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Sekigahara

Julien Peltier

Sekigahara
la plus grande bataille de samouraïs
ISBN : 978‑2-3793‑3043‑8
Dépôt légal – 1re édition : 2020, août
© Passés composés / Humensis, 2020
170 bis, boulevard du Montparnasse, 75680 Paris cedex 14

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d’œuvres protégées, exécutée sans son accord préalable, constitue une contrefaçon
sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
À Marc-Antoine,
Puisse le souvenir des braves
t’accompagner dans ton âpre combat.
« Serais-je une graine que Bouddha
a plantée aux alentours de ce temple, je
resterais pour toujours vivant à travers la
fraîcheur des pins. »

Ukita Hideie (1573‑1655), dernier survivant


des grands protagonistes de Sekigahara
Sommaire

Introduction .................................................................... 13

première partie
le siècle de fer

Chapitre 1. La péninsule de la discorde ...................... 21

Chapitre 2. L’héritage du Singe .................................... 33

Chapitre 3. Rosaires et roses trémières ....................... 47

Chapitre 4. L’art japonais de la guerre ........................ 61

deuxième partie
une saison de plomb

Chapitre 5. De grands noms aux dents longues ......... 77

Chapitre 6. Partie de go ................................................. 91

Chapitre 7. L’empire s’embrase ................................... 107

Chapitre 8. La croisée des chemins ............................. 121

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Sekigahara

troisième partie
le jour d’acier

Chapitre 9. La « prairie sur la frontière » ..................... 139

Chapitre 10. Un colosse aux pieds d’argile ................. 153

Chapitre 11. Malheur aux vaincus ! ............................. 165

quatrième partie
l’âge d’airain

Chapitre 12. Pax Tokugawa .......................................... 189

Chapitre 13. Le crépuscule des dieux .......................... 203

Chapitre 14. Un héritage riche et pluriel ..................... 219

Épilogue .......................................................................... 241


Notes ............................................................................... 245
Glossaire .......................................................................... 259
Notice des personnages ................................................ 263
Bibliographie .................................................................. 269
Remerciements ............................................................... 281
Introduction

À gestes lents et mesurés, la main gantée chasse la pous‑


sière des ans. Sous les écailles de suie sédimentée délica‑
tement ôtées, une figure sans visage se dessine, coiffée de
fer noir et d’antennes dorées. L’artiste écarquille les yeux
puis descend du perchoir où il était juché afin de confir‑
mer sa découverte. Au pied des allégories des Mesures des
Espagnols rompues par la prise de Gand trône l’armure
d’un samouraï égaré sous les ors de la galerie des Glaces,
puis immortalisé par le pinceau de Charles Le Brun. Si
deux siècles de négligence avaient fini par la faire som‑
brer dans l’oubli, cette cuirasse, opportunément exhumée
par les artisans qui s’attelèrent à restaurer la splendeur
fanée du château de Versailles entre 2004 et  2007, n’est
pas inconnue des amateurs d’art japonais. Loin s’en faut.
Elle compte en effet au nombre des quelques pièces ori‑
ginaires de l’archipel conservées au musée de l’Armée.
C’est en 1673 que cette œuvre fait son apparition dans
les inventaires de la couronne1. Et bien que nul ne sache
exactement par quel singulier coup du sort l’armure en
est arrivée à rejoindre les collections royales, il y a tout
lieu de croire qu’il s’agit là d’un cadeau diplomatique
bien antérieur au règne du Roi-Soleil, vraisemblablement

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Sekigahara

destiné à son prédécesseur et géniteur Louis XIII, puisque


contemporaine d’une seconde panoplie offerte en 1613
au souverain James  Ier d’Angleterre par l’entremise du
capitaine John Saris, et aujourd’hui exposée à la Tour
de Londres. Les deux cuirasses portent la signature du
même forgeron, Iwai Yosaemon de Nara, légendaire
maître-armurier personnel de Tokugawa Ieyasu, l’un
des plus fascinants ­personnages qui ait marqué l’histoire
du Japon.
À l’automne 1600, Ieyasu croise le fer avec l’ennemi qu’il
s’est choisi, et sort vainqueur de la plus grande bataille de
samouraïs jamais livrée. L’enjeu est de taille puisqu’il ne
s’agit rien moins que de l’empire tout entier, enfin pacifié.
Nul autre que cet enfant prodige du Sengoku  Jidai, ce
bouillonnant « âge des Royaumes combattants » au cours
duquel l’archipel est en proie au chaos tout en connais‑
sant une mobilité sociale sans précédent, ne pouvait
remporter un tel trophée. Témoin de la renaissance d’un
pouvoir central arrachée de haute lutte par ses glorieux
devanciers au terme d’un siècle de guerre, le suzerain de
la maison Tokugawa sera le troisième des Unificateurs
du pays. Dans la poigne de fer de sa dynastie, le Japon
recouvre définitivement un centre de gravité politique.
Sous la férule du shogunat établi à Edo, la future Tôkyô,
l’empire se fige dans une société étroitement corsetée et
traverse une forme d’âge d’or culturel, matrice de nom‑
breux codes et stéréotypes dont nous persistons à affubler
les Japonais. Afin de parvenir à engranger les dividendes
de la paix, il aura pourtant fallu tout risquer une ultime
fois sur le tapis vert des rizières de Sekigahara, mince val‑
lée sise en plein cœur de l’archipel, à la croisée des axes

14
Introduction

stratégiques reliant Kyôto, antique capitale impériale, à


une plaine du Kantô devenue la plus vaste mégalopole
au monde, rassemblant 43 millions d’âmes. La suprême
querelle se vide au matin du 15e jour du 9e mois de l’an 5
de l’ère Keichô, le 21  octobre  1600 du calendrier grégo‑
rien, mettant aux prises les meilleurs capitaines et les plus
vaillants champions de leur temps.
Épreuve de gigantisme, toise de la formidable mili‑
tarisation du Japon féodal, Sekigahara est une invite
aux superlatifs. Sans même faire mention des enga‑
gements mineurs qui émaillent la campagne, près de
170 000 combat­tants s’y sont taillés en pièces, laissant, à
en croire les estimations les plus pessimistes, rien moins
que 30 000 d’entre eux sur le carreau. Il faut attendre
l’épopée napoléonienne, deux siècles plus tard, pour voir
se lever des effectifs similaires sous nos latitudes.
Des chiffres aussi macabres que vertigineux lorsqu’on
les compare aux conflagrations embrasant alors les champs
de bataille d’Europe2. À Rocroi, au printemps  1643, les
deux plus puissantes armées de la chrétienté alignent en
tout une cinquantaine de milliers d’hommes aux confins
du royaume de France. La cavalerie aux lys d’or du Grand
Condé bouscule les redoutables piquiers des tercios espa‑
gnols et flamands, ébranlant l’hégémonie des Habsbourg
au prix d’une hécatombe qui fait toutefois trois fois moins
de victimes que la mère des batailles japonaises. Au
creux du goulet de Sekigahara résonne le claquement de
25 000  arquebuses, forgées dans un archipel devenu en
l’espace de quelques décennies le premier producteur
d’armes à feu individuelles au monde, soit plus que toutes
les nations du Vieux Monde réunies3.

15
Sekigahara

À la charnière de deux siècles que tout oppose,


Sekigahara bruit également du chant du cygne qu’enton­
nent malgré eux les guerriers de jadis. Car rien ne sera
plus jamais comme avant. Le temps des seigneurs de
guerre et des citadelles est révolu, tandis que débute à
peine celui des marchands, qui feront bientôt prospérer
de prometteurs centres urbains, mais aussi des maîtres de
l’estampe, qui seront parmi les principaux bénéficiaires
de l’essor d’une bourgeoisie citadine nouvelle.
Quant aux samouraïs, désormais sommés de quitter les
champs pour s’établir à l’ombre des remparts du château
seigneurial, ils ne tireront plus guère le sabre et devront
s’en remettre à la pensée des idéologues confucéens plu‑
tôt qu’aux deux lames acérées passées à leur ceinture de
soie pour légitimer la domination sans partage de la caste
à laquelle ils appartiennent. C’en sera fini de l’extraordi‑
naire effervescence sociopolitique caractéristique de la
période Sengoku, ce « Monde à l’envers » si bien dépeint
par Pierre-François Souyri dans son ouvrage éponyme4.
Plus encore que l’aube d’une ère nouvelle, Sekigahara
laisse enfin un héritage dual, ambivalent, en ce que la
bataille est emblématique de la réalité des comportements
et rapports de force régissant la classe guerrière avant que
ceux-ci ne se policent sous la plume des hagiographes.
N’en déplaise au romantisme dont l’imaginaire collectif
l’a paré, le Bushidô – « code du Guerrier » –, loin de revêtir
l’aspect des tables de la loi dont on loue aujourd’hui les
vertus sur les tatamis du dôjô, n’en est encore qu’à l’état
d’ébauche protéiforme. Les valeurs chevaleresques n’ont
pas pris le pas sur des considérations autrement plus
prosaïques, qui s’accordent mieux à la cruelle nécessité

16
Introduction

d’assurer la survie du foyer et, par extension, celle du


clan. D’une extrémité à l’autre du spectre social, le quo‑
tidien du samouraï n’a rien d’un droit chemin jalonné
d’idéaux intangibles. Il est au contraire rythmé par des
choix cornéliens, dictés sous l’empire de la nécessité, en
des temps où règne la loi du plus fort. Apogée tragique
d’une époque troublée, Sekigahara est ainsi hantée par
l’ombre du félon, qui occupe les premiers rangs. Coups
de théâtre, trahisons, conjurations, servis par des person‑
nages hauts en couleurs, rien ne manque à un tableau qui
n’a, paradoxalement et en dépit de son envergure épique,
guère inspiré les dramaturges insulaires, soucieux d’exal‑
ter de plus riches heures du roman national ou la figure
pathétique du héros vaincu, incarnant la « noblesse de
l’échec » chère à Ivan Morris5. Cette journée d’automne
fatidique et les mois de tourmente qui la précédèrent ne
manquent pourtant ni de faits d’armes ni de moments
de bravoure. Leur seul récit suffirait à tenir quiconque en
haleine, et n’en prendra que davantage de relief à la lueur
d’une perspective s’étalant sur le temps long. En cela,
l’histoire de la bataille de Sekigahara vaut d’être contée.
PREMIÈRE PARTIE

Le siècle de fer
CHAPITRE  1

La péninsule de la discorde

Écumant de rage, le jeune homme se mord la lèvre


jusqu’au sang, renonçant à grand-peine à tirer le sabre
afin de pourfendre l’impudent sur le champ. Qui est-il,
ce gratte-papier, ce bureaucrate dénué d’honneur, pour
sermonner ainsi devant l’assistance médusée Hideaki,
le fils adoptif du tout-puissant Taikô et commandant en
chef des glorieux conquérants de Joseon1 ? Un jour vien‑
dra où Mitsunari paiera pour cette impardonnable offense.
Implacable, la sentence tombe : le fringant daimyô du clan
Kobayakawa, à qui tous les espoirs étaient encore hier
permis, même celui de succéder à son beau-père décli‑
nant, est dépossédé de son fief et transféré en Echizen.
Avec 120 000 malheureux koku –  aune de la puissance
correspondant à la ration de riz individuelle et annuelle,
soit 120 litres environ à raison d’un demi-litre quotidien –,
cette province lui rapporte à peine plus du tiers des 336 000
koku de revenu dont il jouissait auparavant. La morsure
la plus cruelle demeure toutefois celle de la disgrâce,
­ressentie d’autant plus durement par ce jeune seigneur de
16 ans qu’elle lui coupe les ailes. D’aucuns, dont peut-être
l’intéressé lui-même, avaient pourtant eu la faiblesse de
croire irrépressible cette ascension fulgurante. La blessure

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Sekigahara

de l’humiliation laisse une plaie béante qu’un troisième


homme, Tokugawa Ieyasu, saura raviver le moment venu
pour en extraire le venin à son profit.
L’exercice consistant à établir un lien direct de cause
à effet, à retenir une date, une genèse unique à laquelle
un événement puiserait sa source, revêt nécessairement
un caractère arbitraire et artificiel, tout épisode procédant
naturellement d’un faisceau de contingences, circons‑
tances, voire aléas, ouvrant lui-même un infini champ
des possibles. Pour autant, l’historiographie tradition‑
nelle attribue généralement l’origine de la conduite de
Kobayakawa Hideaki à Sekigahara, dont le spectaculaire
revirement jouera un rôle décisif dans la victoire des
Tokugawa, au camouflet subi par le jeune prince deux
ans plus tôt, à son retour de Corée. Que s’est-il donc pro‑
duit au « pays du Matin calme » qui ait inoculé le poison
de la discorde, enrayant la splendide machine de guerre
insulaire ?
À l’orée de la décennie 1590, l’archipel a enfin retrouvé
son unité. Le chapitre tumultueux de la période Sengoku
se clôt avec la chute d’Odawara, prélude à la capitu‑
lation de l’ultime clan guerrier qui avait su sauvegar‑
der son indépendance à l’égard du pouvoir émergent
de Toyotomi Hideyoshi. Tacticien hors pair, homme
d’État visionnaire, grand séducteur devant l’Éternel, le
« Bonaparte ­japonais », ainsi que l’avait adoubé René
Grousset, est parvenu à rallier à sa bannière, de gré ou de
force, ­l’ensemble des turbulents seigneurs de guerre qui
se partageaient l’empire en principautés rivales depuis
plus d’un siècle. Homme chétif et disgracieux parti de rien
pour se hisser au pinacle par ses seuls talents, son humble

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La péninsule de la discorde

condition lui interdit de revendiquer le mandat de shôgun


– généralissime de la caste dominante des guerriers –, titre
tombé en désuétude en 1573 avec l’éviction de la lignée
Ashikaga. Hideyoshi entend pourtant, à l’instar de son
prédécesseur, présider aux destinées nationales. La mai‑
son impériale, qui se débat dans l’indigence, peut bien
bénéficier de ses largesses, nul doute ne saurait subsister
quant au détenteur véritable du pouvoir, à telle enseigne
que les missionnaires jésuites, parvenus dans l’archipel
au milieu du siècle, comparent le Mikado au Souverain
pontife, conférant par mégarde à Hideyoshi les attributs
royaux dont il est investi de fait, sinon en droit.

À la conquête de l’Asie

« Le Singe », tel que le surnommait son défunt suzerain


Oda Nobunaga pour moquer ses traits simiesques, règne
sur un Japon certes en paix, mais grouillant néanmoins
désormais de combattants aussi aguerris que désœuvrés.
Primus inter pares d’une confédération de daimyô aux
appétits insatiables, le Taikô –  régent prétendument
« retiré » mais au pouvoir incontesté  –, se lance alors à
corps perdu dans un projet à sa démesure : la conquête
d’un Empire panasiatique. Si la Chine, aux mains des
empereurs de l’opulente dynastie Ming, bâtisseurs de
la Grande Muraille, est la cible désignée, l’ample cor‑
respondance de Hideyoshi atteste également d’ambi‑
tions continentales s’étendant des Philippines à l’Inde,
en passant par l’archipel des Ryûkyû, déjà tributaire de

23
Sekigahara

l’empire du Milieu2. Le Taikô s’imagine déjà maître du


port de Ningbô, plaque tournante des échanges en mer
de Chine, alors en plein essor. Il espère faire main basse
sur le lucratif commerce hauturier, dont les puissances
ibériques sont les principales bénéficiaires, à la faveur
d’une « première mondialisation3 ».
Hideyoshi aurait-il péché par gourmandise ? Rien n’est
moins sûr, car il n’est pas le seul à voir dans la puis‑
sance régionale millénaire un colosse aux pieds d’argile.
L’Espagne de Philippe  II, tout-puissant monarque d’un
empire « sur lequel le soleil ne se couche jamais », lorgne
lui aussi sur les richesses chinoises. Dès 1526, Hernan
Cortès lui-même caresse l’idée de conduire une expédi‑
tion à travers le Pacifique, afin de s’emparer des îles aux
épices, évoquant implicitement la possibilité d’étendre
depuis ces postes avancés la domination hispanique, en
réitérant le coup de génie qui avait permis aux conquis‑
tadors de mettre en coupe réglée le continent américain
presque tout entier4. Au nord de la péninsule coréenne
enfin, un troisième pouvoir se lève simultanément, celui
des tribus Jurchen, que le chef de guerre Nurhaci est
en passe d’unifier sous l’étendard mandchou. En 1644,
son fils, et héritier, parvient d’ailleurs à ce tour de force,
et accède au trône de Jade sous le nom de « Shunzhi »,
second empereur de la dynastie Qing. En dépit d’une cer‑
taine inclination à la mégalomanie, le pari de Hideyoshi
n’a donc rien de si présomptueux, d’autant que le Singe
peut s’appuyer sur un outil militaire particulièrement per‑
formant, à la pointe de la technologie du temps. Systèmes
d’armes, tactique, logistique, poliorcétique et même
communications, la « Révolution militaire » nippone

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La péninsule de la discorde

n’épargne aucun domaine, au grand bénéfice du Taikô


qui plastronne en se déclarant prêt à jeter un million
d’hommes dans cette folle entreprise5 ! Fanfaronnade ?
Voire ! Le Japon constitue alors un formidable réservoir
humain, comptant au bas mot 560 000 combattants pro‑
fessionnels, dont beaucoup ont tout lieu de craindre la
fin annoncée des guerres privées6. Et Samuel Hawley, l’un
des plus éminents spécialistes du conflit, de relever

qu’il n’y avait aucune armée dans le monde à cette époque


supérieure à [l’armée japonaise], et probablement aucune
ne l’équivalait. Les armées contemporaines en Europe
étaient bien équipées en mousquets et artillerie, mais elles
étaient bien loin d’égaler l’immensité de celle de Hideyoshi.
À titre de comparaison, l’invincible Armada qui fit voile vers
l’Angleterre en 1588 consistait en 30 000  hommes à bord
de 130 navires, soit un cinquième des 158 800 hommes du
corps expéditionnaire nippon7.

En mai  1592, prenant acte du refus opposé par le


royaume de Corée de laisser un libre passage à ses
troupes, Toyotomi Hideyoshi lance donc cette marée
humaine contre la péninsule. D’une flotte de 700 bâti‑
ments débarquent à Busan des vagues d’assaut succes‑
sives, qui submergent les défenses coréennes et balayent
l’armée régulière, tandis que la cour prend la fuite. Le roi
est contraint de mander le secours de son puissant voi‑
sin. Si la flotte coréenne, remarquablement commandée
par l’amiral Yi Sun-sin et surclassant très nettement son
homologue insulaire, parvient dès l’été à isoler les troupes
de l’envahisseur en détruisant l’une après l’autre toutes
les escadres ennemies détachées à ses trousses, il faut

25
Sekigahara

toutefois attendre le tournant de l’année suivante pour


que les légions Ming, dépêtrées d’une mutinerie dans la
boucle de l’Ordos, accourent en masse à la rescousse8.
En dépit des pertes occasionnées par les batailles de
retardement livrées de main de maître par les capitaines
japonais, la vigoureuse contre-offensive chinoise réta‑
blit la situation in extremis, puis refoule inexorablement
­l’envahisseur jusqu’à la frange littorale méridionale, où
les Japonais se retranchent solidement à l’abri d’un mail‑
lage de places fortes.
Un statu quo s’instaure pendant que les diplomates
entrent en lice. Les tractations vont durer près de quatre
longues années, durant lesquelles Hideyoshi est maintenu
dans l’illusion que son impérial interlocuteur va finir par
accéder à ses requêtes, visant à sceller une union entre les
deux maisons régnantes et conserver la suzeraineté sur
la moitié sud de la péninsule. Lorsqu’il comprend finale‑
ment que l’on s’est joué de lui, que les Ming consentent
tout juste à lui décerner le titre ronflant de « roi du Japon »
dont il n’a cure, et qui maintient l’archipel dans un sta‑
tut politique subalterne, le sang du Singe ne fait qu’un
tour. Ivre de fureur, le Taikô ordonne une seconde inva‑
sion de la malheureuse Corée, principale perdante de ce
jeu de dupes. Une fois encore, les colonnes japonaises
renforcées de troupes fraîches ravagent le pays, au cours
de ce qui tourne à une véritable expédition punitive. Un
tout jeune général de 15  ans, Kobayakawa Hideaki, est
promu commandant en chef des forces nippones, qui
remportent quelques succès avant de battre en retraite
sous la pression des armées chinoises, assistées par les
milices coréennes. Les différents contingents formant

26
La péninsule de la discorde

le corps expéditionnaire, souvent regroupés selon l’ap‑


partenance clanique qui domine toujours l’organisation
militaire, s’emmurent à l’abri de leurs citadelles côtières
bientôt encerclées. Ulsan, verrou nord du réseau, est la
première à subir un siège en règle. Aux affres de la guerre
s’ajoutent les rigueurs du terrible hiver 1598, qui déci‑
ment aveuglément défenseurs et assiégeants. Cet échec
de la deuxième offensive, au demeurant lancée, de l’aveu
même de Hideyoshi, sans autre objectif que celui de
semer mort et dévastation, est imputé à Hideaki. Le jeune
capitaine ne fait pourtant qu’obéir scrupuleusement aux
ordres qu’il a reçus, lesquels lui commandent de « faucher
sans distinction entre jeunes et vieux, hommes et femmes,
ministres du Culte et laïcs, officiers – cela va sans dire –
mais aussi la populace, du plus pauvre au mieux loti, et
d’envoyer les têtes au Japon9 ».

Le banc des accusés

Coupable ou non, le juvénile daimyô du clan


Kobayakawa est tenu pour responsable aux yeux d’Ishida
Mitsunari, appointé inspecteur général des forces nippo‑
nes, et qui se montre particulièrement critique dans son
rapport. Le Taikô, tout au fils que sa concubine vient de
lui donner, est trop heureux de trouver là un bouc émis‑
saire. Et l’opportune intercession de Tokugawa Ieyasu, qui
réconcilie les deux hommes en permettant au passage à
Hideaki de recouvrer ses domaines, ne gommera jamais
tout à fait l’affront. Parmi les subordonnés du jeune

27
Sekigahara

généralissime, certains se risquent à prendre sa défense,


à commencer par l’intrépide Katô Kiyomasa. Le « géné‑
ral démon », qui s’était illustré en conduisant un raid en
Mandchourie, et dont les troupes avaient été ainsi les
seules à poser un pied en terre chinoise, plaide en faveur
de Hideaki, rappelant sa bravoure au siège ­d’Ulsan. Ce
que Mitsunari condamne comme de la témérité, à savoir
la poursuite de l’ennemi en fuite au risque de tomber dans
un piège, Kiyomasa l’érige en fait d’armes.
Le fougueux châtelain de Kumamoto n’est par ail‑
leurs nullement le seul à se plaindre des ingérences de
Mitsunari, ce « civil qui se mêle des affaires militaires10 ».
La coupe est amère pour tous ceux qui ont enduré les pires
épreuves, avant de se voir reprocher leur incompétence
par un Hideyoshi agonisant. Une querelle oppose bientôt
les commandants des garnisons, qui se déchirent entre
partisans d’une reprise des hostilités et tenants d’un repli
en bon ordre. Loin de se cantonner aux chefs militaires,
la gangrène s’étend au Conseil des bugyô, des hauts fonc‑
tionnaires promus par le Singe en récompense de leurs
qualités d’administrateurs. Au grand dam des officiers, la
pacification du pays a en effet favorisé l’émergence d’une
classe de bureaucrates méprisée par les guerriers11. Figure
centrale du cabinet des bugyô, Ishida Mitsunari supervise
un rapatriement auquel des voix s’opposent jusqu’au sein
même de ce cercle, pourtant censé ­rassembler les servi‑
teurs les plus dévoués du maître. Hideyoshi ne posera
jamais le pied sur le sol coréen, écoutant en cela les
conseils de prudence prodigués par ceux qui souhaitent
l’en dissuader. L’absence du suzerain à la tête de ses
armées les prive néanmoins de son génie stratégique,

28
La péninsule de la discorde

accentuant le sentiment éprouvé par certains capitaines


d’être abandonnés à leur sort. Les horreurs subies ou infli‑
gées sur le continent ne serviront pas non plus de ciment
pour sceller une union sacrée des vétérans.
Le Second Unificateur rend son dernier soupir le
18 septembre 1598. Bien que son trépas soit tenu secret
de longs mois, la rumeur enfle et finit pas atteindre les
forteresses japonaises, dont l’évacuation a déjà com‑
mencé. Derniers remparts, celles-ci tombent l’une après
l’autre aux mains des troupes sino-coréennes, jusqu’à la
chute de Suncheon en octobre, ultime bastion dont les
assiégés s’extirpent au prix de pertes effroyables, sous
le feu des vaisseaux de Yi Sun-sin. Katô Kiyomasa, chef
charismatique de la faction jusqu’au-boutiste, ne pardon‑
nera jamais à Konishi Yukinaga, son rival honni lors de
la course à la frontière Ming six ans auparavant, d’avoir
négocié unilatéralement avec l’ennemi, puis anticipé un
retrait japonais. La détestation entre les deux frères enne‑
mis, protégés du Taikô qui leur avait attribué des fiefs
riverains en Kyûshû afin de garder un œil sur des voisins
à la loyauté perçue comme douteuse, leur interdira de
combattre dans le même camp. Cette incapacité à faire
front commun de plusieurs parmi les plus compétents des
généraux promus par Hideyoshi, auréolés de la gloire des
premiers succès en terre coréenne, aura plusieurs consé‑
quences fâcheuses dès avant la campagne de Sekigahara.
Non seulement les rapports de force s’en trouveront lour‑
dement déséquilibrés mais, plus grave encore, en se ran‑
geant dans des camps opposés, Kiyomasa et Yukinaga
brouilleront les repères de leurs confrères, laissant chacun
libre de choisir à quel saint se vouer en l’absence d’unité

29
Sekigahara

de la vassalité des Toyotomi, dont les Tokugawa auront


beau jeu d’exploiter la mésentente.
C’est donc un corps expéditionnaire rongé par des ran‑
cœurs tenaces, miné par de profondes inimitiés, voire des
haines inexpiables, qui regagne en ordre dispersé et saigné
à blanc les rivages hospitaliers de l’archipel. La fraternité
d’armes marchant à l’unisson sous l’étendard aux gourdes
d’or du Singe, le fragile édifice bâti par un Hideyoshi dans
l’hiver de sa vie est en passe de s’écrouler. Les baronnies
de l’Ouest sont les plus à plaindre. Nombre de domaines
situés en Kyûshû ou dans le Chûgoku, la longue pénin‑
sule occidentale prolongeant la grande île de Honshû,
sortent exsangues de l’aventure continentale. Et si la ligne
de f­racture qui scindera bientôt le Japon en deux camps
antagonistes le long d’un axe central ne se démarque pas
encore, le fiasco aura considérablement affaibli plusieurs
seigneurs influents. Aucun gain territorial ne vient sanc‑
tionner la désastreuse expédition, qui se solde par un épou‑
vantable bain de sang, outre la destruction des trois quarts
des terres arables coréennes12. La morbide comptabilité
des registres de l’envahisseur fait état de 185 738 têtes de
combattants péninsulaires expédiées dans l’archipel, aux‑
quelles s’ajoutent 29 014 trophées pris à leurs homologues
chinois13. Un discret monument, tertre verdoyant s’élevant
des faubourgs orientaux de Kyôto, témoigne de l’amplitude
du massacre des civils, dont certains historiens estiment
qu’il pourrait atteindre 20 % de la population coréenne. Il
s’agit du Mimizuka, le mal-nommé « mont des Oreilles »
alors qu’il contiendrait rien moins que 38 000 nez ­tranchés,
preuves plus commodes qu’une lourde tête humaine de la
sinistre besogne accomplie. Revenu de Corée, le vétéran

30
La péninsule de la discorde

Fukushima Masanori enverra d’ailleurs à Ieyasu 600 nez


prélevés sur les cadavres des défenseurs du château de
Gifu à la veille de Sekigahara. S’ils ne grossissent pas les
rangs de cette danse macabre, il convient enfin d’évoquer
le sort des survivants coréens, victimes d’innombrables
enlèvements. Car avant de prendre le large, les conqué‑
rants auront également réduit en esclavage des milliers
de captifs.
Le seul gagnant de cette calamiteuse affaire n’est autre
que Tokugawa Ieyasu. Ses coffres remplis à ras bord
grâce aux abondantes ressources agricoles de la plaine
du Kantô, trop éloignée du théâtre coréen pour que le
moindre de ses soldats ne s’y soit jamais aventuré, font
d’ores et déjà du suzerain des Tokugawa l’homme le plus
riche du pays, deux fois plus que le plus prospère des
daimyô après lui. Les sept provinces où le Singe a commis
l’imprudence d’apanager Ieyasu en espérant l’éloigner de
la capitale rapportent à l’intéressé deux millions et demi
de koku. Ce magot permet en théorie, à lui seul, de pla‑
cer sous les drapeaux 60 000  hommes au bas mot, sans
compter le renfort de tous ceux dont il a su gagner l’ami‑
tié au gré de sa longue expérience politique. Son surnom
de Furu tanuki n’a rien d’usurpé. Le « Vieux tanuki »,
manière de blaireau insulaire connu pour ses facéties et
son habileté à se travestir, aura su s’adapter aux circons‑
tances afin de réchapper à toutes les épreuves. Parvenu à
l’âge de 55 ans, Ieyasu, qui a patiemment courbé l’échine
durant quatre interminables décennies, servant Nobunaga
puis Hideyoshi de plus ou moins bonne grâce, sait que
son heure a sonné14.
CHAPITRE  2

L’héritage du Singe

Au soir d’un siècle dont il aura éclairé le crépuscule,


Toyotomi Hideyoshi rend l’âme. Celui qui fut, aux yeux de
Danielle Elisseeff, « l’un des plus grands organisateurs du
monde moderne », et assurément l’un des plus fascinants
personnages de son temps, laisse en héritage un présent
inestimable  : un pays débarrassé des guerres intestines
qui le ravageaient depuis le mitan du xve siècle1. Relever
une telle gageure ne fut cependant pas une sinécure,
et pour « gagner la paix », selon la célèbre formule de
Georges Clemenceau, le Singe a dû déployer des trésors
de ruse et d’astuce afin de brider les élans belliqueux de
ses rivaux, dont tous pouvaient se prévaloir d’un pedigree
autrement plus flatteur.
Outre un recensement, réalisé pour la première fois avec
un tel degré de précision à l’échelle nationale, Hideyoshi
ordonne un arpentage systématique des domaines2. Ishida
Mitsunari, qui a déjà révélé ses remarquables talents d’ad‑
ministrateur, y joue un rôle de premier plan, qui lui vaut
vraisemblablement quelques rancunes. Le Taikô kenchi,
qui débouche sur une révision de fond en comble du
cadastre, permet d’engranger de juteuses recettes fiscales.
Il met un semblant d’ordre dans le maquis d’exemptions

33
Sekigahara

accordées par exemple aux congrégations religieuses,


aux inégalités de traitement régionales et tient mieux
compte des rendements réels. Si le but affiché est de tra‑
quer les innombrables champs et rizières dissimulés, le
Taikô kenchi favorise en outre l’émergence d’un système
de rémunération qui permet au Singe d’accomplir son
grand dessein : déraciner la haute noblesse d’épée pour
la plier à sa volonté. Vainqueur magnanime, Hideyoshi se
distingue de son brutal prédécesseur en n’éradiquant pas
toute opposition. Si les plus augustes lignages sont ainsi
ménagés, les vassaux ralliés sont cependant constamment
maintenus sous la menace d’une nouvelle affectation
moins avantageuse au premier geste d’insoumission. À cet
égard, deux cas de figure méritent que l’on s’y attarde, à
plus forte raison du fait qu’ils impliquent des ­protagonistes
majeurs de la campagne de Sekigahara. Il s’agit des clans
Shimazu et Uesugi.
Le premier, l’une des plus anciennes et prestigieuses
maisons de buke, l’aristocratie militaire, a traversé les
âges et surmonté toutes les avanies. Lorsque Hideyoshi
entreprend en 1587 de soumettre Kyûshû, la plus méri‑
dionale des cinq îles principales composant l’archipel,
il se heurte à la résistance des fiers Shimazu, qui sont
finalement mis au pas et confirmés à la tête de leur fief
au prix de quelques compromis et d’un serment d’allé‑
geance accordé de plus ou moins bonne grâce. Rebelles
impénitents animés d’un farouche esprit d’indépendance,
bien servi par la position géographique très excentrée de
leur domaine, les Shimazu occuperont les avant-postes
jusqu’aux derniers feux des samouraïs, éteints avec l’écra‑
sement de leur soulèvement en 1877.

34
L’héritage du Singe

La trajectoire des Uesugi est plus singulière. Sous


l’égide de son célèbre daimyô Kenshin, l’un des plus
glorieux seigneurs de guerre de la période Sengoku, ils
atteignent leur apogée avant de s’allier au Singe en 1586.
Ce faisant, l’avisé Kagekatsu, successeur du « Dragon de
l’Echigo » Kenshin, évite un bras de fer perdu d’avance et
hérite, à défaut de son ancienne baronnie, des apanages
voisins garantissant des revenus non moins confortables.
À l’instar des Shimazu, les Uesugi survivront à Sekigahara,
et couleront des jours heureux durant les deux siècles
et demi du règne des Tokugawa, grands vainqueurs du
conflit.

Des guerriers déracinés

Toyotomi Hideyoshi ne s’en tient pas à ses grands vas‑


saux. Il entend remodeler à sa main toutes les strates de
la caste militaire. Ses magistrats itinérants quadrillent le
pays afin de désarmer la paysannerie au prétexte d’éri‑
ger un Bouddha géant métallique à Nara, qui apportera
­ énédiction à l’empire. Katanagari, la « chasse aux
sa b
sabres », répond à deux objectifs essentiels. En premier
lieu, Hideyoshi compte parachever la pacification du
Japon en jugulant le brigandage mais aussi la piraterie,
fléau endémique déjà passablement malmené par les
énergiques aggiornamenti chinois et l’intégration des
principaux capitaines corsaires aux forces navales japo‑
naises bientôt dépêchées en Corée. En second lieu, cette
campagne de désarmement entreprise en 1588 vise à

35
Sekigahara

mettre au pas les derniers récalcitrants, et sert surtout de


prélude à une nouvelle étape décisive, formalisée par l’édit
de séparation des classes promulgué en 1591. Celui-ci
instaure un strict cloisonnement des catégories profes‑
sionnelles, qui rompt en particulier avec la porosité entre
les couches sociales des petits propriétaires terriens et
ceux que l’on nommait jusqu’alors jizamurai, « guerriers
des campagnes ». La loi stipule que tout membre d’une
communauté villageoise sera désormais tenu d’opérer
un choix définitif entre se livrer à l’activité agricole ou
embrasser la carrière des armes. S’ensuit un exode vers
les nouvelles villes castrales des samouraïs « déterritoria‑
lisés », pour reprendre le terme choisi par Pierre-François
Souyri3. La noblesse d’épée tendra dès lors à former une
élite urbaine, logeant dans des demeures soigneusement
agencées en cercles concentriques autour de la place forte
seigneuriale, selon le rang et les émoluments versés, doré‑
navant puisés dans les caisses du suzerain. Déconcertant
de la part d’un homme qui, mieux que quiconque, avait
profité des bienfaits de « l’ascenseur social » de son temps,
l’édit de 1591 garantit que Hideyoshi sera le dernier de son
espèce. Puissant instrument de domination et de contrôle
social, il ne sera jamais remis en cause durant plus de trois
siècles, jusqu’aux réformes militaires de ­janvier 1873, qui
abolissent de facto la caste des samouraïs en ouvrant le
service armé aux roturiers.
En l’espace d’une quinzaine d’années, le Taikô a rema‑
nié en profondeur les structures de la féodalité japonaise,
jetant les fondements d’un État moderne, dont ses suc‑
cesseurs reprendront à leur compte de nombreuses pra‑
tiques. Cette mutation s’inscrit toutefois dans la lignée

36
L’héritage du Singe

du prédécesseur de Hideyoshi, Oda Nobunaga. Grâce


à sa victoire aussi éclatante qu’inattendue, remportée
à Okehazama en juin  1560 par ses troupes en très nette
infériorité numérique face à l’armée du clan Imagawa,
l’iconoclaste Nobunaga enclenche le processus de res‑
tauration d’un pouvoir central dans l’archipel. Il coiffe en
cela au poteau ses concurrents, survivants du phénomène
de concentration domaniale, dont seule a émergé une
poignée de daimyô, désormais gouverneurs d’une, voire
de  plusieurs, des soixante-six provinces que compte le
Japon traditionnel, et que chacun entend régir d’une main
de fer. Si toutes ces expériences politiques locales diver‑
gent notoirement du fait d’un contexte géostratégique
variable, elles présentent également des points communs
dont les Unificateurs sauront tirer les enseignements.

Une loyauté payée au prix fort

Le renforcement du devoir vassalique et du réseau


­ ’alliances constitue l’obsession des grands féodaux, qui
d
se sont souvent taillés eux-mêmes un fief à la pointe du
sabre, au détriment de leur propre parentèle. Cette conso‑
lidation des relations implique le respect d’une charte féo‑
dale fréquemment rédigée par le seigneur en personne,
et surtout l’envoi auprès du suzerain d’otages considérés
comme des gages de loyauté. Bien traités, ces hôtes de
marque n’en demeurent pas moins captifs d’une prison
dorée, destin que partagent maints éminents protago‑
nistes de la période Sengoku finissante. Durant ses jeunes

37
Sekigahara

années, le futur Tokugawa Ieyasu en fait l’expérience dou‑


blement amère, puisque l’enfant va connaître la captivité
auprès de deux princes successifs. Au lendemain de son
bannissement d’Ôsaka, Ishida Mitsunari laisse également
son fils aîné Shigeie en résidence surveillée, aux bons
soins de ses ennemis jurés Tokugawa. Ironie du sort ou
calcul politique cynique visant à éliminer définitivement
la maison Ishida si le château venait à tomber, l’enfant
est restitué à son père par Ieyasu lorsque l’escorte du
maître du Kantô, qui regagne ses États afin d’y réprimer
le soulèvement des Uesugi, en prélude à la campagne de
Sekigahara, passe à proximité du manoir de Mitsunari.
On aurait tort de voir une manifestation de paranoïa
dans cette pratique dénommée hitojichi4, dont Ieyasu
saisira si bien l’intérêt politique qu’il l’érigera, à travers
le principe de résidence alternée –  sankin-kôtai  –, en
véritable pilier de son système de gouvernance. Car si la
loyauté va devenir la pierre angulaire d’un Bushidô alors
en gestation, c’est précisément parce que cette vertu
cardinale fait cruellement défaut au samouraï de l’âge
des provinces en guerre. La trahison y est si généralisée
qu’elle horrifie les missionnaires jésuites, qui s­ ’efforcent
d’évangéliser l’archipel durant la seconde moitié du
xvie  siècle, presque autant que « l’abominable vice de
Sodome » dont, à les en croire, les membres du clergé
bouddhique se rendraient constamment coupables. Le
grand visiteur Alessandro Valignano écrit ainsi en 1580
que « [les samouraïs] se rebellent contre leur suzerain à
leur convenance […], puis ils reviennent à leur ancienne
allégeance et se soulèvent à nouveau, si l’occasion s’en
offre, et pour autant ils ne sont pas déshonorés ». Le bon

38
L’héritage du Singe

père transalpin confirme en cela le verdict de son confrère


lusitanien Luís Fróis, arrivé au Japon deux décennies
auparavant, et qui rendait déjà une sentence sans équi‑
voque : « Au Japon, [la trahison] est quelque chose de si
courant qu’on ne s’en étonne presque jamais5. » Mieux
vaut cependant se garder d’un jugement moral aussi ana‑
chronique qu’ethnocentré. En vérité, comme l’a fort bien
montré Joshua Archer en s’appuyant sur les travaux de
Karl Friday, rien n’est plus étranger à l’éthique guerrière
du Japon médiéval qu’une définition de la félonie fondée
sur la morale judéo-chrétienne.
Ce que prétend réprouver le preux chevalier de
­l’Europe féodale peut même être considéré comme la
plus honorable des conduites à tenir, si tant est que la
veste d’armes se retourne au moment le plus opportun.
S’il en vaut souvent la chandelle, ce jeu à quitte ou double
n’en reste pas moins éminemment dangereux, et gare aux
lièvres ayant démarré prématurément comme aux ralliés
de la vingt-cinquième heure6… En revanche, se montrer
déloyal en cours de conflit, voire jouer sa propre carte,
ne semble nullement jeter l’opprobre sur un samouraï,
et ce jusqu’aux plus estimés d’entre eux, puisque l’ascen‑
sion puis la conquête du pouvoir par les trois principaux
régimes militaires que le Japon a connus – les shogunats
des dynasties Minamoto, puis de ses régents Hôjô, les
successeurs Ashikaga et enfin les Tokugawa  – auront
toutes bénéficié de désertions ou de volte-face tombées
à point nommé. En plein Sengoku Jidai, à l’apogée de la
mobilité sociale des guerriers, un véritable marché des
­compétences militaires se développe, chacun s’efforçant
de vendre au plus offrant sa lame ou ses talents de tacticien,

39
Sekigahara

de manière informelle en restant à l’écoute des sollicita‑


tions éventuelles, ou de façon on ne peut plus concrète.
À l’élan centrifuge des premières décennies, marqué par
le chaos et l’émiettement des structures du pouvoir, suc‑
cède ainsi un mouvement centripète s’exerçant autour
des plus habiles parmi les seigneurs de guerre, qui attirent
à eux les meilleurs éléments, lesquels deviennent à leur
tour les rouages de machines politico-militaires redouta‑
blement efficaces.
Oda Nobunaga franchit un cap supplémentaire en éten‑
dant son autorité sur tout le tiers central de l’archipel, où
il fait unifier les poids et les mesures. Il s’emploie en outre
à éliminer le péril représenté par les milices monastiques
et les sectes populaires, dont les troupes bien pourvues en
arquebuses donnent du fil à retordre. Ces ikkô-ikki, qui
professent une foi ardente en la très accessible doctrine
bouddhiste dite « de la Terre pure », parviennent à s’empa‑
rer d’une province entière, après en avoir chassé le daimyô.
Organisations horizontales et démocratiques, les ikkô-ikki
constituent une menace mortelle aux yeux des grands féo‑
daux, qui écrasent impitoyablement leurs séides fanatiques
aussitôt que l’occasion se présente. Nobunaga et Ieyasu ne
font pas exception, même si l’un comme l’autre devront
ferrailler des années durant avant de l’emporter définiti‑
vement. Soucieux d’encourager les échanges, le premier
établit un marché franc au pied des remparts cyclopéens
d’Azuchi, père de tous les châteaux japonais érigés sur la
côte orientale du lac Biwa, non loin des axes stratégiques
desservant Kyôto et ses intrigues incessantes. Si la place est
détruite par un incendie au lendemain du coup d’État qui
coûte la vie à Nobunaga en juin 1582, Hideyoshi, vengeur

40
L’héritage du Singe

et digne épigone de son défunt suzerain, s’en inspire pour


bâtir la forteresse d’Ôsaka.
Mastodonte inexpugnable enchâssé au creux d’une
enceinte de 13  kilomètres de périmètre, Ôsaka ne tom‑
bera qu’en recourant à la ruse, après avoir résisté vic‑
torieusement à près de 200 000 assiégeants. Quant à
Kumamoto, conçu par Katô Kiyomasa à son retour de
Corée, ses 49 tourelles tiendront face à des rebelles équi‑
pés d’artillerie lourde en 1877. Le japonologue améri‑
cain John Witney Hall peut rappeler à bon droit que les
châteaux japonais étaient « sans égaux dans le monde
au début de l’ère moderne, tant pas leurs dimensions
que par leur inviolabilité7 ». Siège autant que symbole
du pouvoir de la maison Toyotomi, Ôsaka sera appelée à
jouer un rôle crucial lors de la campagne de Sekigahara,
de même que le château-frère de Fushimi, élevé par
Hideyoshi sur une colline dominant les faubourgs sud
de Kyôto. Puisque trois précautions valent mieux qu’une,
Hideyoshi ne s’en remet pas aux seuls murailles et otages
pour museler les grands féodaux. S’inspirant là encore
des innovations politiques locales, il élargit à l’ensemble
de l’aristocratie militaire l’obligation de le consulter avant
toute union entre deux de ses membres. Les alliances
matrimoniales, autre pilier de la féodalité insulaire,
nécessitent désormais la sanction du Taikô, qui exige
en outre d’arbitrer personnellement tout différend terri‑
torial8. C’est d’ailleurs sur l’accusation d’avoir violé cette
dernière obligation qu’Ishida Mitsunari va intenter un
procès en rébellion à son adversaire Tokugawa Ieyasu,
enclenchant l’implacable mécanique qui aboutira à la
bataille de Sekigahara.

41
Sekigahara

Une succession cornélienne

Réformateur, bâtisseur infatigable, capitaine de pre‑


mier ordre, Hideyoshi se distingue enfin, malgré son
humble naissance, en patron des arts et lettres, comme il
sied à un seigneur de ce temps. Grâce aux bons offices du
Singe, la cérémonie du thé gagne ses lettres de noblesse,
même si la fin du règne du Taikô est entachée par la
condamnation au suicide de Rikyû, le plus influent
maître de thé de l’histoire du pays, immortalisé dans
le roman éponyme d’Inoue Yasushi. Hideyoshi se fait
également dramaturge, composant des pièces de théâtre
nô, genre prisé des guerriers, qu’il interprète aux côtés
de ses principaux feudataires. Homme fantasque et pro‑
téiforme doué d’un charisme sans pareil, il rayonne sur
son époque, sans pour autant jamais réussir à trouver
le remède à son incurable faiblesse  : l’extraordinaire
édifice qu’il a bâti ne repose que sur ses frêles épaules.
Pour nombre de grands seigneurs issus de lignées sécu‑
laires, le clan Toyotomi, en dépit de sa puissance, fait,
non sans raison, toujours figure d’une bande de parve‑
nus bien incapable de gouverner l’empire sans le génie
de son chef. Conscient de ce talon d’Achille, Hideyoshi
tente désespérément d’assurer la pérennité de sa dynas‑
tie dès l’orée de la décennie 1590. La mort en très bas âge
de son premier fils accable le Singe et aggrave encore
la situation, que la nomination de son neveu en qua‑
lité d’héritier n’apaise guère, d’autant que l’intéressé
est brutalement exclu de l’ordre de succession après la
naissance en 1593 de Hideyori, second rejeton mâle de

42
L’héritage du Singe

Hideyoshi. Celui-ci n’a désormais d’yeux que pour son


enfant, qu’il entoure de tous les soins, délaissant ses
autres projets, notamment l’aventure coréenne en train
de virer au fiasco. Dans un accès de rage paranoïaque,
Hideyoshi fait place nette autour de son fils adoré, mas‑
sacrant tous ceux qui, au sein du clan, pourraient lui faire
de l’ombre. Le dévoué demi-frère du Singe étant lui aussi
passé de vie à trépas en 1591, l’infant Hideyori demeure
donc seul en lice. Encore faut-il qu’il atteigne l’âge de
régner. Ainsi, de purges sanglantes en revirements, les
Toyotomi voient leur suprématie, déjà précaire, fragilisée
de la main même de leur maître.
Au soir de sa vie, le Taikô s’efforce d’organiser la
régence, optant une fois encore pour un compromis poli‑
tique. Il appointe un Conseil des Anciens –  Go-Tairô  –,
où siègent les cinq daimyô aux revenus les plus impor‑
tants. Naturellement, le plus prospère d’entre eux, Ieyasu,
occupe une position dominante, contrebalancée par
cette gouvernance collégiale. Si la solution est loin d’être
pleinement satisfaisante, elle est la seule s’offrant alors
à Hideyoshi, qui espère instaurer ainsi un équilibre des
pouvoirs. Outre le suzerain des Tokugawa, cet organe
officiellement consultatif mais qui deviendra rapidement
décisionnaire, réunit Môri Terumoto, Ukita Hideie, Uesugi
Kagekatsu – tous acteurs majeurs de la future crise –, et
Maeda Toshiie, compagnon d’armes de Hideyoshi depuis
les temps d’Oda Nobunaga. Camarade de la première
heure du Singe, Inu – « le chien », diminutif de son pré‑
nom de naissance Inuchiyo  – est nommé gouverneur
d’Ôsaka et gardien du prince héritier Hideyori, mission de
confiance qui tempère du même coup le poids politique

43
Sekigahara

d’Ieyasu. Le Conseil des Anciens coiffe un cabinet formé


dès 1585 autour de cinq bugyô, hauts fonctionnaires au
nombre desquels on retrouve la figure d’Ishida Mitsunari,
et dont le périmètre de responsabilités se cantonne dans
un premier temps aux affaires courantes touchant à la
région du Kinai, qui environne la capitale. L’angoisse du
Taikô agonisant est palpable dans ses suppliques réitérées
à tous les barons afin qu’ils jurent allégeance à Hideyori.
Comment pourrait-il en être autrement lorsqu’on sait que
Hideyoshi lui-même, par une révolution de palais, avait
spolié à son profit les fils de Nobunaga au lendemain de
la victoire du Singe sur l’assassin de son maître ? N’avait-il
pas écarté les héritiers légitimes en manipulant le petit-fils
du défunt, un garçonnet de 3  ans ? Au bord de la mort,
Hideyoshi a donc toutes les raisons de craindre pour la
vie de son enfant.
Lorsque le Second Unificateur quitte ce monde au
tournant de l’automne 1598, les membres de ce gouver‑
nement à deux niveaux et dix visages ne sont pas longs
à se toiser, sondant les intentions des uns et autres. Au
beau milieu de ces grands fauves qui ont survécu au
Sengoku Jidai, le tout jeune Hideyori semble bien fragile,
et si chacun se drape dans sa dignité en proclamant à qui
veut l’entendre qu’il tient parole et défend les intérêts du
fils de Hideyoshi, nul n’est vraiment dupe. Quoique le
précieux héritage du Singe attise toutes les convoitises,
Tokugawa Ieyasu semble le mieux placé pour le capter,
et sa longue expérience lui a enseigné la patience. Face
aux ambitions qu’il prête au maître du Kantô, l’austère
Ishida Mitsunari prétend œuvrer au seul bénéfice d’une
maison Toyotomi à laquelle il doit tout. Saura-t‑il en

44
L’héritage du Singe

convaincre les ombrageux daimyô dont le soutien est vital


à sa cause ? Rien n’est moins sûr, d’autant qu’entre ses
fonctions de haut magistrat à l’établissement du cadastre
puis de commissaire aux armées en Corée, Mitsunari a
laissé son lot de mécontents, et a eu tout le loisir de mul‑
tiplier ses ennemis.
CHAPITRE  3

Rosaires et roses trémières

L’an de grâce 1543 est à marquer d’une pierre blanche


au Japon. L’archipel accueille en effet de nouveaux arri‑
vants dont l’influence sera déterminante. Le premier est
un nourrisson du nom de Takechiyo, qui voit le jour le
31 janvier au sein de la maison Matsudaira, un clan guer‑
rier établi dans la province du Mikawa, au gré du fameux
Tôkaidô, principale artère du pays courant le long du litto‑
ral sud de Honshû. Aîné d’une kyrielle de frères et sœurs,
c’est lui qui héritera du domaine et entrera au panthéon
des pères fondateurs du Japon moderne sous le nom de
« Tokugawa Ieyasu ». Quant aux autres nouveaux venus,
ils sont déjà dans la force de l’âge, pour le peu qu’on en
sache à leur sujet, et viennent d’horizons autrement plus
lointains, puisque leurs pérégrinations les ont menés du
très catholique royaume du Portugal aux plages idylliques
de Tanegashima. Cette longue langue de terre s’étirant
au large du finistère méridional de Kyûshû est en effet
le théâtre du naufrage d’un navire en provenance du
Siam, dévié de sa route par un typhon, puis drossé sur
les côtes japonaises en septembre 15431. À son bord, aux
côtés d’un équipage probablement bigarré, une poignée
d’aventuriers lusitaniens, qui sont ainsi les tout premiers

47
Sekigahara

Européens à poser le pied sur l’archipel, ce Cipangu


légendaire popularisé par Marco Polo deux siècles plus
tôt. Outre le savon et le tabac, le christianisme romain et
l’arme à feu individuelle font une entrée fracassante sur
la scène tourmentée du Sengoku Jidai, et l’on ne s’éton‑
nera guère d’apprendre que l’épisode nous est connu par
un récit au titre évocateur : Teppô-ki, la « Chronique de
l’Arquebuse ». Si cette arme redoutable va jouer un rôle
crucial dans l’éclosion du nouvel art de la guerre nippon,
son irruption dans l’arène politique insulaire va égale‑
ment peser d’un poids non négligeable. Dans la foulée
des navigateurs débarquent en effet les missionnaires, à
l’avant-garde desquels figurent les madrés « Bons Pères »
de la fraîchement constituée compagnie de Jésus. Rhéteurs
habiles, dotés d’un sens moral infaillible et d’un courage
inébranlable, affectant de se satisfaire de la plus sommaire
frugalité, les Jésuites séduisent d’emblée les samouraïs, et
jusqu’à certains daimyô, impressionnés par l’intelligence
comme l’intransigeance des « soldats de Dieu ».
Durant un demi-siècle, l’évangélisation va bon train, en
particulier dans le Sud du pays, atteignant 700 000 âmes
à l’orée du xviie  siècle2. Depuis l’épicentre de Nagasaki,
cédé aux Bons Pères puis érigé en diocèse en 1588, et
qui devient la plaque tournante du commerce avec les
puissances ibériques, le catholicisme essaime jusque
dans le Kinai. François Xavier et ses coreligionnaires ne
tarissent pas d’éloge à l’égard des Japonais, qu’ils jugent
être le peuple asiatique le mieux à même d’entendre la
Bonne Nouvelle. Le futur saint écrit à leur propos « qu’ils
sont d’un commerce agréable, généralement bons ;
ils  n’ont nulle malice et sont fort jaloux de l’honneur

48
Rosaires et roses trémières

qu’ils estiment plus qu’aucune autre chose3 ». Les mis‑


sionnaires ne manquent pas de relever des similitudes
entre les organisations féodales insulaires et européennes,
autre signe favorable confirmant à leurs yeux la fertilité
du terreau japonais.

Les Unificateurs face au christianisme

La position du pouvoir central émergent va quant à


elle connaître des évolutions notables au gré des man‑
dats des trois Unificateurs. Oda Nobunaga, esprit libre,
avide de nouveauté, ouvert sur le monde et méprisant
les archaïsmes traditionnels, fait plutôt bon accueil à la
religion chrétienne, dont il instrumentalise les représen‑
tants afin de circonscrire l’influence séculière du clergé
­bouddhique. Son successeur, Toyotomi Hideyoshi, va
cultiver l’ambiguïté. De prime abord bien disposé à l’égard
des Jésuites, dont son ancien maître s’était entiché, le
Singe durcit le ton en constatant l’ampleur des conver‑
sions lors de la campagne de Kyûshû. Il produit en 1587
un premier édit d’expulsion des prêtres étrangers, que ses
magistrats font cependant appliquer sans zèle, ménageant
ainsi la susceptibilité de plusieurs daimyô catholiques
récemment ralliés à la confédération Toyotomi. L’entrée
en lice des Franciscains, moins subtils que leurs devan‑
ciers, divers incidents diplomatiques et le refus de faire
bénéficier de la puissance de feu des galions portugais
croisant dans les eaux chinoises à la flotte du Taikô en
partance pour la Corée enveniment davantage la relation.

49
Sekigahara

Craignant la formation d’une cinquième colonne de sei‑


gneurs convertis, même s’il s’agit bien souvent pour eux
d’une démarche intéressée visant à favoriser de lucratifs
échanges commerciaux, Hideyoshi tranche et ordonne la
crucifixion des « 26 martyrs du Japon » en 1597.
Il en résulte que les kirishitan, dérivant du cristao lusi‑
tanien, dont les gros bataillons se trouvent très majoritai‑
rement à l’ouest de l’archipel, ne constitueront pas non
plus un groupe fidèle aux Toyotomi, du moins pas avant
les revirements de la décennie 1610. Au siège d’Ôsaka, à
l’hiver 1614, les assiégeants voient en effet fleurir sur les
remparts de l’inexpugnable forteresse des oriflammes,
frappées de figures christiques ou de bénédictions en
latin, les persécutions du régime d’Edo à l’encontre
des convertis japonais ayant débuté quelque temps
auparavant.
Durant les derniers feux du xvie  siècle, Tokugawa
Ieyasu se garde bien, cependant, d’afficher une ligne
dure. Calcul politique ou manque d’intérêt pour cette
question éloignée des préoccupations des seigneurs de
l’Est, cette tolérance paye, à l’image du clan Ômura,
celui-là même qui avait offert la concession de Nagasaki
aux Jésuites et optera pour la neutralité lors de la cam‑
pagne de Sekigahara, après avoir abjuré sa nouvelle obé‑
dience. Kuroda Yoshitaka, dit « Kanbei », remarquable
stratège qui s’était distingué au service de Hideyoshi, est
un autre de ces daimyô baptisés puis repentis. Il participe
à la seconde invasion de la Corée en qualité de conseiller
militaire de Kobayakawa Hideaki, et prend donc ombrage
des récriminations d’Ishida Mitsunari lorsque les foudres
de ce dernier s’abattent sur le jeune commandant en chef

50
Rosaires et roses trémières

du corps expéditionnaire. L’affront, impardonnable, pré‑


cipite Yoshitaka et son fougueux héritier Nagamasa dans
les bras des Tokugawa. Seul le fils de marchand Konishi
Yukinaga, qui a embrassé le catholicisme sous le pré‑
nom d’Augustin et doit sa brillante carrière au défunt
Hideyoshi, demeure fidèle à sa mémoire.
Absence d’une ligne politique commune entre sei‑
gneurs chrétiens, haines recuites entre vétérans de Corée,
élimination de tous les concurrents au sein de la maison
Toyotomi, toutes circonstances qui concourent à empê‑
cher la cristallisation d’une opposition et pavent la voie
d’Ieyasu. En incarnant la seule alternative crédible à l’in‑
fant Hideyori, il n’a même pas à se donner la peine de
consolider sa position. Ce ne serait toutefois pas rendre
justice à ce personnage non moins éminent de l’histoire
du Japon que de ne pas lui reconnaître d’indéniables et
nombreuses qualités, et de rappeler un long parcours
jalonné d’épreuves dont le seigneur du Kantô a toujours
su tirer de précieux enseignements.

L’enfance d’un chef

Premier né d’une nombreuse fratrie, le petit Takechiyo


vient au monde au sein de la famille Matsudaira, qui
troquera bien des années plus tard, sous l’impulsion de
son jeune chef ambitieux, ce patronyme pour celui de
Tokugawa. À l’époque Muromachi, du xive au xvie siècle,
les Matsudaira se taillent un fief en Mikawa. Cette pro‑
vince littorale, montagneuse et couverte de forêts, est

51
Sekigahara

peu propice à la riziculture. Elle enfante néanmoins de


robustes bûcherons, durs à la peine, au sujet desquels
le merveilleux conteur Shiba Ryôtarô écrit qu’ils « accor‑
daient plus de prix au dévouement qu’aux intérêts per‑
sonnels, […] étaient dévoués à leur maître, sans pareils
dans la défense du château et ne reculaient jamais sur le
champ de bataille4 ». Pauvre mais traversé par de grands
axes de communication, le Mikawa attise les convoitises
des seigneurs établis le long du Tôkaidô, parmi lesquels
les Imagawa. Ceux-ci réclament que Takechiyo, qui n’a
vécu que cinq printemps, leur soit livré en otage, selon
la règle du hitojichi. Le malheur s’abat décidément sur
la famille Matsudaira, qui se trouve tiraillée entre deux
voisins batailleurs. Voici que le père de Takechiyo, qui
avait déjà dû consentir à congédier son épouse dont la
famille avait choisi un autre parti que le sien, se trouve
contraint d’abandonner son fils et successeur désigné.
Comble de malchance, celui-ci est capturé par l’ennemi
tandis qu’il fait route vers la cour des Imagawa. Tombé
entre les mains du daimyô du clan Oda, celui-là même
que Nobunaga portera bientôt au pinacle, Takechiyo
est menacé de mort si son géniteur ne passe pas séance
tenante du camp des Imagawa à celui des Oda. Hélas pour
ces derniers, le père ne cède pas, opposant au contraire
une fin de non-recevoir, le sacrifice de l’héritier du
domaine étant de nature à consolider l’alliance unissant
les Matsudaira à leurs suzerains ! Ainsi vont les intrigues
des maisons guerrières en ces temps troublés. Le jeune
prisonnier n’y perd pas tout à fait au change, du reste,
car cette détention lui offre l’opportunité de revoir occa‑
sionnellement sa chère mère5. Ironie du sort, Takechiyo

52
Rosaires et roses trémières

est finalement échangé contre la vie du jeune Nobunaga,


de neuf ans son aîné, et gagne enfin Sunpu, rayonnante
capitale des Imagawa. Il y demeurera sept ans, accom‑
plissant en 1556 son genpuku, la cérémonie d’entrée dans
l’âge adulte, avant d’épouser dame Tsukiyama, fille d’un
important vassal.
Dans la foulée de la bataille d’Okehazama en 1560,
qui anéantit la puissance militaire des Imagawa, le jeune
seigneur prend langue avec Nobunaga, qui lui garantit
de recouvrer la liberté en même temps que la baronnie
familiale dans un pacte secret. C’est bientôt chose faite,
et le futur Ieyasu s’emploie à pacifier laborieusement
le domaine en ferraillant contre les ligues ikkô-ikki. Il
s’efforce simultanément d’entretenir l’alliance qui le lie
désormais aux Oda, scellée en 1563 par les noces de son
fils aîné Nobuyasu avec la fille de Nobunaga. L’avenir
s’annonce alors radieux pour les deux étoiles montantes
du Tôkaidô, qui profitent à plein de leur partenariat.
Ieyasu nourrit-il déjà des visées nationales, à l’instar de
celles prêtées à plusieurs potentats du Chûbû, le centre
montagneux de Honshû, et que Nobunaga coiffe au poteau
en pénétrant dans Kyôto à l’automne 1568, accompagné
par un détachement de guerriers Tokugawa ? Aucun élé‑
ment ne permet de l’affirmer, plus de trente ans avant le
triomphe de Sekigaraha. Toujours est-il que sa Majesté
impériale accède en 1567 à la requête du jeune daimyô,
qui souhaite adopter le nom de « Tokugawa ». Des archi‑
vistes exhument opportunément un obscur document, et
la cour décerne l’un de ces titres de noblesse dépourvus
d’autre valeur que symbolique, dont les chefs de clans
guerriers se montrent si friands6. Si l’affaire ne fait pas

53
Sekigahara

grand bruit en son temps, et vise vraisemblablement en


premier lieu à se démarquer des branches collatérales de la
maison Matsudaira, ce changement va revêtir par la suite
une importance politique absolument capitale. Ieyasu
fonde en effet sa demande, par le biais d’une généalogie
tortueuse, controversée et vraisemblablement falsifiée,
sur l’ascendance prestigieuse de l’empereur Seiwa7. Or,
le choix de ce monarque, le 56e  à avoir régné sur l’em‑
pire au ixe  siècle, ne doit naturellement rien au hasard.
Il s’agit en effet du souverain ayant engendré la lignée
Minamoto, matrice de toutes les dynasties à s’être vues
attribuer la charge suprême de shôgun depuis les temps
lointains de Minamoto no Yoritomo, premier suzerain de
la noblesse d’épée à avoir conféré un caractère héréditaire
à ce mandat délivré par la cour impériale. Bien qu’il y ait
encore loin de la coupe aux lèvres, l’intuition d’Ieyasu est
proprement géniale, en ce sens qu’elle fournit un socle à
de futures revendications. Jamais les Oda, moins encore
les Toyotomi aux origines des plus modestes, ne pourront
faire valoir un tel pedigree sur lequel asseoir leur légiti‑
mité. Hideyoshi aura beau orchestrer son adoption au
sein de l’auguste famille Fujiwara, dont Ieyasu avait un
temps sollicité le patronyme, afin de s’arroger le titre de
kanpaku – chancelier impérial –, le Singe ne parviendra
jamais à conférer à cette dignité ronflante, traditionnelle‑
ment associée à l’aristocratie civile, l’aura et l’autorité du
shogunat sur la classe guerrière dominante.
Cette période faste se clôt sur la victoire de la coali‑
tion à la bataille de la rivière Ane en juillet 1570, puis la
fondation à Hamamatsu, « la côte aux pins », de la nou‑
velle capitale d’un fief s’étendant dorénavant sur deux

54
Rosaires et roses trémières

provinces, le maître des Tokugawa ayant ravi le Tôtômi


à des Imagawa rayés de la carte. La lune de miel entre
Oda et Tokugawa touche pourtant à sa fin, tandis qu’ap‑
prochent les heures sombres.

Le temps des épreuves

La décennie 1570 est ponctuée de tragédies pour la


jeune maison Tokugawa, qui arbore pour emblème le
maruni mitsuba aoi, figurant trois feuilles de rose tré‑
mière enchâssées dans un cercle. Le cuisant revers subi à
Mikatagahara, dont Ieyasu réchappe de justesse face aux
troupes du redoutable clan Takeda, inaugure une série
noire qui va mettre le clan à rude épreuve. L’éradication
de la menace Takeda grâce à la brillante victoire de
Nagashino, remportée en 1575, est une éclaircie bien‑
venue avant le drame. Pris à la gorge, l’ennemi ourdit
un complot visant à attenter à la vie de Nobunaga, du
moins celui-ci accorde-t‑il foi aux accusations portées par
son enfant, par ailleurs belle-fille de son allié Ieyasu, qui
prétend que l’épouse et le fils de ce dernier, son propre
conjoint, ont trempé dans la conjuration. Calomnie ou
non, l’homme fort se saisit de ce prétexte pour affaiblir ce
partenaire aux ambitions nébuleuses et, dans un de ses
accès de rage coutumiers, Nobunaga exige la tête des deux
intéressés ! La mort dans l’âme ou non – la chronique a
gardé le souvenir d’une mâratre capricieuse et jalouse –,
Ieyasu n’a d’autre choix que de s’exécuter, il n’en va de
rien moins que de la survie des Tokugawa. Ainsi, en cette

55
Sekigahara

année funeste 1579, Tsukiyama est condamnée à la peine


capitale, tandis que l’impopulaire Nobuyasu, héritier du
clan, s’ouvre le ventre en pratiquant le seppukku, sui‑
cide rituel des guerriers. Délaissant un cadet mal aimé,
l’ordre de succession passe au benjamin Hidetada, mais
jamais ce dernier ne parviendra à combler le vide laissé
par son aîné disparu dans le cœur d’un père meurtri.
L’obligation vassalique a pourtant primé sur les liens du
sang et l’amour filial, Ieyasu suivant en cela le modèle
paternel et, de manière générale, les conventions gouver‑
nant la classe des buke, dont les membres prennent soin
d’engendrer une progéniture suffisamment importante
pour remédier à ce genre de dilemme. Dans son essai
consacré à cette accumulation du capital humain et maté‑
riel chez la noblesse d’épée japonaise, Morgan Pitelka va
jusqu’à user du terme de « surplus ». L’historien relève
que « le froid calcul du seigneur des Tokugawa opposant
loyautés féodale et familiale, peut-être influencé par les
éprouvantes décisions prises par son propre père, est un
rappel des pressions et enjeux d’une nation en guerre
contre elle-même, comme de l’objectivation et de la vio‑
lence dont étaient victimes femmes et enfants8 ».
L’entente entre Oda et Tokugawa ne semble pas avoir
pâti de ce douloureux épisode, les forces combinées des
deux clans s’unissant une dernière fois afin de porter le
coup de grâce à la maison Takeda au printemps 1582. Avec
la bénédiction de son puissant parrain qu’il gratifie d’une
paire de sabres précieux, assortis de trois étalons de bonne
race, Ieyasu tire profit du chaos politique pour faire main
basse sur les provinces des vaincus, doublant ainsi la super‑
ficie de son domaine. Il se hisse alors dans le quinté de

56
Rosaires et roses trémières

tête des plus importants daimyô, et fait désormais jeu égal


avec ses voisins Hôjô, les Môri du Chugokû et les Satsuma
de Kyûshû. Vingt-deux années après Okehazama, qui avait
offert au jeune Ieyasu ­l’opportunité de s’émanciper, ce
succès conjoint confirme la stature du jeune seigneur, tout
en refermant le chapitre de la tutelle des Oda, avant la
consécration à Sekigahara. Et lorsque Nobunaga, victime
d’une félonie de la part d’un de ses généraux, perd la vie
en juin de la même année, le suzerain des Tokugawa fait
profil bas et regagne le Kantô. Faisant de nouveau montre
de son extraordinaire capacité à survivre, Ieyasu défie un
temps la suprématie de Hideyoshi, redresseur de torts et
vainqueur du traître. À la faveur des querelles de succes‑
sion qui ont suivi le trépas de Nobunaga, il remporte plu‑
sieurs victoires tactiques à Komaki et Nagakute en 1584,
aux environs de l’actuelle Nagoya, avant de consentir à
reconnaître la suzeraineté de Hideyoshi. À l’issue de cette
démonstration de force, Ieyasu compose avec le Singe,
préservant son clan de la destruction, avant de se consa‑
crer à faire fructifier son vaste domaine.
C’est en 1590 qu’a lieu l’ultime campagne des guerres
d’unification contre les Hôjô. Ieyasu y apporte son
concours décisif, et le Singe croit faire une bonne affaire
en privant les Tokugawa de leur fief ancestral du Mikawa
au profit du vaste domaine des vaincus. Bien que le calcul
effectué par Hideyoshi, qui éloigne une menace poten‑
tielle des centres du pouvoir, puisse paraître pertinent, il
se révèle désastreux, voire suicidaire à long terme. Ieyasu
s’abstient en effet de tomber dans le piège en refusant ce
déracinement déguisé en offre alléchante, comme il avait
accepté sans état d’âme de rejoindre la formidable armée

57
Sekigahara

levée contre son propre gendre, fils du seigneur du clan


Hôjô. Si la patience est mère de toutes les vertus, alors le
nouveau maître de la plaine du Kantô est un parangon de
rectitude. Sans ciller, Ieyasu transfère sa capitale à Edo,
bourgade promise à l’avenir que l’on sait, et dont il saura
faire la base parfaite depuis laquelle accomplir son rêve
de pouvoir9.

À la conquête du pouvoir

Le plus fameux portrait de Tokugawa Ieyasu qui nous


soit parvenu, un rouleau peint, œuvre tardive du maître
Kanô Tanyû actuellement exposée au château d’Ôsaka,
montre un vieillard placide, vêtu d’une imposante tenue
de cour et figé dans une pose protocolaire sous un dais
majestueux. Une autre peinture conservée au musée du
sanctuaire Kunôzan Tôshôgû de Shizuoka, l’ancienne
Sunpu où le fondateur de la lignée Tokugawa avait connu
la captivité, raconte la même histoire, conforme aux
canons confucianistes que le shogunat d’Edo s’efforcera
de promouvoir. Il s’agit de composer l’image paternaliste
du chef de famille idéal, affichant un embonpoint de bon
aloi, de larges lobes d’oreilles – signe de sagesse dans la
tradition bouddhique –, et le sourire à peine perceptible
du maître de maison posant un regard bienveillant sur
sa descendance. Gare à ne pas se laisser tromper, néan‑
moins, par cette représentation soigneusement façonnée.
Afin de partir à la rencontre du véritable Ieyasu, mieux
vaut franchir le seuil du temple pour s’en aller parcourir

58
Rosaires et roses trémières

les ruines du château de Sunpu, à quelques kilomètres de


là, au beau milieu de la ville, ou mieux encore, grimper
dans le train pour Hamamatsu, où deux statues de bronze
du Troisième Unificateur accueillent le visiteur. Finie
­l’allure bonhomme, place au guerrier à la mine grave, au
regard impérieux, arborant ici un faucon au poing, là les
lauriers d’une gloire alors encore à conquérir.
À l’opposé d’un Alexandre, d’un Bonaparte, voire d’un
Nobunaga, tous génies tactiques précoces, Tokugawa
Ieyasu est en effet de la race des survivants. Cela ne l’a
nullement empêché de se montrer brave, pour ne pas dire
téméraire, plus souvent qu’à son tour durant ses vertes
années. En témoigne, par exemple, cette anecdote racon‑
tant comment le hardi seigneur, occupé à ôter sa cuirasse
au retour d’une escarmouche contre des ikkô-ikki, en vit
tomber deux balles de plomb. Légèrement blessé par ces
projectiles qui auraient pu l’abattre, le jeune Ieyasu avait
poursuivi le combat10. Bravant l’avis de ses alliés et capi‑
taines, le même n’avait pas hésité à se porter au devant de
l’ost des Takeda à la tête d’une troupe trois fois inférieure
en nombre, logiquement étrillée à Mikatagahara. L’âge
avançant, cette vaillance confinant parfois à l’impétuosité
se tempère toutefois. Le suzerain des Tokugawa n’a plus
rien à prouver aux yeux de ses lieutenants, dont il a su
gagner la loyauté indéfectible et qui formeront sa garde
rapprochée à la bataille de Sekigahara.
Fort de ces appuis, Ieyasu peut se fendre à peu de frais
d’un séjour auprès de Hideyoshi dans son quartier géné‑
ral de Nagoya en Kyûshû, depuis lequel le maître du Japon
conduit les opérations en Corée. Tandis que le Singe
épuise ainsi ses forces et ses meilleures troupes dans un

59
Sekigahara

projet chimérique, sans l’aide du moindre c­ ombattant


Tokugawa, les partisans d’Ieyasu œuvrent à développer
l’immense fief alloué à leur maître au lendemain de la
campagne face aux Hôjô. En le comptant au nombre des
généraux qui composent son état-major, Hideyoshi envi‑
sage assurément de maintenir sous sa coupe celui qui
est devenu le plus puissant daimyô du pays. À l’instar de
la transplantation des Tokugawa dans le Kantô, le pari
est cependant hasardeux, et ne tardera pas à se retour‑
ner contre son instigateur. À mesure que, de décisions
­inconsidérées en revers militaires, l’astre des Toyotomi
pâlit, un soleil pour l’heure voilé jette ses premières lueurs
à l’est.
CHAPITRE  4

L’art japonais de la guerre

Des innombrables batailles rangées qui émaillent la


longue épopée des samouraïs, Sekigahara est incontes‑
tablement la plus importante, tant en termes d’effectifs
déployés qu’au regard de l’ampleur de ses répercussions,
le conflit engageant peu ou prou tous les acteurs poli‑
tiques majeurs du pays. Avant d’analyser les prémices,
tenants et aboutissants de la bataille, il convient de poser
quelques jalons, et de se risquer à une tentative de défi‑
nition d’un art de la guerre japonais, lequel vient alors de
connaître de profondes mutations. Un second préalable
incontournable consiste à caractériser le principal pro‑
tagoniste de cet univers impitoyable, qui n’est autre que
l’illustre samouraï.
Musha, bushi, samuraï, trois termes dont le dernier
finira par s’imposer pour devenir générique, au Japon
comme ailleurs, mais qui s’entrecroisent et se répondent
au gré des chroniques. Tous désignent le guerrier, le
combattant de métier, même si le troisième renvoie
initialement à l’idée d’un service. Étymologiquement,
le samouraï est en effet en premier lieu « celui qui sert »,
sorte de métayer administrant les domaines fonciers
provinciaux d’une aristocratie soucieuse de demeurer

61
Sekigahara

à la capitale, auprès de la cour et des cercles du pouvoir.


Au cours des xie et xiie  siècles, deux des plus influents
clans guerriers, issus de branches collatérales de la mai‑
son impériale, prennent conscience de la puissance poli‑
tique que leur confère le monopole sur la force publique
dont ils sont désormais détenteurs1. S’érigeant d’abord
en bras armé de l’empereur, la haute noblesse d’épée
en vient bientôt à concurrencer le souverain, puis à le
déposséder progressivement de la majeure partie de
ses prérogatives à compter de la formation en 1192 du
Bakufu, « gouvernement derrière la tenture » [qui déli‑
mite le lieu où se tient le général], établi à Kamakura,
non loin de la future Tôkyô. Une dyarchie s’instaure,
le monarque présidant toujours officiellement aux des‑
tinées de l’empire depuis Kyôto, tandis qu’un régime
militaire aux mains du seii-tai-shôgun, « généralissime
appointé contre les barbares », étend sa domination sur
la caste guerrière en gestation.
Malgré des revirements, en particulier le retour du
shogunat en la capitale impériale, dans le quartier de
Muromachi, sous la dynastie Ashikaga, cette fracture
géoculturelle séparant la plaine du Kansai, alors appelée
« Kinai », de celle du Kantô, va continuer de conditionner
dans une large mesure l’organisation politique du Japon.
Rien d’étonnant donc à la retrouver au cœur des enjeux
relatifs à la bataille de Sekigahara, qui voit s­ ’affronter,
sur le lieu même d’une ancienne barrière d’octroi per‑
mettant la communication entre ces deux pôles régio‑
naux, l­ ’armée de l’Ouest venue d’Ôsaka et l’armée de l’Est
­partie d’Edo.

62
L’art japonais de la guerre

De la cavalerie à l’infanterie

Contrairement à une idée reçue, le samouraï est


d’abord un archer monté. Pratique nécessitant un long
et rigoureux entraînement, l’archerie équestre s’attire les
faveurs des combattants professionnels. Celle-ci n ­ ’allant
pas sans la possession d’un destrier ainsi que d’une
armure, pièces les plus coûteuses de la panoplie, elle
demeure l’apanage d’une élite peu nombreuse, à l’instar
de sa lointaine cousine, la chevalerie européenne. Durant
quatre siècles, ils ne sont ainsi que quelques milliers de
petits propriétaires à disposer des surplus indispensables
à l’entretien de ce train de vie. Aux côtés de ces cavaliers
lourdement cuirassés, la proche maisonnée vient grossir
les rangs de fantassins n’opérant qu’en étroite coopéra‑
tion avec leur suzerain. Si ces unités, n’excédant que rare‑
ment la centaine d’hommes, sont capables de s’agréger
pour les besoins d’une campagne de plus vaste enver‑
gure, le combat se résume essentiellement à une somme
­d’engagements dont dépend l’issue globale2.
Mais à compter de la guerre d’Ônin, qui ravage la capi‑
tale et ses environs de 1467 à 1477, les règles qui p
­ révalaient
jusqu’alors évoluent. D’intensité et ­d’amplitude d’abord
relativement limitées, le conflit dégénère, mettant aux
prises des dizaines de milliers d’hommes qui se livrent
une lutte sans merci dans les rues de Kyôto, en proie
aux flammes. Le prestige des shôgun Ashikaga, pantins
manipulés par leurs grands feudataires qui se disputent
la suprématie, sort considérablement terni de cette
épreuve, prélude à l’effondrement du pouvoir central

63
Sekigahara

qui ne renaîtra qu’un siècle plus tard, sous la férule des


trois Unificateurs. L’ère des seigneurs de guerre débute
tandis que le chaos se répand dans toutes les strates
de la société, au point que les contemporains forgent
le vocable de gekokujô –  « le faible renverse le fort »  –,
pour décrire un monde sens dessous dessus, où les loyau‑
tés anciennes volent en éclats. Bon nombre de lignages
prestigieux sont déposés par un vassal félon qui se saisit
des rênes du domaine. Les guerres féodales déchirent
l’archipel, engloutissant des masses humaines toujours
plus nombreuses. Des troupes de mercenaires, rappelant
les « grandes compagnies » du long conflit anglo-français
qui avait marqué le siècle passé, sillonnent le pays. Elles
recourent au besoin à l’enlèvement afin de combler les
pertes, rançonnant à défaut leurs victimes en échange
d’une exemption.
Il faut attendre le milieu du xvie  siècle pour assister
à une recomposition d’un paysage politique désormais
morcelé en principautés rivales. Si les daimyô qui les gou‑
vernent sont capables d’aligner des forces considérables
en s’astreignant à rétablir leur contrôle sur la paysanne‑
rie, celui-ci n’est encore que très partiel, et il ne saurait
être question de mobilisation générale. En témoigne la
difficulté avec laquelle les Hôjô, pourtant l’un des plus
puissants clans de leur temps, font appliquer les ordres de
réquisition des hommes aptes au combat3. Seul le Mibun
Tôsei Rei, « édit de contrôle du statut social » ou de « sépa‑
ration des classes » promulgué par Toyotomi Hideyoshi
et adossé à la politique de désarmement des populations,
amorce le processus qui permettra au pouvoir seigneurial
de recouvrer la haute main sur la force armée.

64
L’art japonais de la guerre

Naturellement, l’augmentation exponentielle des effec‑


tifs produit des changements sur la structure même des
organisations militaires, aux dépens de la cavalerie, qui
voit sa proportion chuter, passant progressivement de la
moitié à moins du dixième des combattants4. L’infanterie
gagne ainsi ses lettres de noblesse. Articulée, comme
sa consœur européenne, autour du tandem formé par
l’arquebuse et la pique, elle combat cependant de manière
fort différente des tercios, les compactes phalanges espa‑
gnoles flanquées de mousquetaires qui dominent alors les
champs de bataille européens. Au Japon, point de rouleau
compresseur refoulant l’ennemi pied à pied, mais une
succession de poussées conduites au pas de charge, la
ligne de piétons se reformant avant d’engager le combat.
Le nagae-yari est l’arme de prédilection des fantassins.
Pouvant dépasser les 5 mètres de longueur, cette sorte de
sarisse – arme de l’hoplite macédonien – sert à porter des
coups de taille plutôt que d’estoc. Ses cibles sont le cou
ou le visage, organes non protégés par le jingasa, casque
conique caractéristique, le corselet ou encore la haie de
mantelets appelés « tate ».

Le plomb, la pierre et le cyprès

Le 17  juin  1575, l’armée du clan Takeda s’élance à


l’attaque du château de Nagashino, place mineure inféo‑
dée aux Tokugawa, et dont l’ennemi pense s’emparer
sans coup férir, en guise de lot de consolation au terme
d’une campagne décevante. Mal en prend néanmoins

65
Sekigahara

aux Takeda, qui essuient de lourdes pertes sous les tirs


des quelques arquebuses et de l’unique canon de faible
calibre défendant la forteresse, juchée sur un promontoire
à la confluence de deux rivières5. Solidement retranchée
à l’abri des remparts adossés à ces défenses naturelles, la
petite garnison de 500 hommes résiste tant et si bien aux
15 000 adversaires que ceux-ci sont finalement contraints
de lever le siège afin de se porter à la rencontre d’une armée
de secours, aux ordres d’Oda Nobunaga en personne. À
l’aube du 28, les Takeda jettent des milliers de cavaliers
et de fantassins contre les palissades érigées la veille par
la coalition des Oda et des Tokugawa, presque trois fois
supérieure en nombre6. Si les sources divergent quant au
nombre de tireurs, évoquant de 1 000 à 3 000 arquebusiers,
il est établi que ceux-ci déversent un tel déluge de plomb
que cette grêle brise net l’élan des assaillants déjà freiné
par le terrain embourbé7. Bien encadrés par des officiers
chevronnés, couverts par des fortifications sommaires,
les mousquetaires infligent une véritable hécatombe. En
quelques heures, les vagues d’assaut successives sont
anéanties, signant du même coup l’arrêt de mort de la
maison Takeda, qui comptait pourtant au nombre des plus
sérieuses candidates au pouvoir suprême.
L’historiographie traditionnelle a fait de la bataille de
Nagashino le chant du cygne des preux de jadis, écra‑
sés par l’implacable ingénierie venue d’Occident, affu‑
blant les Takeda des oripeaux du héros réactionnaire,
alors qu’ils n’étaient non seulement en rien réfractaires
à l’usage des armes à feu, mais plutôt précurseurs en la
matière, leur célèbre daimyô Shingen en recommandant
précocement l’adoption8. Le symbole persiste toutefois,

66
L’art japonais de la guerre

et c’est à compter de cet épisode fondateur, jalon essen‑


tiel du processus d’unification, que l’arquebuse ne va
cesser de gagner du terrain sur les champs de bataille
insulaires. Si, durant la phase initiale des invasions de
la péninsule coréenne, les arquebusiers ne représentent
qu’un quart des effectifs, les généraux japonais identifient
très rapidement l’avantage tactique que leur procure cette
arme miracle, dont ils demandent instamment qu’elle
remplace au plus vite les lances devenues obsolètes. L’un
des ­commandants du corps expéditionnaire exige ainsi :

Lorsque les troupes issues de la province du Kai rejoin‑


dront la Corée, munissez-les d’autant d’arquebuses que
possible, car aucun autre équipement n’est requis. Donnez
des ordres stricts à vos hommes afin que tous, y compris
les samouraïs, soient armés d’arquebuses9.

Bien que la proportion de tireurs puisse frôler la moi‑


tié des combattants dans certains contingents, ces der‑
niers ne sont pas représentatifs, et la part décroît ensuite,
jusqu’à repasser sous le seuil des 15 % à Sekigahara10.
L’arquebuse à mèche, produite par les colons portu‑
gais à Malacca, sert d’étalon aux forgerons insulaires, qui
l’allègent et l’améliorent avant de la produire en masse.
Lorsqu’il connaît son apogée au Japon, l’engin conçu
au milieu du siècle précédent est, paradoxalement, déjà
périmé en Europe, où le modèle à rouet et surtout le
mousquet, nec plus ultra du temps en raison de sa puis‑
sance, l’ont peu à peu détrôné. En dépit de ses remar‑
quables performances et à l’inverse de ce que connaît
alors le Vieux Monde, ce ne sont ni la diffusion mas‑
sive de l’arme à feu portative ni celle de sa grande sœur

67
Sekigahara

l’artillerie à poudre, éternel parent pauvre des armées


nippones jusqu’à l’orée du xxe  siècle, qui vont induire
les bouleversements affectant l’architecture militaire
japonaise11. Et quoi que les fameux châteaux, qui attirent
chaque année des millions de touristes, rappellent par la
pente de leur imposant glacis paré de pierre et flanqué
d’échauguettes, la fortification bastionnée chère au sire
de Vauban, le véritable ennemi est moins à chercher au
fond d’une bouche à feu que sur le dos du namazu. Ce
poisson-chat mythique, Atlas extrême-oriental dont la
légende prétend qu’il porte l’archipel sur son dos, et aux
colères duquel la croyance populaire attribue les séismes,
est le plus redoutable adversaire des places fortes nip‑
ponnes édifiées en conséquence
Le chantier d’Azuchi, premier de ces colosses qui vont
émerger en l’espace de quelques décennies, débute en
1576, sous les auspices de son commanditaire Nobunaga.
Délaissant la formule du yamajirô, « château de mon‑
tagne » aux allures de nids d’aigle qui tirait parti d’un
relief naturel façonné par la main de l’homme, le seigneur
du clan Oda choisit une haute colline au centre du ter‑
ritoire pacifié par ses armées pour servir de fondation à
un gigantesque donjon, qui domine les alentours du haut
de ses sept étages. Avec Azuchi, la fonction des citadelles
change radicalement, passant du refuge coupé du monde
au verrou des voies de communication et agglomérations
naissantes. L’art subtil du shirotori, qui consiste à choisir
soigneusement un emplacement puis à y bâtir une place
forte, s’adapte aux nouvelles conditions du contrôle féo‑
dal. Ses maîtres préconisent dorénavant la construction
de hirajirô, les « châteaux de plaine », permise par la

68
L’art japonais de la guerre

main-d’œuvre pléthorique désormais à disposition des


daimyô, et dont les vastes enceintes permettent de loger
des garnisons de plus en plus importantes12. Surplombant
des remparts titanesques, le tenshû –  tour principale ou
donjon –, écrase de sa majesté adversaires putatifs et visi‑
teurs. Sous ses charpentes en cyprès, habilement agencées
de sorte à résister aux secousses sismiques comme aux
éventuels déménagements, paravents décorés à la feuille
d’or et cloisons coulissantes délimitent l’espace, tout en
affichant la puissance du maître des lieux. La poliorcétique
ne s’en trouve guère modifiée, les meilleurs alliés de l’as‑
siégeant demeurant la ruse ou l’exploitation des avantages
du terrain. Ainsi Toyotomi Hideyoshi parvient-il à neutra‑
liser la place de Takamatsu, lors de la campagne de 1582
contre le clan Môri, en élevant une digue circulaire avant
de détourner une rivière dont les eaux encerclent bientôt
le château. Trente-trois ans plus tard, Tokugawa Ieyasu
portera l’estocade aux ultimes partisans des Toyotomi,
après avoir privé Ôsaka de ses meilleures défenses, en
violation du traité de paix que le « Vieux Tanuki » aura
imposé sans peine à son candide adversaire.

L’autre « Révolution militaire » ?

Il est d’usage de considérer l’introduction des armes


à feu individuelles dans l’archipel comme le point d’ori‑
gine des changements majeurs subis par l’art de la guerre
japonais dans toutes ses dimensions au cours de l’époque
Sengoku. En réalité, ceux-ci procèdent naturellement

69
Sekigahara

d’un faisceau complexe de transformations sociétales


s’inscrivant dans le temps long. Pour autant, certains
traits communs avec ce que l’Europe a pu expérimen‑
ter simultanément interpellent, au point que l’historien
américain Peter A. Lorge envisage d’appliquer au Japon
des « Royaumes combattants » l’idée d’une authentique
« Révolution militaire », qui trouverait son aboutissement
à Sekigahara. Apparu pour la première fois en 1955, puis
développé par le britannique Geoffrey Parker en 1993
dans son ouvrage éponyme, ce concept postule qu’au
cours des trois siècles qui précédèrent la Révolution
industrielle, les États prémodernes en accomplirent une
première d’égale importance13. En tournant le dos à
l’élitisme chevaleresque au profit de masses d’infanterie
toujours plus innombrables qu’il convenait de nourrir,
déplacer, rémunérer et discipliner, les monarques du
Vieux Monde furent contraints de jeter les fondements
d’une bureaucratie efficace et dévouée, débarrassée du
népotisme. Dans les deux cas, cette massification de la
guerre s’accompagne bien d’un essor des outils admi‑
nistratifs et logistiques, piliers d’un État fort, se nourris‑
sant l’un et l’autre au sein d’un rapport de dépendance
mutuelle. Miroir de l’Europe de la Renaissance, l’archipel
du Sengoku Jidai est également témoin du développe‑
ment d’un système de transports, qui encourage à son
tour les échanges culturels et marchands, jetant les bases
d’une économie de marché embryonnaire principalement
urbaine.
Comparaison n’est pas raison cependant, et les trajec‑
toires divergent à plusieurs égards. L’artillerie en fournit
un exemple. L’arme emblématique du bas Moyen Âge,

70
L’art japonais de la guerre

dont seuls les souverains étaient en mesure d’acquérir


un parc capable d’abattre une à une toutes les forte‑
resses féodales, ne deviendra pas au Japon l’instrument
d’un renforcement du pouvoir central. Dans l’archipel,
où prévaut encore pour longtemps une logique confédé‑
rale, l’établissement d’une assiette fiscale assainie puis
son élargissement ne servent pas à financer des conflits
au long cours. Investi par l’empereur du monopole de la
force publique, le shôgun ne saurait songer à s’arroger les
attributs régaliens comparables à ceux de ses homolo‑
gues européens, et ne se conçoit que comme le premier
parmi ses pairs daimyô, dont chacun perçoit l’impôt à
l’aune des revenus de son fief14. Si la « Révolution mili‑
taire » est décrite comme un processus irréversible qui
contribuera à féconder des régimes parlementaires et
favorisera l’avènement de la classe bourgeoise au détri‑
ment de l’aristocratie, ses effets se feront sentir nettement
plus tardivement au Japon, où la petite noblesse d’épée
représente une fraction non négligeable du corps social.
Cette couche nobiliaire, certes extrêmement hétéro­
gène, oscille alors ordinairement entre 5 et 7 %, de la
population globale, atteignant le dixième dans certains
domaines particulièrement militarisés. Son poids démo‑
graphique, sans commune mesure avec celui de l’aristo­
cratie européenne, qui ne se hisse jamais au-delà du
centième, garantira un sévère contrôle social tout au long
de la période ultérieure. Les samouraïs prolongeront ainsi
leur hégémonie sur une société presque intégralement
désarmée jusqu’aux réformes militaires de 1873, qui ins‑
taureront la conscription, ouvrant aux roturiers le sinistre
privilège de verser « l’impôt du sang » quatre-vingts ans

71
Sekigahara

après la « levée en masse » décrétée lors de la Révolution


française.
Dernière tactique considérée comme caractéristique de
la « Révolution militaire » en ce qu’elle suppose un haut
degré de discipline collective : le tir en salves, innovation
majeure dont la paternité est traditionnellement attribuée
à Maurice de Nassau. Parker en crédite Oda Nobunaga
au cours de la bataille de Nagashino, soit deux décen‑
nies avant la correspondance du célèbre capitaine hol‑
landais15. Néanmoins, la primauté du groupe, les qualités
manœuvrières et la cohésion face à la peur ne signeront
pas l’irrépressible montée en puissance d’une infante‑
rie populaire, creuset de l’État-nation. Au Japon, point
d’abandon progressif des armes blanches ni de change‑
ments drastiques en matière d’architecture militaire. Si
l’arquebuse se diffuse massivement grâce à sa puissance
de feu comme à sa simplicité d’emploi, elle n’aura nulle‑
ment raison de la cuirasse chevaleresque, encore moins
du sabre, plus que jamais symboles du pouvoir exercé
par la caste dominante, malgré le retour progressif à la
paix civile au lendemain de la campagne de Sekigahara.
Bien que l’âge d’or des forgerons japonais remonte plu‑
tôt aux premiers temps de l’odyssée des samouraïs –  la
période Kamakura (1185‑1333)  –, c’est néanmoins à
l’époque Edo (1603‑1868) que l’emblématique katana se
fige dans la forme que nous lui connaissons aujourd’hui,
savamment codifiée. Quant à l’armure lamellaire laquée
de noir, qui suffit à reconnaître au premier regard la sil‑
houette menaçante du guerrier nippon, elle conserve
l’essentiel de sa structure originelle, héritage déjà vieux
d’un demi-millénaire au bas mot, durant le Sengoku Jidai.

72
L’art japonais de la guerre

Le plastron se renforce à l’épreuve des balles, épaulières


et jupe d’armes s’ajustent davantage à l’anatomie afin
de ne pas entraver le combat au corps à corps, mais les
constantes persistent. Et même si les artisans rivalisent
de virtuosité, le kabuto, fameux casque aux antennes
dorées ou cimier extravagant désormais pourvu d’un
masque métallique grimaçant, n’adopte pas une physio‑
nomie radicalement différente. Pour le grand plaisir des
voyageurs et collectionneurs modernes, la pacification
de l’empire, au lieu de reléguer la résidence fortifiée et la
panoplie du samouraï au rang de vieilleries, en garantira
au contraire la pérennité dans leur portée symbolique et
leur puissance évocatrice.
Le Japon de Sekigahara, constellé de sièges indécis
trop souvent éclipsés au profit d’une unique et titanesque
bataille rangée, n’est pas sans évoquer la sanglante guerre
de Quatre-Vingts Ans que se livrent alors la jeune répu‑
blique des Provinces-Unies et la monarchie espagnole.
Les deux conflits illustrent d’ailleurs à merveille les effets
de la « Révolution militaire ». À la veille de celui qui s’ap‑
prête à semer une fois de plus la destruction dans l’archi‑
pel, il convient toutefois de souligner que le nouvel art de
la guerre japonais, en dépit des profondes mutations qui
l’ont affecté, demeure d’essence aristocratique. Contre
vents et marées, l’acteur qui occupe le devant de la scène
n’est autre que l’indétrônable et ubiquitaire samouraï.
DEUXIÈME PARTIE

Une saison de plomb


CHAPITRE  5

De grands noms aux dents longues

Le vieux guerrier sent ses forces le quitter. Allongé sur


son lit de mort, tandis qu’au dehors, avril disperse au
vent les délicats pétales des fleurs de cerisier, le Chien se
souvient des jours de gloire. Lui reviennent en mémoire
la pluie chaude détrempant les pentes d’Okehazama,
l’odeur âcre enveloppant la plaine de Nagashino, et puis
les cimes embrumées de Shizugatake, où il crut sa der‑
nière heure arrivée. Cette fois-ci, il n’y coupera pas, et
malgré l’immense fortune que Maeda Toshiie lègue à son
fils, cet ultime combat, perdu d’avance, laisse un goût
amer dans la bouche du prospère seigneur de Kaga. Car
les lendemains s’annoncent plus incertains que jamais
pour la maison Toyotomi, que le valeureux lancier,
devenu l’un des plus puissants daimyô, a servie presque
deux décennies durant. Toshiie n’est pas seulement au
nombre des cinq plus riches et influents personnages du
pays, membre éminent du Haut Conseil des Anciens, le
Gô-Tairô, il est aussi et surtout le protecteur de Hideyori,
tout jeune héritier du défunt Hideyoshi. Privé du secours
de son tuteur, politicien habile et capitaine chevronné,
qu’adviendra-t‑il de l’enfant ? Du haut de ses 6  ans, le
garçon n’est qu’un pion sur l’échiquier politique dominé

77
Sekigahara

par des grands fauves, rescapés du chaudron de la période


Sengoku comme des guerres d’unification. S’aventurer
à pénétrer l’esprit de ces princes aux dents longues, au
premier rang desquels figure alors Tokugawa Ieyasu, est
une affaire hasardeuse. Nous verrons d’ailleurs qu’afin
d’assurer la survie de leur lignée au milieu de l’écheveau
tortueux des serments ­d’allégeance, alliances matrimo‑
niales et autres conflits d’intérêts, nombreux furent ceux
qui adoptèrent une position des plus ambiguës, quand
ils n’optèrent pas même pour un périlleux double jeu.
Faute de pouvoir percer à jour la psychologie de chacun
des protagonistes au risque de conjecturer, il convient
d’observer les rapports de force à l’œuvre à la veille de
la campagne de Sekigahara sous un angle plus concret,
en recourant en premier lieu aux données économiques,
qui nous sont connues notamment grâce au Taikô kenchi,
l’arpentage systématique entrepris par le Singe.
Lorsque Toshiie quitte ce monde à l’âge de 53  ans au
printemps 1599, suivant dans la tombe son suzerain dis‑
paru sept mois auparavant, les Maeda disposent d’un
revenu colossal dépassant le million de koku (de riz),
selon les rendements établis par le kokudaka. Ce prin‑
cipe, étendu par le Taikô à l’ensemble de l’archipel au
cours de la décennie 1590, permet de dresser la liste
des domaines et leurs recettes afférentes, fondées sur la
production a ­ gricole. Avec 2 402 000 koku, on retrouve
Tokugawa Ieyasu au sommet du classement, suivi par
Toyotomi Hideyori qui hérite d’un patrimoine avoisi‑
nant les 2 millions de koku d’après Mary Elizabeth Berry.
Viennent ensuite Môri Terumoto et Uesugi Kagekatsu,
lequel succède au défunt Kobayakawa Takakage au

78
De grands noms aux dents longues

sein  du  Conseil1. Tous deux sont confortablement lotis


en percevant 1 200 000 koku. Cinquième à siéger parmi les
Tairô, Ukita Hideie doit cette faveur à sa proximité avec la
maison Toyotomi, puisque ses modestes 575 000 mesures
perçues n’auraient en théorie pas suffi à lui valoir une place
au cabinet, les Shimazu bénéficiant de 605 000 koku. Sur
les 18 280 880 koku produits par le Japon d’après le kenchi,
environ 6,5 millions, soit plus du tiers, sont captés par les
seuls Tairô2. En dépit de sa mainmise sur le grenier à blé
du Kantô, Ieyasu ne peut donc espérer s’appuyer exclu‑
sivement sur son patrimoine, au demeurant gigantesque,
s’il entend usurper les Toyotomi en se lançant dans une
épreuve de force. C’est là tout le génie du « Vieux tanuki »
que d’identifier les deux problèmes qu’il lui faut régler,
et dont la solution réside dans la division. Afin que les
chiffres penchent en leur faveur, les Tokugawa doivent
parvenir d’une part à garantir la neutralité de Hideyori au
cours du conflit à venir, et d’autre part à disloquer l’unité
de façade affichée par les Anciens. On comprend dès lors
en quoi le trépas de Toshiie revêt une importance capitale,
Ieyasu ayant pris soin au préalable de gagner à sa cause
l’héritier des Maeda.

Le nerf de la guerre

Organisation territoriale et fiscale remarquablement


précise pour son temps, le kokudaka-shi ne s’en tient
pas au seul rendement des tenures. Il intègre également
d’autres variables d’ajustement : conditions de transport

79
Sekigahara

des redevances jusqu’aux greniers seigneuriaux, nature


du produit récolté, qui peut aller bien au-delà des
céréales ordinaires, comme lorsqu’il détermine la pro‑
ductivité d’une plage ou d’une forêt. Outre cette fiabilité
­comptable, il renseigne, selon le Dictionnaire historique
du Japon, sur l’articulation des rapports entre la paysan‑
nerie et les classes dirigeantes féodales. Le kokudaka
est en cela un outil d’une valeur inestimable, qui per‑
met d’évaluer l’importance d’un fief sur tous les plans, y
compris militaire3. Sous l’égide de Hideyoshi, puis de ses
successeurs Tokugawa, le système fixe enfin la mise de
départ pour émarger au club très fermé des daimyô, soit
les seigneurs affichant un revenu supérieur à 10 000 koku,
un cercle comptant 240 membres à la charnière des xvie
et xviie  siècles. À l’autre extrémité du spectre social
embrassé par la caste guerrière, en recoupant le montant
des rendements attribués avec les effectifs déployés par
des clans déterminés dont les apanages sont identifiés, il
est possible d’établir le coût unitaire d’un combattant de
base, situé dans la tranche comprise entre 30 et 40 koku.
Si cette estimation aide à jauger du poids relatif des
belligérants, mieux vaut toutefois se garder d’en tirer
une règle invariable, car un certain nombre de facteurs
doivent entrer en ligne de compte. Le nombre importe
certes, mais la quantité ne suffit pas à résoudre l’équation
tant que la qualité demeure inconnue. Or celle-ci peut dif‑
férer notoirement d’un domaine à l’autre. Les troupes de
Date Masamune, le fameux « Dragon borgne », qui seront
parmi les premières à entrer en lice durant la campagne
de Sekigahara, bénéficiaient par exemple d’un équipe‑
ment à la pointe de la technologie de l’époque. Bien que

80
De grands noms aux dents longues

plus onéreux à produire que les cuirasses pliables de style


tatami, le corselet rigide dit « ­yukinoshita » ou « Sendai »,
capitale des Date dont il est originaire, assurait une excel‑
lente protection, augmentant d’autant les chances de sur‑
vie de son porteur4. Quant aux Diables rouges du fougueux
Ii Naomasa, lieutenant de Tokugawa Ieyasu, ils arboraient
une tenue écarlate, reconnaissable entre toutes, héritée
de l’époque où ils servaient la redoutée maison Takeda.
Fondée ou non sur cette longue expérience, la crainte
qu’ils devaient inspirer semble bien réelle, à en juger
par la place de choix que leur ont réservée les artistes
ayant immortalisé la bataille. Sur les deux byôbu, para‑
vents fourmillant de précieux détails aujourd’hui exposés
aux musées d’histoire de Gifu et Hikone, le contingent Ii,
aux bannières vermillon, se distingue très nettement. Les
Diables rouges ne sont cependant pas les seuls à voir leur
réputation les précéder. Il en va de même pour les féroces
Shimazu, dépositaires d’une longue tradition guerrière
qui, contre toute attente au regard de leur faible nombre
à Sekigahara – moins de 2 000 hommes –, jouissent d’une
appréciable considération auprès des décideurs poli‑
tiques comme des chroniqueurs. Sans même tenter de
fendre le « brouillard de guerre » cher au stratège prussien
Clausewitz, qui usait de cette métaphore pour décrire la
somme de toutes les incertitudes enveloppant le champ
de bataille d’une brume impénétrable, on perçoit ainsi
combien les croyances et particularismes régionaux ont
pu jouer un rôle non négligeable.
Bien que les plus puissants parmi les protagonistes,
forts de rentes colossales, soient en théorie capables
de déployer d’immenses armées rassemblant plusieurs

81
Sekigahara

dizaines de milliers de soldats, ces effectifs pléthoriques


doivent être considérés avec réserve. La lecture des
registres fait en effet apparaître une part considérable
affectée au volet logistique –  transport et approvision‑
nement –, la fonction combattante représentant quant à
elle entre le tiers et 40 % de l’ensemble. Chris Glenn, l’un
des meilleurs spécialistes du conflit, a ainsi établi que sur
les 852  hommes levés par le clan Ôtani, 350 seulement
avaient réellement participé aux combats, les autres étant
majoritairement des portefaix assignés au train de muni‑
tions et à diverses missions d’intendance. On retrouve
un rapport comparable chez les Kimata, vassaux des Ii,
et il n’est guère douteux que celui-ci soit représentatif de
la vaste majorité des unités5. Du reste, l’extrapolation de
ces chiffres à la frange supérieure de la haute noblesse
d’épée délivre des indications quant au degré d’enga‑
gement de ses membres, lequel pèsera lourdement sur
l’issue du conflit. S’ils s’efforcent ainsi de mobiliser l’in‑
tégralité des ressources à leur disposition, les Tairô se
gardent de dégarnir leurs défenses. Les 20 000  hommes
rassemblés au sein de l’armée dépêchée par le clan Môri à
Sekigahara ne constituent ainsi pas la totalité des troupes
disponibles, dont une fraction importante est contrainte
de stationner à l’arrière, à Ôsaka ou en garnison, afin de
prévenir toute invasion de la part d’un voisin tenté de
tirer profit d’une absence opportune. À l’inverse, les tout-
puissants Tokugawa paraissent avoir mieux saisi la formi‑
dable aubaine qui se présentait enfin à eux puisque, avec
68 000 combattants répartis en deux corps, ils jettent pour
ainsi dire toutes leurs forces dans la bataille, au risque de
s’exposer à une attaque sur leurs flancs laissés à la garde

82
De grands noms aux dents longues

d’alliés. L’adage populaire prétend alors que l’opulence


des Tokugawa et Môri est telle que les premiers paveront
de riz la route du Kantô à Kyôto, pendant que les seconds
bâtiront un pont d’or et d’argent pour rejoindre la capi‑
tale6. Il est toutefois des avantages qui ne se payent pas
en espèces sonnantes et trébuchantes.

Réseaux d’alliances aux fils ténus

Richissime, Tokugawa Ieyasu l’est assurément, mais il


dispose en outre d’un atout dont il sait jouer à merveille :
son aptitude à gagner le cœur des hommes. Si l’usage du
temps veut alors que les princesses nées au sein de clans
influents servent de monnaies d’échange pour nouer des
alliances matrimoniales, le seigneur d’Edo est passé maître
dans l’art subtil de marier sa nombreuse progéniture aux
meilleurs partis. À ce jeu, Ieyasu ne manque pas de pions,
avec ses 11 fils et 6 filles naturels, auxquels s’ajoutent rien
de moins que 24 enfants adoptés et une kyrielle de petits-
enfants. Même en excluant les rejetons encore à naître ou
trop jeunes pour jouer un rôle politique –  la toute jeune
Sen, fille de Hidetada, le troisième fils d’Ieyasu, sera dési‑
gnée dès la plus tendre enfance pour s’unir à Hideyori –, la
prospère famille Tokugawa aura considérablement accru
son influence dès avant l’épreuve de force. S’il est trop fas‑
tidieux de narrer par le menu le destin singulier de chacun
d’entre eux, les exemples de trois jouvencelles engendrées
ou adoptées par Ieyasu valent que l’on s’y attarde. Dès 1584,
celui-ci accorde à Ii Naomasa, futur héros de Sekigahara

83
Sekigahara

et l’un des quatre piliers de la maison Tokugawa, la main


de sa fille adoptive Hana, « Fleur ». Au cours de la décen‑
nie suivante, seront célébrées les noces de dames Furi et
Toku, enfants naturelles d’Ieyasu, qui les donnera respec‑
tivement à Hideyuki, héritier de la maison Gamô établie
en Shimotsuke, à la tête d’un fief de 180 000 koku, et Ikeda
Terumasa, ancien vassal des Toyotomi, qui soutiendra
finalement les Tokugawa. Grâce à ces trois unions, ces der‑
niers enrichissent leur réseau de soutiens potentiels d’un
montant approchant le demi-million de mesures de riz.
Loin d’apaiser la hantise d’Ieyasu, sa victoire à Sekigahara
sera d’ailleurs suivie d’un regain d’activité, l’alliance
matrimoniale étant érigée en véritable système, qui voit
le patriarche adopter les filles de ses principaux vassaux
avant de les transférer aux plus puissants des daimyô, alliés
ou rivaux potentiels. Au cours de l’immédiat après-guerre,
ce sont surtout les petites-filles du suzerain des Tokugawa
qui sont instrumentalisées, deux enfants de l’héritier dési‑
gné Hidetada étant données en épousailles à Toyotomi
Hideyori ainsi qu’au futur daimyô des Maeda. En consi‑
dérant les noces du sixième fils d’Ieyasu avec la fille aînée
du seigneur Date, les Tokugawa se sont liés par le sang, en
l’espace de deux décennies, à la majeure partie des grands
féodaux du moment, auxquels il faut adjoindre un prince
impérial. Si la primauté des considérations politiques ne
souffre aucun doute, cela ne signifie pas qu’Ieyasu agissait
avec cynisme. Bien au contraire, à en croire Cecilia Seigle,

ses choix semblent suggérer sensibilité et considération


à l’égard de ces femmes, même s’il est plus proche de la
vérité d’interpréter cette souplesse comme une stratégie

84
De grands noms aux dents longues

bien pensée visant à faire d’elles des présents offerts aux


daimyô […], toutes ces « faveurs » étant motivées prioritai‑
rement par le souci de l’avenir des Tokugawa7.

L’affaire n’est d’ailleurs pas toujours aussi rondement


menée, et ces mariages arrangés ne sauraient être consi‑
dérés comme des garanties, la survie du clan s’accom‑
modant souvent, on l’a vu, du sacrifice d’un ou plusieurs
de ses membres. Ieyasu lui-même n’avait pas hésité à
immoler sa femme ainsi que son propre héritier, trahis‑
sant quelque temps plus tard au siège d’Odawara son
beau-frère Hôjô Ujinao, également époux d’une princesse
Tokugawa8. Bien peu de promesses fondées sur ces rela‑
tions intéressées pourront être tenues pour inviolables,
les allégeances étant susceptibles de vaciller à tout instant
jusqu’au commencement de la campagne, voire au plus
fort de la bataille ! Le dilemme des Sanada illustre bien les
affres dans lesquels se débattront de nombreuses familles,
sommées de choisir entre deux maux le moindre et mena‑
cées d’anéantissement pur et simple sur un mauvais pari.
Sanada Masayuki, l’un des meilleurs stratèges de son
temps, était parvenu à louvoyer entre ses turbulents voi‑
sins, jouant des rivalités entre Takeda, Hôjô et Uesugi, afin
de maintenir son clan dans une relative indépendance.
Retranchés dans leur place forte flambant neuve d’Ueda,
lovée au creux d’une vallée du montagneux Shinano, les
vaillants Sanada s’étaient même offert le luxe de refouler,
à un contre six, une expédition punitive lancée par les
Tokugawa en 1585. Mais le vieux hobereau ne s’en tirerait
pas à si bon compte. Quinze ans plus tard, à la veille de
Sekigahara, voici que le modeste domaine de Masayuki,

85
Sekigahara

resté fidèle au défunt Hideyoshi, est cerné de toutes parts


par des partisans d’Ieyasu. Le rusé daimyô des Sanada
conserve cependant un atout : son fils aîné a épousé la fille
d’un lieutenant d’Ieyasu, qui a adopté l’enfant. Ainsi la
maison Sanada se retrouve-t‑elle plongée dans une lutte
fratricide opposant le premier né des rejetons du clan à
son géniteur assisté du fils cadet. Vaincus, les seconds ne
devront leur vie sauve qu’à l’heureux mariage de l’aîné.
On le voit, ces alliances matrimoniales peuvent aussi
constituer une forme d’assurance-vie. Si le jeu en vaut la
chandelle, gare à ne pas s’y brûler les doigts, car de tels
rapprochements entre grands lignages, à raison perçus
comme hautement suspects par les pouvoirs successifs,
seront soumis à leur strict consentement. C’est d’ailleurs
au motif d’avoir violé cette règle édictée par le Taikô
que le seigneur des Tokugawa sera accusé par ses adver‑
saires de conspirer contre son suzerain. Accumulation
de richesses et mariages politiques transformés en outils
militaires, rien de nouveau sous le soleil, fût-il levant. Il
existe pourtant un autre moyen, singulier à l’archipel, de
s’attirer les bonnes grâces d’un allié convoité. Qui son‑
gerait à rechercher ce mystérieux entremetteur au fond
d’un bol de thé ?

Les voies du thé

La geste épique de Sekigahara, qui vit s’affronter la fine


fleur des guerriers japonais, comporte son lot de héros,
de félons et de perdants magnifiques. Parmi ces derniers,

86
De grands noms aux dents longues

il en est un, particulièrement emblématique, auquel on


rend volontiers hommage lors des commémorations.
Il s’agit d’Ôtani Yoshitsugu, le daimyô lépreux venu en
palanquin livrer son baroud d’honneur par amitié pour
Ishida Mitsunari, que le malade, convaincu de sa défaite
prochaine, ne sera pas parvenu à dissuader de croiser
le fer. Les deux hommes, doués d’une vive intelligence,
s’étaient distingués quelques années auparavant en qua‑
lité de commissaires auprès du corps expéditionnaire
déployé sur le sol coréen. Mais la légende dorée de la
plus grande bataille de samouraïs ne saurait s’en tenir à
la trivialité de cette expérience. Elle rapporte ainsi qu’au
cours d’une cérémonie du thé organisée par Mitsunari,
une goutte de lymphe infectée vint à tomber du visage de
Yoshitsugu, ravagé par la maladie, dans le chawan, déli‑
cat bol auquel les commensaux s’apprêtaient à boire l’un
après l’autre, selon l’usage. Le cœur soulevé, ces derniers
se jetaient des regards emplis de désarroi, plongeant du
même coup le malheureux lépreux dans le plus profond
embarras. C’est alors que Mitsunari se saisit de la coupe
et la vida d’un trait, scellant dans ce geste son amitié avec
Yoshitsugu. Puis il présenta aussitôt ses excuses, dûment
acceptées par tous, pour avoir ainsi rassasié sa soif sans
égard pour ses convives. La véracité de l’anecdote importe
moins que sa portée symbolique, d’autant que celle-ci
s’inscrit dans une pratique largement répandue au sein
de la noblesse d’épée.
Adoptée au xiiie siècle par les samouraïs, la préparation
du thé vert en poudre fouettée –  matcha  –, devient au
cours de la période Sengoku un art à part entière, sous
l’égide de maîtres qui figent le chanoyu, la cérémonie du

87
Sekigahara

thé dans les formes que nous lui connaissons aujourd’hui.


Sen no Rikyû, né au sein d’une prospère famille de mar‑
chands, mais qui entrera dans les ordres, est la figure
la plus influente de cet austère divertissement, aux‑
quels vont s’adonner avec enthousiasme les deux pre‑
miers Unificateurs. Disciples de Rikyû, Nobunaga puis
Hideyoshi érigent la cérémonie du thé en véritable instru‑
ment d’exercice du pouvoir, au point que le second écrit
dans une lettre que « le thé est la voie de la politique9 ».
Esthète avisé et collectionneur compulsif, le daimyô des
Oda est le premier à cerner la dimension éminemment
politique de ce rituel, pratiqué dans le secret d’une pièce
étroite favorable aux conciliabules, au moyen d’usten‑
siles d’humble apparence, en réalité d’une valeur inesti‑
mable. Des places fortes tombent, des hommes meurent
et d’autres cèdent leurs précieux bols, théières ou boîtes à
thé en signe de soumission à Nobunaga, qui enrichit ainsi
une somptueuse collection présentée à de rares occasions
à des regards triés sur le volet, honneur insigne décerné
aux lieutenants en grâce. Conscient de disposer d’un
puissant outil politique, l’ombrageux seigneur de guerre
n’accorde qu’avec parcimonie le privilège de célébrer une
céré­monie du thé, châtiant sévèrement ceux de ses vas‑
saux qui auraient outrepassé cette réserve10.
Le Deuxième Unificateur est formé à la même école.
Après avoir tiré vengeance de l’assassin de son maître qui
l’avait, ironie du sort, distingué en raison même de son
habileté au chanoyu, Hideyoshi exhibe ses trésors lors de
cérémonies grandioses, rassemblant parfois des centaines
d’amateurs sommés de participer à cet événement à la
gloire du nouveau potentat. Quant aux deux principaux

88
De grands noms aux dents longues

protagonistes de la bataille de Sekigahara, à savoir Ishida


Mitsunari et Tokugawa Ieyasu, ils doivent également
beaucoup, sinon leur vie, à cet art délicat avare de paroles,
où le silence compte autant que le verbe. Le second aurait
en effet fort bien pu se trouver piégé à Kyôto, au côté
d’Oda Nobunaga, lors du coup d’État qui ­l’emporta. Au
lieu de cela, le daimyô des Tokugawa séjournait à Sakai,
­bourgade faisant aujourd’hui partie intégrante de la
mégapole d’Ôsaka, mais qui était alors le principal port
marchand japonais, après avoir longtemps bénéficié d’un
statut particulier l’assimilant à une ville franche. Plaque
tournante du commerce extérieur, des échanges avec les
puissances ibériques et la Chine, principal pourvoyeur en
céramiques antiques prisées des adeptes du thé, la pros‑
père cité portuaire est également berceau de plusieurs
grands maîtres, à commencer par Rikyû11. Bien qu’Ieyasu
n’ait jamais partagé qu’avec modération l’engouement
de ses devanciers pour la cérémonie du thé, sa présence
à Sakai atteste du rôle crucial joué par cette pratique au
sein des relations économiques et politiques.
S’agissant d’Ishida Mitsunari, la voie du thé n’aurait été
rien moins que le principal moteur d’ascension sociale,
ce qui lui vaudra le mépris de guerriers ayant gravi les
échelons du pouvoir en récompense de leurs faits d’armes
ou actes de bravoure. Selon une autre anecdote proba‑
blement apocryphe, et peut-être précisément destinée
à rappeler cette illégitimité fondatrice, le jeune Sakichi,
prénom de naissance de Mitsunari, n’est encore qu’un
moinillon lorsqu’il vient à croiser la route d’un certain
Hideyoshi. Le Singe, qui a de nouveau brillé au service de
Nobunaga lors des campagnes visant à détruire une fois

89
Sekigahara

pour toutes la menace des clans établis au nord du lac


Biwa, hérite d’une partie des fiefs pris aux vaincus et fait
élever un château à Nagahama, non loin de Sawayama,
la future place forte de Mitsunari. Assoiffé au terme d’un
éprouvant exercice militaire, Hideyoshi fait halte dans un
temple dédié à la déesse miséricordieuse Kannon, sur les
hauteurs dominant le plan d’eau, où un novice lui sert
successivement trois tasses de thé. La première, à peine
tiède et remplie à ras bord, désaltère à merveille le rusé
capitaine qui la vide d’un trait. La seconde, contenant
un breuvage à température idéale et bu à petites gor‑
gées, place Hideyoshi dans la disposition parfaite pour
apprécier la troisième coupe, au creux de laquelle fume
un délicieux et capiteux matcha. Vivement impressionné
par l’habileté et la psychologie de l’acolyte, le seigneur
de Nagahama fait du jeune homme l’un de ses pages et
compagnon de chanoyu12. Mais si un bol de thé gracieuse‑
ment servi est de nature à s’attirer des faveurs, mieux vaut
disposer de plusieurs cordes à son arc si l’on espère ras‑
sembler sous sa bannière d’orgueilleux daimyô, comme
Mitsunari va l’apprendre à ses dépens.
CHAPITRE  6

Partie de go

On sait peu de choses des jeunes années de l’homme


qui s’apprête à se dresser contre le pouvoir grandissant de
Tokugawa Ieyasu. Le vénérable Dictionnaire historique
du Japon, plutôt laconique, nous apprend que Sakichi,
le futur Mitsunari, est le fils d’un petit seigneur établi à
Ishida, dans la province d’Ômi1. Né en 1560, il serait entré
dès l’âge de 13  ans au service de Hideyoshi, qui appré‑
cie la vivacité d’esprit, la rigueur et l’intégrité du jeune
homme. Spécialiste des amours mâles dans le Japon
ancien, Junichi Iwata affirme que le Singe nourrissait éga‑
lement de tendres sentiments à l’égard de son protégé,
lequel aurait par la suite fait montre d’un dévouement
sans faille à la maison Toyotomi2. L’hypothèse est étayée
par une estampe d’Utagawa Kitamaro datant du milieu
de la période Edo, qui montre Hideyoshi saisissant d’un
geste empreint de délicatesse le poignet de son page3. Elle
n’a rien d’incongru lorsqu’on sait que le wakashudô, la
« voie de l’éphèbe », était suivi par bon nombre de hauts
personnages, y compris l’illustre adversaire de Mitsunari,
et prisée des guerriers en particulier, comme le rappelle
l’historien Gary Leupp dans un remarquable essai consa‑
cré à cette facette méconnue du samouraï4. Cette liaison,

91
Sekigahara

qui s’apparente à celle unissant l’éraste à l’éromène dans


la Grèce antique, n’est pas nécessairement consom‑
mée, et revêt le plus fréquemment la forme d’une étape
­préalable à l’adoption de mœurs plus conventionnelles,
lorsqu’il ne s’agit pas tout simplement d’une fraternité
d’armes singulièrement affectueuse. Et si un élan amou‑
reux, voire une passion dévorante peuvent se manifester,
le wakashudô, qui constitue un pan important et négligé
de la culture guerrière japonaise, ne saurait cependant
être cantonné à une définition moderne et exclusive de
l’homosexualité.
Quelle qu’ait pu être la nature précise de la rela‑
tion entre Hideyoshi et Mitsunari, elle offre au second
l’opportunité de révéler des talents incontestables, qui
le propulsent rapidement au premier rang de la scène
politique. S’il ne brille pas en première ligne, Mitsunari
est de toutes les campagnes du Singe, de Yamazaki à
Odawara, en passant par Shizugatake et le débarquement
à Kyûshû. Dans l’intervalle, Hideyoshi confie à Mitsunari,
de concert avec son frère, l’administration de Sakai, le
grand port par lequel transitent quantité d’armes à feu,
et surtout d’objets précieux venus du vaste monde. À ce
poste stratégique, l’ambitieux jeune homme de 25 ans fait
merveille, confirmant la haute estime dans laquelle son
suzerain le tient. Les étrangers de passage à Sakai ou à
Kyôto ne tarissent pas non plus d’éloges à son endroit.
« Gibounochio », transcription phonétique maladroite
du ibu-Shosuke, titre par lequel Mitsunari est également
connu et qui se réfère à son rôle de délégué au ministre
des Généalogies, Mariages et Rites funéraires, passe pour
le bras droit idéal de Hideyoshi5.

92
Partie de go

L’œil du Singe

Outre sa position influente au sein du nouvellement


formé cabinet des Bugyô, Mitsunari devient le lieutenant
dévoué du Singe, son œil intransigeant et son oreille
attentive. Maniant les chiffres comme personne, passant
pour incorruptible et infatigable, il conduit la « Chasse
aux sabres » de main de maître et pilote simultanément
le Taikô kenchi aux quatre coins du pays, supervisant
personnellement, de 1588 à 1596, la réforme du cadastre
de  8  des 66  provinces que compte l’empire6. Bien que
les états de service au combat de Mitsunari soient moins
reluisants, comme en atteste le laborieux siège du château
d’Oshi lors de la campagne contre les Hôjô à l’été 1590,
cela n’entame en rien la confiance que Hideyoshi a pla‑
cée en lui. Il affecte néanmoins son protégé à une mis‑
sion plus conforme à ses talents, l’envoyant accompagner
Ukita Hideie en Corée, où Mitsunari occupe les fonctions
qui correspondraient à celles d’un actuel « inspecteur des
forces ». C’est dans ce rôle, nous l’avons dit, qu’il s’attire
de fâcheuses inimitiés, dont celle de Kobayakawa Hideaki
et du clan Kuroda, les capitaines du corps expéditionnaire
étant de manière générale assez mal disposés à l’égard
de ce bureaucrate.
Perçu comme calculateur, froid voire hautain, indif‑
férent aux souffrances des combattants et médiocre
chef militaire, le protégé du Singe demeurera sur la
touche, sans jamais parvenir à rejoindre la fratrie des
vétérans. Cet ostracisme, cette défiance même, auront
de lourdes conséquences sur l’issue du conflit à venir.

93
Sekigahara

Elles n’empêchent pas, toutefois, Mitsunari de connaître


la consécration. En 1595, il devient en effet daimyô de
plein droit, riche de 195 000 koku et apanagé dans la
province d’Ômi, sur la rive orientale du lac Biwa, où le
jeune seigneur obtient la garde d’une imposante place
forte à Sawayama, à moins d’une journée de marche de
la vallée de Sekigahara…
L’année 1598 vient cependant interrompre l’ascension
de Mitsunari, déviant sa course sur une trajectoire de col‑
lision avec celle de Tokugawa Ieyasu. Peu avant d’être
emporté par la mort, Hideyoshi appelle en effet à son che‑
vet ses plus puissants feudataires, qui prêtent serment
d’assurer la régence au sein de l’instance collégiale du
Conseil des Anciens. Déjà accablé par la disparition de
son bienfaiteur, Mitsunari se trouve de surcroît frustré
politiquement par ce nouvel organe plaçant de facto le
cabinet des bugyô, auquel il appartient, dans une posi‑
tion subalterne. En intriguant habile et invétéré, Mitsunari
n’est pas long à suspecter Ieyasu d’être un usurpateur en
puissance, d’autant que ce dernier ne tarde pas à s’éta‑
blir au pied du château de Fushimi, où le Taikô a expiré
quelques mois plus tôt.

Gagner les cœurs

« C’est chose impressionnante que chaque être humain


constitue pour tous les autres un secret, un mystère
insondable », écrivait Charles Dickens, et nul ne lèvera
jamais complètement le voile sur les intentions des deux

94
Partie de go

principaux protagonistes du conflit. Les historiens des


prémices de la période Edo, soucieux de complaire au
nouveau régime, se sont plu à souligner la rouerie de
Mitsunari, n’évoquant ses qualités humaines qu’afin de
magnifier implicitement celles, nécessairement supé‑
rieures, de son vainqueur Ieyasu. Si les deux hommes
affectèrent dans un premier temps de défendre les inté‑
rêts du jeune prince Hideyori, on peine à croire que les
ambitions du suzerain des Tokugawa n’aient pas semblé
limpides à tous les vieux briscards et jeunes loups qui
voyaient alors les nuées s’amonceler de nouveau dans les
cieux japonais. À l’inverse, il est douteux que son adver‑
saire ait jamais envisagé de s’emparer du pouvoir, tant ses
chances de succès paraissaient minces. Avoir été à l’école
de Hideyoshi, le parvenu sublime, ne suffit pas, à plus
forte raison dans un pays enfin pacifié. Mitsunari n’était
certes pas doué du même talent qu’Ieyasu pour gagner
les cœurs, mais eût-ce été le cas que l’affaire n’aurait pas
pris une tournure bien différente. Au regard de l’absence
d’intérêts convergents, parmi les autres Tairô, hormis le
respect de la parole donnée, pourquoi se seraient-ils unis
pour faire pièce aux Tokugawa ? La loyauté à la mémoire
du Taikô valait-elle de mettre en péril une paix si chère‑
ment payée, qui avait fait d’eux les plus puissants per‑
sonnages de l’empire ? Fidèle en cela à l’historiographie
classique, l’historien nationaliste Takekoshi Yosaburô
incline à répondre par la négative7.
D’entre les cinq Anciens, aucun ne pouvait espérer
raisonnablement rivaliser avec Ieyasu, sauf à faire front
commun, option malaisée tant sur le plan politique
que pour d’évidentes raisons géostratégiques. Avec la

95
Sekigahara

consolidation des frontières domaniales consécutive au


regain de stabilité, à l’établissement du cadastre et au
retour bredouille de l’aventure coréenne, le temps de la
prédation féodale est révolu. Seul Uesugi Kagekatsu peut
caresser l’espoir de gains territoriaux, voire de recouvrer
à la faveur du chaos tout ou partie du fief familial sis
en Echigo, et l’on ne s’étonnera guère de voir s’allumer
dans ces parages l’incendie qui va embraser le pays tout
entier. Si Kagekatsu et Mitsunari sont donc des alliés
objectifs, il n’en va pas de même pour le prudent Môri
Terumoto, dont la pusillanimité et l’incapacité à assumer
pleinement son rôle de commandant en chef nominal de
l’armée de l’Ouest vont se révéler fatales. Une fois écarté
Ukita Hideie, dont l’influence est insuffisante, ne reste en
lice que Maeda Toshiie, le Chien, tuteur de Hideyori et
châtelain d’Ôsaka.
C’est de ce seigneur unanimement respecté que
Mitsunari sollicite l’appui à l’orée de l’année 1599, igno‑
rant que Toshiie va bientôt s’éteindre, fort d’une pétition
dénonçant les alliances matrimoniales conclues par les
Tokugawa en violation des promesses faites à Hideyoshi.
En coulisses, Hosokawa Tadaoki, un autre grand amateur
de thé dont Ieyasu avait eu l’obligeance de solder les
dettes quelque temps auparavant, enjoint simultanément
Toshinaga, le fils de Toshiie et héritier du clan Maeda, de
conserver sa neutralité, au prétexte que la chute d’Ieyasu
isolerait politiquement son père vieillissant. Convaincus
par l’argument, et surtout conscients des troubles qui
pourraient survenir s’ils venaient à prendre ouvertement
parti, les Maeda optent pour une solution de compro‑
mis. Afin d’apaiser l’ire d’Ieyasu qui s’estime injustement

96
Partie de go

accusé et reproche aux bugyô d’outrepasser leurs préro‑


gatives, Toshiie obtient de ces derniers qu’ils se rasent
le crâne. Il échange ce signe d’un renoncement –  bien
illusoire – aux affaires temporelles, contre l’engagement
écrit du maître des Tokugawa que celui-ci demeurera
désormais fidèle à sa parole. Défection inattendue, la
veuve du Singe s’inquiète aussi de la montée des ten‑
sions et appelle à éviter toute confrontation avec Ieyasu,
qui entretient des relations cordiales avec l’épouse du
défunt Taikô. En désespoir de cause, Mitsunari ourdit
aux côtés de ministres humiliés un complot visant à
éliminer leur redoutable ennemi lors de ses visites au
château d’Ôsaka.
Las, la machination est éventée et le coup de force
échoue, non sans susciter la fureur de plusieurs grands
vassaux de la maison Toyotomi, parmi lesquels Katô
Kiyomasa et Kuroda Nagamasa, qui trouvent là l’occa‑
sion rêvée de régler de vieux comptes hérités de Corée.
Les ligueurs, qui savent que les jours de Toshiie sont
comptés, attendent que le Chien rejoigne son frère
d’armes dans l’au-delà pour assouvir leur vengeance.
Lorsque Maeda Toshiie trépasse en avril 1599, se lamen‑
tant dans son dernier souffle d’abandonner à son sort
l’infant Hideyori, les conjurés tentent de mettre leur pro‑
jet à exécution8. Ils fondent sur Ôsaka, où Mitsunari avait
rejoint Toshiie sur son lit de mort. Le premier parvient
néanmoins à se glisser entre les mailles du filet à bord
d’un palanquin, dit la chronique, telle une courtisane.
Mais plus encore que les circonstances de cette fuite, son
lieu de destination ne laisse pas de surprendre.

97
Sekigahara

Dans la tanière du tanuki

Déjouant ses poursuivants, le bugyô pourchassé se pré‑


cipite à Fushimi où, contre toute attente, il demande asile
à Tokugawa Ieyasu. On pourrait croire que Mitsunari se
jette dans la gueule du loup. Il n’en est rien, aucun des
deux hommes n’étant dupe de la situation. Le fugitif sait
qu’il s’agit de la meilleure alternative pour se tirer de ce
mauvais pas, sollicitant la protection du plus puissant
seigneur de l’empire, dont la stature d’homme d’État ne
saurait pâtir d’un défaut de mansuétude. À  la surprise
générale et au grand désarroi des contempteurs de
Mitsunari lancés à ses trousses, le daimyô des Tokugawa,
non content de voler au secours de son adversaire, tient
en respect ses propres partisans. Le ministre en fuite ne
sera pas inquiété davantage. Il s’en tire à bon compte,
au prix d’un modeste exil en sa baronnie voisine de
Sawayama, qui lui laissera tout le loisir de préparer le
coup suivant dans cette partie de go livrée à l’échelle
nationale.
Ses thuriféraires comme ses détracteurs s’accordent
au moins pour lui faire crédit d’une vive intelligence.
Un esprit aussi alerte que le sien n’aurait pas manqué
d’analyser la situation avec tout le pragmatisme requis.
Mitsunari, qui avait déjà eu maille à partir avec bien des
interlocuteurs, ne se faisait vraisemblablement aucune
illusion sur sa capacité à rassembler autour de sa per‑
sonne. Abandonner le terrain politique à Ieyasu serait
revenu à entériner la captation par les Tokugawa de
l’héritage laissé par les Toyotomi. Pour autant, parvenir

98
Partie de go

à chasser du Kinai l’usurpateur putatif impliquait le risque


de voir ce dernier transformer sa retraite sur ses terres
du Kantô en répit favorable à une levée en masse de ses
alliés, scénario qui deviendra réalité un an plus tard.
Quant au rapport de force entre les deux adversaires, il
révèle une disparité effarante sur le plan politique comme
sur celui des ressources. Songer qu’un hobereau dispo‑
sant d’à peine 200 000 koku de revenu a pu s’opposer à un
prince vingt-cinq fois plus riche, mobilisant à cet effet une
coalition de plus de 120 000 combattants, relève en soi
d’un véritable tour de force et montre, en creux, qu’Ieyasu
était loin de faire l’unanimité.
Ce jour n’est alors pas encore venu, et il est permis de
croire que Mitsunari a conclu que l’élimination physique
de son rival était la seule manière de parvenir à ses fins.
Aussi infamant que le procédé ait pu paraître, l’histoire du
Japon médiéval n’est guère moins avare que toute autre
en matière de morts suspectes. Reste que cette manche
est perdue pour Mitsunari, le champ étant désormais
libre pour Ieyasu, qui prend ses quartiers au château de
Fushimi à la tête d’une forte garnison.
Enhardi par ce succès et l’absence de réaction de la
part des autres membres du Conseil des Tairô, qui ont
préféré regagner leurs fiefs respectifs, le « Vieux tanuki »
rejoue bientôt la même antienne. À la fin de l’été 1599,
Ieyasu se rend à Ôsaka afin de rendre hommage au jeune
Hideyori, qui demeure son suzerain en droit. Il allègue
cependant d’une cabale visant à attenter à sa vie pour
gagner la place sous bonne escorte, et fait coup double
en pointant du doigt plusieurs éminents vassaux des
Toyotomi. Fondée ou non, l’accusation déstabilise encore

99
Sekigahara

davantage la régence collégiale voulue par Hideyoshi, de


même que le clan Maeda, déjà affaibli par le récent trépas
de son patriarche. Ieyasu pousse son avantage jusqu’à
ordonner la construction d’un second donjon dans
l’aile ouest du château qu’il s’est arrogée. En quelques
mois, le daimyô des Tokugawa s’est rendu maître des
deux bastions de la maison Toyotomi. Devenu la figure
centrale du gouvernement, il entame une pénible coha‑
bitation avec Yodo, nièce d’Oda Nobunaga et mère du
jeune prince Hideyori, auprès duquel Ieyasu supplante
le défunt Maeda Toshiie.

L’année terrible débute

À l’orée de l’année 1600, la suprématie du seigneur des


Tokugawa ne fait plus guère de doutes, à telle enseigne que
les grands féodaux se trouvent bien en peine de choisir à
qui doivent s’adresser en premier lieu vœux et présents
de Nouvel An. Au prix de quelques entorses au protocole
féodal, bien des daimyô saisissent là l’occasion d’envoyer
un signal politique. En boudant la cérémonie, l’Ancien
Uesugi Kagekatsu éveille ainsi les soupçons d’Ieyasu, qui
fait aussitôt mander le seigneur des Uesugi par la voix de
l’émissaire dépêché à Ôsaka. Cette absence remarquée ne
tarde pas à venir aux oreilles d’Ishida Mitsunari. Depuis sa
citadelle de Sawayama, le bugyô en disgrâce s’empresse
de prendre langue avec Kagekatsu, tandis qu’une stratégie
commence à germer dans son esprit fécond. Conscient de
l’aubaine qui s’offre à lui, Mitsunari observe d’abord avec

100
Partie de go

délectation la dégradation des relations entre Tokugawa


et Uesugi, encourageant les seconds à se soulever afin
de contraindre Ieyasu à quitter l’imprenable place forte
d’Ôsaka. Dès que le maître du Kantô en sera délogé,
Mitsunari se fait fort de brandir l’étendard de la révolte
avant de voler au secours des Uesugi. Forcé de combattre
sur deux fronts, même les puissants Tokugawa seront
assurément défaits. Convaincu ou non, Kagekatsu ne
se laisse pas intimider par les convocations d’Ieyasu, et
poursuit ses préparatifs militaires.
En mars, des nouvelles préoccupantes parviennent
à Ôsaka. Le nouveau sire d’Echigo, berceau des Uesugi
transférés en Mutsu riverain par Hideyoshi, s’inquiète de
voir ses voisins dresser des fortifications frontalières et
dégager les routes, prélude possible à un retour en force
dans leur ancien fief. En plus d’opposer une fin de non-
recevoir aux sommations réitérées d’Ieyasu, Kagekatsu
tergiverse, assure que les grands travaux entrepris ne pro‑
cèdent que de réparations indispensables. Une lettre va
mettre le feu aux poudres. Dans cette missive, le daimyô
des Uesugi écrit au suzerain des Tokugawa, par l’entremise
d’un influent vassal, qu’il est certes prêt à rendre compte
en personne de ses agissements lorsque le temps lui per‑
mettra, mais qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer puisque les
samouraïs des champs ont coutume de collectionner les
armes, au même titre que les guerriers des villes aiment
à s’entourer d’ustensiles à thé9. Et de conclure, comme
un geste de défi, en invitant Ieyasu à venir constater par
lui-même la bonne foi de Kagekatsu. C’en est trop pour
le premier qui, interprétant ce courrier comme une pro‑
vocation, décide de châtier l’impudent.

101
Sekigahara

Sollicités par les Tokugawa afin d’apporter leur contri‑


bution à la prochaine expédition punitive dans l’Est, les
Môri et les Ukita invoquent opportunément les pertes
subies en Corée. Le vent a tourné, les loups sortent du bois,
et le torchon brûle entre les Anciens. Le rusé Ieyasu ne
se laisse toutefois pas si aisément tordre le bras, et prend
ses dispositions afin de prévenir les manœuvres de ses
adversaires. Ses alliés dans le Tôhoku – qui correspond au
tiers septentrional de Honshû –, en particulier le puissant
Date Masamune, ainsi que les Mogami, reçoivent mission
de tenir en respect les Uesugi en attendant que la montée
en puissance des Tokugawa ait produit des effets. Le pre‑
mier s’exécute d’autant plus volontiers qu’il se considère
à juste titre comme le débiteur d’Ieyasu. Quelques années
auparavant, le daimyô des Tokugawa avait en effet plaidé
la cause du « Dragon borgne » auprès d’un Hideyoshi
soupçonneux, obtenant que Masamune conserve son fief
familial au lieu d’un transfert sur l’île de Shikoku10. Ieyasu
exige en outre que la veuve de Toshiie et mère de l’héri‑
tier du clan Maeda lui soit remise en otage, renforçant sa
mainmise sur cette maison indécise, dont la bienveillance
est indispensable à la cause des Tokugawa. Ieyasu échoue
néanmoins à recevoir la sanction de sa campagne par
Hideyori. La maison Toyotomi conservera sa neutralité,
considérant la campagne militaire en gestation comme
une guerre intestine entre grands vassaux. Si cette posi‑
tion officielle, qui émane principalement de dame Yodo,
ne trompe personne, le daimyô des Tokugawa reçoit, en
témoignage d’encouragement et pour faire bonne mesure,
un sabre de grand prix, une théière précieuse, 20 000 dou‑
blons d’or et autant de ballots de riz.

102
Partie de go

Sur le sentier de la guerre

Contre l’avis de ses conseillers, vraisemblablement


désireux de faire tomber les masques, Ieyasu quitte
Ôsaka le 16  juin, avant de débuter un plaisant périple
jusqu’à Edo au long de la Tôkaidô11. Au soir du lende‑
main, il fait une halte au château de Fushimi, dont le
seigneur des Tokugawa laisse la garde à son vieux frère
d’armes Torii Mototada. De cinq ans plus âgé que son
suzerain, ce dernier avait servi Ieyasu en qualité de page
dès sa période de captivité auprès des Imagawa, parta‑
geant par la suite aussi bien les hauts faits que les turpi‑
tudes semées sur le chemin d’Ieyasu. Cette fidélité, qui
trouvera son apogée dans l’ultime sacrifice, vaut à Adam
Sadler de tenir Mototada pour « celui qui fut peut-être
le meilleur ami [d’Ieyasu] en ce bas monde12 ». La chro‑
nique évoque une émouvante nuit de libations entre les
deux compagnons, conscients que, de part sa position
stratégique et son importance politique, Fushimi serait la
cible toute désignée des premières attaques de l’ennemi.
Les deux compères, qui ne devaient jamais se revoir, ont
eu le bon pressentiment : à quelques lieues de là, en son
repaire de Sawayama, Ishida Mitsunari a également mis
en branle sa machine militaire.
Dès le départ d’Ieyasu, Mitsunari fait prévenir Uesugi
Kagekatsu, tout en surveillant les mouvements de troupes
le long de la Nagasendô, le second axe de communi‑
cation du pays sur lequel se trouve Sekigahara, et qui
constitue la voie d’accès la plus directe au théâtre des
opérations. Outre ses confrères ministres, il convoque

103
Sekigahara

les daimyô présumés hostiles aux Tokugawa. Les rallie‑


ments se succèdent, augurant du meilleur. Le conseil de
guerre qui se tient à Sawayama au milieu du mois d’août
rassemble ainsi Ukita Hideie, commandant en second,
Shimazu Yoshihiro, Chôsokabe Morichika et l’héritier
du clan Nabeshima. Le jeune Kobayakawa Hideaki
accompagne une délégation des Môri venue condition‑
ner leur participation à l’alliance. L’« armée de l’Ouest »,
comme sera bientôt dénommée cette ligue d’ores et déjà
redoutable, prend forme, pour le plus grand plaisir de
son commandant qui s’offre une dernière prise de choix
en la personne de son vieil ami Ôtani Yoshitsugu. Les
deux hommes avaient formé un remarquable tandem
en Corée. Après avoir convaincu le daimyô lépreux de
se rallier à sa bannière, Mitsunari voit ainsi le contingent
Ôtani, détourné de sa route vers l’est, grossir les rangs
d’une coalition prometteuse.
Paradoxalement, eu égard à ses talents de politicien,
Mitsunari essuie cependant un cuisant échec à obtenir la
bénédiction de Hideyori, dont il prétend pourtant s’ériger
en bras armé. Aucun des belligérants ne pourra reven‑
diquer, gage de légitimité, la caution des Toyotomi, qui
parviendront de la sorte et pour quelque temps encore,
à entretenir l’illusion d’exercer le pouvoir à l’issue du
conflit. Cela n’empêche nullement Mitsunari, comme
Ieyasu, de prendre les armes, fidèles en cela à la tradition
séculaire insulaire travestissant l’insoumission sous les
oripeaux d’une innocente et louable volonté de servir son
maître, au besoin malgré lui13. Quant au manifeste publié
par le premier afin d’instruire le procès en rébellion du
second, il verra sa portée considérablement amoindrie. Le

104
Partie de go

document dresse une liste de 13 charges dont le suzerain


des Tokugawa se serait rendu coupable, parmi lesquelles
figurent les principaux griefs suivants :

1. [Ieyasu] a ostracisé à plusieurs reprises deux des magis‑


trats, malgré sa promesse de veiller à la bonne intelli‑
gence entre bugyô et Tairô.
2. Il s’est attaqué à Uesugi Kagekatsu qui n’avait rien fait
de répréhensible, en violation des règles édictées par le
Taikô Hideyoshi.
3. Après avoir congédié le châtelain d’Ôsaka choisi par
Hideyoshi au profit de ses propres laquais, il a fait éle‑
ver un donjon comme s’il s’agissait là de sa propriété.
4. Il a pris en otages femmes et enfants de guerriers, ren‑
voyant dans leurs foyers les parents de ceux qui lui
étaient favorables.
5. Ainsi des alliances matrimoniales, auquel il a procédé
plus que quiconque bien que celles-ci fussent proscrites
par Hideyoshi14.

Ce brûlot est certes loin de convaincre tous ses des‑


tinataires. Il achève pourtant de consommer la rupture
entre Ieyasu et Mitsunari. Si des dilemmes vont déchirer
bien des lignages à travers tout l’archipel, chacun sait
désormais que le temps est venu de fourbir ses armes.
La guerre aura bien lieu.
CHAPITRE  7

L’empire s’embrase

Plus encore qu’une simple bataille, fût-elle aux pro‑


portions titanesques et aux répercussions incalculables,
Sekigahara revêt la forme d’un conflit qui embrase l’archi­
pel tout entier. Les innombrables conflagrations qui
secouent l’archipel durant le Sengoku Jidai, de plus ou
moins vaste amplitude, ne sont rien en regard de cette
véritable guerre civile. Pour trouver matière à compa‑
raison, avec quelques réserves cependant, il convient
de remonter plus de quatre siècles en arrière, jusqu’aux
temps de la guerre dite « des Genpei », qui met aux prises
les principaux clans guerriers d’alors, Taira et Minamoto.
De 1180 à 1185, ces deux puissantes confédérations aux
contours assez flous et mouvants au gré des victoires ou
revers, s’affrontent pour la suprématie, jusqu’à la victoire
finale des seconds qui anéantissent les premiers. Or, ce
conflit est fondateur à bien des égards, et même si les effec‑
tifs déployés sont infiniment moindres qu’à Sekigahara, la
guerre des Genpei constitue la matrice du régime militaire
japonais. Au lendemain de son triomphe, le seigneur de
la maison Minamoto reçoit en effet le mandat shogunal,
auquel il va conférer un caractère héréditaire. De 1192
à 1573, date à laquelle le dernier shôgun est déposé par

107
Sekigahara

Oda Nobunaga, ce sont ainsi trois dynasties qui se sont


succédé – Minamoto, Hôjô puis Ashikaga –, toutes issues
de la lignée originelle ou de ses proches feudataires, dont
les Tokugawa ont eu la bonne idée de se réclamer à leur
tour lors de leur changement de patronyme en 1567.
Comme au xiie siècle finissant, les belligérants portent
le fer à travers tout le pays, depuis le Tôhoku jusqu’à la
lointaine île de Kyûshû, où les Kuroda, favorables aux
Tokugawa, s’emparent d’une place forte ennemie avec
l’aide du redouté Katô Kiyomasa, qui profite de l’absence
de son rival honni Konishi Yukinaga pour accaparer son
fief 1. Une fois encore, les griefs accumulés en Corée s’in‑
vitent ainsi sur l’échiquier politique au grand bénéfice
des Tokugawa, qui affrontent une vassalité Toyotomi plus
divisée que jamais.

Le martyre de Gracia

Si le sommet de la pyramide féodale oscille, les éche‑


lons subalternes ne sont pas en reste. Des cinq régents
désignés par Hideyoshi, il n’est guère qu’Ieyasu qui tienne
fermement ses vassaux sous son implacable férule. Les
autres ne peuvent pas en dire autant, à l’image de Uesugi
Kagekatsu, dont le bras droit Naoe Kanetsugu pousse à
la confrontation, tandis que Maeda Toshinaga échoue
à dissuader son frère cadet de se rallier à Mitsunari. La
confiance ne règne pas non plus au sein du clan Môri,
dont le daimyô Terumoto a accepté de rejoindre l’armée
de l’Ouest en échange du bâton de commandement. Le

108
L’empire s’embrase

fraîchement appointé général en chef gagne Ôsaka au


cours de l’été, sans convaincre son important feudataire
Kikkawa Hiroie qu’il a misé sur le bon parti. Ce dernier
met en garde son suzerain contre les menées de Mitsunari,
en vain. Quant au jeune Kobayakawa Hideaki, inféodé aux
Môri, le moins qu’on puisse dire est qu’il ne sait pas à quel
saint se vouer, en témoignent ses atermoiements au cours
de la campagne, jusqu’à la volte-face finale.
Cette situation volatile conduit Mitsunari à prendre
une mesure draconienne, lourde de conséquences. Le
22 août 1600, après avoir rejoint le poste avancé d’Ôgaki
situé à trois heures de marche à l’est de Sekigahara, il
interdit aux familles des seigneurs à l’allégeance vacillante
de quitter Ôsaka pour regagner leurs domaines respec‑
tifs. Bien que la décision ne contrevienne pas aux usages
du temps, le climat de suspicion est tel que, craignant
pour leur vie, les épouses de Katô Kiyomasa et Kuroda
Nagamasa préfèrent prendre leurs jambes à leur cou,
échappant de justesse à la capture. Le zèle des sbires de
Mitsunari est encore plus désastreux lorsque ces derniers
cernent la résidence des Hosokawa, demeure de Tama,
beauté convoitée et épouse de Tadaoki, mieux connue
sous son nom de baptême, Gracia2. Révoltée à l’idée de
servir d’otage mais répugnant à se donner la mort, la
digne femme du daimyô des Hosokawa se résout à livrer
son manoir aux flammes. Elle périt dans l’incendie, ache‑
vée par un samouraï au service de son mari. Gracia sera
canonisée en 1862 avant d’inspirer le personnage de
Mariko dans le fameux roman de James Clavell, Shôgun.
Enjolivée ou non par la tradition populaire, la fin tragique
de Gracia précipite définitivement les Hosokawa dans les

109
Sekigahara

bras des Tokugawa, muant par ailleurs en haine la piètre


estime dans laquelle Ishida Mitsunari était jusqu’alors
tenu par ses détracteurs. En fin de compte, ce ne seront
pas tant quelques milliers d’hommes ou de koku qui man‑
queront à l’armée de l’Ouest que l’influence du doyen des
Hosokawa, Fujitaka dit « Yûsai », qui se mure dans son
châtelet de Tanabe. Pendant qu’Ieyasu se prépare à quit‑
ter Edo pour son rendez-vous avec l’histoire, les hostilités
s’engagent sous les remparts des citadelles de Gifu et Tsu.

Guerre de sièges

D’Uto, sur Kyûshû, à Hasedo en Tôhoku, plus de


1 000 kilomètres au nord, en passant par Tanabe, Ôtsu, Gifu,
Fushimi, Tsu et Ueda, ce ne sont pas moins de huit sièges
qui émaillent la campagne de Sekigahara. Sa première
séquence est donc placée sous le signe de la poliorcétique,
l’art d’assiéger ou de défendre une place forte, même si ces
engagements pèseront de manière variable sur l’évolution
du rapport de forces et l’issue  du  conflit. Parmi la cen‑
taine de milliers de combattants et plus engagés dans ces
affrontements périphériques, les 15 000 hommes affectés à
l’investissement de Tanabe, de même que les 15 000 rete‑
nus au pied des murailles d’Ôtsu, feront défaut à l’armée
de l’Ouest, tout comme les 38 000 soldats Tokugawa dont
le siège d’Ueda privera l’armée de l’Est.
Il importera de revenir sur l’aussi fameux que sup‑
posé fâcheux retard accumulé à Ueda par Hidetada, fils
et héritier d’Ieyasu, d’autant que cet épisode n’est pas

110
L’empire s’embrase

le seul à éveiller le soupçon d’une manœuvre dilatoire.


Ainsi de Tanabe, où Yûsai, le patriarche des Hosokawa,
a trouvé refuge au lendemain du trépas de sa belle-fille
Gracia. Nul ne donne cher de la peau des 500 hommes
de la modeste garnison du manoir dominant la mer
du Japon face à la marée d’assiégeants trente fois plus
nombreux. Tous obtiendront cependant la vie sauve,
et pour cause  : les canons qui bombardent la place
tirent à blanc ! Plusieurs des capitaines dont les troupes
encerclent Tanabe ont en effet reçu l’enseignement du
vénérable Yûsai, bon ami d’Ieyasu et fin lettré. Craignant
la perte d’un savoir ­encyclopédique ainsi que des pré‑
cieux ouvrages contenus dans la bibliothèque du châ‑
teau, l’empereur en personne ordonne aux défenseurs
de rendre les armes3. Si certains protagonistes brilleront
par leur absence, d’autres n’auront au contraire à souffrir
aucun délai. Le jour même qui voit disparaître Gracia,
la garnison du château de Tsu, situé sur la rive ouest
de la baie d’Ise, capitule face aux 20 000  hommes de
Hidemoto. Ce neveu de Terumoto, commandant de l’im‑
posant contingent du clan Môri, peut de la sorte obliquer
vers Ôgaki afin d’y rejoindre le gros des troupes. La prise
de Tsu ne ­compense pas, cependant, la perte de Gifu
deux jours auparavant. En s’adjugeant cet ancien bastion
d’Oda Nobunaga, le bouillant Fukushima Masanori, parti
la veille de son repaire de Kiyosu aux abords de ­l’actuelle
Nagoya, fait coup double  : il offre aux Tokugawa, déjà
maîtres de l’axe littoral, un point d’appui idéal au débou‑
ché de la Nagasendô, seconde route du pays reliant le
Kinai au Kantô par les cols des Alpes japonaises. Au pas‑
sage, Masanori capture Hidenobu, petit-fils de Nobunaga

111
Sekigahara

et châtelain de Gifu. Épargné en raison de sa noble ascen‑


dance, le prisonnier s’en tire à bon compte en gagnant
le mont Kôya, lieu d’exil des personnages de haut rang
tombés en disgrâce. Il périra néanmoins deux ans plus
tard, après n’avoir connu que 21 printemps.
Avec Kiyosu, verrou du Tôkaidô au sud, l’armée de l’Est
contrôle désormais les communications entre les deux
grands pôles du pays. Une fois encore, l’analogie avec
la guerre des Genpei est frappante. Genèse de la rivalité
entre les deux aires culturelles de l’archipel, celle-ci avait
eu pour cadre principal la ligne de démarcation entre
Kinai et Kantô, dont le goulot de Sekigahara constitue
l’un des points. Les deux conflits forment ainsi la genèse
et l’épilogue du chapitre purement guerrier de la longue
épopée des samouraïs, lesquels troqueront bientôt la car‑
rière des armes contre de bien inoffensives occupations.
L’expédition contre Gifu voit Fukushima Masanori riva‑
liser de hardiesse avec Kuroda Nagamasa qui, ralenti par
l’ennemi lors du franchissement d’un gué sur la rivière
Kiso, manque de peu de le coiffer au poteau. On ne plai‑
sante pas avec l’étiquette militaire cependant, et l’affront
passe bien près de tourner au drame, le premier provo‑
quant le second en duel. La chute de la place met heureu‑
sement fin à la querelle. À l’image de Kuroda Nagamasa,
Fukushima Masanori incarne le parfait exemple de ces
seigneurs qui devaient tout aux Toyotomi et auront pour‑
tant servi en dernière instance, sciemment ou non, les
intérêts des Tokugawa. Consumés et aveuglés par leur
haine de Mitsunari – dont il est dit que Masanori désirait
« manger la chair » –, utilisés par Ieyasu, ils combattront
en première ligne lors de la bataille décisive.

112
L’empire s’embrase

Au cours de l’été, les deux adversaires n’ont pas ménagé


leurs efforts afin de mobiliser leurs soutiens, comme l’at‑
teste l’intensité des échanges épistolaires. Les estafettes
dépêchées par les Tokugawa, munies de faux documents,
ont pris soin de dissimuler les messages authentiques en
tressant le papier dans la jugulaire de leur couvre-chef4.
Si 180 lettres de la main d’Ieyasu ont été pieusement
conservées, contre une maigre demi-douzaine émanant
de Mitsunari, cela ne préjuge pas nécessairement d’une
moindre activité du second, de nombreuses missives
ayant pu être détruites après coup afin d’effacer toute trace
d’une correspondance compromettante. Cette offensive
diplomatique rencontre un franc succès puisque Conrad
Totman, biographe américain du Troisième Unificateur,
a établi que des 108 daimyô sollicités par ce biais sur un
total de 214, rien moins que 99 se laissent convaincre de
jeter leur dévolu sur Ieyasu5.
Du reste, le seigneur des Tokugawa a, comme on pou‑
vait le craindre, mis à profit son repli stratégique pour
convaincre les derniers récalcitrants de soutenir sa cause.
Le succès est total et le périple en direction d’Edo vire
à la tournée de recrutement triomphale  : emboîtant le
pas à Fukushima Masanori et au gendre d’Ieyasu, Ikeda
Terumasa, l’ensemble des daimyô du Chûbû, le centre
montagneux de l’archipel, se rallient aux Tokugawa, à
l’exception notoire des Sanada, qui vont leur donner du fil
à retordre malgré la modestie de leur baronnie. Les Asano,
Kyôgoku, Kanamori et Tanaka rejoignent ainsi les alliés
déjà acquis à Ieyasu, et venus d’aussi loin que Shikoku,
voire Kyûshû, comme les Kuroda, Ikoma et Tôdô. Et plus
l’armée de l’Est voit ses rangs se gonfler, plus sa puissance

113
Sekigahara

d’intimidation grandit, venant à bout des ultimes hési‑


tations. Au sujet du fondateur de la dynastie Tokugawa,
l’historien et journaliste Sohô Tokutomi peut écrire à bon
droit dans sa monumentale Histoire du début du Japon
moderne que « son militarisme était diplomatique, et sa
diplomatie militariste6 ». La voix d’un homme ne porte
jamais aussi bien que lorsqu’une épée pend à sa ceinture.

En marche pour l’ouest

Parvenu en sa capitale d’Edo à l’orée du mois de juillet,


au terme d’un paisible voyage au gré du Tôkaidô, ponc‑
tué de ces parties de chasse au faucon qu’il affectionne
tant, Ieyasu y a tenu un conseil de guerre. Magnanime,
le suzerain des Tokugawa a fait montre de son sens poli‑
tique coutumier en proposant à ses alliés dont les familles
étaient retenues en otage à Ôsaka, de déserter au profit de
l’armée de l’Ouest, offre généreuse naturellement déclinée
par tous les présents. La conférence fut surtout l’occasion
d’élaborer la stratégie de l’armée de l’Est, dont le com‑
mandant en chef incontesté avait déjà défini les grandes
lignes en estimant correctement la menace. Loin de se
laisser entraîner dans une vaine campagne d’usure contre
Uesugi Kagekatsu, auquel Date Masamune et Mogami
Yoshiaki veilleront à interdire tout mouvement vers le
sud en fixant ses troupes, Ieyasu a d’ores et déjà tourné
son regard vers le Kinai où se jouera, à n’en pas dou‑
ter, la grande explication. Une fois Fukushima Masanori
renvoyé à Kiyosu avec pour tâche de s’emparer de Gifu,

114
L’empire s’embrase

mission rondement accomplie, nous l’avons dit, le maître


d’Edo se porte à Oyama, aux confins nord de ses États,
afin de semer le doute quant à ses intentions. Contraints
de se prémunir contre l’ouverture d’un second front au
sud de leur domaine, les Uesugi allègent la pression sur
leurs voisins. Ieyasu abandonne son poste avancé à son
héritier désigné Hidetada pour réintégrer Edo, où l’ost des
Tokugawa s’est rassemblé au grand complet.
Ce sont près de 70 000 hommes qui sont ainsi levés par
les seuls Tokugawa et s’apprêtent à marcher sur le Kinai
durant les premiers jours de septembre 1600. D’évidentes
contingences logistiques, couplées au souci d’éviter tout
retournement d’alliance dans le Chûbû, persuadent Ieyasu
de diviser son armée. Deux colonnes devront progresser
de concert sur le Tôkaidô et la Nagasendô, longues de
respectivement de 487 et 542 kilomètres, sur une distance
fractionnée en 53 et 69 étapes jusqu’à Kyôto, la capitale
impériale, soit un périple de trois semaines en moyenne,
sous des conditions climatiques clémentes7. Trente-huit
mille combattants parmi les meilleures troupes chemi‑
neront au nord le long de la Nagasendô, sous les ordres
de Hidetada, auquel son père a intimé de ne se laisser
retarder sous aucun prétexte. Conformément aux prin‑
cipes élémentaires de la guerre, il est en effet impératif
de concentrer les forces au lieu et au moment convenus,
face à une armée de l’Ouest qui, elle aussi, se renforce à
vue d’œil. Prudent, Ieyasu conserve quant à lui la main
sur un imposant corps de 30 000 soldats qui remplit le
double office, dès la marche d’approche et jusqu’au cœur
de la bataille, de réserve tactique et d’escorte prête à tirer
le suzerain des Tokugawa d’un mauvais pas en ces temps

115
Sekigahara

de trahison généralisée. Cette troupe, qui ne quitte Edo


qu’au début du mois suivant, forme l’arrière-garde des
forces coalisées qui s’ébranlent depuis diverses places
fortes tout au long du mois de septembre. Si les attributs
du commandement suprême sont décernés à Matsudaira
Tadayoshi, le quatrième fils d’Ieyasu, il va sans dire que
toutes les décisions émanent du daimyô des Tokugawa,
qui prend soin d’envoyer en première ligne les supplétifs
à la loyauté douteuse. Est-ce le cœur lourd et l’âme venge‑
resse qu’Ieyasu prend place dans son palanquin au matin
du 7 octobre ? La chronique ne le dit pas. Mais tout juste
un mois auparavant, le puissant château de Fushimi est
tombé entre les mains des partisans d’Ishida Mitsunari, au
terme d’un siège épique qui a coûté la vie au vaillant Torii
Mototada, le camarade d’enfance du seigneur Tokugawa.

La chute de Fushimi

Épine dans le pied de Mitsunari, bastion ennemi


équidistant d’Ôsaka et de Sawayama, symbole des ambi‑
tions usurpatrices prêtées à Tokugawa Ieyasu, Fushimi
s’impose naturellement comme une cible de choix et
concentre toutes les attaques de l’armée de l’Ouest durant
les premières semaines de la campagne. Elle fournit éga‑
lement à l’initiateur de cette fragile coalition l’opportu‑
nité de mettre à l’épreuve ses prétendus alliés. Or, dès la
première sortie hors de sa tanière, le tigre laisse craindre
qu’il ne soit que de papier. En l’absence d’une chaîne de
commandement claire et reconnue par tous, l’alliance ne

116
L’empire s’embrase

tient qu’à un fil, révélant la défiance qui règne entre ses


membres et l’autonomie de décision que chacun entend
conserver, fût-ce au prix d’une défaite collective. Le pré‑
lude à l’assaut contre Fushimi est à cet égard édifiant, deux
personnages ayant offert d’assister Torii Mototada dans
la défense de la place. Il s’agit de Kobayakawa Hideaki,
dont le madré commandant de la garnison soupçonne
à bon droit le double jeu, ainsi que Shimazu Yoshihiro,
éconduit sans autre forme de procès. Outré, le frère cadet
du daimyô des Shimazu rejoint finalement l’armée de
l’Ouest, ses 1 500  hommes venant renforcer les  38 000
qui assiègent le château à compter du 27  août. Face à
cette marée humaine, les 1 800 défenseurs de Fushimi,
aiguillonnés par l’inébranlable Mototada, vont opposer
une résistance farouche dix jours durant8.
Il faut attendre le 6 septembre 1600 et la visite d’Ishida
Mitsunari, accouru de Sawayama afin d’encourager les
assiégeants, pour que la garnison commence à fléchir.
De prime abord péniblement étouffés, les foyers allumés
par les projectiles incendiaires tirés depuis les lignes des
Kobayakawa finissent par embraser les enceintes exté‑
rieures, qui tombent le lendemain. Mototada ne baisse
pas les armes, et contre-attaque à plusieurs reprises à la
tête des 200 combattants toujours valides, avant de se
retrancher dans le donjon en flammes. Bientôt, les 10 sur‑
vivants sont cernés par l’adversaire. L’un d’entre eux,
reconnaissant le vieux guerrier qui s’efforce de reprendre
son souffle, lui permet de sauver l’honneur en s’ouvrant le
ventre séance tenante. Des planches portant l’empreinte
ensanglantée de la main d’un défenseur, conservées dans
le « grenier sanglant » du temple Yogen-In à Kyôto, voisin

117
Sekigahara

du Sanjusangendo mieux connu, témoignent encore


aujourd’hui du sacrifice de la garnison9.
Ainsi disparaît le brave Torii Mototada, ne laissant
derrière lui qu’un seul survivant et les 3 000 cadavres
d’ennemis tués au combat, comme son suzerain,
­
Tokugawa Ieyasu, le lui avait ordonné en guise d’adieux.
Ceux du défunt ont été couchés sur le papier préalable‑
ment au siège, puis adressés à son fils. Le vétéran des
guerres civiles y livre un émouvant témoignage en forme
d’injonction prémonitoire à se conformer aux valeurs de
ce qui deviendra le fameux Bushidô :
J’ai désormais 62  ans, et ne puis me souvenir du nombre
d’occasions où j’ai échappé de justesse à la mort depuis
mes vertes années en Mikawa. Pourtant, pas une fois je
n’ai agi lâchement. La vie et la mort d’un homme, sa for‑
tune ou sa ruine, sont sujets à la fatalité et il n’y a aucun
mérite à rechercher l’objet de nos désirs. […] Le pays entier
sera bientôt entre les mains du seigneur Ieyasu, et bien des
hommes qui l’auront servi espéreront obtenir une position,
voire devenir daimyô. N’attends nulle promotion ou récom‑
pense. Si un tel sentiment naît, il marque le début de la
fin pour ton cheminement sur la voie du Guerrier. Devenir
envieux de telles choses conduit à accorder de la valeur à sa
vie. Un homme ne peut accomplir de faits d’armes s’il chérit
sa vie ! Un samouraï, né au sein d’une maison guerrière, au
cœur dénué de loyauté mais empli de pensées de fortune
et de position, manque de vertu et entachera sa réputation
pour les générations à venir10.

La tête de Mototada, exposée sur le pont Kyô à Ôsaka,


sera dérobée par un marchand de Kyôto désireux de
rendre ses faveurs au défunt. L’auteur des faits, qui

118
L’empire s’embrase

confessera avoir soudoyé les sentinelles puis enterré le


trophée dans un temple, se verra en définitive accorder
le pardon de Mitsunari11. Au terme de cette victoire labo‑
rieuse, l’armée de l’Ouest est libre de poursuivre sa route
tandis qu’au nord de Kyôto, le siège de Tanabe s’éternise.
Ishida Mitsunari, qui a établi son quartier général au châ‑
teau d’Ôgaki, à un jet de pierre de Gifu, exige vainement la
reddition de Kiyosu, place forte de Fukushima Masanori,
que ce dernier regagne le 17 septembre. Les contingents
de l’armée de l’Est continuent d’affluer sous les murs de
cette citadelle bientôt transformée en vaste camp retran‑
ché. Deux formidables coalitions, dont les bataillons ne
cessent de fouler les grands axes routiers convergeant
vers le centre de Honshû, se concentrent dorénavant à
quelques jours de marche l’une de l’autre. Un dernier
mois va néanmoins s’écouler avant que la poudre ne
parle enfin, le temps pour les deux généraux de compter
fébrilement leurs soutiens, d’achever la montée en puis‑
sance de leurs forces et, dans le cas d’Ieyasu, de couvrir
plus rapidement que prévu la distance qui le sépare du
théâtre des opérations. Au grand dam de son adversaire
Mitsunari, qui espérait avoir les coudées franches encore
un moment, l’heure fatidique va sonner.
CHAPITRE  8

La croisée des chemins

Gujo Hachiman, Gifu, Inuyama : au cours des semaines


qui précédent la bataille, les partisans d’Ishida Mitsunari
se laissent déposséder de toutes les places d’importance
dans la province de Mino, abandonnant à l’ennemi, déjà
maître de l’Owari au sud, le contrôle des voies de commu‑
nication majeures. La perspective s’éloigne d’un affronte‑
ment dans les plaines bordant l’Owari, où Mitsunari était
en droit d’espérer s’appuyer sur la citadelle de Kiyosu.
Quant à la capture de Gifu, elle invalide l’hypothèse d’une
défense des marches méridionales du Mino arc-boutée
sur le fleuve Kiso1. L’armée de l’Ouest a définitivement
perdu l’initiative. Ce manque de combativité durant une
séquence préliminaire, qui aurait pourtant dû lui être
favorable, plusieurs de ses capitaines jouant sur leur ter‑
rain, s’explique une fois encore par des lacunes criantes
en matière de coordination.
Davantage encore que leurs adversaires qui recon‑
naissent l’autorité suprême d’Ieyasu, les seigneurs oppo‑
sés aux Tokugawa gaspillent autant d’énergie à s’épier et
à guetter tout mouvement suspect qu’ils n’en dépensent à
détruire l’ennemi. Les mieux au fait d’une stratégie dont le
moins qu’on puisse dire est qu’elle demeure plutôt vague,

121
Sekigahara

tablent en outre sur la puissance militaire des Uesugi, que


chacun imagine capables de tenir en respect Ieyasu et
ses alliés pour quelques semaines au bas mot. La douche
est donc glaciale lorsqu’on apprend que la colonne du
Tôkaidô a quitté Edo dès la première semaine d’octobre,
précédée par l’autre corps d’armée déjà engagé sur la
Nagasendô.
Mal assuré que ses ordres seront suivis d’effets,
Mitsunari ne profite donc pas de la fenêtre d’opportu‑
nité qui s’ouvre à lui au commencement de l’automne. En
détournant vers Kiyosu la puissante force des Môri et de
leurs vassaux remontant d’Ise, puis en lançant ses propres
troupes dans la bataille, Mitsunari aurait pourtant béné‑
ficié d’une supériorité numérique laissant présager une
issue favorable. En prenant l’initiative, peut-être aurait-il
même été en droit d’espérer gagner quelques indécis à
sa cause. Au lieu de cela, le sire de Sawayama se fortifie
à l’abri des remparts d’Ôgaki, permettant à l­’armée de
l’Est de poursuivre sa concentration. Comble de mal‑
chance, tandis qu’Ieyasu franchit la passe de Hakone
le 12, Mitsunari est confronté à une nouvelle défection.

À Ôtsu et Ueda, le piège se referme

Avant que de s’affronter lors d’une titanesque bataille


rangée à Sekigahara, les belligérants vont dilapider de
précieux effectifs dans deux opérations coûteuses  : les
sièges des châteaux d’Ôtsu, à l’extrémité méridionale
du lac Biwa, et d’Ueda, au creux d’une vallée des Alpes

122
La croisée des chemins

japonaises. Dans le premier cas, la logique militaire


commande d’assiéger la place, dont la garnison menace
les lignes de communication de l’armée de l’Ouest
entre Ôsaka et Sawayama. Les motivations de Hidetada,
assiégeant Ueda contre l’avis de son père Ieyasu, sont en
revanche des plus contestables.
Lorsque Hideyoshi avait choisi pour sa couche la
ravissante sœur de Kyôgoku Takatsugu, le Singe avait
fait la fortune du jeune homme, qui revient en grâce au
terme d’une série de choix politiques funestes. De pro‑
motion en promotion, sa bourse s’arrondit et le voici
enfin daimyô du fief d’Ôtsu, rapportant 60 000 kokû.
Protégé des Toyotomi, Takatsugu n’en reste pas moins
en excellents termes avec les Tokugawa, puisque son
épouse Hatsu n’est autre que la sœur cadette de Yodo,
concubine de Hideyoshi et mère de Hideyori, ainsi que
l’aînée de Gô, épouse de Hidetada, l’héritier de la maison
Tokugawa. Convaincu par Ieyasu de prendre son parti, le
seigneur des Kyôgoku renie son allégeance à Mitsunari
et se déclare en faveur de l’armée de l’Est à la veille de
la conflagration. De par sa localisation, Takatsugu court
un risque considérable, et ses 3 000  hommes sont rapi‑
dement cernés de toutes parts par 15 000 adversaires et
une flottille de navires. Ce sont autant de combattants
qui manqueront à l’armée de l’Ouest, car les défenseurs
d’Ôtsu, dont la silhouette s’élève au-dessus des eaux
sombres du Biwa, vont tenir pendant plus d’une semaine.
Le spectacle est tel que les habitants de Kyôto viennent
déjeuner sur les pentes du mont Hiei, qui sépare le grand
lac de la capitale, et commentent les derniers rebondis‑
sements2. Poussant l’audace, Takatsugu moque même

123
Sekigahara

l’ennemi en faisant dérober nuitamment ses étendards


pour les planter sur les murailles de la forteresse. Le résul‑
tat obtenu est néanmoins opposé à l’effet escompté, cer‑
tains assiégeants, qui craignaient d’avoir été devancés,
redoublant d’efforts pour s’emparer du château. Ôtsu
tombe le 21 octobre 1600, jour de la bataille de Sekigahara.
15 000  hommes retenus à Tanabe, autant à Ôtsu,
seront donc soustraits aux effectifs à disposition d’Ishida
Mitsunari. Fort heureusement pour ce dernier, l’ar‑
mée de l’Est n’est pas en reste. Soucieux de régler un
vieux compte avec le clan Sanada et pour faire bonne
mesure, Hidetada, du haut de ses 21 ans, va priver son
père de plus de la moitié des troupes alignées par la
maison Tokugawa. Le 13  octobre, les 38 000 soldats
de la colonne du Nagasendô se présentent devant la
place d’Ueda, repaire de Sanada Masayuki, qui passe
pour l’un des plus éminents stratèges de son temps. En
dépit de la petitesse de son domaine montagneux, le
châtelain d’Ueda est parvenu à conserver une relative
indépendance à l’égard de ses puissants voisins en se
ménageant, à l’instar de Kyôgoku Takatsugu, des alliés
de part et d’autre. Nobuyuki, le fils aîné des Sanada, a
convolé avec la fille de l’un des principaux lieutenants
d’Ieyasu, tandis que le cadet, le fameux Yukimura, a
pris pour femme la fille d’Ôtani Yoshitsugu, adoptée
par Hideyoshi. C’est ainsi que le fils se voit assigner
l’avant-garde d’une armée venue assiéger le manoir
familial défendu par le père et le frère. Ueda résiste, sous
la houlette du madré Masayuki qui, à 56  ans r­ évolus,
repousse les assauts des Tokugawa, comme il les avait
déjà tenus en échec quinze  ans plus tôt, lors d’une

124
La croisée des chemins

première tentative. Quand Hidetada se résigne enfin à


passer son chemin, au terme de quatre  jours de san‑
glantes et vaines attaques, il est trop tard. Sa marche
forcée au long d’une Nagasendô détrempée et striée de
ravines par les abondantes pluies d’automne, se trans‑
forme en calvaire pour les ashigaru grelottant sous leurs
rudimentaires capes de paille. La mission, impossible,
ne sera pas remplie puisque le jour fatidique, Hidetada
ne se trouve qu’au relais de Magome, situé sur le dernier
col avant la descente vers la plaine du Mino3. À la diffé‑
rence d’Ôtsu, qui constituait une véritable épine dans
le pied de Mitsunari, rien n’obligeait à réduire l’inoffen‑
sive poche de résistance d’Ueda, minuscule îlot perdu
au beau milieu d’un océan de partisans des Tokugawa.
Si le dessein était de soigner un douloureux complexe
d’Œdipe, mal en a pris à l­’héritier désigné d’Ieyasu.

Jeu de dupes

Le 18  octobre, ce dernier rallie un château de Kiyosu


presque vide de défenseurs. Quelques jours auparavant,
le gros des troupes constituant l’armée de l’Est s’est
en effet porté au-devant de l’ennemi. Après une brève
halte, le contingent aux ordres du daimyô des Tokugawa
marche donc à son tour sur Ôgaki, plus précisément sur
la colline d’Okayama surplombant la place, où les affidés
d’Ieyasu ont établi leur quartier-général. Le commandant
en chef y retrouve son état-major dès l’après-midi du 20.
Retranché à Ôgaki, Mitsunari semble tétanisé, et c’est son

125
Sekigahara

bras droit, Shima Sakon, qui tire son maître de sa torpeur


en proposant de mettre à l’épreuve les défenses du camp
ennemi avant que les troupes adverses n’aient le temps
de récupérer. L’habile Sakon conduit un détachement
d’arquebusiers qui tire une volée de balles avant de se
replier sur la rivière Kuise, dont les berges dissimulent des
renforts embusqués. Si Ieyasu, qui assiste à cette première
escarmouche depuis une plateforme d’observation, ne
se laisse pas tromper par la ruse, tel n’est pas le cas d’un
jeune officier qui s’élance à la poursuite des hommes de
Sakon, fonçant tête baissée dans le traquenard. Sa troupe
y essuie de lourdes pertes, avant de se replier en désordre.
Ce succès tactique a au moins le mérite de relever le moral
en berne des combattants de l’armée de l’Ouest, bien qu’il
ne suffise pas à dissiper toutes les craintes des chefs de la
coalition, loin s’en faut.
Il faut dire que la confusion règne à Ôgaki. Le compor‑
tement de Mitsunari, qui s’est absenté un temps afin de
mettre en état de défense Sawayama, qu’il estime à ­raison
ciblé par l’ennemi, n’arrange rien à l’affaire. Général
de facto de l’armée de l’Ouest, Mitsunari sait en outre qu’il
ne fait pas l’unanimité, et que Môri Terumoto, auquel
revient en droit le commandement suprême, fait cruel‑
lement défaut sur le théâtre des opérations. Le seigneur
du clan Môri, qui garde la mainmise sur 30 000 hommes,
a plusieurs raisons de demeurer à Ôsaka. D’une part,
les courriers envoyés par Mitsunari afin de mander son
secours, tous interceptés par les agents d’Ieyasu, n’ont
jamais atteint leur destinataire. D’autre part, l’idée de
conserver une puissante base de repli qui se trouve éga‑
lement être le siège du pouvoir de la maison Toyotomi

126
La croisée des chemins

présente d’indéniables avantages militaires. Enfin et sur‑


tout, Terumoto est tiraillé par deux factions aux vues dia‑
métralement opposées. La première, menée par le moine
Ankokuji Ekei, qui agit en qualité de ministre des Affaires
Étrangères du clan Môri depuis son ascension au pre‑
mier plan de la scène politique, encourage son suzerain
à profiter à plein de la situation pour s’imposer comme
l’âme de la fronde anti-Tokugawa, dans l­ ’espoir secret de
les supplanter. La seconde, conduite par Kikkawa Hiroie,
l’un des plus importants feudataires des Môri, dénonce
l’aventurisme de cette ligne de conduite et pointe la
vanité de toute opposition à Ieyasu, dont Hiroie se rap‑
proche secrètement à la veille de la bataille par l’entre‑
mise des Kuroda4. Il n’est d’ailleurs pas le seul à avoir pris
langue avec Edo : un autre éminent vassal des Môri s’est
discrètement ouvert de ses intentions dès le 15. La lettre
du jeune Kobayakawa Hideaki, par laquelle il s’engage à
se rallier aux Tokugawa au cours de la bataille est, elle,
bien parvenue à Ieyasu, qui peut se réjouir de ce soutien
de poids.
Ishida Mitsunari, qui ignore tout de ces intrigues, se
félicite lui d’assister au spectaculaire défilé du contingent
Môri, dont les troupes contournent Ôgaki par le sud,
puis prennent position sur les hauteurs de Sekigahara,
en pariant que l’affrontement aura lieu entre ces collines
et les remparts du château. Aux flancs du mont Nangû,
qui ferme l’embouchure orientale de la cuvette, ce sont
près de 20 000 combattants qui bivouaquent, flanqués
des 6 600 hommes du clan Chôsokabe, pendant que les
15 600 guerriers aux ordres de Hideaki gravissent le mont
Matsuo au sud. Quelle a été la responsabilité directe du

127
Sekigahara

commandant de l’armée de l’Ouest dans cet ordre de


bataille ? Celle-ci est difficile à établir, compte tenu du
peu d’autorité dont Mitsunari jouissait sur des subal‑
ternes, souvent ses supérieurs au sein de la hiérarchie
féodale. Cela vaut d’autant plus en ce qui touche aux feu‑
dataires de la maison Môri, dont le puissant daimyô avait
arraché à Mitsunari le commandement suprême des
opérations, même s’il n’apparaîtra jamais sur le champ
de bataille. Le déploiement demeure néanmoins très
avantageux, et cohérent avec une stratégie d’ensemble
visant à piéger l’ennemi au fond de la vallée en obstruant
toutes les issues. Hideaki ayant participé quelques jours
auparavant au siège de Fushimi, Mitsunari a peut-être
péché par candeur en considérant que la loyauté du
jeune homme lui était désormais acquise. Deux pré‑
cautions valent mieux qu’une cependant, et le bugyô
fait savoir à Hideaki, par la voix d’Ôtani Yoshitsugu, le
seigneur lépreux, qu’il est prêt à lui accorder la pres‑
tigieuse charge de kanpaku –  chancelier  –, un temps
portée par son oncle Hideyoshi. Pour alléchante qu’elle
puisse paraître, l’offre demeure de nature essentielle‑
ment honorifique. Du reste, elle outrepasse largement
les prérogatives de Mitsunari, ce qui nourrit les soupçons
des Kobayakawa quant aux louables intentions affichées
par le meneur de l’armée de l’Ouest. Peine perdue par
ailleurs, car à cette heure, la décision de Hideaki est déjà
prise. Avant de rejoindre le front, le jeune daimyô s’est
fendu d’une visite à sa chère tante et mère adoptive Kita
no mandokoro, la veuve du Singe qui, dans sa jalousie à
l’égard de Yodo, a convaincu son neveu de lier son sort
à celui d’Ieyasu5.

128
La croisée des chemins

Veillée d’armes à Ôgaki

Pour couronner le tout, le pauvre sieur de Sawayama


réalise le tour de force de s’aliéner, en plus de ceux qui n’at‑
tendent que de le trahir à la première occasion, un dernier
partisan, en la personne de Shimazu Yoshihiro. Adversaire
résolu de Hideyoshi durant la conquête de Kyûshû, héros
de Corée, où ses prouesses face aux troupes Ming lui ont
valu de surnom d’Oni-Shimazu, « Shimazu le démon »,
le frère cadet du seigneur du Satsuma a rejoint l’armée
de l’Ouest à la tête d’un modeste bataillon dénombrant
à cette heure 2 250 soldats. Leur réputation de troupes
d’élite les précède toutefois, de même que le grand respect
pour les qualités militaires de Yoshihiro, unanimement
reconnues dans les deux camps. Aussi, lorsque le vétéran
de 65 ans voit sa proposition de conduire un assaut noc‑
turne contre les quartiers ennemis, l’une des spécialités
du clan Shimazu, écartée sans ménagement par Mitsunari
et Sakon qui l’accusent de couardise, il ravale sa colère.
Le bonze – Yoshihiro a adopté la tonsure avant d’entrer
dans la prêtrise à l’image de nombreux seigneurs –, prend
le temps de méditer sa vengeance, un plat qui, comme
chacun sait, se mange froid.
La veillée d’armes qui se tient à Ôgaki au soir du
20  octobre est donc tumultueuse, d’autant que le com‑
mandant en chef officiel brille par son absence, ce qui
contrarie plusieurs capitaines, peu confiants dans les
compétences de Mitsunari. Ce dernier parvient cependant
à imposer ses vues, et ordonne l’évacuation de la place
à la faveur de la nuit. Les différentes unités cantonnées

129
Sekigahara

jusqu’alors au château d’Ôgaki se porteront à l’ouest en


contournant le mont Nangû par le sud afin d’éviter tout
accrochage. Elles prendront alors position sur les contre‑
forts des collines commandant le point de convergence
des axes secondaires, Isekaidô et Hokkokukaidô, qui
interceptent ici la grande route du Nagasendô. Là, à la
croisée des chemins, inconscients du danger, dorment
paisiblement les habitants d’une bourgade de la province
d’Ômi. Dès le lendemain, celle-ci entrera dans l’histoire.
Elle a pour nom Sekigahara.
Pourquoi le gros de l’armée de l’Ouest a-t‑il quitté
la protection des remparts d’Ôgaki sous l’impulsion
d’Ishida Mitsunari ? Plusieurs raisons peuvent être
avancées. D’abord, à une lieue de là, Ieyasu laisse pla‑
ner le doute quant à ses intentions. Tout porte à croire,
en effet, que le maître des Tokugawa n’entend pas s’ar‑
rêter en si bon chemin. Malgré les puissantes défenses
qui ceignent son camp retranché établi au nord-ouest
d’Ôgaki, sa disposition laisse à penser qu’il n’a aucune‑
ment pour but d’investir la place ni de s’engager dans
un siège probablement coûteux, et préfère au contraire
masquer Ôgaki afin de poursuivre sa marche sur Ôsaka.
Son adversaire est d’autant plus enclin à lui barrer la
voie que son propre domaine de Sawayama, situé sur la
route de la capitale, serait le premier à subir l’attaque
de l’armée de l’Est. Enfin, Mitsunari opère ainsi la jonc‑
tion avec les autres contingents constituant l’armée de
l’Ouest sur une ligne de défense favorable, tandis que le
quart de ses forces ferme la nasse à l’entrée du goulet
de Sekigahara, dans l’espoir de broyer l’ennemi entre le
marteau et l’enclume.

130
La croisée des chemins

À la lueur des flambeaux, les colonnes de combat‑


tants gagnent leurs positions, qu’elles fortifient fébrile‑
ment jusqu’au petit matin6. Réparties le long d’un arc
de cercle connectant les deux versants de la vallée, les
troupes aux ordres de Mitsunari adoptent une formation
enveloppante dite kakuyoku, « en ailes de grue », consi‑
dérée comme particulièrement efficace, à plus forte raison
lorsque l’ennemi peut être pris à revers simultanément.
À la consultation de documents d’époque, le major prus‑
sien Klemens Meckel, agissant en qualité de conseiller
militaire de la toute jeune armée impériale au milieu de
la décennie 1885, rendit d’ailleurs un verdict sans appel,
dans une perception toute prussienne de l’art7. Aux yeux
de l’expert et eu égard à la relative égalité des forces en
présence, les conditions étaient réunies pour garantir la
victoire de l’armée de l’Ouest8. Les voix de la guerre sont
toutefois impénétrables.

Éventail d’or sous lune d’argent

Dans la noirceur épaisse d’une nuit d’automne, sous


les sapins nimbés de brumes et au pied des collines, ce
sont plus de 100 000 hommes qui font mouvement vers les
villages de Tarui puis de Sekigahara. D’un détachement à
l’autre, les tsukai-ban, corps d’élite chargé d’assurer les
communications entre les diverses composantes d’une
d’armée, chevauchent sans discontinuer, vérifiant les
mots de passe et transmettant les ordres de marche. Si
ces estafettes arborent fréquemment des plumets effilés

131
Sekigahara

ou le horo, étrange cape de soie sphérique aux origines


mystérieuses, d’autres portent un imposant sashimono,
bannière dorsale dont l’usage s’est répandu durant la
période Sengoku. Reconnaissables entre toutes, celles
aux ordres d’Ieyasu affichent le sinogramme « go » sur
un fond blanc. Le caractère, qui correspond au 5, revêt
ici une signification ésotérique, ce chiffre étant associé
à la divinité bouddhique Fudô Myôo, irascible roi du
savoir auréolé de flammes et saint-patron des guerriers9.
En dépit de ces préventions, la foule est si compacte
sur la Nagasendô embourbée et les chemins de traverse
accidentés que l’incident devient inévitable. Il survient
peu avant l’aurore, lorsque l’avant-garde de l’armée de
l’Est conduite par Fukushima Masanori bute contre les
défenses que les hommes d’Ukita Hideie se hâtent d’éri‑
ger. L’heure n’est toutefois pas encore venue de croiser le
fer, et les éclaireurs se dispersent dans les ténèbres avant
de regagner l’arrière10.
Les deux généralissimes prennent soin d’établir leurs
états-majors respectifs sur des positions dominantes,
depuis lesquelles ils pourront embrasser du regard l’étroite
vallée épousant grossièrement la forme d’un quadrilatère
de 2,5 kilomètres de côté. Arrivé le premier sur les lieux,
Mitsunari retrouve Ôtani Yoshitsugu, dont le détachement
campe déjà sur place depuis deux semaines. Le comman‑
dant en chef s’installe à l’extrémité nord des lignes occu‑
pées par l’armée de l’Ouest, sur la colline Sasao. Tandis
qu’à la base de la modeste éminence, la soldatesque
creuse frénétiquement des tranchées renforcées de babo-
saku, palissades de troncs épointés, on plante à sa cime
les nobori, hauts étendards verticaux. Ceux de Mitsunari

132
La croisée des chemins

proclament aux yeux de tous la devise qu’il s’est choi‑


sie : Dai ichi, dai man, dai kichi, littéralement « Grande
unité, grande abondance, grande destinée », mais que
l’on pourrait se risquer à traduire de la sorte : « Un homme
au service de tous, tous au service d’un homme, et tous
seront heureux ». Point de retranchements élaborés, en
revanche, sur les coteaux boisés du mont Momokubari,
où Ieyasu a déplacé son quartier général à l’embouchure
du vallon. À en croire les anciennes chroniques, c’est ici,
sur l’auguste « Montagne qui prodigue des pêches », que
Tenmu, quarantième empereur de la dynastie au chrysan‑
thème, distribua ces juteux fruits sauvages à ses troupes
avant de livrer bataille en 67211. Y voyant un précédent
de bon augure, le suzerain des Tokugawa aurait, d’après
l’historien nippon Kazuhiko Kazaya, choisit de dresser
là son campement, après avoir dépêché un de  ses capi‑
taines afin qu’il effectue une reconnaissance du dispo‑
sitif adverse12. À l’abri du maku, tenture délimitant le
poste de com­mandement, et à la lueur des torchères et
braseros, les aides de camp disposent de lourds rochers
couverts de peaux de fauves en guise de tabourets. C’est
bien là le seul luxe que s’accorde le frugal Ieyasu, dont
Sadler nous dit que le campement sommaire correspon‑
dait d­ avantage aux exigences d’un humble samouraï
­percevant 3  000 koku d’émoluments13.
Défiée au champ d’honneur, la puissante maison
Tokugawa ne souffre en revanche aucune rivale en matière
d’héraldique, comme l’atteste la forêt d’enseignes et de
bannières hautes de 18 pieds, émergeant des frondaisons
des sapins. Un armorial, datant des prémices de la période
Edo, nous enseigne ainsi qu’Ieyasu partit en campagne

133
Sekigahara

accompagné des emblèmes réservés aux plus grandes


occasions, à savoir un énorme éventail doré orné d’un
disque écarlate, ainsi que le kurihangetsu, croissant de lune
argenté monté sur une hampe. Pour faire bonne mesure,
une vingtaine d’oriflammes frappées du blason clanique
précédaient le cortège. À propos de ce blason, l’Aoi no go,
il est dit qu’au soir d’une victoire éclatante, des douceurs
furent servies au père du futur daimyô des Tokugawa sur
des feuilles de roses trémières par un allié issu de la famille
Honda. Celui-ci arborait déjà un écu à motif semblable
en signe de loyauté –  la rose trémière s’inclinant, tel le
tournesol  –, en direction du soleil. Ieyasu pria son hôte
de lui permettre d’adopter désormais le même emblème,
devenu présage de succès au combat, et n’en conserva que
les feuilles14. La fortune de la maison Honda était faite. Et,
d’entre tous les kamon, armoiries des clans guerriers dont
on trouve également des déclinaisons chez le clergé et les
lignages les plus distingués au service de la cour impé‑
riale, celui des Tokugawa est sans doute le plus illustre.
Instrument devenu, durant le Sengoku Jidai, omniprésent
en temps de guerre comme en temps de paix, le kamon
n’est pas pour autant le seul outil permettant d’identifier
ses obligés et leur participation à l’effort militaire.

Premier sang

Un autre moyen de mobilisation féodale trouve sa


concrétisation dans le shutsujin shiki, cérémonie de
départ en campagne, dont la charge symbolique est

134
La croisée des chemins

tellement ancrée que l’usage perdure aujourd’hui dans


le champ politique15. Au cours de cette convocation du
ban –  sous la forme d’un rituel formalisé jusque dans
ses moindres détails, où la nature, l’ordre et le nombre
des mets consommés revêtent tous un caractère pro‑
pitiatoire  –, feudataires et auxiliaires défilent devant le
chef suprême. Après avoir décliné son pedigree, chacun
d’eux confirme son allégeance, puis énumère la compo‑
sition exacte de son contingent personnel, du samouraï
chevronné au plus humble valet d’armes, étant attendu
que chaque hobereau doit contribuer à proportion de ses
moyens, en l’occurrence ses revenus en koku dûment
répertoriés16. Du reste, ce prélude est prétexte à exposer
l’ordre de bataille, lequel répond à un strict protocole.
Naturellement, il ne saurait y avoir de plus grand honneur
que de mener la première charge.
Or, lors de l’hommage présidé par Ieyasu en 1600,
il a été convenu d’accorder au belliqueux Fukushima
Masanori, qui brûle d’en découdre, l’honneur insigne
d’engager les hostilités. Mais le « Vieux tanuki » donne
d’une main ce qu’il reprend de l’autre et n’entend pas
se faire voler la vedette aussi aisément. Ce seront donc
bien les Tokugawa, en la personne du quatrième fils
d’Ieyasu, Tadayoshi, chaperonné par son beau-père Ii
Naomasa, qui verseront le premier sang. En ce matin du
21 octobre 1600, les lueurs de l’aube sont passées depuis
presque deux heures sans parvenir à dissiper un brouil‑
lard si épais qu’au témoignage du médecin personnel
d’Ieyasu, on n’y voit pas à trente pas. Un escadron de
cavaliers portant l’armure laquée de vermillon du clan Ii
s’avance subrepticement, quand un vassal des Fukushima

135
Sekigahara

hèle la colonne, intimant à son commandant l’ordre de ne


pas pousser plus avant, au risque de s’attirer les foudres
de Masanori17. Qu’à cela ne tienne, répond Naomasa
sous son heaume aux deux hautes cornes dorées, le fils
du puissant Ieyasu ne le cède à personne, et s’en va recon‑
naître les lignes ennemies. Craignant d’être réprimandé,
l’importun se résigne à laisser passer la compagnie, qui
caracole jusqu’aux palissades érigées par les troupes de
Konishi Yukinaga, sur lesquelles elle décharge quelques
projectiles, suscitant une grande clameur.
Le maître du Kantô a remporté son premier pari et
gagné sur les deux tableaux  : l’histoire retiendra qu’un
rejeton des Tokugawa a porté le fer avant tous les autres,
y compris le fougueux Fukushima Masanori, dont la
présence aux avant-postes aura eu le mérite d’afficher
la désunion des grands vassaux Toyotomi. Autour de
8 heures, les brumes se lèvent enfin, révélant un spectacle
à couper le souffle, que jamais encore le Japon n’avait
connu. De part et d’autre du village de Sekigahara déserté,
130 000 hommes se font face, tandis qu’à un jet de pierre
de là, sur l’autre versant du mont Nangû, 50 000 autres
rongent leur frein. La plus grande bataille de samouraïs
de tous les temps vient de débuter.
TROISIÈME PARTIE

Le jour d’acier
CHAPITRE  9

La « prairie sur la frontière »

En avril  1959 fût posé le premier tronçon d’une ligne


ferroviaire destinée à assurer la liaison entre Tôkyô et
Ôsaka, en prévision des Jeux olympiques que l’archipel
accueillerait cinq  ans plus tard. Le fameux Shinkansen,
premier train à grande vitesse de l’histoire, était né. La
mise en œuvre d’une telle technologie de pointe n’allait
pas, cependant, sans quelques aménagements de rigueur.
Outre une voie spécifique dotée de rails à l’écartement
plus important que la norme, on décida en haut lieu de
déporter une section à une cinquantaine de kilomètres au
nord du tracé littoral originel de la vénérable Tôkaidô, qui
fit la joie des maîtres de l’estampe à la période Edo et dont
la nouvelle ligne reprenait le nom comme la fonction1.
C’est ainsi que le Nozomi, fusée étincelante au rostre
caractéristique, s’engouffre encore de nos jours à près de
300 km/h dans la vallée de Sekigahara. Quoique la loca‑
lité ait perdu son statut de ville-étape, initialement placée
le long de la Nagasendô, au profit du bourg de Maibara
situé 20 kilomètres à l’ouest au débouché de la passe, elle
concentre plus que jamais les axes de communications
vitaux du pays. En marge du Tôkaidô-Shinkansen et de
son pendant routier, l’autoroute Meishin, une seconde

139
Sekigahara

ligne ferroviaire conventionnelle suit à cet endroit un


itinéraire parallèle. La « prairie frontalière », puisque
telle est la signification des sinogrammes formant le mot
« Sekigahara », n’a rien perdu de sa valeur stratégique.
Plus qu’une marche-frontière entre les provinces tradi‑
tionnelles du Mino à l’est et de l’Ômi à l’ouest, le lieu
s’inscrit également dans le vaste croissant séparant les
deux principales aires géoculturelles japonaises, Kantô
et Kansai, naguère appelé « Kinai ».
Mais au matin du 21  octobre  1600, les pâtures gor‑
gées d’eau, encore vierges de ciment et d’asphalte, s’ap‑
prêtent à se gorger de sang humain, tandis que le jinkai,
la conque de guerre annonçant le commencement des
hostilités, entonne son chant plaintif. La bravade du
jeune fils d’Ieyasu a mis le feu à la plaine. Enhardis par
le fait d’armes de leur seigneur Ii Naomasa, les Diables
rouges courent sus à l’ennemi, fer de lance incandes‑
cent talonné par les hommes de Fukushima Masanori,
fous de rage à l’idée de s’être fait couper l’herbe sous
le pied. Les premiers, forts de 3 600 combattants épau‑
lés par 3 000 autres aux ordres de Tadayoshi, tentent
d’enfoncer un coin entre Ishida Mitsunari et ses alliés,
pendant que les seconds déferlent sur les fortifications
dressées par les troupes d’Ukita Hideie. À l’exemple de
Naomasa, d’autres capitaines de l’armée de l’Est impa‑
tients d’assouvir leur haine de Mitsunari et de frapper
l’ennemi à la tête, s’élancent à leur tour vers la colline
Sasao2. Cette première vague compte quelques vieilles
connaissances du commandant de l’armée de l’Ouest,
telles Kuroda Nagamasa et Hosokawa Tadaoki, le veuf
de Gracia.

140
La « prairie sur la frontière »

Au cœur du carnage

Sur un geste de leur général, les estafettes aux plu‑


mets ou capes distinctifs éperonnent leurs montures,
et se portent à bride abattue en première ligne afin d’y
délivrer les ordres. Au son des conques et tambours, les
officiers gagnent leurs postes et arrangent leurs hommes
en ordre de bataille. Bien souvent, les frondeurs sont les
premiers à entrer en lice. Les pierres pèsent ainsi d’un
poids ­significatif sur le nombre de pertes. Puis un écran de
tirailleurs, doublé d’un rideau d’arquebusiers et d’archers,
décharge une salve de projectiles afin d’éclaircir les rangs
ennemis. Les tireurs se tiennent debout ou accroupis, voire
à plat ventre, la mèche enroulée autour du poignet, et
n’ouvrent le feu qu’à quelques dizaines de mètres de leur
cible. Puis les piquiers, qui constituent le gros des forces,
se ruent à l’assaut en perçant l’aveuglant nuage d’âcre
fumée de poudre qui enveloppe la ligne de front3. Bien
que chaque compagnie ou bataillon –  sonae  – s’efforce
de maintenir une certaine cohésion, l’organisation tac‑
tique japonaise, encore largement féodale, ne ressemble
en rien à l’ordre serré alors en vogue sur les champs de
bataille européens. Cela n’empêche pas, cependant, une
grande variété et une remarquable sophistication parmi
les formations recensées dans plusieurs traités militaires
bien connus, tels le Kôyô Gunkan. Parvenus au contact,
les ashigaru usent de leur arme comme d’une dague
emmanchée au bout d’une hampe démesurée, cherchant
à frapper de taille ou d’estoc au défaut de la cuirasse, en
particulier à la gorge et au visage. Si le manche vient à se

141
Sekigahara

briser, le fantassin dégaine son sabre et poursuit le combat


tant bien que mal. La mêlée est sanglante.
Au milieu du tumulte et de la confusion, les bannières
dorsales constituent un outil d’identification essentiel,
l’engagement, aussi intense qu’éreintant, imposant d’in‑
cessants replis, regroupements puis contre-attaques.
Des troupes sont maintenues en réserve de sorte à
exploiter un avantage, forcer la décision ou colmater
une brèche. Quant à la cavalerie, elle se tient, comme
de juste, prête à flanquer l’ennemi ou déborder une
unité isolée, même si le vœu le plus cher des samou‑
raïs de haut rang qui guerroient à cheval est de vaincre
en combat singulier un champion du camp adverse,
si possible devant témoin, afin que nul importun ne
puisse contester le fait d’armes. Encerclée, la piétaille
est massacrée sans pitié, la quantité de têtes prélevées
compensant leur qualité. Malgré les risques encourus,
les dépouilles abandonnées feront, le soir venu, le bon‑
heur des détrousseurs de cadavres.
Au corps à corps, même le spadassin muni de la lame
la plus acérée ne peut espérer percer l’armure complète.
Là encore, il s’agit donc de ménager ses efforts afin de
remporter une guerre d’usure, et porter un coup fatal au
moment où l’adversaire exténué abaissera sa garde. L’aine
ou l’aisselle sont fréquemment visées car moins protégées.
Une autre option consiste à entrer en lutte afin de projeter
­l’ennemi à terre. Une fois celui-ci immobilisé, idéalement
sur le ventre, le vainqueur agrippe le casque par la visière
ou la jugulaire afin d’exposer le cou du malheureux, tran‑
ché au moyen d’un poignard, dans une gerbe d’hémoglo‑
bine que les artistes du temps n’ont eu aucun scrupule à

142
La « prairie sur la frontière »

illustrer. Tous les coups sont permis, fussent-ils contraires


au sens de l’honneur supposé du samouraï, et il n’est pas
rare d’assister à un duel inégal au cours duquel parents ou
vassaux se liguent contre un unique belligérant.
En fait de carnage, Sekigahara ne fait pas exception, et
malgré de lourdes pertes, les assauts furieux de ­l’armée
de l’Est se brisent sur les défenses tenues par les hommes
de Shima Sakon, pourtant en nette infériorité numérique
puisqu’ils combattent à 1 contre 10. Incapable de se frayer
un chemin, Kuroda Nagamasa fait part de ses craintes à
Hosokawa Tadaoki, et prie son compagnon d’armes de
témoigner en sa faveur en lui garantissant qu’il en fera
autant à son égard. Cette prévention, bien loin d’être une
simple politesse, puise à des sources anciennes. À cent
lieues du paladin désintéressé auquel il est fréquemment
assimilé dans l’imaginaire populaire, le samouraï est au
contraire soucieux que ses prouesses militaires soient
dûment consignées, afin d’en tirer avantage. Dès la période
Kamakura, le Bakufu instaure un rigoureux système de
rétributions et punitions proportionnelles au comporte‑
ment constaté sur le champ de bataille, qui atteint son
plus haut de degré de raffinement administratif au len‑
demain des invasions mongoles, à la fin du xiiie siècle. Le
témoin cité par un guerrier doit dès lors être en mesure
de fournir aux instances shogunales un rapport, au besoin
écrit et détaillé4. Tadaoki se montre toutefois confiant et,
au cri d’encouragement convenu, un triple « Hé » auquel
les troupes répondent en chœur par un « Oh » prolongé
et guttural, celles-ci se ruent de nouveau au combat. Ce
n’est pas en vain cette fois, puisque le fils de Shima Sakon
est tué sous les yeux de son père, fauché quelques instants

143
Sekigahara

plus tard par une grêle de balles tirées depuis les rangs
ennemis. Blessé à mort, le vaillant lieutenant d’Ishida
Mitsunari est évacué sans que la résistance ne faiblisse5.

Poudre noire et cheveux rouges

En dépit de cette perte amèrement regrettée par le


commandant de l’armée de l’Ouest, ses forces plient
mais ne rompent pas durant les premières heures de la
matinée. Si attaques et contre-attaques sanglantes se suc‑
cèdent le long de la ligne de front, le sort des armes ne
semble pas disposé à faire pencher la balance d’un côté
ou de l’autre. Mitsunari et Ieyasu, qui n’ont pas encore
abattu toutes leurs cartes, décident alors de recourir à
une arme redoutable, méconnue sur le théâtre d’opéra‑
tions japonais  : l’artillerie. Adopté parcimonieusement
par Oda Nobunaga, qui fait monter quelques pièces sur
des navires, boudé par Toyotomi Hideyoshi, qui s’accom‑
mode mal de ses contingences logistiques, le canon est
une denrée rare dans l’archipel durant l’âge des guerres
civiles. Mitsunari parvient à mettre en batterie cinq
bouches à feu en bronze commandées auprès des forges
de Kunitomo, développées en son temps par le Singe lors‑
qu’il était seigneur du domaine de Nagahama, devenu le
fief des Ishida. Bien que ces pièces de calibre modeste
et sans affût sèment la confusion chez l’adversaire, ce
dernier aurait pu trouver ample matière à répliquer, et
pour cause ! Six mois plus tôt, le daimyô des Tokugawa
a reçu un véritable don du ciel, sous la forme d’un navire

144
La « prairie sur la frontière »

battant pavillon néerlandais, seul survivant d’une escadre


de cinq bâtiments qui avait appareillé de Rotterdam à l’été
1598. Le Liefde, barré par un pilote britannique du nom
de William Adams, vétéran du triomphe sur l’Invincible
Armada, est aussitôt réquisitionné, avant d’être convoyé
de la côte orientale de Kyûshû jusqu’au port d’Uraga, non
loin d’Edo. Là, Ieyasu en personne inspecte le vaisseau, et
y découvre un butin plus précieux que l’or. Les cales du
navire jaugeant 300 tonneaux recèlent en effet 18 canons,
500 arquebuses, 5 000 boulets de fer et 300 autres chaînés,
50 quintaux de poudre noire et 350 flèches incendiaires6.
Un arsenal dont le maître d’Edo va faire bon usage, et qui
vient opportunément s’ajouter à la quinzaine de pièces
acquises auprès des artisans de Kunitomo.
Outre le début d’une longue relation amicale entre Ieyasu
et Adams, qui prendra femme au Japon et deviendra pour
quelque temps vassal, interprète et conseiller diplomatique
du suzerain des Tokugawa – inspirant au siècle dernier à
son compatriote James Clavell le best-seller Shōgun  –,
­l’arrivée du Liefde marque les premiers pas de Protestants
en terre nippone. Ces luteranos, ainsi que les nomment les
Jésuites, sont soucieux de commercer plutôt que d’évan‑
géliser, à la différence de leurs prédécesseurs hispaniques.
Aussi les nouveaux venus sont-ils instantanément perçus
comme une menace par les Portugais, qui les accusent de
tous les maux, en premier lieu la piraterie7. Le suzerain
des Tokugawa ne s’y laisse toutefois pas tromper, et fait
bon accueil aux Kômôjin, les « Hommes aux poils rouges »,
sobriquet dont sont bientôt affublés les pâles aventuriers
anglais et hollandais. Comme souvent, Ieyasu a vu juste et
misé sur le bon parti, car le moins qu’on puisse dire est que

145
Sekigahara

les Bons Pères ne voient pas d’un bon œil la concentration


des pouvoirs entre les mains d’un seul homme, fût-il bien
disposé à leur égard. Non sans cynisme, l’évêque du Japon
Luís Cerqueira se risque même à écrire au lendemain de la
bataille, dans une lettre à un compatriote lusitanien, qu’il
y aurait sans doute matière à tirer profit du chaos :

Dieu souhaitant que tout aille au mieux pour le bien de


son église, nous espérons de même que l’issue s’accordera
à l’expérience que nous tirons, selon laquelle lorsque des
guerres éclatent, il se trouve toujours quelques seigneurs qui
s’ajoutent à la moisson des Pères et ainsi le christianisme ne
cesse de gagner du terrain. Tel n’est pas le cas quand règne un
maître absolu qui, s’il n’est pas enclin à suivre la loi de Dieu,
fait grief à tous les chrétiens comme on l’a vu avec le Taikô8.

À défaut, les Jésuites escomptaient au moins que le


gouvernement collégial se maintiendrait, deux membres
éminents du Conseil des Anciens, Môri Terumoto et
Ukita Hideie, ayant ouvert au prêche les portes de leurs
domaines. Si les disciples d’Ignace de Loyola identifient
bien Ieyasu dès le printemps 1599 comme le successeur
d’un Hideyoshi honni après le martyre de Nagasaki, ils
prédisent sa défaite lors de la confrontation à venir, et
appellent implicitement de leurs vœux la victoire de
l’armée de l’Ouest, où se trouve la nette majorité de
leurs ouailles. Une fois n’est pas coutume, et même s’ils
concèdent volontiers à Ieyasu un tempérament débon‑
naire et une tolérance bienvenue à l’égard de la religion
étrangère, les Bons Pères commettent ici une grave erreur
d’appréciation politique9. Ce sont cependant leurs core‑
ligionnaires franciscains et les marchands ibériques,

146
La « prairie sur la frontière »

obsédés par la préservation du monopole des échanges


avec l’archipel dont ils avaient joui jusqu’alors, qui pré‑
cipiteront le déclin de l’entreprise évangélisatrice.
Au terme d’une accumulation de maladresses et d’im‑
pardonnables ingérences, les catholiques finiront par
s’aliéner le suzerain des Tokugawa, au grand bénéfice de
leurs ennemis irréductibles néerlandais, qu’ils entendaient
exclure des échanges commerciaux avec le Japon. Reste
qu’à l’automne 1600, si les Protestants ne sont encore
qu’une poignée sur le sol nippon, leurs compétences dans
les domaines hautement stratégiques de l’artillerie et de
l’ingénierie navale leur attirent aussitôt la sympathie de plu‑
sieurs daimyô10. Quant à l’inestimable cargaison du Liefde,
elle paraît tomber à point nommé. Et pourtant, seules des
sources espagnoles mentionnent l’emploi à Sekigahara
de ces armes européennes, de bien meilleure facture que
leurs cousines insulaires. Qu’Ieyasu se soit privé ou non
d’un tel atout importe peu, toutefois, dans la mesure où
les Tokugawa s’étaient assurés de le soustraire à l’ennemi11.

À l’heure du dragon

Endiguée dans sa marche vers l’ouest, l’armée de l’Est


doit, conformément à la stratégie échafaudée par Mitsunari,
se retrouver en fâcheuse posture, car prise à revers dans
l’étroite vallée. La nasse ne peut néanmoins se refer‑
mer que si les Môri font mouvement afin de condamner
­l’entrée du goulet. Or, non seulement rien ne bouge sur le
versant oriental du mont Nangû, mais les 15 000 hommes

147
Sekigahara

commandés par Môri Hidemoto demeurent l’arme au pied


tandis que les troupes d’Asano Yukinaga, initialement
chargées de tenir l’ennemi en respect, taillent en pièces
le maigre détachement aligné par Natsuka Masaie, le voi‑
sin et collègue bugyô de Mitsunari. Les 6 500 combattants
arborant la bannière aux deux plumes de faucon croisées,
armoiries du clan Asano, balayent les 1 500 guerriers de
Masaie qui, chassé du champ de bataille, regagne son
proche château de Minakuchi. Poursuivi puis assiégé par
Ikeda Terumasa dans la foulée de la victoire des Tokugawa,
il s’y donnera la mort en incendiant la place.
En ce milieu de matinée, Masaie n’en est pas encore
rendu à cette extrémité. Il maudit néanmoins Kikkawa
Hiroie et Ankokuji Ekei, qui assistent au massacre sans ciller.
Non content d’abandonner cet allié à son sort, le premier
interdit à ses suzerains Môri de passer à l’offensive au pré‑
texte que l’avant-garde relève de ses prérogatives, et que ses
hommes sont pour l’heure occupés à déjeuner ! Ainsi, fidèle,
on s’en souvient, à la parole donnée en sous-main à Ieyasu,
Hiroie s’emporte même, menaçant de retourner ses armes
contre quiconque s’aviserait de le déborder. Son contingent
paralyse de fait un quart des effectifs totaux rassemblés par
l’armée de l’Ouest, qui s’engage sur la voie du désastre.
Les heures passent et la tension monte, la situation
n’étant à cet instant pas nécessairement plus encoura‑
geante aux yeux du daimyô des Tokugawa, qui comptait
bien forcer le barrage dès la première charge. Ieyasu, qui
tente vraisemblablement d’apaiser son appréhension en se
rongeant les ongles selon la fâcheuse habitude que certains
chroniqueurs lui prêtent, scrute nerveusement ses arrières
et son aile gauche. Au risque de s’exposer dangereusement,

148
La « prairie sur la frontière »

le commandant en chef de l’armée de l’Est a pourtant


résolu de quitter les frondaisons des cyprès couvrant le
mont Momokubari afin de rapprocher son quartier géné‑
ral de la ligne de front, espérant ainsi cornaquer ses affi‑
dés. Mais l’horizon, désormais dégagé, n’est pas de nature
à le rassurer. Nul ne voit toujours rien venir, en effet, sur
la Nagasendô, d’où Hidetada aurait dû déboucher accom‑
pagné par la moitié de l’ost levé par les Tokugawa. Campé
au sommet du mont Matsuo au sud-ouest de la vallée,
Kobayakawa Hideaki ne semble guère pressé non plus de
tenir ses engagements à rallier l’armée de l’Est. En outre, la
témérité d’Ieyasu n’a pas échappé à Gamo Bitchû qui, pre‑
nant le relais du défunt Shima Sakon, éperonne sa monture
avant de foncer sur le commandant en chef adverse à la tête
d’une poignée de cavaliers triés sur le volet. Il n
­ ’atteindra
jamais son but. Intercepté par l’escadron d’Oda Yuraku,
petit-fils de Nobunaga converti au catholicisme, Bitchû périt
à l­’issue d’un duel dans la pure tradition c­ hevaleresque,
faisant honneur au code du samouraï.

Une occasion manquée

Dans l’autre camp, Ishida Mitsunari peut à cet instant


caresser l’espoir de remporter la victoire. La onzième
heure, celle du serpent selon le décompte traditionnel
chinois également en vigueur au Japon féodal, pour‑
rait bien être la sienne. Si Mitsunari jette lui aussi des
regards angoissés en direction du contingent Kobayakawa,
qui se tient sagement à l’écart des combats et malgré

149
Sekigahara

l’inquiétante inaction des Shimazu, l’initiative a changé


de camp au centre. Appuyées par les 4 000 combattants
du seigneur chrétien Konishi Yukinaga, les troupes d’Ukita
Hideie, gendre adoptif de Hideyoshi et membre du Conseil
des Anciens, refoulent inexorablement l’ennemi. Forts de
17 000 hommes, les Ukita constituent les gros bataillons de
l’armée de l’Ouest, qui repoussent sur près de 600 mètres
les forces de Fukushima Masanori, trois fois inférieures
en nombre et saignées à blanc par trois heures de corps
à corps à peine interrompues12. Seule l’intervention des
2 800  soldats du contingent de Tsutsui Sadatsugu, qui
tombent sur le flanc des Konishi, permet de colmater la
brèche in extremis. Les 500 combattants du corps d’élite
commandé par Honda Tadakatsu, l’un des généraux les
plus braves au service d’Ieyasu, délaissent leur tentative de
tourner la position de Mitsunari pour se joindre à la curée.
Tacticien de premier ordre, lancier redoutable maniant
au combat sa légendaire Tonbogiri, « la coupeuse de libel‑
lules », Tadakatsu avait livré 55 batailles au plus fort de la
mêlée sans jamais essuyer la moindre égratignure. Il est
dit qu’en 1609, bien des années après Sekigahara, le vieux
guerrier dont les exploits lui avaient valu d’être comparé à
Hachiman, dieu de la guerre, se blessa le doigt en sculptant
une pièce de bois. À la vue, inédite, du filet de sang s’écou‑
lant de la plaie, Tadakatsu sentit que son existence de
samouraï touchait à sa fin. Il s’éteignit quelques mois plus
tard. En cette sanglante journée d’octobre, le vétéran déjà
quinquagénaire est pourtant bien vivant, et n’a pas encore
déserté le champ d’honneur. Bien au contraire, juché sur
son puissant palefroi Mikuniguro et coiffé d’un impression‑
nant kabuto surmonté de cornes de cerfs laquées de noir,

150
La « prairie sur la frontière »

voici Tadakatsu qui remonte à l’assaut contre le camp des


Shimazu. Si le champion est jeté au sol par une bordée de
flèches qui tuent sur le coup son destrier, il n’en poursuit
pas moins le combat. Quant aux Shimazu, ils demeurent
inébranlables, ignorant les appels réitérés de Mitsunari à
engager leurs forces en ce moment où le sort peut basculer
en faveur de l’armée de l’Ouest. Pis  : Shimazu Yoshihiro
manque de faire exécuter une énième estafette qui n’avait
pas trouvé la force de descendre de cheval pour mettre un
genou en terre avant de délivrer son message. Pour toute
réponse, l’orgueilleux daimyô du clan Shimazu, toujours
vexé d’avoir été humilié la veille lors du conseil de guerre
à Ôgaki, fait dire à Mitsunari que chacun doit se mêler de
ses propres affaires, et qu’il n’a « pas de temps à perdre
à s’occuper de celles des autres, que ceux-ci se trouvent
devant, derrière ou sur ses flancs13 ».
Sur l’aile droite de l’armée de l’Ouest, Ôtani Yoshitsugu
a, lui, progressé de concert avec Ukita Hideie, tenant en
échec Tôdô Takatora, le meilleur architecte militaire de
son temps et futur père du château d’Edo. Pour l’heure, ce
maître du shirotori, l’art de bâtir des places fortes, se brise
les dents sur le rempart de fer et de feu que lui opposent
les valeureux Ôtani. Bien que perclus de douleur et à
demi aveuglé par la maladie qui le ronge, leur seigneur
venu en palanquin sur le champ de bataille n’a pas perdu
toutes ses f­acultés. Yoshitsugu conserve suffisamment de
clairvoyance pour suspecter une forfaiture de la part des
capitaines qui le flanquent sur sa droite. Il est vrai que les
troupes stationnées sur les contreforts du mont Matsuo
rechignent à entrer en lice, tandis qu’à la cime de l’émi‑
nence culminant à un peu moins de 300 mètres d’altitude,

151
Sekigahara

Kobayakawa Hideaki se terre dans ses retranchements,


restant sourd à toutes les suppliques. Nul ne peut pour‑
tant prétendre avoir manqué le signal, sous la forme d’une
fusée tirée depuis le quartier général de l’armée de l’Ouest,
et qui s’est élevée haut dans le ciel blafard. Face au silence
de Hideaki, l’angoisse étreint les deux commandants en
chef, car au beau milieu de la vallée, Tokugawa Ieyasu n’a
rien manqué non plus. Si le jeune daimyô des Kobayakawa
n’est pas avec lui, alors il est contre lui. Est-ce à cet instant
que le généralissime de l’armée de l’Est se serait départi de
son flegme légendaire en tranchant d’un coup de sabre la
bannière dorsale d’un écuyer dans l’espoir d’apaiser son
anxiété14 ? Et Ieyasu, au comble de l’impatience, d’ordon‑
ner à un détachement d’arquebusiers d’ouvrir le feu sur la
crête du Matsuo, vers laquelle se tournent des milliers de
regards. Okudaira Nobumasa, son fidèle lieutenant déta‑
ché auprès de l’état-major des Kobayakawa, va-t‑il devoir
exécuter, au péril de sa vie, l’ordre secret que son maître
lui a confié ? Deux précautions valent mieux qu’une, et le
seigneur des Tokugawa a prescrit à Nobumasa de pour‑
fendre Hideaki s’il venait à manquer à sa parole. Or, voici
qu’une clameur monte, dominant la rumeur des combats.
Sur les pentes du mont Matsuo, une forêt de bannières
blanches frappées des deux faucilles croisées, insigne des
Kobayakawa, déferle en direction des Ôtani médusés. Au
passage, la lame de fond se gonfle des derniers indécis,
plus de 4 000 hommes qui se joignent aux 15 600 guerriers
aux ordres de Hideaki. Le jeune homme a pris sa décision,
et celle-ci va décider de l’issue de la bataille, scellant du
même coup le destin de tous ses protagonistes.
CHAPITRE  10

Un colosse aux pieds d’argile

Le 22e récit du Meishô Genkôroku, « Annales des Paroles


et Actes des Anciens Seigneurs », compilé par Okanoya
Shigezane, éminent historien de la Restauration Meiji,
rapporte que lorsque Kobayakawa Hideaki tomba en dis‑
grâce, Tokugawa Ieyasu intercéda en sa faveur. Le jeune
homme fit profil bas, laissant passer l’orage et l’ire de son
père d’adoption Hideyoshi, alors mourant, que le seigneur
du Kantô parvint à convaincre de renoncer aux sanctions.
Définitivement libéré par le trépas du Taikô d’un transfert
en la glaciale province d’Echizen, Hideaki aurait résolu de
payer sa dette à son bienfaiteur en épousant finalement la
cause des Tokugawa à Sekigahara1. Au terme de plusieurs
heures d’atermoiement, le revirement du jeune général,
autour de midi, constitue en effet le pivot de Sekigahara,
unanimement reconnu comme tel par l’historiographie
entourant la plus importante bataille de samouraïs de
l’histoire. À  la fureur et au désespoir de Mitsunari, que
cette défection place dans une situation critique, les forces
déjà exténuées de l’armée de l’Ouest se trouvent soudain
attaquées de flanc par des troupes fraîches. Les premiers à
encaisser le choc sont logiquement les Ôtani, dont les salves
d’arquebuses clouent sur place plusieurs charges adverses.

153
Sekigahara

En dépit de sa résistance héroïque, le contingent aux


ordres d’Ôtani Yoshitsugu, croulant sous le nombre
d’assaillants, est en fin de compte submergé. Le daimyô
lépreux parvient cependant à s’extraire de la fournaise
pour gagner les hauteurs boisées, où il s’ouvre le ventre
en accomplissant le seppuku. Jusqu’à son dernier souffle,
Yoshitsugu sera resté maître de lui, comme en témoigne
son jiseiku, oraison funèbre  : « Alors que je suis des‑
tiné à l’un des six mondes bouddhiques, j’attends un
petit moment même si je ne me laisse pas distancer2. »
Conformément à la convention du suicide rituel, un
second abrège ses souffrances en décapitant le supplicié
une fois l’incision cruciforme pratiquée sur l’abdomen,
avant de décamper pour soustraire ce trophée à l­ ’ennemi.
Rattrapé par un poursuivant, le témoin du dernier souffle
de Yoshitsugu offrira sa propre vie afin que ses lèvres
restent à jamais scellées. La tête du vaillant Ôtani, enter‑
rée en lieu sûr, ne sera jamais retrouvée. Telle une vanité
flamande, peut-être contemple-t‑elle toujours de ses
orbites vides et depuis les profondeurs, ce défilé changé,
le temps d’une journée, en bain de sang.

Au confluent des « deux rivières »

La légende noire de Sekigahara s’est emparée du per‑


sonnage de Kobayakawa Hideaki, imputant à sa trahison
la défaite de l’armée de l’Ouest. Bien que le raccourci ne
soit pas complètement exempt de vérité, il soulève deux
objections. La première tient à la manière de qualifier

154
Un colosse aux pieds d’argile

le choix du jeune général, qui ne décide pas à lui seul,


du haut de ses 18 printemps, du sort de l’empire. L’on
peine à imaginer dans quelles affres se débat le pauvre
Hideaki, déchiré entre ses devoirs filiaux à l’égard de son
défunt oncle Hideyoshi, la promesse faite à Ieyasu et sa
détestation pour Mitsunari. Et quel lexique rendrait jus‑
tice à la réalité de cet instant décisif ? Traîtrise, félonie,
désertion, autant de termes dont la connotation péjora‑
tive ne saurait correspondre aux mœurs du temps. Le cas
du daimyô des Kobayakawa n’est d’ailleurs aucunement
isolé, loin s’en faut, puisque sur les 21 principaux capi‑
taines ayant répondu à l’appel aux armes de Mitsunari,
pas moins de  5  le trahiront dans le feu de l’action, sans
compter ceux qui joueront jusqu’au bout un double jeu,
à l’instar de Kikkawa Hiroie. Car l’inaction de Hiroie pèse
aussi lourd que la volte-face de Hideaki. À eux deux, ils
amputent l’armée de l’Ouest de la moitié de ses effec‑
tifs. Une telle incidence sur l’issue du combat amène à la
­deuxième réserve, qui impose de s’écarter des trajectoires
individuelles pour analyser les systèmes.
Si celui à l’œuvre au sein de l’armée de l’Est, où Ieyasu
préside à toutes les décisions, porte en germe le despo‑
tisme qui va caractériser la période Edo sous l’implacable
férule des Tokugawa, les rapports de force qui régissent
l’armée de l’Ouest font quant à eux figure d’archaïsmes
dont la bataille de Sekigahara consacre l’obsolescence.
Cheville ouvrière de la coalition rassemblée par Ishida
Mitsunari, le clan Môri est la grande puissance régionale
du Honshû occidental. Des huit provinces du Chûgoku
qu’ils avaient soumis à l’apogée de leur pouvoir, leur sei‑
gneur Terumoto en avait ainsi hérité cinq. La vassalité

155
Sekigahara

Môri n’en demeure pas moins traversée par de puissants


courants parfois contraires. Son organisation rappelle à
moindre échelle celle qui avait prévalu sous le règne de
Hideyoshi, lequel avait prôné une gouvernance collégiale
reposant sur l’indispensable coopération des grands féo‑
daux, sans laquelle les réformes d’envergure du Singe
eussent été impensables3. À l’instar des Toyotomi, les Môri
doivent compter avec leurs feudataires, au premier rang
desquels on retrouve les Kikkawa et les Kobayakawa. Les
« deux rivières » – Kikkawa signifie « ruisseau de bonne
fortune » et Kobayakawa désigne un « torrent » –, domi‑
nées par les frères Motoharu et Takakage, parviennent
bien souvent à imposer leurs vues. Généraux chevronnés,
ce sont eux qui conduisent la contre-offensive des Môri
contre l’avancée des Oda au tournant des décennies 1570
et 1580, reléguant leur jeune suzerain Terumoto au rôle
de spectateur. Les habitudes, fussent-elles mauvaises,
ont la peau dure, et vingt  ans plus tard, Terumoto se
tient de nouveau à l’arrière, emmuré à Ôsaka, tandis
que la nouvelle génération représentée par Hideaki et
Hiroie, ci-devant fils adoptif de Takakage et fils natu‑
rel de Motoharu, commande sur le terrain. À  rebours
de la tradition populaire qui fait peser le poids de la
défaite sur les seules épaules de Hideaki, l’orientaliste
allemand Hermann Bohner est peut-être le premier à
mesurer la responsabilité duale des grands vassaux de
la famille Môri, qui ne s’en tirera pas à si bon compte4.
Les mêmes causes ayant en effet tendance à produire les
mêmes effets, celle-ci ne sortira pas plus victorieuse de
son duel avec les Tokugawa que du bras de fer qui l’avait
opposée aux Oda.

156
Un colosse aux pieds d’argile

Pour qui sonne le glas

La défection de la majeure partie des unités formant


l’aile droite de l’armée de l’Ouest signe son arrêt de
mort, et porte le coup de grâce aux grandes espérances
de Mitsunari. Malgré les efforts désespérés des Ôtani pour
retarder l’inéluctable, le rouleau compresseur qui dévale
les pentes du mont Matsuo est irrépressible. La singulière
initiative d’un certain Matsuno Shigemoto, lancier habile
et subordonné de Hideaki qui, refusant d’emboîter le pas
à son maître, vient se camper au beau milieu du champ
de bataille en attendant une mort qui ne viendra pas le
cueillir ce jour, ne change rien à l’affaire5.
En tout début d’après-midi, même l’énorme contingent
aux ordres d’Ukita Hideie, pressé de toutes parts et tourné
par des éléments du clan Kobayakawa, commence à se
désintégrer sous les coups incessants. Assistant au mas‑
sacre de ses hommes, Hideie est pris d’un tel accès de
colère qu’il jure ses grands dieux de décapiter de ses
mains le félon Hideaki. C’est à grand-peine que ses lieute‑
nants le maîtrisent avant de l’exfiltrer des lignes. Un autre
personnage, appelé à une postérité sans pareille, aurait
combattu dans les rangs des troupes du clan Ukita. Il
s’agit d’un tout jeune homme prénommé Takezô, qui
n’est autre que le futur Miyamoto Musashi. Grand nom
de l’escrime japonaise – il revendique avoir remporté plus
de soixante duels  –, Musashi est également un person‑
nage emblématique de la culture populaire, et peut-être
le plus illustre samouraï que l’archipel ait engendré. Si
l’on ne compte plus les œuvres picturales, dramatiques

157
Sekigahara

ou littéraires dans lesquelles il apparaît, la plus fameuse


demeure sans conteste La Pierre et le Sabre, rédigée par
Yoshihawa Eiji. Parue au cours des années 1930 dans les
colonnes de l’Asahi Shinbun, second quotidien du Japon,
cette biographie romancée s’ouvre d’ailleurs sur le char‑
nier de Sekigahara, où Takezô aurait été laissé pour mort
auprès de nombreux compagnons d’armes au lendemain
de la déroute des Ukita. Si la participation à cette bataille
décisive du fondateur de l’école d’escrime « des Deux
Cieux » est sujette à controverse, elle ne fait pas l’ombre
d’un doute pour Tokitsu Kenji, auteur de l’ouvrage de
référence consacré à Miyamoto Musashi. L’intéressé
aurait préalablement combattu aux sièges de Fushimi
et Gifu, avant de mordre la poussière à Sekigahara, dont
il aurait réchappé pour se réfugier dans son Mimasaka
natal, ou plus loin encore au nord de Kyûshû6. La minceur
des preuves attestant de la présence de Musashi au sein
de l’armée de l’Ouest, et même si celle-ci est communé‑
ment admise, interpelle moins, toutefois, que le choix de
Yoshikawa de débuter son roman initiatique, authentique
best-seller comptant parmi les plus vendus au monde, en
ce lieu symbolique entre tous, preuve de l’importance que
Sekigahara revêtait toujours dans l’imaginaire nippon au
début du xxe siècle.
Encouragés par le triomphe à portée de main, les par‑
tisans d’Ieyasu redoublent d’efforts et concentrent leurs
assauts sur les ultimes bataillons ennemis encore en ordre
de bataille. Après les Ukita, c’est au tour des Konishi
déjà engagés contre les Honda, d’être flanqués par les
Kobayakawa. Yukinaga, daimyô des Konishi, doit lui aussi
se résoudre à prendre la fuite. Comme les jours glorieux

158
Un colosse aux pieds d’argile

où il conduisait de main de maître l’avant-garde du corps


expéditionnaire japonais en Corée lui paraissent loin en
cet instant funeste ! En bon chrétien, celui qui avait reçu
le baptême sous le prénom d’Augustin, répugne à périr
en samouraï au cours d’un baroud d’honneur suicidaire.
Au lieu de cela, Yukinaga choisit de se dénoncer auprès
des villageois d’un proche hameau, qui le livrent à Ieyasu
en échange d’une forte récompense.

La charge des Shimazu

À l’heure du mouton, autour de 14 heures, il ne reste


plus guère, aux cotés d’Ishida Mitsunari, que les fiers
Shimazu, qui se décident enfin – et bien trop tard –, à entrer
en lice. Aux prises avec les Diables rouges d’Ii Naomasa,
Shimazu Yoshihiro n’entend pas ternir la superbe réputa‑
tion militaire dont jouit son clan. Il écarte la perspective
du seppuku au profit d’un baroud d’honneur de grand
style : lui et la poignée de combattants encore en état de
croiser le fer enfonceront un dard d’acier au cœur du front
adverse pour s’en aller occire Ieyasu en personne. Hardi
projet dans lequel le téméraire Yoshihiro et ses 200 der‑
niers guerriers se jettent à corps perdu. Tant bien que mal,
les vaillants Shimazu se frayent un chemin jusqu’au maku
du commandant en chef adverse, stupéfait, jusqu’à ce que
Naomasa, regroupant ses troupes, parviennent à freiner
leur élan. Le seigneur des Tokugawa ne sera pas inquiété
davantage, Yoshihiro devant se contenter d’un défi jeté
à la cantonade, dans la plus pure tradition du nanori,

159
Sekigahara

cette manière de décliner son pedigree avant d’enjoindre


un adversaire à sa mesure de relever le gant. Dans l’im‑
possibilité d’atteindre sa proie, le général des Shimazu
se résigne à tourner casaque, non sans infliger, ultime
bravade, un dernier coup à l’ennemi. Tout le mérite en
revient à un tireur aux ordres de Toyohisa, neveu de
Yoshihiro, qui se sacrifie afin de couvrir la retraite de
son oncle. Juste avant de se faire tuer sur place comme
l’exige cette tactique de retardement appelée sutegamari,
la fine gâchette loge une balle dans le bras gauche d’Ii
Naomasa, cible parfaite dans sa splendide cuirasse écar‑
late. Le capitaine des Diables rouges ne se remettra jamais
complètement de cette vilaine blessure7.
Seuls 80 cavaliers vont réchapper de cette sanglante
chevauchée. Ils s’engagent à bride abattue sur l’Ise-
kaidô, qui oblique en direction du sud-est sous le versant
méridional du Mont Nangû. Les survivants Shimazu s’y
heurtent à l’arrière-garde des Chôsokabe, 6 600 hommes
fermant la marche des quelque 28 000 combattants qui,
empêchés d’intervenir par l’obstruction de Kikkawa
Hiroie, n’ont jamais refermé la nasse. Les fuyards sèment
la panique dans les rangs des gros bataillons du clan
Môri, qui se retirent lamentablement sans avoir croisé le
fer, serrés de près par des éléments de l’armée de l’Est.
Hidemoto rétablit cependant la situation et la retraite
se poursuit en bon ordre vers Ôsaka, tandis que les
Chôsokabe rejoignent la côte afin d’y rembarquer pour
Shikoku. Quant aux Shimazu, ils prennent le chemin de
l’Ouest et leur lointaine Kyûshû. Vaincus, humiliés mais
non brisés, ils survivront à cette nouvelle épreuve au prix
de menus sacrifices. Épargnés quatorze ans auparavant

160
Un colosse aux pieds d’argile

par Hideyoshi lors de la pacification de l’île du sud, ils


plieront cette fois le genou devant Ieyasu, qui les main‑
tiendra dans leur fief contre toute attente. Il n’en coû‑
tera à Yoshihiro que d’abdiquer en faveur de son fils
Tadatsune. En signe de reconnaissance de la suzeraineté
du maître d’Edo, ce dernier troquera son prénom contre
celui d’Iehisa, dont la première syllabe rend hommage à
Ieyasu. Deux siècles et demi plus tard, les descendants
du premier dynaste Tokugawa se mordront les doigts
de ne pas s’être donné la peine de traquer les Shimazu
jusqu’à l’autre extrémité de l’archipel, lorsque ceux-ci
formeront le fer de lance du soulèvement contre le sho‑
gunat. Le fameux Saigô Takamori, « dernier samouraï »
tombé à l’issue de la révolte du Satsuma et dont le destin
tragique inspirera la fresque hollywoodienne éponyme,
n’est autre qu’un vassal du clan Shimazu. Il s’agit néan‑
moins là d’une tout autre affaire, et celle qui se règle
dans la vallée de Sekigahara est bientôt parvenue à son
terme.
Ukita Hideie, Konishi Yukinaga et même Ankokuji
Ekei, meilleur diplomate que général, qui n’a pas osé
braver son rival Kikkawa Hiroie  : tous ceux qui le pou‑
vaient encore ont fui. Ishida Mitsunari ne fait pas excep‑
tion. Il disparaît dans les forêts couvrant le piémont du
massif de l’Ibuki, au nord du champ de bataille, depuis
lesquelles il tente vainement de regagner son château de
Sawayama. Tokugawa Ieyasu pousse un cri de victoire,
repris en chœur par ses vassaux, et se décide à coiffer
son heaume orné de deux rameaux de fougères dorés,
enchâssant un visage de démon grimaçant. La chronique
lui attribue cette maxime, devenue un adage : « Après la

161
Sekigahara

victoire, resserrez la jugulaire de votre casque », équiva‑


lent japonais de l’injonction à ne jamais baisser la garde,
et autre manière d’apporter témoignage de l’inépuisable
patience dont aura fait preuve le fondateur de la dynastie
Tokugawa au cours de sa longue existence. Pendue à sa
hanche, la précieuse lame signée de Masamune – maître-
forgeron de la période Kamakura –, ne quittera plus son
fourreau avant fort longtemps8.
Prévoyant, Ieyasu l’est doublement. Dès la fin des com‑
bats, il écrit cette lettre laconique adressée à un autre
Masamune, le seigneur du clan Date, en guise de rapport
de bataille, tout autant que d’avertissement à l’attention
d’éventuels autres fauteurs de troubles : « Autour de midi,
aujourd’hui, le quinzième jour [du dixième mois selon le
calendrier lunaire], dans les collines du Mino, nous avons
combattu et mis en déroute Ukita, Shimazu, Konishi et
Ishida. Les châtiments vont finalement pouvoir tomber9. »

Un grand absent

Tokugawa Hidetada, troisième fils et héritier dési‑


gné d’Ieyasu, n’apprend que trois jours avant la grande
confrontation l’arrivée de son géniteur à l’embouchure
de la passe de Sekigahara. Le jeune homme lève aus‑
sitôt le siège de la place d’Ueda, nous l’avons dit, pour
foncer vers l’ouest le long de la périlleuse Nagasendô,
qui serpente de cols en vallées des Alpes japonaises. En
dépit de ses efforts et d’une marche éprouvante sous des
pluies torrentielles, Hidetada ne parvient pas à rejoindre

162
Un colosse aux pieds d’argile

son père à temps pour livrer bataille, privant l’armée de


l’Est des meilleures unités que les Tokugawa comptaient
aligner. 38 000  hommes ont ainsi manqué à l’appel, le
futur deuxième shôgun de la lignée ne ralliant Sekigahara
qu’au soir de la bataille. Furieux, Ieyasu refuse de recevoir
son fils, qui passe bien près d’être déshérité sans autre
forme de procès. Il faudra l’intercession des plus influents
conseillers, Honda père et fils, le premier prenant sur lui
la responsabilité du retard et le second menaçant de s’ou‑
vrir le ventre en signe de protestation, pour que Hidetada
revienne en grâce. Telle est la version officielle, qui n’est
jamais contestée par l’historiographie. Or, n’est-on pas
en droit de l’interroger, au regard de ce que l’on sait des
usages du temps comme de la personnalité du madré
suzerain des Tokugawa ?
Et si ces remontrances n’avaient été qu’une mise en
scène destinée à camoufler la véritable stratégie d’Ieyasu,
assisté par son âme damnée Honda Masanobu, qui accom‑
pagne justement l’héritier des Tokugawa ? L’hypothèse ne
semble pas exclue si l’on considère la campagne sous un
angle inédit. Rappelons-nous qu’à l’instar de la plupart de
ses contemporains, le « Vieux tanuki » est mû par l’obses‑
sion d’assurer la pérennité de sa maison, à défaut sa survie.
Tenir à l’écart Hidetada, sous la garde des plus valeureux
combattants du Mikawa en position de rebrousser chemin
pour se replier dans le Kantô, offre à cet égard une forme
d’assurance si le bientôt sexagénaire venait à périr sur le
champ de bataille. Cette perspective n’étant toutefois pas
de nature à enchanter l’intéressé, il conserve 30 000 guer‑
riers auprès de sa personne, formidable réserve ample‑
ment suffisante pour l’extraire d’un mauvais pas, et qu’il

163
Sekigahara

n’aura même pas à faire donner au cours de la bataille.


Nul besoin en effet, puisqu’en ces temps d’incertitude,
les principaux efforts sont supportés par les partisans que
Ieyasu peut suspecter à bon droit de mener un double
jeu : Fukushima Masanori, Kobayakawa Hideaki et, dans
une moindre mesure, Kuroda Nagamasa. Si ce dernier ne
cache pas sa profonde aversion pour Ishida Mitsunari, il
a hérité celle-ci de son père, le légendaire Yoshitaka, dit
« Kanbei » et baptisé « Simon » par les Jésuites10. Stratège
hors pair, manipulateur de génie, Kanbei était tenu en
haute estime par les trois Unificateurs successifs, qui se
méfiaient cependant de ses talents politiques et militaires.
Le fils Kuroda va néanmoins servir loyalement le parti
qu’il a adopté durant tout le conflit.
En définitive, le puissant appareil militaire des
Tokugawa sort intact de la confrontation, comme il avait
été préservé du fiasco coréen, ce qui va permettre à Ieyasu
de marcher sur Ôsaka à la tête de presque 70 000 hommes
et autant d’alliés. Le vainqueur tire là encore les enseigne‑
ments de son devancier Hideyoshi, qui avait lui aussi mis
en œuvre avant la lettre la doctrine de « force écrasante »,
chère aux généraux américains de la fin du siècle dernier.
CHAPITRE  11

Malheur aux vaincus !

Établie entre 15 000  et 40 000  morts, l’estimation des


pertes à Sekigahara varie considérablement d’un auteur
à l’autre, même si tous s’accordent à reconnaître qu’il
s’agit là d’une hécatombe, pour ainsi dire sans précé‑
dent dans l’histoire militaire nippone. À l’exception des
grandes tueries chinoises, proportionnelles à la densité
démographique de l’empire du Milieu, Sekigahara ne
souffre guère de comparaison, et il faudra attendre l’épo‑
pée napoléonienne pour dresser des bilans comparables
en termes de tués au combat à l’époque moderne. James
Murdoch et Isoh Yamagata livrent le décompte le plus
optimiste –  autour de 15 000  morts  –, conforme à leur
vision de la bataille dont ils tendent à minorer la portée
en rappelant qu’à l’issue de la victoire d’Ieyasu, l’impre‑
nable place d’Ôsaka, tenue par une puissante garnison
des Môri, est toujours aux mains de l’armée de l’Ouest1.
Des travaux plus récents fondés sur des sources japonaises
ont toutefois revu nettement à la hausse cette comptabi‑
lité macabre. Chris Glenn estime ainsi le total des pertes
à plus de  30 000, tandis qu’Anthony J.  Bryant, suivi par
Paul K. Davis, atteint les 40 000 morts2. Michael Clodfelter
affine enfin pour délivrer un bilan évalué à 35 000 tués

165
Sekigahara

pour la coalition rassemblée par Ishida Mitsunari face à


seulement 5 000 à 8 000 chez les partisans des Tokugawa3.
L’ampleur du nombre de victimes, comparé à celui des
transfuges ainsi qu’à celui des troupes s’étant tenues à
l’écart de la mêlée, tend à signifier l’anéantissement pour
ainsi dire total de l’armée de l’Ouest, à l’issue de sept heures
de combat. Outre le facteur géographique – la bataille de
Sekigahara a pour cadre une plaine exiguë bordée de reliefs
en partie fortifiés, transformée en un piège mortel –, un tel
carnage incite à rappeler que la guerre est l’affaire d’une
minorité agissante. Fondant Sous le feu, son ouvrage érudit,
sur une abondante recherche statistique, le colonel Michel
Goya évoque ainsi le « fractionnement des âmes », et rap‑
pelle que seuls 10 à 20 % des combattants s’engagent plei‑
nement dans l’action lorsque la vaste majorité se compose
de figurants4. À la vue de la première ligne qui s’effondre,
ces derniers, en proie à l’inhibition, à la sidération et à la
terreur, cèdent alors à la panique, plus sûr chemin vers
l’au-delà. Le résultat d’une « somme de toutes les peurs »
n’est cependant pas seul en cause, car entre également en
ligne de compte la dimension anthropologique, par le biais
des usages guerriers du samouraï, en particulier son mépris
affiché de la mort, sa répugnance à l’égard de la reddition
et la décapitation systématique de l’ennemi.

À en perdre la tête

Le soleil est haut, perçant péniblement le ciel blafard,


quand un Ieyasu victorieux quitte l’étrier pour prendre

166
Malheur aux vaincus !

place sur un tabouret pliant recouvert d’une peau de tigre.


On a préparé ce trône à son intention au centre du maku
érigé près des berges de la rivière Fuji, nous renseigne le
Keichô Gunki, « Chronique des guerres de l’ère Keichô »5.
En ce début d’après-midi, la tension est nettement retom‑
bée et depuis le quartier général de l’armée de l’Est dressé
à une centaine de mètres au nord de l’actuelle gare fer‑
roviaire, c’est à peine si l’on entend les cris d’agonie des
blessés et les ordres vociférés par les cavaliers lancés à la
poursuite des fuyards. Après quelques instants de recueil‑
lement, le vainqueur ajuste sa tenue, pose les paumes des
mains sur les cuisses puis adresse un signe discret à son
aide de camp. Kubi jikken, la cérémonie d’examen des
têtes, peut débuter.
Après les avoir soigneusement lavées, héritage des
temps anciens au cours desquels les membres de la
haute noblesse d’épée avaient coutume de se farder, des
servantes s’appliquent à noircir les dents des têtes en
accord avec la convention esthétique japonaise, puis les
étiquettent dûment. Les têtes des capitaines et c­ ombattants
de marque sont ensuite fichées sur une pique métallique
saillant d’un plateau de bois, avant d’être présentées au
général entouré de son état-major, disposé sur deux rangs,
de part et d’autre du seigneur. Ces officiers prennent soin
de tenir l’arc bandé ou une main vigilante posée sur la
garde du sabre, prêts à s’interposer entre l’esprit malé‑
fique du défunt et son bourreau. Pour plus de précaution,
l’assistance se tient à quatre ou cinq pas, distance suf‑
fisante pour assurer sans faillir l’identification du brave
tombé au champ d’honneur6. Au terme de cette revue
singulière, suivie par une inspection sommaire des têtes

167
Sekigahara

tranchées des simples soldats, ces trophées macabres sont


inhumés sous un kubizuka, « monticule aux têtes », dont
deux sont encore visibles à Sekigahara, à moins qu’ils ne
soient exposés en ville en guise d’avertissement. L’acte
de trancher la tête est le symbole suprême de la bravoure
du samouraï depuis les époques Heian et Kamakura. Et
les conteurs anonymes de l’illustre Heike Monogatari de
louer, non sans quelque licence poétique à l’évidence, les
faits d’armes du preux Minamoto no Yoriyoshi qui aurait
décapité rien moins que 16 000 adversaires. Cette pratique
fournit en outre une preuve irréfutable appelant rétribu‑
tion7. Face aux évolutions tactiques et à la massification des
combats durant le Sengoku Jidai, elle est cependant décou‑
ragée par plusieurs chefs de guerre, qui la jugent nuisible à
la cohésion et par trop chronophage. Elle revient pourtant
en grâce à la fin du xvie  siècle au cours des campagnes
des Unificateurs, dont le récit est émaillé de décapitations
pléthoriques, à l’exemple du Shinchô Kôki, la « Chronique
du seigneur Nobunaga » composée par Ôta Gyûchi8.
L’usage atteint son paroxysme à Sekigahara, puis au
siège d’Ôsaka quinze ans plus tard, au point d’inspi‑
rer une estampe à l’un des maîtres du genre, Tsukioka
Yoshitoshi, à la fin de la période Edo. À ce jeu morbide, la
palme revient à Kani Saizô, féal de Fukushima Masanori,
qui aurait revendiqué rien moins que 16 têtes à l’issue de
la bataille de Sekigahara ! Soucieux de s’épargner le poids
d’un tel fardeau en plein combat, l’intéressé aurait fourré
de feuillages la bouche de ses victimes afin de retrouver
aisément ses trophées, s’attirant ainsi le surnom de Sasa-
Saizô, « Saizô feuilles de bambou ». Une fois confirmée
l’identité des plus éminents défunts et leurs vainqueurs

168
Malheur aux vaincus !

respectifs récompensés à l’aune de leurs prouesses,


Ieyasu peut se fendre d’un compliment à l’endroit de
ses affidés les plus méritants. En premier lieu, il rend un
vibrant hommage à Kuroda Nagamasa, auquel il serre
chaleureuse­ment la main et attribue le rôle principal dans
le succès de l’armée de l’Est. Les éloges suivants vont à
Honda Tadakatsu et Fukushima Masanori, qui sont éga‑
lement distingués. Toujours habile, Ieyasu prend soin
de féliciter ce dernier avant de congratuler Ii Naomasa
et Matsudaira Tadayoshi, appliquant ainsi un peu de
baume sur la blessure d’orgueil que les seconds avaient
infligée à Masanori en lui volant l’honneur du premier
sang. Naomasa, qui avait pris sous son aile son gendre
Tadayoshi, quatrième fils de son suzerain, fait d’une
pierre deux coups lorsqu’il déclare que « les faucons de
bonne race se comportent toujours bien ». Flatté, Ieyasu
a beau jeu de répliquer avec bienveillance que « seuls les
bons fauconniers produisent de bons oiseaux de proie, et
sont à ce titre eux aussi dignes de louanges9 ». L’essentiel
du mérite n’en revient pas moins au général de l’armée
de l’Est, dont les qualités humaines et militaires lui ont
donné l’avantage au moment le plus décisif de son exis‑
tence. Le diplomate britannique George Sansom, auteur
d’une Histoire du Japon toujours incontournable, résume
en ces termes :
Il est vrai que le triomphe d’Ieyasu fut en partie dû aux triche‑
ries parmi ses ennemis, et l’on suggère parfois qu’il prit un
risque excessif en s’attaquant à une force supérieure établie
sur de solides positions défensives. Mais Ieyasu n’était pas
un commandant imprudent. Il était doué d’un génie militaire
enrichi par des décennies de rudes campagnes. Il était habile

169
Sekigahara

à lire dans l’esprit des hommes, son jugement politique était


hardi mais sûr, et il savait prendre un risque calculé10.

En marche vers Ôsaka

Le triomphalisme n’est toutefois pas de mise car à


cette heure, il y a tout lieu de croire que le chemin qui
mène à Ôsaka est encore pavé d’embûches. La formi‑
dable place forte est toujours aux mains des Môri, qui
n’ont pas fait connaître leurs intentions et peuvent espé‑
rer regrouper leurs forces, dispersées mais préservées,
afin d’opposer une vigoureuse défense aux Tokugawa.
Du reste, les principaux capitaines de l’armée de l’Ouest
sont en fuite, Ishida Mitsunari en tête, dont le château
de Sawayama constitue un passage obligé vers la capi‑
tale. Quant aux 7 500  hommes laissés en garnison à
Ôgaki, ils n’ont pas rendu les armes et menacent les
lignes de communication de l’armée de l’Est avec une
fraction du contingent de Hidetada, qui n’a toujours pas
opéré sa jonction avec le gros des forces. Ces facteurs
d’incertitude éclipsent pour partie la victoire incontes‑
table d’Ieyasu à Sekigahara et tempèrent l’enthousiasme
des troupes victorieuses qui bivouaquent à hauteur du
hameau de Yamanaka, au débouché de la vallée. Le
commandant en chef opte néanmoins pour l’audace et
décide de pousser son avantage en poursuivant sa route
au lendemain de l’arrivée de son fils. Hidetada a beau se
confondre en excuses, il n’est pas reçu par son père, qui
clame haut et fort sa déception à l’encontre de l’héritier

170
Malheur aux vaincus !

des Tokugawa, dont le retard aurait pu causer la perte


du clan tout entier.
Fidèle à la stratégie qui lui a assuré l’ascendant sur le
champ de bataille, Ieyasu assigne aux ralliés de la der‑
nière heure l’avant-garde de l’offensive suivante contre
Sawayama. Kobayakawa Hideaki, venu présenter tardi‑
vement ses respects au vainqueur, dont le jeune homme
pouvait à bon droit redouter un accueil plutôt frais,
ouvrira la marche. Bien que le daimyô des Tokugawa
congratule Hideaki, dissipant du même coup ses craintes,
il n’en ordonne pas moins à Ii Naomasa, auquel Ieyasu a
promis le fief des Ishida, de veiller à ce que les transfuges
ne manquent pas d’allant durant l’assaut. Sawayama
est enlevée le 23  octobre, surlendemain de Sekigahara.
15 000 assaillants submergent un château presque vide
de défenseurs, Mitsunari ayant jeté toutes ses forces dans
la confrontation. Privé du soutien financier de la maison
Toyotomi, il a également dépensé jusqu’à son dernier sou.
L’on ne retrouvera qu’un bien maigre butin dans les ruines
fumantes du donjon, où le frère, l’épouse et le fils aîné du
vaincu trouvent la mort, en dépit d’une offre de capitu‑
lation garantissant la vie sauve aux femmes et enfants en
échange du seppuku du commandant de la place. Dans
sa rancune à l’encontre de Mitsunari et sa volonté de faire
table rase d’un passé encombrant, Ii Naomasa, appointé
baron du domaine, fera démanteler les derniers vestiges
de Sawayama, avant d’ériger une nouvelle citadelle à un
jet de pierre de là, au sommet d’un promontoire rocheux
dominant le lac Biwa.
Si le seigneur de la maison Ii, grièvement blessé à
Sekigahara, ne survivra qu’un an et demi après la bataille,

171
Sekigahara

ses descendants continueront de jouir des faveurs de leurs


suzerains Tokugawa au cours de toute la période Edo.
Depuis leur château de Hikone, qui figure aujourd’hui
encore parmi les mieux conservés et les plus populaires
du pays, et où l’on célèbre toujours les jours glorieux des
Diables rouges, les Ii fourniront au shogunat bien des
serviteurs influents, dont le fameux Naosuke. Puissant
ministre, signataire en 1858 du traité de Harris qui éta‑
blit des relations diplomatiques et commerciales avec les
États-Unis, pavant la voie à la restauration Meiji, Naosuke
périra sous la lame de samouraïs conservateurs11.
Le jour même de la chute de Sawayama, l’espoir aban‑
donne la garnison d’Ôgaki, qui dépose les armes. Cette
reddition ôte la dernière épine du pied de l’armée de l’Est,
qui peut désormais marcher comme un seul homme sur
Ôsaka. Regroupée et libérée de toute inquiétude quant à
ses arrières, la prodigieuse machine de guerre s’ébranle
vers le sud-ouest.

La traque des fugitifs

La chute de Sawayama laisse un goût amer aux assail‑


lants, qui n’y trouvent pas le châtelain des lieux, Ishida
Mitsunari. Comptant peut-être déjouer ses poursuivants
et éloigner des siens un péril mortel, le général vaincu n’a
pas trouvé refuge dans son bastion. Au lieu de cet itiné‑
raire attendu, Mitsunari s’est enfui par les sombres sen‑
tiers du mont Ibuki, dont le versant méridional surplombe
Sekigahara. Il espère gagner Ôsaka en contournant le Biwa

172
Malheur aux vaincus !

par le nord, puis le Satsuma, terre des shimazu, afin d’y


lever une nouvelle armée pour reprendre la lutte. À bout
de force et tenaillé par la dysenterie, le fugitif demande
l’asile à un prêtre qui lui avait autrefois prodigué son
enseignement. L’homme fait bon accueil à Mitsunari, et
dissimule cet invité embarrassant à l’abri d’une grotte sur
les hauteurs du temple. Le fuyard est cependant décou‑
vert par les limiers qu’Ieyasu a lancés à ses trousses, aux
ordres d’un certain Tanaka Yoshimasa, ancien obligé de
Mitsunari et vassal des Toyotomi, gagné à la cause des
Tokugawa.
Lors de son interpellation, Mitsunari n’oppose aucune
résistance. Au grand soulagement de Yoshimasa, qui
revient à peine du siège sanglant de Sawayama, le géné‑
ral vaincu rengaine son sabre court de grand prix, présent
de Hideyoshi, en signe de reddition. Le malheureux devra
boire le calice jusqu’à la lie, ajoutant à l’humiliation de la
défaite le camouflet de la capture et l’insupportable dou‑
leur causée par la perte de sa famille. Le fier Mitsunari ne
se laisse pourtant point accabler et, raillé par Fukushima
Masanori qui s’étonne que le prisonnier n’ait pas trouvé le
courage de s’ouvrir le ventre, l’intéressé agonit d’insultes
son interlocuteur. Masanori en est quitte pour un cinglant
réquisitoire pour félonie. Et Mitsunari de renchérir, en
précisant qu’il n’avait survécu à cette tragédie que pour
affubler la conscience d’Ieyasu du fardeau de sa mort12.
Ankokuji Ekei, le plénipotentiaire en chef du clan Môri
qui a, cette fois, commis la plus lourde erreur politique
de sa longue carrière, ne peut se résoudre non plus au
suicide, auquel l’invitent pourtant la soixantaine de feu‑
dataires qui ont accompagné leur seigneur dans sa fuite.

173
Sekigahara

D’Ise au mont Kurama, où l’influent moine est rattrapé,


les rangs de cette compagnie en pleine déroute s’éclair‑
cissent à vue d’œil, au point qu’ils ne sont qu’une poignée
de fidèles à atteindre les faubourgs de Kyôto. La majeure
partie a déguerpi après avoir dépouillé son suzerain des
quelques pièces d’or au moyen desquelles Ekei espérait
monnayer un passage jusqu’à sa baronnie en Shikoku.
Il est dit qu’un rônin qui avait décelé la présence du
fugitif au Tôfukuji le dénonça aux autorités, soldant par
la même occasion un vieux compte avec Ekei. Satisfait
d’avoir obtenu réparation, le samouraï sans maître aurait
décliné la forte récompense promise par Ieyasu, arguant
qu’il n’avait accompli que son devoir.
La vaste traque qui suit la grande confrontation débouche
donc sur la capture de Konishi Yukinaga, Ankokuji Ekei et
surtout Ishida Mitsunari, instigateur de la fronde contre la
montée en puissance des Tokugawa. Si la répression ne fait
que commencer, et va bientôt s’abattre massivement sur
les adversaires politiques déclarés ou supposés d’Ieyasu,
plusieurs figures importantes manquent pour l’heure
à l’appel parmi les principaux généraux de l’armée de
l’Ouest. C’est le cas notamment de Shimazu Yoshihiro, qui
parvient à rejoindre son lointain domaine du Kyûshû, aux
côtés de son épouse embarquée à Ôsaka. Après quelques
atermoiements, Ieyasu renoncera à le punir, ne requérant
pour tout châtiment qu’une retraite des affaires publiques,
à laquelle le « moine-seigneur » va se plier de bonne grâce
au profit de son fils. Yoshihiro survivra ainsi dix-neuf
années à la bataille de Sekigahara, longévité honorable
quoique l­argement surpassée par celle d’Ukita Hideie, le
seigneur d’Okayama, que les Shimazu vont longtemps

174
Malheur aux vaincus !

soustraire à la colère vengeresse des Tokugawa. Réfugié


durant trois ans à Kagoshima, le secret de Hideie est finale‑
ment éventé par le successeur de Yoshihiro. L’humeur du
vainqueur s’étant alors apaisée, leyasu consent à commuer
la peine de Hideie, convoqué devant le nouveau maître
du pays, en exil sur l’île de Hachijô, confetti humide et
volcanique perdu en plein océan Pacifique, à 300 kilo‑
mètres au large d’Edo. Le banni y passera le reste de ses
jours, en compagnie de ses fils ainsi que d’une modeste
suite, jusqu’au 17 décembre 1655, jour de la disparition, à
l’âge canonique de 84 ans, du dernier grand protagoniste
de la bataille de Sekigahara13. D’autres, moins chanceux,
ne connaîtront qu’un bref sursis, à l’image de Natsuka
Masaie, qui se suicide dans son repaire de Minakuchi,
quelques jours après la confrontation.

Le couperet tombe

Mitsunari, le commandant déchu de l’armée de l’Ouest,


comparaît devant son rival, qui fait halte le 26 octobre dans
les décombres du château d’Ôtsu sur la route d’Ôsaka.
Depuis cette dernière, Môri Terumoto préfère prendre
langue avec Ieyasu afin de négocier une restitution de la
place aux Tokugawa. En gage de bonne foi, le pusillanime
seigneur des Môri, qui n’aura pas combattu davantage
que ses parents et subordonnés au cours de la grande
explication, fait décapiter le fils de Konishi Yukinaga
laissé à sa garde. La reprise d’Ôsaka dissipe les ultimes
illusions de Mitsunari. Accusé de rébellion et d’avoir semé

175
Sekigahara

le désordre dans l’empire, causant du même coup la mort


de milliers d’hommes, le prisonnier refuse néanmoins de
faire amende honorable et retourne l’accusation contre
ses geôliers. Accroupi sur une natte de paille, Mitsunari
affronte stoïquement le mépris et les quolibets. Il toise les
lieutenants d’Ieyasu, parmi lesquels Kuroda Nagamasa se
distingue par sa courtoisie, en déposant son surcot sur
les épaules nues du vaincu. Au passage de Kobayakawa
Hideaki, Mitsunari laisse exploser sa rage et voue le félon
aux gémonies. Le trépas prématuré du jeune daimyô en
1602, à seulement 21  ans et sans autre cause apparente
que l’anxiété suscitée lors de cette période troublée, lais‑
sera planer dans l’esprit de certains le soupçon d’une
malédiction lancée par Mitsunari.
Au-delà des bravades de circonstance, celui-ci ne peut
ignorer qu’il n’encourt rien moins que la peine capitale.
Au terme d’une promenade humiliante à travers les rues
de Sakai et d’Ôsaka, des anneaux métalliques tintinnabu‑
lant à leur cou, le général de l’armée de l’Ouest, Ankokuji
Ekei et Konishi Yukinaga prennent le chemin de Kyôto,
où ils sont exhibés une nouvelle fois aux huées des foules
opportunistes. La tradition rapporte cependant qu’un
badaud apitoyé tendit un kaki à Mitsunari, qui déclina
au motif qu’il craignait d’être indisposé. À Yukinaga, qui
s’étonnait de cette réponse saugrenue et rappelait à son
acolyte qu’eu égard à la situation, les soucis de digestion
devaient être le cadet de ses soucis, Mitsunari rétorqua
sans se départir de son flegme  : « Puisque nul ne peut
prédire comment les choses vont tourner, mieux vaut
toujours prendre soin de sa santé. » Précaution futile, les
trois hommes rejoignant les berges de la rivière Kamô,

176
Malheur aux vaincus !

et l’antique lieu de mise à mort de Rokujô gawara. C’est


là, sur un lit de galets délimité par une simple treille en
tiges de bambous, que leurs têtes sont tranchées au matin
du 6 novembre 1600. Celle d’Ishida Mitsunari, retrouvée
en  1907 au temple Sangen-In puis identifiée formelle‑
ment, servira de base à une reconstitution faciale réalisée
par la police scientifique de Tôkyô à la demande d’un
descendant du vaincu de Sekigahara14.
Quant à Konishi Yukinaga, au témoignage des Jésuites
qui voyaient en lui le parfait paladin catholique, il aurait
été livré en premier lieu à Kuroda Nagamasa, dont les
sympathies chrétiennes étaient connues du fait de la
conversion de son père, seigneur unanimement craint
et respecté. À la vue de Yukinaga agenouillé en prière,
Nagamasa se serait mépris sur ses intentions en croyant
que le captif espérait plaider sa cause, alors que son
sort reposait entre les mains d’Ieyasu. Yukinaga aurait
répondu calmement que s’il avait souhaité s’affranchir
du déshonneur, il aurait eu tout le loisir d’user du sabre
pendant à sa hanche. Au lieu de cela, le prisonnier s’en
remettait à Dieu, quand bien même cela pouvait signifier
la torture et l’opprobre jeté sur sa maison. Loyal à sa foi
jusqu’au dernier souffle, refusant de se donner la mort,
Yukinaga confiera ses ultimes pensées à son épouse, éga‑
lement convertie, dans une lettre dont un fragment a été
conservé  : « De toute la grâce dont j’ai bénéficié, je suis
infiniment reconnaissant au Seigneur. Tout ce qui importe
désormais est que tu serves sa volonté de tout ton cœur
car en fin de compte, toute chose ici-bas est dénuée de
valeur15. » Ishida Mitsunari était âgé de 41  ans, Konishi
Yukinaga en avait 45.

177
Sekigahara

Ieyasu et Hidetada n’auront même pas attendu que la


lame du bourreau ne s’abatte pour parader dans Ôsaka. Le
daimyô des Tokugawa et son héritier penaud, pardonné
pour raison d’État, se présentent triomphants devant
Hideyori, toujours leur suzerain en droit, afin d’assurer
l’enfant que justice a été rendue, qu’ordre et harmonie ont
été restaurés à travers l’empire. Il n’est bien que les plus
naïfs parmi les anciens vassaux des Toyotomi, toutefois,
pour être dupes du nouvel équilibre des pouvoirs. Ainsi
s’achève la guerre dans le Kinai. S’il demeure quelques
feux à éteindre aux quatre coins de l’archipel, la braise
va néanmoins couver encore longtemps sous la cendre.

Le pari fou du boiteux

Le 21 octobre 1600, tandis que la clameur des combats


résonne au fond de la vallée de Sekigahara, un autre bras
de fer oppose les partisans des Tokugawa à leurs adver‑
saires sur la péninsule de Kunisaki, située sur le littoral
oriental de Kyûshû, rien moins que 600 kilomètres au
sud-ouest à vol d’oiseau. À l’instar de celui qui déchire
simultanément la région du Tôhoku à équidistance dans
la direction opposée, ce conflit met aux prises des effectifs
nombreux, qui n’auraient pas dépareillé durant la période
Sengoku. Comme d’autres mouvements de moindre
importance, ces opérations font figure d’affrontements
secondaires au regard de la grande conflagration qui
en annule les résultats. Plutôt qu’un jeu à somme nulle
entre les deux belligérants, les campagnes de Kyûshû et

178
Malheur aux vaincus !

du Tôhoku tournent par ailleurs à l’avantage d’Ieyasu, qui


rafle intégralement la mise. Il n’en demeure pas moins
impropre de réduire Sekigahara à une simple bataille,
comme l’a judicieusement relevé Stephen Turnbull, qui
n’hésite pas à parler d’une guerre à part entière pour
évoquer ce conflit embrasant virtuellement l’ensemble
de l’archipel16. Pour marginaux qu’ils puissent paraître,
ces autres fronts ne représentent pas des enjeux mineurs,
et l’issue des combats, si la fortune des armes en avait
décidé autrement, aurait pu contrarier singulièrement les
desseins du daimyô des Tokugawa, à défaut d’en changer
radicalement le dénouement.
Il est dit qu’au temps de sa splendeur, Toyotomi
Hideyoshi ne craignait personne hormis ce diable boiteux
de Kuroda Yoshitaka. Fils d’un hobereau du Harima, qui
n’avait dû la survie de sa maison qu’à la vente de potions
médicinales, Yoshitaka avait perdu l’usage d’une jambe
durant son séjour dans les effroyables geôles du château
d’Arioka, dont le baron s’était révolté contre Nobunaga
et menaçait de pactiser avec les Môri en guerre contre
Hideyoshi. Ce dernier avait décelé en Yoshitaka un stra‑
tège hors du commun, tout comme Nobunaga avait su
faire éclore le génie du Singe qui, même une fois devenu
maître du pays et sous des dehors affables, conserva tou‑
jours un œil sur ce lieutenant trop doué. Le jeune sei‑
gneur des Kuroda avait toujours un coup d’avance, ne le
cédant à personne, sauf peut-être à Ishida Mitsunari, dont
Hideyoshi s’était entiché. D’abord partenaires, les deux
étoiles montantes s’étaient muées en rivaux, jusqu’à l’af‑
front du désaveu de Mitsunari au lendemain de l’expédi­
tion en Corée, qui permit à l’influent ministre d’écarter ce

179
Sekigahara

concurrent. Aussi les Kuroda choisissent-ils le parti des


Tokugawa lorsque chacun compte ses soutiens. À moins
que, sous couvert d’apporter son aide à Ieyasu, Yoshitaka
n’ait espéré que celui-ci et Mitsunari s’entretuent, afin
que lui-même puisse jouer sa propre carte ? L’hypothèse,
soulevée par Arthur Lindsay Sadler17, n’apparaît pas
complètement improbable lorsqu’on connaît la réplique
que Yoshitaka fit à son fils Nagamasa qui, de retour de
Sekigahara, se réjouissait d’avoir connu l’honneur d’une
poignée de main du vainqueur : « Que n’en as-tu profité
pour saisir ta chance de le poignarder de l’autre18 ! »
Opérant depuis le château de Kitsuki, en Buzen, prêté
par ses alliés Hosokawa, Yoshitaka se lance ainsi à l’as‑
saut de Kyûshû à la veille de la marche des Tokugawa vers
Ôsaka. Privé de ses meilleures troupes, qui guerroient
dans l’Est sous les ordres de Nagamasa et la bannière
aux glycines des Kuroda, le rusé général est contraint
de recruter sur ses deniers personnels 3 600 guerriers en
demi-solde et paysans que ses officiers entraînent à la
hâte. Cet appoint vient étoffer les quelques unités régu‑
lières restées en arrière, pour former une armée quelque
peu hétéroclite, qui suffit cependant à s’emparer de cita‑
delles mal garnies, le gros des troupes dont disposent les
clans majeurs étant principalement engagé au loin dans
les rangs de l’armée de l’Ouest. Mitsunari a beau susciter
contre Yoshitaka, l’héritier des Ôtomo, puissance régio‑
nale déchue, celui-ci est écrasé à la bataille d’Ishigaki‑
hara, livrée le même jour que Sekigahara. La campagne
des Kuroda est couronnée d’un succès remarquable : en
quelques semaines, quatre places fortes tombent aux
mains de Yoshitaka, qui pénètre en Chikuzen riverain.

180
Malheur aux vaincus !

Il y est rejoint par les forces de Katô Kiyomasa, auquel


Ieyasu avait conseillé de demeurer en son domaine
du Kyûshû afin d’y tenir en respect les adversaires des
Tokugawa.
Au souvenir des épreuves coréennes, Kiyomasa et
Yoshitaka font cause commune, le premier s’adjugeant
les terres vulnérables de ses ennemis jurés Konishi, tandis
que le second oblique en direction du sud pour s’empa‑
rer de Miyazaki en Hyûga. Voici la modeste armée des
Kuroda parvenue au seuil du fief des Shimazu, dont un
navire rapatriant une poignée de survivants de Sekigahara
et leurs familles est malencontreusement envoyé par
le fond. Elle n’ira pas plus loin. Abasourdi par la dili‑
gence avec laquelle Ieyasu a annihilé toute opposition,
Yoshitaka préfère obtempérer à l’injonction du com‑
mandant de l’armée de l’Est, qui appelle à la fin des
hostilités. Prudent, Yoshitaka se déclare ouvertement en
faveur des Tokugawa, vraisemblablement davantage par
réalisme et flair politique que par conviction. Le brillant
estropié renonce à ses ambitions et se retire peu après
des affaires temporelles, dédaignant sagement la vaste
seigneurie où Ieyasu souhaitait l’apanager, au profit d’un
humble pavillon de thé non loin de l’actuelle Fukuoka.
Cette dernière prospérera bientôt grâce aux bons offices
de Kuroda Nagamasa, pour devenir aujourd’hui la prin‑
cipale agglomération de Kyûshû. Quant à Yoshitaka, il
quitte ce monde en 1604, à l’âge de 57  ans. Surnommé
« Kanbei », baptisé « Simeon » par les Jésuites lors de sa
conversion, il n’aura cessé de renaître sous de nouveaux
avatars, tel un de ces phénix qui survolent la scène tumul‑
tueuse du Sengoku Jidai.

181
Sekigahara

Les dragons s’affrontent au nord

Kuroda Yoshitaka n’est pas le seul fils de ces âges


farouches qui espérait tirer son épingle du jeu et pro‑
fiter des troubles pour accroître ses possessions. On
se souvient que la campagne de Sekigahara débute au
nord, dans le Tôhoku, et plus précisément la province
du Dewa, que le Tairô Uesugi Kagekatsu entreprend de
fortifier dès le mois de février 1600, au mépris des avertis‑
sements de son confrère Ieyasu. Neveu de l’illustre Uesugi
Kenshin, dont les exploits martiaux lui avaient valu le
surnom de « Dragon de l’Echigo », en référence à la pro‑
vince dont il était originaire, Kagekatsu manifeste dès le
trépas de Hideyoshi son hostilité à l’endroit du daimyô
des Tokugawa. Il n’est pas long à entamer les préparatifs
militaires qui vont mettre le feu aux poudres. Bien que le
péril incarné par ce puissant seigneur doté d’une armée
considérable soit des plus sérieux, Ieyasu n’ignore pas
que son principal adversaire demeure Ishida Mitsunari.
Le maître d’Edo fait alors le pari que ses alliés du Nord, en
particulier Mogami Yoshiaki et Date Masamune – l’autre
dragon du Tôhoku, borgne celui-ci –, à défaut de détruire
cette menace, sauront au moins la circonscrire, lui offrant
le temps nécessaire pour mater ses ennemis dans l’Ouest.
Fort de l’appui du clan Satake, dont les troupes couvrent
leurs arrières et tiennent en respect les Tokugawa, Kagekatsu
prend l’initiative, même s’il délègue la conduite des opéra‑
tions à son fidèle vassal Naoe Kanetsugu. Ses forces, réparties
en trois colonnes comptant au total près de 30 000 hommes,
convergent vers Yamagata, capitale du fief riverain des

182
Malheur aux vaincus !

Mogami. Vainqueurs au fort frontalier de Hataya, les Uesugi


échouent toutefois à déloger la garnison du château de
Hasedo, défendu avec tant d’opiniâtreté qu’il tient durant
plus de deux semaines, au moment même où Ieyasu croise
le fer à Sekigahara. Les assiégés gagnent suffisamment de
temps pour permettre à Date Masamune d’opérer sa jonc‑
tion avec les forces des Mogami, en difficulté. Enhardis par
ces renforts opportuns, ils s’offrent même le luxe d’une sor‑
tie et forcent les Uesugi à un repli tactique au cours duquel
ceux-ci sont informés, le 5  novembre, du triomphe de
­l’armée de l’Est19. Au prix de lourdes pertes, les combattants
arborant sur leur fanion dorsal les deux moineaux cerclés,
blason du clan Uesugi, battent en retraite pendant que leur
seigneur se presse d’accepter un cessez-le-feu.
Si le malicieux Date Masamune concédera ultérieure‑
ment qu’il aurait volontiers saisi, pourvu qu’elle se soit
présentée au cours de la campagne, toute opportunité
d’étendre son domaine20, les motivations de Kagekatsu
apparaissent plus hasardeuses. Le daimyô des Uesugi peut
certes se targuer de disposer d’un instrument militaire jus‑
tement redouté, entretenu par une rente considérable de
1 200 000  koku et renforcé par l’alliance avec la maison
voisine des Satake, elle-même riche d’un demi-million de
boisseaux de riz. Face à ce tandem de choc, celui formé
par les Date et Mogami, qui n’affiche qu’un revenu moi‑
tié moindre, ne fait en théorie pas le poids. La guerre ne
se limite pas à des opérations arithmétiques cependant,
et même en cas de victoire dans le Tôhoku, Kagekatsu
est à son tour surclassé par les richissimes Tokugawa,
auxquels il ne peut espérer tenir tête qu’en se liguant
avec Ishida Mitsunari. En outre, il importe de rappeler

183
Sekigahara

qu’Ieyasu parvient à vaincre dans la passe de Sekigahara


sans le secours de 38 000  hommes placés sous le com‑
mandement de son fils Hidetada. Or, ce puissant corps
avait été initialement déployé à Utsunomiya, aux confins
septentrionaux du fief des Uesugi, pour parer à toute éven‑
tualité. Engagées par la suite sur la Nagasendô, ces forces
se trouvaient dans une position idéale pour effectuer une
volte-face et contenir une offensive venue du nord.

Défaite sur tous les fronts

À Ishigakihara, Hasedo et surtout Sekigahara, l’armée


de l’Ouest essuie donc trois cinglants revers en l’espace
de quelques heures. Il n’est guère qu’au siège d’Ôtsu
que les partisans de Mitsunari remportent la victoire, et
encore les effets de celle-ci sont-ils réduits à néant par
le résultat de la grande bataille. Pis, les effectifs engagés
dans ce siège coûteux se seraient vraisemblablement
rendus plus utiles à trois jours de marche de là, face à
la coalition rassemblée par les Tokugawa. Gare à éviter
l’écueil d’une lecture anachronique des faits rapportés,
toutefois. Rappelons en effet que ces vastes confédéra‑
tions qui essaiment à travers tout l’archipel ne sont en
aucun cas des ensembles homogènes, mais au contraire
minés par les conflits d’intérêts et soumis à d’incessantes
injonctions contradictoires. Force est de constater que
cette définition s’applique néanmoins davantage à l’ar‑
mée de l’Ouest qu’à sa sœur ennemie, comme l’épreuve
du feu devait le démontrer. Il convient de garder à l’esprit

184
Malheur aux vaincus !

que l’issue de chacun de ces conflits aurait pu, en théorie,


déclencher une réaction en chaîne susceptible de rebattre
instantanément les cartes au sein de ces alliances de cir‑
constance, particulièrement volatiles. De tous ces grands
fauves poursuivant en premier lieu leurs propres ambi‑
tions et se regardant en chiens de faïence, Ieyasu se sera
montré le plus persuasif. Maître en « ingénierie sociale »,
pour recourir à un néologisme en vogue, le seigneur des
Tokugawa aura su cultiver des amitiés moins fragiles et
tisser un réseau plus dense, comme en atteste le succès
de son parti sur tous les fronts.
S’il est permis de se perdre en conjectures, la victoire
finale d’Ieyasu ne faisait cependant guère de doutes, compte
tenu de ses atouts. Un coup de pouce du destin eût-il favo‑
risé Mitsunari en lui permettant d’éliminer son concurrent
à Sekigahara, quel rôle politique se serait-il arrogé à l’ombre
du Conseil des Anciens ? Et ces quatre Tairô seraient-ils
parvenus à assurer la régence en bonne intelligence
jusqu’à la majorité de leur jeune suzerain Hideyori ? Rien
n’est moins sûr, et la relative parité entre Môri, Maeda et
Uesugi ne saurait être considérée comme un gage de sta‑
bilité suffisant. En définitive, la victoire d’Ieyasu consacre
aussi bien son talent en matière de realpolitik avant la lettre
que celui des grands acteurs de la ­campagne, dont aucun
n’était foncièrement désireux de voir l’empire renouer avec
les heures sombres de la période Sengoku. Aux yeux de
ces survivants, la paix et ses corollaires –  essor des ren‑
dements agricoles et échanges commerciaux, promesses
d’une prospérité durable –, valaient plus que l’identité de
celui qui en garantirait l’avènement. La seule chance de
l’emporter pour l’armée de l’Ouest aurait pu reposer sur

185
Sekigahara

un soutien assumé de la maison Toyotomi. Si Mitsunari


et ses complices étaient parvenus à obtenir l’onction de
dame Yodo, celle-ci aurait peut-être consenti à confier à
son fils bien-aimé le commandement nominal des troupes
légitimistes. Il y a fort à parier que de nombreux capitaines
débiteurs du Singe auraient alors résolu d’adopter une tout
autre ligne de conduite, dans le cadre d’un choc frontal
entre les clans Toyotomi et Tokugawa, si Ieyasu s’y était
risqué malgré tout. Près de quinze années devront encore
s’écouler avant que cette rivalité trouve son terme sanglant
sous les murailles arasées et les fossés comblés d’Ôsaka.
Le moment viendra pourtant. D’ici là, bien des vétérans
du conflit auront péri ou connu d’autres avanies. Quant
aux Tokugawa, en triomphant à Sekigahara, ils auront jeté
les fondations de la dernière, la plus puissante et la plus
pérenne dynastie shogunale que le Japon ait jamais connue.
L’irrépressible mouvement d’unification amorcé quatre
décennies auparavant dans la combe d’Okehazama, et qui
dessine déjà les contours de l’État-nation japonais tel qu’il
s’est perpétué jusqu’à nos jours, trouve son point d’orgue
à Sekigahara, comme le souligne Marius B. Jansen :

Chacun des Unificateurs bâtit ainsi sur l’œuvre de son pré‑


décesseur. Nobunaga détruisit l’ordre ancien et entama le
processus de centralisation ; Hideyoshi fixa les règles du
système des daimyô mais se reposa sur le prestige de la
cour impériale plutôt que d’établir une hiérarchie formelle
entre vassaux. Ieyasu, cependant, survécut seize ans à sa
plus grande victoire et se focalisa sur les étapes qui per‑
mettraient à sa lignée de perdurer […]. Le système qui en
résulta devait tenir jusqu’en 186821.
QUATRIÈME PARTIE

L’âge d’airain
CHAPITRE  12

Pax Tokugawa

Shishi, les « hommes au grand dessein », tel fût le sur‑


nom flatteur attribué a posteriori aux réformateurs qui
constituèrent l’âme de la restauration Meiji. Le mouve‑
ment devait aboutir au rétablissement du primat impérial
au détriment de celui du shôgun. Née d’une contestation
de l’hégémonie politique des Tokugawa, hâtée par l’ou‑
verture contrainte de l’archipel aux puissances étrangères
à compter de 1853, puis alimentée par la hantise de la
colonisation, cette manière de révolution, partie non des
masses populaires mais des classes sociales supérieures,
éclate au cours de la décennie 1860. Bien qu’issus d’ho‑
rizons fort divers – radicaux ou modérés, farouches xéno‑
phobes ou thuriféraires exaltés de l’Occident, parents ou
adversaires résolus du Bakufu –, ses principaux initiateurs
et acteurs, souvent d’extraction modeste, ont néanmoins
deux dénominateurs communs : tous sont les fils de clans
ou domaines vaincus à Sekigahara plus de deux siècles
et demi auparavant.
Si le belliqueux Satsuma, province des Shimazu, fournit
les gros bataillons de dissidents, le Chôshû des Môri n’est
guère en reste. Quant aux fiefs de Tosa, Hizen et Mito, s’ils
sont l’apanage de fidèles vassaux des Tokugawa et même

189
Sekigahara

d’une branche collatérale de la maison shogunale dans le


cas du troisième, ils étaient autrefois aux mains d’alliés
d’Ishida Mitsunari, spoliés après leur défaite. Aux yeux de
bien des contemporains qui ne peuvent alors imaginer les
profondes mutations sur lesquelles la restauration Meiji
débouchera, tout porte à croire qu’une clique guerrière
succède à une autre, pour reprendre les mots de Pierre-
François Souyri, qui souligne que les partisans de l’em‑
pereur sont désignés par le terme d’« armée de l’Ouest »,
réminiscence des temps de Sekigahara1. Les vexations et
humiliations ressenties à l’issue de la vaste réorganisa‑
tion vassalique consécutive à la bataille devaient ainsi
connaître des répercussions à très long terme, et contri‑
buer à façonner le visage du Japon moderne.

Valse de fiefs

Au lendemain de sa victoire écrasante de l’au‑


tomne  1600, Ieyasu a désormais les coudées franches.
Plus puissant que jamais au sein d’un Conseil des Anciens
dont trois piliers sur cinq se sont compromis aux côtés de
Mitsunari, et même s’il affecte de rendre la justice au nom
de Toyotomi Hideyori, le seigneur des Tokugawa privilé‑
gie sans vergogne les intérêts de sa famille. Au cours de
l’année  1601, sanctions et récompenses pleuvent, remo‑
delant en profondeur la carte politique de l’archipel. Bien
que les Shimazu s’en tirent à bon compte en obtenant, en
1602, grâce aux nombreux amis qui plaident leur cause,
une amnistie complète, leur sort tient de l’exception

190
Pax Tokugawa

plutôt que de la règle. En effet, ce ne sont rien moins que


6 221 290 koku, soit plus du tiers de la valeur foncière
totale du pays, qui sont confisqués aux daimyô défaits ou
tués à Sekigahara pour échoir en d’autres mains2. Le total
atteint même les 7 millions de mesures si l’on tient compte
de l’augmentation de la taille des seigneuries allouées à
huit vassaux qui se sont distingués au champ d’honneur,
ainsi qu’à une vingtaine de membres de la parentèle du
vainqueur.
Ieyasu ne donne pas dans la demi-mesure. Il abo‑
lit 87  maisons guerrières et ravit tout ou partie de leurs
États à 47 seigneurs, dont Môri Terumoto qui, en dépit des
efforts de son feudataire Kikkawa Hiroie, voit ses revenus
chuter de 1 200 000 à 360 000 koku3. Uesugi Kagekatsu
conserve sa tête au prix d’un transfert du domaine d’Aizu,
de même valeur initiale que celui des Môri, à Yonezawa
qui n’en produit que le quart, soit 300 000 mesures de riz.
Cette redistribution des cartes, d’une ampleur sans précé‑
dent dans l’histoire du Japon, fait cependant des heureux,
à commencer par Maeda Toshinaga, le fils de Toshiie, qui
hérite des 215 000 koku de son frère ennemi, franchissant
ainsi le seuil du million, honneur insigne dont les Maeda
seront désormais les seuls à jouir. Leur ancienne capi‑
tale de Kanazawa entretient toujours ce souvenir en célé‑
brant chaque année au mois de juin le Hyakumangoku
­matsuri, « festival du million de koku ». Ikeda Terumasa
n’est qu’à peine moins bien nanti avec un accroissement
de 368 000 mesures, pendant que Katô Kiyomasa et Date
Masamune relèvent leurs émoluments de respectivement
270 000 et 250 000 koku. Kobayakawa Hideaki, appointé
dans la province de Bizen  produisant 510 000 mesures

191
Sekigahara

de riz, s’enrichit lui aussi de 153 000  koku, belle opé‑


ration dont il n’aura guère le loisir de profiter. Le clan
Tokugawa se taille néanmoins la part du lion, puisqu’à
lui seul, son maître s’arroge 1,5 million de koku4. Ieyasu
possède dorénavant un domaine sans équivalent, d’un
rendement dépassant les 4 millions.
Enfin, si le statut de Hideyori est conforté dans son
rôle de seigneur de la maison Toyotomi, c’est en échange
d’une amputation drastique des ressources de cette der‑
nière, qui fondent d’un million et demi de koku pour
plafonner à 660 000. Bien que Yodo, la mère de l’enfant,
puisse à raison suspecter son adversaire de vouloir priver
Hideyori de son droit légitime à régner en le reléguant
au rang d’un daimyô ordinaire, elle ne dispose plus des
moyens de mettre au pas Ieyasu.

Le soleil se lève à l’est

À l’orée de l’année 1602, les Tokugawa franchissent un


nouveau pas vers l’émancipation en s’abstenant de venir
rendre hommage à leur juvénile suzerain à l’occasion des
vœux du Nouvel An. Bien que le geste ne passe pas ina‑
perçu, nul n’ose protester hormis dame Yodo, aussi Ieyasu
ne tarde-t‑il pas à tirer parti de cette position de force. Dès
l’hiver 1603, après avoir engagé l’érection d’une nouvelle
forteresse au Nijô, en plein cœur de la capitale, le seigneur
des Tokugawa reçoit de l’empereur le mandat shogunal.
Cinglant camouflet pour les Toyotomi, Hideyori n’assiste
pas à la cérémonie, sa mère se faisant un devoir de rendre

192
Pax Tokugawa

la monnaie de sa pièce à Ieyasu, qui ne s’était pas privé


d’une entorse à l’étiquette féodale. Ce dernier peut bien
garantir au jeune prince qu’il obtiendra en temps voulu
la charge prestigieuse de kanpaku – « chancelier » –, pré‑
cédemment occupée par Hideyoshi, les jeux sont faits. La
dignité de shôgun, tombée en désuétude vingt-sept  ans
auparavant avec l’exil du dernier rejeton de la lignée
Ashikaga, revient en grâce et va bientôt connaître son
âge d’or. En étendant sa suprématie sur l’entièreté de la
classe militaire, Ieyasu s’octroie du reste un titre dont le
poids politique est indéniablement supérieur à celui de
la chancellerie, qui coiffe traditionnellement la seule cour
impériale. Yodo fulmine et menace d’annuler les noces
entre son fils et la princesse Sen, fille de Hidetada et donc
petite-fille d’Ieyasu, promise à Hideyori. Les épousailles
sont pourtant célébrées en grande pompe, les conseillers
de Yodo ayant convaincu l’inflexible veuve du Singe que
la toute jeune fille, alors âgée d’à peine 7  ans, pourrait
servir d’otage le moment venu.
Déjà maître de la place voisine de Fushimi, le frais
émoulu shôgun met à contribution les daimyô du Kinai,
majoritairement favorables à l’armée de l’Ouest, afin
qu’ils érigent à leurs frais le château du Nijô. Mais c’est à
Edo que les Tokugawa vont transformer cet essai promet‑
teur en véritable système de gouvernance. Après avoir un
temps considéré l’option de s’établir à Ôsaka, comme de
récentes découvertes l’ont montré, Ieyasu et, surtout, son
fils Hidetada arbitrent en faveur d’Edo5. À l’été 1604, tous
les grands féodaux du pays sont priés de fournir main-
d’œuvre et matériaux de construction à proportion de leurs
moyens, afin de transformer la bourgade marécageuse en

193
Sekigahara

authentique capitale digne du nouveau shogunat. Pour


chaque tranche de 100 000 koku de revenu, un seigneur
est ainsi tenu d’expédier 1 120 moellons de fondation, le
tout manié par une centaine d’ouvriers assignés à la sec‑
tion de rempart correspondante6. Ce chantier préfigure
l’ambitieuse politique de grands travaux d’infrastructures
réalisés à titre de corvées aux frais des autorités seigneu‑
riales – kokuyaku –, l’un des plus puissants instruments
de contrôle féodal au service du Bakufu d’Edo. Dans la
lignée du fondateur de la dynastie, homme d’inclina‑
tion conservatrice, les Tokugawa ne font là qu’user des
pratiques développées par leurs devanciers, Hideyoshi
ayant eu recours à ce procédé afin de bâtir Ôsaka. En cela
comme en d’autres domaines, le nouveau maître du pays
a néanmoins tiré de précieux enseignements des échecs
de son prédécesseur, et applique les méthodes éprouvées
à une tout autre échelle.
L’incapacité du défunt Taikô à pérenniser l’hégé­monie
de sa maison n’a pas non plus échappé à Ieyasu, qui
s’empresse de transmettre le bâton de commandement
à son fils Hidetada, dont l’épouse vient enfin de donner
naissance à un héritier mâle, le futur Iemitsu, troisième
potentat du lignage Tokugawa. En avril 1605, Hidetada est
investi du mandat shogunal à Kyôto, sous la garde d’une
force dissuasive de 100 000 combattants. La précaution
n’est pas superflue puisqu’une fois encore, les Toyotomi
boudent la célébration, faisant craindre un regain de ten‑
sions entre les deux clans rivaux. Les anciens hommes-
liges de Hideyoshi se savent sur la sellette, en particulier
Katô Kiyomasa et Fukushima Masanori. S’ils protestent
du bout des lèvres en faisant mine de s’étonner face à ce

194
Pax Tokugawa

projet dynastique dont les Tokugawa ne font plus mystère,


les deux vétérans, meilleurs capitaines que politiciens,
ne se risquent pas pour autant à défier ouvertement un
nouveau pouvoir qui les a comblés de faveurs. Quant à
Ieyasu, il s’octroie une qualité conçue sur mesures, celle
d’Ôgosho, sorte de shôgun en retraite dont chacun sait,
cependant et selon une tradition politique japonaise
millénaire, qu’il ­continue de tirer les ficelles du pouvoir
depuis les coulisses de sa forteresse à Sunpu.

Une nouvelle géographie du pouvoir

Sekigahara aboutit ainsi à une complète reconfigura‑


tion du paysage politique, au propre comme au figuré,
héritage direct des coteries formées par les protagonistes
au cours de la campagne ou durant la bataille. L’un des
aspects les plus remarquables n’est autre que le trans‑
fert du principal centre de décision du Kinai au Kantô,
encore que le terme de « retour » serait sans doute plus
indiqué. Si la manifestation la plus éclatante et durable de
la victoire des Tokugawa est l’essor d’Edo, qui n’est autre
que la future Tôkyô, « capitale de l’Est » rappelant l’armée
du même nom, il s’agit d’une manière de renouer avec
les racines du shogunat, fondé quatre siècles plus tôt à
Kamakura, trois jours de marche au sud d’Edo. En accep‑
tant le cadeau que Hideyoshi croyait avoir empoisonné,
Ieyasu a délaissé Odawara, l’ancien bastion du clan Hôjô
vaincus, au profit de ce qui n’était en 1590 qu’un modeste
village de pêcheurs cerné de marais. Drainé puis fortifié,

195
Sekigahara

Edo sert bientôt de prototype à un réseau de jôkamachi,


villes castrales qui sont autant de métropoles régionales.
La fonction première de ces agglomérations, dont les pre‑
mières s’étaient épanouies dès le siècle précédent dans la
foulée d’Azuchi puis Ôsaka, est de s’assurer l’obéissance
des vassaux, désormais privés d’autonomie financière et
logés au pied du château seigneurial, afin que plus jamais
ne se répètent les multiples drames ayant émaillé la tur‑
bulente période Sengoku. Mais l’avènement de cette nou‑
velle ère va produire bien d’autres effets.
Elle annonce d’abord les prémices d’une urbanisation
devenue emblématique du Japon moderne, à tort d’ail‑
leurs puisque l’archipel demeure aux trois quarts rural
et montagneux7. En l’espace d’un siècle et demi, Edo va
connaître un développement sans précédent, pour se
hisser à l’orée du xviiie siècle au premier rang mondial.
Malgré les vicissitudes – flammes et séismes ravagent la
capitale shogunale à de nombreuses reprises, le grand
incendie de Meireki en 1657 détruit ainsi le tiers des bâti‑
ments et tue 100 000 citadins  –, Edo ne cesse de croître
pour franchir le seuil du million d’habitants, nombre pro‑
digieux pour l’époque8. Kyôto, qui n’affiche pas le dixième
de ce score vertigineux, est loin de faire jeu égal. Calquée
sur le modèle orthogonal d’inspiration chinoise, l’antique
capitale impériale est en outre dépourvue d’ouvrage
défensif, à l’exception d’un rempart de terre battue, là
où la jôkamachi, et Edo au premier chef, est le fruit d’une
architecture proprement japonaise et reflétant la domina‑
tion de la classe militaire. Cet exode massif des samou‑
raïs vers les villes, en particulier la plus prospère d’entre
toutes, s’accompagne également d’une véritable explosion

196
Pax Tokugawa

des besoins en termes d’urbanisme, de constructions et


de services, qui jette les bases d’une florissante économie
urbaine. Artistes et artisans ne sont pas en reste. Ils se
font fort de divertir les classes supérieures d’une société
en voie de pacification, et qui se piquent d’orner leur rési‑
dence en suivant désormais la tendance décorative. Une
bourgeoisie citadine amorce ainsi sa longue ascension
sociale, malgré le peu de cas dont fait d’elle la philosophie
néoconfucianiste alors en vogue.
À l’échelon national, ces bouleversements ne sont pas
non plus sans conséquences, loin s’en faut. Si la nouvelle
carte politique ne recouvre pas complètement celle des
alliances nouées à la veille de Sekigahara, elle en reprend
cependant les grandes lignes, délibérément accentuées
par les vainqueurs. Ieyasu place ses pions à sa guise aux
quatre coins de l’empire, en suivant un schéma redouta‑
blement efficace. Autour des shinpan, ses fils et neveux
auxquels ils octroient les terres les plus fertiles dans le
Kantô et le Kinai, ainsi que le contrôle des principales
artères, le daimyô des Tokugawa fieffe les vassaux de
la première heure. Bien que les domaines de ces fudai
n’offrent pas nécessairement les rendements les plus éle‑
vés, ils commandent des nœuds de communication et
dressent un glacis protecteur enclavant les apanages de
la dernière catégorie de grands féodaux, celle des tozama.
Là encore, Ieyasu manifeste son désir de retourner aux
sources du Bakufu de Kamakura, qui avait forgé ce vocable
pour désigner les « seigneurs de l’extérieur » bénéficiant
d’une certaine indépendance au prix d’un bien moindre
poids politique9. Parmi ces tozama, l’on retrouve les plus
puissantes maisons que compte l’empire, loin derrière

197
Sekigahara

celle des Tokugawa, naturellement. Du reste, toutes se


sont distinguées, dans l’un ou l’autre camp, durant la
campagne de Sekigahara. Shimazu, Katô et Kuroda en
Kyûshû, Môri, Kikkawa et, dorénavant, Fukushima dans
le Chugôku, Hosokawa et Maeda sur les rivages de la mer
du Japon, Date et Uesugi dans le Tôhoku.
Il est frappant de relever que la distance physique
séparant d’Edo les fiefs de ces clans est pour ainsi dire
proportionnelle à la défiance que ces derniers suscitent
chez les Tokugawa. Car cet « extérieur » qui caractérise les
tozama n’est pas exclusivement géographique, il est aussi
et surtout politique. Ces grands féodaux peuvent bien se
targuer d’être sur leurs propres terres les égaux du shô-
gun en droit, il n’en est rien dans les faits, et le régime ne
manquera jamais une occasion de remettre à leur place
ces ombrageux seigneurs, au besoin en les humiliant10.
Tenus à l’écart des cercles du pouvoir, parfois sujets à des
mesures vexatoires, régulièrement réquisitionnés pour
réaliser les grands projets d’aménagement territorial, les
tozama sont enfin soumis à une lourde obligation : celle
de résider à Edo alternativement d’une année sur l’autre.
Là encore, Ieyasu et ses successeurs, instruits par les erre‑
ments de leurs devanciers, vont pousser à leur plus haut
degré de raffinement les outils et pratiques conçus dans
le but d’empêcher l’émergence de toute concurrence, en
exerçant à la fois une menace physique et en interdisant
aux daimyô de thésauriser. Le principe de résidence alter‑
née –  Sankin-kôtai  – dont l’usage se formalise en 1635,
sous le règne du troisième potentat Tokugawa, présente
à cet égard de nombreux avantages aux yeux du régime.
Il permet d’abord de retenir en otages les familles des

198
Pax Tokugawa

princes, dont les épouses se plient néanmoins de bonne


grâce à cette contrainte, qui leur offre les plaisirs de la
trépidante capitale plutôt qu’une morne existence provin‑
ciale. En second lieu, la garde et l’entretien de ces onéreux
palais, ainsi que de leur domesticité, coûtent fort cher,
d’autant qu’on ne saurait songer à se loger sans égard pour
son rang11. Hors de question non plus de lésiner sur le
cortège, également régi par des édits somptuaires, ainsi le
périple jusqu’à Edo, effectué à grands frais, grève d’autant
plus lourdement le trésor du domaine que le chemin est
long à parcourir. À titre d’exemple, l’escorte du seigneur
de Tosa en Shikoku, dont la maison Chôsokabe avait été
dépossédée en faveur du clan Yamauchi au lendemain de
Sekigahara, se compose en 1645 de 1 477 soldats et porte­
faix qu’il faut nourrir et abriter au gré de l’interminable
parcours12. On comprend dès lors pour quelle raison la
période Edo sera celle d’un accroissement considérable
de l’offre hôtelière le long des axes routiers majeurs, pour
le plus grand plaisir des artistes et pèlerins, voire des pre‑
miers touristes.

La voie du Guerrier

Sekigahara a certes purgé le Japon du spectre de la


guerre, mais les guerriers n’en tiennent pas moins, voire
plus que jamais et paradoxalement, le haut du pavé.
Apogée des guerres civiles, la bataille titanesque a presque
unanimement convaincu de la nécessité d’en finir avec
l’héritage du Sengoku Jidai, fut-ce en figeant l’ascenseur

199
Sekigahara

social. Le carcan normatif établi par les intellectuels et


idéo­logues à la solde des Tokugawa étend peu à peu ses
tentacules à toutes les sphères de la société. Les samouraïs
sont concernés au premier chef, et amenés à repenser leur
rôle au sein d’une nation japonaise en gestation mais aspi‑
rant à la paix. À l’orée du xviie siècle, la carrière des armes
emploie toujours la nette majorité des membres de la classe
combattante, et le duel sans merci opposant les Tokugawa
aux Toyotomi a fait son lot de perdants. Le nombre de ces
rônin, guerriers privés de maître, jetés sur les routes ou
vivant d’expédients, avoisinerait 17 000 au lendemain de
Sekigahara13. Il frôlera les 400 000 en 165014. S’ils sont des
milliers à saisir, avec le siège d’Ôsaka à l­’hiver 1614, une
ultime occasion de briller, chacun pressent que la « Pax
Tokugawa » repose sur de solides fondations qu’il ne sera
pas aisé d’ébranler. Tenka Taihei, la « Grande Tranquilité
du pays sous le Ciel », a commencé.
Afin de justifier leur domination sociale, les samou‑
raïs vont réinterpréter le système de valeurs qui régis‑
sait jusqu’alors leur vie souvent éphémère et arbitrait de
cruels dilemmes. Autre paradoxe, c’est ainsi que le fameux
Bushidô, la « voie du Guerrier », à tout le moins dans
sa version moderne et écrite que nous lui connaissons
notamment grâce à la formidable popularité des arts mar‑
tiaux japonais, procède davantage de la remise en cause
suscitée par la paix que des contingences de la guerre. Le
cynisme et l’opportunisme, maîtres-mots d’une époque
révolue dont Sekigahara a marqué le paroxysme, cèdent
progressivement la place aux idéaux chevaleresques, dont
la loyauté absolue est désormais érigée en vertu cardinale
ou, pour reprendre la jolie formule de l’historien Saeki

200
Pax Tokugawa

Shinichi, le Bushidô « sauvage » se civilise15. N’allons


pas trop vite en besogne, cependant, car dès la période
Kamakura, au cours de laquelle les guerriers commencent
à penser leur identité et ce qui façonnera leur culture,
une certaine éthique du sacrifice individuel se fait jour. À
l’image de sa contemporaine médiévale européenne, elle
tient néanmoins plutôt de la littérature ou d’une aspira‑
tion, et ne reflète guère les comportements sur le champ
de bataille, à quelques exceptions près.
Avec l’apaisement des tensions, la supériorité physique
ne suffit plus et doit s’accompagner d’une exemplarité
morale théorisée par les lettrés confucéens Nake Tojû et
Yamaga Sokô. Sous leur plume, comme sous celle des
grands maîtres d’armes Yagyû Munenori et Miyamoto
Musashi, l’impitoyable soudard se mue en gentilhomme
versé dans tous les arts. Le sabre et le pinceau se fondent
dans le creuset du Bushidô, code d’honneur mâtiné de
confucianisme, empruntant également au taoïsme la
notion transcendante de « voie », où se mêle accomplis‑
sement personnel et manière de faire corps avec l’univers.
Pour autant, à la charnière des xvie et xviie  siècles, les
deux définitions du samouraï coexistent toujours, comme
en témoignent les avis contrastés des grands protago‑
nistes du conflit. Là où Kuroda Nagamasa professe un
juste équilibre entre arts de la guerre et de la paix, en
mettant toutefois en garde contre tout affaiblissement
des qualités militaires inhérentes au seigneur féodal,
Katô Kiyomasa affiche un mépris complet pour tout ce
qui s’écarte du domaine des armes. L’intrépide bâtisseur
de Kumamoto considère que « lire de la poésie chinoise
et composer des vers est proscrit. Celui dont le cœur est

201
Sekigahara

porté à acquérir ces connaissances, et à s’adonner à des


raffinements si élégants et délicats s’en trouvera assuré‑
ment efféminé ». Et Kiyomasa de renchérir en enjoignant
tout samouraï s’étant laissé aller à un pas de danse de
s’ouvrir le ventre séance tenante16 ! Les enfants terribles
de la période Sengoku n’en ont pas encore terminé. Quant
à l’époque Edo, elle n’en est qu’à son aurore, dont les
brumes ne se dissiperont que lorsque seront retombées
les cendres d’Ôsaka.
CHAPITRE  13

Le crépuscule des dieux

Plus de dix années se sont écoulées depuis la grande


bataille de Sekigahara lorsqu’au printemps 1611, les
épaisses portes de la place forte d’Ôsaka s’entrouvrent,
ménageant un passage aux 10 000  hommes qui consti‑
tuent l’escorte de Toyotomi Hideyori. Le jeune homme a
répondu favorablement à l’invitation de son grand-père
par alliance, Tokugawa Ieyasu, qui l’a convié au château
de Nijô, en plein cœur de la capitale impériale. Devant
une poignée de feudataires triés sur le volet, Hideyori
accepte en grande cérémonie une coupe de saké versée
par Ieyasu, signifiant symboliquement par ce geste l’in‑
version des liens de vasselage.
Au terme d’une décennie de jeux de dupes et de
faux-semblants destinés à tromper la réalité du nouveau
rapport de forces, le seigneur de la maison Toyotomi
reconnaît enfin la suzeraineté des Tokugawa. Les inquiets
se rassurent, les outrés se résignent, la guerre tant redou‑
tée entre les deux augustes maisons n’aura pas lieu. À
moins que d’autres ne l’appellent en secret de leurs
vœux, et non des moindres. Si le crédit est mince qu’un
maître vieillissant du pays – Ieyasu vient de célébrer son
68e  anniversaire  –, accorde à la parole de son invité, de

203
Sekigahara

quarante ans son cadet, les intentions de Yodo, la mère


du jeune prince des Toyotomi, ne sont pas moins sus‑
pectes. Enfermée dans l’illusion que son fils adoré tient
toujours les rênes du pouvoir, l’orgueilleuse nièce d’Oda
Nobunaga ne fait pas mystère de sa défiance à l’égard des
usurpateurs Tokugawa. Et même la légendaire patience
d’Ieyasu a des limites. Celui-ci a-t‑il volontairement cher‑
ché prétexte à dissiper cette dernière ombre au tableau
de son hégémonie ? Peu convaincu par les facultés et
le discernement de son successeur Hidetada, le shôgun
retiré, parvenu à l’automne de sa vie, aurait eu toutes les
raisons d’éliminer les dernières menaces pesant encore
sur le Bakufu d’Edo naissant. Quant à dame Yodo, peut-
être a-t‑elle péché par naïveté en espérant la renaissance
d’une armée de l’Ouest qui saurait venger Sekigahara et
redorer le blason des Toyotomi ? Bien qu’on ne puisse
être catégorique, il est permis d’y croire à la lueur de la
succession d’événements qui vont aboutir au second épi‑
sode de la rivalité entre les deux clans. Car cette réconci‑
liation de façade ne mettra pas trois ans à voler en éclats.

L’heure de la revanche ?

À l’orée des années  1610, bien que la plupart des


daimyô ne s’embarrassent plus d’entretenir ce simu‑
lacre d’une double-allégeance, certains grands obligés
des Toyotomi s’efforcent de jouer discrètement sur les
deux tableaux. C’est notamment le cas de Fukushima
Masanori et Katô Kiyomasa, qui ont eu tout le loisir de

204
Le crépuscule des dieux

comprendre à quel point leur détestation du défunt Ishida


Mitsunari a fait le jeu des Tokugawa. Kiyomasa périt
cependant à l’automne 1611, laissant à son fils le domaine
de Kumamoto, qui sera confisqué une vingtaine d’années
plus tard sous de fallacieuses accusations de conspiration.
Yodo et Hideyori n’ont guère le temps de déplorer cette
perte qu’il leur faut inaugurer le grand Bouddha, érigé à
Kyôto au moyen du métal collecté lors de la « chasse aux
Sabres ». Si Ieyasu avait escompté que ce chantier pharao‑
nique et interminable – puisque la colossale statue avait
été détruite à deux reprises, par un séisme puis par un
incendie –, siphonne les caisses du trésor des Toyotomi, il
n’en est rien. L’or coule en effet à flot grâce au commerce
maritime dans les ports de Sakai et Ôsaka1. Le « Vieux
tanuki » va devoir recourir à d’autres stratagèmes.
Au printemps 1614, les travaux du temple devant
accueillir la gigantesque effigie touchent à leur fin. Il ne
manque plus à l’écrin majestueux qu’une cloche, sur le
bronze étincelant de laquelle un prélat sagace a fait gra‑
ver pléthore de bénédictions et formules auspicieuses.
Or, voici que trois d’entre elles interpellent Ieyasu, dont
les conseillers doivent délivrer leur blanc-seing avant
toute cérémonie d’importance. Entre autres arguties et
objections d’une mauvaise foi confondante, le vénérable
Ôgosho relève que la disposition des sinogrammes formant
son prénom, ici entrecoupés d’un troisième caractère, ne
saurait être interprétée autrement que comme un affront2.
Le shôgun retiré exige réparation immédiate, manifestant
également son inquiétude à l’égard de rumeurs faisant
état de la présence de nombreux mercenaires à Ôsaka,
signe évident de préparatifs militaires. Ieyasu pose ses

205
Sekigahara

conditions, au premier rang desquelles figurent le trans‑


fert de Hideyori dans un autre fief, et l’envoi de Yodo à Edo
en qualité d’otage. Si ces termes, parfaitement cohérents
avec le régime d’encadrement vassalique établi par les
Tokugawa, constituent l’ultime étape visant à normaliser
la relation entre les deux maisons rivales, ils sont naturel‑
lement rejetés par les intéressés qui y voient, outre l’humi‑
liation personnelle, une atteinte au prestige des Toyotomi.
Le conflit larvé dégénère, l’escalade se poursuit sans espoir
d’être enrayée, comme en atteste alors la flambée du cours
de la poudre noire importée d’Angleterre. William Eaton,
représentant à Ôsaka de la jeune Compagnie britannique
des Indes orientales fondée l’année même de Sekigahara,
enjoint ainsi ses collègues de profiter de l’aubaine, le prix
du baril ayant plus de quadruplé en quatre mois3 !
L’appel au secours solennel de Hideyori reste lettre
morte, aucun des seigneurs sollicités n’y répondant
favorablement, tandis qu’Ieyasu reçoit le serment
­d’allégeance renouvelé d’une cinquantaine de daimyô
dès le 10  octobre. Quatorze années après la grande
bataille, l’armée de l’Ouest n’est plus qu’un lointain
souvenir. La potion est amère pour les Toyotomi, qui
doivent se résoudre à confier leur destin à des samou‑
raïs sans maître, alléchés par l’appât du gain plutôt que
par la perspective de servir une cause honorable. Face à
la foule des 195 000 hommes mobilisés par les Tokugawa
pour disputer cette seconde manche, ces rônin sont un
peu moins de 100 000 à se presser sous l’ombre des rem‑
parts cyclopéens. Parmi eux néanmoins, tous ne sont pas
logés à la même enseigne, puisqu’on retrouve quelques
invités de marque. Chôsokabe Morichika, dépouillé par

206
Le crépuscule des dieux

les vainqueurs de son fief en Shikoku malgré l’inaction de


ses troupes à Sekigahara, est du nombre, de même que
Sanada Yukimura, vaillant défenseur du château d’Ueda
sur lequel Hidetada s’était brisé les dents. Motivé par
la perspective d’une récompense princière –  un fief de
500 000 koku – le rusé Yukimura parvient ainsi à fausser
compagnie à ses geôliers, quittant sa résidence surveillée
au pied du mont Kôya pour rallier la place forte rebelle et
mettre ses talents au service de Hideyori4.
Hélas pour eux, les Toyotomi vont être une dernière
fois victimes de leur fléau endémique depuis la dispa‑
rition de Hideyoshi  : l’absence d’une autorité suprême
incontestée. Car pas plus qu’Ishida Mitsunari avant lui,
Sanada Yukimura ne saura imposer sa volonté. Son auda‑
cieuse stratégie prenant pour cible Kyôto afin de se saisir
de l’empereur et de barrer la route aux colonnes ennemies
à Fushimi est écartée, au profit d’une tactique purement
défensive. Emmenés par Yodo qui craint pour la vie de
son fils, les défenseurs d’Ôsaka s’en remettent ainsi aux
murailles de l’inexpugnable citadelle du Taikô, qui va
faire honneur à son bâtisseur.

Siège d’hiver et campagne d’été

Leurs adversaires s’étant retranchés, la marche d’ap‑


proche des Tokugawa n’est nullement entravée, si ce
n’est par une escarmouche sans conséquences à Sakai.
L’ordre de bataille, où l’on retrouve également de vieilles
connaissances, atteste du musellement complet de toute

207
Sekigahara

opposition au régime. D’anciennes grandes figures de


l’armée de l’Ouest, tels Uesugi Kagekatsu et ses voisins de
la famille Satake, font une apparition remarquée dans les
rangs des troupes shogunales, de même que les prospères
Maeda, qu’Ieyasu avait courtisés avec tant d’insistance,
et qui fournissent le plus gros contingent avec 12 000
combattants.
Faute de mieux, les assiégés peuvent quant à eux
compter sur le soutien aussi inattendu que bienvenu
de quelques capitaines catholiques, courroucés par le
revirement du nouveau pouvoir à l’égard de l’obédience
étrangère. Au début de l’année 1612, le Bakufu a en effet
décrété l’interdiction totale de pratiquer le christianisme
sous peine de mort, ainsi que la destruction de tous les
lieux de culte des kirishitan. Inquiets des rapports qui leur
parviennent d’une Europe en proie aux guerres de religion
et forts de l’appui de partenaires protestants moins regar‑
dant, Ieyasu et Hidetada poussent à l’exil des milliers de
récalcitrants au printemps suivant, à la suite d’une vague
d’arrestations massive, première d’une longue série5. Au
témoignage des frères franciscains Hernando de Saint-
Joseph et Appolinario Franco, qui ont accompagné leurs
ouailles jusqu’à la frondeuse cité portuaire, les remparts
arborent, outre la bannière dorée aux fleurs de paulownia
de la maison Toyotomi, six grands étendards frappés, « de
concert avec la Sainte-Croix, de l’image de Saint-Jacques,
patron de l’Espagne6 ». Ce renfort est très loin de suffire,
cependant, à compenser l’écrasante supériorité numé‑
rique de l’ennemi.
Après s’être rendues maîtresses de la route reliant
la capitale à Ôsaka, les forces du shôgun entament

208
Le crépuscule des dieux

l’investissement de la place, refoulant les défenseurs des


avant-postes établis dans les faubourgs de la ville. À comp‑
ter de la mi-décembre, elles resserrent leur étreinte sur la
citadelle, jusqu’à son encerclement au tournant de l’an‑
née. L’état-major des Tokugawa a choisi de faire porter
son effort principal sur le front sud, le plus exposé du
fait de l’absence de douves en eau. Ce talon d’Achille n’a
pas échappé au regard aiguisé de Sanada Yukimura, qui
a fait ériger une barbacane portant son nom. Le 3  jan‑
vier  1615, le général à la solde des Toyotomi réussit à y
attirer trois détachements adverses, dont les redoutables
Diables rouges du clan Ii, toujours en première ligne,
qui se précipitent à pieds joints dans le piège tendu par
Yukimura. Ce dernier les étrille sous le feu croisé de ses
arquebusiers. Au château, on se prend à espérer que les
Môri et Shimazu, enhardis par la résistance des défen‑
seurs, voleront à leur secours. Cette attente est néanmoins
déçue. Du côté adverse, le revers essuyé face aux Sanada,
auquel s’ajoute le second échec d’un autre vétéran de
Sekigahara, Tôdô Takatora, le lendemain, convainc Ieyasu
qu’il ne prendra pas la place de vive force. Qu’importe,
le maître des Tokugawa a anticipé cette éventualité en
acheminant sous les murs d’Ôsaka une puissante artil‑
lerie, qu’il fait donner à compter de la nuit du 8 janvier.
D’abord employées avec retenue, et plutôt à dessein
d’interdire tout repos aux assiégés qu’à causer de réels
dégâts, les quelque 300 pièces du parc rassemblées par
les Tokugawa déversent bientôt un feu d’enfer. Si même
les couleuvrines importées à grands frais d’Europe ne
constituent guère une menace sérieuse pour les invul‑
nérables fondations de terre battue parée de moellons,

209
Sekigahara

les projectiles endommagent nombre de superstructures7.


Un boulet crève opportunément une cloison des appar‑
tements de Yodo, tuant sur le coup l’une de ses dames
de compagnie. La commotion qui s’ensuit persuade les
Toyotomi de se rendre à la table des négociations. Les
pourparlers sont menés par Ôhatsu, la sœur cadette de
Yodo et aînée d’Ôgô, benjamine de la fratrie et épouse
du shôgun en titre, Hidetada. En sa qualité de tante de
Hideyori autant que de la princesse Sen, Ôhatsu se trouve
être le parfait plénipotentiaire, et va brillamment remplir
sa mission, puisqu’un armistice est conclu le  21, scellé
du sang même d’Ieyasu. Bien que les défenseurs d’Ôsaka
pensent s’en être tirés à bon compte, dame Yodo étant
autorisée à demeurer auprès de son fils, confirmé dans ses
attributions de seigneur du domaine, les commandants
et hommes de troupe formant la garnison ne se satisfont
pas d’une simple amnistie. Ils voient du reste d’un très
mauvais œil les travaux de démantèlement des seconde
et troisième enceintes, conduits avec autant de zèle que
de diligence par les forces shogunales, et qui aboutissent à
un comblement des fossés dont le traité de paix ne faisait
nullement mention. Les mieux au fait de la chose mili‑
taire savent à quoi s’en tenir  : l’imprenable place forte
du Taikô, dépouillée de ses formidables défenses, n’est
plus que l’ombre d’elle-même, prête à tomber comme un
fruit mûr si d’aventure les hostilités devaient reprendre…
Les promesses n’engagent que ceux qui les croient, et
sans grande surprise, la hache de guerre ne tarde pas à être
déterrée. Aux pieds du donjon désormais isolé, les rônin
congédiés n’ont pas vidé les lieux et se hâtent de dégager
les douves remblayées, suscitant l’indignation d’Ieyasu qui

210
Le crépuscule des dieux

peut à beau jeu se plaindre de l’ingratitude de Hideyori.


L’heure est venue d’en finir une fois pour toutes avec ces
Toyotomi qui refusent obstinément de reconnaître que le
pouvoir est incontestablement passé aux Tokugawa. Privés
du point d’appui représenté par les remparts d’Ôsaka,
Sanada Yukimura et ses lieutenants élaborent un plan
visant à frapper les colonnes ennemies lorsque celles-ci
s’agglutineront sur les cols franchissant le massif d’Ikoma,
qui se dresse à l’est de la ville. Si les estimations des effectifs
à disposition des Toyotomi demeurent controversées, un
rapport de 1 contre 2 au bas mot est généralement admis
face aux 50 000 hommes levés par les Tokugawa, auxquels
s’ajoutent au moins 100 000 combattants mobilisés par
les différents daimyô. Après avoir assuré la sécurité des
épousailles du 9e fils d’Ieyasu à Nagoya, le cortège nuptial
s’ébranle à nouveau pour marcher sur Kyôto, atteinte le
15 mai. Hidetata rejoint son père quelques jours plus tard,
autorisant les forces shogunales à converger vers la forte‑
resse insurgée. Ses défenseurs ne parviennent pas à conte‑
nir les Tokugawa au débouché des passes montagneuses,
dont ils sont balayés le 3  juin. Le lendemain, tandis que
le soleil est au zénith, l’immense armée du Bakufu com‑
mence à déverser ses troupes au lieu-dit Tennôji, à por‑
tée de vue du château, dévêtu de son manteau de pierre.
En ce bel été 1615, les brumes de Sekigahara semblent
loin à Ieyasu, qui découvre que Sanada Yukimura et ses
54 000 partisans ont pris position sur les hauteurs de
Chausuyama, où le seigneur des Tokugawa avait établi
son camp lors du siège d’hiver.
Yukimura, qui sait que l’échec signera son arrêt de
mort, jette toutes ses forces dans la balance avant que

211
Sekigahara

l’adversaire n’ait pu se ranger en ordre de bataille. Sans


attendre la consigne de leur capitaine, les rônin aussi
aguerris qu’indisciplinés, s’élancent à l’assaut, culbutant
plusieurs unités ennemies essentiellement composées
de jeunes recrues, pendant que, dans la confusion d’une
mêlée sauvage, l’aile gauche des troupes shogunales se
méprend et ouvre le feu sur ses propres alliés. Ce mou‑
vement est bien près de semer la panique parmi les rangs
des Tokugawa, la trahison de Kobayakawa Hideaki reve‑
nant hanter les esprits, d’autant que des renforts à la solde
des Toyotomi tombent sur leur flanc gauche. La percée
de l’intrépide Yukimura est si irrésistible que même la
garde rapprochée d’Ieyasu ne la jugule qu’à grand-peine,
au point qu’à en croire certaines chroniques, le shôgun
retiré aurait été évacué précipitamment. Il s’en trouve
même, aujourd’hui encore, pour clamer que le « Vieux
tanuki » est bien mort ce jour-là, avant d’être remplacé
par une doublure, un mystérieux kagemusha, sujet du
film éponyme qui valut à Kurosawa Akira la Palme d’or
en 19808. Celui qui périt assurément en cette âpre bataille
du Tennôji n’est autre que Sanada Yukimura. Qui sait si
le vaillant général, dont on disait qu’il était le meilleur
guerrier du Japon et qui s’était choisi pour emblème les
six pièces à payer au passeur du fleuve des enfers, a versé
son obole à l’intéressé ? Hidetada tient enfin sa revanche
sur le bouclier d’Ueda. La mort au combat de Yukimura à
l’issue de son baroud d’honneur sonne du reste le signal
de la contre-attaque des armées shogunales, qui se res‑
saisissent sous la houlette énergique de Date Masamune
et de Maeda Toshinaga, tandis qu’Ikeda Tadatsugu, fils
d’un troisième vétéran de Sekigahara, fait débarquer ses

212
Le crépuscule des dieux

troupes sur les arrières du château afin de prendre à revers


la garnison. Ainsi qu’en témoigne Wakita Kyûbei, un vassal
des Maeda, l’initiative a changé de camp : « Leurs porte-
enseignes défaits, les forces ennemies, bien qu’œuvrant
de concert, ne purent tenir la porte Tamazukuri. Elles se
replièrent vers la seconde enceinte et la porte tomba, en
sorte que nous chevauchâmes jusqu’à la cour Shinden9. »
Hideyori peut bien enfin se présenter au grand jour, vêtu
du pourpoint doré et coiffé du heaume étincelant de son
glorieux père, il est trop tard pour espérer rallier quelques
indécis. La partie est perdue, l’heure est venue pour la
maison Toyotomi de tirer sa révérence.

De l’homme de chair au dieu tutélaire

Dans le brasier suffocant du donjon en proie aux


flammes, peut-être incendié par des rônin épouvantés,
le jeune prince d’Ôsaka âgé de 21  ans et dame Yodo se
donnent la mort en compagnie du dernier carré de leurs
fidèles. Alentours, courtisanes et citadins se jettent à l’eau
dans l’espoir d’échapper à la fournaise et aux soudards
qui mettent à sac la ville. La princesse Sen est exfiltrée
in extremis du chaos. Malgré sa tentative d’intercession
auprès de son shôgun de père Hidetada et de son grand-
père Ieyasu, le fils bâtard de son défunt mari ne sera pas
épargné. Comme tant d’autres enfants issus de familles
guerrières, le tout jeune Kunimatsu sera passé au fil de
l’épée avant d’avoir fêté son 9e printemps. Sa jeune sœur
aura davantage de chance. Adoptée par Sen, Yui prendra

213
Sekigahara

le voile et fera vœu de chasteté, pour que s’éteigne à


jamais la lignée des Toyotomi.
La responsabilité individuelle de Hideyori dans la
défaite de son parti est ardue à établir. Toujours pré‑
senté par la propagande des vainqueurs comme un jeune
homme faible, voire « efféminé », à peine sorti de l’en‑
fance et incapable de s’émanciper d’une mère à la per‑
sonnalité écrasante, il prêta foi aux rumeurs de trahison,
tergiversant jusqu’à la dernière seconde. Par lâcheté ou
non, et contre l’avis de tous ses lieutenants sacrifiés l’un
après l’autre, Hideyori donna également raison à Yodo,
qui n’avait plus qu’une obsession : tenir son fils à l’écart
des combats. L’espérance illusoire de survivre à cette
ultime tribulation devait néanmoins s’avérer vaine.
Quant à Ieyasu, on pourrait croire que la chute de ses
principaux rivaux et la destruction de leur place forte
emblématique avaient apaisé enfin ses craintes. Il n’en
est rien, et le vieux seigneur va s’employer à garantir la
pérennité du pouvoir conquis quinze ans auparavant à
Sekigahara, en consacrant les derniers mois de son exis‑
tence à éliminer méthodiquement tous les foyers de dis‑
sidence. Entre deux parties de chasse, grâce auxquelles
le septuagénaire aura toujours entretenu une santé de
fer, Ieyasu rédige et promulgue décret sur ordonnance.
Les Tokugawa renforcent en outre leur mainmise sur la
hiérarchie féodale au moyen de deux nouveaux instru‑
ments. Il s’agit de l’Ikkoku ichijô rei, proclamation litté‑
ralement traduite par « édit un château par domaine »
et publiée dans la foulée du siège d’Ôsaka, qui enjoint
les daimyô de raser tout ouvrage militaire autre que
leur résidence principale. Le second outil revêt la forme

214
Le crépuscule des dieux

d’une série de prescriptions intitulée Buke Shohattô, qui


fixe les devoirs de la haute noblesse d’épée. Ces sévères
« Dispositions légales régissant les familles guerrières »
stipulent, entre autres, que toute alliance matrimo‑
niale entre grands clans devra désormais recevoir l’aval
du Bakufu. L’amélioration des citadelles existantes est
proscrite, de même que la simple restauration des forti‑
fications endommagées, suspendue à l’approbation sho‑
gunale. La règle ne souffre aucune exception, pas même
pour l’influent Date Masamune qui, en dépit de ses états
de service exemplaires, est un temps menacé de transfert
car soupçonné de nourrir des ambitions nationales en
collusion avec son gendre Tadateru, sixième fils mal-aimé
d’Ieyasu. C’est toutefois le naïf Fukushima Masanori qui
servira finalement d’exemple. Accusé au printemps 1619
d’avoir enfreint l’interdiction de rénover les défenses de
son château de Hiroshima, il voit ses revenus réduits au
dixième, et ne se relèvera jamais de cette disgrâce.
Ieyasu resserre de surcroît son étreinte autour de la
maison de l’empereur, suspectée d’accointances avec
les vaincus. En échange du financement des travaux
de reconstruction du palais et du versement de géné‑
reuses prébendes, Edo appointe un gouverneur militaire
de Kyôto qui s’assurera que la chancellerie impériale
cesse de délivrer des rangs de cour et renonce à toute
ingérence dans les affaires politiques, sous peine d’exil10.
Contrairement à Hideyoshi, parvenu obnubilé par la
reconnaissance sociale, le maître des Tokugawa n’a que
faire des titres de noblesse vides de sens, et entend pla‑
cer sous sa coupe une haute aristocratie avec laquelle
les guerriers ne se risqueront plus à frayer, même si

215
Sekigahara

l’empereur épouse en secondes noces la quatrième fille


de Hidetada, en 162011. Enfin, le shogunat s’efforce de
contrôler les cultes, et durcit encore le ton à l’égard des
chrétiens en renforçant progressivement l’impitoyable
répression amorcée sous le règne de Hideyoshi, jusqu’au
Grand Martyre de 1622, qui coûte la vie à 26 Jésuites,
Franciscains et séminaristes. Cette campagne culmi‑
nera avec l’écrasement du soulèvement messianique
de Shimabara en avril  1638, avant que les kirishitan
n’entrent dans la clandestinité.
Nul n’échappe à la mort, cependant, et les jours de
l’infatigable seigneur des Tokugawa sont comptés. La
légende veut qu’Ieyasu se soit trouvé mal, pour l’une des
premières fois de sa longue existence, sur le chemin du
retour d’Ôsaka, après avoir dégusté des filets de dorade
frits dans l’huile de sésame. Au terme d’une période de
convalescence, le shôgun retiré semble rétabli, lorsque
les symptômes de ce que la plupart des historiens sup‑
posent être un cancer de l’estomac reprennent de plus
belle, à l’orée de l’année  1616, clouant bientôt Ieyasu
au lit. À  73  ans, il peut s’estimer heureux, et continue à
recevoir pairs de l’empire et hauts dignitaires, qui se suc‑
cèdent à son chevet. Tandis qu’approche la fin du mois
de mai et que tombent gracieusement les dernières fleurs
de cerisiers, le vieux guerrier sent ses forces l’abandonner.
Il mande ses conseillers spirituels auxquels il confie ses
dernières volontés, adresse ses ultimes mises en garde
à son fils Hidetada, avant de coucher sur le papier son
poème d’adieu : « Comme je serai heureux de me réveiller
une deuxième fois, d’un somme dont le rêve de ce monde
serait le ciel de l’aube12. »

216
Le crépuscule des dieux

Le père du Japon moderne expire au soir du 1er  juin


1616. Conformément à son souhait, sa dépouille est
d’abord inhumée sur les hauteurs de Sunpu, l’actuelle
Shizuoka, à la cime du mont Kunô, dominant la paisible
baie du Suruga. À l’issue d’un premier deuil d’une durée
fixée à un an, le corps du premier potentat Tokugawa est
ensuite transféré au sanctuaire de Nikkô, bâti au nord
d’Edo par le fameux architecte militaire Tôdô Takatora,
où Ieyasu repose toujours13. Son âme y est vénérée sous
le nom de Tôshô Daigongen, « Lumière de l’Est », divi‑
nité tutélaire du Kantô. Ce faisant, et pour reprendre la
thèse de Nathalie Kouamé, « malgré la distanciation tra‑
ditionnelle entre pouvoir shôgunal et pouvoir religieux,
les premiers Tokugawa s’immiscèrent timidement dans
le domaine du sacré, visiblement pour asseoir leur auto‑
rité14 ». Depuis l’au-delà et pour l’éternité, le vainqueur de
la plus grande bataille de samouraïs de l’histoire veillera
dorénavant sur son plus précieux héritage  : un archipel
en paix.
CHAPITRE  14

Un héritage riche et pluriel

À plus d’un titre, Sekigahara constitue une date-


charnière dans l’histoire du Japon et, par extension, de
celle de l’Asie. En permettant l’avènement de la dynastie
des Tokugawa, ce conflit inaugure l’entrée de l’archipel
dans la modernité. Si le nouveau régime, de nature féodale,
se caractérise par son autoritarisme et son isolationnisme,
il n’en jette pas moins les fondations d’un État moderne.
Dans ce creuset d’une richesse prodigieuse s’épanoui‑
ront une architecture, un art dramatique et pictural sin‑
guliers, en somme ce que désigne aujourd’hui le terme
de « culture traditionnelle japonaise ». Désarmement des
populations civiles, contrôle des mouvements, strict cloi‑
sonnement social, mise au pas des garde-fous et renonce‑
ment à toute forme d’expansionnisme sont des mesures
qui visent certes à garantir l’hégémonie du clan au pou‑
voir. Mais elles se justifient aussi, aux yeux d’une opinion
naissante, par le souci d’éviter tout aventurisme suscep‑
tible de favoriser un retour au chaos du Sengoku Jidai,
dont les campagnes corrélées de Sekigahara et d’Ôsaka
avaient marqué le point d’orgue.
La stabilité est en effet la condition sine qua non de
l’essor de l’agriculture –  la surface arable disponible

219
Sekigahara

quadruple entre 1450 et 17201 –, comme du développe‑


ment d’un indispensable et relativement sûr réseau de
ponts et chaussées articulé autour des go-kaidô, les cinq
axes majeurs connectant le Kantô au Kinai2. Bien que
la liberté de circulation ne soit pas encore de mise, loin
s’en faut, ce terreau favorable encourage les balbutie‑
ments d’un commerce de services et biens manufactu‑
rés, produits d’une pré-industrialisation qui n’entamera
toutefois sa révolution qu’après la chute du Bakufu en
1868. Dès l’orée du xviie siècle cependant, le tissu éco‑
nomique peut s’appuyer sur une finance embryonnaire,
régie par une politique monétaire dont Ieyasu a immé‑
diatement saisi la dimension cruciale. La page sanglante
de Sekigahara est à peine refermée qu’en 1601, celui
qui n’a pas encore reçu l’onction shogunale fait déjà
battre monnaie d’or et d’argent sur les vastes domaines
placés sous son autorité. Durant les quatre premières
décennies de la période Edo, le fondateur de la lignée
Tokugawa et ses successeurs n’auront de cesse d’im‑
poser ce nouvel étalon fiduciaire afin de substituer aux
sapèques de cuivre d’inspiration chinoise ces devises
en métaux précieux, armes redoutables complétant
l’arsenal déjà bien fourni de leur domination3. Bien
que la victoire des Tokugawa leur ait donné les coudées
franches et l’opportunité de mettre en œuvre un projet
d’envergure nationale, la campagne de l’automne 1600
et ses prémices portaient déjà en germe plusieurs traits
distinctifs du futur régime. En ce sens, si le transfert dans
le Kantô est l’enclume, alors Sekigahara est le marteau
grâce auquel Ieyasu va forger l’arme qui lui permettra
de soumettre l’empire.

220
Un héritage riche et pluriel

Le banc d’essai du Bafuku

Dans son maître-ouvrage, décrivant avec force détails


le dernier demi-millénaire d’histoire du Japon, Marius
B.  Jansen, qui enseigna à Princeton avant de présider
­l’association des Études orientales, décrit ainsi le tour‑
nant représenté par l’établissement des Tokugawa dans
l’Est en 1590 :

Le développement des compétences administratives


d’Ieyasu dans le Kantô se révéla fournir une préparation
parfaite à l’exercice d’un pouvoir national après la bataille
de Sekigahara. Il confia à ses vassaux les plus dignes de
confiance les places d’importance stratégique et mit en
branle une machinerie de taxation et d’administration
locales. Pour quartier général, il choisit une petite bour‑
gade fortifiée au milieu de sa principauté, au lieu de rebâtir
Odawara, depuis laquelle les daimyô Hôjô avaient dominé
la région. Ce lieu devait devenir Edo, la future Tôkyo [qui
se hisserait] en l’espace d’un siècle, au rang de cité la plus
peuplée du monde4.

Depuis son bastion inexpugnable flambant neuf, le sei‑


gneur des Tokugawa peut s’élancer à la conquête du pays,
et éprouver ses méthodes en leur faisant subir un baptême
du feu à l’échelon supérieur. La campagne de Sekigahara
conjugue en effet plusieurs ingrédients, hérités de l’expé‑
rience des prédécesseurs ou au contraire innovants, qui
formeront la recette du succès d’Ieyasu et de sa famille.
De Nobunaga et d’Hideyoshi, le Troisième Unificateur
a retenu l’exigence d’une autorité suprême incontestée,

221
Sekigahara

reposant sur une supériorité écrasante en matières éco‑


nomique comme militaire. Ieyasu ne commettra cepen‑
dant pas l’erreur du bâtisseur d’Azuchi, dont l’assassinat
concomitant à celui de son fils et héritier ruine subitement
les menées dynastiques du clan Oda. En marche vers la
vallée où se jouera son destin, le daimyô des Tokugawa
prend ainsi soin de ne pas cheminer de concert avec
Hidetada, dépêché sur la Nagasendô sous bonne escorte.
Si par malheur un grain de sable venait à gripper l’impla‑
cable machine de guerre, l’hydre Tokugawa ne saurait
être décapitée d’un seul coup de sabre. Ce choix accré‑
dite par ailleurs la thèse d’un calcul tactique effectué
par Ieyasu, plutôt que la seule négligence ou prétendue
impéritie du futur deuxième shôgun pour expliquer son
fâcheux retard, même si cette version conserve la faveur
des chroniqueurs. Par la suite et durant toute la période
Edo, le Bakufu saura enraciner sa suprématie en s’ap‑
puyant sur les quatre lignages de la maison shogunale,
recours en cas de crise politique et puissantes entraves à
toute velléité de renversement.
À la différence du Singe, Ieyasu et ses héritiers n’apa‑
nagent pas leurs hommes-liges exclusivement en fonction
des grâces qu’ils comptent leur accorder ou des sanctions
qu’ils entendent leur infliger, mais en poursuivant deux
objectifs qui apparaissent très distinctement dès la prépa‑
ration de la campagne de Sekigahara. Le premier, parfai‑
tement illustré par l’offensive contre les Uesugi, consiste à
dresser un glacis protecteur autour du Kantô et à prendre
en tenaille tout ennemi potentiel. Quant au second, il vise à
s’assurer du contrôle des points névralgiques, dont Fushimi,
Gifu et Kiyosu représentent des exemples édifiants, ainsi

222
Un héritage riche et pluriel

que celui des axes de communication, Ieyasu s’étant attelé


avec zèle à s’attacher les services des barons fieffés le long
des Tôkaidô et Nagasendô. Enfin, là encore à compter des
premières manœuvres du conflit comme pour les deux
siècles alors à venir, les tozama-daimyô sont instrumentali‑
sés, doublement mis à contribution, constamment sommés
de prouver leur loyauté, à l’image de Fukushima Masanori,
Kuroda Nagamasa ou, dans une moindre mesure, Date
Masamune et Maeda Toshinaga.
Peut-être est-ce cependant l’élévation d’Edo au rang
de capitale de facto qui marque la rupture la plus fon‑
damentale avec la politique conduite par les devanciers
d’Ieyasu. Outre la volonté affirmée de mettre un terme
au primat du Kinai sur le Kantô, reléguant du même
coup la cour impériale à un rôle secondaire, les vain‑
queurs de Sekigahara auront donné naissance à une
florissante métropole. Celle-ci verra bientôt l’éclosion
d’une civilisation japonaise brillante et féconde, urbaine
et bourgeoise, affranchie des codes aristocratiques qui
prévalaient jusqu’alors, et qui n’a toujours rien perdu de
son rayonnement.

Des adversaires placés à l’isolement

Les auteurs des traités classiques d’histoire du Japon


insistent volontiers sur l’orientation résolument isola‑
tionniste de la période Edo, tendance amorcée sous la
mandature de Hidetada puis institutionnalisée par son
fils Iemitsu, troisième shôgun de la dynastie qui fait

223
Sekigahara

promulguer en 1635 l’édit du Sakoku. Au-delà d’une réi‑


tération de l’interdit frappant la pratique du christianisme
dans l’archipel, le texte de loi proscrit formellement toute
expatriation, crime désormais passible de la peine capi‑
tale, et restreint les échanges commerciaux avec les seules
Hollande, Chine et Corée. Il convient de rappeler qu’une
telle inclination au repli est la norme plutôt que l’excep‑
tion en Extrême-Orient. Sous la férule chancelante des
Ming, l’empire du Milieu a alors abandonné depuis belle
lurette les formidables expéditions maritimes qui avaient
fait la gloire de l’amiral Zhen He deux siècles auparavant.
Les invasions de la Corée ont du reste vidé les caisses
du Trésor chinois, et le royaume péninsulaire, déjà peu
porté sur les aventures ultramarines en dehors des opé‑
rations de lutte contre la piraterie, est exsangue. Pour
couronner le tout, le suzerain Ming refuse tout transfert
de technologie transmise par les missionnaires jésuites,
dont le savoir aurait peut-être aidé à panser les plaies du
peuple coréen5. Quoi qu’il en soit, les deux États passeront
bientôt sous le joug des Mandchous.
S’il est injuste de la réduire à un épiphénomène, la pro‑
pagation du catholicisme ne constitue pas, néanmoins,
une menace existentielle pour le jeune Bakufu d’Edo.
L’isolationnisme des Tokugawa procède donc d’un fais‑
ceau de causes, et résulte au moins autant d’une défiance
à l’encontre d’ingérences étrangères que du double trau‑
matisme causé par les coûteuses offensives continentales
des Toyotomi d’une part, et par les effroyables bains de
sang de Sekigahara et Ôsaka d’autre part. Si l’historiogra‑
phie occidentale, imprégnée d’ethnocentrisme, a long‑
temps persisté à analyser la politique du Sakoku sous

224
Un héritage riche et pluriel

l’angle exclusif des rapports avec les nations ibériques et


de la répression du christianisme, une vision plus lucide
s’est imposée depuis quelques décennies, qui souligne
que le shogunat naissant entendait prioritairement don‑
ner des gages d’apaisement aux partenaires commer‑
ciaux relevant de son aire naturelle, l’Asie. Or, dès que le
regard se déporte vers la périphérie directe de l’archipel,
son isolement apparaît nettement plus nuancé, le règne
des deux premiers shôgun de la lignée étant même ponc‑
tué d’initiatives dérogatoires. Dès avant la campagne de
Sekigahara, Ieyasu se serait efforcé de rétablir des rela‑
tions diplomatiques avec le trône de Chine, d’abord
au moyen d’échanges épistolaires, puis par l’entremise
d’émissaires coréens, dont Hidetada reçoit à Fushimi et
Kyôto une importante délégation en 16176.
Ces entreprises servent des ambitions relevant de poli‑
tique intérieure, Ieyasu et ses successeurs cherchant à
légitimer leur pouvoir par la reconnaissance internatio‑
nale et le prestige indéniable qu’elle procure au nouveau
régime. La permission accordée au seigneur des Shimazu
de « châtier » le royaume méridional des Ryûkyû au nom
du Bakufu afin d’obtenir sa vassalisation, permet ainsi au
shogunat de faire coup double, puisqu’il étend à peu de
frais sa sphère d’influence tout en se targuant du retour
des turbulents Shimazu sous la suzeraineté d’Edo. Sous
couvert d’expulsion d’une religion étrangère dont les
enseignements sont perçus comme contraires aux inté‑
rêts de l’État, il s’agit surtout de saper l’indépendance
économique des barons du Kyûshû et du Chûgoku, la
conversion au catholicisme n’ayant été bien souvent que
le corollaire de la recherche du profit. Les ordonnances

225
Sekigahara

successives, de l’établissement du monopole shogunal sur


les bénéfices du négoce de la soie-grège en 1604 à l’in‑
terdiction faite en 1633 de la navigation hauturière à tout
bâtiment non porteur d’un sceau délivré par le Bakufu,
sont autant de coups portés aux ressources de plusieurs
fiefs vaincus lors de la grande bataille, pour lesquels le
commerce international avait représenté un formidable
levier de développement. Le professeur Ronald Toby
argue ainsi que
jusqu’à cette époque, les daimyô comme les grandes familles
de marchands possédaient des navires dont le tonnage et
la tenue à la mer rivalisaient avec leurs homologues euro‑
péens. [Le Sakoku], bien qu’appliqué à l’ensemble du pays,
avait pour cibles premières les daimyô de l’Ouest, dont la
plupart avaient combattu les Tokugawa à Sekigahara7.

Une paix sous bonne garde

Si l’originalité de la culture japonaise doit beaucoup


à l’autarcie de l’archipel sous la férule des héritiers
d’Ieyasu, qui l’émancipent définitivement du modèle
chinois et la prémunissent contre une trop grande per‑
méabilité aux influences européennes, celle-ci n’en pour‑
suit pas moins son évolution propre, dans ses singularités
et dans ses contradictions. La plus notoire parmi ces der‑
nières réside vraisemblablement dans son système poli‑
tique, qui confie à des combattants de métier le soin de
garantir la concorde. L’aspiration à la paix, enfin venue
et chèrement payée, au prix de plus d’un siècle de guerre

226
Un héritage riche et pluriel

endémique clos par l’hécatombe de Sekigahara, est alors


telle que tout régime en mesure de la satisfaire verra sa
légitimité assurée. Ainsi naît le paradoxe de combattants
professionnels devenus garants de la paix civile, d’une
société dont pratiquement tous les leviers du pouvoir
sont entre les mains des samouraïs, eux-mêmes aux
ordres d’un généralissime, en la personne du shôgun.
Contraints de s’adapter aux profondes mutations sociales
qui accompagnent la disparition progressive du conflit de
masse et la bureaucratisation de la classe militaire, les
guerriers vont convertir, au fil des temps, leurs mortels
savoir-faire en pacifiques savoir-être. Tout au long de la
période Edo, l’arsenal du samouraï tend à se démilitariser
tandis que ses armes idéologiques s’affûtent, et ce malgré
des objections récurrentes, émanant d’abord de pères
fondateurs de l’escrime japonaise, tels l’illustre Miyamoto
Musashi ou Yagyû Munenori, maître d’armes des trois
premières générations d’hégémons Tokugawa. À cette
salve délivrée par des vétérans du Sengoku Jidai finis‑
sant succèdent, au tournant du xviiie siècle, de nouvelles
attaques provenant de pamphlétaires, qui moquent le
manque de virilité de leurs contemporains ou s’abîment
dans la nostalgie d’une époque dont ils ignorent pour‑
tant tout, comme Yamamoto Tsunetomo, compilateur
du fameux Hagakure.
Qu’importe, le Bushidô continue de se policer et le
guerrier insulaire de s’idéaliser pour se conformer aux
« sept vertus » confucéennes, jusqu’à s’incarner dans la
figure chevaleresque à laquelle il demeure attaché de
nos jours8. Symétriquement et inéluctablement, quoique
sans que faiblisse pour autant l’engouement catégoriel,

227
Sekigahara

les techniques de combat du samouraï s’engagent sur


la voie d’une évolution qui va les conduire à se muer
en pratiques sportives, récréatives, voire en outils de
développement personnel. Pour reprendre l’astucieuse
formule de Cameron Hurst, un glissement s’opère, par
étapes successives, de l’autoprotection vers l’autoperfec‑
tion9. D’une certaine manière, il n’est donc pas exagéré
de considérer la grande famille des arts martiaux japo‑
nais modernes comme un héritage indirect de la victoire
remportée par les Tokugawa à Sekigahara, qui permit
simultanément qu’advienne une société japonaise paci‑
fiée et que se maintienne un large socle de pratiquants,
se chiffrant déjà par millions d’adeptes. Cette dimension
massive devait par la suite largement participer à asseoir
la position dominante et le rayonnement international
des disciplines nipponnes, emmenées par l’extraordinaire
popularité du judo et du karaté.
Il en va de même pour les pratiques armées, et l’on
observe sans surprise que le marqueur représenté par
Sekigahara joue également un rôle capital dans l’histoire
du sabre japonais. Bien que disputée au sein de la com‑
munauté des experts, l’année  1600 est communément
reconnue comme le point de bascule symbolique entre
la période dite ko-tô, « anciennes lames » dénommées
ainsi par opposition aux armes forgées ultérieurement,
shin-tô, « nouvelles lames »10. Érigé en insigne de rang, le
sabre se départit de sa fonction utilitaire, et ne jaillit plus
guère du fourreau qu’à l’occasion de rares duels, s’il n’a
pas été préalablement mis à l’épreuve sur un condamné,
mort ou vif. Avant même que les édits somptuaires de
1645 ne règlent la taille des deux sabres – fixant à 2 pieds

228
Un héritage riche et pluriel

et 9 pouces, soit exactement 87,8 centimètres, la longueur


maximale du katana  –, les critères esthétiques com‑
mencent à peser aussi lourd dans le choix d’une arme
que ses qualités purement mécaniques11. Gare à ne pas se
méprendre cependant, le sabre japonais de la période Edo
reste un instrument mortel. Moyennant le monopole des
autorités shogunales et seigneuriales sur le port d’armes
à feu, et non le renoncement à leur emploi, le katana,
au poing du samouraï, suffit à garantir d’exorbitants pri‑
vilèges de classe, y compris le droit de vie et de mort sur
le vilain pris en flagrant délit d’insolence12.
Société apaisée bien qu’étroitement corsetée en-dehors
de quelques ilots licencieux, isolationnisme assumé,
suprématie de la caste guerrière  : l’ombre de la guerre
et de son cortège de démons va planer quelque temps
durant sur le Japon moderne, enfanté dans la douleur à
Sekigahara. Cette hantise va contribuer, dans une certaine
mesure, à façonner une nation plus encline à rechercher
l’harmonie vantée par les philosophes néoconfucianistes
qu’à encourager l’esprit d’entreprise, et l’archipel va tra‑
cer son propre sillon. Sa trajectoire ne rejoindra celle des
grandes puissances européennes qu’à l’aube du siècle
dernier, après avoir pris tardivement le virage libéral puis
comblé son retard technologique. Les Tokugawa peuvent
toutefois se targuer d’un bilan qui comporte peu d’équiva‑
lents à travers l’histoire, et peut-être même aucun parmi
ceux recensés lors de cette période : deux siècles de paix
presque ininterrompue. À titre de comparaison, entre
1600 et  1850, l’Angleterre devait participer à rien moins
que 46 conflits, pendant que la Russie livrait 42  guerres
et la France 33, pour ne citer que ces trois États talonnés

229
Sekigahara

de près par des voisins guère moins bellicistes13. Dans le


même temps, le vaste empire du Milieu, tombé aux mains
des envahisseurs Qing, conduirait une vigoureuse expan‑
sion territoriale qui porterait ses frontières plus loin que
jamais auparavant, des confins du Tibet à la péninsule
coréenne en passant par les steppes kazakhes et mon‑
goles. La « Pax Tokugawa », mère de l’exception culturelle
japonaise, est fille de Sekigahara.

La mémoire de Sekigahara

Dans la chaleur moite de l’été 2017, jeunes et vieux


japonais en quête de pénombre climatisée se réfugient
dans les salles obscures pour y découvrir un blockbuster
qui se hisse sur la première marche du box-office nippon
dès sa semaine d’exploitation inaugurale. La fresque se
veut épique. Elle a pour titre Sekigahara et narre durant
deux heures et demie les tribulations des grands acteurs
du conflit, reprenant la trame de l’ouvrage publié en 1966
par Shiba Ryôtarô, l’un des maîtres nippons du roman
historique. Si le film achèvera sa carrière au cinéma en
occupant l’honorable 19e  place du classement annuel,
réaliser un long-métrage ayant non seulement pour toile
de fond mais pour thème principal une campagne mili‑
taire médiévale relève de la gageure. Imagine-t‑on en effet
un réalisateur français porter à l’écran Le Dimanche de
Bouvines de Georges Duby, en prenant de surcroît en
compte les considérations militaires du temps ? Même
nos grands jalons mémoriels tels Austerlitz ou Verdun

230
Un héritage riche et pluriel

n’ont plus bénéficié d’un tel traitement de faveur depuis


des décennies. Plus populaire outre-Atlantique, le film
de guerre met l’accent sur les conflits contemporains,
Seconde Guerre mondiale en tête, le genre n’étant par ail‑
leurs fréquemment que prétexte à mettre en scène figures
héroïques ou amours brisées, lorsqu’il ne se double pas
d’un manifeste politique.
Le succès de la récente œuvre de Harada Masato, réa‑
lisateur de Sekigahara dont le Inugami avait concouru
pour l’Ours d’or de Berlin en 2001, révèle donc une spé‑
cificité japonaise. Il témoigne en outre du rapport intime,
presque charnel, qui lie la population de l’archipel à cette
période particulière de son histoire mouvementée, dont
elle connaît fort bien les principaux personnages, souvent
familiers depuis la tendre enfance, et pour cause ! Il est
une vénérable institution dominicale chère aux familles
japonaises depuis plus d’un demi-siècle, et qui rend régu‑
lièrement hommage aux héros de l’époque charnière
entre xvie et xviie siècles : l’incontournable Taiga dorama.

Les sabres crèvent l’écran

C’est en 1963 que la Nippon Hôsô Kyôkai, « Compagnie


de diffusion du Japon », premier opérateur de radiotélé‑
vision fondé dix ans auparavant, lance sa toute première
série historique, consacrée cette année à Ii Naosuke,
homme d’État du xixe  siècle et lointain descendant de
Naomasa, le capitaine des Diables rouges. Influencée par
le genre historique et la popularité du chanbara, cousin

231
Sekigahara

nippon du film de cape et d’épée, le programme baptisé


Taiga dorama, littéralement « série fleuve », trouve bien‑
tôt son format idoine, un épisode hebdomadaire d’une
durée de 45  minutes ultérieurement clôturé par un bref
documentaire, mission pédagogique de service public
oblige. Cette séquence finale fournit du reste l’oppor‑
tunité de promouvoir le tourisme intérieur à travers la
présentation des sites naturels, édifices ou localités évo‑
qués durant l’épisode diffusé. Grâce à une alternance de
personnages principaux originaires des diverses régions
de l’archipel, de nombreuses préfectures ou départements
ont bénéficié d’un coup de projecteur dont l’impact sur
l’économie locale est loin d’être négligeable, eu égard à
l’ampleur des taux d’audience14.
Dès les premières années, le Taiga dorama suscite en
effet un large engouement, avant de devenir un rendez-
vous familial qui s’arroge régulièrement 20 % de parts
de marché, flirtant même avec les 40 % en 1987 et 1988,
lorsque les scénaristes s’attaquent aux hagiographies de
Date Masamune puis Takeda Shingen. Sur les 59  séries
diffusées, l’âge des Royaumes combattants et les pré‑
mices de la période Edo se taillent la part du lion, avec
pas moins de 23 productions. Parmi elles, une quinzaine,
soit près du quart du total, ont pour héros un éminent
protagoniste de la campagne de Sekigahara. C’est dire
l’inépuisable vivier que constitue ce conflit fondateur, et
la manière dont la télévision, média de masse par excel‑
lence du xxe siècle, a pris le relais des manuels scolaires
afin d’en décupler la portée symbolique et l’enracine‑
ment dans l’imaginaire japonais. Maeda Toshiie, Naoe
Kanetsugu, le stratège des Uesugi, Kuroda Yoshitaka, le

232
Un héritage riche et pluriel

rusé boiteux, Sanada Yukimura, le défenseur d’Ueda, Ôgô,


l’épouse de Hidetada ainsi que sa sœur aînée Ôhatsu, ont
tous eu droit à leur dorama dédiée, tandis que Toyotomi
Hideyoshi et Tokugawa Ieyasu ont tenu le haut de l’affiche
à deux reprises, en 1983 pour le second puis en 2000 à
l’occasion du 400e  anniversaire de la fameuse bataille.
Afin de fêter dignement l’événement, les deux premiers
épisodes sont entièrement consacrés à la bataille avec un
souci historiographique et un luxe de détails qui font sans
doute de cette reconstitution la meilleure à ce jour. Il s’agit
peut-être également du programme le plus impartial, les
autres adaptations semblant moins attentives à échouer
sur l’écueil de faire passer qui Mitsunari, qui Ieyasu pour
un ambitieux sans scrupule opposé à un noble redres‑
seur de torts. La question n’est pas si anecdotique car ces
fresques populaires contribuent puissamment à façonner
l’image des personnages historiques auprès du public, à
l’exemple de Hidetada, présenté tantôt en pleutre nigaud
incapable de s’affirmer face à une écrasante figure pater‑
nelle, tantôt en héritier présomptueux brûlant de s’attirer
la bienveillance d’Ieyasu. Le plus souvent, les interprètes
de ce dernier s’en tiennent prudemment au patriarche
machiavélique, même si d’aucuns s’autorisent des accents
burlesques ou des airs de vieillard goguenard rappelant
les codes du théâtre kabuki.
Tache ardue que de se hisser sur les épaules des géants,
puisque même la légende Mifune Toshirô, comédien
fétiche du sensei Kurosawa Akira et plus grande star
internationale du prolifique cinéma insulaire, campe sans
conviction le seigneur Toranaga, sous les traits duquel on
distingue sans peine le vainqueur de Sekigahara. Certes, la

233
Sekigahara

bataille n’est abordée qu’à la dernière minute de la série


adaptée du roman de James Clavell, mais l’intrigue de la
série Shôgun, qui dépeint un double de William Adams
aux prises avec les manigances des Jésuites, n’en a pas
moins pour contexte les grandes manœuvres politiques de
l’été 1600. Diffusé en septembre 1980 sur la chaîne NBC,
le programme rencontre un succès retentissant, avant de
générer à travers le monde un vaste élan d’enthousiasme
en faveur du Japon traditionnel. Depuis quelques années,
un déclin des audiences du Taiga dorama s’est amorcé,
qui a contraint la NHK à repenser le modèle économique
de cette émission phare et à envisager un rapprochement
avec Netflix15. La période continue néanmoins de fasci‑
ner puisque le géant américain de la diffusion en ligne a
annoncé récemment son intention de produire un pen‑
dant de Game of Thrones, transposé dans le Japon médié‑
val et centré atour de la figure de Date Masamune. L’idylle
entre la grande bataille de samouraïs et la petite lucarne
lumineuse n’a pas atteint son épilogue, et pourrait bien
connaître de spectaculaires rebondissements.

La plume et le pinceau

Les Japonais n’ont pas attendu l’ère télévisuelle, tou‑


tefois, pour entretenir la mémoire de Sekigahara, même
si les artistes ont dû ronger leur frein deux siècles durant
avant de pouvoir s’emparer du sujet. En effet, bien qu’il
subsiste au moins quatre byôbu –  paravents composés
de panneaux articulés et richement décorés à la feuille

234
Un héritage riche et pluriel

d’or illustrant la fameuse bataille –, le shogunat instaure


rapidement une censure sévère qui interdit toute réfé‑
rence à l’ascension de la maison Tokugawa, en particulier
les allusions malvenues à sa relation avec les prédéces‑
seurs Toyotomi. Nul n’échappe au couperet, pas même
le maître Kitagawa Utamaro, condamné en 1802 à une
brève incarcération pour avoir représenté successivement
Hideyoshi et son pugnace lieutenant Katô Kiyomasa16.
Les pairs du contrevenant se le tiennent pour dit, et
reviennent à des œuvres plus innocentes, qui restituent
à Sekigahara sa vocation première de relais et croisement
routier. Le fameux Hiroshige, spécialiste des paysages et
scènes de vie quotidienne, peint ainsi le paisible hameau
au cours de la décennie 1830, qui voit la publication de ses
69 étapes sur la Kisokaidô, autre nom de la Nagasendô.
Malgré la vogue du musha-e, « image de guerrier » appa‑
rue au mitan du xviie siècle et qui forme un genre à part
entière, il faut attendre la restauration Meiji et la chute
du régime d’Edo pour que les peintres osent enfin bra‑
ver l’interdit. Le génial Tsukioka Yoshitoshi, considéré
comme le dernier virtuose de l’estampe, est également
le plus prolixe sur ce terrain, avec une galerie de por‑
traits des quinze shôgun issus du clan Tokugawa, assor‑
tie de plusieurs triptyques revenant sur les péripéties qui
ont émaillé la vie d’Ieyasu. Naturellement, la bataille de
Sekigahara est célébrée à sa juste valeur en 1868, mais
Yoshitoshi sait faire preuve d’insolence, comme lorsqu’il
représente la mythique débandade du vieux héros durant
le siège d’été d’Ôsaka.
Les écrivains boudent quant à eux ce thème jusqu’au
xxe  siècle, à l’exception de quelques récits précoces

235
Sekigahara

compilés ultérieurement. Loin des sagas héroïques qui


avaient prévalu au cours des guerres civiles, ces chro‑
niques relatent les tourments d’acteurs modestes du
conflit à l’image d’Oan, témoin direct enfermé dans
Ôgaki assiégé par l’armée de l’Est, où cette fille d’un
vassal d’Ishida Mitsunari panse les blessés. Le dévelop‑
pement de techniques d’imprimerie sommaires favorise
la diffusion de ces premiers témoignages romancés sous
la forme de recueils illustrés tels les Contes du fantassin,
attribués à Matsudaira Nobuoki et dont une version rap‑
porte les turpitudes de la jeune Oan17. En 1935, Yoshikawa
Eiji choisit Sekigahara comme point de départ et trau‑
matisme originel pour narrer la quête chevaleresque
d’un Miyamoto Musashi fantasmé. Vingt ans plus tard,
dans Le Château de Yodo, Yasushi Inoue fait totalement
l’impasse sur la bataille, dont les échos parviennent à
peine aux oreilles de Yodo, mère de l’infant Hideyori, au
comble de l’appréhension. Le lauréat du prestigieux prix
Akutagawa s’amende cependant en 1957, en plongeant
ses lecteurs dans le trépidant siège d’Ueda, moment de
bravoure de La Geste des Sanada18. Shiba Ryôtarô rend
finalement justice à Sekigahara en lui consacrant une
monumentale trilogie éponyme, qui n’a pas encore fait
l’objet d’une traduction.
À compter des années 1980, la reconnaissance est
actée. L’intérêt pour le conflit essaime à travers d’autres
sphères de la culture populaire, telles la bande dessinée,
avec la parution du manga Hanzô no mon, qui retrace
le parcours d’un redoutable homme de main d’Ieyasu,
notamment au cours de la campagne de Sekigahara19.
Hirata Hiroshi, le seigneur du gekiga, genre historique

236
Un héritage riche et pluriel

pour adultes, prête simultanément son immense talent


d’illustrateur à une série qui rend hommage au clan
Shimazu et revient sur ses heures de gloire, à commen‑
cer par l’homérique retraite d’octobre 1600. Consécration,
le fameux universitaire américain Conrad Totman rédige
en 1983 une biographie du premier potentat Tokugawa, à
laquelle Sekigahara sert de fil conducteur. La révolution
digitale rebat les cartes à l’aube du xxe siècle, et ce sont
désormais les grands noms de l’industrie vidéo-ludique
qui ont bien saisi le potentiel commercial de la période
Sengoku. Dans la foulée du succès de Shogun Total War
en  2000, qui s’achève fort logiquement sur les ultimes
étapes de l’unification japonaise, le mastodonte Microsoft
offre une incursion en terre asiatique à l’une de ses meil‑
leures ventes, Age of Empires. D’autres titres suivront, à
l’image du récent Nioh, produit par Sony et qui propose
au joueur d’incarner un avatar quelque peu musclé de
William Adams s’efforçant de survivre à la veille de la
grande explication entre Ishida Mitsunari et sa Nemesis. Il
ne reste plus aux nouvelles technologies qu’à réinvestir les
lieux mêmes de la bataille, ce qui sera bientôt chose faite.

Un patrimoine à valoriser

L’archipel a accueilli plus de 30  millions de visiteurs


étrangers en 2018, et ce record devrait selon toute vrai‑
semblance, être pulvérisé en 2020 à la faveur des pro‑
chaines olympiades20. L’économie touristique aujourd’hui
florissante revient pourtant de loin, puisqu’au lendemain

237
Sekigahara

du raz-de-marée cataclysmique de 2011, la fréquentation


avait chuté juste au-dessus du seuil de 4  millions. Mais
cette manne ne profite aux différentes régions du pays
que de manière très inégale. En dehors des sentiers bat‑
tus, point de salut, même si l’on a la chance d’être situé
sur le légendaire Tôkaidô, comme les édiles de la préfec‑
ture de Gifu en font l’amère expérience. Oda Nobunaga,
qui avait rebaptisé la cité avant d’y établir son quartier
général, n’est plus qu’un lointain souvenir, mais les temps
changent et, ici comme ailleurs, les autorités locales
semblent déterminées à se donner les moyens de faire
valoir leurs atouts. Reste à convaincre les passagers du
Shinkansen en route pour Kyôto ou Tôkyô, qui traversent
la vallée par milliers quotidiennement, de faire halte dans
ce morne bourg qui ne laisse rien deviner de sa terrible
histoire. Quelques cars de retraités peuvent bien se lancer
à l’assaut des collines, on ne se presse guère pour visiter
l’humble musée, qui fait actuellement peau neuve et révé‑
lera son nouveau visage en 2020. Le constat est encore
plus navrant du côté du Sekigahara War Land, un parc
d’attraction voisin, dont les mannequins de plâtre délavés
côtoient des répliques d’armures poussiéreuses sous les
gémissements d’une chanson folklorique antédiluvienne.
À l’instar d’autres départements, Gifu redouble d’efforts
afin de séduire les touristes, en faisant appel à des outils
à la pointe de la modernité, comme la réalité augmentée,
qui permet au promeneur parcourant le champ de bataille
d’accéder à de précieux commentaires grâce à l’appli‑
cation Sekigahara Travel Navi 21. En mobilisant principa‑
lement l’influente communauté des reconstituteurs, qui
s’attachent à faire revivre chaque année les hauts faits des

238
Un héritage riche et pluriel

guerriers de jadis, avec force démonstrations à l’appui,


les pouvoirs publics ont su développer une ambitieuse
stratégie de communication. Celle-ci repose sur une
démarche duale, la médiation culturelle d’une part, en
ce qui touche aux enjeux domestiques, combinée à une
approche diplomatique sur le plan international, d’autre
part. Après avoir procédé à la nomination d’un ambas‑
sadeur anglophone en 2016, la commune de Sekigahara
a ainsi conclu des accords de jumelage avec les villes de
Waterloo en Belgique et Gettysburg aux États-Unis. Ces
actions conjointes participent dorénavant pleinement du
soft power japonais22.
Longtemps gardée sous le boisseau, la mémoire de
Sekigahara n’a cependant jamais été perdue, et trouve
aujourd’hui un puissant écho bien au-delà des seuls
cercles académiques. Qui s’en étonnerait ? Ce choc d’am‑
pleur quasiment mythologique ne pouvait manquer de
s’inscrire dans l’inconscient collectif insulaire, au point
de s’ériger en repère essentiel, pour ne pas dire matriciel,
peuplé d’un panthéon de héros devenus plus familiers
que jamais par la grâce du petit écran. Du reste, la ferveur
populaire n’entame en rien l’ardeur des historiens, dont
les recherches se poursuivent, puisque bien des interro‑
gations subsistent. Dans un ouvrage paru il y a peu, le
professeur Shiramine, enseignant à l’université de Beppû,
s’efforce de distinguer le bon grain de l’ivraie, en ques‑
tionnant par exemple les circonstances qui entourent la
trahison de Hideaki, preuve que Sekigahara est encore
loin d’avoir livré tous ses secrets23. La bataille pour la pos‑
térité, elle, semble d’ores et déjà gagnée.
Épilogue

La lame blanche rougeoie sous les premiers rayons du


soleil d’automne. Comme un clin d’œil du destin en ce
petit matin d’octobre, l’appareil à destination de Nagoya
passe presque à l’aplomb de l’ancien champ de bataille,
lové entre les collines nimbées de brumes. L’archipel,
durement frappé par un puissant typhon, panse ses
plaies. Peuple singulier que ces îliens qui, martyrisés par
les forces de la nature, ont ajouté au déchaînement des
éléments les horreurs de la guerre durant des siècles et
continuent de vouer un culte à leurs combattants emblé‑
matiques. L’empire devait cependant recouvrer la paix
à l’issue de Sekigahara, dont je m’apprête à fouler le sol
pour la troisième fois, après une improbable escale au
milieu d’un voyage de noces il y a de cela dix ans, puis
une seconde exploration à peine moins hâtive en 2017.
Le défilé des bambins flottant dans leur armure inau‑
gure le festival qui commémore chaque année la bataille,
tandis qu’une clameur de ravissement parcourt le public.
Le kawaii – « mignon, attendrissant » – a presque valeur
de religion au Japon, et ne souffre aucune exception.
Même le farouche Ii Naomasa, transfiguré en adorable
chat blanc casqué de rouge, mascotte adulée de la ville

241
Sekigahara

de Hikone, n’échappe pas à la règle. Le vainqueur de


Sekigahara non plus, que l’on reconnaît sans peine sous
les traits d’Ieyasu-kun, symbole de Hamamatsu, où le
fondateur de la lignée Tokugawa avait connu ses pre‑
miers succès et revers. En longeant à grandes enjambées
­l’ancienne Nagasendô devenue route nationale, je rejoins
le versant septentrional du mont Momokubari, qui avait
accueilli le premier quartier-général du commandant en
chef de l’armée de l’Est. Loin des faubourgs du village, le
lieu est désert. Le sanctuaire Kunôzan, seulement desservi
par un téléphérique tendu au-dessus d’une jungle luxu‑
riante entre le plateau Nihondaira qui domine Shizuoka et
une éminence surplombant l’océan Pacifique, n’est guère
mieux loti. Première sépulture d’Ieyasu, elle jouit d’in‑
finiment moins de faveurs que le somptueux complexe
funéraire de Nikkô, véritable joyau classé au patrimoine
mondial de l’Unesco, et où il me faudra jouer des coudes
pour prendre quelques clichés.
Si la mémoire du père du Japon moderne est honorée,
celle d’Ishida Mitsunari indiffère les touristes. Mieux vaut
ainsi se montrer fin limier pour débusquer la trace du
perdant de la grande bataille. À l’est de Nagahama, sise
sur la rive orientale du lac Biwa, se trouve le modeste
temple familial, non loin de la pagode où le jeune Sakichi
aurait croisé la route de Hideyoshi, rencontre célébrée par
un monument érigé devant la gare de Nagahama. Quant
à la place forte de Sawayama, rasée par Ii Naomasa, il
n’en subsiste que de rares vestiges qui émergent du flanc
d’une colline. La terrasse offre une vue imprenable sur
le château de Hikone, avec pour toile de fond les eaux
sombres du Biwa.

242
Épilogue

Après un crochet par le parvis du centre culturel de


Sekigahara que l’âcre brouillard de la fumée d’arque‑
buses enveloppe, j’engloutis un bol de ramen fumantes
puis gagne les hauteurs. À l’ombre de bambouseraies ver‑
doyantes ou de bosquets de cyprès, sous un ciel ensoleillé,
la vallée déroule ses rizières en eau, bordées de plaquemi‑
niers aux branches lourdes de fruits. N’étaient les échos
des élans lyriques du commentateur et le martellement
sourd du heavy metal, qui résonnent jusqu’au fond de
la passe en rappelant le fracas des armes, nul ne pour‑
rait soupçonner que ce paisible village fut la scène d’une
telle tragédie. Les lames qui s’entrechoquent sont émous‑
sées, et l’ardeur martiale des comédiens qui revisitent les
grandes heures du 21  octobre 1600 est toute théâtrale.
À quelques kilomètres de là, le donjon d’Ôgaki, abrité der‑
rière une forêt d’immeubles, se soustrait aux regards des
passagers du train, ne laissant rien paraître du drame qui
s’est joué dans les parages. Boudé des touristes, le blanc
édifice à la silhouette harmonieuse abrite pourtant une
intéressante collection relative à la campagne.
Le jour baisse et le temps fraîchit lorsque je prends
la direction du hameau de Yamanaka, à l’ouest de l’an‑
cien champ de bataille. C’est ici que les plus âpres com‑
bats, opposant Kobayakawa Hideaki à Ôtani Yoshitsugu,
avaient fait rage, décidant du sort de tous les belligérants.
Çà et là, des gorintô, empilements de pierres sculptées aux
formes symboliques, jalonnent les chemins. Ces émou‑
vants témoignages, élevés par les familles en hommage
à un frère, un père ou un mari disparu, constituent le
pendant populaire au sanctuaire Sanno Gongen, qui fût
partiellement déplacé de Nagoya à Sekigahara en 1942.

243
Sekigahara

On y célèbre aujourd’hui encore un service pour le repos


de l’âme des défunts, de même qu’au temple voisin, érigé
en 1793 et dédié à la déesse miséricordieuse Kannon1.
Le soleil s’est éclipsé derrière les crêtes au terme de la
marche sylvestre qui me conduit jusqu’à la tombe du sei‑
gneur lépreux. Celui ou celle qui est venu jusqu’ici fleu‑
rir cette clairière perdue m’a précédé de peu. La lueur
vacillante de quelques bougies jette des reflets dorés
sur la stèle ornée de sinogrammes, tandis que les lieux
s’enfoncent dans une pénombre vespérale. Quatre cent
dix-neuf ans après la bataille, la flamme du souvenir de
Sekigahara brûle toujours.
Notes

Introduction

1.  Reverseau, Jean-Pierre, La Galerie des Glaces. Charles Le Brun,


maître d’œuvre, Paris, Réunion des musées nationaux, 2007.
2.  Définissant une voie médiane entre les estimations de ses prédé‑
cesseurs, l’Américain William Wayne Farris estime la population
totale japonaise en 1600 entre 15 et 17  millions d’âmes. À titre de
comparaison, le royaume de France et le Saint-Empire romain ger‑
manique, pays d’Europe les plus peuplés de leur temps, comptent
alors chacun 20 millions d’habitants.
3.  Jacob, Frank, Visoni-Alonzo, Gilmar, The Military Revolution in
Early Modern Europe, New York, Palgrave MacMilan, 2016, p. 45.
4.  Souyri, Pierre-François, Le Monde à l’envers, la dynamique de la
société médiévale, Paris, Maisonneuve & Larose, 1998.
5.  Morris, Ivan, La Noblesse de l’échec, Paris, Gallimard, 1975.

première partie
le siècle de fer

Chapitre 1. La péninsule de la discorde

1.  Au xviie siècle, le royaume de Corée apparaît dans la nomenclature


sino-centrée sous le terme de « Joseon », en référence à la dynastie
régnante, fondée en 1392 et qui se maintiendra au pouvoir jusqu’à
la fin du xixe siècle et l’ouverture du pays.

245
Sekigahara

2.  Turnbull, Stephen, Wars and Rumours of Wars, Japanese Plans


to Invade the Philippines, 1593‑1637, Naval War College Review,
Newport, U.S. Naval War College Press, 2016, p. 108.
3.  Serge Gruzinski développe l’idée d’une « première mondialisation »,
favorisée par les grandes expéditions maritimes du xvie  siècle,
notamment dans L’Aigle et le Dragon, Paris, Fayard, 2012.
4.  Hawley, Samuel, The Spanish Plan to Conquer China, www.­
samuelhawley.com
5.  Lorge, Peter A., The Asian Military Revolution, New York, Cambridge
University Press, 2008.
6.  Ibid. p. 67.
7.  Hawley, Samuel, The Imjin War, Seoul et Berkeley, Royal Asiatic
Society et University of California Press, 2005, p. 103.
8.  Swope, Kenneth M., A Dragon’s Head and a Serpent’s Tail, Ming
China ad the First Great East Asian War 1592‑98, Norman, University
of Oklahoma Press, 2009, p. 27.
9.  Hawley, Samuel, The Imjin War, op. cit., p. 465. Hawley se réfère aux
écrits du moine Keinen, médecin d’Ôta Kazuyoshi, dont le journal
de bord a été traduit par George Elison.
10.  Turnbull, Stephen, Samurai, A military history, Londres, Routledge,
1977, p. 225‑226.
11.  Owada, Tetsuo, Sekigahara, Gifu, préfecture de Gifu, 2018, p. 14.
12.  Turnbull, Stephen, The Samurai Invasion of Korea 1592‑98, Oxford,
Osprey Publishing, 2008, p. 91.
13.  Swope, Kenneth M., A Dragon’s Head and a Serpent’s Tail, op. cit.,
p. 287.
14.  Herbert, Jean, Les Dieux nationaux du Japon, Paris, Albin Michel,
1965, p. 279.

Chapitre 2. L’héritage du Singe

1.  Elisseeff, Danielle, Hideyoshi, Bâtisseur du Japon moderne, Paris,


Fayard, 1986, p. 11.
2.  Berry, Mary Elizabeth, Hideyoshi, Cambridge (Massachusetts),
Harvard University Press, 1982, p. 120.

246
Notes

3.  Souyri, Pierre-François, Samouraï, 1 000  ans d’histoire du Japon,


Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 149.
4.  Pitelka, Morgan, Spectacular Accumulation, Material Culture,
Tokugawa Ieyasu, and Samurai Sociability, Honolulu, University
of Hawaii Press, 2016, p. 35.
5.  Souyri, Pierre-François, Les Guerriers dans la rizière, Paris,
Flammarion, 2017, p. 193.
6.  Archer, Joshua, Understanding Samurai Disloyalty, Japan
Foundation, University of Sydney, 2008.
7.  Hall est cité par Geoffrey Parker dans La Révolution militaire, Paris,
Gallimard, 1993, p. 173.
8.  Mc Call Rosenbluth, Frances, Ferejohn, John, War and State Building
in Medieval Japan, Stanford, Stanford University Press, 2010, p. 75.

Chapitre 3. Rosaires et roses trémières

1.  De Castro, Xavier, La Découverte du Japon par les Européens, Paris,


Chandeigne, 2013, p. 15.
2.  Ibid., p. 255.
3.  Ninomiya, Hiroyuki, Le Japon pré-moderne : 1573‑1867, Paris, CNRS
éditions, 2017, p. 59.
4.  Ryôtarô, Shiba, Tokugawa Ieyasu, shôgun suprême, Paris, éditions
du Rocher, 2011, p. 9.
5.  Turnbull, Stephen, Tokugawa Ieyasu, Oxford, Osprey, 2012, p. 8.
6.  Totman, Conrad, Tokugawa Ieyasu, Shogun, San Francisco, Heian,
1983, p. 35.
7.  Pitelka, Morgan, Spectacular Accumulation, op. cit., p. 39.
8.  Carré, Guillaume, Par-delà le premier ancêtre, les généalogies
truquées dans le Japon prémoderne (xvie-xixe  siècles), Vincennes,
Presses Universitaires de Vincennes, 2010.
9.  Peltier, Julien, Le Crépuscule des samouraïs, Paris, Economica, 2010,
p. 161.
10.  Turnbull, Stephen, Warriors of Medieval Japan, Londres,
Bloomsburry Publishing, 2011, p. 267.

247
Sekigahara

Chapitre 4. L’art japonais de la guerre

1.  Farris, William Wayne, Heavenly Warriors, The Evolution of Japan’s


Military, 500‑1300, Cambridge (Massachusetts), Harvard University
Press, 1992.
2.  Friday, Karl, Samurai Warfare and the State In Early Medieval
Japan, New York, Routledge, 2004, p. 105.
3.  Fujiki, Hisashi, « Le village et son seigneur (xive-xvie siècle), domi‑
nation sur le territoire, autodéfense, justice », in Annales, Histoire,
Sciences sociales, 1995, p. 405.
4.  Farris, Wayne William, Japan’s Medieval Population, Famine,
Fertility and Warfare in a Transformative Age, Honolulu, Hawaii
University Press, 2004, p. 192.
5.  Turnbull, Stephen, Japanese Castles and the Lessons of Nagashino,
Oxford, Osprey Publishing, 2000.
6.  Turnbull, Stephen, Nagashino, Slaughter at the barricades, Oxford,
Osprey Publishing, 2000, p. 24.
7.  Le Shinchô-kô-ki, chronique décrivant en détail la carrière militaire
d’Oda Nobunaga et rédigée du vivant du Premier Unificateur par le
bonze Ôta Gyûchi, s’oppose sur ce point au Shinchô-ki, récit essen‑
tiellement apocryphe et considéré comme suspect par les historiens,
qui lui reprochent son caractère romanesque et hagiographique.
Paul Varley, Oda Nobunaga, Guns and Early Modern Warfare in
Japan in Writing Histories in Japan : Texts and their Transformations
from Ancient Times through the Meiji Era, International Research
Center for Japanese Studies, 2007.
8.  Brown, Delmer M., The Impact of Firearms on Japanese Warfare,
1543‑98, The Far Eastern Quaterly, Association for Asian Studies,
Ann Harbor, 1948.
9.  Ibid.
10.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, Past Present Future,
Nagoya, 2014, p. 92.
11.  Perrin, Noel, Giving Up the Gun, Japan’s Reversion to the Sword,
1543‑1879, David R. Godine, New Hamphire, Jaffrey, 1979, p. 76.
12.  Miura, Masayuki, Samurai Castle, Tôkyô, Shogakukan, 2011, p. 11.

248
Notes

13.  Henninger, Laurent, « La “Révolution militaire”, quelques éléments


historiographiques », in Mots, les langages du politique, Paris, ENS
éditions, 2003.
14.  Smith, Thomas C., Native Sources of Japanese Industrialization,
1750‑1920, Berkeley, University of California Press, 1988, p. 52.
15.  Parker, Geoffrey, La Révolution militaire, op. cit., p. 171.

deuxième partie
une saison de plomb

Chapitre 5. De grands noms aux dents longues

1.  Owada, Tetsuo, Sekigahara, op. cit., p. 16.


2.  Berry, Mary Elizabeth, Hideyoshi, op. cit., p. 130.
3.  Iwao, Seiichi, et alii, Dictionnaire historique du Japon, Paris, Maison
franco-japonaise Tôkyô, Maisonneuve & Larose, p. 30.
4.  Bryant, Anthony J., Sekigahara 1600, the final struggle for power,
Oxford, Osprey Publishing, 1995, p. 27.
5.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 102.
6.  Bryant, Anthony J., Sekigahara, op. cit., p. 20.
7.  Seigle, Cecilia S.J., Some Observations on the Wedding of Tokugawa
Shogun’s Daughters, University of Pennsylvania, 2012, p.  22.
Traduction de l’auteur.
8.  Jansen, Marius B., Warrior Rule in Japan, New York, Cambridge
University Press, 1995, p. 152.
9.  Kaufman, Cathy, A Simple Bowl of Tea : Power Politics and Aesthetics
in Hideyoshi’s Japan, 1582‑1591, Dublin Gastronomy Symposium,
2018.
10.  Pitelka, Morgan, Spectacular Accumulation, op. cit., p. 45.
11.  Elison, Georges, Smith, Bardwell L., Warlords, Artists and
Commoners, Japan in the Sixteenth Century, Honolulu, Hawaii
University Press, 1981, p. 39.
12.  Sadler, Adam L., The Japanese Tea Ceremony, Cha-No-Yu,
Clarendon, Tuttle, 2011, p. 179.

249
Sekigahara

Chapitre 6. Partie de go

1.  Iwao, Seiichi, et alii, Dictionnaire historique du Japon, op.  cit.,


volume 13, 1987, p. 86.
2.  Watanabe, Tsuneo, Iwata, Junichi, The Love of the Samurai,
A  Thousand Years of Japanese Homosexuality, Londres, Gay Men
Press, 1989, p. 52.
3.  Parkinson, R. B., A Little Gay History, Desire and Diversity Accross
the World, Londres, British Museum Press, 2013, p. 67.
4.  Leupp, Gary, Male Colors, The Construction of Homosexuality in
Tokugawa Japan, Berkeley, University of California Press, 1995,
p. 53.
5.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 29.
6.  Moréchand, Guy, « Taikô kenchi, le cadastre de Hideyoshi
Toyotomi », in Bulletin de l’École Française d’Extrême-Orient, Paris,
1966, p. 20.
7.  Takekoshi, Yosaburô, The Economic Aspects of the History of The
Civlilization of Japan, Londres, Allen & Unwin, 1930.
8.  Sadler, Adam L., Shogun, The Life of Tokugawa Ieyasu, Londres,
Allen & Unwin, 1937, p. 138.
9.  Ibid. p. 140.
10.  Ibid. p. 125.
11.  Kure, Mitsuo, Samouraïs, Arles, Éditions Philippe Picquier, 2003,
p. 103.
12.  Sadler, Adam L., Shogun, The Life of Tokugawa Ieyasu, op. cit., p. 8.
13.  Birolli, Bruno, Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre, Paris,
Arte éditions/Armand Colin, 2012, p. 18.
14.  Pitelka, Morgan, Spectacular Accumulation, op. cit. p.  192.
Traduction de l’auteur.

Chapitre 7. L’empire s’embrase

1.  Turnbull, Stephen, Tokugawa Ieyasu, op. cit., p. 50.


2.  Ward Nawata, Haruko, Women Religious Leaders in Japan’s
Christian Century, 1543‑1650, New York, Routlegde, 2016.

250
Notes

3.  Bryant, Anthony J., Sekigahara, op. cit., p. 43.


4.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 67.
5.  Totman, Conrad, Tokugawa Ieyasu, Shogun, op. cit., p. 72.
6.  Sôho, Tokutomi, Kinsei Nihon kokuminshi, Histoire du début du
Japon moderne, Tôkyô, 1918‑1952, in Sadler, Adam L., Shogun,
op. cit. p. 21.
7.  Nishida, Masatsugu, Bonnin, Philippe, sous la direction de Benoît
Jacquet, Dispositifs et notions de la spatialité japonaise, Lausanne,
Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014, p. 334.
8.  Schmorleitz, Morton S., Castles in Japan, Tôkyô, Tuttle, 1974, p. 22.
9.  Turnbull, Stephen, Tokugawa Ieyasu, op. cit., p. 33.
10.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 49. Traduction
de l’auteur.
11.  Sadler, Adam L., Shogun, The Life of Tokugawa Ieyasu, op. cit., p. 146.

Chapitre 8. La croisée des chemins

1.  Owada, Tetsuo, Sekigahara, op. cit., p. 25.


2.  Bryant, Anthony J., Sekigahara, op. cit., p. 47.
3.  Turnbull, Stephen, Tokugawa Ieyasu, op. cit., p. 37.
4.  Iwao, Seiichi, et alii, Dictionnaire historique du Japon, op. cit., p. 78.
5.  Kitagawa, Tomoko, Kitanomandokoro, A Lady Samurai behind the
Shadow of Toyotomi Hideyoshi, Vancouver, University of British
Columbia, 2006, p. 26.
6.  Alexander, J.P., Decisive Battles, Strategic Leaders, Gurgaon,
Partridge Publishing, 2014, p. 91.
7.  Shigehisa, Tokutarô, The Contribution of Europeans and Americans
toward the Culture of Japan during the early Meiji Era, Tôkyô,
Académie Impériale, 1939, p. 4.
8.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 105.
9.  Turnbull, Stephen, Samurai Heraldry, Oxford, Osprey Publishing,
2002, p. 30.
10.  Bryant, Anthony J., Sekigahara, op. cit., p. 55.
11.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 76.

251
Sekigahara

12.  Kazaya, Kazuhiko, Tokugawa Ieyasu  : Sono seiji to bunka geinô,


Tokugawa Ieyasu, Politique, Culture et Divertissement, Tôkyô,
Éditions Miyaobi, 2016, p. 201.
13.  Sadler, Adam L., Shogun, The Life of Tokugawa Ieyasu, op. cit.,
p. 153.
14.  O Uma-jurishi : A 17th Century Compendium of Samurai Heraldry,
traduit et annoté par Xavid Pretzer, Cambridge, The Academy of the
Four Directions, 2015, p. XXIX.
15.  Krauss, Ellis S., Pekkanen, Robert J., The Rise and Fall of Japan’s
LDP, Political Party Organizations as Historical Institutions,
Londres, Cornell University Press, 2011, p. 69.
16.  Turnbull, Stephen, Warriors of Medieval Japan, Oxford, Osprey,
2005, p. 109.
17.  Bryant, Anthony J., Sekigahara, op. cit., p. 57.

troisième partie
le jour d’acier

Chapitre 9. La « prairie sur la frontière »

1.  Hood, Christopher, Shinkansen  : From Bullet Train to Symbol of


Modern Japan, Londres, Routledge, 2006.
2.  Bryant, Anthony J., Sekigahara, op. cit., p. 60.
3.  Clark, Austin W., 100 Spears Worth 100 Pieces  : The Impact
of Ashigaru on Sengoku Jidai, Gettysburg Historical Journal,
Gettysburg, 2011, p. 25.
4.  Conlan, Thomas D., In Little Need of Divine Intervention, Takezaki
Suenaga’s Scrolls of the Mongol Invasions of Japan, New York,
Cornell East Asia Series, 2001, p. 208.
5.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 117.
6.  Sadler, Adam L., Shogun, The Life of Tokugawa Ieyasu, op. cit.,
p. 139.
7.  Massarella, Derek, William Adams and Early English Enterprise
in Japan, Londres, Suntory and Toyota International Center for
Economics and Related Disciplines, 2000, p. 12.

252
Notes

8.  Oliveira e Costa, Joao Paulo, Tokugawa Ieyasu and the Christian
Daimyo during the Crisis of 1600, Bulletin of Portuguese-Japanese
Studies, Lisbonne, Universidade Nova de Lisboa, 2003, p.  61.
Traduction de l’auteur.
9.  Caldevilla Dominguez, David, Japanese Rulers in the Jesuit corres-
pondence, 1573‑1605 : A Case of Public Affairs in the xvith century,
Madrid, Universidad Complutense de Madrid, 2012, p. 315.
10.  Sadler, Adam L., Shogun, The Life of Tokugawa Ieyasu, op. cit.,
p. 179.
11.  Petterson, Jann, The Yonezawa Matchlock, Mighty Gun of the
Uesugi Samurai, Lulu, 2017, p. 128.
12.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 127.
13.  Bryant, Anthony J., Sekigahara, op. cit., p. 65.
14.  Sadler, Adam L., Shogun, The Life of Tokugawa Ieyasu, op. cit.,
p. 300.

Chapitre 10. Un colosse aux pieds d’argile

1.  Okanoya, Shigezane, Shogun and Samurai, Tales of Nobunaga,


Hideyoshi and Ieyasu, traduit par Andrew et Yoshiko Dykstra,
University of Hawaii Press, Honolulu, 2007, p. 19.
2.  Petit, Bertrand et Yokoyama, Keiko, L’Adieu du samouraï, Éditions
Alternatives, Paris, 2003, p. 32.
3.  Berry, Mary Elizabeth, Hideyoshi, op. cit., p. 160.
4.  Bohner, Hermann, The Battle of Sekigahara, xxth Century, Shanghai,
1944, p. 288.
5.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 135.
6.  Tokitsu, Kenji, Miyamoto Musashi, Maître de sabre japonais du
e
xvii  siècle, DésIris, Gap, 1998, p. 243.
7.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 151.
8.  Sadler, Adam L., Shogun, The Life of Tokugawa Ieyasu, op. cit.,
p. 283.
9.  Totman, Conrad, Tokugawa Ieyasu, Shogun, op. cit., p. 77.
10.  Iwao, Seiichi, et alii, Dictionnaire historique du Japon, op. cit.,
p. 139.

253
Sekigahara

Chapitre 11. Malheur aux vaincus !

1.  Murdoch, James, Yamagata Isoh, A History of Japan during the


Century of Early Foreign Intercourse (1542‑1651), Kobe, Routledge,
1903, p. 555.
2.  Davis, Paul K., 100 Decisive Battles from Ancient Times to the
Present, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 207.
3.  Clodfelter, Michael, Warfare and Armed Conflict  : A Statistical
Encyclopedia of Casualty and Other Figures, 1492‑2015, Jefferson,
Mc Farland, 2017, p. 59.
4.  Goya, Michel, Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail,
Paris, Tallandier, 2014, p. 36.
5.  Pitelka, Morgan, Spectacular Accumulation, op. cit. p. 126.
6.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 156.
7.  Friday, Karl, Samurai Warfare and the State In Early Medieval
Japan, op. cit., p. 152.
8.  Gyûchi, Ôta, Shinshô Kôki, The Chronicle of Lord Nobunaga, traduc‑
tion de J. S. A. Elisonas et J. P. Lamers, Leyde, Brill, 2011.
9.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 158.
10.  Sansom, George, A History of Japan, 1334‑1615, Stanford, Stanford
University Press, 1961, p. 394.
11.  Ninomiya, Hiroyuki, Le Japon pré-moderne (1573, 1867), op. cit.,
p. 217.
12.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 166.
13.  Bryant, Anthony J., Sekigahara, op. cit., p. 80.
14.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 167.
15.  Petrucci, Maria Grazia, In the Name of The Father, the Son and the
Islands of the Gods, A Reappraisal of Konishi Ryûsa, a Merchant,
and of Konishi Yukinaga, a Christian Samurai, in sixteenth-century
Japan, Vancouver, University of British Columbia, 2002, p.  9.
Traduction de l’auteur.
16.  Turnbull, Stephen, Tokugawa Ieyasu, op. cit., p. 50.
17.  Sadler, Adam L., Shogun, The Life of Tokugawa Ieyasu, op. cit.,
p. 165.
18.  Glenn, Chris, The Battle of Sekigahara, op. cit., p. 161.
19.  Turnbull, Stephen, Tokugawa Ieyasu, op. cit., p. 47.

254
Notes

20.  Sadler, Adam L., Shogun, The Life of Tokugawa Ieyasu, op. cit.,
p. 165.
21.  Jansen, Marius B., The Making of Modern Japan, Cambridge
(Massachusetts), Harvard University Press, 2000, p. 31. Traduction
de l’auteur.

quatrième partie
l’âge d’airain

Chapitre 12. Pax Tokugawa

1.  Souyri, Pierre-François, Moderne sans être occidental, Aux origines


du Japon d’aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2016, p. 59.
2.  Hall, John Whitney, et alii, The Cambridge History of Japan,
New York, Cambridge University Press, 1991, p. 144.
3.  Jansen, Marius B., The Making of Modern Japan, op. cit., p. 34.
4.  Ninomiya, Hiroyuki, Le Japon pré-moderne (1573, 1867), op. cit.,
p. 26.
5.  Letter shows plan to move Tokugawa shogunate headquarters to
Osaka Castle, Mainichi Shinbun, Ôsaka, 26 janvier 2019.
6.  Sadler, Adam L., Shogun, The Life of Tokugawa Ieyasu, op. cit.,
p. 170.
7.  Pelletier, Philippe, Atlas du Japon, une société face à la modernité,
Paris, Autrement, 2008, p. 48.
8.  Rozman, Gilbert, Edo’s Importance in the Changing Tokugawa
Society, in The Journal of Japanese Studies, Washington, 1974, p. 91.
9.  Friday, Karl, Samurai Warfare and the State In Early Medieval
Japan, op. cit., p. 60.
10.  Souyri, Pierre-François, Nouvelle histoire du Japon, Paris, Perrin,
2010, p. 338.
11.  Morishita, Tôru, Les Guerriers et leurs domestiques dans la ville
seigneuriale de Hagi, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011, p. 980.
12.  Vaporis, Constantine Nomikos, Tour of Duty, Samurai, Military
Service in Edo and the Culture of Early Modern Japan, Honolulu,
University of Hawaii Press, 2008, p. 48.

255
Sekigahara

13.  Vaporis, Constantine Nomikos, Breaking Barriers, Travel and the


State in Early Modern Japan, Cambridge (Massachusetts), Harvard
University Press, 1994, p. 104.
14.  Souyri, Pierre-François, Nouvelle histoire du Japon, op. cit., p. 357.
15.  Saeki, Shinichi, Samouraïs, du Dit des Heiké à l’invention du
Bushidô, Paris, Arkhé, 2017, p. 78.
16.  Wilson, William S., Ideals of the Samurai, Writings of Japanese
Warriors, Ohara, Burbank, 1982, p. 130.

Chapitre 13. Le crépuscule des dieux

1.  Turnbull, Stephen, Osaka 1615, The last battle of the samurai,
Oxford, Osprey, 2006, p. 13.
2.  Sadler, Adam L., Shogun, The Life of Tokugawa Ieyasu, op. cit., p. 216.
3.  Turnbull, Stephen, Osaka 1615, The last battle of the samurai,
op. cit., p. 15.
4.  Takekoshi, Yosaburô, The Economic Aspects of the History of The
Civlilization of Japan, op. cit.
5.  Abe, Yoshiya, From Prohibition to Toleration : Japanese Government
Views regarding Christianity, 1854‑73, Japanese Journal of Religious
Studies, Tôkyô, 1978, p. 108.
6.  Murdoch, James, Yamagata Isoh, A History of Japan op. cit., p. 543.
7.  Turnbull, Stephen, Osaka 1615, The last battle of the samurai,
op. cit., p. 53.
8.  Ibid. p. 81.
9.  Nelson, David G., The Autobiography of Wakita Kyûbei : Samurai
Military Service and Recognition in Seventeenth Century Japan,
Los Angeles, California Lutheran University, 2016, p. 58.
10.  Souyri, Pierre-François, Nouvelle histoire du Japon, op. cit., p. 340.
11.  Ninomiya, Hiroyuki, Le Japon pré-moderne (1573, 1867), op. cit.,
p. 29.
12.  Petit, Bertrand et Yokoyama, Keiko, L’Adieu du samouraï, op. cit.,
p. 64.
13.  Sadler, Adam L., Shogun, The Life of Tokugawa Ieyasu, op. cit., p. 264.

256
Notes

14.  Kouamé, Nathalie, L’État des Tokugawa et la religion,


Intransigeance et tolérance religieuses dans le Japon moderne (xviie-
e
xix  siècle), Paris, Éditions de l’EHESS, 2007, p. 117.

Chapitre 14. Un héritage riche et pluriel

1.  Edo Backgrounder, Vancouver, University of British Columbia, 2015.


2.  Vaporis, Constantine Nomikos, Breaking Barriers, Travel and the
State in Early Modern Japan, op. cit., p. 29.
3.  Carré, Guillaume, La Conquête de la monnaie, pouvoir et sapèques
de cuivre au début de la période pré-moderne, Ebisu, Tôkyô, Maison
Franco-Japonaise, 2002, p. 27.
4.  Jansen, Marius B., The Making of Modern Japan, op. cit., p.  30.
Traduction de l’auteur.
5.  Dayez-Burgeon, Pascal, Histoire de la Corée, Des origines à nos jours,
Paris, Tallandier, 2012.
6.  Toby, Ronald P., Reopening the Question of Sakoku  : Diplomacy
in the Legitimation of the Tokugawa Bakufu, Journal of Japanese
Studies, 1977, p. 334.
7.  Toby, Ronald P., State and Diplomacy in Early Modern Japan : Asia
in the Development of the Tokugawa Bakufu, Princeton, Princeton
University Press, 1984, p. 34.
8.  Lovatt, Joe, Sword and Spirit  : Bushido in Practice From the Late
Sengoku Era Through the Edo Period, Monmouth, Western Oregon
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Bataille de Sekigahara », Miyabi, 2014.
Glossaire

Bakufu 幕府 : « gouvernement derrière la tenture », pouvoir


shogunal fondé par les Minamoto à Kamakura à la fin
du xiie siècle, qui se substitue progressivement à celui de
la cour impériale. Le terme s’appliquera par la suite aux
régimes militaires successifs.
Bugyô 奉行  : « ministre, commissaire, gouverneur », haut
fonctionnaire exerçant un mandat temporaire puis perma‑
nent. Ishida Mitsunari, le principal perdant de Sekigahara
et membre du cabinet des cinq bugyô, fut l’un des plus
célèbres d’entre eux.
Daimyô 大名 : « grand nom », comte, duc, seigneur de guerre
féodal, héritier d’une lignée ancienne ou conquérant de
son propre domaine. Sous la période Edo, le terme désigne
un prince dont le revenu excède les 10 000 koku.
Kamon 家紋 : blason, armoiries d’une maison guerrière ou
d’un clan. Le terme est souvent improprement contracté
en mon, plus générique et pouvant s’appliquer au clergé
ou à la haute aristocratie impériale.
Kanpaku 関白 : « grand porte-parole », chancelier et même
régent dans le cas de Toyotomi Hideyoshi, qui portera
un temps ce titre.
Kantô 関東 : plus vaste plaine alluviale du pays, environnant
l’actuelle Tôkyô, cette région bordée au nord et à l’ouest

259
Sekigahara

par des massifs montagneux, à l’est par l’océan Pacifique,


est également le berceau des samouraïs.
Katana 刀  : « sabre », vocable englobant initialement tout
type de sabre à lame courbe et tranchant unique, qui ren‑
verra par la suite à une arme longue de trois shaku, pieds.
Katana-gari 刀狩り : « chasse aux sabres », vaste campagne
de désarmement des populations civiles généralisée par
Toyotomi Hideyoshi en 1588.
Kenchi 検地 : arpentage d’envergure nationale entrepris par
Hideyoshi, dans la foulée de plusieurs initiatives locales,
afin d’établir un cadastre détaillé.
Kinai 畿内  : aujourd’hui appelée « Kansai », la « région
capitale » correspond au centre de Honshû, principale
île de l’archipel, et regroupe comme son nom l’indique
les anciennes métropoles de Nara et Kyôto, auxquelles
s’ajoute la ville portuaire d’Ôsaka.
Kirishitan 切支丹 : Japonais converti au christianisme, dans
l’immense majorité au catholicisme romain, selon un
terme forgé par la transcription phonétique.
Koku 石 : unité de mesure du riz en volume, censée corres‑
pondre à une ration annuelle individuelle et à environ
180 litres, utilisée pour évaluer la richesse d’un apanage.
Nanban 南蛮 : « barbare du Sud », terme générique se rap‑
portant aux Européens, en particulier d’origine ibérique
à compter de leur arrivée dans l’archipel au xvie  siècle,
ainsi qu’aux produits et pratiques issus de leur culture.
Ôgosho 大御所  : « shôgun cloîtré, retiré », dignité attribuée
à Tokugawa Ieyasu après la transmission du mandat
shogunal à son fils Hidetada, afin que le premier puisse
continuer à gouverner depuis les coulisses.
Rônin 浪人  : « homme-vague », samouraï privé de maître
du fait d’un litige, d’une condamnation ou de la mort de
son suzerain.

260
Glossaire

Sakoku 鎖国 : « fermeture, entravement du pays », politique


résolument isolationniste instaurée progressivement à
l’orée de la période Edo, formalisée et renforcée par un
édit shogunal en 1635, qui se poursuivra jusqu’au milieu
du xixe siècle.
Samuraï 侍 : Originellement synonyme moins usité de bushi
ou musha, « guerrier », le mot se pare de vertus chevale‑
resques au cours de la période Edo, associée aux privi‑
lèges dont jouit la caste militaire, première dans l’échelle
sociale confucéenne.
Sankin-kôtai 参勤交代  : « service, résidence alterné(e) »,
exigence faite aux daimyô par leurs suzerains Tokugawa,
de demeurer à la capitale la moitié du temps, une année
sur deux, et d’y laisser une bonne partie de leur famille
en résidence surveillée.
Seppuku 切腹 : suicide rituel par éventration du samouraï,
d’abord pratiqué ad hoc puis étroitement codifié en deve‑
nant parfois une sanction pénale.
Shôgun 将軍  : contraction de « sei-i-tai shôgun », littérale‑
ment « grand général qui soumet les barbares de l’Est »,
commandant en chef, généralissime de la classe militaire,
et par extension dirigeant réel du Japon au détriment de
l’empereur.
Taikô 太閤 : « régent retiré », titre honorifique si étroitement
lié à la personne de Hideyoshi que le vocable le caractérise
fréquemment dans les chroniques.
Tairô 大老  : « anciens, aînés », ils forment à l’origine un
Conseil composé de cinq membres nommés par Hideyoshi
et chargés d’assurer la régence jusqu’à la majorité de
Hideyori, même si le terme en vient à désigner ultérieu‑
rement un membre du gouvernement shogunal.
Notice des personnages

En dépit d’efforts réels fournis afin de trouver le point


d’équilibre entre souci d’exhaustivité et confort de lecture,
le profane pourrait se trouver désemparé face à l’appa‑
rente étrangeté des patronymes et toponymes japonais. Le
­lecteur peu familier de la matière historique japonaise est
donc convié à se reporter à cette notice brossant le portrait
­succinct des principaux personnages. Conformément à
l’usage, le nom de famille de ces derniers précède leur pré‑
nom, qui est employé le plus fréquemment pour les désigner.
Nom Présent à Sekigahara
* Vétéran des campagnes de Corée

Les trois Unificateurs

Oda Nobunaga (1534‑1582)  : Remarquable tacticien,


meneur d’hommes iconoclaste et visionnaire, Nobunaga éli‑
mine ses rivaux et enclenche le processus de restauration du
pouvoir central en se taillant un vaste domaine où il engage
des réformes sans précédent.
Toyotomi (Hashiba) Hideyoshi (1536‑1598)  : De très
humble naissance, celui que son maître affuble du surnom
de  Saru, le « Singe », en raison de sa ruse et de sa laideur,
accompagne l’ascension d’Oda Nobunaga, auquel Hideyoshi

263
Sekigahara

succède après le coup d’État de juin  1582. Stratège génial,


père fondateur du Japon moderne, le Taikô échoue cepen‑
dant à conquérir un empire panasiatique comme à assurer
sa succession.
Tokugawa (Matsudaira) Ieyasu (1543‑1616)  : Né
Matsudaira, le futur Ieyasu troque son patronyme pour celui
de Tokugawa. Devenu général habile et homme d’État de
premier ordre, il reprend à son compte le projet formé par
Toyotomi Hideyoshi, parachevant la pacification du pays
avant d’instaurer un régime shogunal qui va perdurer deux
cent cinquante ans.

La maison Toyotomi

Toyotomi Hideyori (1593‑1615) : Successeur désigné de


son défunt père Hideyoshi en 1598, l’enfant est placé sous
la tutelle des cinq régents, parmi lesquels son futur grand-
père par alliance Ieyasu, qui capte à son profit l’héritage des
Toyotomi.
Yodo « Chacha » (1569‑1615) : La nièce d’Oda Nobunaga
devient la concubine de Hideyoshi à qui elle donne deux fils,
dont seul le cadet, Hideyori, survivra à l’enfance et auquel
Yodo se voue corps et âme jusqu’à leur mort lors de la chute
d’Ôsaka en 1615.

Go-Tairô, le Conseil des cinq Anciens

Maeda Toshiie (1538‑1599)  : À l’instar de son compa‑


gnon d’armes Hideyoshi, natif lui aussi d’Owari, province
aux abords de l’actuelle Nagoya, Toshiie est distingué par
Nobunaga qui le surnomme Inu, le « Chien ». Après s’être
brièvement opposé au Second Unificateur, il est richement
apanagé et demeure loyal à la maison Toyotomi.

264
Notice des personnages

Môri Terumoto* (1553‑1625) : Ce petit-fils d’une figure du


Sengoku Jidai négocie sa contribution à l’armée de l’Ouest
en échange du commandement nominal de cette coalition
opposée aux Tokugawa. Terumoto se retranche néanmoins à
Ôsaka d’où il s’efforce de ménager l’ennemi qui, vainqueur,
se contentera de sanctions économiques.
Uesugi Kagekatsu* (1556‑1623) : Neveu du fameux Kenshin,
Kagekatsu rallie Hideyoshi durant le siège d’Odawara puis
combat en Corée. En récompense, le daimyô des Uesugi se
voit attribuer 1,2  million de koku dans le Tôhoku, au nord
de Honshû, d’où Kagekatsu embrase le pays à l’été 1600.
Ukita Hideie* (1573‑1655)  : De l’invasion de l’île de
Shikoku en 1585 à celle de la Corée où il est promu com‑
mandant en chef du corps expéditionnaire, Hideie est de
toutes les campagnes entreprises par son oncle par alliance,
Hideyoshi, dont le jeune général soutient le fils à Sekigahara.

L’armée de l’Est

Date Masamune (1567‑1636)  : Allié opportuniste des


Tokugawa dans le Tôhoku, le « Dragon borgne » – la petite
vérole l’a privé d’un œil  – aide à contenir l’offensive initiale
des Uesugi. Malgré les soupçons, Masamune sert fidèlement
le shogunat naissant, et s’illustre au siège d’été d’Ôsaka.
Fukushima Masanori* (1561‑1624) : Féroce combattant,
Masanori se distingue au service de Toyotomi Hideyoshi,
mais prend finalement le parti des Tokugawa. Parti de son
bastion stratégique de Kiyosu, il participe à la prise de Gifu,
verrou du Nagasendô.
Hosokawa Tadaoki* (1563‑1646)  : D’abord obligé de
Nobunaga puis de Hideyoshi, le fis aîné de l’influent Yûsai
se lie d’amitié avec Ieyasu, dont il embrasse la cause après

265
Sekigahara

la perte de son épouse Gracia, morte en tentant d’échapper


aux sbires de Mitsunari.
Ii Naomasa* (1561‑1602)  : Dès son jeune âge, le futur
capitaine des Diables rouges s’attire les faveurs de son
suzerain Ieyasu, qui fait de Naomasa l’un de ses principaux
lieutenants avant de lui allouer la seigneurie du vaincu de
Sekigahara, Ishida Mitsunari.
Katô Kiyomasa* (1562‑1611) : Originaire du même bourg
que Hideyoshi, Kiyomasa est de toutes les batailles du Taikô,
jusqu’à la Corée, où le « général démon » est le seul à péné‑
trer en Chine. Ieyasu le convainc de tenir en respect ses
adversaires sur Kyûshû.
Kuroda Nagamasa* (1568‑1623)  : Enfant, Nagamasa
réchappe de justesse d’une sentence de mort prononcée
par Nobunaga, puis guerroie pour le compte de Hideyoshi.
Sa vaillance à Sekigahara lui vaut la province de Chikuzen,
terre de la future Fukuoka.
Kuroda « Kanbei » « Josui » Yoshitaka* (1546‑1604)  :
Père de Nagamasa, ce tacticien hors pair, estropié puis
converti au catholicisme par les Jésuites, conseille succes‑
sivement Nobunaga et Hideyoshi, qui se méfient pourtant
de son habileté.
Tokugawa Hidetada (1579‑1632) : Par suite du suicide de
son fils aîné et de l’adoption du cadet au sein de la famille
Toyotomi, Ieyasu fait de son troisième fils son héritier, qui
peine à s’attirer les grâces de son père, d’autant que le futur
second shôgun du Bakufu d’Edo rejoint en retard Sekigahara,
faisant passer les Tokugawa bien près du désastre.

L’armée de l’Ouest

Ishida Mitsunari* (1560‑1600)  : Hideyoshi prend sous


son aile ce novice, adepte de la cérémonie du thé, puis lui

266
Notice des personnages

confie des taches administratives pour lesquelles il montre


un remarquable talent. Promu bugyô, ministre, Mitsunari
s’oppose au pouvoir grandissant des Tokugawa, qu’il défie
à Sekigahara.
Kikkawa Hiroie* (1561‑1625)  : Général compétent et
vassal de Môri Terumoto, qu’il tente de dissuader d’inté‑
grer l’armée de l’Ouest, Hiroie empêche le contingent Môri
d’intervenir à Sekigahara, obtenant ainsi la clémence pour
son suzerain.
Kobayakawa Hideaki* (1582‑1602)  : La carrière de ce
neveu de Hideyoshi, adopté par le Singe puis par la maison
Kobayakawa, est fulgurante jusqu’à la deuxième campagne
de Corée, où Hideaki est nommé généralissime. Humilié par
Mitsunari, le jeune homme le trahit au plus fort de la bataille.
Konishi « Augustin » Yukinaga* (1555‑1600)  : Fils de
marchand, Yukinaga est remarqué par Hideyoshi qui lui
confie un commandement important en Corée. Sa foi catho‑
lique lui vaut la détestation de Katô Kiyomasa, son voisin sur
Kyûshû et fervent bouddhiste.
Miyamoto Musashi* (1584 ?-1645)  : Humble fantassin
à Sekigahara, le futur Musashi y serait laissé pour mort.
Il deviendra un duelliste renommé, et peut-être le plus
célèbre samouraï de tous les temps, son parcours initiatique
ayant inspiré une kyrielle d’œuvres littéraires, picturales et
cinématographiques.
Ôtani « Gyôbu » Yoshitsugu* (1559‑1600)  : D’origine
mal connue, Yoshitsugu prend le parti de son ami Mitsunari,
autre maître de l’organisation. Malgré la lèpre qui le ronge,
il livre bataille et périt au champ d’honneur.
Sanada Yukimura (1567‑1615)  : À l’école de son rusé
géniteur, Yukimura montre un exceptionnel don de stratège,
notamment au siège d’Ueda où les Sanada tiennent en échec

267
Sekigahara

une puissante armée Tokugawa, puis à Ôsaka où Yukimura


est tué.
Shimazu Yoshihirô* (1535‑1619) : Ce vétéran des guerres
d’unification et des campagnes de Corée, général chevronné
et politicien avisé parti du lointain Satsuma, se joint sans
conviction à l’armée de l’Ouest, à laquelle il ne vient guère
en aide.
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Remerciements

J’exprime ma gratitude à mon épouse Isabelle, qui


m’accompagne dans la félicité comme dans l’épreuve,
et m’aide à fendre les brumes du doute. Sa mère,
Caroline Lecaillon, et ses grands-parents, Dominique et
Jacques Bourg, n’ont jamais cessé de m’encourager. Ils
comptent au nombre de mes lecteurs les plus enthou‑
siastes. Je remercie également Cyril Azouvi pour son
œil acéré, ses conseils avisés et surtout son amitié. Les
échanges avec Chris Glenn, érudit, grand spécialiste de
la bataille et désormais ambassadeur en faveur du tou‑
risme à Sekigahara auprès de la préfecture de Gifu, ont
été féconds, de même que les excursions sur les lieux et
en divers autres sites liés à la campagne en compagnie
de Julien Guilbert. Au Japon, mes remerciements vont à
Masahito Sawamura, directeur de l’office du développe‑
ment de l’ancien champ de bataille de Sekigahara, ainsi
qu’aux aimables guichetières du musée d’art Tokugawa
de Nagoya, qui ont accepté de retarder quelque peu la
fermeture des lieux afin qu’un visiteur venu d’une loin‑
taine contrée puisse accéder aux collections. Sans tous
ces précieux alliés, le défi lancé par Nicolas Gras-Payen,
qui m’a confié la périlleuse mission de transporter le

281
Sekigahara

lecteur jusqu’à la « prairie frontalière », n’aurait pu être


relevé. Qu’il me soit enfin permis d’embrasser mes deux
samouraïs en herbe, Pierre et Jeanne, qui n’ont pas dédai‑
gné passer au crible les séries historiques japonaises.
Puissent-ils ne jamais connaître la guerre…
Table des matières

Introduction .................................................................... 13

première partie
le siècle de fer

Chapitre 1. La péninsule de la discorde ...................... 21


À la conquête de l’Asie ................................................... 23
Le banc des accusés ........................................................ 27

Chapitre 2. L’héritage du Singe .................................... 33


Des guerriers déracinés .................................................. 35
Une loyauté payée au prix fort ..................................... 37
Une succession cornélienne ........................................... 42

Chapitre 3. Rosaires et roses trémières ....................... 47


Les Unificateurs face au christianisme ........................ 49
L’enfance d’un chef ........................................................ 51
Le temps des épreuves .................................................... 55
À la conquête du pouvoir .............................................. 58

Chapitre 4. L’art japonais de la guerre ........................ 61


De la cavalerie à l’infanterie ........................................ 63
Le plomb, la pierre et le cyprès ..................................... 65
L’autre « Révolution militaire » ? ................................. 69

283
Sekigahara

deuxième partie
une saison de plomb

Chapitre 5. De grands noms aux dents longues ......... 77


Le nerf de la guerre ........................................................ 79
Réseaux d’alliances aux fils ténus ................................ 83
Les voies du thé .............................................................. 86

Chapitre 6. Partie de go ................................................. 91
L’œil du Singe ................................................................. 93
Gagner les cœurs ............................................................ 94
Dans la tanière du tanuki ............................................. 98
L’année terrible débute .................................................. 100
Sur le sentier de la guerre .............................................. 103

Chapitre 7. L’empire s’embrase ................................... 107


Le martyre de Gracia ..................................................... 108
Guerre de sièges .............................................................. 110
En marche pour l’ouest ................................................. 114
La chute de Fushimi ...................................................... 116

Chapitre 8. La croisée des chemins ............................. 121


À Ôtsu et Ueda, le piège se referme .............................. 122
Jeu de dupes .................................................................... 125
Veillée d’armes à Ôgaki ................................................. 129
Éventail d’or sous lune d’argent ................................... 131
Premier sang ................................................................... 134

troisième partie
le jour d’acier

Chapitre 9. La « prairie sur la frontière » ..................... 139


Au cœur du carnage ...................................................... 141
Poudre noire et cheveux rouges .................................... 144

284
Table des matières

À l’heure du dragon ....................................................... 147


Une occasion manquée .................................................. 149

Chapitre 10. Un colosse aux pieds d’argile ................. 153


Au confluent des « deux rivières » ................................ 154
Pour qui sonne le glas ................................................... 157
La charge des Shimazu .................................................. 159
Un grand absent ............................................................. 162

Chapitre 11. Malheur aux vaincus ! ............................. 165


À en perdre la tête .......................................................... 166
En marche vers Ôsaka ................................................... 170
La traque des fugitifs ..................................................... 172
Le couperet tombe .......................................................... 175
Le pari fou du boiteux ................................................... 178
Les dragons s’affrontent au nord ................................. 182
Défaite sur tous les fronts .............................................. 184

quatrième partie
l’âge d’airain

Chapitre 12. Pax Tokugawa .......................................... 189


Valse de fiefs .................................................................... 190
Le soleil se lève à l’est .................................................... 192
Une nouvelle géographie du pouvoir ........................... 195
La voie du Guerrier ........................................................ 199

Chapitre 13. Le crépuscule des dieux .......................... 203


L’heure de la revanche ? ................................................ 204
Siège d’hiver et campagne d’été ................................... 207
De l’homme de chair au dieu tutélaire ....................... 213
Chapitre 14. Un héritage riche et pluriel ..................... 219
Le banc d’essai du Bafuku ......................................... 221
Des adversaires placés à l’isolement ............................ 223

285
Sekigahara

Une paix sous bonne garde ........................................... 226


La mémoire de Sekigahara ........................................... 230
Les sabres crèvent l’écran .............................................. 231
La plume et le pinceau .................................................. 234
Un patrimoine à valoriser ............................................. 237

Épilogue .......................................................................... 241


Notes ............................................................................... 245
Glossaire .......................................................................... 259
Notice des personnages ................................................ 263
Bibliographie .................................................................. 269
Remerciements ............................................................... 281
Crédits iconographiques

P. 1 : Photo 12/Alamy/The Picture Art Collection. – Ps. 2-3,


4-5, 6-7  : conception  : Julien Peltier/WARFOG ; sources  :
Kasaya Kazuhiko/Sekigahara Town History & Folk Museum/
Chris Glenn-Past Present Future/Anthony J. Bryant-Osprey
Publishing. – P.  2 (haut)  : Art Gallery of Greater Victoria/Gift
of Gloria and Ian Back/2010.019.007. – P. 8 (haut) : Photo 12/
Alamy/The Picture Art Collection ; (bas)  : photographie de
l’auteur. – P.  9 (haut)  : Art Gallery of Greater Victoria/Asian
Art Purchase Fund/1991.024.001 ; (bas)  : photographie de
l’auteur. – Ps. 10-11 (haut) : Bridgeman Images/Pictures from
History ; (bas) : photographie de l’auteur. – Ps. 12-13 (haut) et
(bas) : Bridgeman Images/Pictures from History. – P. 14 (haut) :
Tsukioka Yoshitoshi, Shima sakon Tomoyuki is hit by bullets
in the Battle of Sekigahara, his rosary swinging in the air,
1868, Woodblock print on paper, 14 in. x 9 5/16 in. (355.6 mm
x 236.54 mm) © Ruth Chandler Williamson Gallery, Scripps
College/Gift of Mr. and Mrs. Fred Marer. – P. 14 (bas) : Ronin
Gallery, NYC. – P. 15 (haut) : Bridgeman Images/Pictures from
History ; (bas gauche) : Collection Christophel © Django Film/
Toho Pictures ; (bas droit) et p. 16 : photographies de l’auteur.

Couverture : Photo 12/Alamy/The Picture Art Collection.


Konishi Yukinaga vu par le maître Utagawa Yoshiiku, fin de la période Edo.
LE JAPON DÉCHIRÉ
VERS LA CROISÉE DES CHEMINS
Portrait d’Ishida Mitsunari,
auteur inconnu, période Edo.

Ci-contre, stèle érigée


sur les vestiges de la résidence
familiale des Ishida
à Nagahama.
Estampe représentant Tokugawa Ieyasu et tirée de la série intitulée
Mikawa Eiyu Den («Les Héros de la province du Mikawa»),
Utagawa Yoshitora, 1873.

Ci-contre, statue du fondateur de la lignée Tokugawa


située dans la cour du château de Hamamatsu.
Ci-dessus, paravent composé de six panneaux représentant la bataille de Sekigahara.
Certains éminents protagonistes sont nettement visibles, à l’exemple d’Ieyasu en haut à gauche,
ou bien Ii Naomasa et ses Diables rouges au centre. Musée d’histoire de Gifu.
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MONT NANGÛ

MONT MOMOKUBARI
Ci-dessous, vue panoramique du champ de bataille, depuis le mont Sasao où Ishida Mitsunari
avait établi son quartier général. Des fortifications ont été reconstituées au pied de la colline.
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MONT MATSUO
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Ci-dessus, La Grande Bataille de Sekigahara, Tsukioka Yoshitoshi, 1868.
Ci-dessous, réplique d’un paravent appartenant à la famille Ii,
début de la période Edo, musée d’histoire de Sekigahara.
Ci-contre,
Shima Sakon
tombant sous les
balles à Sekigahara,
Tsukioka Yoshitoshi,
1868.

Ci-dessous, Honda Tadakatsu rejoint Tokugawa Ieyasu à Komaki, Watanabe Nobukazu, 1898.
Ci-dessus, le relais de Sekigahara illustré par Utagawa Hiroshige, extrait de la série
Kiso Kaidô Rokujûkyû-tsugi (« Les trente-six étapes sur la route Kiso »), fin de la période Edo.

À gauche, affiche du film Sekigahara, réalisé par Harada Masato en 2017.


À droite, cliché pris par l’auteur en 2019 lors du festival annuel sur les lieux de la bataille.
Monument commémoratif arborant les bannières des deux généraux à Sekigahara.

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