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Didier Rey
Dans Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2014/1 (N° 121), pages 49 à 59
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 0294-1759
ISBN 978272463349
DOI 10.3917/ving.121.0049
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 09/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.220.170.67)
Combien de Corses ont-ils versé leur Il est surtout question de traitement inique de
sang pour défendre la France entre 1914 la Corse de la part de l’État, de pertes exorbi-
et 1918 ? Les estimations et les discours tantes par rapport à la population, de querel-
mémoriels qu’elles sous-tendent sont les de chiffres : « 30 000 [morts] pour l’his-
tributaires des contextes et des projets torien Roger Caratini […], 12 000 pour René
de ceux qui les avancent. L’enjeu reste Sédillot, […], près de 40 000 pour l’ouvrage
brûlant : longtemps largement surévalué collectif Autonomia, entre 15 000 et 20 000
pour prouver l’attachement des Corses à la pour Thierry Desjardins. Le nombre le plus
France, notamment face à l’Italie, le nombre bas est avancé par Charles Tuffelli (9 769) 2. »
des morts a ensuite servi d’arguments aux Or, les travaux de toutes sortes concernant la
nationalistes. À l’orée de cette année du Corse, à l’image de ceux de nombre de régions
centenaire, Didier Rey propose un bilan de périphériques à fort particularisme, eurent à
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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 121, JANVIER-MARS 2014, p. 47-57
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de sa construction, nous en verrons les trans- et comme espace de régénération virile 2 » sur
formations au cours de l’entre-deux-guerres lesquels la France pourrait toujours comp-
avant de nous intéresser, pour finir, à ses évo- ter à l’heure du danger. Cette « militarisa-
lutions actuelles. tion » et cette virilisation coloniale partici-
pèrent activement à dresser le portrait type du
Par le sang versé Corse « naturellement » porté à l’aventure et
au métier des armes, comme l’avaient été ses
Pour comprendre les raisons qui donnèrent
« glorieux ancêtres » de Sampiero Corso 3 à
naissance à ce discours, il convient de se pen-
Bonaparte, à mettre en exergue et à survalo-
cher sur les mécanismes du processus d’intégra-
riser d’une manière bien particulière « l’im-
tion de la Corse à l’ensemble national organisé
pôt du sang » en exaltant outre mesure le sacri-
autour de deux môles principaux. Le premier
fice des fils de Cyrnos sur les différents champs
s’appuyait largement sur le mythe colonial. En
de bataille de France et d’ailleurs. Avant que
effet, à compter de la fin du 19e siècle, après
d’être le titre d’un ouvrage célèbre de la nostal-
cent ans d’incertitudes (1769-1871), la Corse
gie et de la virilité coloniales Par le sang versé 4
ne trouva réellement sa place dans la Répu-
constitua donc une forme d’idéal pour tout un
blique qu’en adhérant profondément et en
peuple, où peu s’en fallait.
participant très activement à la construction
Il est d’ailleurs significatif qu’avant de
de « la plus grande France 1 » ; on connaît la
concerner la Grande Guerre, ce mythe sacri-
phrase du maréchal Lyautey pour qui « sans les
ficiel ait pris racine au cours de « l’année terri-
Corses, il n’y aurait pas eu d’Empire colonial
ble » (1870-1871). La chute du Second Empire
français ». En outre, avant même que l’idéolo-
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l’un est corse, l’autre bohémien, tous deux par coloniales, voire la Légion étrangère 3. L’État
conséquent en dehors de notre civilisation 1. » central devenant ainsi un important pour-
Les plus virulents furent néanmoins les pério- voyeur d’emplois, sa remise en cause n’en était
diques radicaux, à l’instar du Cri du peuple qui, que plus délicate, même dans les circonstan-
sous la plume d’Henri Bellenger, dans un arti- ces de l’instauration d’un nouveau régime. Il
cle intitulé « Cédons la Corse à la Prusse », se ne fallait donc pas s’attendre, de ce côté-là non
montrait particulièrement violent : « Le Corse plus, à un quelconque mouvement contesta-
[…] est naturellement mouchard… et assassin. taire, d’autant que les notables tenaient fer-
Il cumule ! […] Ces gens ont pourri la France. mement en mains leurs clientèles. Enfin, mal-
Partout, sur leur passage, ils ont, comme la gré Waterloo et Sedan, on ne saurait négliger
larve immonde, gâté, sali de leur bave ce qu’ils la fierté ressentie par les Corses d’appartenir à
n’ont pu ronger 2. » Ces campagnes de presse la « Grande Nation », de détenir, en quelque
se doublèrent du désir d’exclure la Corse de la sorte, une parcelle de ce prestige. En réplique
communauté nationale, soit en la donnant à la aux menaces brandies par la presse et une par-
Prusse en échange de l’Alsace-Lorraine, soit en tie du personnel politique républicain, la sur-
la cédant à l’Italie, soit en l’abandonnant pure- valorisation de « l’impôt du sang » apparais-
ment et simplement à son sort. sait comme la réponse adéquate ; de ce point
Face à cette situation périlleuse, les réac- de vue, l’ouvrage de Nonce Rocca, La Part
tions des élites insulaires demeurèrent très des Corses dans la défense nationale 4, demeurait
majoritairement empreintes d’un loyalisme au exemplaire. Dès ce moment-là, donc, l’exagé-
premier abord surprenant. En fait, le Second ration du nombre d’insulaires morts au combat
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au cadre français, n’en dénonçaient pas moins avez faite plus glorieuse et plus grande 3 » ; ce
les méfaits de la gestion claniste des affaires à quoi le ministre Anatole de Monzie répondit
publiques ainsi que « l’ingratitude » de la qu’« il était juste que le gouvernement fût pré-
patrie. Le congrès de Corte (avril 1911), réuni sent pour rappeler la dette de tous les cœurs de
à l’initiative des milieux économiques et qui France 4 ». Les manuels scolaires eux-mêmes le
s’ouvrit par un vibrant Corsica fara da Sè ! (la répétaient à l’envie :
Corse se fera elle-même), ainsi que l’apparition
d’un mouvement autonomiste symbolisé, entre « [La République] a tracé le programme de
l’œuvre à accomplir pour faire de la Corse un
autres, par la publication éphémère du journal
département prospère. La Grande Guerre de
A Cispra (Le fusil) en demeuraient les éléments
1914 l’a retardée, mais elle sera reprise, car les
les plus notables. La presse nationale commen- Corses l’ont méritée par leur conduite héroïque
çait d’ailleurs à évoquer une possible « Ques- sur les champs de bataille […]. Il faut avoir
tion corse » et le journaliste Albert Quantin, confiance dans la France, grande et glorieuse 5. »
venu réaliser une grande enquête sur place,
concluait à la possible autonomie, voire à l’in- Néanmoins, dans un premier temps, l’exa-
dépendance de l’île 1. La victoire de 1918 vit gération ne fut pas de mise, la réalité de l’hé-
la Corse submergée par une vague de patrio- catombe se suffisant à elle-même. La plupart
tisme confinant au chauvinisme ; elle accrut des chiffres avancés au cours des années 1920
encore, si besoin était, le sentiment d’identifi- ne variaient pratiquement pas et, en aucun cas,
cation à la nation française. La fidélité incon- ne signifiaient pas une surévaluation. Ainsi, en
ditionnelle à la patrie était désormais l’horizon 1924, le très officiel Livre d’or des Corses 6, pré-
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présentant, eux aussi, que quelques différences Portés par les partis politiques républicains
marginales. Certes, à Ajaccio, le 9 mai 1926, autant que conservateurs, ce discours ne pou-
certains orateurs 1 bafouillèrent quelque peu, vait en aucun cas être considéré comme remet-
évoquant tour à tour « 12 000 Corses valeu- tant en cause, d’une manière ou d’une autre, la
reux […] tombés sur le champ de bataille 2 », présence française ; il s’agissait, en fait, d’une
« 10 000 ont été tués 3 » et, pour finir, 10 380 marque de désamour dont on espérait que l’ex-
morts « nul département n’a le plus souf- pression amènerait le gouvernement à chan-
fert 4 ». Pour autant, les estimations restaient ger d’attitude envers la Corse. Dans cette pers-
bien proches de celles du Livre d’or. Près d’une pective, mettre en avant « l’impôt du sang »
décennie plus tard, le 6 janvier 1935, lors de était une façon de rappeler, une fois encore, à
la cérémonie similaire qui se déroula à Bastia, la France la « dette » présumée contractée par
le général Weygand parla, pour sa part, de celle-ci envers la population de son île méditer-
50 000 Corses mobilisés et de 10 000 victimes. ranéenne. En mai 1926, n’avait-on pas reporté
Il n’est pas inintéressant de noter, en passant, l’inauguration du monument aux morts de la
que ces inaugurations associèrent parfois en un ville d’Ajaccio afin qu’elle correspondît avec la
même hommage les morts de la guerre franco- venue de la Commission parlementaire char-
prussienne et ceux de la « guerre du droit ». gée d’étudier les besoins de l’île et de prévoir
Le nombre de 12 000 morts fut, finalement, une sorte de plan de développement ? Le jour-
le plus communément admis ; au mitan des nal La Jeune Corse avait d’ailleurs parfaitement
années 1930, Albert Surier le retint dans son synthétisé les enjeux en un article où transpa-
ouvrage Notre Corse 5. Pourtant, depuis quelque raissaient des hiérarchies significatives :
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l’inauguration de la Borne de la Terre sacrée, Rocca, évoquât les « 40 000 martyrs immo-
sur la plage de Vignola, non loin d’Ajaccio : la lés au nom d’un mythe » et dénonçât la « Tra-
plaque apposée sur le monument évoquait le gique Duperie » que constituait, pour lui, la
sacrifice de 48 000 morts. Ce nombre fut repris Grande Guerre 2. Quelques années aupara-
par le représentant du préfet, le dotant, en vant, A Muvra avait d’ailleurs publié un poème
quelque sorte, d’une légitimité supplémentaire, en langue italienne dédié à la veuve de Joseph-
ainsi que par le journaliste du Petit Bastiais glo- Marie Tomasini, Héros corse fusillé par les Fran-
rifiant « les 48 000 enfants de ce peuple soldat çais 3. En ce milieu des années 1930, cette atti-
qui ont versé jusqu’à la dernière goutte de leur tude contribua un peu plus à l’isolement des
sang sur les champs de bataille où se jouait le autonomistes, perceptible depuis le début de
sort de la France […]. Ce sacrifice monstrueux la décennie. Leurs difficultés internes, le har-
place le département de la Corse à l’acca- cèlement des autorités françaises à leur égard
blante place d’honneur de nos provinces ». Le tout autant que leur inclinaison idéologique
4 décembre 1938, lors du fameux serment de pour les « hommes forts », les entraînèrent à
Bastia, Joseph Antonini, président du Comité se compromettre totalement avec les irréden-
d’action et de défense de la Corse française tistes fascistes, ce qui renforça leur isolement
créé au lendemain de l’incident de la Chambre devenu quasi total, et, en retour, les rendit tou-
des faisceaux, reprenait un chiffre approchant : jours plus dépendants de leurs encombrants
« Au pas de l’oie, les Corses préfèrent le pas alliés, sans grand profit pour ces derniers. Le
cadencé […] car il fut celui des 40 000 Corses 30 décembre 1938, dans son journal person-
qui, aujourd’hui, frémissent d’indignation dans nel, le comte Ciano ne constatait-il pas dépité :
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où le rêve annexionniste pouvait devenir réa- 28 000 victimes 4, en 1984, Ghjiseppu Leoni
lité, synthétisa le point de vue fasciste : se prononçait pour une estimation légèrement
supérieure de 30 000 morts 5.
« La perte de 30 000 hommes, tombés lors de Néanmoins, depuis le début des années
la Grande Guerre […]. Ni le respect pour les 1960, des recherches menées par des historiens
morts de la Grande Guerre, ni le sens de la gra-
battaient en brèche l’argumentaire maximaliste
titude ou de l’humanité ou de la générosité n’ont
(en 1969, René Sédillot mentionnait 10 000 à
jamais déterminé un geste de repentir de la part
12 000 victimes 6), et tendaient à considérer la
des dominateurs […] et les conditions morales et
économiques de l’Île se sont faites toujours plus fourchette de 10 000 à 20 000 morts comme la
tristes ces dernières années 1. » plus réaliste, se rapprochant ainsi des estima-
tions avancées dès les années 1920. Si l’ouvrage
L’après-Seconde Guerre mondiale ayant dirigé par Paul Arrighi ignorait volontairement
renvoyé le fascisme et ses prétentions dans la question 7, celui de Pierre Antonetti 8 ou le
les oubliettes de l’histoire, tout en mettant un quatrième tome du Mémorial des Corses 9, se pro-
terme que l’on pouvait croire définitif à l’au- nonçaient en faveur d’une révision minimaliste.
tonomisme, la querelle des chiffres s’apaisa, Parmi les estimations les plus basses figuraient
n’ayant plus de raison d’être. Certes, dans les celles de Francis Pomponi qui évoquait « plus
années 1950, qui furent également celles des de 10 000 morts 10 », alors que Pascal Marchetti
guerres de décolonisation (dont les consé- penchait pour un nombre plus conséquent de
quences sur l’évolution de la situation de la 20 000 victimes 11.
Corse furent importantes 2), les estimations les En 1982, un ouvrage coédité par le Ser-
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récents de l’historiographie, sans pour autant force et vigueur à un certain discours sur lequel
réussir à se départir de certaines représenta- les travaux historiques avaient peu de prise. On
tions et approximations : assista dès lors à un combat à front renversé.
D’une part, des opposants au nationalisme
« Certains pensent que la Corse, après s’être s’ingéniaient à minimiser le nombre de vic-
sacrifiée dans une guerre absurde, est abandon- times afin d’infirmer les déclarations de leurs
née par les pouvoirs publics. Idées et propositions adversaires politiques ; leurs estimations se
régionalistes foisonnent et s’attaquent au jacobi-
situaient en dessous des 10 000 morts, à l’ins-
nisme centralisateur. Petru Rocca, fondateur du
tar de celles de Charles Tuffeli et d’Olivier
“Partitu Corsu d’Azione” [Parti corse d’action]
note comment la terrible épreuve de 1914-1918 Maestrati, ce dernier fournissant la plus basse
a contribué à relancer le mouvement autono- avec 8 007 morts 3. Ce faisant, ils prenaient
miste en le radicalisant. Il se déclare “convaincu le contre-pied de leurs prédécesseurs d’avant
d’avoir fait une guerre au profit d’une cause qui 1945. La situation pouvait apparaître péril-
ne le concerne, lui, Corse, que de très loin”. Mais leuse, car il convenait de proclamer haut et
les prétentions italiennes ne trouvent un accueil fort le patriotisme des Corses tout en minimi-
favorable qu’auprès d’une poignée d’irrédentistes sant les pertes qui, jusqu’alors, constituaient la
corses : entraînés par les anciens combattants, la « preuve » par excellence de ce patriotisme. La
majorité des insulaires proclament leur attache- parade consista à présenter désormais la fai-
ment pour la France 1. »
blesse relative du nombre de victimes comme
symbolique du souci de la France d’épargner le
Dans le même temps, cependant, bien que
sang de ses fils et non de les envoyer au mas-
peu suspect de quelconques tendances régio-
sacre comme l’affirmaient les nationalistes :
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discours n’innova guère. À l’été 1979, lors de 1914, avait concerné des personnes non mobi-
leur procès devant la cour de Sûreté de l’État, lisables dans le reste du pays 4. Les nationalistes
les militants du Front de libération nationale contribuaient à exhumer un épisode particuliè-
corse (FLNC, créé le 5 mai 1976), dans une rement douloureux de la Grande Guerre 5, ce
« Déclaration historique », se contentèrent que nièrent un temps, et maladroitement, leurs
de reprendre l’argumentaire inflationniste adversaires politiques. La troisième, enfin,
d’avant-guerre en le parant des oripeaux du propagea l’idée selon laquelle, parmi les Corses
tiers-mondisme : fusillés « pour l’exemple », certains l’auraient
été de manière injuste 6 : ne parlant que le
« Les régiments corses seront décimés : 40 000 corse, ils ne purent comprendre les ordres qui
morts ! Tel est le lourd tribut payé par le peuple leur étaient donnés. Certes existait-il au moins
corse pour défendre les intérêts de l’impéria- un cas avéré où la méconnaissance du français
lisme français […]. Les généraux français avaient joua un rôle tragique, celui du soldat Joseph
l’ordre de leur gouvernement de mettre les Gabrielli, étudié par Nicolas Offenstadt 7. Ne
Corses, les Marocains et les Sénégalais en pre-
pouvant se défendre lors de son procès, il fut
mière ligne 1. » Voire en l’exagérant : « La guerre
fusillé en juin 1915. Son cas fut transformé
éclate ; énorme boucherie des Corses [...]. 15 %
en une généralité, sans pour autant que des
de la population 2. »
chiffres fussent avancés, et pour cause : le tout
De leur côté, les autonomistes, après avoir consacrait l’image de la « mort programmée
un temps cautionné la fable des 40 000 vic- du peuple corse 8 ». La puissance de ce dis-
times, s’en tinrent à des chiffres plus modestes, cours, le fait qu’il put se répandre facilement
dans le corps social (sans que les idées natio-
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Les Corses ne furent pas les seuls à être abu- Guerre mondiale, au cours de laquelle la Corse
sés par ces différentes vulgates forgées depuis a perdu 4,2 % de sa population (soit environ
près d’un siècle et dont certains éléments 12 000 hommes et non pas 35 000 comme on
demeuraient plus puissants que d’autres 1. La le dit parfois), c’est-à-dire une proportion nota-
permanence et la prégnance des stéréotypes blement plus grande que la proportion natio-
concernant les insulaires facilitent cette impré- nale (3,5 %) 4. » Les « maximalistes », pour leur
gnation 2. C’est le cas pour l’idée profondément part, demeuraient plus prudents et donnaient
enracinée du « droit du sang » qui a récem- des chiffres variant de 10 000 à 16 000 victimes,
ment été exprimée de deux manières différentes à l’instar de Jean-Paul Pellegrinetti et Ange
et complémentaires : en novembre 2012, le Rovere 5 ou de Charlie Gallibert 6. Le nombre
ministre de l’Intérieur Manuel Valls débuta sa de 16 000 fut celui retenu par Patrick Cabanel
visite en Corse par un hommage aux résistants dans L’Encyclopédie de la Grande Guerre dirigée
tombés au cours de la Seconde Guerre mon- par Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques
diale ; en janvier 2013, le ministre du Budget
Becker 7. Les ouvrages destinés au public sco-
Jérôme Cahuzac déclara : « J’ai passé les fêtes
laire refléteraient également ces hésitations.
de fin d’année en Corse, qui à l’époque ne
Ainsi, les dossiers publiés pour le quatre-ving-
formait qu’un seul département, et qui est le
tième anniversaire de l’Armistice, par les deux
département qui a payé en pourcentage le plus
services éducatifs des archives, avançaient,
lourd tribut à la guerre 14-18 3. » Concernant la
pour l’un, 12 000 à 15 000 morts et, pour
reprise de la vulgate plus strictement nationa-
l’autre, 16 000 victimes 8. Pour conclure sur
liste, elle était une réalité de la part de certains
militants se réclamant de l’extrême gauche. ce point, même les estimations hautes confir-
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la Lozère, le Limousin et la Bretagne 1. À l’in- Maître de conférences habilité à l’Université de Corse et membre
du laboratoire Lieux, identités, espaces et activités (LISA),
verse, les régions plus industrialisées, dont une Didier Rey travaille sur les sports en Méditerranée occiden-
partie des ouvriers avait été mobilisée sur place, tale ainsi que sur les constructions identitaires. Il a dirigé l’ou-
connurent des pertes moins importantes. vrage Football en Méditerranée occidentale, 1900-1975 (Éditions
Piazzola, 2010) et est notamment l’auteur de la contribution
Didier Rey, Université de Corse, Lieux, intitulée « Le football en Oranie coloniale ou la guerre par
d’autres moyens, 1914-1954 » (in Luc Robène (dir.), Le Sport et
identités, espaces et activités (LISA), CNRS,
la Guerre, xixe et xxe siècles, Rennes, Presses universitaires de
20250, Corte, France. Rennes, 2012). (dr.univ@orange.fr)
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