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Les Ninjas du Japon d’Autrefois

De Florent Loiacono

Se déjouant de la vigilance des valeureux samouraïs du château, une mince et


mystérieuse volute de fumée à forme humaine apparaît dans le froid d’une nuit
sans lune pour voler et assassiner un puissant seigneur japonais. Voila comment
les vieilles légendes, la littérature, le théâtre classique et aujourd’hui le cinéma,
les mangas et les jeux vidéo nous présentent l’espion-guerrier du Japon féodal
appelé Ninja.
Les ninjas ou shinobi sont généralement dépeints comme les maîtres de
l'invisible et de l’information, capables d’accomplir l’impossible, exploits
physiques, pouvoirs psychiques et arts martiaux. Combats, espionnage,
acrobaties, magie, illusion, experts dans les techniques de dissimulation,
d’empoisonnement et de diversion, les ninjas semblent savoir et pouvoir tout
faire ! Exagération grossière du magicien, assassin travaillant à la solde du plus
offrant ou Batman du japon ancien, qui sont-ils réellement ?
Souvent plus profonde et plus complexe qu’il n’y paraît, l’histoire des ninjas est
difficile à appréhender. Il existe relativement peu de traces écrites. Quand les
seigneurs ont recours à leurs services, ils n’en font pas état. Les ninjas vivent
dans le secret. La transmission s’opère de maître à disciples, en grande partie de
manière orale.
Généralement employés pour des missions d’espionnage, d’infiltration ou de
guérilla, les ninjas habitent des villages cachés au cœur des montagnes, à
l’image des clans Iga (actuel Mie) et Koga (actuel Shiga). Maîtres de la duperie,
de la désinformation et de la mystification, ils aiment se draper de mystère afin
d’amplifier les rumeurs colportées à leur sujet et la peur qu’elles engendrent à
l’encontre de leurs ennemis.
Ainsi, si les historiens se contredisent parfois, c’est qu’il leur est impossible,
pour l’heure, de déterminer avec certitude les lieux, dates et circonstances
politiques ou religieuses qui auraient pu engendrer l’art que l’on nomme nin-
jutsu (shinobi-jutsu, shinobu-ho ou ninpo). Autrefois, contre-courant social,
religieux, politique, économique et culturel, il est un mugei-mumei-no-jutsu : un
art sans forme et sans nom.
En effet, à son commencement, le nin-jutsu n’est pas un art spécifique et bien
défini comme il le devient peu à peu au cours de la période Heian (794-1185).
En revanche, il semble indéniable qu’il tire ses origines de Chine et de Corée.
De nombreuses chroniques racontent l’histoire de migrants, la plupart fuyant la
dynastie des T’ang (618-906) dans l’espoir d’une vie meilleure. Guerriers,
prêtres, magiciens et artisans s’exilent au Japon pour s’établir dans les régions
d’Ise et Kii, au sud de Nara, puis à Kyoto. Dès le VIIe siècle, ils échangent leur
savoir et leurs connaissances avec les autochtones (guerriers déchus, ascètes,
sorciers, devins, chasseurs, etc.).
A cette époque, les ninjas sont des montagnards, guerriers, naturalistes et
religieux vivant à l’écart d’une société hiérarchisée. Ces familles (influences
taoïstes, shintoïstes, bouddhistes...) évoluent selon leurs propres règles. La
surveillance pour le contrôle de leur territoire par des éclaireurs, les méthodes de
guérilla, de combat avec ou sans arme, à cheval ou à pied, la collecte et la
transmission d’informations, les techniques de dissimulation et certaines
croyances magico-religieuses s’amalgament peu a peu pour devenir le nin-jutsu.
Ces clans – composés d’hommes réputés à la fois espions et assassins, guerriers
et acrobates, experts en stratégie, explosifs et armes, pisteurs et éclaireurs,
illusionnistes et sorciers – employés par les seigneurs de la guerre s’illustrent
lors de hauts faits tout au long de l’histoire du Japon.
C’est probablement aux alentours du XIIe siècle que le nin-jutsu devient un art à
part entière. Du XIIe au XVe siècle, les clans Iga et Koga sont puissants et les
daimyos (gouverneurs de province) font souvent appel aux familles ninja
(Hattori, Momochi, Fujibayashi…) pour les basses besognes impropres aux
samouraïs : assassinat, vol, espionnage et guérilla.
La conquête du pouvoir est l’objet d’incessantes luttes intestines. En tant
qu’agents de l’ombre, les ninjas jouent un rôle fondamental... La période
Sengoku (1467-1568) est certainement la plus active de l’histoire du nin-jutsu.
En effet, ce qui est au départ un mode de vie et de survie devient un art
spécifique utilisé – et parfois même négocié – au cœur de conflits et de
stratégies politiques.
Au XVI e siècle, le Japon subit la belligérance de ses samouraïs. Quatre-cents
ans de guerre ont considérablement affaibli le pays. A la fin de cette période
troublée, un terrible samouraï de l’est de l’archipel émerge : Oda Nobunaga. Il
aspire au titre de Shogun et extermine tous ceux qui s’opposent à lui. Déterminé
et impitoyable, le seigneur de guerre incendie les temples du Shin Mikawa en
1564 (ikko ikki) et l’Enryakuji en 1571 (sohei).
Les ikko ikki sont un groupe politico-religieux qui lutte contre les seigneurs
locaux. Deux des quatre places fortes du mouvement étant Ise et Kii (berceaux
du ninpo antique), on peut supposer des alliances avec certains ninjas. Pourtant,
Oda Nobunaga met fin à la dissidence avec l’aide de Kuki Yoshitaka et de ses
hommes, ninjas de la famille Kuki (Kukishinden Ryu).
En 1575 a lieu la bataille de Nagashino où, pour la première fois au Japon, des
armes à feu sont officiellement utilisées. Les troupes de Takeda Katsuyori (fils
du célèbre Takeda Shingen qui emploie beaucoup de ninjas hommes et femmes)
défaites, Oda Nobunaga devient très puissant. Après avoir utilisé les ninjas pour
mettre main basse sur le pays, il estime qu’ils constituent eux aussi un danger et
décrète leur extermination.
En 1581, il s’attaque avec quarante-six mille hommes aux quatre mille ninjas
d’Iga. La bataille dure une semaine et a pour résultat des milliers de morts et la
dislocation du puissant clan de l’ombre. Contrairement à ce que l’on raconte
parfois, Sandayu Momochi, le chef des ninjas ne périt pas lors de la fulgurante
offensive surprise des troupes de l’Attila du Japon mais parvient à s’enfuir,
probablement avec la même audace et la même technique qu’ont utilisé des
siècles auparavant les deux premiers ninjas de l’histoire, Shinetsu Hiko et
Otokashi. Trahi par l’un de ses généraux, Mitsuhide Akechi, Nobunaga se fait
seppuku (suicide rituel) en 1582 avant d’avoir pu réaliser son ambitieux rêve de
souveraineté absolue.
Toyotomi Hideyoshi, ex-lieutenant de Nobunaga, prend la relève. Il réussit à
unifier presque totalement le pays en honorant l’empereur Go-Yozei et en
essayant d’insuffler un certain bonheur au peuple. Il tombe gravement malade en
1595 et meurt trois ans plus tard. Ieyasu Tokugawa décide alors de régner sur
tout le pays. Les daimyos refusant de se soumettre et le pouvoir religieux de
disparaître, les bains de sang se multiplient. En 1600, Tokugawa fait face à une
puissante coalition de seigneurs ralliés à un ancien vassal de Hideyoshi. Cette
opposition le conduit à la bataille de Sekigahara, « La bataille qui décide de
l’avenir du pays ». Renforcé par sa victoire, il établit sa suprématie. En 1603,
l’empereur le nomme Shogun. « L’âge des principautés belligérantes » prend fin
avec la naissance d’une nouvelle loi interdisant formellement aux daimyos de se
faire la guerre. Le shogun établit alors sa capitale à Edo (aujourd’hui Tokyo). Le
pays des samouraïs se replie sur lui-même et connaît un bien-être matériel
inespéré jusqu’alors. Sa population dépasse rapidement le million d’habitants,
Edo devient une véritable mégapole. En ces temps de prospérité et de paix,
l’argent brassé au sein de la ville attire les voleurs et fait naître toutes sortes de
trafics. Le shogunat (gouvernement militaire) a besoin d’une police forte,
capable de développer de nouvelles techniques d’arrestations. Il fait une fois
encore appel aux ninjas.
Ainsi, si au XVIIe siècle, beaucoup de ninjas intègrent la police d’Edo, à l’instar
de la police secrète du shogun, ce n’est pas le cas de tous. La dissolution des
clans pousse certains à devenir voleurs, tueurs à gages ou mercenaires. D’autres,
usés par la guerre, se tournent vers la religion ou l’agriculture, comme bon
nombre de samurai sans emploi (ronin). Lorsqu’ils agissent de manière
criminelle, ces derniers n’hésitent pas à usurper le nom de ninjas afin de ne pas
entacher le leur. Beaucoup de voleurs font de même pour inspirer la peur et
éviter le combat. Tout cela contribue à la mauvaise réputation des ninjas et du
nin-jutsu.
À l’époque de Nobunaga puis de Hideyoshi, et même de Ieyasu, le christianisme
n’est que très légèrement toléré. Le gouvernement japonais ne semblait ni
vouloir, ni pouvoir se passer des marchands portugais. Il désire avoir un contrôle
absolu sur le commerce, de peur que les fiefs s’enrichissent. Après la bataille de
Sekigahara, le daimyo chrétien Konishi Yukinaga est exécuté. Ses paysans se
tournent vers le fils de l’un de ses vassaux Masuda Tokisada. En 1637, les
chrétiens de la péninsule de Shimabara se révoltent !
La révolte, soutenue par bon nombre de ronin et de paysans sans terre, parvient
même à conquérir le groupe d’îles de la baie de Yatsushiro au sud de Nagasaki
et la presqu’île de Shimabara. Acculés par 200 000 des soldats du shogun
Iemitsu (1604-1651), les chrétiens se réfugient dans le château de Hara. Malgré
l’avantage écrasant de ses soldats, le shogun ne vient pas à bout de la révolte. Il
fait appel aux ninjas. Les renseignements qu’ils lui fournissent sont précieux. Le
château est situé près des eaux où est amarré un bateau de guerre hollandais. Les
troupes shogunales passent un accord avec son capitaine, qui ordonne à ses
canonniers de faire feu. S’ensuit le massacre de 40 000 chrétiens (37 000
survivants furent décapités). Voilà pour la dernière intervention « officielle » des
ninjas. Toutefois, il est possible que de 1854 à 1867, ils se soient associés à
différents partisans de l’empereur contre le gouvernement des Tokugawa et le
XXe siècle n’a probablement pas été exempt d’interventions ninjas…
Autrefois très secret, le nin-justu est de nos jours présent un peu partout dans le
monde, enseigné en tant qu’un art martial comme un autre. Depuis les années
70, une multitude de styles et d’écoles ont fleuri, plus farfelues les unes que les
autres. Toutefois, cinq courants sérieux se détachent :
Le Bujinkan Dojo, l’académie de Masaaki Hatsumi, qui englobe six écoles de
ju-jutsu et trois de ninjutsu. Le Genbukan Dojo, fondé par Shoto Tanemura.
Cousin d’Hatsumi, il a étudié auprès de lui et prétend enseigner l’Iga Ryu et le
Koga Ryu. Le Jinenkan est également issu du Bujinkan. Un certain kawakami
prétend quant à lui enseigner le Koga Ryu – pour l’heure, rien n’est avéré. Et le
Tenshin Shoden Katori Shinto Ryu, école de budo traditionnel, enseigne encore
quelques techniques ninjas.

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