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Le manga

Etat des lieux

Rédaction : Olivier Massicot (Espace BD / Langues et Littératures)


Contact : omassicot@marseille.fr

I. Le Manga en France : Bref rappel historique


a. Des débuts difficiles qui reposent sur un malentendu
- Club Dorothée (1987-1997) : l'animation japonaise devient la ressource première de
l’émission.
- Des animations destinées à un public d’adolescents, sans respect pour les normes
définies par le Japon. Celui-ci est en effet sourcilleux du public visé : des séries telles
que Ken le survivant ou Nicky Larson, qui parviennent pourtant en France dans une
version censurée, ne sont originellement pas destinées au jeune public. La censure
française rend par ailleurs confus certains scénarios initialement élaborés, ce qui s'en
ressent sur les histoires.
- Un choc AKIRA (Glénat) 1990 en France un véritable choc pour quelques initiés.
Akira ne correspond pas au langage de la bande dessinée auquel on est habitué :
Tintin, Journal de Spirou. Le sens de lecture est inversé, l'impression est en Noir &
Blanc, traduite du japonais. Au niveau des codes graphiques, les lignes de vitesse
sont omniprésentes, mouvement que l'on ne retrouve pas dans les BD belges de
l'époque.

b. L’âge d’or : années 1990 : Dragon Ball 1993.

c. Les années 2000


- Arrivée d’internet qui ouvre l’univers manga à un nouveau public.
- La jeune génération, née dans les années 1990 et 2000, découvre non seulement le
dessin animé, mais encore le manga lui-même. C'est là que commence une nouvelle
époque d’or pour les éditeurs européens de bande dessinée.
Ex : One Piece sort au Japon en 1997 et sera publié en France par Glénat en 2000
(2000-2023 : 23 ans de publication).
Naruto : 2002-2016 (14 ans de publication)
II. Caractéristiques du manga
a. Un système d’édition caractéristique
Un système de prépublication : les magazines de prépublication (les mangashi) sont conçus pour
la publication chapitre après chapitre en hebdomadaires ou mensuels, c'est ce qui donne un
rythme si particulier en termes de publication.
Toutes les semaines, des chapitres de mangas sont prépubliés avec d'autres épisodes d'autres
séries dans un magazine de pré-publication et on demande au lecteur de donner son avis, ce qui
lui permet de se sentir impliqué dans le scénario et les chapitres. Une semaine c'est juste assez
pour ressentir un certain manque.
Ensuite, des sondages de popularité sont effectués et si c'est un succès, le manga sera alors
produit en format relié c'est-à-dire en format tankobon. Et si la publication remporte à son tour
un succès, elle sera adaptée en animé (feuilleton ou film).
Ce système de prépublication occasionne de nombreuses contraintes pour les mangakas. Entre
autres, comment peuvent-ils imaginer un scénario et les futures aventures de leurs héros en ne
sachant pas si leurs mangas seront encore publiés dans 3 mois ou 3 ans ?
Ils soignent leur accroche dès le début et optent pour une structure narrative adaptable avec des
articulations des arcs narratifs qui permettent de stopper l’histoire de manière plus ou moins
abrupte et de tenir le lecteur en haleine pour le prochain chapitre (Cliffhanger).
Le statut d’auteur au Japon est différent par rapport à l'Europe : la place de l'éditeur est très
importante, comme aux USA, où les œuvres n’appartiennent pas aux auteurs mais surtout aux
éditeurs. Cependant on note une particularité : un auteur à œuvre unique
Exemples : Oda avec One piece et dans une moindre mesure Akira Toryama avec DBZ et des
autrices mangakas (Fairy Tail, Thermae Romae, Clamp...)
Par conséquent, des contraintes et la place incontournable de l’éditeur amènent à se poser la
question suivante : L’auteur est-il vraiment le maître de sa création ?
De plus, le rôle du lecteur (système de prépublication + vote) entraîne une certaine forme
d’uniformisation du récit.
Au Japon, le concept du manga est de préparer la jeunesse à vivre dans la société japonaise afin
de faire naître en elle la volonté de devenir meilleure, de réussir et de connaître la victoire à
condition de se soumettre aux règles déjà établies.

b. Une production segmentée (se reporter à la bibliographie)


Chaque manga a une cible éditoriale propre.
Il en existe six principales :
➢ le « kodomo » pour les enfants de moins de dix ans,
➢ le « shojo » pour les jeunes filles (10-16 ans) : ce sont des histoires d’amour, assez naïves et
romantiques, que viennent compléter (de plus en plus) des univers complexes, puisés dans l’histoire,
la science-fiction ou la comédie.
➢ le « shonen » pour les adolescents masculins (10-16 ans) : c'est souvent l’histoire d’un jeune
garçon orphelin, ou aux origines inconnues, qui devient de plus en plus fort, avec l’aide d’amis,
dans un domaine particulier : un sport, une passion, le combat…
Les mangas les plus vendus au monde appartiennent à cette catégorie : Dragon Ball, One Piece,
Naruto, Bleach, Hunter x Hunter, L’attaque des Titans… Demon Slayer, My hero academia.
➢ le « seinen » pour les jeunes hommes (17-30 ans),
➢ le « josei » pour les jeunes femmes (17-30 ans) : ambiances pop et urbaines,
➢ le « seijin » pour les adultes de plus de 18 ans.
Et enfin le « gegika » qui aborde des problématiques sociales et politiques, sans gommer la violence,
la colère et la dureté de la vie quotidienne.
Les trois genres qui connaissent un fort succès en France sont : le « shojo », le « shonen » et le
« seinen ».
Toutefois, les frontières restent poreuses, les évolutions rapides de la société entraînant la
multiplication de sous-genres, rendent difficiles une classification brève. Certains artistes proposent
par ailleurs des univers spécifiques.

c. Des caractéristiques graphiques et narratives


Orient / Occident : 2 visions narratives différentes

➢ un dessin en noir et blanc (impression à bas coûts)

➢ un sens de lecture inversé

➢ un code graphique spécifique marqué par des traits d’expression symboliques


Ex : des symboles graphiques à déchiffrer (onomatopées, lignes de vitesse, goutte sur le front/gène,
saignement de nez/excitation, petit éclat blanc en forme de houx/prise de conscience, Super
Deformed (personnage représenté avec une tête énorme et un visage enfantin sur un petit corps) /
effet comique, autodérision…).

➢ Le son lui-même devient action, alors même que l’action n’est pas censée être bruyante : des
onomatopées illustrent un mouvement de tête, la neige qui tombe… :
Ex : une goutte d’eau sur le front exprime la gêne, des yeux complètement blancs manifestent la
colère…

➢ Une mise en scène des paroles et des sons et une conception différente de la narration :
Ex : Tout est au service de l’action : éclatement graphique, dynamisme de la narration, à l’opposé
des cadres rectangulaires de la bande dessinée occidentale.

➢ Une palette des sentiments : l’effet recherché n’est évidemment pas le réalisme, mais
l’expressivité :
Ex : grands yeux, réduction caricaturale d’un personnage à une tête énorme et un corps réduit, le
décor pouvant éventuellement être remplacé par un motif amusant, pour renforcer l’effet.

➢ Une temporalité étirée (une scène sur de longs chapitres, très utilisée dans les scènes de combat
et les mangas de sport). La pratique sportive tient une place importante au sein de la société
japonaise :
Ex : Ashita no joe devient une figure fictive des luttes sociales dans les années 1970 : l’image
devient essentiellement mouvement.
➢ Et pour finir l’auteur peut aussi prendre la parole dans le récit (il s’agit bien d’une histoire
fictive pour le lecteur ET pour l’auteur)

Pour récapituler les deux enjeux majeurs du manga sont :


la centralisation sur les personnages
et
l’omniprésence du mouvement.
Orchestrées ou éclatées par différents et divers points de vue
Le lecteur-lectrice saisit immédiatement les sentiments éprouvés par les personnages.

d. Quels effets sur les lecteurs-lectrices ?

➢ Identification à un, voire plusieurs personnages : lecture immédiate des sentiments, une équipe,
voire une tribu de personnages chez lesquels on va forcément y trouver notre compte.
➢ Pas de recul objectif pour le lecteur car pas d’introduction à la manière des aventures d’Astérix
et d'Obélix ni de narrateur dans la veine de Blake et Mortimer.

➢ Une trajectoire de lecture bouleversée, en étroite union avec l’intrigue : créativité et


compréhension sont ainsi constamment associées.

➢ 15 minutes maximum de lecture par manga pour un lecteur aguerri (on y arrive sans problème
en s’entraînant donc en lisant) sauf pour les One shot plus épais et les gekigas...On lit et on
relit comme on écoute et réécoute un titre qui nous plaît : retrouver le plaisir de savoir ce qui va se
passer, climat de confiance, de sérénité, on se sent complice du mangaka et du personnage.

e. Quelques thèmes phares :

➢ le milieu scolaire :
les ijime = les brimades
la tyrannie des élèves est décrite avec froideur et réalisme : des brimades à cause de leurs
différences sociales, physiques : Ex : GTO
La solitude et l’isolement : pays surpeuplé, constamment soumis au regard des autres mais seul avec
ses émotions, des héros souvent introvertis
Ex : Evangelion (genre mécha)

➢ Les loisirs et le divertissement :


fin des cours assez tôt, après-midi activités culturelles et sportives, sport traditionnels, arts
martiaux…(voir manga de sport)
Ex : Real, Slam Dunk, Eyes Shield...
un héros faisant preuve de bravoure, de maîtrise et de dépassement de soi

➢ Le statut de la femme se matérialise dans le shojo : femme-ado suspendue entre le monde de


l’enfance et la société adulte et se dessine sous plusieurs visages dans le manga : femmes-enfants,
guerrières, sexy, garçons manqués :

Ex : le personnage de Gally dans Gunnm (un tempérament viril dans un corps de femme).
f. Le manga en quelques chiffres
La Bande Dessinée et le Manga s'installent durablement dans les pratiques des Français.

Le marché a atteint 85 millions d'exemplaires neufs vendus en 2022, soit 1 livre acheté sur 4
dont 57 % sont des mangas (shonen : 30 % / shojo : 2 % / Seinen : 10 %)

La bande dessinée japonaise s'affiche plus que jamais comme le secteur le plus dynamique de
l’édition avec un chiffre d'affaires de 41 % dans le secteur des bandes dessinées.

Par ailleurs, la concurrence est rude chez les éditeurs de manga en raison de la multiplication des
titres.
Dopée notamment par le Pass culture, la bande dessinée japonaise est devenue le secteur à la
croissance la plus dynamique du monde de l'édition : les ventes de bandes dessinées japonaises ont
plus que doublé en France en trois ans :

➢ One piece : 25 ans d’existence et 490 millions d’exemplaires vendus.


Eichiro Oda : l’auteur d’une seule œuvre

Le phénomène One Piece c'est 500 millions d'exemplaires vendus dans le monde entier en 25 ans
d'existence, bien plus qu'Astérix qui est né en 1961.

g. Pourquoi un tel succès dans la cour de récré ?


Il ne faut pas oublier que le manga est une véritable industrie en termes de production, de
communication, de produits dérivés…

➢ L'importance d’un anime bon ou mauvais fait parler la communauté prescriptrice (celle de la
cour de récré et des réseaux)

➢ Le rythme de publication (quasiment 4 fois par an = feuilleton = un manque) aussi on lit


plusieurs mangas à la fois (à l’opposé des lectures romanesques), on échange, on se les échange, lire
des mangas c’est valorisant, c'est faire partie d’une communauté…

➢ C’est totalement incompréhensible pour les parents et les adultes : lecture inversée, vocabulaire,
lexique des personnages...

➢ Thématiques explorées : adolescence, relations filles garçons, romance, quête d' identité,
dépassement de soi, recherche de reconnaissance dans un décor réaliste mais aussi parfois magique
et féérique = passage à l’âge adulte
➢ Vendre l'anodin sur des pitchs incroyables
Ex : le pitch de One Piece : corps élastique, fruit du démon, piraterie, des exemples de scénarios à la
fois violents et grotesques.

➢ Des titres en anglais

h. Un phénomène récent : le webtoon


- BD feuilleton pour smartphone fait en Corée via des applications comme Picoma ou
Naver.
- Succès inattendu en version papier de Solo leveling (Delcourt label Kbooks clin
d’oeil Kpop), webtoon anglophone Lore Olympus (Glénat).
III. Le manga au CDI

➢ L'acquisition est difficile à suivre pour les gestionnaires de bibliothèques et de CDI car les
séries populaires sont souvent les plus longues. Elle représente un coût : quelle part pour les
mangas ? Quelles séries choisir ?
Il est important de retrouver au sein du CDI des séries populaires et ou de l’imagerie manga afin de
créer un univer familier au sein d’un lieu qui prescrit les lectures :
Ex : abonnement à des magazines spécialisés comme Coyote, Animeland / Consulter des sites
spécialisés comme Nautiljon

➢ Un usage de lecture sur place très répandu : on emprunte ce qu’on ne peut pas lire sur place ou
qu’on lit entre 2 cours : pourquoi ne pas privilégier la lecture sur place ? Cependant peut ne pas être
appropriée en fonction des contraintes de lieu et d'espace.
Il faut en moyenne 30 minutes à un lecteur de manga pour lire un manga, à cela s'ajoutent les
relectures et les échanges.

➢ C'est aussi un lectorat qui dépasse les clichés de la segmentation du marché Shojo/Shonen.

Pour aller plus loin :

Apocalypse manga de Pierre Pigot


Histoire du manga par Karyn Nishimura-Poupée

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