peut, du reste, sembler identique à celle du
Philosophe d Aix. Selon de Lubac, Blondel « établit un rapport véritablement
intrinsèque entre la spéculation rationnelle et la révélation surnaturelle, sans
pour autant, ouvrir à la philosophie le contenu mystérieux de cette
révélation »148. Le maintien de ce décalage est à ses yeux essentiel, car il explique
la tâche sans fin de la philosophie : la philosophie qui « n était pas encore
chrétienne », fait-il ainsi remarquer, n a pu que creuser « le vide que la révélation
chrétienne devait remplir »149. Il rapproche en outre Rousselot de Blondel en
décrivant une « renaissance de la raison » riche de paradoxes :
La vie intellectuelle […] ne s arrête pas à cette démarche ultime, dont
M. Blondel a fait une si pénétrante analyse, où la raison abdique
rationnellement son autonomie, dans l impuissance reconnue d achever
elle-même l œuvre qu elle ne peut s empêcher de vouloir. Elle ne meurt
que pour renaître, et l hétéronomie qu elle accepte la rend plus à elle-
même qu elle ne fut jamais. Deus, interior intimo meo [Augustin]. Alors
commence vraiment pour elle la phase de « l intelligence ». Renaissance de
la raison : tel était précisément le thème principal de l ouvrage sur la foi
chrétienne que le Père Pierre Rousselot était en train d écrire, lorsqu éclata
la guerre de 1914150.
La solution qu énonce ici de Lubac peut être regardée comme essentiellement
néoplatonicienne, car elle décrit un itinéraire dans lequel l âme traverse
différents niveaux de compréhension, afin de réaliser une union au terme de
laquelle la philosophie cesse d être un simple moyen d élévation spirituelle151. En

147 H. Donneaud, « Étienne Gilson et Maurice Blondel dans le débat sur la philosophie
chrétienne », Revue thomiste, 99 (1999), p. 514.
148 Henri de Lubac, « Sur la philosophie chrétienne : Réflexions à la suite d un débat », réimprimé

dans Recherches dans la foi. Trois études sur Origène, saint Anselme, et la philosophie chrétienne,
Bibliothèque des archives de philosophie, N.S. 27, Paris, Beauchesne, 1979, p. 131.
149 de Lubac, Mémoire, p. 21.

150 de Lubac, « Sur la philosophie chrétienne », p. 144-145.

151 Voir Jean-Marc Narbonne, « EPEKEINA THS GNWSEWS, le savoir d au-delà du savoir chez

Plotin et dans la tradition néoplatonicienne », in Metaphysik und Religion : Zur Signatur des
spätaniken Denkens. Akten des Internationalen Kongresses vom 13.-17.Mars 2001 in Würzburg,
Herausgegeben von Theo Kobusch und Michel Erler, München/Leipzig, K.G. Saur, 2001, p. 477-490 ; et

39
définitive, cependant, le platonisme de Henri de Lubac et de Blondel demeure un
platonisme intellectualiste et augustinien, c est-à-dire une pensée de type
ontologique. À ce stade, toutefois, la voie d un dépassement était toute tracée.

TROUILLARD ET DUMÉRY DE L ONTOLOGIE “UGUSTINIENNE À


L HÉNOLOGIE PROCLIENNE

On rencontre chez Jean Trouillard (1907-1984) un nouveau type de


néoplatonisme, qui procède d une ligne de pensée antimétaphysique et
essentiellement postmoderne. Son hénologie, renouvelée de Proclus, s oppose
radicalement aux interprétations idéalistes des écrits néoplatoniciens, et fut
élaborée comme solution de rechange à la conclusion, de nature hégélienne, que
Trouillard décelait dans la pensée de ceux qui voulaient suivre Plotin tout en
restant fidèles à Augustin. Elle visait également à offrir une solution de rechange
au thomisme, et fut inspirée en partie par les critiques de Heidegger à l endroit
de la métaphysique occidentale152. Il était facile, pour ceux qui adhéraient à l idée
blondélienne d un itinerarium intégrant philosophie et religion, de se défaire du
néo-thomisme ; mais dépasser Augustin était plus ardu.

C est à l âge de vingt-deux ans, alors qu il étudiait la théologie, que


Trouillard rencontra l œuvre de Blondel. Il découvrit dans cette dernière une «
méthode de pensée qui s autorise de la conspiration immanente de l esprit avec
tous les ordres de réalité et avec leur principe transordinal »153. Ce n est que plus
tard, alors qu il enseignait au séminaire de Bourges (1939-1956), qu il étudia
Plotin. Comme le souligne Combès, les recherches qu il consacra pendant une
quinzaine d années au néoplatonicien eurent pour visée « un approfondissement
[…] de la notion et de la réalité de l immanence spirituelle », et ne marquèrent
donc pas en dépit du fait que Blondel ne devint jamais néoplatonicien au
même titre que Trouillard « une rupture avec sa formation blondélienne »154.

Giovanni Catapano, Epékeina tês philosophias L’eticità del filosofare in Plotino, Padova, CLEUP,
1995.
152 Voir Stanislas ”reton, « Sur la difficulté d être thomiste aujourd hui », in Le Statut contemporain

de la Philosophie première, Philosophie 17, Paris, Beauchesne, 1996, p. 333-346 ; on consultera, à


propos du lien entre le néoplatonisme et Heidegger, l article de Pierre Hadot, « Heidegger et
Plotin », Critique, 1959, p. 539-556.
153 Combès, « Néoplatonisme aujourd hui », p. 355.

154 Ibid.

40
À l origine, Trouillard choisit d étudier Plotin parce qu il se sentait « complice de
plusieurs de ses positions présumées »155. Il lui apparut toutefois rapidement que
les « thèses principales de l “lexandrin » étaient « assez différentes » de celles
qu il lui avait d abord attribuées sous l influence de ”londel156.

Blondel s intéressait aux conditions de l agir, et plus particulièrement à la


« condition inconditionnée » qui, « réclamée au terme de l action, doit se trouver
déjà à son principe, telle une motion intérieure qui transcende tout
développement temporel, car celui-ci en est issu » ; et, sur cette base, il « montrait
que la raison, dans son effort même pour se fermer au surnaturel, le postule
nécessairement »157. Lorsqu il aborda Plotin dans une optique blondélienne,
Trouillard fut donc frappé de découvrir « un philosophe païen qui posait à la
racine de l esprit une union implicite à une source ineffable » comme l explique
Combès :
Le schème de l immanence, selon lequel ”londel allait vers la requête
d une transcendance surnaturelle, était chez Plotin anticipé, mutatis
mutandis, dans un autre contexte. Plotin parlait d un « toucher », d un
« contact indicible », « a-noétique », parce qu il est « pré-noétique »,
antérieur à la naissance de l esprit […]. Proclus devait employer le terme
de « pré-essentiel » pour suggérer la puissance de l un, antérieure et
immanente à l origine de l être, de la vie, de l esprit, de l âme, de la
nature158.

C est cette idée d un « contact indicible », d un point d ancrage dans ce qui est
impensable parce qu antérieur à la noèsis et à l esse, qui poussa Trouillard à
s intéresser à Plotin.

Tous les disciples de Blondel dont nous avons parlé virent dans ce
fondement antérieur à la pensée et à l être la solution au problème qui les
occupait. D une part, en effet, ils voyaient à l œuvre une sécularisation moderne
destructive du christianisme. D autre part, cette sécularisation leur paraissait
être un produit nécessaire du christianisme occidental. La métaphysique néo-
scolastique ne pouvait dénouer ce lien. Le thomisme, qui cherchait à expliquer
les relations entre le naturel et le surnaturel en posant une séparation entre la

155 Jean Trouillard, L’Un et l Âme selon Proclos, Collection d études anciennes, Paris, Les ”elles
Lettres, 1972, p. 2.
156 Ibid.

157 Combès, « Néoplatonisme aujourd hui », p. 355.

158 Ibid., p. 355-356.

41
philosophie et la théologie, ne pouvait contribuer à la solution du problème : il
ne faisait que l accentuer159. De Lubac avait montré que la tradition occidentale
en était arrivée à concevoir la surnature comme une seconde nature, surajoutée à
la première. Une telle réduction ne pouvait mener qu à une assimilation du
surnaturel à un naturel désormais envahissant. En plaçant le fondement
transcendant de la nature dans une réalité impossible à travestir, parce que sise
au-delà de toute représentation et de toute saisie, Plotin semblait offrir la clef160.
Pour suivre jusqu au bout ce fil d “riane, toutefois, il fallait d abord être prêt à
s écarter d une tradition de pensée qui, encore plus fortement que le thomisme,
avait contribué à façonner le caractère du christianisme occidental et à
développer les dilemmes auxquels il devait faire face. L augustinisme, le cœur
même du christianisme latin, devait être remis en question.

Il n est donc pas surprenant de constater que, dans un important article


qu il consacra en à ”londel, Trouillard ait résumé avec précision les
problèmes qui poussèrent les penseurs néoplatoniciens français à se détourner
d “ugustin et de l idéalisme. Comme l avait révélé la nature de son intervention
dans le débat sur la philosophie chrétienne, Blondel refusait de voir la théologie
et la philosophie comme des sciences séparées parce qu il adhérait, pleinement et
résolument, à un mode de pensée et de spiritualité augustinien : sa dialectique,
comme l observe Tilliette, était « saturée d apports anselmiens et augustiniens
(bonaventuriens) »161. L augustinisme de ”londel ne tenait d ailleurs pas
seulement à son style dialectique et à sa manière de spiritualité : l onto-théologie
augustinienne était au centre même de sa réflexion162. Blondel, fait ainsi
remarquer Trouillard, « estimera que la Trinité lui donne le droit de détacher la
circulation mentale de la finitude et de la sublimer dans l “bsolu ». Il cite pour
preuve un passage de L’“ction, fortement inspiré par l augustinisme, qui fait état
de « l absolue équation », en Dieu, des trois éléments présents dans la structure
de toute subjectivité : l être, le connaître et l agir, et qui conclut : « La Trinité, c est
l argument ontologique transporté dans l absolu, là où cette preuve n est plus
une preuve, mais la vérité même et la vie de l être »163.

159 Boulnois, « Les deux fins de l homme », p. 209-222.


160 Combès, « Néoplatonisme aujourd hui », p. 356.
161 Tilliette, « Le Père de Lubac », p. 194.

162 Voir Claude Bruaire, « Dialectique de L’“ction et preuve ontologique », Revue philosophique de la

France et de l’Étranger, 177 (1987), p. 424-433.


163 Jean Trouillard, « Pluralité spirituelle et unité normative selon Blondel », Archives de philosophie

(Janvier-Mars, 1961), p. 23.

42
En guise de réponse à cette conception, Trouillard met d abord en garde
contre les dangers des spéculations trinitaires d “ugustin. Ce type d approche,
proprement occidental, n a jamais pu préserver la transcendance divine, car il
demeure dans la tradition plotinienne et porphyrienne de l exégèse du
Parménide, c est-à-dire dans une tradition de pensée qui contrairement à cette
autre tradition païenne qui s étend de Jamblique à Damascius ne pose pas de
division radicale entre l Un et le Noûs. En cherchant à faire de Dieu un sujet auto-
réflexif, la tradition augustinienne projette le fini dans l infini. Trouillard écrit, à
propos du passage de L’Action qu il avait jugé bon de citer :
Lignes aussi séduisantes que les spéculations trinitaires de saint Augustin.
Le danger des unes et des autres, c est de prétendre justifier la trinité
divine par des attributs ou des fonctions qui s identifient et donc se
dépassent eux-mêmes dans la simplicité divine. C est aussi de redoubler,
sous prétexte de les fonder dans l “bsolu, les distinctions inhérentes à
l esprit créé. Une des faiblesses de la tradition augustinienne est d être
demeurée en deçà de l exégèse plotinienne du Parménide et de n avoir pas
compris qu en celle-ci les exigences de la critique et celles de la vie
religieuse convergent pour libérer la Transcendance de tout ce qui revient
à l intelligible. Hors de là on risquera perpétuellement le quiproquo,
comme il arrive à la dialectique hégélienne dont nul ne peut dire si elle est
celle de Dieu ou celle de l homme et qui joue de cette ambiguïté164.

Trouillard voyait toutefois un point fort dans les recherches trinitaires de


Blondel celui d avoir fait ressortir « la collégialité de l esprit et le rôle primordial
de la relation dans la pensée active ». Cette idée d un lien organique régnant au
sein d une communauté des esprits se trouve également chez Plotin : « comme
Plotin l avait vu, l intersubjectivité n est pas la rencontre accidentelle d esprits
préalablement constitués dans leurs intériorités fermées, elle tient à la structure
même de pensées qui se posent les unes par les autres dans une sorte de
circumincession »165. “lors qu il commente cette idée, Trouillard cite divers
passages de Proclus, qui lui permettent de souligner un autre aspect de la pensée
de Blondel le pouvoir de la négation, de l indéterminé, et de l absence.
Trouillard affirme :
Le point commun entre ”londel et la tradition platonicienne, c est cette
infinité d absence qu implique toute présence. Plus exactement, c est la

164 Trouillard, « Pluralité spirituelle », p. 24.


165 Ibid.

43
positivité et l efficacité de cette absence. Une intention mentale se définit
par ce qu elle exclut autant que par ce qu elle pose166.
On voit déjà poindre ici le caractère hénologique de la pensée de Trouillard, qui
devient explicite dans sa conclusion :
Si la norme domine la présence et l absence, si elle commande possession
et privation, le nom d Être semble mal choisi pour la désigner. La
normative est une hyperontologie. Le terme Un serait aussi inadapté si on
l entendait comme un attribut. Une norme infinie n a que des caractères de
fonction. Elle est être dans la mesure où elle réalise ses dérivés, mais elle
leur impose aussi « la distance ». Elle est unité au sens où elle règle le
divers, mais elle est également source de la multiplicité et de la bigarrure
des êtres167.

Après avoir jugé bon d attirer l attention de son lecteur sur un dernier passage de
Proclus, affirmant que l Un fonde l un et le multiple parce qu il les transcende,
Trouillard conclut, au terme de son article : « nous croyons avoir montré qu il y a
chez ”londel les principes d une ontologie originale, qui n est pas une variété de
celle d “ristote ni une simple reprise des méditations augustiniennes »168. Il ne
faudrait toutefois pas en conclure que, selon Trouillard, « Blondel était
néoplatonicien sans le savoir » : trop de différences, en effet, séparent sa pensée
du néoplatonisme, différences qui, comme l observe Combès, « n ont pas été
laissées hors de la logique de la pensée de Jean Trouillard qui, dans son
cheminement, les a reconnues et intégrées comme telles, tout en faisant valoir des
chefs de rapprochement »169.

Dans la même veine, Jean-Luc Marion se distancie de l ontologie


théologique d “ugustin qui avait séduit ”londel. Marion estime que l exégèse
augustinienne d Exode 3, 14 est à la base de la conception de Dieu comme idipsum
esse, et il juge que « la pensée augustinienne s y trouvait plus explicitement
reprise selon la constitution onto-théo-logique de la métaphysique »170.
Néanmoins, il refuse de suivre Trouillard ou Duméry sur la voie de l hénologie
néoplatonicienne : « je n ai jamais été très convaincu par la démonstration
passer de l Être à l Un, cela reste dans la métaphysique, par simple conversion

166 Ibid., p. 27.


167 Ibid., p. 28.
168 Ibid.

169 Combès, « Néoplatonisme aujourd hui », p. 356.

170 Jean-Luc Marion, Dieu sans l’être [1ère éd. 1982 Librairie Arthème Fayard], Paris, Quadrige &

Presses Universitaires de France, 1991, p. 110.

44
des transcendantaux. Insuffisante évasion »171. Pourtant, c est à la même source
que Trouillard et Duméry qu il puise un correctif à l onto-théologie occidentale.
Dans son premier livre, L’idole et la distance172, Marion esquisse à partir d une
considération de la pensée du Pseudo-Denys les contours d une théologie non
ontologique. Il emprunte à Denys ce que ce dernier devait lui-même à Proclus et
à Damascius. Mais bien qu il récuse la métaphysique, Marion refuse d assimiler
la position de Denys ou la sienne à une forme de néoplatonisme. L on
pourrait dire que sa pensée, qui cherche sous l influence de Lévinas à
explorer l autonomie du domaine éthique, est régie par le principe
néoplatonicien, mais dans la mesure où ce dernier est entendu comme « Bien »
plutôt que comme « Un ». Quoi qu il en soit, lorsqu il considère L’“ction, Marion
ne prend pas Denys pour objet de sa réflexion. S il fait cas de l analyse
blondélienne de la volonté, c est non seulement parce que Blondel engage une
polémique contre Schopenhauer et Nietzsche, mais également parce que l infinité
de la volonté se trouve convertie en charité dans la tradition chrétienne qui
s étend d “ugustin à ”ernard de Clairvaux. Par conséquent, les tentatives de
Marion pour penser Dieu « à travers son nom le plus théologique : la charité »173,
et pour transcender les déterminations historiques de la philosophie en sautant
« hors-texte », s inscrivent également dans le sillon augustinien. Le volontarisme
d “ugustin le séduit et, comme Trouillard, il retrouve chez ”londel cette idée
d une « conversion de la volonté » (ou charité) qui lui permet de se tourner vers
Dieu sans recourir à la métaphysique174. Son article sur Blondel rejoint le thème
central de L’idole et la distance parce que Marion s aperçoit que ”londel cherche
lui aussi à découvrir comment la volonté transcende « tous ses objets comme
autant d idoles »175. En fait, Trouillard, Duméry et Marion se rejoignent parce que
l on trouve unies, dans le concept de charité, deux idées typiquement
néoplatoniciennes l Un-Bien au-delà de l être, et une volonté libre de toute
détermination noétique. Comme l a en effet rappelé, dans son étude sur l Ennéade

171 Dominique Janicaud, Heidegger en France, 2 vol., Idées, Paris, Albin Michel, 2001, p. ii,
Entretiens p. 216.
172 Jean-Luc Marion, L’idole et la distance, Cinq études, Paris, Grasset et Fasquelle, 1977. Concernant

l intérêt de Marion pour Denys, voir Hankey, « Denys and “quinas », p. et suiv. voir aussi,
au sujet de sa compréhension d Augustin, idem, « Self-knowledge and God as Other in
Augustine : Problems for a Postmodern Retrieval », Bochumer Philosophisches Jahrbuch für Antike
und Mittelalter, 4 (1999), p. 83-123, et plus spécialement p. 93-98.
173 Jean-Luc Marion, God without being : Hors-texte, trad. Thomas A. Carlson, Chicago, Chicago

University Press, 1991, p. xxi (nous traduisons); voir idem, « The Idea of God », in The Cambridge
History of Seventeenth-century Philosophy, Daniel Garber et Michael Ayres (éds.), 2 vol.
174 Jean-Luc Marion, « La conversion de la volonté selon L “ction », Revue philosophique de la

France et de l’Étranger, 177:1 (Janvier-Mars, 1987), p. 33-46.


175 Marion, « La conversion », p. 38.

45
VI, 8 (39), le spécialiste canadien du néoplatonisme (et grand admirateur de Jean
Trouillard) Georges Leroux, cette idée d une volonté entièrement libre et
indéterminée est d origine plotinienne176.

Dans son article « Actualité du néoplatonisme », Stanislas Breton émet


l hypothèse selon laquelle le néoplatonisme aurait connu « trois états » ou « trois
phases » : le « stade intuitif », le « stade logico-formel » et le « stade aporétique ».
Selon lui, une figure illustrerait chacune de ces phases : « Plotin l intuitif, Proclus
le logicien, Damascius l aporétique ». Cette hypothèse est proposée par Breton
« comme une loi de développement qui déploie l essence du néoplatonisme ».
Elle traduirait un « rythme ontologique », comparable à un « quasi-groupe
d opérations » : « une opération identique, une opération transitive ou
processive, [et] une opération inverse ou conversive ». Aux yeux de Breton, le
néoplatonisme est l incarnation même de l esprit critique. Damascius, qui « se
retourne sur le néoplatonisme pour le mettre à l épreuve de ses apories », et qui
incarne donc « l opération inverse, réflexive et critique »177, aurait porté le
processus critique à son point culminant. Le caractère aporétique du Parménide,
auquel se réfère continuellement le néoplatonisme, « confère au système
néoplatonicien un trait aporétique qui ne saurait lui être accidentel », et la
« technique » de l école est donc « constamment inspirée par une
autocritique »178. À ces trois phases et à ces trois figures du néoplatonisme,
Breton fait correspondre une triade moderne :
Plotin illustrait l opération du demeurer-intuition qui ne fait rien ; Proclus
était l homme de la procession discursive, en sa rigueur systématique ;
Damascius, quant à lui, par un retour, aussi critique que conversif, sur les
deux premières, incarnait l opération conclusive du cycle. Par une analogie
lointaine, je retrouvais, d une certaine manière, dans l œuvre de Trouillard
l inflexion plotinienne ; dans celle de Duméry, philosophe de la religion, la
poussée, expansive, et rigoureuse à la fois, du discours proclien ; dans la
traduction commentée de Combès, la force critique de l original
damascien179.

176 Plotin, Traité sur la liberté et la volonté de l’Un [Ennéade VI, 8 (39)], Introduction, texte grec,
traduction et commentaire par G. Leroux, Histoire des doctrines de l “ntiquité classique , sous
la direction de Jean Pépin, Paris, Vrin, 1990.
177 Stanislas Breton, « Actualité du néoplatonisme », Revue de Théologie et de Philosophie, 5 (1972),

réimprimé dans Études néoplatoniciennes, Neuchatel, La Baconnière, 1973, p. 110-111.


178 Ibid., p. 123.

179 Breton, De Rome à Paris, p. 153.

46
Pour que se réalise, chez les anciens comme chez les modernes, ce
développement autocritique, il était toutefois essentiel que s opère un passage à
l hénologie, passage à l hénologie qui impliquait également, pour les penseurs
français, une rupture avec Blondel. Duméry, qui avait été lié pendant si
longtemps au Philosophe d “ix, franchit ce pas de façon décisive. Comme
Trouillard, aux côtés de qui il était engagé dans la lutte contre l humanisme
athée, il jugea que la liberté spirituelle que recherchait Blondel pour les hommes
ne pouvait être atteinte dans le cadre de l ontologie ou de la psychologie
augustiniennes : seul un Absolu qui fût au-delà de l être pouvait en assurer le
fondement. Duméry développa les raisons qui rendaient nécessaire ce passage à
l hénologie et qui justifiaient le recours à Husserl (modifié) pour y parvenir
dans un livre qu il écrivit alors qu il était rattaché au CNRS : Le problème de Dieu
en philosophie de la religion180.

Seule une distance entre l Un et l être peut assurer la liberté de l “bsolu181.


Duméry fait valoir ce point contre Hegel et Bréhier. Concernant Hegel, il écrit :
M. Bréhier a comparé Hegel et Plotin. On est renvoyé alors à
l interprétation de Plotin. […] Une chose est sûre : Plotin ne fait porter la
nécessité des expressions inférieures qu au seul esprit fini ; l Un reste
transcendant aux intelligences […]. Dès lors l erreur de Hegel ne viendrait-
elle pas d une confusion fréquemment commise entre le régime des esprits
finis et l absoluité inaliénable de leur Principe ? Il a voulu que pèse sur
Dieu lui-même la loi d exode. C est là méconnaître gravement sa
transcendance. Seul l esprit humain a un besoin strict de s engager dans
l histoire. […] L hégélianisme revient donc à soumettre Dieu aux exigences
de l homme182.
Bréhier aussi se trompe au sujet de l absolu : « Bréhier semble croire que s il y a
détente des essences par rapport à l Un, l émanatisme et le nécessitarisme sont
liés. Il faut répondre […] que du point de vue de l hénologie, si l Un est
transcendant à l être, il est également transcendant à la nécessité de l être qui

180 Henry Duméry, Le problème de Dieu en philosophie de la religion. Examen critique de la catégorie
d’“bsolu et du schème de transcendance, Paris, Desclée de Brouwer, 1957.
181 Florent Tazzolio a récemment proposé une interprétation de Plotin qui reprend, de façon

explicite, les distinctions posées par Trouillard et Duméry (Du lien de l’un et de l’être chez Plotin,
Collection « L ouverture philosophique », Paris, L Harmattan, ; de manière analogue,
”ernard Collette s inspire de Trouillard dans son livre Dialectique et Hénologie chez Plotin, Cahiers
de philosophie ancienne 18, Bruxelles, Éditions OUSIA, 2002.
182 Henry Duméry, Regards sur la philosophie contemporaine, Paris & Tournai, Casterman, 1956, p.

58.

47
découle de lui »183. En définitive, cependant, Duméry ne cherche pas à alimenter
un débat d érudits, mais à faire valoir une thèse philosophique : seul un Dieu qui
transcende les déterminations peut fonder la liberté humaine :
Que l homme soit créateur de valeurs, quoi de plus normal si l on
reconnaît qu il est libre ? Non seulement cette assertion ne menace point la
présence de Dieu, mais elle la requiert c est là ce qu oublie Sartre […]. Si
Dieu n est plus le lieu des déterminations, il reste la racine de la liberté, la
source de toute productivité en posant l homme dans l existence il crée
un créateur. De cette façon, on entrevoit la possibilité d arracher
l humanisme à l athéisme, mieux, de réconcilier la liberté et l exigence
d absolu, l homme et Dieu184.
Critiquant encore une fois ses contemporains qui, comme Sartre et Polin, ferment
« la voie vers Dieu », Duméry affirme que l hénologie « rouvre » cette voie et
« disloque l humanisme athée » : « grâce à elle, en effet, la créativité humaine se
trouve réintroduite de plein droit en contexte théiste »185. Il précise :
En hénologie, pas de possible pur en Dieu, puisque l Un reste au-delà des
déterminations. Néanmoins, l Un étant trans-ordinal, la procession est
gratuite par rapport à son principe ; il y a effusion de surabondance, sans
qu il y ait communication automatique, naturelle, entre l Un et les termes
dérivés il n y a même aucune participation, au sens de l ontologie. La
liberté divine se trouve ainsi préservée, sans recours à un choix entre des
possibles186.
Il est nécessaire, pour que l être fini soit capable de créativité, de libérer Dieu de
la chaîne des causes, et ce, même lorsque la causalité est comprise sous le mode
de la participation. Il doit y avoir un « redressement » de l analogie :
De toute manière, l opposition éclate entre cette ontologie, de nature
participationniste, et l autre ontologie, de nature processionniste. Pour
résumer l antithèse, on peut dire simplement que l ontologie a pour
contraire l hénologie, et les définir comme suit : la première estime que
l inférieur emprunte au supérieur une part de ce qu il est ; la second tient
que l inférieur reçoit du supérieur de quoi être ce que le supérieur n est

183 Henry Duméry, Philosophie de la religion : Essai sur la signification du christianisme, tome premier :
Catégorie de sujet – catégorie de grâce, Bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris, PUF, 1954,
p. 32, n. 2.
184 Duméry, Regards, p. 11-12.

185 Duméry, Philosophie de la religion, p. 71, n. 1 ; voir également idem, Le problème de Dieu, p. 96.

186 Duméry, Philosophie de la religion, p. 243-244, n. 3.

48
pas. Dans l une, il y a communication dans l autre, il y a littéralement
position d auto-position187.
Trouillard met également en évidence la profonde importance du caractère auto-
constitutif des réalités inférieures à l Un188.

Une critique radicale de l anthropomorphisme est nécessaire pour en


arriver à cerner le fondement propre de la liberté et de la créativité de l être fini
ni Augustin, qui descend « sur la plan du psychologisme »189, ni Hegel, ni
Husserl, ni ”londel n opèrent cette critique. Hegel n identifie pas l essence et
l être et maintient « la logique au-dessus de l anthropologie ». Néanmoins,
Duméry est d accord avec Trouillard pour affirmer que la dialectique humaine et
divine rabaisse Dieu : « on ne sait pas […] si, pour Hegel, c est Dieu qui a besoin
des hommes pour parler son discours absolu ou si c est l homme qui, s enflant
d orgueil, s essaie à recomposer le savoir divin »190. Une telle conception de Dieu
n est pas nécessaire en hénologie :
le Dieu trans-ordinal n a pas de déterminations pré-posées en lui il n a
aucun besoin de concevoir pour exécuter c est pourquoi le philosophe n a
pas à chercher quel est le « plan divin », encore moins la psychologie, les
proches intentions ou les arrière-pensées du Créateur. […] De Dieu à
l intelligible, il n y a pas transmission d essences, mais seulement
dérivation d énergie191.
À plusieurs égards, la méthode que déploie Duméry dans sa philosophie de la
religion s inspire de Husserl, et cette filiation est à l origine de l une des
caractéristiques de la suite de l histoire que nous examinons. Nous pourrions
dire, en effet, que Husserl en est venu à jouer le rôle que tenait auparavant Maine
de ”iran. Dieu, conçu comme l Un, fait l objet d une quatrième réduction, de
nature ontologique (nous constatons que Marion ajoute le don aux
phénoménologies de Husserl et de Heidegger)192. Si Plotin fait mieux que
Husserl, ce n est pas seulement parce qu il suggère cette quatrième réduction :

187 Duméry, Le problème de Dieu, p. 99. Cf. Lucien Jerphagnon, L “bsolu entrevu , in Histoire de
la pensée, tome I, Paris, Tallandier, 1989, p. 309-324.
188 Voir sur ce point Henry Duméry, « Proclus et la puissance de produire », in Néoplatonisme,

mélanges offerts à Jean Trouillard, p. 160-190.


189 Duméry, Philosophie de la religion, p. 219.

190 Ibid., p. 44, n. 4.

191 Duméry, Le problème de Dieu, p. 104-105.

192 Jean-Luc Marion, Étant Donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Épiméthée (Paris:

Presses Universitaires de France, 1997), p. 6-11. Concernant Husserl, voir Pierre-José About,
« Husserl, lecteur de Plotin », in Néoplatonisme, mélanges offerts à Jean Trouillard, p. 31-45.

49
Les anthropologues qui s inspirent de Husserl ont également le souci de
différencier la conscience. Mais le vocabulaire dont ils se servent n est pas
toujours aussi rigoureux qu il serait souhaitable. Nous préférons la
précision de la hiérarchie plotinienne : pensée imaginative ou prélogique ;
pensée raisonnable ou discursive, pensée pure ou contemplative ; à la
source de l esprit, contact avec l Un, ou extase. Tous ces plans se trouvent
ramassés dans un seul jugement193.

Dans un passage remarquable, qui laisse apparaître le même type de


rapprochement que celui établi par Trouillard entre l athéisme immanentiste
contemporain et la pensée d “ugustin, Duméry relève les problèmes
implicitement contenus dans l utilisation faite par “ugustin de ses sources
plotiniennes. Il estime, encore une fois comme Trouillard, que le remède aux
dangers que pose l unification augustinienne de la psychologie et de la théologie
trinitaire se trouve chez les successeurs chrétiens de Plotin s inscrivant dans la
tradition de Jamblique :

L historien pourra y déceler une inspiration alexandrine […]. L important


est de saisir la signification d une telle démarche ; là, la critique a son mot
à dire. Il notera, par exemple, que le psychologisme risque de gâter cette
construction métaphysique (les trinités psychologiques ne sont pas du
même ordre). Il remarquera aussi, croyons-nous, que mettre à égalité le
schéma trinitaire et le caractère trans-ordinal de Dieu, c est confondre la
transcendance elle-même avec les modes d appréhension de la conscience.
De ces écueils, ni saint Augustin, ni Blondel ne se sont suffisamment
gardés. “vec Scot Érigène, s inspirant de Denys, il faudrait répéter que
Dieu est plus qu Unité et plus que Trinité194.
Nous avons toutefois, en considérant ce qui unit et sépare Blondel,
Trouillard, Duméry et Marion, procédé trop rapidement. Entre Bergson, Bréhier
et ”londel, d un côté, et Trouillard, Combès, Duméry, Breton et Marion, de
l autre, se trouve une riche tranche d histoire, qu il nous faut maintenant
examiner.

DE BRÉHIER À FESTUGIÈRE : PLATON DEVIENT UN MYSTIQUE

193 Duméry, Philosophie de la religion, p. 92, n. 1.


194 Ibid., p. 69, n. 1 ; voir également idem, Le problème de Dieu, p. 91, n. 1 et p. 96, n. 2.

50
Cette tranche d histoire se compose, avant tout, de travaux d érudition.
Elle comporte un déplacement de l attention, qui passe de Plotin à ses
successeurs, un lien avec la recherche anglaise, et un mouvement allant du
monde laïque au clergé. Le caractère néoplatonicien de la postmodernité
française repose sur les épaules du clergé. Cela tient en bonne partie au fait que
l un des principaux facteurs déterminants de la réactualisation du néoplatonisme
réside dans son lien avec le thomisme.

La recherche française sur le néoplatonisme s est d abord développée à


l intérieur de la renaissance du néo-thomisme instituée par l Encyclique léonine,
puis en réaction contre cette dernière. Ce néothomisme est l une des
ramifications de la pensée anti-moderne qui, par une sorte de rebondissement
dialectique, mène à la réactivation postmoderne du néoplatonisme. Aux yeux
des néo-thomistes, le néoplatonisme semblait être un allié de la modernité : le
prédécesseur et le support de son idéalisme. Le renversement de ce jugement est
à la base du caractère positif de l intérêt actuel pour le néoplatonisme. Dans le
dernier tiers du XXe siècle, ce n est plus le néoplatonisme, mais la néo-scolastique
et le néo-thomisme du XIXe siècle, maintenant défunts, qui paraissent avoir été
contaminés par les objectivations du rationalisme moderne. On perçoit en effet,
en leur centre même, la structure onto-théologique critiquée par Heidegger195.
L identification de Dieu avec l ipsum esse subsistens, opérée par Thomas, en est
venue à être regardée comme foncièrement problématique. Vers 1960, en effet,
les penseurs français ont découvert que, en dépit du jugement d Étienne Gilson,
Heidegger n avait pas excepté et, en fait, ne voulait ni ne pouvait excepter
Thomas de son histoire de l onto-théologie196. À l opposé, le néoplatonisme
(surtout dans sa branche proclienne et dionysienne) et la pensée médiévale (dans
la mesure où elle est imprégnée de néoplatonisme) paraissent fournir un meilleur
moyen de répondre aux questions que doit affronter la modernité.

Dans le processus qui mène à ce renversement, les travaux de André-Jean


M. Festugière (1898-1982) marquent un pas révélateur et déterminant. À

195 C est le propos que je développe dans mon article « Dionysian Hierarchy in St. Thomas
Aquinas : Tradition and Transformation », in Ysabel de Andia (éd.), Denys l’“réopagite et sa
postérité en Orient et en Occident, Actes du Colloque International Paris, 21-24 septembre 1994,
Collection des Études Augustiniennes, Série Antiquité 151, Paris, Institut d Études
Augustiniennes, 1997), p. 405-438 ; voir également mon article « Denys and Aquinas ».
196 Voir Hankey, « Denys and Aquinas », p. 146-147, et idem, « From Metaphysics to History, from

Exodus to Neoplatonism, from Scholasticism to Pluralism : the fate of Gilsonian Thomism in


English-speaking North America », Dionysius, 16 (1998), p. 157-188, et particulièrement p. 184-
186.

51
l origine, le Père Festugière, un dominicain, voulait trouver dans le
néoplatonisme le moyen d adapter “ristote à des fins chrétiennes197. Son dessein
était de faire de la philosophie du Stagirite, que les Pères tenaient pour une
source d hérésies, l un des piliers de la pensée de Thomas d “quin. Toutefois,
après ses débuts thomistes, Festugière focalisa principalement ses travaux et son
enseignement sur Platon, sur la religion païenne et sur le néoplatonisme, en
s attachant à leurs composantes mystiques. En 1944, il commença à publier son
ouvrage La Révélation d’Hermès Trismégiste198, qui parut dans la série Études
bibliques.199 Cet ouvrage représente, dans la tradition néoplatonicienne qui
s inspire de Jamblique, un monument incontournable. Mais dès avant la guerre,
il avait entrepris un autre recueil, en quatre volumes, de textes et de traductions :
le Corpus Hermeticum200. Ce travail fut mené en collaboration avec un ami proche,
Arthur Darby Nock (1902-1963), un chercheur anglais qui, après avoir subi
maintes humiliations à Cambridge, s était réfugié à Harvard201. Festugière avait
également comme ami intime Eric Robertson Dodds (1893-1979), Regius
Professor of Greek à Oxford, qui comme le note Armstrong « s intéressa toute sa
vie aux phénomènes occultes et supranormaux », sans jamais les aborder de
manière crûment rationaliste et sans sympathie202. L incompréhension dont firent
preuve ses collègues d Oxford à l endroit de son travail novateur sur Proclus
affecta profondément Dodds203. Ce fut l amorce d une importante série
d échanges entre les spécialistes anglais et français du néoplatonisme, dont les
travaux s inscrivaient à l intérieur d une quête spirituelle personnelle.

On ne trouve rien, dans ce mouvement, qui rappelle le « détachement


positiviste » de Bréhier. La vie du Père Festugière fut un engagement constant,

197 Voir E. Lucchesi et H.-D. Saffrey (éds.), Mémorial André-Jean Festugière : antiquité païenne et
chrétienne, Cahiers d Orientalisme , Genève, P. Cramer, cet ouvrage renferme une
bibliographie des écrits de Festugière). Son « Portrait », signé par H.-D. Saffrey, est réimprimé
dans H.-D. Saffrey, Recherches sur le Néoplatonisme après Plotin, Histoire des doctrines de
l antiquité classique , Paris, Vrin, 1990, p. 297-305.
198 4 vol., Paris, Lecoffee, 1944-1954.

199 Saffrey, Portrait , p. x.


200 4 vols., Paris, Les Belles Lettres, 1945-1954.

201 Nock se chargea d établir le texte, que Festugière traduisit et commenta (pour les I et II, tandis

que III-IV sont presque entièrement de Festugière).


202 A.H. Armstrong, « Iamblichus and Egypt », in idem, Hellenic and Christian Studies, II, London,

Variorum, 1990, p. 186 (nous traduisons) ; voir E.R. Dodds, Missing Persons. An Autobiography,
Oxford, Clarendon Press, 1977 ; R.B. Todd, « E.R. Dodds : a bibliography of his publications »,
Quaderni di Storia, 48 (1998), p. 175-194.
203 Voir Robert B. Todd, « A Note on Wayne J. Hankey's review of Blank, Sextus Empiricus,

Against the Grammarians. (BMCR 99.10.33) », Bryn Mawr Classical Review 99.11.19
(http://ccat.sas.upenn.edu/bmcr).

52
mené à travers les tourments d une quête religieuse intense. S il étudia les
réponses proposées par les Grecs au problème du salut personnel, c était pour y
trouver des réponses à ses propres questions. H.-D. Saffrey décrivit sa quête en
ces termes :
A.-J. Festugière était un homme anxieux, gémissant, indomptable, secoué
par des accès d agressivité. La raison en est que toute sa vie le Père
Festugière a été habité par le problème du mal. Non pas qu il mît en doute
l existence de Dieu, mais sa question était : « Dieu aime-t-il les hommes ? ».
[...] Dans la vie de son esprit [...] le Père Festugière nourrissait le problème
éternel et fondamental des mystiques : comment sait-on que Dieu nous
aime ? [...] Personal Religion Among the Greeks204 était celui [de ses livres] qui
lui tenait le plus à cœur205.
En réfléchissant, vers la fin de sa vie, à la religion à l époque hellénistique,
Festugière écrivit :
[I]l s est produit au premier siècle de notre ère ce phénomène
extraordinaire l homme a cru que Dieu l aimait. C est la révolution la
plus considérable de l humanité. C est ce qui a fait passer de l homme
antique à l homme moderne. C est ce qui ne cesse de plonger l historien
dans la plus totale stupéfaction206.
À l opposé, les Grecs de l époque classique avaient une appréciation autrement
réaliste de la condition humaine, qui fait d eux, sur les plans philosophique et
théologique, des guides hors de pair. Ils estimaient en effet que :
L homme n est pas heureux. Depuis le vieil Homère et son propos sur les
« hommes d un jour », nul peuple, autant que le grec, n a médité sur ce
fait. Le Grec pose sur la vie un regard sans illusion. C est le grand thème
de la misère humaine qui inspire aux chœurs tragiques leurs inoubliables
plaintes. Les moralistes de la Grèce font écho à ses poètes207.
Ce réalisme ne tua pas la piété chez les Grecs : « Le pessimisme est naturel à tout
être ardent à vivre, dès là qu il mesure la distance entre ce à quoi il aspire et ce
qu il obtient en fait »208. Trouillard trouva chez les Grecs à la fois une piété
populaire et une piété réflective, dans lesquelles il reconnut toutes les marques

204 André-Jean Festugière, L’idéal religieux des Grecs et l’Evangile, Paris, Gabalda, 1952, puis Personal
Religion among the Greeks, Sather Classical Lectures 26, Berkeley & Los Angeles, University of
California Press, 1954.
205 Saffrey, « Portrait », p. vii et xii.

206 A.J. Festugière, Du Christianisme, in Mémorial André-Jean Festugière, p. 275.

207 A.J. Festugière, Préface, Épicure et ses dieux, Mythes et Religions, Paris, PUF, 1946, p. vii.

208 Ibid.

53
de la vraie religion. Il décèle chez les héros homériques les manifestations d une
« religion personnelle », d une « religion d amitié profonde » : « le fidèle ne fonde
pas sa confiance sur le respect qu il a témoigné à Dieu ; il la fonde sur la bonté
divine »209.

Lorsque Festugière en vient à ce qu il appelle la piété réflective, il s attache


d abord à Platon. Concernant la doctrine du Bien au-delà de l être et de la
pensée, exposée dans la République et dans la VIIe Lettre, il affirme :
Je suis pour ma part convaincu qu il s agit de l expression d une
expérience personnelle. En somme, l objet suprême de la connaissance, le
degré ultime de nos investigations métaphysiques, le terme dont dépend
tout le reste, est un objet qui échappe à la définition, et qui ne peut donc
être nommé. C est le Dieu inconnu210.
Festugière peut donc préciser l origine du « Dieu indéfinissable », du « Dieu
ineffable », chez Platon :
à la fois chez Platon et chez ses successeurs […] le noeton ne peut
correspondre qu à l intelligible […]. Mais il est aussi l objet situé au-dessus
de l intelligible […] que nous pouvons seulement atteindre par un contact
mystique […]. Il est un infini de joie dans lequel nous nous plongeons. […]
Platon est au commencement de cette grande tradition mystique qui, par
le truchement de Plotin et Proclus, a inspiré le Pseudo-Dionysius, Jean Scot
Érigène […]211.
En énonçant cette position, Festugière s oppose clairement et explicitement à
Bréhier, qui imputait pour sa part cet aspect du néoplatonisme à une influence
orientale, et non pas à un développement interne de la philosophie grecque. En
dépit de son intérêt passionné pour la mystique platonicienne, Festugière ne
s attarda pas aux divers phénomènes religieux de l “ntiquité tardive. Dans
Personal Religion Among the Greeks, il ne s aventure guère au-delà de Plotin. Bien
que sa propre disposition à l égard du néoplatonisme tardif soit foncièrement
ambiguë qu on compare en effet son « Je n aime pas Jamblique et Proclus » à son
« La fin du paganisme »212), Pierre Hadot critique Festugière :

209 Festugière, Personal Religion, p. vii (nous traduisons).


210 Ibid., 44.
211 Ibid., 45.

212 Hadot, La philosophie comme manière de vivre, p. 71 l article « La Fin du paganisme » a été
réimprimé dans Pierre Hadot, Études de philosophie ancienne, L âne d or, Paris, Les ”elles Lettres,
1998, p. 341-374.

54
Il me semble que sa vision du monde hellénistique et romain (comme
d ailleurs celle de son ami, le grand E.R. Dodds a été beaucoup trop
dominée par des clichés un peu simplistes sur la décadence sociale et
politique de la vie politique du monde antique, sur le trouble […] de la
conscience collective antique. Une formule comme celle d “.-J. Festugière :
« Misère et mysticisme sont des faits connexes » est une pseudo-évidence
[…]213.
Hadot, dont les desseins sont tout à fait opposés, lui attribue « le désir de
montrer que l homme antique était désespéré et qu il attendait le message
évangélique »214. Ce n est qu avec Trouillard, Duméry, Combès et Saffrey que
s opérera une réévaluation positive de l apport de Jamblique et de ceux qui lui
ont succédé dans l élaboration d une religion païenne révélée, qui proposait un
fondement philosophique aux pratiques religieuses et théurgiques, et qui
s opposait au christianisme.

Bréhier lui-même reconnut que l approche du platonisme préconisée par


Festugière marquait un changement de cap. Après avoir présidé la soutenance de
thèse de Festugière, Bréhier publia une critique de son interprétation de Platon,
qui donne à voir chez Platon un mystique, cherchant, comme Plotin, le
fondement de cette hiérarchie dans une intuition de l être pur ”ien ou Un), que
l auteur n hésite pas à considérer comme une expérience mystique authentique ,
et qui tient la lecture plotinienne de Platon pour juste à la fois dans sa méthode et
dans son fonds215 . Festugière réunissait ce que Bréhier cherchait à maintenir
séparé : le « Platon mystique » et le « Platon savant »216. La critique de Bréhier eut
peu d effets. Dans son enseignement à l École Pratique des Hautes Études (où, de
à , il fut directeur d études dans une chaire qui s appela successivement

213 Annuaire : Résumé des conférences et travaux, École pratique des hautes études, Section des sciences
religieuses 92 (1983-84), p. 34. C est la lecture de Trouillard qui permit à “.H. “rmstrong de
s abstraire des préventions que lui avait instillées Dodds à l égard du néoplatonisme tardif. On
trouve une autre critique des idées de Festugière sur la religion antique tardive dans l article de
Jean-Pierre Vernant, « Les Sciences religieuses entre la sociologie, le comparatisme et
l anthropologie », in Jean Baubérot, Jacques Béguin, François Laplanche, Émile Poulat, Claude
Tradits, Jean-Pierre Vernant, Cent ans de sciences religieuses en France à l’École pratique des hautes
études, Sciences humaines et religions, Paris, Cerf, 1987, p. 85-86.
214 Ibid.

215 Émile Bréhier, « Platonisme et néoplatonisme : À propos d un livre du P. Festugière », Revue

des Études grecques, LI, 1938, p. 489-498, réimprimé dans Bréhier, Études de philosophie antique,
p. 56. La thèse de doctorat ès lettres de Festugière parut sous le titre Contemplation et vie
contemplative chez Platon (Collection Le Saulchoir, Bibliothèque de philosophie 2, Paris, Vrin,
1936).
216 Ibid., p. 64 .

55
« Religions hellénistiques et fin du paganisme » et « Religions de la Grèce
ancienne »), Festugière passait librement de Platon à la philosophie hellénistique
tardive, et de la théologie à la vie religieuse.

De façon significative, Bréhier jugeait particulièrement problématique la


sympathie de Festugière pour l interprétation plotinienne du Parménide et la
« distinction radicale » qu il mettait entre « l Un de la première hypothèse […] et
l Un de la seconde hypothèse », afin de servir les intérêts de « la mystique
platonicienne »217. Trouillard et ceux qui se préoccuperont des problèmes posés
par la critique heideggérienne de l onto-théologie affirmeront et développeront
cette distinction radicale, afin d établir que l être n est pas premier. Il est
significatif, toutefois, que cette interprétation se soit d abord développée dans le
cadre d un renouveau d intérêt religieux pour la tradition platonicienne. Ce
retour à la composante religieuse du néoplatonisme s est poursuivi, et détermine
dans une large mesure quels aspects du christianisme sont maintenus et mis en
opposition avec la composante théorique ou philosophique du néoplatonisme.
En fait, le néoplatonisme postmoderne affirmera avec encore plus de force la
« dualité du Platon mystique et du Platon savant », car cette dualité rend possible
la séparation entre la révélation et l ontologie que requérait Heidegger.

LES PRÊTRES SAVANTS

Le déplacement qu opéra Festugière de Thomas d “quin vers le


néoplatonisme devait se répéter chez son étudiant et biographe, le Père Henry
Dominique Saffrey. Dominicain lui aussi, il édita en 1954 le Super Librum de
Causis Expositio, et c est le permier texte de Thomas à bénéficier d une véritable
édition scientifique.218 Ce travail devait servir de point de départ pour
l établissement d une cartographie de l influence proclienne dans la théologie
occidentale et permettre une réévaluation de son importance.219 Toutefois,

217 Bréhier, « Platonisme et néoplatonisme », p. 61-62. Selon Bréhier, la grande erreur de


Festugière fut de séparer les aspects contemplatif et scientifique de la pensée de Platon.
218 Super Librum de Causis Expositio, éd. H.-D. Saffrey, o.p., Textus Philosophici Friburgenses 4/5

(Fribourg: Société Philosophique, Louvain: Éditions E. Nauwelaerts, 1954); seconde édition,


Textes philosophiques du moyen age, XXI (Paris: Vrin, 2002).
219 Trois études, dans le premier de trois ouvrages réunissant ses articles, montrent l intérêt initial

de Saffrey pour les sources de Thomas: H.-D. Saffrey, Recherches sur la tradition platonicienne au

56
Saffrey se consacra pour l essentiel au néoplatonisme grec tardif et tout
spécialement à Proclus, qui devint à la fois un guide pour la philosophie, la
religion, la spiritualité antiques, et la clé de leur postérité.220 Quand son travail
d édition de l’Exposito fut complété, il alla à Oxford où, sous la direction de E. R.
Dodds, il entreprit de 1954 à 1961 une thèse de doctorat portant sur l édition, la
traduction et le commentaire du Livre II de la Théologie platonicienne, travail qu il
devait étendre ensuite, en collaboration avec L.G. Westerink (1913-1990), à
l ensemble de la Théologie platonicienne. Le dernier des six volumes ayant paru en
, l achèvement de ce vaste projet a été célébré dans Proclus et la Théologie
Platonicienne. Actes du Colloque International de Louvain (13-16 mai 1998) en
l’honneur de H.D. Saffrey et L.G. Westerink. Dans ce recueil, Saffrey témoigne de sa
dette envers Dodds et Festugière. Dodds, écrit-il:

par son édition exemplaire des Éléments de théologie, doit être considéré
comme le pionnier des études procliennes en ce XXe siècle; A.J. Festugière,
par ses admirables traductions des commentaires de Proclus sur le Timée
et la République de Platon, a ouvert la voie à une meilleure intelligence
des doctrines de Proclus et du Néoplatonisme en général.221

Toutefois, le projet que Saffrey partageait avec Festugière ne fut pas


entièrement oublié. En effet, par son étude des liens objectifs unissant Denys le
pseudo-aréopagite à Proclus, Saffrey a grandement contribué au travail de ceux
qui cherchaient à restituer la place du néoplatonisme dans la pensée médiévale
latine.222 Plus encore, celui-ci ne s arrêta pas à la démonstration de cette
continuité doctrinale entre Proclus et Denys, mais il porta à son tour un regard

Moyen Âge et a la renaissance (Paris: Vrin-reprise, 1987); réédition augmentée dans L’héritage des
Anciens au moyen âge et à la Renaissance (Paris, Vrin, 2002).
220 Proclus. Lecteur et interprète des anciens. Actes du colloque international du CNRS, Paris (2-4 octobre

1985), publiés par Jean Pépin et H.-D. Saffrey, Colloques internationaux du Centre National de la
Recherche Scientifique (Paris: Éditions du CNRS, 1987).
221 Proclus, Théologie platonicienne, 6 vol., texte établi et traduit par H.-D. Saffrey et L.G. Westerink

(Paris: Les Belles Lettres, 1968-1997), t. VI, p. VII-VIII.


222 Le dernier d une série d articles publiés par Saffrey sur ce thème s intitule Le lien le plus

objectif entre le Pseudo-Denys et Proclus, Roma, magistra mundi. Itineraria culturae medievalis,
Mélanges offerts au Père L.E. ”oyle à l’occasion de son e anniversaire, (Louvain-la-Neuve:
Fédération Internationale des Instituts d Études Médiévales Textes et Études du Moyen Âge,
1998), et les conclusions générales de ses recherches sur Denys se trouvent résumées dans H.-D.
Saffrey, Les débuts de la théologie comme science IIIe-VIe s. , Revue des sciences philosophiques et
théologiques, 80 (1996), p. 201-220 (spécialement p. 218-219); repris dans H.D. Saffrey, Le
Néoplatonisme après Plotin, Histoire des doctrines de l antiquité classique 24 (Paris: Vrin, 2000), p.
219-38.

57
bienveillant sur les religions des mondes hellénique et hellénistique déjà étudiées
par Festugière et Nock, insistant avant tout sur l unification de la religion et de la
philosophie qui devait intervenir dans le néoplatonisme tardif. Il entreprit alors
de montrer que cette unification constituait la source de la philosophie entendue
comme religio mentis au Moyen Âge et à la Renaissance. Dans la conférence
inaugurale prononcée au XIIe Congrès International des Études Patristiques en
1995, Saffrey souligna le développement chez Proclus de cette religio mentis. Avec
lui Platon assume un nouveau rôle, qui devait avoir d importantes conséquences
dans la postérité:

... Platon, [était] devenu, comme le dit Proclus, «le guide des mystères
véritables et l hiérophante des apparitions intégrales et immobiles». La
conséquence immédiate de ce développement est la naissance d un
nouveau type de théologie. Puiser en effet dans l oeuvre rationnelle d un
philosophe les sources de la théologie, revenait à mettre au jour une
«théologie scientifique» … Du même coup, la vraie vie spirituelle va
consister à lire Platon et, en particulier, le Parménide … . [L]ire le
Parménide devient l acte religieux par excellence, et la véritable
purification rituelle est la pratique des vertus philosophiques, qui devient
le vrai service religieux. La célébration de la divinité est tout intellectuelle,
c est la religio mentis. 223

De facture néoplatonicienne, cette théologie comme science connaîtra son plein


épanouissement dans la théologie du XIIIe siècle en Occident .224 Mais d autres
formes de religiosité médiévale furent également inaugurées ou anticipées par
Proclus:

C est lui qui y avait organisé la vie studieuse comme une sorte de vie
monastique, et qui avait réglé le programme des études comme une
véritable vie de contemplation et de prière. Avec lui la philosophie de
Platon a été considérée comme une «mystagogie», c est-à-dire comme «
l initiation aux mystères divins eux-mêmes, dressée dans sa pureté sur un
socle sacré et installée pour l éternité dans la résidence des dieux de là-
haut». C est en ce sens que la spiritualité de Proclus annonce déjà l esprit
de la philosophie médiévale.225

223 Saffrey, Les débuts de la théologie comme science , p. -218.


224 Ibid., p. 220.
225 H.-D. Saffrey, Quelques aspects de la spiritualité des philosophes néoplatoniciens de

Jamblique à Proclus et à Damascius, Revue des sciences philosophiques et théologiques, 68 (1984),


p.182. Voir The Piety and Prayers of Ordinary Men and Women in Late “ntiquity, dans

58
L influence proclienne ne s arrêta d ailleurs pas au e siècle. Dans son étude
intitulée “ccorder entre elles les traditions théologiques une caractéristique du
néoplatonisme athénien, Saffrey nous mène jusqu à Ficin et Pic de la Mirandole:

Ficin lui-même recherchait la Concorde des philosophes dans un retour


à la Prisca Theologia. Plus encore, Pico de la Mirandola et ses disciples …
qui composaient des De Concordia mundi totius et des De perenni
philosophia, deux thèmes liés de la Renaissance Italienne, permettaient
que s inscrivent dans les oeuvres d art leur espoir et leur culte de l “ccord
parfait.226

Le résultat de ces recherches et de d autres apparentées fut non seulement le


développement du néoplatonisme comme alternative au thomisme, mais plus
directement l émergence d un Thomas lui-même néoplatonicien (il est significatif
à cet effet de voir Saffrey dédier son étude sur Les débuts de la théologie
comme science (IIIe-IVe siècle À la mémoire de E.R. Dodds et de M.D.
Chenu . La néoplatonisation de la scolastique médiévale qui sera poursuivie
par Pierre Hadot (un disciple de Festugière) et par plusieurs autres ne
transformera pas seulement notre compréhension de la philosophie, de la
théologie et de la spiritualité de cette période, et elle ne sera pas seulement
importante en termes de réponse à Heidegger, mais elle sera également décisive
pour ce qui a trait à l incursion des modes de pensée médiévaux dans la
philosophie et la théologie post-modernes.
Le jésuite Édouard des Places peut être comparé à Festugière pour ce qui
est de l éventail et du volume de ses travaux. Il pouvait facilement passer de la
poésie ou de la religion grecques à Platon lui-même, puis à la patristique et au
néoplatonisme. Il fit paraître en 1966 son édition et sa traduction du De Mysteriis
de Jamblique.227 En et en , la même Société d édition Les Belles
Lettres fit paraître son édition du texte grec et sa traduction française des

Classical Mediterranean Spirituality, ed. A.H. Armstrong, World Spirituality 15 (New York:
Crossroads, 1989), p.195-213.
226 H-D. Saffrey, “ccorder entre elles les traditions théologiques une caractéristique du

néoplatonisme athénien, in On Proclus and his Influence in Mediaeval Philosophy, ed. E.P. Bos and
P.A. Meijer, Philosophia Antiqua 53 (Leiden: Brill, 1992), p. 49-50; repris dans H.D. Saffrey, Le
Néoplatonisme après Plotin, p. 143-158.
227 Les Mystères d’Égypte, Paris, Les ”elles Lettres. Pour une bibliographie des œuvres de des

Places, voir Recueils: Édouard des Places, Études platoniciennes, 1929-1979 (Leiden: Brill, 1981);
pour une bibliographie additionnelle, voir Platonism in Late Antiquity, edited Stephen Gersh and
Charles Kannengiesser, Christianity and Judaism in Antiquity 8 (Notre Dame: Notre Dame
University Press, 1992), p. IX-XII.

59
Oracles Chaldaïques puis du Protreptique de Jamblique (c est Jean Trouillard qui
révisa et corrigea l édition des Oracles). Tant et si bien que, entre les jésuites et les
dominicains, le portrait des éléments oraculaires et théurgiques de la spiritualité
néoplatonicienne tardo-antique fut mieux tracé et put servir de base au type
d interprétation de l “quinate recherché par ”londel ou de Lubac.

Thomas ne fut pas le seul parmi les médiévaux à bénéficier de cet


approfondissement et de cette réévaluation du néoplatonisme tardif. Il n est pas
du ressort de la présente esquisse d analyser le remodelage de la pensée
médiévale fondé sur cette brèche néoplatonicienne, mais l on doit tout au moins
mentionner le cas d Érigène dans la mesure où, le plus néoplatonicien des
chrétiens, il incarna pour plusieurs le modèle de ce que le christianisme pouvait à
nouveau devenir. Parmi les chercheurs français qui s y consacrent, le travail
d Édouard Jeauneau -), un chanoine de Chartres, Directeur de recherche au
CNRS et professeur au Pontifical Institute of Medieval Studies de Toronto, est
sans conteste prééminent. ”rian Stock écrit à son propos personne d autre à
notre époque n a autant contribué à la fois au platonisme grec et latin et au
platonisme du dix-neuf et du vingtième siècles .228 “uteur d une histoire de la
philosophie médiévale et de nombreuses études, artisan de plusieurs éditions
savantes, il auréole sa carrière par la publication d une nouvelle édition du
Periphyseon, laquelle donne ainsi accès à l histoire de l écrit et de la transmission
du premier système néoplatonico-chrétien latin.229 L étude des sources d Érigène
permit à Jeauneau d établir que celui-là n eut aucune connaissance directe des
textes non-chrétiens. Néanmoins, dans une étude dédiée à la mémoire de Jean
Trouillard, The Neoplatonic Themes of Processio and Reditus in Eriugena ,
Jeauneau montre à quel point Érigène a profondément intégré les schèmes
procliens qui devaient tant attirer plus tard Trouillard et Duméry. C est
d ailleurs sur cette base qu Érigène a pu avancer l idée d une auto-création de
Dieu dans la création même:

La divergence majeure entre le concept judéo-chrétien de création et la


procession néoplatonicienne réside en ceci que dans cette dernière,

228 Brian Stock, Preface, From Athens to Chartres. Neoplatonism and Medieval Thought. Studies in
Honour of Édouard Jeauneau, ed. Haijo Jan Westra (Leiden-New York-Köln: Brill, 1992) xiv; le
volume contient une liste des publications de Jeauneau.
229 Voir Édouard Jeauneau, La philosophie médiévale, Que sais-je? n° 1044 (Paris: Presses

Universitaires de France, 1963); Iohannes Scottus Eriugena, Periphyseon, vol. I-IV, éd. Édouard
Jeauneau, Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis 161-164 (Turnhout: Brepols, 1996-
2000); il existe aussi une collection de ses essais: Édouard Jeauneau, Études Érigéniennes, Études
augustiniennes 18 (Paris, 1987).

60
chaque esprit et chaque âme se confère à lui-même tous ses niveaux de
réalité jusqu à sa propre et ultime détermination .230 Ce n est pas le cas
dans la doctrine chrétienne de la création, dans laquelle le pouvoir de
créer est le privilège exclusif de Dieu. Érigène est le seul penseur chrétien
à avoir osé parler d une Nature qui est créée et qui elle-même crée. C est pour
cette raison que Jean Trouillard231 le loue En fait, les théologies
chrétiennes se sont laissées jusqu ici distancer par l enseignement
néoplatonicien et multiplient les réserves contre la transmission du
pouvoir créateur … Mais, à part Érigène, nous ne trouvons pas de docteur
chrétien qui comble ce manque et rejoigne ici le néoplatonisme . 232

La sympathie de Jeauneau à l endroit du néoplatonisme n ira pas aussi


loin que celle de Trouillard et la question demeurera pour lui de savoir s il s agit
là d une notion d origine proclienne, mais il reconnaît l invitation qu elle
constitue pour une nouvelle approche d un problème crucial .233

L ANGLETERRE ENTRE MYSTICISME PLOTINIEN ET THÉURGIE PROCLIENNE

Il existe bien entendu une recherche néoplatonicienne savante de tradition


anglaise qui se révéla importante pour les développements français, comme le
démontrent la coopération de Festugière avec A. D. Nock et le témoignage de
Saffrey à l endroit de E. R. Dodds.234 Outre le fait d avoir été le pionnier des
études procliennes du vingtième siècle, Dodds fut l ami stimulant de Festugière
et le professeur de Saffrey. La recherche néoplatonicienne anglaise fut par
ailleurs empreinte de sentiments assez proches de ceux qui animaient la
recherche française, comme le laissent apparaître l importance qu accordera
Armstrong à la théologie négative et son engouement grandissant pour le

230 Jean Trouillard, Procession néoplatonicienne et création judéo-chrétienne, Néoplatonisme,


mélanges offerts à Jean Trouillard, p. 11.
231 Ibid., p. 12.

232 Édouard Jeauneau, The Neoplatonic Themes of Processio and Reditus in Eriugena, Dionysius

15 (1991), p. 18- notre traduction voir aussi Édouard Jeauneau, Le Thème du retour. Inédit.
Résumé des cours donnés à Rome et à Genève en , Études Érigéniennes, p. 365-394.
233 Cette approche est développée par W. Beierwaltes, Eriugena. Grundzüge seines Denkens

(Frankfurt: K. Klostermann, 1994), p. 364.


234 Proclus, Elements of Theology, ed. E.R. Dodds, 1st. edition (Oxford: Clarendon Press, 1933).

61
néoplatonisme post-plotinien, suite à l influence de plus en plus marquée de
Trouillard.

Comme cela fut le cas pour Dodds, Festugière et Trouillard, la relation


qu entretenait “rmstrong avec le néoplatonisme était très personnelle,
expression d une quête à la fois spirituelle, intellectuelle et religieuse.235 Le
jugement final d Armstrong quant à la nature de cette tradition allait différer de
celui de Dodds, dont il se montrait au départ beaucoup plus proche. Dodds
s opposait à l idée d expliquer le prolongement plotinien du platonisme à partir
d influences orientales, trouvant au contraire dans la tradition hellénique elle-
même tous les ingrédients nécessaires.236 Dans le même esprit, le premier des
articles d “rmstrong repris dans Plotinian and Christian Studies, Plotinus and
India , critiquait le point de vue défendu par ”réhier dans La philosophie de
Plotin. Comme je l ai indiqué plus haut, Bréhier invoquait l influence des
Upanishads pour expliquer le mysticisme de Plotin dans lequel la distinction
entre sujet et objet devient insignifiante et où Le Moi et la Réalité une et infinie
sont une seule et même chose .237 Armstrong refusait à la fois le mysticisme de
Plotin tel que caractérisé par ”réhier et l hypothèse lancée par ce dernier relative
à son origine.

Dodds, en accord sur ce point avec Bréhier, préférait ce qui chez Plotin
ressortissait encore au rationalisme grec plutôt qu à l irruption de ce qu il
comprenait lui-même comme un déclin vers l anxiété et l irrationalisme,
dominant dans le néoplatonisme tardif. Armstrong comprit donc que Dodds
méprisait le Proclus qu il avait lui-même exposé et fait connaître avec tant de
succès.238 Dodds tenait, comme Festugière lui-même, que l anxiété et
l irrationalisme dominant chez les néoplatoniciens post-plotiniens se traduisaient
par une quête effrénée des médiations, dont résultait une multiplication des
entités conceptuelles et des rituels religieux.239 Les premiers écrits d “rmstrong

235 Pour une biographie intellectuelle et spirituelle d “rmstrong, voir Jay ”ergman, The
Contemporary Christian Platonism of “.H. “rmstrong, Neoplatonism and Contemporary Thought,
Part One, ed. R. Baine Harris, Studies in Neoplatonism: Ancient and Modern 10 (Albany, State
University of New York Press, 2002), p. 335-345.
236 Voir Dodds, The Parmenides of Plato.

237 “.H. “rmstrong, Plotinus and India, in idem, Plotinian and Christian Studies, I (London:

Variorum, 1979) 22.


238 “rmstrong, Iamblichus and Egypt , p. . Des traductions françaises existent, Paris,
Flammarion, coll. « Champs ».
239 Voir E.R. Dodds, The Greeks and the Irrational (Berkeley: University of California Press, 1959)

and Pagan and Christian in an Age of Anxiety (Cambridge: University of Cambridge Press, 1965).
Des traductions françaises existent, Paris, Flammarion, coll. « Champs ».

62
trahissent un jugement semblable à l égard du néoplatonisme tardif. Pour lui,
comme pour Festugière ou Trouillard, Plotin était avant tout un mystique mais,
selon “rmstrong, un mystique d un type particulier et distinct de celui de ses
successeurs, qui reposait sur une expérience intellectuelle personnelle. Du point
de vue d “rmstrong, les systèmes des successeurs de Plotin étaient des
extrapolations abstraites à partir de ce qui, chez Plotin, relevait d une
connaissance affective. La première étude d envergure d Armstrong portant sur
l apophatisme plotinien, The Escape of the One “n Investigation of Some
Possibilities of Apophatic Theology Imperfectly Realised in the West , ne fut pas
publiée avant 1971.240 L article est assorti d une citation en exergue de Jean
Trouillard qui se trouve du reste souvent mentionné dans ce travail. Armstrong
explicite longuement sa dette envers Trouillard dans The Hidden and Open in
Hellenic Thought 241
et à nouveau dans Iamblichus and Egypt, ,
où Trouillard est donné comme un pionnier de la réévaluation de la théurgie.
Le regain d intérêt tardif d “rmstrong pour l apophatisme est dû à
Trouillard, qui l avait convaincu de l utilité et de la portée de cet enseignement
dans le contexte de la crise religieuse moderne. Selon Armstrong, Trouillard :

avait tenté de montrer qu ils [les néoplatoniciens] pouvaient parler de


notre condition et apporter un certain éclairage sur les difficultés
religieuses et philosophiques de notre temps... Ce qui me paraît avoir eu
cours depuis très longtemps, mais n être devenu particulièrement
manifeste que récemment, est l effritement progressif de tout type d
absolutisme . Par absolutisme , j entends la transformation de formes
verbales et de modalités de pensée appliquées à Dieu en sentences
éternelles et universellement vraies... 242

La revalorisation de la théurgie allait cependant s avérer plus difficile à la fois


pour Armstrong lui-même et pour le monde anglo-saxon en général. Depuis
Dean Inge (1860- , le néoplatonisme britannique n avait pas été clérical, et le
néoplatonisme d Inge lui-même était de type plotinien, chrétien, augustinien et
intellectualiste.243 Jusqu à tout récemment, les Anglais préféraient donc Plotin à

240 Voir Plotinian and Christian Studies XXIII, (London: Variorum, 1979).
241 Armstrong, Hellenic and Christian Studies V, p. 101-6.
242 A.H. Armstrong, Negative Theology, Myth and Incarnation qui est sa contribution au

Néoplatonisme, mélanges offerts à Jean Trouillard, reprise dans A.H. Armstrong, Hellenic and Christian
Studies VII (London: Variorum, 1990), p. 47.
243 Voir William Ralph Inge, The Philosophy of Plotinus, 2 vols., Gifford Lectures, 1917-1918

(London: Longmans, Green, 1918); idem, The Platonic Tradition in English Thought, The Hulsean
Lectures 1925-1926 (London: Longmans, Green, 1918); idem, Christian Mysticism, The Bampton

63
ses successeurs.244 De son côté, Armstrong était lui-même décidément
anticlérical. Certes, il était prêt à accorder plus d importance aux symboles
matériels, aux rites et aux sacrements sur la voie qui mène à Dieu que le pur
intellectualisme d un Plotin ou d un Porphyre […] ne l autorisait .245 Mais la
théurgie réclamait plus encore Chez Jamblique les dieux sont à la fois
extérieurs et très éloignés de l univers physique et de la psychè humaine. […] Ils
interviennent à partir d en haut et sélectionnent le moyen matériel par
l intermédiaire duquel ils daignent nous conduire vers eux par des procédés qui
dépassent notre entendement . La théurgie, par conséquent, n échappe pas
seulement à la rationalité philosophique, mais elle implique une sorte
d abdication devant le magistère du théurge ou devant un groupe privilégié
d individus .246 Voilà ce que Armstrong trouvait éminemment critiquable. Il
pouvait s accommoder de Jamblique dans la mesure seulement où
l intellectualisme mystique plotinien pouvait trouver place en lui et former, avec
le recours aux cultes chers à Jamblique, un tout équilibré affichant une
reconnaissance mutuelle de deux accès possibles au divin, sans domination ni
exclusion 247. Il s agit là d un revirement considérable dont “rmstrong,
désormais partisan de cette reconnaissance mutuelle, trouvera le modèle dans
l enseignement et la pratique indiennes du Yoga. 248 Toutefois, Armstrong
n était pas prêt à accepter une théologie apophatique et, d un autre côté, la
théurgie le ramenait à une Église à hiérarchie dionysienne du type de celle soit
des Orthodoxes de l Est soit des Latins de l Ouest. Or il était de plus en plus
convaincu du fait que la tradition chrétienne, particulièrement sa branche latine,
avait éliminé en elle toute trace de scepticisme ou d apophatisme, et par
conséquent aussi la composante plus tolérante propre au néoplatonisme, d où la
tendance de plus en plus accentuée chez lui à aborder le néoplatonisme à partir
des religions orientales. Aboutissement assez ironique, compte tenu du point de
départ qui était le sien.

Lectures London Methuen, , et R. ”aine Harris, The Neoplatonism of Dean Inge,


Neoplatonism and Contemporary Thought, Part One, ed. R. Baine Harris, Studies in Neoplatonism:
Ancient and Modern 10 (Albany, State University of New York Press, 2002), p. 313-324.
244 Pour le changement en question, voir H.J. ”lumental & E.G. Clark, Introduction Iamblichus

in , The Divine Iamblichus. Philosopher and Man of Gods, ed. H.J. Blumental & E.G. Clark
(London: Duckworth, 1993), p. 1-4.
245 “rmstrong, Iamblichus and Egypt , p. .
246 Ibid., p.187.

247 Ibid., p. 188.

248 Ibid., p. . Voir “.H. “rmstrong, The Divine Enhancement of Earthly ”eauties the Hellenic
and Platonic Tradition [ ] in idem, Hellenic and Christian Studies IV, p. 50.

64
Comme il l atteste lui-même, c est à Trouillard, Saffrey et Hadot que
“rmstrong devait son attitude plus positive à l égard de la théurgie. Mais c est
en réalité P. Hadot qui bouleversa une fois pour toutes l ordre entier de ces
questions en mettant en rapport l anxiété et l irrationalité présumées de cette
période avec un phénomène en lui-même plus positif, l émergence de
l individualité. L on aperçoit sans nul doute, admet-il, une certaine tonalité
affective commune aux chrétiens et aux païens. Pourtant, la difficulté réside
avant tout dans le jugement porté par les historiens sur le phénomène:

Pour définir ce phénomène psychologique, certains historiens ont parlé,


avec quelque exagération, de «dépression nerveuse», d autres, de crise
d «angoisse» presque tous ont déploré le «déclin du rationalisme» qui se
manifeste à cette occasion. Il n est peut-être pas exact de considérer cette
vaste transformation comme un phénomène morbide. Il est vrai qu il y a
une crise psychologique, mais elle est provoquée par un phénomène
éminemment positif: la prise de conscience du «moi», la découverte de la
valeur de la destinée individuelle. Les écoles philosophiques, d abord
épicuriennes et stoïciennes, puis néo-platoniciennes, donnent une
importance croissante à la responsabilité de la conscience morale et à
l effort de perfection spirituelle. Tous les grands problèmes
métaphysiques l énigme du monde, l origine et la fin de l homme,
l existence du mal et le fait de la liberté, sont posés en fonction du destin
de l individu.249

Une telle réévaluation signifie certainement bien davantage que le simple


résultat de ce qu “rmstrong appelle une lecture plus attentive de textes
désormais plus accessibles ou encore un libre intérêt scolaire inspiré par la
curiosité des doctrines à l étude .250 En réalité, “rmstrong ne s est jamais
véritablement confronté au problème philosophique lié au clivage entre les
éléments mystique, réflexif ou encore apophatique au sein du néoplatonisme.
Plus encore, en dépit de son souci pour la religion contemporaine, Armstrong ne
prit jamais la peine de se pencher sérieusement sur les questions plus profondes,
chez Heidegger ou ailleurs, de la philosophie contemporaine.

Ce n est que tout récemment sous l influence directe de penseurs et


théologiens français que, au sein d un mouvement qui s est appelé lui-même
Radical Orthodoxy , les “nglais se sont mis à combiner néoplatonisme et

249 Hadot, La fin du paganisme , p. -47.


250 “rmstrong, Iamblichus and Egypt , p. et .

65
pensée post-moderne.251 La Radical Orthodoxy vit le jour à la Divinity School
de l Université de Cambridge et se répandit depuis là. Son fondateur, John
Milbank, dans un ouvrage de 1991 intitulé Theology and Social Theory. Beyond
Secular Reason, dresse de la modernité un tableau dont je tire les éléments qui
suivent. Milbank soutient que la théologie ne doit plus accepter d être cataloguée
depuis l extérieur par la philosophie et la réflexion séculière. Il encourage donc
les théologiens à laisser de côté leur fausse humilité face à la raison séculière
dont l ambition, annonce-t-il, est achevée, dans la mesure où l on s est aperçu
qu elle résultait elle-même de la métaphysique et de la religion . Il prétend par
conséquent que le postmodernisme a libéré la théologie chrétienne de la charge
de se mesurer… aux standards scientifiques de la vérité et de la rationalité
normative . 252

“uteur de l article Postmodernité dans le Dictionnaire critique de


théologie, Milbank y décrit «l école de Cambridge» R. Williams, N. Lash, J.
Milbank, G. Loughlin, G. Ward) qui intègre des thèmes empruntés aux nihilistes
français ainsi qu aux philosophes. Ces philosophes sont un certain nombre de
phénoménologues français (J.-L. Marion, J.-L. Chrétien, P. Ricoeur, M. Henry) qui
admettent la «fin de la métaphysique» annoncée par Heidegger, mais qui font
une critique théologique de sa théorie de l être, et donc, implicitement ou non, de
la pensée de Derrida. 253 Milbank lui-même élabore ce qu il appelle un
augustinisme critique postmoderne . Il décrit le travail de Ward comme une
tentative d accorder théologie et christologie orthodoxes avec la différance
derridienne .254 Après avoir quitté Cambridge pour Oxford puis pour le pays de
Galles, William devint archevêque de Canterbury. Milbank quitta Cambridge
pour devenir professeur de Théologie philosophique à l Université de Virginie,
et Ward est devenu professeur de Théologie contextuelle à l Université de
Manchester. La plus jeune membre du mouvement Radical Orthodoxy ,
Catherine Pickstock, dont le After Writing: On the Liturgical Consummation of

251 Pour un collectif sur cette école, voir J. Milbank, C. Pickstock and G. Ward (eds.), Radical
Orthodoxy, A New Theology (London - New York 1999). Pour une critique du mélange entre le
néoplatonisme et le post-modernisme, voir Hankey, Denys and “quinas , p. -61; idem,
Theoria versus Poesis , p. - idem, The Postmodern Retrieval of Neoplatonism in Jean-Luc
Marion and John Milbank , p. -33 et idem, Self-knowledge and God as Other in “ugustine , p.
83-105.
252 John Milbank, Theology and Social Theory (Oxford: Basil Blackwell, 1990), p. 1 et 260.

253 John Milbank, Postmodernité, Dictionnaire critique de théologie, sous la direction de Jean-Yves

Lacoste, 2 éd., (Paris: Quadrige/ Presses Universitaires de France, 2002), p. 924.


254 Ibid., p. 917.

66
Philosophy255 constitue une importante contribution au programme, est demeurée
à Cambridge.
L analyse de notre situation avancée par le mouvement Radical
Orthodoxy et la solution qu il en propose rappellent grandement Bergson, le
spiritualisme français, et ce que Jacob Schmutz identifie comme « un néo-
augustinisme inavoué mais insistant dans la philosophie française du XXe s. ».256
La clé qui ouvre toutes les portes consiste d abord en une analyse de la
modernité, une opposition à elle, et dans la conviction selon laquelle nous
sommes postmodernes. Dans une série d oppositions binaires, la modernité est
réduite à la theoria opposée à la poiêsis, à la substance en opposition à la praxis, au
spatial opposé au temporel, à la subjectivité objectivante refermée sur elle-même
opposée à l’ouverture auto-transcendante, à la philosophie comme métaphysique
opposée à la théologie, l humanisme séculier opposé à la divinité, l immanent au
transcendant, l individualisme au communautarisme, l esprit au corps, etc. Dans
un dépassement postmoderne de la modernité, l Orthodoxie radicale prétend
pouvoir réactiver l intégrité pré-moderne, et ainsi récupérer pour elle-même les
deux versants de ce à quoi elle accuse la Modernité de s opposer.

La caractérisation de ce qu est la modernité est ici fondamentalement


heideggérienne et nietzschéenne, mais selon une forme passablement modifiée
au point parfois d induire un retournement des choses. Dans la dernière
décennie, Milbank a suivi, s est lui-même engagé puis a critiqué le travail de
Jean-Luc Marion au point d atteindre une sorte de dépendance parasitaire à son
égard.257 L analyse essentielle de John Milbank se réflète dans le jugement de
1995 répondant au Dieu sans l’être de Marion, où ce dernier remarquait ... on
peut questionner la légitimité des recherches récentes suggérant que [la formule]
la modernité accomplit la métaphysique devrait être radicalisée en la
modernité a inventé la métaphysique .258 Par ce glissement commun de la
formule de Heidegger la modernité accomplit la métaphysique à celle la
modernité a inventé la métaphysique , ces chrétiens, méfiants à l égard de la

255 After Writing: On the Liturgical Consummation of Philosophy, Challenges in Contemporary


Theology (Oxford: Blackwell, 1997).
256 Schmutz, Escaping the “ristotelian ”ond , p. .
257 Voir par exemple, John Milbank, Only Theology Overcomes Metaphysics, New Blackfriars 76,

p. 895 (July/August, 1995) Special Issue on Jean-Luc Marion s God without Being , p. 325-43,
repris dans The Word Made Strange. Theology, Language, Culture, (Oxford: Blackwells, 1997). Plus
récemment, on peut lire The Soul of Reciprocity, Part One: Reciprocity Refused, Modern
Theology 17:3 (July 2001), p. 335-391 et The Soul of Reciprocity, Part Two: Reciprocity Granted,
Modern Theology 17:4 (October 2001), p. 485-507. Milbank est courtois mais l on ne peut parler
d un dialogue avec Marion qui, pour autant que je sache, n a jamais réagit par écrit.
258 Milbank, Only Theology Overcomes Metaphysics , p. 328.

67
métaphysique, utilisent le diagnostic heideggérien de la modernité tout en
tentant de sauvegarder la théologie pré-moderne. Pour être en position de
porter historiquement ce jugement sur la prétendue invention moderne de la
métaphysique, Milbank table à la fois sur le travail de Marion et sur la dette
contractée par ce dernier vis-à-vis d un historien de la philosophie comme
Étienne Gilson. En opposition à Marion, Milbank souhaite en fait ressusciter le
projet gilsonien d une philosophie chrétienne .259

Pour Marion comme pour Milbank, aller au-delà de la modernité


sécularisée exige de réduire ou même d éliminer l autonomie de la philosophie.
C est dans ce contexte que l Orthodoxie radicale remet en selle la théurgie
néoplatonicienne. Platon n est plus l archétype du philosophe mais celui qui
inscrit la raison dans le mythe; la theoria philosophique est supplantée par la
poiêsis liturgique. Catherine Pickstock célèbre Platon comme celui qui mène le
dialogue ... à la doxologie, qui constitue pour Platon notre principale fonction
humaine et la seule possibilité de restauration du langage .260 Elle interprète
l ancienne messe de tradition latine théurgiquement pour l opposer à la division
moderne du sujet et de l objet qui relève de la fermeture du sujet sur lui-même.
Pour rouvrir le sujet objectifié, il faut que les objets matériels soient de caractère
mystique et qu on puisse s adresser à eux de manière personnelle.261 Aussi
Pickstock espère-t-elle produire une restauration du sujet , faire apparaître un
sujet vivant avec une identité substantielle, même si elle reste ouverte .262 Tel
a été, dès l origine, le but principal du mouvement que nous retraçons
maintenant et qui continue du reste à le guider jusqu à la fin. John Milbank
reconnaît d ailleurs la justesse du lien que j établis entre lui, Pickstock et
l héritage dionysien de la théurgie néoplatonicienne .263

Emboîtant le pas aux Français, les néoplatoniciens anglais s éloigneront de


l enthousiasme traditionnel anglais pour Plotin et se rapprocheront de Jamblique
et de ses successeurs. Toutefois, l apparition d un augustinisme critique

259 Pour Jean-Luc Marion voir Saint Thomas d Aquin et l onto-théo-logie, Revue thomiste 95:1
(1995), p. 31-66 (p. 56, note 60, p. 58, note 63, et aussi p. 60, note 70), et son L instauration de la
rupture: Gilson à la lecture de Descartes, Étienne Gilson et Nous: La philosophie et son histoire, éd
M. Courtier (Paris: Vrin, 1980), p.13-34. Pour son rapport à Heidegger, voir Dominique
Janicaud, Heidegger en France, 2 vols. Idées (Paris: Albin Michel, 2001), ii, Entretiens, p. 210 27.
260 Pickstock, After Writing, p. 43.

261 Ibid., p. 195 sq.

262 Ibid., p. 95, 199, 114, 118, 192, 211-212, 214.

263 John Milbank, Intensities, Modern Theology October , p. Intensities est en


partie une réponse à mon Theoria versus Poiêsis dans le même numéro .

68
postmoderne au sein de la Radical Orthodoxy anglaise264, nous fait prendre
conscience que le mouvement étudié peut soit œuvrer à construire une
alternative à l onto-théologie kataphatique porphyro-augustinienne, soit plutôt
servir à réinterpréter “ugustin dans la direction d un néoplatonisme
apophatique se réalisant dans la charité et la poiêsis. John Milbank emprunte la
seconde voie et refuse le contraste que j établis entre un “ugustin porphyrien et
un Dionysius théurgique . Pour lui “ugustin aussi place l âme à l intérieur du
cosmos et finalement, dans les Confessions, réalise son propre Moi en le perdant
dans la liturgie cosmique .265 Ce qui n est pas sans nous rappeler la théologie
sans ontologie que Marion reprend de Blondel et de Denys le pseudo-aréopagite
mais Milbank, en plus, veut conserver l ontologie que Marion rejette.
L effort pour sauver l ontologie s effectue dans la Radical Orthodoxy par
la complète réduction de la philosophie à la théologie réduction qui est faite
au profit de la théurgie néoplatonicienne de telle sorte que l ontologie,
étonnamment, remplace désormais la philosophie. “lors que Marion refuse l Un
néoplatonicien au bénéfice du Bien et de la charité, la Radical Orthodoxy
suppose que son ontologie théologique lui permet à la fois de conserver Dieu
comme étant et de s enthousiasmer pour la théurgie religieuse primitivement
associée au platonisme de type hénologique. Le néoplatonisme postmoderne de
Milbank, refondé dans le mythe chrétien, consiste en:

des notions ...[qui] demeurent essentielles pour une ontologie théologique


chrétienne: ce sont celles de la transcendance, de la participation, de
l analogie, de la hiérarchie, de la téléologie ces deux dernières sous forme
modifiée , et de l absolue réalité du Dieu au sens en gros platonicien.
La stratégie que le théologien devrait par conséquent adopter consiste à
montrer que la critique de la présence, de la substance, de l idée, du sujet,
de la causalité, de la pensée d avant-l expression et de la représentation
réaliste, n entraîne pas nécessairement la critique de la transcendance, de
la participation, de la hiérarchie, de la téléologie et du Bien platonicien
réinterprété dans le christianisme comme identique à l Étant. 266

Il est évident, à partir de ce qu on vient d exclure, que la restriction opérée sur ce


qui peut être accepté du néoplatonisme antique et médiéval dérive d une critique
nietzschéenne, heideggérienne et derridienne de la métaphysique. La Radical

264 Voir John Milbank, Postmodern Critical “ugustinianism A Short Summa in Forty Two
Responses to Unasked Questions, Modern Theology 7:3 (1991), p. 225- , et idem Sacred Triads
Augustine and the Indo-European Soul, Modern Theology: 13 (1997), p. 451-74.
265 Milbank, Intensities , p. , note .
266 Milbank, Theology and Social Theory, p. 295-96.

69
Orthodoxy s emploie donc, en commun avec eux, à déconstruire le sujet
occidental tout en préservant de la tradition ce qui peut l être.

Les philosophes français dont il dépend lui-même sont accusés par


Milbank de vouloir perpétuer le sujet cartésien et kantien. De Lévinas, il écrit par
exemple La vision kantienne a été aujourd hui radicalisée par Lévinas…
[lequel] produit un curieux égoïsme renversé, qui maintient une sorte de
dualisme cartésien et peut-être même l accentue en une sorte de manichéisme .267
Marion est également accusé de perpétuer le dualisme cartésien. Associant par
ailleurs Marion et Michel Henry dans la doctrine de l auto-affection subjective,
Milbank estime que grâce à Marion le Descartes restauré est un Descartes
encore plus solipsiste .268 Henry est lui aussi coupable de manichéisme et d un
hyper-cartésianisme .269 Selon John Milbank, Derrida sert à déconstruire
l identité du sujet moderne de même que la constitution de l objet rationnel qui
lui correspond la réduction de l être à l objet dont l existence n excède pas les
limites imposées par la connaissance que le sujet en possède .270 Par conséquent,
la stratégie essentielle de Derrida est réutilisée, mais son nihilisme est dénoncé. 271
Derrida se trouve dès lors mêlé à Érigène. La vieille ontologie est alors
remplacée par une logontique post-derridienne dans laquelle le divin et
l humain sont interchangeables. L homme crée son univers linguistique si
entièrement que, comme le formule Milbank, l homme comme créateur original
participe dans une certaine mesure à la création ex nihilo .272

Comme on l a vu, la réactivation du néoplatonisme opérée par la Radical


Orthodoxy sert pour une part à réduire le sujet moderne. Les penseurs antiques
et médiévaux sont réhabilités pour autant qu ils peuvent figurer dans ce
platonisme néo-jambliquéen qui, utilisé ou déformé, sert à effectuer cette
réduction. On a pu ainsi voir Augustin réconcilié avec Jamblique, de telle sorte
que l union avec le divin advient pour les deux du fait qu on puisse se joindre à
la poiêsis divine. Aristote lui-même a été recruté, en étant interprété à travers
Merleau-Ponty et corrigé par le platonisme. Aristote sort du processus

267 Milbank, The Soul of Reciprocity, Part One: Reciprocity Refused , p. 341-42.
268 Ibid., p. 356.
269 Ibid., p. 360.

270 Catherine Pickstock, After Writing, p. 70, et voir l ensemble du chapitre 2.

271 Sur quoi, voir l ouvrage extrêmement polémique de Conor Cunningham, Genealogy of Nihilism.

Philosophies of nothing and the difference of theology, Radical Orthodoxy Series (London & New
York: Routledge, 2002).
272 John Milbank, Pleonasm, Speech and Writing, in The Word Made Strange, p. 79 et

Postmodern Critical Augustinianism , § 42.

70
grandement transformé. Par exemple, la chair comme auto-sentante a remplacé
l âme. Le mouvement remplace la vie dans les définitions aristotéliciennes. Le
but de ces transformations est de rendre le senti et le sentant réciproquables
les substances non vivantes sont dès lors éliminées.273 En commun avec
Heidegger et avec Marion et Michel Henry, mais de manière plus radicale, la
Radical Orthodoxy unit immédiatement le Principe Premier à la vie sensitive,
c est-à-dire indépendamment de la médiation de l âme ou de l intellect.274 On
peut dire que Marion, Henry et Milbank réduisent l autonomie de la raison
objectivante, identifiée à la modernité, et la remplacent par un néoplatonisme de
type incarnatif. Toutefois, seul Milbank présente son propre projet en ces termes.
On peut certes mettre en doute la cohérence de la position de Milbank, ou se
demander si sa représentation et son usage des autres philosophes leur rend
justice, mais nul n est plus déterminé que lui à surmonter le sujet moderne par le
moyen de ce qu il conçoit comme un néoplatonisme Chrétien augustinien . 275

LA PROBLÉMATIQUE FRANÇAISE

Le débat qui a eu lieu sur Augustin et Denys dans les termes utilisés par
Milbank et Marion est un reflet des discussions académiques et des recherches
sur le néoplatonisme poursuivies antérieurement en France, vers lesquelles il
nous faut à nouveau nous tourner. En dépit d une réévaluation positive de la
théurgie néoplatonicienne, les études portant sur Plotin et Porphyre continuèrent
de plus belle. Le jésuite belge Paul Henry (1906- coédita ce qu on peut
appeler la version définitive du texte de Plotin. En plus de cela, Paul Henry
identifia ce qui chez Marius Victorinus servait de médiation entre Plotin et
Augustin276, et établit par là le contexte qui allait permettre à Pierre Hadot, son

273 Milbank The Soul of Reciprocity, Part Two , p. 490-505.


274 Pour une analyse de ce schéma explicatif chez Heidegger, voir Narbonne, Hénologie, Ontologie
et Ereignis, p. 278-82.
275 Pour une évaluation française de la valeur du jugement émis par le mouvement Radical

Orthodoxy sur l histoire de la philosophie et son traitement de Heidegger, voir “drian Pabst, De
la chrétienté à la modernité? Lecture critique des thèses de Radical Orthodoxy sur la rupture
scotiste et ockhamienne et sur le renouveau de la théologie de saint Thomas d “quin, Revue des
sciences théologiques et philosophiques 86 (2002), p. 561-599.
276 Voir Paul Henry, The Adversus Arium of Marius Victorinus, the First Systematic Exposition of

the Doctrine of the Trinity, Journal of Theological Studies n.s. 1 (1950), p. 42-55. Pour une
bibliographie des ouvrages de Paul Henry, voir le mémorial dû à Jean Pépin dans Revue des études
augustiniennes, 30 (1984), p. 205-209.

71
élève, de reconnaître le rôle déterminant de Porphyre dans cette affaire.277
Hadot démontra en effet qu un aspect de l enseignement plotinien sur l activité
de l Un dans sa relation au Noûs avait été exploité par Porphyre et retransmis à
Augustin soit directement soit au travers de Marius Victorinus. En conséquence
de quoi, la pensée trinitaire d “ugustin pouvait être considérée comme une
extension ou une alternative au sein de l interprétation néoplatonicienne du
Parménide de Platon. Le télescopage des hypostases opéré par Porphyre, contre
lequel Jamblique et ses successeurs allaient réagir, peut être vu comme la source
de la tradition onto-théologique dans laquelle le Premier est compris comme un
Étant, tant et si bien que l ontologie devient un absolu. Mais parallèlement, la
même doctrine peut servir de fondement à une ontologie apophatique, une
métaphysique de l être pur. L enquête de Hadot laisse ouverte la possibilité de
trois métaphysiques opposées ou tout au moins distinctes émergeant du
néoplatonisme: 1) une ontologie kataphatique traditionnellement associée à
“ugustin et Thomas une ontologie apophatique, c est-à-dire une
métaphysique de l être pur , ou une hénologie.
En 1959, Hadot publia une critique du traitement réservé au platonisme
par Heidegger, dans laquelle il jugeait à la fois que Heidegger était le prophète
de cette fin du platonisme, qui est, en même temps, la fin d un monde , et que
par ailleurs, on pourrait être tenté d interpréter la pensée de Heidegger comme
une sorte de néo-platonisme. 278 Néanmoins, c est Pierre “ubenque qui formula
pour de bon la question des métaphysiques alternatives qui pouvaient résulter
d une lecture heideggérienne du néoplatonisme, question qui allait dominer, en
France, l horizon philosophique du dernier tiers du XXe siècle. L essai intitulé
Plotin et le dépassement de l ontologie grecque classique, fut rendu public en
lors d un colloque sur le néoplatonisme qui sera publié en . “ubenque
y estime que le plotinisme et, à sa suite, le néoplatonisme sont caractérisés …par
deux thèses complémentaires, qui prennent le contre-pied de l ontologie
traditionnelle. La première est que l’étant n’est pas ce qu’il y a de premier au-dessus

277 Voir Pierre Hadot, Porphyre et Victorinus, 2 tomes, Collection des Études augustiniens, Série
“ntiquité & Paris Études augustiniennes, . Pour un recueil d article de Hadot
retraçant l histoire de l ontologie de Porphyre, “ugustin à l époque médiévale, voir son Plotin,
Porphyre. Études Néoplatoniciennes, L Âne d Or Paris Les ”elles Lettres, pour une
discussion partielle, voir W.J. Hankey, “quinas' First Principle, ”eing or Unity? Dionysius 4
(1980), p. 133-172; A. de Libera et C. Michon, L’Être et l’Essence. Le vocabulaire médiéval de
l’ontologie: deux traités De ente et essentia de Thomas d’“quin et Dietrich de Freiburg (Paris: Seuil,
1986), p. 29- D. ”radshaw, Neoplatonic Origins of the “ct of ”eing, Review of Metaphysics 53
(1999), p. 383-401.
278 Hadot, Heidegger et Plotin , p. 541.

72
de l’étant il y a l’un .279 Et “ubenque de poursuivre en soulignant ce qui s ensuit
de cette première thèse une hénologie négative, l’indication toujours répétée de la
nécessité d’un dépassement de l’ontologie. 280 Il précise que Plotin a généralement
choisi la première voie. Néanmoins, il existe une seconde voie

Dans sa critique de la théorie stoïcienne, [Plotin] semble néanmoins


suggérer la possibilité d une autre voie … Cette seconde voie est celle que
suivra une autre tradition néoplatonicienne, que P. Hadot a cru
récemment pouvoir faire remonter à Porphyre. Elle consistera à
approfondir la notion d être, plutôt que de la «dépasser» au profit de
quelque non-étant, et, en particulier, à remonter de l on participe à l être-
infinitif, c est-à-dire à l acte d être, absolument simple et indéterminé,
puisqu il est le fondement de toute détermination.281

Par l une ou l autre de ces voies ou par les deux, la pensée de Plotin peut
échapper à la critique de l onto-théologie élevée par Heidegger. Aubenque
signale également le lien pouvant exister entre le néoplatonisme et la critique
derridienne de l ontologie

«Ontologie fondamentale» ou «dépassement de la métaphysique»: cette


alternative, à laquelle se trouve de nouveau confronté le projet
contemporain d une «destruction» ou plutôt d une «déconstruction» des
pseudo-évidences de l ontologie classique, trouve son exacte préfiguration
dans le néoplatonisme.282

Récemment, Jean-Marc Narbonne a examiné ces deux voies en détail utilisant


Jean Pic de la Mirandole et Thomas d “quin comme exemples de la seconde
voie. Il montre l inadéquation de la critique heideggérienne de la métaphysique
occidentale, du fait que la problématique néoplatonicienne elle-même [est]
quasi totalement ignorée par Heidegger .283 Si l enseignement de Thomas et, de
fait, la diversité des métaphysiques produites au Moyen Âge sont intégrés à la

279 Pierre “ubenque, Plotin et le dépassement de l ontologie grecque classique, Le Néoplatonisme


(Royaumont 9-13 juin 1969), p.101. Pour une réflexion sur cet article, voir, Ghislain Lafont, o.s.b.,
Écouter Heidegger en théologien, Revue des sciences philosophiques et théologiques 67 (1983), p.
, note . Voir aussi de “ubenque Néoplatonisme et analogie de l être, Néoplatonisme,
mélanges offerts à Jean Trouillard, p. 63-76.
280 “ubenque, Plotin et le dépassement , p. .
281 Ibid., p. 107.

282 Ibid., p.108.

283 Narbonne, Hénologie, ontologie et Ereignis, p. 19.

73
la problématique néoplatonicienne telle qu on peut l apercevoir maintenant
dans toute son ampleur, des résultats à la fois intrigants et paradoxaux en
ressortent.
Par exemple, dès lors que l on a saisi l origine, l histoire et le caractère de
la métaphysique de l être pur , il devient évident que la propriété que Étienne
Gilson attribuait à la métaphysique existentielle de l esse chez Thomas, en
opposition prétendue au néoplatonisme, servait en fait à replacer cette doctrine
dans la lignée de la tradition néoplatonicienne.284 Dans la compréhension élargie
que nous assure l ajout de ces différentes figures du néoplatonisme, on ne peut
que constater avec Jean-François Courtine que Heidegger possède une notion
complètement figée et réductrice de ce qu est la métaphysique médiévale ,
Courtine jugeant par conséquent, d accord avec Rudi Imbach que la
métaphysique occidentale est l enfant barbare et bâtard mais vigoureux d un
formidable métissage .285 Alain de Libera a contribué avec plusieurs autres à
montrer ce que le néoplatonisme avait apporté à ce formidable métissage ,
émettant les réserves qui suivent:

C est par un certain type d archéologie fine, libéré de l horizon de l onto-


théologie, que je crois, en tout cas, possible d approcher de manière
véritablement historique la pluralité des métaphysiques médiévales tout
en jetant aussi un pont, peut-être, entre les métaphysiques d hier et les
métaphysiques d aujourd hui.286

Avant de quitter Hadot, nous devons nous arrêter un instant encore à un


autre aspect de son œuvre si extraordinairement féconde et variée, à savoir ses
nombreuses études consacrées au mysticisme de Plotin. Au terme de son
parcours, Hadot rejette le mysticisme plotinien comme possibilité pour nous-
mêmes et se sépare donc sur ce point de Jean Trouillard:

284 W.J. Hankey, “quinas First Principle ”eing or Unity? Dionysius 4 (1980), p. 133-172; idem,
God In Himself “quinas’ Doctrine of God as Expounded in the Summa Theologiae, Oxford
Theological Monographs / Oxford Scholarly Classics (Oxford: Oxford University Press,
1987/2001), p. 6; idem, Dionysian Hierarchy in St. Thomas “quinas , p. -11.
285 R. Imbach, Heidegger et la philosophie médiévale, Freiburger Zeitschrift für Philosophie und

Theologie 49 (2002), p. 431 et 435; voir Jean-François Courtine, Métaphysique et Onto-théologie,


La métaphysique: son histoire, sa critique, ses enjeux, éd. L. Langlois et J.-M. Narbonne, Collection
Zêtêsis (Paris/Québec Vrin/ Presses de l Université Laval, , p. 157.
286 “lain de Libera, Genèse et structure des métaphysiques médiévales , dans La métaphysique:

son histoire, sa critique, ses enjeux, cit., p.181.

74
l expérience mystique … n avait plus pour moi l intérêt vital … et le
néoplatonisme me paraissait une position intenable. … [J]e m étais
rapidement éloigné de l attitude de Jean Trouillard, qui professait dans ses
livres, et d ailleurs dans sa vie, une sorte de néoplatonisme. Pour lui,
Plotin était toujours actuel et il me reprochait d avoir écrit à la fin de
Plotin ou la simplicité du regard la phrase sur l abîme creusé entre Plotin
et nous.287

Malgré tout, ses analyses ont beaucoup en commun avec celles de Trouillard :
pour Hadot, il y a dans l expérience mystique plotinienne une perte de l auto-
possession du pouvoir rationnel il écrit que L expérience mystique, c est
l irruption dans la conscience de toute une activité dont l âme était
inconsciente .288 Il précise en outre que:

l expérience mystique elle-même est un bouleversement de l être qui est


d un tout autre ordre que les préparations qui y disposent. Par ailleurs, il
ne suffit pas de se préparer. L expérience est en effet une chance qui n est
pas donnée à tout le monde …289

Cette irruption dans la conscience fait en quelque sorte exploser la conscience …


on a l impression d appartenir à un autre .290

Ce type de description amène Jean-Marc Narbonne à demander si l on ne


serait pas confronté, dans le néoplatonisme, à un abandon du terrain propre à la
philosophie. “près avoir concédé que le platonisme lui-même est au sens large
une combinaison de savoir et de révélation il conclut que les néoplatoniciens
conçoivent la philosophie comme la servante obligée […] . Elle est la servante
d une vison divine qui à la fois appelle son concours et ne dépend pas
entièrement de lui .291 La philosophie ne peut elle-même livrer la fin pour
laquelle elle nous prépare:

287 Hadot, La philosophie comme manière de vivre, p.137.


288 Plotin, Traité 9: VI, 9, Introduction, traduction commentaire et notes par Pierre Hadot, Les
Écrits de Plotin publiés dans l ordre chronologique Paris Cerf, , p. voir aussi Plotin,
Traité 38: VI, 7, Introduction, traduction commentaire et notes par Pierre Hadot, Les Écrits de
Plotin publiés dans l ordre chronologique Paris Cerf, .
289 Ibid., p. 45.

290 Ibid., p. 48. Voir aussi son Plotin, Traité 38: VI, 7, Introduction, traduction commentaire et notes

par Pierre Hadot, Les Écrits de Plotin publiés dans l ordre chronologique Paris Cerf, .
291 Narbonne, Le savoir d au-delà du savoir chez Plotin et dans la
tradition néoplatonicienne dans Metaphysik und Religion. Zur Signatur des spätantiken Denkens,

75
La philosophie, dans le néoplatonisme, aboutit donc à sa propre auto-
suppression, et doit s incliner devant une expérience plus haute, à laquelle
elle prépare, mais à l étrangeté de laquelle rien comme tel ne prépare,
puisque l Un ne vient pas comme on l attend …292.

Délaissant ces thèses plotiniennes pour revenir à la question de l avancée,


au XX siècle, vers le néoplatonisme plus tardif, l on constate que ce sont les
e

éléments mêmes qui avaient suscité l intérêt de Hadot pour Plotin qui agirent
encore pour susciter l intérêt des autres pour Jamblique et ses successeurs. Les
néoplatoniciens post-plotiniens ont non seulement porté la philosophie au-delà
d elle-même vers la théologie, mais ils ont aussi mené la théologie comme théorie
au-delà d elle-même vers la quête théurgique d une union avec un principe de la
pensée lui-même au-dessus de toute saisie intellectuelle.

Une philosophie dans laquelle la raison dépend de la théologie, et où la


théologie est fondée dans une spiritualité elle-même dépendante d une élévation
opérée par un théurge, devait nécessairement comporter beaucoup d attraits
pour le clergé.293 Mais dans le contexte intellectuel de l Église française de la
seconde moitié du XXe siècle, les attraits devenaient une nécessité. Dès 1960, les
théologiens écrivaient à propos de La Crise de la raison dans la pensée
contemporaine.294 Qu il y ait eu ou non une crise de la raison à l extérieur des
cercles philosophiques et théologiques, il est certain en tout cas qu il y en eut une
en leur sein. Chez les théologiens philosophes, on réagissait à ce que Stanislas
Breton appelait la philosophie aristotélico-thomiste. À terme, cette réaction culmina
dans l acceptation, de la part des théologiens philosophes, de la critique
heideggérienne de l onto-théologie, et dans la demande correspondante soit
d une alternative néoplatonicienne au thomisme, soit d une reformulation du
thomisme en termes néoplatoniciens.295
Jean Trouillard contribua grandement au développement des études
plotiniennes en publiant à Paris aux Presses Universitaires de France deux
ouvrages en 1955, La procession plotinienne et La purification plotinienne. Pour lui,

Akten des Internationalen Kongresses vom 13.-17. März 2001 in Würzburg, München/Leipzig, K.
G. Saur, 2002, p. 487.
292 Ibid., p. 488; voir aussi Narbonne, Hénologie, ontologie et Ereignis, p. 274-275.

293 Voir Breton, De Rome à Paris, p. 31,152-54,164.

294 La Crise de la raison dans la pensée contemporaine, Recherches de philosophie V (Paris: Desclée de

Brouwer, 1960); Trouillard contribua à cette collection (voir infra).


295 Voir Lafont, Écouter Heidegger en théologien.

76
comme pour Festugière et Hadot, Plotin est surtout un mystique. 296 Sans doute
ce mysticisme répondait-il bien au besoin de critique de la raison propre à la crise
contemporaine, mais ce n est que lorsqu il se tourna vers Proclus dans sa
traduction annotée Proclos, Éléments de Théologie en 1965, puis L’Un et l Âme selon
Proclos en 1972 et La mystagogie de Proclos en 1982), que Trouillard prit la mesure
du potentiel de rénovation théologique inscrit dans le néoplatonisme notamment
tardif297. Trouillard, le premier, révolutionna la philosophie et la théologie par le
moyen d une réévaluation des relations entre raison et religion, par le recours
aussi à l apophatisme hénologique et une nouvelle appréciation du thème de
l auto-constitué chez Proclus comme substitut de la philosophie aristotélico-
thomiste. Il perçut aussi que l univers était structuré très différemment chez
Plotin et chez Proclus, que, chez ce dernier, l Un était présent et agissant à travers
le tout, même au niveau matériel. Après avoir noté la divergence … bien
connue entre d un côté les rationalistes … Plotin et Porphyre et d un autre
côté Jamblique, Syrianus, Nestorios, Proclos, qui accordent la première place aux
Oracles Chaldaïques et à la théurgie, Trouillard écrit

Ce qui importe ici, c est le retentissement de cette différence dans le


système de Proclos comparé aux démarches des Ennéades. Plotin retrouve
l Un par une sévère négation, ou plutôt il cède à la motion purificatrice
qui, jaillissant de l extase cachée en chacun de nous, la dégage d abord du
monde empirique, puis de la vision intelligible. … Si Plotin finalement
sauve la nature et les figures, il les tient doublement à distance. Il va à la
divinité par la nuit. Proclos montre plutôt une volonté de transfiguration.
Son univers est sans doute distribué en niveaux horizontaux comme celui
de Plotin, mais il est aussi traversé par des séries verticales, qui comme
des rayons, divergent du même centre universel et lui réfèrent les
apparences les plus lointaines et les plus diverses. Or ces chaînes tendent à
absorber les plans hiérarchisés et donc à les rattacher tous directement à
l Un. …Le sensible est donc susceptible d une transposition et d une
épuration qui annonce et peut-être prépare l étendue intelligible des
cartésiens. … Une pierre elle-même peut participer à la puissance divine
de purification. A vrai dire, ce primat de la théurgie qui déconcerte la
raison est encore une forme de nuit et il souligne le mystère. Mais il révèle

296Jean Trouillard, Raison et négation, in La Crise de la raison dans la pensée contemporaine, p. 34.
297Pour une bibliographie partielle, voir Néoplatonisme, mélanges offerts à Jean Trouillard, p. 313-16;
Combès, Néoplatonisme aujourd hui, fournit une liste de travaux ultérieurs. Trouillard trace
une esquisse de ce mouvement allant de Plotin à Proclus en même temps qu une comparaison
entre procession néoplatonicienne et création judéo-chrétienne dans L’Un et l Âme selon Proclos,
p.1-8.

77
aussi le souci d intégration et de continuité qui chez Proclos fait penser à
Leibniz.298

Les héritiers subséquents du renouveau néoplatonicien en France vont tous


préférer la voie proclienne à la voie plotinienne, telle que celle-ci fut définie par
Trouillard.

Dans L’Un et l Âme selon Proclos, Trouillard souligne ce qui malgré les
préjugés l a conduit vers Proclus, après ses études sur Plotin

Ce qui a entamé ces préjugés, c est la lecture du Commentaire d Euclide,


exposant dans son prologue ce que le P. Breton a appelé depuis «le
caractère automoteur de l espace imaginatif» ou le circuit par lequel l âme
se forme elle-même en projetant les raisons mathématiques.299

“près avoir évoqué les autres étapes qui l amenèrent à changer ses vues sur
Proclus, Trouillard conclut:

Enfin la traduction des Éléments de Théologie … me faisait toucher le


caractère «autoconstituant» de tout être authentique et rendait évident
que dans une perspective monadologique la procession entière est
intrinsèque à chaque sujet psycho-noétique.300

Lorsque on a compris Proclus, c est toute la doctrine néoplatonicienne de la


transcendance et de l âme qui doit être revue. Trouillard place cette
transcendance en opposition avec la transcendance judéo-chrétienne, qui a reçu
au Moyen “ge le renfort de l abrupte transcendance aristotélicienne

La transcendance néoplatonicienne n est pas une absence, mais un excès


de présence, puisqu elle est pour chaque esprit son foyer intérieur de
libération. Elle est moins une fin qu un point de départ, moins un terme
supérieur qu un état antérieur, jamais participé, toujours communiqué.
Elle ne nous est extérieure que dans la mesure où nous sommes extérieurs
à nous-mêmes. … Puisque l âme n est pas seulement le terme de la
procession interne, mais la récapitulation spontanée de la procession
entière, de l Un à la matière, on pourrait résumer tout … dans une seule

298 Trouillard, Introduction à Proclos, Éléments de Théologie, p. 23-25.


299 Trouillard, L’Un et l Âme, p. 3.
300 Ibid., p. 3-4.

78
formule … «L âme est la médiation parfaite parce qu elle est la plénitude
des négations …. C est en cela qu elle est automotrice».301

Il est impossible de lire ces lignes sans penser à la résurgence de doctrines


similaires dans les philosophies de Jean-Luc Marion et de Michel Henry
quelles que soient par ailleurs leurs sources. Or comme Édouard Jeauneau le
remarqua, Trouillard retrouva ces doctrines à nouveau chez Érigène.
Pour Trouillard, le système chrétien le plus attractif était celui non pas de
Thomas mais de l érigénien peut-être plus néoplatonicien que judéo-
chrétien 302 , qui vient d inspirer une nouvelle traduction commentée du
Periphyseon.303 Trouillard tient que pour Érigène:

Dieu ne se connaît pas lui-même. Et la raison de cette nescience, c est que


Dieu n est rien […]. Dieu [… ] demeure […] inaccessible à toute pensée et
communicable seulement comme motion. Nous distinguerons donc en
Dieu pour ainsi dire deux plans: celui de la Déité qui est un centre
irrémédiablement obscur, et celui du Dieu créateur qui par les rayons qu il
projette se fait connaître à travers ses créatures [ …] Notre esprit est en
lui-même spontanéité silencieuse et pourtant il se manifeste au dehors et à
lui-même par des signes et des figures.… “ l image de Dieu l esprit est
néant, et c est pourquoi il exprime la totalité de l univers. Devenant les
significations qu il émet, il se crée lui-même en elles et cependant il refuse
de se définir par ses propres créations.304

Par conséquent, appeler Dieu le bien est le moins injustifié des termes, encore
que, en opposition à Thomas, tous les noms soient pour lui impropres, et que la
perception humaine soit nécessaire à la création du cosmos.305

On se rappellera que dans l “ctualité du néoplatonisme, Stanislas


”reton situe la troisième et dernière phase de l autocritique néoplatonicienne dans

301 Ibid., p. 4-8.


302 Ibid., p. 6.
303 Érigène, De la Division de la Nature, Introduction, traduction et notes par Francis Bertin, tome 1:

Livre I et Livre II, tome 2: Livre III, tome 3: Livre IV (Paris: Presses Universitaires de France, 1995-
2000).
304 Voir Jean Trouillard, Érigène et la naissance du sens, Platonismus und Christentum. Festschrift

für Heinrich Dörrie, herausgegeben von Horst-Dieter Blume und Friedhelm Mann, Jahrbuch für
Antike und Christentum, Ergänzungsband 10 (Munster: Aschendorffsche, 1983), p. 268 et 272.
305 Pour une réflexion plus complète sur ce modèle alternatif, voir de Trouillard, Procession

néoplatonicienne et création judeo-chrétienne.

79
Damascius l aporétique , et qu il voit se répercuter dans la traduction
commentée de Combès, la force critique de l original damascien .306 La
contribution principale de Joseph Combès au renouveau néoplatonicien consiste
en ses traductions et études que l on retrouve dans Damascius, Traité des premiers
principes, Damascius, Commentaire du Parménide de Platon, et la collection de ses
Études néoplatoniciennes.307 Son article pour les Mélanges Trouillard, La théologie
aporétique de Damascius, donne un aperçu de la place qu occupe Damascius
dans le développement du néoplatonisme et de la manière dont Combès
interprète son infinie autocritique. Il écrit ainsi:

Sa connaissance s avère indispensable pour éclairer l histoire du


néoplatonisme qui s accomplit et se réfléchit en elle, car Damascius [...] ne
cesse de questionner ses prédécesseurs avec une rare acuité et profondeur.
“porétique, sa pensée l est en ce sens qu elle dénonce toute évidence
comme cachant toujours sous la clarté une obscurité plus grande, et cela à
l infini. “ussi Damascius se livre-t-il à une déconstruction opiniâtre de
tout donné […] Peu de philosophes ont poussé aussi loin la critique du
langage. … Cependant il serait erroné d entendre par là que Damascius
tend à dissoudre le dépôt sacré, reçu de Platon selon l exégèse de Plotin, à
savoir que la première hypothèse du Parménide indique l un absolument
pur de toute position, le principe unique de tout, tel qu on ne peut
énoncer de lui aucun prédicat. … L association des termes théologie et
aporétique n est pas contradictoire. … La théologie de Damascius se veut
aporétique pour radicaliser l apophatisme en lui-même, et mettre le dépôt
à l abri de tout discours, même de ce discours qui semble refuser le
discours, mais qui l emploie encore en disant que le principe unique de
tout passe toute connaissance, parce que par perfection il est transcendant
et supérieur à tout […] L aporétisme consistera alors à reconnaître que la
négation des plus hautes perfections et même de la transcendance, au
sujet du principe, est exigée à un meilleur titre encore, du fait que ce ne
sont là que «nos propres conventions envers lui » […] Seul le silence
avoue, en succédant à la conscience que les deux exigences, la critique et la

306Breton, De Rome à Paris, p.153.


307Voir Damascius, Traité des premiers principes, texte établi par L.G. Westerink et traduit par
Joseph Combès, 3 tomes (Paris: Les Belles Lettres, 1986-1991), et Damascius, Commentaire du
Parménide de Platon, texte établi par L.G. Westerink et introduit, traduit, et annoté par Joseph
Combès avec la collaboration de A.-Ph. Segonds, 4 tomes (Paris: Les Belles Lettres, 1997-2003).

80
mystique, ne peuvent avoir, quand il s agit d un tel ineffable, que la même
hauteur, et qu elles se rejoignent là.308

Ce n est certainement pas un hasard si, emboîtant le pas à “ubenque, Combès


parle à son tour de déconstruction . Le débat entre Jacques Derrida et Jean-Luc
Marion au sujet du langage, de la théologie négative et du mysticisme rappelle à
plusieurs égards l aporétique de Damascius, laquelle paraît aussi exigeante que
ce que l on retrouve dans leur propre démarche.

La signification du nouveau radicalisme néoplatonicien qui s accomplit


dans le travail de Combès est bien résumée par Stanislas Breton:

Ce qu ils [i.e. Trouillard, Duméry, Combès] ont inauguré, sous les


apparences d un retour au passé, c est bel et bien une manière neuve de
voir le monde et d y intervenir, de pratiquer la philosophie, de
comprendre le fait religieux, en sa forme chrétienne comme en son excès
mystique puis, et j ai hâte de l ajouter, de relier le vieil occident à son au-
delà extrême-oriental.309

On notera à nouveau ici le renvoi à l Orient. Personne ne trahissait alors l envie


de célébrer le rationalisme d Occident.

Le mouvement de Breton et celui parallèle du catholicisme français


de Rome vers Paris (son autobiographie intellectuelle et religieuse, que je viens
de citer, s intitule en effet De Rome à Paris. Itinéraire philosophique ne s interprète
pas seulement comme un déplacement depuis une philosophie romaine
aristotelico-thomiste vers une spiritualité néoplatonicienne, mais bien comme une
relocalisation, à partir de Rome, d une “thènes parisienne ouverte aux
spéculations moins bridées repérables en France et ailleurs en Europe. En France,
”reton poursuivit le labeur fameux de la triade néo-platonicienne d une
manière qui manifestait à la fois une compréhension extraordinairement riche et
imaginative de la manière neuve de voir le monde et d y intervenir, de
pratiquer la philosophie, de comprendre le fait religieux , et un remarquable
engagement intellectuel au sein de la vie intellectuelle française. Ce dernier
point transparaît par exemple dans les rencontres que fit ce prêtre passioniste

308 Joseph Combès, La théologie aporétique de Damascius, Néoplatonisme, mélanges offerts à Jean
Trouillard, p. 125-39, repris dans ses Études néoplatoniciennes, p. 201-221. Je cite cette dernière
version légèrement différente de la première.
309 Breton, De Rome à Paris, p. 154, voir aussi plus spécialement p.164.

81
avec Emmanuel Lévinas, Louis Althusser qui était son ami, Michel Foucault, etc.
L étendue de ses intérêts et de ses recherches poursuivies pendant une période
incroyablement longue interdit tout résumé, mais l on doit souligner certains
thèmes persistants des derniers écrits qui sont indicatifs de la direction ultérieure
qu allait prendre le renouveau néoplatonicien. Son autobiographie accorde une
place centrale à son engagement envers Thomas et à son travail dans le but de
développer une alternative néoplatonicienne à l aristotélico-thomisme dominant.310
Il y a également un travail plus ancien sur la psychologie rationnelle qui allait
devenir une préoccupation majeure de la phénoménologie.311 Cette attention
portée à la conscience est au cœur du retour à Plotin que nous avons observé, et
elle rejoint chez Breton des thèmes trouillardiens : le lien entre le néant et le
Premier Principe, la liberté humaine, l auto-création, le mysticisme. Dans cette
optique, Breton a produit récemment un livre centré sur le projet humain
comme causalité de soi par soi .312 Il y a aussi l étude Philosophie et mathématique
chez Proclos313 et celle sur la matière chez Plotin, Matière et dispersion314. Breton
revient sans cesse sur les religions orientales, liées à ses convictions à propos de
la fin de l Occident.315 Il serait périlleux de tenter de nouer tous ces liens entre
eux, mais il me paraît que son interprétation, voire modification de la doctrine
de l Un comme « Néant par excès », dans le sillage de Damascius, est en fait au
cœur de sa pensée.

Breton résume sa contribution au volume en hommage à Trouillard dans


les termes d une hénologie comme méontologie Cette difficulté radicale [d être]
s exprime dans une méontologie à double face qui est le véritable sens de son
hénologie. Il s agit toujours de «transiter» de l étant à l être, et de l être à l au-delà
de l être. 316 En examinant le problème de la matière et de la dispersion, il dit du
néoplatonisme dans une philosophie de ce genre, la pensée du néant a une
importance sans pareille. Néant par excès, néant par défaut sont inséparables. 317

310 Voir ”reton, Sur la difficulté d être thomiste aujourd hui idem, Saint Thomas d’“quin (Paris:
Seghers, 1965), et parmi les travaux récents, Textes de Saint-Thomas in Stanislas ”reton,
Philosophie et mystique: Existence et surexistence, Collection Krisis (Grenoble: Millon, 1996), p. 27-41
311 Breton, De Rome à Paris, p. 66-72.

312 Stanislas Breton, Causalité et projet, Chaire Étienne Gilson (Paris: Presses Universitaires de

France, 2000), p.1.


313 Bibliothèque des archives de philosophie (Paris: Beauchesne, 1969).

314 Collection Krisis (Grenoble: Millon, 1993).

315 Breton, De Rome à Paris, p. 204-213; idem, Breton, Causalité et projet, p.187-95; idem, Philosophie

et mystique, p. 111-41.
316 Stanislas ”reton, Difficile néoplatonisme, Néoplatonisme, Mélanges offerts à Jean Trouillard, p.

91-101 et 322.
317 Breton, Matière et dispersion, p.189.

82
Dans une contribution à un colloque sur Denys, il parle de l horreur du vide et
de la possibilité de l apaiser par le « sunyata » bouddhiste et le très
néoplatonicien Néant par excès , se demandant ensuite comment distinguer «
néant par excès» et «néant par défaut»:

La différence ne tient pas dans un contenu mais dans le sens des


mouvements. … L unité [de l Un] n est pas en nous quelque chose de tout
fait. Elle est le fruit d une longue montée, et d une victoire sur la
dispersion. … La montée [de l âme] recueille ce que la descente risque
sans cesse de disperser. L un-en-nous dispense l énergie de cette montée.
“u delà de toute contrainte, il est l espace permissif sur lequel il revient à
chacun de tracer son chemin, et, par là, d être cause de soi. La théologie
négative n est pas une ontologie. Elle ne relève pas des disciplines du
savoir. “u mieux de sa fonction, elle n est que la réminiscence d une
«ontogénie», elle-même possible à la seule condition d une disponibilité à
la motion du « néant par excès» qui nous habite. … Que serait, en effet, un
au-delà de l être et du Dieu des religions?318

Il y a, inhérent au déplacement bretonien de Rome vers Paris, à l allusion à un


au-delà […] du Dieu des religions , comme aussi à l esprit des réformes de Vatican
II, cette idée commune que c en est fait maintenant de la domination du clergé
sur la philosophie et la religion. Pour une prêtrise qui se comprend elle-même
théurgiquement, à travers une nouvelle liturgie communautaire, vouloir contenir
la théologie et la philosophie dans les limites de cette prêtrise paraît inapproprié.
Il en résulte que les derniers protagonistes de l histoire que nous étudions seront
des laïcs, la plupart d entre eux enseignant la philosophie à l université.

LE RETOUR À LA LAÏCITÉ ET À LA PHILOSOPHIE UNIVERSITAIRE

Jean-Luc Marion (1946-) enseigne à la fois à la Sorbonne et en Amérique


du Nord spécialiste de Descartes et de la phénoménologie et est aussi un
leader parmi les théologiens catholiques. L environnement du tournant

Stanislas ”reton, Sens et Portée de la Théologie Négative, Denys l’aréopagite et sa postérité en


318

Orient et en Occident, p. 642-643.

83
néoplatonicien post-moderne de Marion fut plus déterminé par Lévinas319 que
par Heidegger, et, comme nous l avons indiqué plus haut, son dépassement de
l’ontologie ne se produit pas par le moyen de l hénologie mais par un bon hors-texte
vers le ”ien et la charité. L usage qu il fait du Pseudo-Denys pour effectuer ce
bond nous amène à mentionner l existence d un autre prêtre ayant dans ce siècle
récupéré le néoplatonisme, c est-à-dire René Roques.
M. l abbé R. Roques est répertorié comme un Auditeur assidu des
séminaires de Festugière quand ce dernier faisait cours sur le De Caelo d “ristote
à la Ve section de l École pratique des Hautes Études in - . “lors qu il était
encore rattaché au CNRS, Roques publia L’Univers dionysien. Structure
hiérarchique du monde selon le Pseudo-Denys, ouvrage dont Henry Duméry estimait
qu il avait marqué un véritable renouveau des études dionysiennes .320 Roques
rejoignit Paul Vignaux, qui avait été nommé comme successeur de Gilson en
1934 quand ce dernier fut nommé au Collège de France, et il enseigna l histoire
des théologies médiévale à la Ve section de 1960 à 1985, moment où lui succéda
Alain de Libera. Roques enseigna principalement Anselme, Érigène, mais
surtout le Pseudo-Denys.
Dans les années , l École pratique des Hautes Études joua un rôle
central dans le tournant néoplatonicien de plusieurs patristiciens, médiévistes et
philosophes. À la IVe section, consacrée aux Sciences historiques et
philologiques, œuvraient Pierre Courcelle en Littérature Latine d époque
chrétienne et Jean Pépin en Textes et Doctrines de la fin de l “ntiquité. 321
Plusieurs des étudiants de Pépin traversèrent le vestibule de l Escalier E menant
à la Ve section, celle des Sciences religieuses. L année où Roques fut désigné à
ce poste, Trouillard et G. Madec qui étudiaient les sources philosophiques de
saint “ugustin et publiaient d importantes études sur le platonisme d “ugustin
rejoignirent Saffrey parmi les auditeurs de Festugière. M. l abbé Édouard
Jeauneau, rejoint le groupe en 1963-64. En 1968, Jean-Luc Marion assistait aux
séminaires de P. Hadot sur la patristique latine et à ceux de Roques où Jean
Trouillard donnait une Conférence libre sur Proclos et Érigène Quelques

319 Sur les rapports de Lévinas avec le néoplatonisme, voir l essai de Jean-Marc Narbonne dans le
présent volume.
320 Paris: Aubier, Éditions Montaigne, 1954; voir idem, Structures théologique de la Gnose à Richard

de Saint-Victor. Essais et analyses critiques, ”ibliothèque de l École pratique des Hautes Études,
Section des sciences religieuses, 72 (Paris: Presses Universitaires de France, 1962). Le jugement de
Duméry se retrouve dans Regards, p. 37.
321 À partir de , Chargé de conférences sur les Textes et doctrines de la fin de l antiquité à la
IVe Section de l EPHE. Pour la bibliographie, voir Goulet-Cazé, Madec, O ”rien, (éd.), SOFIHS
MAIHTOPES Chercheurs de sagesse. Hommage à Jean Pépin IXX-XXXIV.

84
aspects de la théorie de l âme. 322 Le Père É.H. Wéber, o.p. dont le travail sur
Thomas, Bonaventure et Duns Scot permet de comprendre le néoplatonisme
latin, étudiait avec Roques et Hadot.323 Dans la même lignée, l on retrouve Alain
de Libera, héritier de la chaire de Roques. Son intense production inclut des
travaux sur l histoire des échanges entre les traditions péripatéticienne et
néoplatonicienne dans l antiquité tardive et dans la pensée arabe et latine du
Moyen Âge, de même que des recherches sur la spiritualité néoplatonicienne
rhénane.324 Comme nous l avons signalé plus haut, avec Wéber, Rudi Imbach et
d autres, Libera a contribué à montrer que l horizon de l’onto-théologie n est pas un
cadre adéquat pour situer la place de la philosophie médiévale. Il existe
évidemment des liens étroits entre les travaux philologiques et historiques de
l École pratique et du CNRS d une part, et la réflexion poursuivie par les
philosophes et les théologiens d autre part. En Sorbonne, bien souvent, tous ces
gens se partagent le même édifice, même s ils sont rattachés à des institutions
différentes. Quoi qu il en soit, l interprétation de Denys offerte par Roques
influença fortement Marion:

M. Roques montre précisément que Denys ne reçoit le néoplatonisme que


dans la mesure où il peut l adapter aux structures intangibles de l “ncien
et du Nouveau Testament. Ce n est pas un platonicien qui viendrait, de
surcroît, au christianisme c est un chrétien qui, sans rien sacrifier des
exigences de sa foi, se sert du platonisme comme d un outil culturel pour
exprimer ce qu il croit et pratique. Cette intention pure et loyale éclate,
pour M. Roques, dans le fait que Denys préserve constamment la
transcendance de Dieu, en même temps qu il sauvegarde l Incarnation

322 Voir l Annuaire EPHE Ve, t. LXXVI (1968-69), p.197-202.


323 Pour des textes qui mettent l histoire à contribution de la compréhension de problèmes
philosophiques, théologiques et religieux contemporains, voir Maître Eckhart à Paris. Une critique
médiévale de l’ontothéologie. Les Questions parisiennes no 1 et no d’Eckhart. Études, Textes et
Traductions, par Émilie Zum Brunn, Zénon Kaluza, Alain de Libera, Paul Vignaux, Édouard
Wéber, ”ibliothèque de L École des Hautes Études, section des Sciences Religieuses, Paris
Presses Universitaires de France, 1984), et la contribution de Wéber à Celui qui est.
Interprétations juives et chrétiennes d’Exode . , éd. A. de Libera et É. Zum Brunn, Centre d études
des religions du livre, CNRS (Paris: Cerf, 1986).
324 Voir par exemple son La querelle des universaux: De Platon à la fin du Moyen Age, Des travaux

(Paris: Seuil, 1996), idem, La mystique rhénane d’“lbert le Grand à Maître Eckhart (Paris: Seuil, 1994)
[1ère éd. 1984] et idem, Eckhart, Suso, Tauler et la divinisation de l’homme (Paris: Bayard, 1996). Pour
ce qui touche la perspective néoplatonicienne appliquée à la philosophie médiévale, voir André
de Muralt, Néoplatonisme et aristotélisme dans la métaphysique médiévale: Analogie, causalité,
participation, ”ibliothèque d histoire de la philosophie Paris Vrin, .

85
historique et l institution ecclésiale. “insi, le platonisme de Denys ne rend
pas suspect son christianisme; il se greffe sur lui et lui reste subordonné.325

Même si la suite des recherches consacrées aux relations entre le platonisme et le


christianisme chez Denys tend à remettre en question le schéma produit par
Roques, Marion le perpétue à sa manière. Il prolonge aussi un jugement sur
Denys sans le remettre en question, à savoir que pratique chrétienne, élévation
vers Dieu, éveil à soi-même et transformation de soi ne font qu un. Et c est là
sans doute le meilleur de l œuvre de Denys, ce qui en elle ne sera jamais
périmé. 326 L unification de ces différents aspects est ainsi la fin la plus
généralement poursuivie par ceux qui œuvrent au retour du néoplatonisme au
XXe siècle.
En 1972-73, Marion fit sa propre contribution au séminaire de Roques.
Durant cette année académique, le séminaire étudia un texte de Jean Trouillard
sur La lumière intelligible selon Platon , et un texte de Marion intitulé
Distance et louange du concept de réquisit aitia) au statut trinitaire du langage
théologique selon Denys le Mystique. 327 Nous ne sommes pas très loin de
L’idole et la distance (1977), dans lequel la section consacrée à Denys a pour nom
La Distance du réquisit et le discours de louange Denys.
Dans L’idole et la distance, les versants religieux et apophatique du
néoplatonisme fournissent à Marion le moyen de contourner ce que Heidegger
appelle les idoles de l ontologie occidentale. Marion radicalise la théologie
négative de Denys, mais, d un autre côté, il l oppose à la théorie
néoplatonicienne d une manière qui est absente chez Denys lui-même Le nom
le plus approprié ne se trouve donc pas plus dans l Un plotinien que dans la plus
grossière idole sensible 328. De plus, Marion oppose la distance apophatique
qu il trouve chez Denys à l objectivation de la métaphysique et de la subjectivité:
la distance, interdisant radicalement de tenir Dieu pour un objet, où pour l étant
suprême, échappe à l avatar ultime d un langage de l objet  la clôture du
discours, et la disparition du référent .329 En fait, aucun néoplatonicien
n accepterait que l on transforme l Un en objet, et Damascius, dont
l enseignement fut peut-être connu de Denys, place l absolument premier
l Ineffable au-delà de l Un.

325 Duméry, Regards, p. 38.


326 Ibid., p. 39.
327 Le texte parut dans Résurrection 38, p. 89-122.

328 Marion, L’idole et la distance, p.185.

329 Ibid., p.178-79.

86
“insi, comme nous l avons noté plus haut, Marion n inscrit pas son travail
dans la mouvance du renouveau néoplatonicien, mais au contraire, allant plus
loin que Roques, il s associe à cette interprétation de Denys qui voit en
l “réopagite celui qui subvertit radicalement le platonisme au profit du
christianisme. Dès lors, sa transcendance chrétienne se produisant par-delà les
conditions historiques de la philosophie et visant « un Dieu selon son nom le
plus théologique charité », serait aussi augustinienne. Séparer la théologie de
la philosophie est vital pour le projet de Marion et trouve sa motivation
philosophique dans sa relation avec Heidegger.330 Toutefois, l intention propre
de Marion n empêche pas de reconnaître que sa position intervient à l intérieur
d un courant contemporain de réappropriation du néoplatonisme visant à
résoudre les apories aperçues par la philosophie dans la subjectivité moderne.
En fait, Marion, tout comme Milbank, développe une interprétation
néoplatonicienne d Augustin et de Thomas de manière à pouvoir accommoder
leur métaphysique de l esse à une représentation post-heideggérienne du monde.

Mettre l accent sur la volonté et la charité chez Augustin ne constitue pas


un geste à l encontre de Plotin, pour lequel nous sommes reliés avec l Un à
travers l « intellect amoureux », comme le rappelait récemment encore I.
Perczel.331 Dans L’idole et la distance et dans Dieu sans l’être, Marion rangeait
l enseignement de Thomas dans l onto-théologie parce qu il avait fait de l esse le
premier nom de Dieu. Pourtant, dans la Préface à l édition anglaise de Dieu sans
l’être, de même que dans Saint Thomas d “quin et l onto-théo-logie et d autres
travaux plus tardifs, il défend l enseignement de Thomas précisément sur ce
point:

Même si Denys ou quelqu autre comprenait la question de Dieu à partir


de l être, ce simple fait ne suffirait pas à établir qu il s inscrirait dans
l onto-théologie. En effet, comme nous avons tenté de le démontrer sur le
cas privilégié de Thomas d “quin, une onto-théologie requiert […]
d abord un concept de l étant, ensuite l univocité de ce concept pour Dieu
et les créatures, enfin la soumission de l un et des autres à une fondation
par principe et/ou par cause. Si ces conditions ne se trouvent pas remplies,
si au contraire l être demeure un esse inconcevable, sans analogie, voire

Voir Hankey, Denys and “quinas , p.


330 - et Theoria versus Poiesis , p. -397.
Voir I. Perczel, L intellect amoureux et l un qui est . Une doctrine mal connue de Plotin,
331

Revue de Philosophie Ancienne 15 (1997), p. 223-264. Perczel s oppose à la lecture intellectualiste de


Plotin par Augustin et Hegel et prolonge les approches de Trouillard et Hadot.

87
penitus incognitum, alors la simple intervention de l être ne suffit pas à
établir une onto-théologie.332

Selon Marion, il existe chez Thomas une différence irréductible entre la


métaphysique et la doctrine sacrée, laquelle permet à Thomas de penser l être à
partir de l inconnaissabilité de Dieu. 333 En fait, la doctrine de Thomas est
néoplatonisée par Marion pour être à même de devenir une sorte de théo-ontologie.
Dieu est avant l être auquel il communique l être lui-même. Marion tourne
l “quinate vers Denys mais aussi vers leurs sources néoplatoniciennes. Werner
Beierwaltes a dévoilé la présence de la logique néoplatonicienne opérant dans les
relations entre l unité et l être dans la théologie de Denys à son sommet, la
théologie trinitaire de Denys opère dans le mouvement entre l’Un-non-étant et
l’Un-étant, qui est sous-jacent au commentaire néoplatonicien du Parménide de
Platon.334 Plus correcte que bien des comptes rendus encore plus fidéistes,
l approche de Marion reste incomplète, surtout lorsqu on la compare à la critique
de l onto-théologie de Heidegger produite par Narbonne dans Hénologie,
ontologie et Ereignis, parce qu elle aboutit ultimement à une franche séparation
entre le rapport religieux et le rapport de nature philosophique à Dieu, d une
manière que Thomas lui-même, de même que les néoplatoniciens tardifs,
n auraient pas admise. Une explication historiquement plus ajustée de
l incognoscibilité de l esse divin chez Thomas requiert un examen plus
circonstancié de sa détermination néoplatonicienne.

Dans une objection récente à la brutalité du traitement réservé par


Jacques Derrida à la théologie négative, Marion tente de contourner
l argumentation de ce dernier en présentant Denys, ainsi que ses prédécesseurs
et successeurs chrétiens, comme engagés dans la théologie mystique, alors même
qu il continue lui-même à nier le néoplatonisme de Denys.335 Marion réduit le
néoplatonisme à une pure substitution de l Un à l Être. Il dépeint Denys comme
celui qui, au contraire des néo-platoniciens, qui ne dépassaient l être que pour
s en tenir au moins à l un et ne passaient au-delà de l un que pour le retrouver ,
subordonne la théologie négative à la théologie mystique, de telle sorte que, pour

332 Marion, “u nom , p. .


333 Marion, Saint Thomas et l onto-théo-logie , p. note , p, 3, note 2; sur le changement de
cap de Marion ou sa « rétractation » ici, voir Géry Prouvost, La tension irrésolue Les Questions
cartésiennes II de Jean-Luc Marion, Revue thomiste 98 (1998), p. 99-101. Pour un examen plus
tardif de Thomas, voir Marion, The Idea of God, , p. -67.
334 Werner ”eierwaltes, Unity and Trinity in Dionysius and Eriugena, Hermathena 157 (1994), p.

3 et 9.
335 Marion, “u nom , p. 343 et idem, L’ídole et la distance, p. 306-7, note 39.

88
lui, il s agit uniquement de dénommer 336 Dieu, et non de le re-nommer d une
autre manière. Est-ce qu on peut ignorer que le travail des Pères grecs a
précisément consisté à libérer les concepts théologiques chrétiens de l horizon
grec (et peut-être métaphysique , où ils avaient primitivement surgi ? 337 Le
compte rendu de Marion des objections de Derrida rassemble une série de
questions telles que celles-ci:

dans quelle mesure la négation chrétienne ne travaille-t-elle pas en effet


seulement à rétablir dans la via eminentiae ce que l apophase avait
apparemment disqualifié? En particulier, l éminence divine n aurait-elle
pas pour fonction de protéger, valider et maintenir l attribution réelle à
Dieu de l être, de l essence, de la pensée, etc. […] au prix seulement d un
passage hyperbolique … ?338

Stratégiquement, la réponse de Marion à ce type de reproche consiste à


reconnaître l existence d un problème dans la voie apophatique elle-même,
problème qui peut persister même lorsque l on est en présence de dénominations
relevant de la prière ou de la louange “insi, à supposer que la louange attribue
un nom à un éventuel Dieu [c est la position derridienne], on devrait en conclure
qu elle ne le nomme justement pas en propre, ni en essence, ni en présence, mais
en marque l absence, l anonymat et le retrait… . 339 En opposition à une négation
de ce type, Marion estime que Dieu dans la tradition chrétienne est loué par
excès en tant que sans-nom, et il en réfère à la problématique du « phénomène
saturé » pour répondre à Derrida :

aucune prédication ou nomination ne paraît plus possible […] non pas


que l intuition donatrice ferait défaut auquel cas on pourrait bien
rapprocher la «théologie négative» de l athéisme ou la mettre en
concurrence avec la déconstruction , mais parce que l excès de l intuition
dépasse, submerge, déborde, bref sature l empan de tout concept.340

Nous n avons pas ici à décider si Marion réussit à contourner la critique de


Derrida ou si les deux en viennent en fait à un accord quelconque.341 On doit

336 Marion, “u nom , p. -353 et 349.


337 Ibid., p. 359.
338 Ibid., p. 343.

339 Ibid., p. 350.

340 Ibid., p. 361.

341 Voir Derrida s Response to Jean-Luc Marion, in God, the Gift and Postmodernism, p. 42-7. Sur

les relations de Derrida avec le néoplatonisme, voir Eric Perl, Signifying Nothing ”eing as Sign

89
cependant rappeler que, dans le néoplatonisme, l Un n est aucune chose et n est
jamais correctement dénommé en raison de son inconcevable plénitude, infinité
ou puissance, et, par ailleurs, que Damascius avait déjà nettement anticipé la
critique de la théologie négative que l on retrouve diversement formulée chez
Derrida et Marion, de même que leur critique du néoplatonisme. Dans La
mystagogie de Proclos, commentant l aporie sur laquelle Damascius nous laisse,
Jean Trouillard écrit:

Cette aporie est précieuse parce qu’elle décèle le risque que court de façon
permanente le néoplatonisme ainsi que toute théologie négative. User du langage
comme d’un défaut dans la pureté du silence peut conduire à faire du silence une
contre-expression, de la nuit un secret et du néant une substance mystérieuse. On
y glisse inévitablement si on ne pratique pas une incessante purification. Sans
elle, l’Un, le ”ien ou le Non-Être deviendront des attributs qui seront préférés à
l’Être ou à la Pensée parce qu’ils seront jugés plus compréhensifs. Mais ce sera
encore une manière de totaliser l’intelligible et de le sublimer.342

Pour les néoplatoniciens, comme pour Denys et Marion, la solution passe par
une théologie mystique Les néoplatoniciens estimaient finalement que cette
antinomie, insurmontable dans l ordre intelligible, était surmontée en même
temps que reconnue par le fait que le centre de l âme, grâce à sa communion
mystique avec l Ineffable, n est enfermé ni dans le langage ni dans
l intelligible. 343 La communion mystique conduit ainsi à une mystagogie.
Marion n est cependant pas le premier phénoménologue à emprunter un
tournant théologique et à associer celui-ci au néoplatonisme chrétien.344 Chez

in Neoplatonism and Derrida, in Neoplatonism and Contemporary Thought, Part Two, ed. R. Baine
Harris, Studies in Neoplatonism: Ancient and Modern 11 (Albany, State University of New York
Press, 2002), p.125-51.
342 Jean Trouillard, La mystagogie de Proclos, Collection d études anciennes Paris Les ”elles

Lettres, 1982), p. 94.


343 Ibid., p. 95.

344 Sur ce tournant, voir Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française

Paris Editions de l'Eclat, . Le chapitre IV Les Surprises de l immanence , p. -77 est


consacré à Henry. Plusieurs de ceux que Janicaud identifie comme participant à ce « tournant
théologique » ont pris part à Phénoménologie et théologie, Présentation de Jean-François Courtine
(Paris: Critérion, 1992), contenant des essais de Michel Henry, Paul Ricoeur, Jean-Luc Marion, et
Jean-Louis Chrétien. Ils sont traduits dans Phenomenology and the Theological Turn The French
Debate, Dominique Janicaud, Jean-François Courtine, Jean-Louis Chrétien, Michel Henry, Jean-
Luc Marion, Paul Ricoeur, Perspectives in Continental Philosophy (New York: Fordham
University Press, 2000). Postérieurement, Janicaud intervint une autre fois dans le débat en
publiant La phénoménologie éclatée (Paris: Editions de l'Eclat, 1998).

90
Michel Henry (1922- , l on retrouve en effet les éléments essentiels de ce qui
nous a accompagné dans une large part de l histoire du reflux néoplatonicien
que nous avons retracée345, à savoir: 1) un effort pour trouver le transcendant
dans l immanent, une recherche qui progresse par l examen de la nature de la
conscience, qui évite de s abstraire de la vie et du sensible, passant au contraire
par le « corps subjectif » et une « phénoménologie matérielle »,346 3) un certain
engagement vis-à-vis de Hegel, Husserl et Heidegger, 4) une intrication de la
philosophie et de la religion unie à la vie, 5) Dieu considéré comme un Dieu
inconnu. L approche de Henry complète celle de Marion.347 Henry se tourna
non vers Denys mais vers Eckhart tout en reconnaissant la source cruciale
qu incarnent Proclus et Denys dans son intérêt même pour Eckhart , un
tournant qu on devait s attendre à voir pris et qui était même inévitable chez les
néoplatoniciens catholiques français sensibles à la structure de la conscience. 348
Tandis que Marion tente de prévenir la réduction de la source de la connaissance
aux conditions propres du sujet, Michel Henry entreprend de prémunir
l affectivité du sujet contre l objectivation qui pourrait en être faite et ses analyses
visent la structure interne de celle-ci. Mais il y a une autre différence entre les
deux. Comme je l ai mentionné, Marion souhaite garder strictement séparée
l une de l autre théologie et philosophie. “lors que sa contribution à la
phénoménologie consiste à l assortir d une théorie de la donation, il ne peut y
avoir, du sein même de cette phénoménologie, de mouvement vers un donateur
transcendant. En effet, atteindre un donateur transcendant exigerait de la
phénoménologie qu elle se transforme en métaphysique. Marion écrit:

345 Pour une bibliographie des oeuvres de M. Henry, voir Continental Philosophy Review 32:3
(1999), p. 367-377.
346 Voir Henry, Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne, et Lemoine,

“ffectivité et auto-affection: Réflexions sur le «corps subjectif» chez Maine de Biran et M.


Henry. , Les études philosophiques, (avril-juin 2000), p. 242-267.
347 Pour une reconnaissance chez Marion du travail de Henry sur l auto-affectivité du sujet en

dépit des différences qui les séparent, voir Jean-Luc Marion, Étant Donné. Essai d’une
phénoménologie de la donation, Épiméthée (Paris: Presses Universitaires de France, 1997), p. 321-323
et p. 365, note 2.
348 Michel Henry, La signification ontologique de la critique de la connaissance chez Eckhart, in

idem, L’Essence de la manifestation, 2 tomes, Épiméthée (Paris: Presses Universitaires de France,


1963) t. II, p. 532- idem, Parole et religion la Parole de Dieu, in Phénoménologie et théologie,
p.129- , surtout p. ss. Voir Natalie Depraz, Seeking a phenomenological metaphysics:
Henry s reference to Meister Eckhart, Continental Philosophy Review 32:3 (1999), p. 303-324;
Sébastien Laoureux, De «L essence de la manifestation» à «C est moi la vérité» La référence à
Maître Eckhart dans la phénoménologie de Michel Henry, Revue philosophique de Louvain 99:2
(Mai 2001), p. 220-53.

91
nous n insinuons pas qu elle réclame un donateur transcendant lorsque
nous disons que la phénoménologie de la donation outrepasse par
définition la métaphysique, nous ne sous-entendons pas que cette
phénoménologie restaure la
métaphysique; et lorsque enfin nous opposons l adonné à la subjectivité
transcendantale, nous ne suggérons pas que le «sujet» renaît dans la
donation.349

Ces assertions semblent dirigées contre Henry. En devenant une métaphysique,


la phénoménologie se détruirait elle-même, comme aussi en s engageant dans
une entreprise théologique, qui est au-delà de ses forces. Henry comprend le
refus de Marion dans le sens d une décision post-heideggérienne de ne pas
« soumettre Dieu au préalable de l être ». Contre Heidegger et en accord avec
l archétype néoplatonicien, Henry subordonne ainsi l Être à l incognoscibilité

Il faut donc renverser les propositions de Heidegger selon lesquelles


«l expérience de Dieu et de sa manifesteté, en tant que celle-ci peut
rencontrer l homme, c est dans la dimension de l Être qu elle fulgure», «le
sacré […] ne vient à l éclat du paraîtra que lorsqu au préalable […] l Être
s est éclairci». Car c est seulement lorsque cet éclat du paraîtra s est éteint,
hors de l éclaircie de l Être, que l accès à l Immémorial est possible dans
l Oubli. 350

De cette manière, Henry qui s est tourné vers Eckhart à travers la médiation de
Heidegger, découvre en Eckhart les moyens de contourner Heidegger.351 À
travers Eckhart, il est certainement celui dont Henry se réclame le plus
explicitement pour l élaboration de ses concepts fondamentaux 352), Henry
construit donc une métaphysique phénoménologique mais, en contraste par
rapport à Marion, il trouve également le moyen d unir philosophie et religion.
Dominique Janicaud nous apprend qu avec Henry la phénoménologie …
est délimitée et pratiquée comme une radicale remontée au fondement de
l expérience, sans qu il soit fait appel à une autre instance que sa structure

349 Marion, Étant Donné, p. 11; voir aussi p. 8, 10 et 329.


350 Henry, Parole et religion , p. et idem, C’est moi la vérité. Pour une philosophie du
christianisme (Paris: Seuil, 1996), p.198 [English translation: I Am the Truth: Towards a Philosophy of
Christianity, translated by Susan Emanuel, Cultural Memory in the Present (Stanford: Stanford
University Press, 2003)].
351 Sur la médiation heideggérienne, voir Janicaud, Le tournant théologique, p. 62.

352 Laoureux, De «L essence de la manifestation» , p. .

92
interne. 353 La fondation est découverte dans l auto-affectivité du Soi où se
trouve le vrai christianisme la phénoménologie n est plus entravée par la
question de savoir comment et pourquoi la phénoménologie peut rendre compte
du phénomène de la révélation divine, mais elle affirme plutôt d entrée de jeu,
et d une manière apodictique, qu une authentique phénoménologie ne peut avoir
d autre objet que la vie divine s éprouvant elle-même dans son ipséité et son
auto-affection, donnant naissance au Christ et à l homme comme son fils .354
Janicaud décrit comme suit la nature de cette auto-affection:

Telle est l immanence radicale qu il s agit de penser. Non le renversement


de la transcendance perceptive, mais sa condition première : une
réceptivité que suppose tout dépassement vers un horizon: «
L immanence est le mode originaire selon lequel s accomplit la révélation
de la transcendance elle-même et, comme telle, l essence originaire de la
révélation» [L essence de la manifestation]. On voit que l épokhé
husserlienne et la différence ontologique heideggérienne sont intégrées à
une remontée qui se veut encore plus fondamentale et qui est celle de la
manifestation comme révélation. La suite de l ouvrage [L essence de la
manifestation] explicitera celle-ci comme auto-affection l essence de la
manifestation se révèlera au sein de l affectivité, non celle d un sujet
individuel, dérisoirement subjective, mais celle de la révélation elle-même,
absolue en son expérience intérieure.355

Le Moi doit être en une union immédiate avec l “bsolu et n existe que par cette
union.

Tout en rejetant le monisme hégélien, qu il réduit à un objectivisme de la


conscience 356 Henry se tourne vers le jeune Hegel, où il:

retrouve … l immanence de l esprit absolu à ses manifestations


phénoménales. Mais à une différence près, qui est capitale l immanence
divine échappe non seulement à la représentation, mais au savoir. Si

353 Janicaud, Le tournant théologique, p. 57.


354 Rudolf ”ernet, Christianity and philosophy, Continental Philosophy Review 32:3 (1999), p. 325;
voir Henry, C’est moi la vérité et Incarnation: Une philosophie de la chair (Paris: Seuil, 2000), et
Emmanuel Falque, Michel Henry Théologien À propos de C’est moi la Vérité), Laval théologique
et philosophique 57:3 (Octobre 2001), p. 525-536, qui tient C’est moi la Vérité pour une véritable
Somme de théologie dans l éclairage des questions issues de ”londel.
355 Janicaud, Le tournant théologique, p. 58-59, citant L’Essence de la manifestation, p. 279-280.

356 Janicaud, Le tournant théologique, p. 61.

93
l affectivité est l essence de la vie, il faut la sentir, se laisser pénétrer par sa
passivité radicale. … Le savoir aboutit au non-savoir.357

C est à ce point qu Henry se tourne vers Eckhart. Dans un raisonnement que


nous avons déjà vu se répéter, pour Henry, parce que le Dieu d Eckhart est au-
delà de toute représentation, il est par le fait même au cœur du Soi, il détermine
l essence de l immanence et la constitue. 358 Henry écrit:

La vie s auto-affecte comme moi-même. Si avec Eckhart on appelle la vie


«Dieu», alors on dira avec lui «Dieu s engendre comme moi-même».
Mais ce Soi engendré dans la Vie, ne tenant la singularité de son Soi que
de son ipséité et ne tenant son ipséité que de l auto-affection éternelle de
la vie, porte en lui celle-ci, pour autant qu il est porté par elle et n advient
à chaque instant à la vie que par elle. Ainsi la vie se communique-t-elle à
chacun des Fils en le traversant tout entier, de telle façon qu il n y a rien
en lui qui ne soit vivant, rien non plus pour autant que son Soi n advient
que dans l auto-affection de la vie elle-même qui ne contienne en soi
cette essence éternelle de la vie «Dieu m engendre comme lui-même».359

Sébastien Laoureux, qui a examiné la question de la fidélité d Henry à Eckhart,


souligne à cet égard plusieurs difficultés. Certaines d entre elles résultent du lien
qui s établit entre Eckhart lui-même et le néoplatonisme, d autres de
l interprétation d Eckhart proposée par Henry, et, plus précisément, de certaines
notions fondamentales tirées abruptement du texte d Eckhart et intégrées au
« système » d Henry.

Dressant une liste de différentes formules fortes de Maître Eckhart qui


trouvent une place dans l œuvre d Henry360, Laoureux en tire la conclusion qui
suit:

On trouve à travers ces formules une belle expression de l absolu comme


immanence sans aucune médiation, ni altérité. On y trouve également, et
surtout, l identification de l ego avec cet absolu […] On peut parler, en
effet, d un alignement des caractéristiques de l ego sur celles de l ego

357 Ibid.
358 Henry, L’Essence de la manifestation, p. 553.
359 Henry, Parole et religion, , p. les deux citations sont de Eckhart.
360 Laoureux, De «L essence de la manifestation» , p. .

94
divin […] L âme s identifie donc avec le propre fond de Dieu. Ou mieux,
âme et Dieu ne sont qu un seul et même fond, qu un seul et même sol.
Toute médiation, toute altérité, toute différence a été éliminée.361

En dépit de problèmes réels d ajustement des perspectives, surtout au premier


regard, Laoureux finit par conclure qu un accord entre la lettre eckhartienne et
l interprétation qu en donne Henry, se dégage également à la lecture des
commentateurs du Maître rhénan. 362
Nous voilà à nouveau confronté à un néoplatonisme chrétien suspendu à
la différence radicale de l “bsolu à l égard du Noûs. Cette franche différence
permet à Dieu d être à la fois la source extérieure de la connaissance au-delà de
toute réduction à une conceptualité objective, et la source interne de la
constitution du sujet, lequel s émancipe ainsi de l auto-objectivation. Le Principe
échappe complètement à la prise et à la représentation, et dès lors la
métaphysique est impossible, mais il est aussi l immédiateté de ma vie, et dès
lors l expérience est la vie de la Divinité. La théologie au-delà de la philosophie
devient phénoménologie, mais il en découle aussi qu il n y a pas de séparation
du visible et de l invisible C est moi la vérité. Dans le christianisme rien ne
s oppose à la réalité, il n y a rien d autre que la vie. 363 En vertu de
l indétermination de l “bsolu nous sommes des deux côtés à la fois. Il est
difficile de voir où on pourrait aller au-delà de ce point sans donner un certain
contenu à l “bsolu. Si on doit aller plus loin, la différence de l Un et du Noûs sur
laquelle repose l histoire que nous retraçons doit être reconsidérée, et cela d une
manière qui ne serait pas prédéterminée par la position heideggérienne.
Étant arrivé à cette étape touchant le néoplatonisme catholique et
phénoménologique en France, nous sommes maintenant prêt à conclure avec la
contribution de chercheurs dont le rapport aux textes anciens n est pas, comme
c était le cas auparavant, déterminé par la logique du développement
philosophique contemporain, non plus que par les besoins de la dogmatique
catholique.

Le premier parmi ceux-ci est Philippe Hoffmann, successeur de Pierre


Hadot à la Ve section de l École pratique des Hautes Études, dont les intérêts sont
à la fois philologiques, historiques et philosophiques. Il occupe la chaire de
Hadot en Théologies et mystiques de la Grèce hellénistique et de la fin de
l “ntiquité depuis et fut l élève de son prédécesseur. Il travailla cependant

361 Ibid., p. 232-233.


362 Ibid., p. 234.
363 Henry, C’est moi la vérité, p. 297. Cela est écrit en opposition à Hegel.

95
aussi sous la direction de Jean Irigoin, Professeur de Philologie grecque à la IVe
section et au Collège de France, dont il perpétue l approche des textes, très
propice à l étude du néoplatonisme et proche de la méthode de Hadot.

Pour Irigoin, c est toute l histoire d un texte avec toutes les circonstances
de sa transmission qui présente un intérêt La tradition d une oeuvre, c est le
processus au terme duquel elle est parvenue entre nos mains, c est en même
temps l influence qu elle a exercée au cours des siècles dans les milieux les plus
divers. Il y a deux directions dans l étude d une tradition textuelle. L une
rétrocède vers l arrière en direction de l unité, à la recherche de

l archétype, faute de l autographe original, ou l ancêtre présumé. En sens


contraire, l étude de la tradition se rapproche de la constitution d une
généalogie descendante: on cherche à retrouver, en suivant le cours du
temps, tous les témoins d un texte ou tous les descendants d un
individu.364

Pour ceux qui travaillent avec des textes platoniciens, voulant à la fois arriver à
établir un solide texte écrit et tenter de comprendre la réception transformante
du néoplatonisme par rapport à ses sources et ses autorités, il faut travailler dans
ces deux directions. Hoffmann a utilisé cette bipolarité pour aborder de
l intérieur la tradition néoplatonicienne.365 Un autre réquisit de cette intériorité
vient de Pierre Hadot. Celui-ci a signalé le fait que les contresens, qui forment
une large part de l histoire de la philosophie, sont en réalité créatifs.366 Hoffmann
fait référence à l importance de cette idée dans ses écrits et dans son
enseignement.367

Au-delà de ce travail sur la transmission, la présentation et la réception


des textes, l activité de Hoffmann se range sous trois chefs. En premier lieu il y a
son travail principal l étude de l interprétation et des transformations des

364 Jean Irigoin, Chaire de tradition et critique des textes grecs, Leçon Inaugurale faite le Vendredi 18
avril 1986 (Paris: Collège de France, 1986), p.19.
365 Voir le titre de ce qu il a rassemblé en pour la défense de son Habilitation à diriger des
recherches Recherches sur la tradition matérielle et doctrinale des textes philosophiques de la fin
de l “ntiquité.
366 Voir Pierre Hadot, Philosophie, exégèse et contre-sens, dans Akten des XIV. Internationalen

Kongresses fur Philosophie (Wien, 1968), p. 333-339 repris dans idem, Études de philosophie ancienne,
L âne d or Paris Les ”elles Lettres, , p. -10.
367 Voir par exemple, Ph. Hoffmann, La fonction des prologues exégétiques dans la pensée

pédagogique néoplatonicienne, in Entrer en matière: Les prologues, éd. J.D. Dubois et B. Roussel
(Paris: Cerf, 1998), p. 210, et Annuaire EPHE Ve, t. CV, (1996-97), p. 303.

96
Categories d “ristote au sein du néoplatonisme, une tâche qui demande un sens
subtil des différences entre les sources et les résultats, une connaissance
exhaustive de l histoire de la philosophie grecque et une maîtrise de sa logique la
plus abstraite. C est un type de recherche qui suppose que l on soit prêt à
travailler patiemment de l intérieur, indépendamment des buts extérieurs à elle.
Néanmoins, cette recherche rejoint par ailleurs les travaux d Alain de Libera
consacrés au problème des universaux.368 Puis il y a la poursuite par Hoffmann
du chantier de recherches ouvert par Festugière sur la religion antique et de la
présentation de la philosophie par Hadot comme un mode de vie. Sur le plan de la
religion, l on retiendra son étude sur la notion néoplatonicienne du bonheur 369
et, fait remarquable, sur les implications religieuses de la logique
néoplatoniciennes. 370 Enfin, de concert avec Dominic O Meara, Hoffmann a
étendu l intérêt de Hadot pour l aspect pratique de la philosophie par une
exploration du rapport entre le néoplatonisme grec et la vie politique.371
Les spécialistes canadiens du néoplatonisme avec lesquels je conclurai
mon enquête sont des philosophes et des historiens de la philosophie pour
lesquels, tout comme pour Hoffmann, le néoplatonisme ne répond pas à une
demande philosophique, théologique ou religieuse préétablie.

UNE CONCLUSION CANADIENNE FRANÇAISE

Montréal a été associée à l étude de la tradition platonicienne depuis une


demi-siècle en raison de la présence sur place d un pionnier de ce domaine,
Raymond Klibansky. Né en France en 1905, il étudia et travailla en Allemagne
avant de gagner l “ngleterre puis d obtenir un poste à l Université McGill en

368 Voir Annuaire EPHE Ve, t. CI, (1992-93), p. 242 et Alain de Libera, La querelle des universaux: De
Platon à la fin du Moyen Age.
369 Annuaire EPHE Ve, t. CV, (1996-97), p. 303-309.

370 Annuaire EPHE V, t. CIII (1994-95), p. 267-270.

371 Ibid., p. 263-64; Annuaire EPHE V, t. CIV (1995-96), p. 305- et Dominic J. O Meara, Évêques
et philosophes-rois: Philosophie politique néoplatonicienne chez le Pseudo-Denys, Denys
l’“réopagite et sa postérité en Orient et en Occident, p. 75- idem, “spects of Political Philosophy
in Iamblichus, in The Divine Iamblichus. Philosopher and Man of Gods, p. 65- idem, Vie
politique et divinisation dans la philosophie néoplatonicienne, SOFIHS MAIHTOPES Chercheurs
de sagesse. Hommage à Jean Pépin, publié sous la direction de Marie-Odile Goulet-Cazé, Goulven
Madec, Denis O ”rien, Collection des Études “ugustiniennes, Série “ntiquité 131 (Paris: Études
Augustiniennes, 1992), p. 501-10 et idem, Platonopolis: Political Philosophy in Late Antiquity
(Oxford: Clarendon Press, 2003).

97
, une institution d origine protestante et de loin la plus grande et la plus
importante université anglophone du Québec. À cette époque Klibansky avait
déjà publié une étude sur Proclus (1929); dans les années 1930 il avait commencé
ses éditions de Nicolas de Cues et de Maître Eckhart. En 1939, il publia The
Continuity of the Platonic Tradition during the Middle Ages, ouvrage qui marquait
les jalons des recherches futures sur le platonisme médiéval.372 En 1998,
Klibansky fit paraître Le Philosophe et la mémoire du siècle, Entretiens avec George
Leroux, un spécialiste du néoplatonisme professeur à l Université de Québec à
Montréal. Dans son Introduction, Leroux témoigne non seulement du privilège
[d avoir été] son étudiant à la fin des années soixante à l Institut d Études
médiévales de l Université de Montréal , mais aussi de sa gratitude envers celui
qui l avait initié au néoplatonisme Sur le chemin qui va de Plotin à Proclus, et
de là jusqu à Maître Eckhart et à Nicolas de Cues, il avait placé les balises
principales. 373 L intérêt de Klibansky pour le platonisme ne partageait
aucunement les motifs néoplatoniciens anti- ou post- modernes à l œuvre dans
l Hexagone. Il se pencha sur la tradition interprétative du Parménide et nota
l importance du cusain dans la transformation d une approche rationnelle en
une notion qui reconnaît les limites de la raison et les coïncidences des contraires
dans l Un, le principe suprême. 374 Malgré tout, Klibansky alterna l intérêt pour
les problématiques antiques et modernes en s attachant tout autant, ou disons
davantage, aux continuités qu aux discontinuités. Son rôle dans la philosophie
québécoise est rendu visible par sa codirection (avec Josianne Boulad-Ayoub) de
La Pensée philosophique d’expression française au Canada.375 Klibansky y décrit la
transformation de la philosophie d expression française au Québec, une
évolution dont il fut un observateur d autant plus avisé qu il y apportait un
regard extérieur.
La venue de Klibansky au Québec intervint au moment où l Église
catholique québécoise était opposée à celle, très engagée, présente dans la France
laïcisée, et il put observer ce qu on appelle la Révolution tranquille. Durant
ladite révolution , le Québec connut un double développement soudain, l un
dans le sens d une modernisation et d une laïcisation de la société qui le libéra de

372 Raymond Klibansky, The Continuity of the Platonic Tradition during the Middle Ages, Outlines of a
Corpus platonicum medii aevii (London: Warburg Institute, 1939).
373 Raymond Klibansky, Le Philosophe et la mémoire du siècle: Tolérance, liberté et philosophie.

Entretiens avec Georges Leroux Montréal Éditions du ”oréal, , p. X l ouvrage contient une
bibliographie représentative des écrits de Klibansky.
374 Ibid., p. 98.

375 La Pensée philosophique d’expression française au Canada Le Rayonnement du Québec, sous la

direction de Raymond Klibansky et Josianne Boulad-Ayoub, Collection Zêtêsis (Québec: Les


Presses de l Université Laval, .

98
la tutelle de l Église, l autre dans la sphère de l économie qui, jusqu alors, avait
été largement l apanage des anglophones. La Révolution eut d énormes
conséquences sur le système d éducation du Canada français qui, jusqu au
milieu des années 1960, était resté entre les mains des clercs et, sur le plan de la
philosophie, était dominé par un néo-thomisme étroit retransmis par des prêtres
catholiques. Klibansky formule la chose comme suit:

Lors de mon arrivée au Canada, en 1946, la tradition thomiste dans


l enseignement de la philosophie en langue française était omniprésente et
omnipotente. Or, depuis le début des années 60, la pensée philosophique
d expression française au Canada a connu un développement à ce point
soudain et accéléré qu il a peu de parallèles ailleurs dans le monde, un
renouveau d autant plus intéressant qu il couvre un vaste éventail de
disciplines jusqu alors pratiquement ignorées …376

Un autre historien du platonisme, mais cette fois de la tradition grecque


plutôt que latine, a également fait l objet récemment de la publication
d Entretiens. Il s agit de Luc ”risson qui non seulement observa mais qui vécut et
assista à la Révolution tranquille et en fut personnellement et intellectuellement
profondément affecté. Sa relation avec le platonisme est tributaire de cet
itinerarium.

”risson naquit dans un petit village agricole du Québec l année où


Klibansky arrivait à McGill. ”ien qu il n eût jamais l intention de devenir prêtre,
l enseignement primaire, secondaire et universitaire qu il reçut lui fut dispensé
dans des écoles, séminaires et universités administrés et régis par les autorités
ecclésiastiques du Québec.377 Sa situation financière l amena à faire mine de
vouloir briguer la prêtrise et, quoique incroyant, il dut pratiquer un catholicisme
rigoureux pour recevoir une éducation destinée à développer les vocations
religieuses pour faire de nous des cadres de l Église. 378 La duplicité forcée
requérait un effort énorme ”risson dit à Dorion je ne cesse de dire que le seul
moyen de survivre, c était de ne pas croire. 379 À la fin des années soixante, il se
joignit au mouvement général des étudiants québécois vers Paris où il entreprit

376 Klibansky in La Pensée philosophique d’expression française au Canada, p.11. Mettre quelque part :
Cf. Reason, Action, and Experience, Essays in Honor of Raymond Klibansky, ed. by Helmut
Kohlenberger, Hamburg, Felix Meiner, 1979.
377 Louis-André Dorion, Entretiens avec Luc Brisson: Rendre raison au mythe (Montréal: Liber, 1999),

p. 11- . Le volume contient une ”ibliographie sélective des travaux de ”risson.


378 Ibid., p. 42.

379 Ibid., p. 45.

99
une thèse sur le Timée de Platon. Celle-ci achevée, il fut rattaché au CNRS grâce à
l appui de Jean Pépin qui partageait ses intérêts pour les mythes anciens. En
dépit d intérêts philosophiques plus larges, on peut, soutient-il, me définir
comme «historien de la philosophie» dont le domaine de recherche est Platon et
le platonisme. 380 Ses travaux historiques incluent des études sur le
néoplatonisme et il dirige actuellement l une des nombreuses nouvelles
traductions de l œuvre de Plotin.381 Pourtant, il est plus fortement attiré par
Platon lui-même et insiste sur la différence entre ce dernier et la suite de la
tradition platonicienne, dans une direction contraire à celle que nous avons
observée, en France, inaugurée par Festugière. Comme l explique Leroux,
Brisson:

a développé une interprétation de la pensée platonicienne qui se


rapproche de l interprétation standard proposée […] par Harold Cherniss.
Cette interprétation de Platon ne fait aucune concession aux éléments
néoplatoniciens, qui conduiraient à réduire le caractère radical du
dualisme de la métaphysique platonicienne […]. [I]l insiste sur la
différence qui sépare la structure ontologique fondamentale de toutes les
dérives herméneutique successives qui ont affligé le platonisme. Dans
cette structure, la place des Formes intelligibles est radicalement distincte
de tous les registres de l ontologie.382

Les publications de Brisson sont très nombreuses et variées, mais comme


l annonce le titre des Entretiens publiés par Louis-André Dorion (i.e. Rendre raison
au mythe), ce sont les études relatives au mythe dans son rapport à la raison qui
ont dominé.383 Les raisons de cette prévalence accordée aux mythes et de
l engagement de ”risson envers Platon sont liées à son histoire personnelle et à
son passage du vieux au nouveau Québec. N étant chez lui ni au Québec ni en
France, il se sent comme une sorte de nomade platonicien. Pour lui comme
pour P. Hadot, la philosophie est un exercice spirituel destiné à transformer la

380 Ibid., p.105; voir p. 156-157.


381 Voir Plotin, Traités 1-6, traductions sous la direction de Luc Brisson et Jean-François Pradeau
(Paris: GF Flammarion, 2002), et idem, Traités 7-21 (2003); il contribua à Plotin, Traité Sur les
nombres (Ennéade VI 6 [34]) (Vrin, 1980); Porphyre, La vie de Plotin I & II (Vrin, 1982 & 1992), et
Jamblique, La vie de Pythagore (Les Belles Lettres, 1996).
382 George Leroux, La recherche en histoire de la philosophie ancienne, in La Pensée

philosophique d’expression française au Canada, p.124.


383 Luc Brisson, Platon, les mots et les mythes (Paris: F. Maspero, 1982), et Introduction à la philosophie

du mythe, Vol. I. Sauver les mythes (Paris: Vrin, 1996). Il existe une traduction anglaise, Plato the
Myth Maker, translated, edited, and with an introduction by Gerard Naddaf (Chicago and
London: University of Chicago Press, 1998).

100
vie de l individu qui s y livre. 384 Sa manière de vivre le platonisme fut forgée à
la fois positivement et négativement tandis qu il s adonnait à la duplicité au
séminaire La seule conviction qui m a toujours animé et c est déjà très
platonicien est que la vie qui valait d être vécue ce n était pas une vie centrée
sur les préoccupations matérielles, mais une vie spirituelle, quelle qu elle soit,
une vie intellectuelle, dans mon cas. 385 Il réactualisa donc la critique
platonicienne du mythe religieux et se tourna à la place vers la philosophie:

J ai très tôt compris que la religion est un spectacle, une mise en scène. …
J avais tout simplement une grande lucidité devant l illusion transmise
par la société. On m avait imposé une vie que je n avais pas choisie. Mais
c était le passage obligé pour conquérir la liberté telle que je l entendais, la
liberté de vivre une vie spirituelle fondée sur le travail intellectuel.386

Dans son passage de la religion à la philosophie, ”risson s identifie à Platon dans


son engagement à leur égard:

Pour donner une place à la philosophie, Platon fut un critique radical de la


religion transmise à son époque par les poètes, mais personne n a mieux
que lui décrit l expérience religieuse de ses contemporains, et l influence
décisive de la religion sur eux et même sur la philosophie. De mon côté,
même se j ai rejeté la religion comme expérience de vie, j ai été fasciné par
le comportement obsessionnel et hautement ritualisé qu elle implique, et
j ai voulu comprendre pourquoi la philosophie a toujours été solidaire
d une façon ou d une autre de la religion.387

Brisson concédant lui-même, les travaux que j ai poursuivis … ont toujours été
ancrés dans mon expérience personnelle , il décrit comme suit la question à
laquelle il tente de répondre:

comment se fait-il que, à un moment ou à un autre, tel individu ou tel


groupe vivant dans une communauté où une tradition impose les cadres
qui permettent à cette communauté de se reconnaître, de se définir,
comment, dis-je, cet individu ou ce groupe peut-il rejeter la tradition au

384 Brisson dans Entretiens avec Luc Brisson, p.180.


385 Ibid., p. 35.
386 Ibid., p. 47-48.

387 Ibid., p. 69.

101
nom d une exigence intellectuelle qu on a appelée, à partir de Platon, la
philosophie?388

”risson reconnaît quelque chose d universel dans sa propre aventure et


expérience, par où s expliquerait l intérêt renouvelé pour Platon, assez général
aujourd hui. L insatisfaction vis-à-vis à la fois de la religion institutionnalisée et
du marxisme a laissé :

ceux qui s interrogent sur le sens de la vie orphelins de ces points de


repères aisés que constituent les réponses toutes faites. Par la force des
choses, on doit donc revenir au point de départ, c est-à-dire à ces
discussions que Platon situe dans les rues d “thènes, et au cours
desquelles Socrate oriente la recherche sur la vertu, c est-à-dire sur
l excellence de l homme, sur le beau, c est-à-dire sur ce qu il convient de
faire, sur le bien, c est-à-dire sur ce dont la possession permet d accéder au
bonheur, et enfin sur le bonheur lui-même … Considéré de ce point de
vue et non plus seulement du point de vue de l histoire, le passé redevient
présent, c est-à-dire que la philosophie grecque retrouve son actualité et
constitue pour l homme d aujourd hui un puissant ferment de
transformation.389

Georges Leroux fut l étudiant de Raymond Klibansky à Montréal, de Jean


Pépin à l École pratique des Hautes Études, de Pierre Hadot au Collège de
France, et le professeur de Jean-Marc Narbonne. Dans ses écrits sur Plotin, dit-il,
l oeuvre de Jean Trouillard s impose à nous comme un modèle. 390 Nous avons
déjà relevé ses liens avec Klibansky de P. Hadot il écrit Préoccupé d une
approche spirituelle du néoplatonisme, il nous introduisit à l interprétation
allemande de Plotin. 391 Beierwaltes joue un rôle important dans la traduction,
l introduction et le commentaire de Plotin, Traité sur la liberté et la volonté de l’Un,
Ennéade VI.8, parce que, comme chez Hadot, on trouvera … dans toute l oeuvre
de Werner Beierwaltes une préoccupation fondamentale pour le rapport de la
pensée et de l union mystique. Le travail de Beierwaltes est aussi crucial pour
Narbonne et eut sans doute le même effet que pour Leroux : tous deux estiment
que Plotin ne fonde pas une tradition qui prêterait flanc à la critique de
Heidegger. Dans ce travail paru au sein d une série dirigée par Pépin, Leroux

388 Ibid., p.106.


389 Ibid., p.180-181.
390 Leroux dans Plotin, Traité sur la liberté et la volonté de l’Un, p. 27, note 8.

391 Ibid., p.10.

102
écrit à propos de la liberté de l Un dans des termes qui rappellent plusieurs des
questions, solutions et perspectives que nous avons rencontrées dans notre
enquête sur cent ans de néoplatonisme français.

Dans les Ennéades telles que présentées par le Professeur Leroux, l on


retrouve en effet la liberté de l Un qui attira les philosophes, théologiens et
érudits français du néoplatonisme pendant un siècle, cela bien sûr en raison de
son rôle de fondement inconditionné d une liberté humaine radicale et d une
subjectivité qui n est pas liée à l objectivité rationnelle. De même, pour autant
que la doctrine du traité VI, 8 de Plotin se répercute dans le commentaire au
Parménide que Pierre Hadot attribue à Porphyre, l on découvre en Plotin la
source autant de Marius Victorinus que d “ugustin. Dès lors, l on rencontrerait
dans Le traité sur la liberté et la volonté de l’Un non seulement l origine de la
métaphysique de l’être pur mais aussi la définition de l Être suprême comme
volonté suprême. 392 Leroux écrit que Plotin, dans un contexte … marqué
d emblée par l intellectualisme [platonicien], a eu recours au concept de volonté
pour constituer la métaphysique de l Un. 393 Bien que Leroux insiste sur la
différence par rapport à certaines notions essentielles de l augustinisme et du
christianisme, Plotin a eu un effet sur la théologie chrétienne, à savoir de
« réformer un usage exclusivement contingent du concept de volonté pour le
fixer dans un concept de liberté qui puisse transcender toute contingence ».
Aussi Leroux peut-il conclure : « de ce point de vue, le traité VI, 8, surtout si on
juge par son influence sur Marius Victorinus, nous apparaît comme une réflexion
métaphysique d une prodigieuse fécondité ».394 Les aspects hénologique,
intellectualiste et ontologique du traité VI, 8, pris ensemble avec les accents
volontaristes propres à Augustin, fournissent les alternatives entre lesquelles la
philosophie et la théologie se sont mues en tentant de refonder ou de réorienter
la subjectivité occidentale des deux derniers siècles.
Leroux nous donne du reste d autres indices de l inventivité et de la
fécondité de Plotin. Chez lui, l Un est au-delà de l être comme source absolue,
hyper-volonté et hyper-Intellect , de sorte que, enchaîne Leroux

... nous sommes donc mis en présence d un noyau primitif, originaire,


commun à la fois à la prédication de la volonté et à la conception de l Un
héritée du Parménide de Platon le coeur de l argument ... c est cette
absolue indépendance de l Un, radicale plénitude et suffisance. En parlant

392 Ibid., p. 35 note 17.


393 Ibid., p. 35.
394 Ibid., p.123.

103
à son sujet de liberté, Plotin ne se fonde sur aucune tradition antérieure. Il
crée pour ainsi dire cette signification de la liberté comme origine et
fondement, comme absolu, qui servira dans toute la tradition de la
métaphysique de la subjectivité à penser non seulement Dieu comme
sujet, mais le sujet humain comme dépôt et recueil d une liberté
fondamentale.395

Toutefois, Leroux tient que Plotin ne nous conduit pas à la notion chrétienne
caractéristique de sujet ou de personne. Il écrit:

L Un plotinien ne peut être identifié au Dieu créateur et à la Première


personne de la Trinité chrétienne, constitués en sujets dans une pensée qui
intègre naturellement la volonté. C est aux élaborations de Marius
Victorinus et de saint Augustin que la théologie chrétienne doit une
conception de la volonté intégrée dans une doctrine de la Trinité. Cette
intégration n a été possible qu à la faveur d une conception de l être divin
comme personne, conception absolument impensable dans le cadre du
néoplatonisme.396

Dans une note en marge de cet argument, Leroux fait une remarque
supplémentaire importante Plotin pose l Un au-delà des catégories de personne
ou de sujet . Dès lors, reporter ces notions sur Plotin constitue une erreur,
puisque cela revient à avoir projeté sur l Un plotinien les concepts de la
subjectivité romantique, surtout schellingiens . Dans la perspective d une
subjectivité romantique, on relirait alors dans le traité VI, le volontarisme de
Marius Victorinus et d “ugustin. 397 Selon Leroux, l approche augustinienne et
aristotélicienne de la subjectivité conduit à Hegel et Schelling. Par contraste, la
liberté de l Un chez Plotin ne doit pas être confondue avec cela. Leroux nie en
effet que le concept plotinien comporte une histoire qui aboutit à Schelling .
Par conséquent, il juge que Plotin ne prête pas le flanc à la critique
heideggérienne de la subjectivité. 398

L on retourne ainsi à un questionnement au sujet des figures avec


lesquelles notre histoire a commencé : Hegel, Schelling et Heidegger. Il est

395 Ibid., p. see idem, Human Freedom in the Thought of Plotinus, The Cambridge Companion
to Plotinus, ed. Lloyd Gerson (Cambridge: Cambridge University Press, 1997), p. 292-314 et J.-M.
Narbonne, La métaphysique de Plotin (Paris: Vrin, 1994), p. 28 ss.
396 Leroux, Traité sur la liberté et la volonté de l’Un, p. 30.

397 Ibid., p. 30, note 12.

398 Ibid., p. 87.

104
significatif de voir que, pour Leroux, un néoplatonisme qui nous serait
retransmis via Schelling tomberait sous le coup de la critique heideggérienne .
“yant rejeté une interprétation idéaliste de Plotin, Leroux n est aucunement
gêné par la rebuffade de Heidegger. Son étudiant, Jean-Marc Narbonne,
reprendra avec force la question de la critique heideggérienne .

Jean-Marc Narbonne (1957-) est Professeur à la Faculté de Philosophie de


l Université Laval. Élève de Georges Leroux, Jean Pépin, Pierre Aubenque,
Pierre Hadot, et W. Beierwaltes399 sa thèse sur Ennéade II, 4 (12) fut publiée en
1993 dans une collection dirigée par Pépin, et sa traduction annotée du Traité 25
de Plotin a paru dans une collection dirigée par Hadot.400 Mais, ce qui est plus
important, Narbonne a grandement contribué à libérer le néoplatonisme français
de l horizon imposé par l histoire heideggérienne de la métaphysique comme
onto-théologie et a initié, sur cette base, la réinterprétation désormais possible et
nécessaire de plusieurs doctrines cruciales. Son travail avec Beierwaltes, qui a
développé une conception du platonisme qui cherchait à le libérer de la lecture
heideggérienne, a été déterminant dans l orientation de la réflexion
philosophique de Narbonne. Cette orientation s annonce déjà dans le titre, et se
vérifie dans le contenu, de l ouvrage intitulé La métaphysique de Plotin, publié en
1994. Mais le livre destiné à réaliser cette libération, Hénologie, ontologie et
Ereignis (Plotin-Proclus-Heidegger), auquel j ai fait référence plusieurs fois déjà, fut
lui-même anticipé par un article, Henôsis et Ereignis Remarques sur une
interprétation heideggérienne de l Un plotinien 401, dans lequel, reflet de sa
position critique par rapport à Heidegger, il offre un correctif à l interprétation

399 Voir la traduction française de Werner Beierwaltes, Platonisme et idéalisme, Histoire de la


philosophie (Paris: Vrin, 2000).
400 Plotin, Les deux matières [Ennéade II, 4 (12)], introduction, texte grec, traduction et commentaire

par Jean-Marc Narbonne, Histoire des doctrines de l “ntiquité classique 17, sous la direction de
Jean Pépin (Paris: Vrin, 1993); Plotin, Traité 25 (II, 5), introduction, traduction, commentaires et
notes par Jean-Marc Narbonne, Les Écrits de Plotin sous la direction de Pierre Hadot (Paris: Cerf,
1998).
401 Jean-Marc Narbonne, Henôsis et Ereignis Remarques sur une interprétation
heideggérienne de l Un plotinien, Les Études philosophiques (1999), p. 105-121. Voir aussi son
“ristote et la question de l être en tant qu être. Réflexions à propos de The Question of Being of S.
Rosen, Archives de Philosophie 60 (1997), p. 5- idem, Heidegger et le néoplatonisme,
Heidegger e i medievali, Heidegger et la pensée médiévale/ Heidegger und das mittelalterliche Denken/
Heidegger and Medieval Thought, Atti del Colloquio Internationale Cassino 10/13 maggio 2000, ed.
Costantino Esposito and Pasquale Porro, in Quaestio 1 (2001), p. 55 idem, EPEKEINA THS
GNWSEWS, le savoir d au-delà du savoir chez Plotin et dans la tradition néoplatonicienne , in
Metaphysik und Religion. Zur Signatur des spätantiken denkens. Akten des internationalen
Kongresses vom 13.17. März 2001 in Würzburg, éd. Th. Kobusch et M. Erler, München/Leipzig,
K.G. Saur, 2002, p. 477-490.

105
radicalement négative de l hénologie plotinienne dont nous avons tenté de
retracer l origine et les fins.

Narbonne note que pour Trouillard, qui œuvra dans le cadre défini par la
critique heideggérienne de la métaphysique, le langage sur l Un, à l opposé du
langage sur l Être ne promet aucune science de Dieu. Il en est l exclusion. Il
signifie une théologie négative radicale. Il n autorise que des symboles et des
invocations. 402 Narbonne décrit cette négativité et explicite chez Plotin son
fondement métaphysique:

L Un n est pas pour lui [Plotin] l indéfini tracé en creux par les formes
finies, mais le positivement infini non pas l en-deçà ou l en-creux du
quelque chose, mais l au-delà positif et insaisissable de toutes choses. …
l Un de toute évidence «est» d une certaine manière, mais son mode
d être, comme simplicité et comme infinité, dépasse justement tout ce que
l on connaît et ne peut jamais espérer saisir de l être. … [U]n «objet» en
lui-même in-objectivable que l on peut sans doute expérimenter et dont on
peut reconnaître en soi la trace, mais qu on ne peut jamais connaître
comme tel. L hénologie plotinienne … n ouvre donc pas la voie à quelque
absence ou retrait du fondement, mais bien plutôt à la représentation
d une fondation absolue, puisque l Un est pour lui le fondement infini de
tout fini possible.403

À l opposé de Reiner Sch(rmann qui, dans L hénologie comme dépassement de


la métaphysique 404, proposait une interprétation de l hénologie de Plotin à
partir du Heidegger de l’Ereignis 405, Narbonne conclut donc que [L]a
métaphysique de Plotin est sans conteste une théologie négative, i.e. une
métaphysique de la fondation et par là une onto-théologie. Mais le point
culminant de cette onto-théologie n est ni un on ni un théos ... mais un apeiron, un
infini qui à la fois précède, fonde et excède le fini .406

Narbonne conteste la problématique philosophique dominante à


l intérieur de laquelle le retour au néoplatonisme s est effectué pendant un demi-

402 Trouillard, Un et être, Les Études philosophiques (1960), p. 190, cité par Narbonne,
Henôsis … , p. , note .
403 Narbonne, Henôsis , , p. .
404 Reiner Sch(rmann, L hénologie comme dépassement de la métaphysique, Les Études

philosophiques (1982), p. 331-350.


405 Narbonne, Henôsis , , p. citant “. Charles-Saget.
406 Narbonne, Henôsis , , p. -121.

106
siècle et la caractérisation du néoplatonisme qui, dans ce cadre, a été présentée
comme une solution.
Son Hénologie, ontologie et Ereignis est à la fois un accomplissement personnel
majeur et l aboutissement de cinquante ans d engagement des philosophes,
théologiens, historiens de la philosophie et de la théologie, et philologues, face à
la critique heideggérienne de l onto-théologie. Dans la mesure où il reste
sceptique vis-à-vis du découpage réducteur de l histoire fait par Heidegger,
Narbonne est en ligne avec la vaste majorité des intervenants du XXVIIe Congrès
de l’“ssociation des Sociétés de Philosophie de Langue Française. La métaphysique: son
histoire, sa critique, ses enjeux, tenu à l Université Laval en , et plusieurs
d entre eux sont cités par lui. Son livre s appuie non seulement sur le travail de
Beierwaltes mais aussi sur celui des spécialistes français qui ou bien ont cherché
à corriger la représentation heideggérienne du platonisme et de son histoire, ou
bien se sont tournés vers le néoplatonisme, après avoir accepté la critique
heideggérienne de l onto-théologie, pour trouver en celui-ci une voie alternative
à la philosophie, la théologie et la religion occidentales. Le livre de Narbonne
œuvre à l intérieur d un paradoxe la question de l être Seinsfrage) soulevée par
Heidegger a sous-estimé l impact de ses propres résultats critiques en inspirant
elle-même l étude et le retour en force du néoplatonisme qu elle avait mal
représenté, comme aussi l histoire de la philosophie dont celui-ci relève. Au
terme du processus, ce que l on apprend de l histoire de la philosophie grâce à ce
retour néoplatonicien se retourne ainsi contre Heidegger.

Comme on l a indiqué plus haut, Narbonne aborde à la fois le


néoplatonisme hénologique et la métaphysique de l’être pur. Mais, plus important,
il analyse d un point de vue critique la représentation heideggérienne de
l histoire de la métaphysique occidentale comme onto-théologie en conjonction
avec la notion d Ereignis présentée par Heidegger comme une alternative à la
métaphysique. Narbonne établit qu en refusant de prédiquer l être de l Un, le
néoplatonisme avait pour but de creuser l écart entre le Premier Principe et les
étants, de manière à ce qu il ne soit pas lui-même un étant universel, définissant
l intelligibilité et rendant tout ce qui dépend de lui saisissable et manipulable.
L Un n est pas la plus chosique des choses, mais précisément l opposé de cela.
C est ainsi que comprendre la transcendance de l Un et du ”ien à travers la
transcendance des Formes platoniciennes vis-à-vis des individus, comme le fait
Heidegger, conduit à une mécompréhension à la fois de Platon et de ses
successeurs. À propos de cette fausse conception, Narbonne écrit :

107
Plutôt donc que d une ignorance pure et simple en elle-même peu
vraisemblable de la tradition néoplatonicienne, l on serait enclin à parler
dans son cas [i.e. celui de Heidegger] … à la fois d une méconnaissance et
d une banalisation de ce courant de pensée. L au-delà de l être
néoplatonicien, l Un affranchi de toutes délimitations entitatives, sis au-
delà de la pensée et de l objectivité …, en lui-même infini et
incompréhensible, tout cela, chez Heidegger, est apparemment réduit ou
ramené à un simple cas de Stufen des Seienden, de degrés ou d étagement
de l étant, entendus selon une série continue, sans que la percée décisive
de l Un en direction de l infini et la rupture de la totalité de l être qu elle
introduit soit jamais reconnues.407

L on retrouve donc dans l herméneutique néoplatonicienne de Heidegger un


élément fondamental de distorsion La dénivellation hénologique [l Un au-dessus
de l Être et des étants], est ainsi systématiquement travestie en dénivellation
ontologique [l Être au-dessus des étants], et la dénivellation ontologique à son tour
ramenée à l’horizontalité ontique. 408 Cette distorsion met en doute toute l histoire
heideggérienne de la métaphysique et la critique qu il lui adresse. Pour
Narbonne, l un des grands dangers qui guette le néoplatonisme hénologique est
la transformation du non-être de l Un en non-existence, qui ferait de l Un un rien
plutôt que ce qui n est aucune chose particulière, et qui donc priverait l Un de sa
séparation. L hénologie est conduite d un paradoxe à un autre dans son désir
d éviter que l Un ne devienne néant ou ne redevienne étant:

En quoi consiste l être de ce qui transcende l être, c est là une question …


qui n admet en fait, …et même par principe, aucune réponse, ni pour
Plotin, ni pour Proclus, et l on peut même soutenir que cette question n en
est une ni pour l un ni pour l autre, dans la mesure où elle reviendrait à
interroger la cause même de la cause, en une remontée virtuellement
infinie … Dès lors, [Proclus, In Parm.] «l Un est ce qui, au-delà de tout, est
la cause de tous les êtres, mais de lui il n y a pas de cause». C est
pourquoi, nous semble-t-il, les termes huparxis et hupostasis utilisés à
propos de l'Un n'indiquent pas que le premier principe «est» à
proprement parler sans quoi il faudrait à nouveau tout recommencer ,
mais se contentent d'en marquer la non-non-existence sans statuer sur son
existence même.409

407 Narbonne, Hénologie, ontologie et Ereignis, p. 195-6.


408 Ibid., p.197.
409 Ibid., p. 160-1.

108
Le langage néoplatonicien à propos de l Un est comparable à celui utilisé par
Heidegger lorsqu il tente d exhiber un fondement universel distinct d un étant
fondateur:

L idée selon laquelle le Seyn n est rien dans la mesure où il est non-étant
(Nicht-Seiende) rejoint un locus classicus de la littérature
néoplatonicienne. Le «rien des autre choses» de l Un chez Plotin
réapparaît par exemple aussitôt chez Porphyre sous la forme de
l anousion ou du proousion, puis à nouveau fréquemment chez Proclus et
ensuite dans la littérature ultérieure influencée par le néoplatonisme chez
Pseudo-Denys et Jean Scot Érigène par exemple, pour enfin se prolonger
dans l idéalisme allemand, comme le note W. Beierwaltes en référence par
exemple à Schelling …410

Toutefois, Narbonne montre qu il n y a dans l hénologie rien d arbitraire, ni


d irrationnel ni de menaçant pour l existence même de la philosophie. Mais on
ne peut en dire autant de la pensée de Heidegger. En d autres termes, la
comparaison qu établit Narbonne entre le néoplatonisme et Heidegger ne tourne
pas à l avantage de ce dernier.

En effet, le Principe de l hénologie, tout en étant ineffable parce qu il n est


ni un être ni un objet d intellection, est aussi quelque chose de subsistant, un
fondement séparé, universellement présent, actif, et la puissance de toutes
choses. L Un établit la différence en l autre, aussi bien que la différence d avec
lui-même, et il communique être et ordre au cosmos: [le] principe
néoplatonicien … se transcrit et se comprend à la fois comme «un» et comme
«Un»: «un» comme ce qui se distribue en toutes choses; «Un» comme ce qui est
exhaussé des autres «uns» en raison même de sa plus haute unité, sur laquelle se
fondent ou viennent se régler toutes les autres. 411 . La structure katholou-
prôtologique de la métaphysique se perpétue donc dans l hénologie:

l Un néoplatonicien, ni être ni étant ni chose, ne se donne pas moins


comme la source effective ultime, même si elle s avère en elle-même
incirconscriptible, de la totalité des autres choses. De ce point de vue, l Un
néoplatonicien s entend lui aussi comme un principe, un ce-à-partir de
quoi ce «ce» fût-il infini et inobjectivable d autres choses peuvent

410 Ibid., p. 213.


411 Ibid., p. 279.

109
advenir. Ce schéma de pensée katholou-prôtologique ... traverse tout le
néoplatonisme comme nous semble-t-il aussi l essentiel de la
métaphysique occidentale …. Or c est à ce schéma de pensée katholou-
prôtologique, auquel s associe naturellement l idée de dérivation, que
Heidegger veut substituer une autre pensée!412

La substitution heideggérienne ressemble extérieurement au schéma


néoplatonicien, mais en vérité elle s en distingue profondément

Tout se passe alors comme si Heidegger rejoignait d une certaine manière


la réflexion néoplatonicienne sur l ineffable à partir non plus de
l étagement de l étant mais de la Geschichtlichkeit des Seyns, l ineffable
non plus au-dessus de l étant et de sa structure mais saisi au sein même de
ce qui prend figure et forme comme Estre l epekeina non plus comme
terme de la quête ou comme sommet surélevé de l édifice, mais d emblée
comme différence de l être à l étant, comme processus, événement,
Ereignis, là ou plus rien n est ordonnancement mais seulement histoire…
Il nous paraît ainsi qu en même temps qu il l ignore ou la méconnaît,
Heidegger rallie, via un cheminement radicalement distinct, l intuition
maîtresse du néoplatonisme à l égard de l au-delà insaisissable.413

Poursuivant sa comparaison plus loin, Narbonne trouve une base solide dans le
texte de Heidegger pour regarder l Ereignis comme un fait brut, son activité une
chance pure, une joute sans règles c est le tourbillon ou le maelström

Or ce qui est à penser ici comme Ereignis et permet par ailleurs, selon
Heidegger, de surmonter l oubli de l'être, est une pensée qui comme telle
ne peut avoir d objet propre et que ne peut accompagner aucun construit
… “u «jeu» dont on peut attendre quelque chose Erwarten , Heidegger
oppose et propose le «jeu» auquel le «joueur» n a comme tel rien à
attendre Warten ou à espérer … On atteint ici le degré en quelque sorte
zéro de la philosophie … 414

Répétant la geste métaphysique avec en quelque sorte les mêmes contraintes,


Heidegger ne fait cependant pas aussi bien que ses prédécesseurs
néoplatoniciens:

412 Ibid., p. 244-5.


413 Ibid., p. 245.
414 Ibid., p. 255-6.

110
Si l Ereignis est un pur principe-fonction sans subsistence propre, qui
consiste uniquement dans l effet qu il «produit» ou dans lequel il
s «observe», alors on ne voit pas à partir de quel point de vue il pourrait
être dit opérer un décret sur les autres choses dont, dans cette hypothèse,
il ne se distingue justement plus. Dans toute l histoire de la philosophie
occidentale, on n observe guère qu un seul exemple d une telle
«principialité» purement événementielle, où le principe, dépourvu
d assise propre, résiderait en quelque sorte entièrement dans son effet
c est le clinamen d Épicure.415

Le « clinamen » dans sa forme heideggérienne prive la philosophie de ses


conditions d existence et confine à un oubli de l être

Le discours de Heidegger … oscille en fait sans cesse entre


l événementialité brute, l indéterminisme sèchement assumé bref le
clinamen), et une métaphysique en mode mineur (diminuendo), sorte de
paramétaphysique au messianisme flou, et à l eschatologie indéfinie. Et
dans ces conditions, on ne peut éviter de se demander si la résorption de
toutes choses dans l en-creux de la différence de l être et de l étant ne
produit pas, à terme, un oubli de l être bien plus grand que celui auquel il
était censé remédier.416

Narbonne conclut son exposé avec une comparaison entre la verticalité de la


métaphysique néoplatonicienne et le Seyn de l Ereignis comme fondement
immédiat et horizontal. Il attire l attention sur les graves problèmes qui sont liés
à l alternative heideggérienne.

Ce diagnostic est de la plus haute importance pour l histoire que nous


retraçons, parce que le néoplatonisme du XXe siècle est lui-même caractérisé par
une horizontalité de ce type. Dans leur effort pour surmonter la rationalité
objective moderne, les descendants de ce courant ont eux aussi tenté de
développer une relation immédiate entre d une part l Inconnaissable absolu, de
l autre la vie, la sensibilité, l expérience corporelle et matérielle. L objection
élevée par Narbonne à l encontre de Heidegger s applique dans une large
mesure aux néo-néoplatonismes que nous avons décrits dans notre essai. Sa
critique de Heidegger invite derechef à une autre réinterprétation et à un autre

415 Ibid., p. 257.


416 Ibid., p. 269.

111
retour du néoplatonisme. La comparaison qu il mène entre le néoplatonisme et
Heidegger se conclut par ce qui suit :

En dépit d une certaine communauté dans la volonté de dépassement de


l objectivation … l on constate que le néoplatonisme se déploie selon un
axe opposé à celui entrevu par Heidegger. Le voie néoplatonicienne relève
en effet de la verticalité elle s ordonne à la hauteur à travers la médiation
notamment de l âme et de l Intellect […] Toute différente est l approche
horizontale heideggérienne … “ l étagement de la réalité se substitue ici la
processualité pure à partir d une instance le Seyn comme Ereignis ,
qu aucune médiation ne permet de rejoindre … “u thème de l au-delà
(epekeina) néoplatonicien s oppose ici, nous semble-t-il, le thème du par-
delà, c est-à-dire de ce qui se produit sans médiation, sinon à l encontre,
du moins à l endos et comme par enjambement de tout le reste417.

Les limites que Narbonne assigne à la critique heideggérienne du


néoplatonisme et de la métaphysique en général lui permettent de réactiver ce
qu on pourrait appeler une métaphysique néoplatonicienne. Dans une large
mesure, l on a ici affaire à un renversement de l impetus qui a gouverné l histoire
que nous décrivons. Celle-ci commença par un mécontentement exprimé vis-à-
vis de la métaphysique occidentale, ressenti tout d abord chez des auteurs
comme ”ergson, ”londel, etc., et qui fut ensuite relancé par l analyse
heideggérienne. Puis, à l instigation de cette critique heideggérienne, l on
s aperçut que le néoplatonisme, désormais mieux étudié et compris, échappait
par nombre d éléments aux objections élevées par Heidegger à l encontre de la
métaphysique occidentale, laquelle se révélait ainsi plus riche et féconde que ce
qu on avait pu croire. Restait alors, comme l entreprit Narbonne, à comparer les
ressources insoupçonnées de cette métaphysique occidentale de facture
néoplatonicienne avec les possibilités, à vrai dire très limitées, de la Seinsfrage
proprement heideggérienne, qui semble à première vue très proche de
l hénologie néoplatonicienne, mais se révèle en réalité d inspiration très
différente.

Ce dernier retournement nous laisse prévoir et espérer un autre


renouveau de la philosophie, à travers une nouvelle réactivation, encore à venir,
du néoplatonisme.

417 Ibid. 280-1.

112
113
INDEX DES NOMS

Les chiffres en italique renvoient aux notes de bas de page. Ils peuvent servir de
guide bibliographique parce qu ils fournissent la première référence d un
ouvrage particulier d un auteur.

About, Pierre-José 192


Alberigo, G. 137
Albert le Grand 324
Althusser, Louis 62
Anselme 64; 148
Armstrong, Arthur Hilary 39, 46-49; 95, 202, 213, 225, 235, 237, 241, 242, 248.
Aristote 3, 6, 9, 33, 39, 53, 64, 74; 31, 43, 401
Aubenque, Pierre 17, 55, 56. 62, 81; 89, 279
Augustin, augustinisme 12, 14, 15, 22, 25-35, 37, 38, 48, 50, 52-55, 64, 66, 79, 80; 1,
31, 43, 113, 114, 134, 172, 264, 277, 331

Barbaras, Renaud 28
Baubérot, Jean 213
Béguin, Jacques 213
Bergman, Jay 235
Bergson, Henri 2-12, 15, 18, 21, 23, 24, 27, 38, 50, 86; 7-10, 12, 13, 15, 19-21, 23, 27,
28, 44, 46, 107, 127
Beierwaltes, Werner 1, 67, 79, 81, 82, 84; 233, 334, 399
Bernard de Clairvaux 34
Bernet, Rudolf 354
Bertin, Francis 303
Biran, Maine de 6-10, 27, 37; 26-28, 44, 346
Blondel, Maurice 6, 14, 15, 18, 21-35, 37, 38, 37, 45, 52, 86; 109, 111-114, 123, 147,
163.
Blumental, Harold J. 244
Bos, E.P. 226
Boulad-Ayoub, Josianne 375
Boulnois, Olivier 145
Bradshaw, D. 277
Bréhier, Émile 2, 3, 7, 10-19, 21-23, 27, 35, 38, 39, 41, 42, 47 ;7, 53, 56, 58, 61, 66, 69,
73, 75, 76, 78, 81, 85, 89, 215, 217
Breton, Stanislas 19, 24, 34, 35, 37, 38, 58, 59, 61-63; 94, 152, 177, 310, 312-316, 318

114
Brisson, Luc 76-78; 377, 381, 383
Bruaire, Claude 12, 59, 162
Brunn, Émilie Zum 323

Carlier, Jeanne 96
Carraud, Vincent 74, 145
Catapano, Giovanni 106, 151
Chase, Michael 20
Chenu, Marie-Dominique 26, 45, 137
Cherniss, Harold 77
Chrétien, Jean-Louis 50, 344
Chrysippe 16
Clark, E.G. 244
Combès, Joseph 19, 24, 30, 33, 35, 38, 41, 61-63; 125, 297, 307, 308
Comte, August 11-12
Congar, Yves 26
Courcelle, Pierre 64
Courtine, Jean-François 7, 56; 31, 92, 285, 344
Cousin, Victor 5-7; 32
Cunningham, Conor 53

Damascius 16, 32-35, 61-63, 66, 69; 307, 308


Daniélou, Jean 25-28; 146
Davidson, Arnold I. 96
Davy, George 69
Derrida, Jacques 50, 53, 62, 67-69; 341
Denys l “réopagite , , , , , 52, 54, 63-70, 84; 138, 172, 195, 222, 334, 371
Depraz, Natalie 348
Descartes, René 53, 64; 114, 259,
Dodds, Eric R. 1, 16, 19, 39, 41, 43, 45-47; 93, 202, 203, 213, 234, 239
Donneaud, H. 147
Dorion, Louis-André 76, 77; 377
Doull, James 1
Dubois, J.D. 367
Duméry, Henry 6, 19, 23, 24, 28, 29, 33-38, 41, 46, 62, 64, 65; 123, 180-183, 188, 320

Épicure 85; 207


Erler, M. 401
Esposito, Costantino 401

115
Falque, Emmanuel 354
Festugière, André-Jean 11, 15, 17, 19, 38-47, 58, 64, 74, 77; 95, 143, 146, 197, 198,
201, 204, 206, 207, 213, 215, 217.
Feuerbach, Ludwig A. 28
Ficin, Marsile 44; 143
Foucault, Michel 62
Fouilloux, Étienne 26; 74, 124, 136, 137

Gandillac, Maurice de 8
Gersh, Stephen 227
Gerson, Lloyd 395
Gilson, Étienne 26, 28, 29, 38, 51, 56, 64; 74, 120, 147, 196, 259
Gouhier, Henri 22; 28, 114
Grégoire de Nysse 25; 146
Grogin, R.C. 107

Hadot, Pierre 2, 17-21, 41, 45, 49, 54-58, 65, 73, 74, 77, 79, 81; 5, 91, 96, 97, 103, 106,
152, 212, 277, 288, 290, 331, 366
Halda, Bernard 27
Hamelin 27
Hankey, Wayne J. 1, 96, 138, 172, 195, 196, 203, 251, 263, 277
Harris, R. Baine 65, 235, 243, 341
Hedley, Douglas 32
Hegel, Georg W. F. 1, 2, 7, 8, 10-13, 28, 35, 37, 69, 71, 80; 31, 32, 145, 331, 363
Henry, Michel 6, 53, 50, 54, 60, 69-73; 26, 344-348, 350, 354.
Henry, Paul 20, 50, 54; 276
Heidegger, Martin 1, 30, 37, 38, 42, 45, 49-51, 54-56, 64, 66, 67, 69-71, 79-86; 138,
152, 171, 259, 275, 279, 285, 401
Hoffmann, Philippe 73-75; 365, 367-371.
Husserl, Edmund 35, 37, 69; 192

Inge, William Ralph 48, 243


Imbach, Rudi 56, 65 ; 285
Irigoin, Jean 73-74; 364

Jamblique 10, 16, 17, 32, 37, 39, 41, 45, 48, 52, 53, 55, 58, 59; 48, 225, 227, 244, 344,
381
Janicaud, Dominique 5, 7-10, 37, 39, 71; 20, 32, 92, 171, 202, 259, 344
Jean Duns Scot 25, 27, 65
Jean Pic de la Mirandole 27, 44, 56; 143

116
Jean Scot Érigène 38, 41, 45-46, 53, 60, 64-65, 84; 1, 229, 232, 233, 303, 334
Jeauneau, Édouard 19, 45-46, 60, 64; 228, 229, 232
Jerphagnon, Lucien 187
Jossa, J.P. 137

Kannengiesser, Charles 227


Kant, Immanuel 2
Klibansky, Raymond 75-76, 79; 61, 372, 373, 375, 376
Kobusch, Th. 401
Kohlenberger, Helmut 376
Kolakowski, L. 13
Koninck, Thomas De 31

Lacoste, Jean-Yves 145, 253


Ladrière, J. 137
Lafont, G. 279
Langlois, Luc 1
Laoureux, Sébastien 72-73; 348
Laplanche, François 213
Lash, N. 50
Lavelle, Louis 6, 25
Leduc-Fagette, Denise 59
Lemoine, Maël 26
Leroux, Georges 34, 75, 77-81; 176, 373, 382, 395
Lévinas, Emmanuel 6, 34, 53, 62, 64; 319
Leibniz 11
Libera, Alain de 56, 64-65, 74; 277, 286, 323, 324, 368
Loisy, Alfred F. 21
Loughlin, G. 50
Lubac, Henri de 25-31, 45; 74, 131, 134, 141, 143, 145, 148
Lucchesi, E. 197

Madec, Goulven 22, 64; 113, 312, 371


Maire, Gilbert 6; 23
Maître Eckhart 70-73, 74; 323, 324, 348
Malebranche 6 ; 27, 114
Maréchal, Joseph 27
Marion, Jean-Luc 6, 33, 34, 37, 38, 50-54, 60, 62, 64-71; 1, 170, 172-174, 192, 257,
259, 333, 341, 344, 347
Maritain, Jacques 28, 29

117
Meijer, P.A. 226
Merleau-Ponty, Maurice 53; 27
Michelet, K.L. 7
Michon, C. 277
Milbank, John 50-54, 66; 1, 251-253, 257, 263, 264, 272
Mossé-Bastide, Rose-Marie 9, 13, 16, 44, 46

Nestorios 59
Nock, Arthur Darby 39, 43, 46; 201
Narbonne, Jean -Marc 56, 57, 67, 79-86; 1, 138, 151, 285, 291, 319, 395, 400, 401
Nicolas de Cues 75
Nietzsche, F. 34

Origène 25
O Meara, Dominic J. , 371

Pabst, Adrian 275


Pascal, Blais 114
Paton, H.L. 61
Peddle, David G. 1
Pépin, Jean 18, 64, 76, 79, 81; 91, 176, 220, 276, 321, 400
Perczel, István 67 ; 331
Perl, Eric 341
Philon d “lexandrie , 78
Pickstock, Catherine 50-52 ; 251, 255
Pinchard, Bruno 145
Places, Édouard des 17, 45; 227
Planty-Bonjour, Guy 31
Platon 3, 5, 9, 16, 22, 38-45, 51-52, 55, 61, 66, 67, 76-78, 80, 83; 81, 215, 217, 307, 324,
368, 383
Plotin 2-13, 16, 18-22, 27, 30-32, 34, 35, 37, 38, 41, 42, 47, 48, 52, 54-63, 66, 75, 77,
79-84; 8, 9, 152, 176, 243, 277, 288, 290, 331, 381, 395, 400, 401
Polin 36
Porro, Pasquale 401
Porphyre 19, 20, 32, 48, 54, 55, 59, 79, 84; 277, 381
Poulat, Émile 109, 213
Pradeau, Jean-François 381
Proclus 1, 5, 9, 16, 17, 29-35, 38, 39, 41, 43, 44, 46, 47, 58-60, 63, 65, 69, 70, 75, 81, 83,
84; 2, 42, 88, 188, 220-222, 234, 342
Proudhon, Marcel 141

118
Prouvost, Géry 333

Ravaisson, Félix 5-10, 17; 20, 21, 26, 30, 32, 33, 42, 43,
Ricoeur, Paul 50; 344
Robertson, Neil G. 1
Roques, René 64-66, 320
Rosen, Stanley 401
Roussel, B. 267
Rousselot, Pierre 27, 29

Saffrey, Henri-Dominique 1, 19, 39, 41-46, 49, 64; 2, 197, 218-222, 225, 226,
Sartre, Jean Paul 36
Schleiermacher, Friedrich 32
Schelling, Friedrich 1, 2, 5, 7, 8, 10, 12, 16, 80, 84; 31, 32, 58
Schmutz, Jacob 23, 50; 24,
Schopenhauer, Friedrich 34
Schürmann, Reiner 82 ; 404
Segonds, A. Ph. 1, 2; 2, 307.
Spinoza 114
Steel, Carlos 2
Stock, Brian 45; 228
Syrianus 59
Suso 324

Tauler 324
Tradits, Claude 213
Tardieu, Michel 18, 25
Tazzolio, Florent 181
Thomas d “quin -28, 38, 39, 42, 45, 56, 60-62, 67; 172, 195, 219, 259, 275, 277, 310
Tilliette, Xavier 31; 59, 74
Todd, Robert B. 202, 203
Trouillard, Jean 9, 15, 17, 19, 24, 28-38, 40-42, 45-49, 57-66, 69, 79, 81; 42, 88, 125,
155, 163, 230, 294, 296, 297, 304, 342, 402

Vernant, Jean-Pierre 213


Victorinus, Marius 20, 54, 55, 79, 80; 276, 277
Vignaux, Paul 64 ; 323

Ward, Graham. 50; 251


Weber, Édouard 65; 323

119
Westra, Haijo Jan 228
Westerink, L.G. 1, 43; 2, 125, 221, 307
Williams, Rowan 50
Wolters, Albert M. 65

TABLE DES MATIÈRES

120
Remerciements……………………………………………………… p. 00

Introduction p. 00

Henri Bergson : la fin est dans le commencement


p. 00

Émile Bréhier : un Plotin hégélien


p. 00

Maurice Blondel : le laïc mystique et le père du néoplatonisme clérical p. 00

Les jésuites blondéliens : platonisme et pères grecs p. 00

Trouillard et Duméry : de l’ontologie augustinienne à l’hénologie proclienne


p. 00

De Bréhier à Festugière : Platon devient un mystique


p. 00

Les prêtres savants p. 00

L’Angleterre entre mysticisme plotinien et théurgie proclienne


p. 00

La problématique française
p. 00

Le retour à la laïcité et à la philosophie universitaire p. 00

Une conclusion canadienne française p. 00

Index des noms p. 00

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