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« Considérer, enfin, l’histoire coloniale comme un sujet

légitime permettra d’en creuser la complexité »


Entretien avec Seumboy Vrainom :€, artiste et militant
Ludovic Delalande
Dans Hommes & Migrations 2021/3 (n° 1334), pages 200 à 206
Éditions Musée de l’histoire de l’immigration
ISSN 1142-852X
ISBN 9782919040582
DOI 10.4000/hommesmigrations.13061
© Musée de l?histoire de l?immigration | Téléchargé le 01/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 78.192.187.31)

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Hommes & migrations
Revue française de référence sur les dynamiques
migratoires
1334 | 2021
Exposer le racisme et l'antisémitisme

« Considérer, enfin, l’histoire coloniale comme un


sujet légitime permettra d’en creuser la
complexité »
Entretien avec Seumboy Vrainom :€, artiste et militant

Ludovic Delalande

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/hommesmigrations/13061
DOI : 10.4000/hommesmigrations.13061
ISSN : 2262-3353

Éditeur
Musée national de l'histoire de l'immigration

Édition imprimée
Date de publication : 1 juillet 2021
Pagination : 200-206
ISBN : 978‑2‑919040‑58‑2
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ISSN : 1142-852X

Distribution électronique Cairn

Référence électronique
Ludovic Delalande, « « Considérer, enfin, l’histoire coloniale comme un sujet légitime permettra d’en
creuser la complexité » », Hommes & migrations [En ligne], 1334 | 2021, mis en ligne le 01 juillet 2021,
consulté le 04 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/13061 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.13061

Tous droits réservés


200 CHAMPS LIBRES | INITIATIVE

« Considérer, enfin, l’histoire


coloniale comme un sujet
légitime permettra d’en creuser
la complexité »
Entretien avec Seumboy Vrainom :€, militant,
réalisé par Ludovic Delalande, commissaire
d’exposition à la Fondation Louis Vuitton, Paris.
Seumboy Vrainom, se définit comme un apprenti
chamane numérique et un militant hors-sol. Pas
déraciné mais bien hors-sol, comme certaines
plantes cultivées entre 1902 et 1965 dans
l’ancien Jardin colonial du bois de Vincennes,
aujourd’hui Jardin d’agronomie tropicale, où
il aime se rendre pour consulter les archives
coloniales de la bibliothèque. Pur héritier de
l’histoire coloniale française, il a grandi au Luth,
une cité de Gennevilliers, au 13e étage d’une tour,
flottant dans le virtuel. Face à la difficulté de
se réapproprier la terre, il s’est naturellement
plongé dans l’espace numérique. Tendu entre
la singularité technologique et l’effondrement
de la société thermo-industrielle, il milite pour
une écologie décoloniale. Diplômé de l’École des
Beaux-arts d’Angoulême et du programme SPEAP
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de Sciences Po Paris, il développe une pratique
pluridisciplinaire à la fois militante et artistique. ▶ « L'amour des damnés », peinture numérique, 2021.
© Seumboy Vrainom :€.

Ludovic Delalande : En avril 2020, tu as lancé


Histoires crépues, une chaîne de vidéos, diffusées
sur YouTube et Instagram, qui prend pour objet faire des recherches sur l’histoire de France et
l’histoire coloniale de la France. Quelle en a été j’ai découvert sur YouTube une série de vidéos
la genèse ? consacrées à dix figures de révolutionnaires
Seumboy Vrainom :€ : J’ai grandi dans une cité de africains de l’époque coloniale qui ont été réalisées
la région parisienne où il y avait peu de personnes par Saïd Bouamama, un militant du Front uni des
blanches. À cette époque, le discours médiatique immigrations et des quartiers populaires. À ce
était plutôt négatif envers les habitants des cités, moment‑là, j’ai pris conscience que je ne savais
les émigrés, les étrangers, et j’avais beaucoup
rien des luttes africaines ni de leurs protagonistes,
de mal à m’identifier comme étant réellement
mais que je ne connaissais pas non plus l’histoire
français. C’est à l’occasion d’un séjour en Chine,
coloniale, qui était pourtant une histoire récente.
où j’ai vécu une année en 2016, que j’ai réalisé
Je n’en avais jamais entendu parler, y compris dans
que j’étais complètement français. Même si je
le cadre de mes études supérieures. J’ai alors voulu
me sentais toujours différent de ceux qui se
considéraient plus naturellement comme français, creuser et j’ai découvert d’importantes bases de
ma manière de penser, par exemple le racisme, données accessibles sur Internet comme Gallica. J’ai
était spécifiquement française. J’ai alors eu envie commencé à compiler des documents et j’ai créé un
de comprendre pourquoi je n’avais jamais ressenti premier compte Instagram – Annales coloniales –
cette appartenance et la raison pour laquelle mes pour publier des images de journaux coloniaux
parents étaient venus ici. J’ai donc commencé à entre 1908 et 1920. Puis j’ai eu envie de passer à une
HOMMES & MIGRATIONS N° 1334 201

autre étape pour parler plus directement d’histoire nous vivons aujourd’hui. Considérer, enfin, l’histoire
coloniale, et c’est ainsi qu’Histoires crépues est né. coloniale comme un sujet légitime permettra d’en
creuser la complexité, mais aussi d’en finir avec le
L. D. : Dans ces vidéos réalisées à l’aide de ton déni qui pèse sur des gens comme moi car, même si
smartphone et pour lesquelles tu assumes tous les nous sommes tous issus de cette histoire, certains
rôles, de la recherche documentaire à la diffusion, ont le luxe de pouvoir l’oublier alors que d’autres
du montage à la présentation, tu t’appuies y sont sans cesse rattachés sans jamais pouvoir y
essentiellement sur des images, des échapper. En tant que personne racisée, connaître
photographies, des articles, des entretiens et cette histoire me permettra de comprendre d’où
des écrits trouvés sur Internet. Privilégier les je viens et ma place dans le monde car si je n’ai
documents en accès libre serait une manière de pas d’outils, ceux dispensés à l’école ou dans les
montrer que les contenus utilisés sont accessibles médias étant insuffisants, et que je suis noir dans
à tous ou cela correspond-il à une économie une cité en France, je ne peux pas comprendre qui
de moyens ? je suis. Il est désormais urgent de rompre le silence
S. V. :€ : Cette esthétique DO IT YOURSELF est très qui continue de peser sur toute une partie de
importante pour moi, je pense que cela aide à la la population française mais aussi mondiale.
circulation des contenus. Puiser dans les sources
disponibles fait partie du concept de départ L. D. : Ton engagement dans l’analyse
d’Histoires crépues, Internet offre cette possibilité. et la diffusion de l’histoire coloniale relève-t-il
Je n’ai pas forcément les moyens d’acheter des d’une responsabilité personnelle, citoyenne
livres, ni le temps de suivre des études d’histoire à ou artistique ?
l’université. Pour autant, je vais très régulièrement S. V. :€ : Les trois en même temps. La responsabilité
à la bibliothèque du Jardin d’agronomie tropical personnelle a été immédiate. Alors que j’avais
de Nogent‑sur‑Marne, qui est très bien fournie en eu accès à ces informations qui avaient eu un
archives coloniales, où je me photographie avec des tel impact sur moi, je ne pouvais faire autrement
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documents pour poster des story sur Instagram. que de les partager. La responsabilité citoyenne
C’est très important pour moi d’avoir un contact est venue après, comme une explication à cette
avec les archives et de montrer que l’on peut nécessité de partager cette histoire avec tout
se confronter physiquement à cette histoire en le monde, peu importe les positionnements ou
touchant les documents, que c’est réel. les sensibilités.

L. D. : Serait-ce l’objectif poursuivi à travers L. D. : Le point de départ de tes vidéos est souvent
ce projet inédit de vulgarisation de l’histoire lié à un sujet d’actualité. Pourquoi ce parti pris ?
coloniale ? Quels sont les enjeux d’Histoires S. V. :€ : Je trouve intéressant de partir des
crépues ? conséquences concrètes actuelles de cet héritage
S. V. :€ : L’enjeu est de parler d’histoire coloniale colonial pour en décrypter l’histoire. Pour le
en apportant les outils de construction et de moment, j’essaye de poser les bases de l’histoire
compréhension nécessaires pour l’expliciter et coloniale.
la transmettre aux autres. Cette histoire ne doit
plus être perçue comme marginale, cantonnée aux L. D. : Comment traites-tu la nécessaire part de
personnes issues de l’immigration et des anciens subjectivité et d’interprétation des documents
territoires colonisés ou relevant d’un militantisme utilisés ? Quelle part de fiction dans le discours
politique. Au contraire, dans la mesure où pendant que tu produis ?
plusieurs siècles elle a touché tous les continents S. V. :€ : Je ne prétends pas être historien et je le
– il est, par exemple, impossible de dissocier précise toujours en introduction de mes vidéos
l’histoire du Sénégal de celle de la France pendant mais, quand bien même, on ne peut prétendre être
au moins 150 ans –, elle est partie intégrante d’une objectif quand on raconte l’histoire, il y a toujours
histoire commune qui n’est pas déconnectée une part d’interprétation, les sources elles‑mêmes
du présent. De fait, connaître cette histoire permet étant le fruit d’interprétations. Certains faits
de comprendre et d’expliquer le monde dans lequel historiques peuvent être objectivement décrits
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▶ Gallieni et la « Politique
des races » à Madagascar
– Défrichage d'Histoire
Coloniale, – Histoires
Crépues, 2020.
© Seumboy Vrainom :€.

mais la personne qui les décrit est nécessairement plus âgés. Mes vidéos n’ont pas vocation à cibler
située. Ne pas occulter cette subjectivité est un public précis en enfermant l’histoire dans une
important. Dans mes vidéos, je propose une niche coloniale, au contraire, leur contenu s’adresse
analyse, une lecture et un discours en donnant à tout le monde, peu importe son origine et
accès au plus de sources possibles pour laisser sa couleur de peau.
la possibilité à d’autres de proposer leur propre
interprétation en manipulant les mêmes éléments L. D. : Plusieurs initiatives, publiques ou privées,
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que moi. Je m’appuie sur des faits, des textes, ont émergé ces dernières années pour se
des images que je trouve pour construire chacune confronter au passé colonial de la France et
de mes vidéos. Je fais beaucoup de recherches pour déconstruire l’héritage postcolonial de
et de vérifications pour recouper les sources, l’inconscient collectif (documentaires TV, articles
c’est un long travail, presque celui d’un historien. de presse, publications, réseaux sociaux, sites
J’essaye d’être le plus transparent possible sur la Internet, conférences, etc.) Quelle place occupe
provenance des documents utilisés. Dans les lives Histoires crépues dans le débat public ?
hebdomadaires que je réalise sur Twitch, dès que je S. V. :€ : L’enjeu est de se positionner comme une
parle d’un auteur ou d’une autrice, j’essaye toujours chaîne qui parle des sources, c’est pourquoi j’en
de lui donner la parole en intégrant une vidéo pour donne toujours beaucoup, en espérant que cela
qu’on le/la voit et qu’on l’entende. donne ensuite envie aux gens d’aller les consulter
par eux‑mêmes. Actuellement, il y a des courants
L. D. : À qui s’adresse Histoires crépues ? J’imagine très différents qui essayent d’instrumentaliser
que diffuser tes vidéos sur YouTube et Instagram cette histoire de façon positive ou négative, moi
a dû orienter l’âge de tes spectateurs ? j’essaye de ne pas rentrer dans ce type de regard,
S. V. :€ : Dans l’idéal, j’aimerais que cela touche simplement de dire qu’il s’agit d’une histoire
le plus grand nombre, même si l’enjeu reste en complexe du fait d’incohérences très fortes, mais
priorité les populations francophones, en France aussi d’une histoire extrêmement sensible. Il faut
et dans les anciennes colonies. C’est important d’ailleurs se montrer solide émotionnellement
pour moi que le public français non blanc ait pour s’y attaquer car elle peut réveiller un tas
accès à mes vidéos et, jusqu’à présent, cela a de traumas transmis générationellement.
plutôt bien fonctionné. Quant à mon audience,
elle concerne essentiellement des gens de ma L. D. : Malgré la violence et la gravité des sujets
génération, autrement dit nés dans les années dont parlent tes vidéos, tu fais preuve d’une
1990‑2000, même si, bien sûr, elle inclut des gens grande pédagogie en employant un ton simple et
HOMMES & MIGRATIONS N° 1334 203

▶ Pourquoi parler
d'Histoire Coloniale ? –
Histoires Crépues, 2020.
© Seumboy Vrainom :€.

clair, préférant l’humour à l’ironie. Pourquoi respecté le silence et réussit l’exploit inconcevable
préférer cette façon de se confronter à notre passé de s’enraciner dans le seul présent, condamnant
colonial ? sans cesse leur descendant à repenser le monde à
S. V. :€ : Lorsque j’ai décidé de me mettre en action peine éclairé par les messages contenus dans les
à mon tour, j’ai essayé de développer un discours dolos et les contes, or nous n’existons que dans
que moi‑même j’aurais envie d’écouter et qui le temps, le temps nous renvoie au collectif comme
puisse être entendu, c’est pourquoi je privilégie une l’instant renvoie à l’individu, une existence enfermée
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approche positive et souriante, un peu dansante, dans sa seule dimension individuelle ne peut pas
en intégrant des émojis tout en parlant de sujets s’élaborer, hors la dimension collective de la
graves et douloureux, souvent violents. Découvrir, mémoire et de l’histoire, et ne peut guère se
transmettre et échanger autour de cette histoire est structurer ». Être témoin de cette douleur tout en
une source de satisfaction, et ce malgré la teneur n’étant pas considérés comme des « vrais » français
des événements abordés. mais comme des immigrés et être accusés de ne
Pour autant, j’ai plutôt l’impression que les pas aimer la France génère une colère immense.
gens qui ont vécu cette histoire sont plus apaisés
que ceux de ma génération qui, au contraire, elle, L. D. : Un ressentiment qui servirait aussi de moteur
est en colère. Nous n’avons pas connu la période à ton projet ?
coloniale mais nous n’avons pas non plus fait le S. V. :€ : Absolument, c’est une source d’énergie
choix de venir en France ou de rester dans le pays qui me pousse à vouloir changer les choses pour
décolonisé. Ceux qui ont vécu les indépendances, avoir un impact sur la société dans laquelle je vis
comme la génération de mes parents, se sont et dont je suis citoyen. Le seum est un moteur qui
murés dans un silence qui nous amène à imaginer me permet de continuer à développer Histoires
le pire. C’est terrible, car on perçoit la douleur sans crépues.
réellement la comprendre ni pouvoir poser de mots
dessus. Cela me fait penser à l’un des rapports L. D. : Alors que certaines personnes ont fait
de Christiane Taubira relatif à la loi sur la le choix de rester anonymes pour développer
reconnaissance de l’esclavage comme crime contre leurs initiatives, ton discours s’incarne à travers
l’humanité qu’elle a portée en 2001 à l’Assemblée ta personne, d’autant plus que tu es le seul à te
nationale, où elle écrit, à propos de la première mettre en scène. Ce parti pris ne fait-il pas écho à
génération qui a choisi le silence après le une citation extraite de La prochaine fois, le feu de
traumatisme, « fidèle à ses renoncements sacrés, James Baldwin que tu as d’ailleurs publié sur ton
les générations suivantes ont scrupuleusement compte Instagram : « On ne saurait absolument rien
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▶ Comment annuler
les dettes africaines ? –
Histoires Crépues, 2020.
© Seumboy Vrainom :€.

donner sans se donner soi-même, c’est-à-dire dont je m’expose sur les réseaux sociaux que mon
prendre ses risques. Si l’on est incapable de identité officielle. Je fais partie d’une génération
prendre ses risques, on est également incapable qui a grandi avec les réseaux, c’était le début des
de donner. » identités numériques et tout le monde utilisait
S. V. :€ : Tout à fait, j’ai toujours lutté contre ceux un pseudonyme pour jouer en ligne ou discuter sur
qui ont des idées préconçues sur les choses sans MSN et Facebook. À force, j’ai fini par l’utiliser tout
prendre le risque de les connaître de l’intérieur. le temps. Je viens d’une culture africaine des pays
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Mais si beaucoup de gens ne s’affichent pas, de l’Ouest où l’identité n’est pas figée par les noms
c’est tout simplement parce que cela peut être de naissance. Par exemple, en se convertissant
dangereux pour leur vie. Même si je reçois des à la foi évangélique chrétienne, mes parents ont
encouragements, il m’arrive de recevoir aussi changé de noms. Utiliser ce pseudonyme a aussi
des messages de haine et de menace, et cette été une manière de rompre avec les schémas de
pression peut vite tourner à la paranoïa. Il y a transmission habituels des prénoms occidentaux
aussi les insultes liées au physique et le sexisme qui se rattachent souvent à un ancêtre, à la
qui sont très présents sur les réseaux sociaux, Bible ou à toute autre tradition païenne. Dans la
c’est pourquoi certaines personnes, notamment continuité de Malcolm X ou d’autres personnes des
des femmes qui pilotent des comptes politiques mouvements afro‑américains de cette époque qui
et militants, préfèrent ne pas se montrer. Tout le ont choisi le terme X pour couper avec leur héritage
monde n’a pas non plus l’aisance nécessaire pour lié à l’histoire coloniale et à l’esclavage, j’ai voulu
s’exposer. Pour moi, l’apprentissage a été long, apparaître différemment en me choisissant un nom
à 18 ans, je n’aurais pas pu me mettre en scène qui vient de l’espace numérique et qui raconte aussi
de cette façon. Aujourd’hui, j’assume totalement quelque chose de ma génération qui s’est construit
mon image. C’est toujours moi qui apparais sur spirituellement, socialement et politiquement dans
les images car je porte la responsabilité de ce que ce même espace numérique.
je dis, je prends le risque de porter mes idées et
de recevoir d’éventuelles attaques en retour. L. D. : Pourquoi Seumboy Vrainom :€ ?
S. V. :€ : Quand j’ai commencé à utiliser ce nom,
L. D. : N’y a-t-il pas alors une contradiction à agir je me suis souvenu du personnage d’une bande
sous un pseudonyme ? dessinée américaine que j’avais découverte dans la
S. V. :€ : Ce n’est pas un masque pour me cacher, au bibliothèque de ma cité. Il s’agit d’un enfant afro‑
contraire, ce pseudonyme en dit beaucoup plus sur américain qui vit dans une banlieue pavillonnaire
moi, mon positionnement politique et la manière blanche et qui voit tout à travers le prisme du
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▶ Gallieni et la « Politique
des races » à Madagascar
– Défrichage d'Histoire
Coloniale, – Histoires
Crépues, 2020.
© Seumboy Vrainom :€.

racisme. Il ne sourit jamais, il fait de longs discours nouvelle vidéo en direct commençait, nous en
sur tout, et il est tellement politisé qu’il en devient sommes les monteurs et les choix que nous allons
ultra‑chiant et que personne ne veut lui parler. faire vont forcément nous affecter.
À l’époque, je n’avais pas conscience de l’histoire
afro‑américaine ni des luttes anti‑racistes, mais je L. D. : Quand tu parles d’hommage à Internet,
me suis beaucoup identifié à ce personnage que je cela me fait penser à ton œuvre Prière au Wifi,
trouvais drôle et qui me faisait beaucoup rire. Aussi, une vidéo dans laquelle tu te mets en scène en
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je voulais qu’il y ait une référence aux superhéros chantant une incantation au wifi. Quelle est
qui avaient marqué mon imaginaire. « Man » me l’influence de l’espace numérique sur ta conception
semblait trop prétentieux alors j’ai préféré rester du monde et ta pratique artistique ?
sur le « boy » qui est l’étape primitive du superhéros S. V. :€ : L’espace numérique a été déterminant
en devenir. Le mot « seum » est une référence dans ma construction personnelle, sociale,
au fait que souvent les superhéros tiennent leur politique et artistique. Des réseaux comme Tumblr,
pouvoir d’un drame ou d’un problème qui s’est MSN, Myspace ou, plus récemment, Facebook et
transformé en force, en une source d’énergie, Instagram ont largement influencé la construction
en un moteur, ce à quoi renvoie le mot « seum ». de mon identité et de mon image, la compréhension
Vrainom est un clin d’œil. des relations sociales, la manière de m’impliquer
politiquement et de faire circuler des opinions. J’ai
L. D. : Tout le projet Histoires crépues opère dans vraiment la volonté d’interroger l’espace numérique
l’espace numérique, de la recherche du contenu politiquement, spirituellement et artistiquement.
à la diffusion des vidéos. Pourquoi ce vase clos ? J’ai beaucoup réfléchi à comment mener une
S. V. :€ : C’est une sorte d’hommage à Internet, action pensée dans cet espace, comment curater
une manière de lui rendre ce qu’il m’apporte. les photos que l’on publie, comment influencer
L’espace numérique permet des choses impossibles l’algorithme avec les mots que l’on utilise. J’espère
dans d’autres : il est le seul à me donner accès aussi que mes vidéos serviront de sources solides
directement à des sources pour remonter l’histoire pour mieux référencer et, au besoin, modifier
de la colonisation, à l’histoire de la France et, plus et compléter, les articles Wikipédia. J’espère
personnellement, à celle de mes parents. L’énergie contribuer à cet échange et cette circulation d’idées
que j’ai pu y trouver m’a donné envie de participer sur Internet.
à ce flux d’informations, à ce montage collectif
en partageant du contenu et des idées. Chaque L. D. : Alors que tes biographies te présentent
fois que l’on allume un écran, c’est comme si une comme « apprenti chamane numérique », « pur
206 CHAMPS LIBRES | INITIATIVE

héritier de l’histoire coloniale » et plus récemment qui permettent d’expérimenter des formes de
« militant Hors-Sol », tu ne te présentes jamais présentation impossibles à concevoir autrement.
comme artiste, bien que tu développes, Je suis particulièrement intéressé par des formes
en parallèle de tes autres projets, une pratique performatives ou collectives qui impliquent
artistique en exposant dans le circuit consacré. le public.
Pourquoi ?
S. V. :€ : Ce n’est pas tant une question de légitimité L. D. : Selon toi, les artistes, les musées, le milieu
que de positionnement. Je ne suis pas à l’aise artistique et culturel de façon générale ont-ils
avec la façon dont le mot « artiste » peut être un rôle à jouer dans la question coloniale ?
aujourd’hui utilisé dans notre société pour légitimer S. V. :€ : J’en suis convaincu mais, pour le moment,
des positionnements politiques, ou des soi‑ c’est encore difficile de voir comment cela pourrait
disant absences de positionnements, ou encore fonctionner.
la récupération de formes. Plus largement, c’est
l’écosystème artistique et culturel, tout ce que l’on L. D. : Par exemple, comment un lieu comme
met derrière les mots « artiste » ou « art » qui me le Palais de la porte Dorée pourrait ou devrait
pose problème. Que ce soit en tant que spectateur s’inscrire dans ce travail autour du passé colonial ?
ou exposant, je ne me suis jamais senti à l’aise S. V. :€ : De ce que je vois, beaucoup de gens
dans une exposition. Je préfère l’espace numérique, éprouvent une méfiance vis‑à‑vis des musées et des
où j’ai trouvé les principales formes culturelles qui institutions, particulièrement dans le cas de ce type
résonnaient avec moi. de musée, et ce malgré le travail de fond qui peut
y être mené. Je pense qu’il faudrait laisser les gens
L. D. : Les vidéos d’Histoires crépues pourraient- investir et s’approprier l’espace du musée, peut‑être
elles trouver leur place dans un contexte artistique par le biais de cartes blanches à des associations,
et culturel ? à des communautés, à des militants. Ce type de
S. V. :€ : Maintenant que mon projet a trouvé un tentative a sans doute déjà dû être initié mais
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écho auprès d’un large public, j’aimerais imaginer j’aimerais avoir l’opportunité de tester de nouveaux
des façons de l’adapter aux espaces artistiques formats avec des groupes ou des collectifs. "

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