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La Corse, ses morts et la guerre de 1914-1918

Didier Rey
Dans Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2014/1 (N° 121), pages 49 à 59
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 0294-1759
ISBN 978272463349
DOI 10.3917/ving.121.0049
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La Corse, ses morts et la guerre
de 1914-1918
Didier Rey

Combien de Corses ont-ils versé leur Il est surtout question de traitement inique de
sang pour défendre la France entre 1914 la Corse de la part de l’État, de pertes exorbi-
et 1918 ? Les estimations et les discours tantes par rapport à la population, de querel-
mémoriels qu’elles sous-tendent sont les de chiffres : « 30 000 [morts] pour l’his-
tributaires des contextes et des projets torien Roger Caratini […], 12 000 pour René
de ceux qui les avancent. L’enjeu reste Sédillot, […], près de 40 000 pour l’ouvrage
brûlant : longtemps largement surévalué collectif Autonomia, entre 15 000 et 20 000
pour prouver l’attachement des Corses à la pour Thierry Desjardins. Le nombre le plus
France, notamment face à l’Italie, le nombre bas est avancé par Charles Tuffelli (9 769) 2. »
des morts a ensuite servi d’arguments aux Or, les travaux de toutes sortes concernant la
nationalistes. À l’orée de cette année du Corse, à l’image de ceux de nombre de régions
centenaire, Didier Rey propose un bilan de périphériques à fort particularisme, eurent à
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la question et des polémiques. subir les assauts successifs ou conjugués d’idéo-
logies diverses, notamment nationalistes, tant
Depuis au moins un quart de siècle, un certain régionales, nationales qu’étrangères. Cette
nombre de choses se disent et s’écrivent sur situation a fortement contribué à la construc-
la participation de la Corse et des Corses à la tion de mythes, oblitérant des pans entiers de
Grande Guerre 1. L’approche du centenaire de l’histoire insulaire, encombrant des ouvrages
son déclenchement donne déjà lieu à quelques au caractère scientifique pourtant avéré, pour
écrits et réactive parfois certaines polémiques. ne rien dire des manuels scolaires. Pour autant,
les mécanismes qui engendrèrent ces mythes
n’appartiennent pas tous au passé, ainsi qu’en
(1) Citons pour mémoire : Sampiero Gistucci, Les Bleues : un
officier corse à la guerre 1914-1918, Ajaccio, La Marge édition, témoigne, entre autres, la polémique mathé-
1989 ; Antoine-Toussaint Antona, Ceux du 173e : les Corses au matique sur le nombre réel de victimes de la
combat, 1914-1918, Ajaccio, La Marge édition, 1998 ; Olivier
Maestrati, La Corse et ses poilus, Paris, Olivier Maestrati, 2006 ; Première Guerre mondiale en Corse. Nous
Sylvain Gregori, « Une captivité insulaire : prisonniers de n’entendons pas réfléchir, ici, sur les raisons
guerre et internés civils en Corse, 1914-1918 », Cahiers de la
Méditerranée, numéro spécial « La Grande Guerre en Médi- qui rendent ce décompte macabre assez diffi-
terranée », 81, 2010, p. 165-189 ; Jean-Paul Pellegrinetti et cile à obtenir ; en revanche, nous aborderons la
Georges Ravis-Giordani, Du deuil à la mémoire : les monuments
aux morts de la Corse (guerre 1914-1918), Ajaccio, Albiana,
structuration du discours autour de cette que-
2011 ; Jean-Paul Pellegrinetti, « Identité et Grande Guerre : relle de chiffres. Après avoir analysé les raisons
les Corses dans la Première Guerre mondiale », in François
Bouloc, Rémy Cazals et André Loez (dir.), 1914-1918, identi-
tés troublées : les appartenances sociales et nationales à l’épreuve de (2) Jean-Raphaël et Marie-Flore Cervoni, Petit Dictionnaire
la guerre, Toulouse, Privat, 2011, p. 129-140 ; Jean-Raphaël de la Grande Guerre, Bastia, Anima Corsa, 2005, p. 122. Les
Cervoni et André Cesari, La Corse et la Grande Guerre, Bastia, chiffres des pertes militaires mentionnés dans cet article ne
Anima Corsa, 2 t., 2011 et 2013. concernent que les Corses mobilisés dans l’île.

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 121, JANVIER-MARS 2014, p. 47-57
DIDIER REY

de sa construction, nous en verrons les trans- et comme espace de régénération virile 2 » sur
formations au cours de l’entre-deux-guerres lesquels la France pourrait toujours comp-
avant de nous intéresser, pour finir, à ses évo- ter à l’heure du danger. Cette « militarisa-
lutions actuelles. tion » et cette virilisation coloniale partici-
pèrent activement à dresser le portrait type du
Par le sang versé Corse « naturellement » porté à l’aventure et
au métier des armes, comme l’avaient été ses
Pour comprendre les raisons qui donnèrent
« glorieux ancêtres » de Sampiero Corso 3 à
naissance à ce discours, il convient de se pen-
Bonaparte, à mettre en exergue et à survalo-
cher sur les mécanismes du processus d’intégra-
riser d’une manière bien particulière « l’im-
tion de la Corse à l’ensemble national organisé
pôt du sang » en exaltant outre mesure le sacri-
autour de deux môles principaux. Le premier
fice des fils de Cyrnos sur les différents champs
s’appuyait largement sur le mythe colonial. En
de bataille de France et d’ailleurs. Avant que
effet, à compter de la fin du 19e siècle, après
d’être le titre d’un ouvrage célèbre de la nostal-
cent ans d’incertitudes (1769-1871), la Corse
gie et de la virilité coloniales Par le sang versé 4
ne trouva réellement sa place dans la Répu-
constitua donc une forme d’idéal pour tout un
blique qu’en adhérant profondément et en
peuple, où peu s’en fallait.
participant très activement à la construction
Il est d’ailleurs significatif qu’avant de
de « la plus grande France 1 » ; on connaît la
concerner la Grande Guerre, ce mythe sacri-
phrase du maréchal Lyautey pour qui « sans les
ficiel ait pris racine au cours de « l’année terri-
Corses, il n’y aurait pas eu d’Empire colonial
ble » (1870-1871). La chute du Second Empire
français ». En outre, avant même que l’idéolo-
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déclencha, au niveau national, une réaction
gie coloniale n’ait fait sentir ses effets délétères,
anti-Corse ou se mêlèrent anti-bonapartisme
un second mythe « identitaire » de la Corse
et corsophobie, sans toutefois que les deux se
française s’était fait jour : celui du « droit du
confondissent totalement. Ces manifestations
sang ». Il offrait l’énorme avantage de pouvoir
de rejets prirent la forme d’une violente cam-
être aisément compatible et complémentaire
pagne de presse où s’illustrèrent des journaux
du premier. À grand renfort de références,
républicains modérés, à l’image du Temps, dans
parfois pseudo-historiques (œuvre notamment
lequel Francisque Sarcey publiait régulière-
d’intellectuels autant que de publicistes insu-
ment son « Feuilleton » ; consacrant quelques
laires) se construisit alors l’image du peuple-
pages à l’œuvre de Mérimée, et plus spéciale-
soldat doublée de « cette idée de la colonisa-
ment à Colomba et à Carmen, il n’hésita pas à
tion comme “fabrique” d’hommes véritables
écrire : « Il est à noter que de ces deux caractères,

(1) Sur cette question on pourra consulter Anne Meis-


tersheim et Marie-Eugénie Poli-Mordiconi (dir.), Corse colonies, (2) Cristelle Taraud, « La virilité en situation coloniale »,
Ajaccio, Albania/Musée de la Corse, 2002 ; Francis Arzalier, in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello
Les Corses et la question coloniale, Ajaccio, Albiana, 2009 ; Marie (dir.), Histoire de la virilité, t. II : Le triomphe de la virilité : le
Peretti-Ndiaye « Passé colonial et phénomènes contemporains xixe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2011, p. 332.
d’identification et d’altérisation : le prisme corse », L’Homme (3) Sur ce processus, où la falsification historique avait toute
et la Société, 175, 2010, p. 81-98 ; Vanina Profizi, « De l’île à sa part, on pourra lire Didier Rey, « Sampiero Corso : de l’icône
l’Empire. Colonisation et construction de l’identité nationale : de la Corse française au héros nationaliste corse (1855-2009) »,
les Corses, la nation et l’Empire colonial français, xixe-xxe siè- in Christian Amalvi (dir.), Usages savants et partisans des bio-
cle », thèse de doctorat en histoire sous la direction d’Elikia graphies de l’Antiquité au xxie siècle, 134e Congrès du CTHS,
M’Bokolo, Paris, EHESS, 2011. On ne manquera pas de noter Bordeaux, 2009, Paris, Éd. du CTHS, 2011.
les traces de cette mémoire coloniale revisitée dans l’œuvre de (4) Paul Bonnecarrère, Par le sang versé : la Légion étrangère
l’écrivain Jérôme Ferrari, prix Goncourt 2012. en Indochine, Paris, Fayard, 1968.

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LA CORSE, SES MORTS ET LA GUERRE DE 1914-1918

l’un est corse, l’autre bohémien, tous deux par coloniales, voire la Légion étrangère 3. L’État
conséquent en dehors de notre civilisation 1. » central devenant ainsi un important pour-
Les plus virulents furent néanmoins les pério- voyeur d’emplois, sa remise en cause n’en était
diques radicaux, à l’instar du Cri du peuple qui, que plus délicate, même dans les circonstan-
sous la plume d’Henri Bellenger, dans un arti- ces de l’instauration d’un nouveau régime. Il
cle intitulé « Cédons la Corse à la Prusse », se ne fallait donc pas s’attendre, de ce côté-là non
montrait particulièrement violent : « Le Corse plus, à un quelconque mouvement contesta-
[…] est naturellement mouchard… et assassin. taire, d’autant que les notables tenaient fer-
Il cumule ! […] Ces gens ont pourri la France. mement en mains leurs clientèles. Enfin, mal-
Partout, sur leur passage, ils ont, comme la gré Waterloo et Sedan, on ne saurait négliger
larve immonde, gâté, sali de leur bave ce qu’ils la fierté ressentie par les Corses d’appartenir à
n’ont pu ronger 2. » Ces campagnes de presse la « Grande Nation », de détenir, en quelque
se doublèrent du désir d’exclure la Corse de la sorte, une parcelle de ce prestige. En réplique
communauté nationale, soit en la donnant à la aux menaces brandies par la presse et une par-
Prusse en échange de l’Alsace-Lorraine, soit en tie du personnel politique républicain, la sur-
la cédant à l’Italie, soit en l’abandonnant pure- valorisation de « l’impôt du sang » apparais-
ment et simplement à son sort. sait comme la réponse adéquate ; de ce point
Face à cette situation périlleuse, les réac- de vue, l’ouvrage de Nonce Rocca, La Part
tions des élites insulaires demeurèrent très des Corses dans la défense nationale 4, demeurait
majoritairement empreintes d’un loyalisme au exemplaire. Dès ce moment-là, donc, l’exagé-
premier abord surprenant. En fait, le Second ration du nombre d’insulaires morts au combat
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Empire avait contribué profondément à leur anticipait clairement sur ce qui advient après
intégration au système politique français, déjà 1918 5.
entamé par les régimes précédents ; nonobs- Le même mécanisme se reproduisit après la
tant l’entreprise systématique de destruction Première Guerre mondiale de manière encore
des instruments de l’italianité de l’île menée plus paroxysmique. Dans une situation écono-
par l’administration. Les élites pouvaient reje- mique et culturelle catastrophique, avec une
ter momentanément la République, elles n’en- société structurée par le système clientélo-cla-
visagèrent aucunement de rompre avec la niste, le premier avant-guerre avait été propice
France. Plus globalement, le net renforcement à l’émergence de mouvements contestataires
des liens économiques et humains avec le reste qui, sans remettre en question l’appartenance
du pays facilitèrent la mise en place d’un pro-
cessus intégrationniste au niveau des catégo-
(3) Francis Arzalier, op. cit., p. 60. Pour la Légion étran-
ries populaires. Une partie non négligeable de gère, il s’agissait d’engagements contractés avant 1870, confir-
ces dernières avaient bénéficié des « faveurs » mant l’incertitude de la situation de la Corse évoquée précé-
demment.
impériales par le biais d’une politique de recru- (4) Nonce Rocca, La Part des Corses dans la défense nationale
tement de fonctionnaires et de militaires par- (1870-1871), Paris, F. Salmon, 1871.
(5) Le conservateur des archives départementales de la
ticulièrement efficace, sans compter l’en- Corse-du-Sud a récemment établi le nombre de victimes à un
gagement déjà conséquent dans les troupes peu moins de huit cents morts, blessés et disparus, bien éloigné
des trois mille voire des cinq mille hommes cités jusque-là (Alain
Venturini, « Soldats et gardes mobiles corses dans la guerre
de 1870 », Bulletin de la Société des sciences historiques et natu-
(1) Le Temps, 13 novembre 1870. relles de la Corse, « Aspects de la Corse sous le Second Empire,
(2) Henri Bellenger, « Cédons la Corse à la Prusse, Le Cri actes du colloque de Bastia, 26 novembre 2010 », 736-737,
du peuple, 2, 23 février 1871. 3e et 4e trim. 2011, p. 59-97.

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DIDIER REY

au cadre français, n’en dénonçaient pas moins avez faite plus glorieuse et plus grande 3 » ; ce
les méfaits de la gestion claniste des affaires à quoi le ministre Anatole de Monzie répondit
publiques ainsi que « l’ingratitude » de la qu’« il était juste que le gouvernement fût pré-
patrie. Le congrès de Corte (avril 1911), réuni sent pour rappeler la dette de tous les cœurs de
à l’initiative des milieux économiques et qui France 4 ». Les manuels scolaires eux-mêmes le
s’ouvrit par un vibrant Corsica fara da Sè ! (la répétaient à l’envie :
Corse se fera elle-même), ainsi que l’apparition
d’un mouvement autonomiste symbolisé, entre « [La République] a tracé le programme de
l’œuvre à accomplir pour faire de la Corse un
autres, par la publication éphémère du journal
département prospère. La Grande Guerre de
A Cispra (Le fusil) en demeuraient les éléments
1914 l’a retardée, mais elle sera reprise, car les
les plus notables. La presse nationale commen- Corses l’ont méritée par leur conduite héroïque
çait d’ailleurs à évoquer une possible « Ques- sur les champs de bataille […]. Il faut avoir
tion corse » et le journaliste Albert Quantin, confiance dans la France, grande et glorieuse 5. »
venu réaliser une grande enquête sur place,
concluait à la possible autonomie, voire à l’in- Néanmoins, dans un premier temps, l’exa-
dépendance de l’île 1. La victoire de 1918 vit gération ne fut pas de mise, la réalité de l’hé-
la Corse submergée par une vague de patrio- catombe se suffisant à elle-même. La plupart
tisme confinant au chauvinisme ; elle accrut des chiffres avancés au cours des années 1920
encore, si besoin était, le sentiment d’identifi- ne variaient pratiquement pas et, en aucun cas,
cation à la nation française. La fidélité incon- ne signifiaient pas une surévaluation. Ainsi, en
ditionnelle à la patrie était désormais l’horizon 1924, le très officiel Livre d’or des Corses 6, pré-
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indépassable de la vie politique insulaire ; les facé par le général Mangin, donnait une estima-
« errements » d’avant-guerre étaient oubliés. tion d’environ 10 000 morts, malgré quelques
Dès lors, le nombre de soldats tombés pour incohérences manifestes de calcul ; la même
la République se devait d’être rigoureuse- année, le Bulletin religieux du diocèse d’Ajaccio, en
ment recensé car il symbolisait le patriotisme date du 15 mars 1924, évoquait les paroles de
sourcilleux des insulaires, et davantage : « La l’évêque, Mgr Simeone, rendant hommage aux
célébration rituelle du sang corse abondam- « 10 500 soldats de la Corse tombés au champ
ment répandu pour la France sert à exprimer d’honneur 7 ». Les inaugurations de monu-
le sentiment d’avoir “payé le prix” pour être ments aux morts donnèrent lieu à de nom-
enfin admis comme Français à part entière 2. » breux discours proposant des bilans chiffrés ne
Nonobstant la « dette » présumée contractée
par la nation à l’égard de la Corse. Le maire (3) La Jeune Corse, 13 mai 1926.
(4) La Jeune Corse, 17-18 mai 1926.
d’Ajaccio l’avait d’ailleurs rappelé devant la (5) Ambroise Ambrosi-Rostino, Histoire des Corses depuis
Commission parlementaire en déplacement leurs origines jusqu’au xxe siècle : cours élémentaire et moyen, Bastia,
Librairie Piaggi, 1924, p. 144-146.
dans l’île, en mai 1926 : « héros corses tom- (6) Livre d’or des Corses tombés au champ d’honneur, promus
bés sur les champs de bataille, à l’ombre du dans la Légion d’honneur ou cités à l’ordre de l’Armée pendant la
drapeau tricolore, pour cette France que vous guerre de 1914-1918, s. l., Comité du Livre d’or, 1924.
(7) Pascal Marchetti, op. cit., p. 218. Son successeur, Mgr
Rodier, lui-même ancien combattant et ardent patriote, fit
entreprendre le recensement complet des victimes par parois-
(1) Albert Quantin, La Corse : la nature, les hommes, le pré- ses ; Le Livre d’or des paroisses parut en 1938 et avança le chiffre
sent, l’avenir, Paris, Perrin, 1914. de 7 221 victimes. Il passa quasiment inaperçu dans un contexte
(2) Pascal Marchetti, Une mémoire pour la Corse, Paris, où les revendications italiennes exacerbaient le patriotisme des
Flammarion, 1980, p. 219. Corses ; ce bilan minimaliste était tout simplement illisible.

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LA CORSE, SES MORTS ET LA GUERRE DE 1914-1918

présentant, eux aussi, que quelques différences Portés par les partis politiques républicains
marginales. Certes, à Ajaccio, le 9 mai 1926, autant que conservateurs, ce discours ne pou-
certains orateurs 1 bafouillèrent quelque peu, vait en aucun cas être considéré comme remet-
évoquant tour à tour « 12 000 Corses valeu- tant en cause, d’une manière ou d’une autre, la
reux […] tombés sur le champ de bataille 2 », présence française ; il s’agissait, en fait, d’une
« 10 000 ont été tués 3 » et, pour finir, 10 380 marque de désamour dont on espérait que l’ex-
morts « nul département n’a le plus souf- pression amènerait le gouvernement à chan-
fert 4 ». Pour autant, les estimations restaient ger d’attitude envers la Corse. Dans cette pers-
bien proches de celles du Livre d’or. Près d’une pective, mettre en avant « l’impôt du sang »
décennie plus tard, le 6 janvier 1935, lors de était une façon de rappeler, une fois encore, à
la cérémonie similaire qui se déroula à Bastia, la France la « dette » présumée contractée par
le général Weygand parla, pour sa part, de celle-ci envers la population de son île méditer-
50 000 Corses mobilisés et de 10 000 victimes. ranéenne. En mai 1926, n’avait-on pas reporté
Il n’est pas inintéressant de noter, en passant, l’inauguration du monument aux morts de la
que ces inaugurations associèrent parfois en un ville d’Ajaccio afin qu’elle correspondît avec la
même hommage les morts de la guerre franco- venue de la Commission parlementaire char-
prussienne et ceux de la « guerre du droit ». gée d’étudier les besoins de l’île et de prévoir
Le nombre de 12 000 morts fut, finalement, une sorte de plan de développement ? Le jour-
le plus communément admis ; au mitan des nal La Jeune Corse avait d’ailleurs parfaitement
années 1930, Albert Surier le retint dans son synthétisé les enjeux en un article où transpa-
ouvrage Notre Corse 5. Pourtant, depuis quelque raissaient des hiérarchies significatives :
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temps déjà, circulaient les évaluations les plus
fantaisistes. « Comment, en effet, ne pas s’intéresser au déve-
loppement de cette Île de Beauté, qui est aussi la
terre vénérée de l’héroïsme et du sacrifice ? […]
L’inflation mortuaire
La Mère-Patrie doit beaucoup à cette portion
Les désillusions tant politiques qu’économiques isolée du territoire national. Elle y a trouvé des
de l’après-guerre ramenèrent bientôt sur le soldats, des chefs, des hommes d’État éminents,
devant de la scène les préoccupations et les dis- des savants, des industriels ; elle y a surtout ren-
cours qui, dès avant 1914, avaient mis en exergue contré d’humbles serviteurs qui sont allés essai-
mer dans les colonies lointaines […] 6. »
les carences réelles autant que supposées de
la politique des pouvoirs publics dans l’île, au
Mais la véritable inflation tint à la réacti-
point que d’aucuns dénonçaient avec force l’état
vation de l’irrédentisme italien sur l’île par le
calamiteux de la Corse en tous les domaines.
régime fasciste à compter du milieu des années
1920. Augmenter sensiblement le nombre de
(1) Il s’agissait de Pierre Zevaco, président du Comité du pertes en 1914-1918 revenait ainsi à affirmer,
monument aux morts, du commandant Leandri, grand officier avec plus de force encore, le patriotisme des
de la Légion d’honneur, grand invalide de guerre et du doc-
teur Antonini, président du Comité fédéral des victimes de la Corses, tout en rejetant fermement les pré-
guerre et des anciens combattants de la Corse (Le Petit Bastiais, tentions mussoliniennes. Les choses s’embal-
10 et 11 mai 1926).
(2) La Jeune Corse, 13 mai 1926.
lèrent et l’on évoqua des chiffres extrêmes. Le
(3) La Jeune Corse, 14 mai 1926. paroxysme fut atteint, en octobre 1933, lors de
(4) La Jeune Corse, 17-18 mai 1926.
(5) Albert Surier, Notre Corse : études et souvenirs, préf. de
Lorenzi de Bradi, Paris, Éd. Chiron, 1934, p. 30. (6) La Jeune Corse, 8 mai 1926.

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l’inauguration de la Borne de la Terre sacrée, Rocca, évoquât les « 40 000 martyrs immo-
sur la plage de Vignola, non loin d’Ajaccio : la lés au nom d’un mythe » et dénonçât la « Tra-
plaque apposée sur le monument évoquait le gique Duperie » que constituait, pour lui, la
sacrifice de 48 000 morts. Ce nombre fut repris Grande Guerre 2. Quelques années aupara-
par le représentant du préfet, le dotant, en vant, A Muvra avait d’ailleurs publié un poème
quelque sorte, d’une légitimité supplémentaire, en langue italienne dédié à la veuve de Joseph-
ainsi que par le journaliste du Petit Bastiais glo- Marie Tomasini, Héros corse fusillé par les Fran-
rifiant « les 48 000 enfants de ce peuple soldat çais 3. En ce milieu des années 1930, cette atti-
qui ont versé jusqu’à la dernière goutte de leur tude contribua un peu plus à l’isolement des
sang sur les champs de bataille où se jouait le autonomistes, perceptible depuis le début de
sort de la France […]. Ce sacrifice monstrueux la décennie. Leurs difficultés internes, le har-
place le département de la Corse à l’acca- cèlement des autorités françaises à leur égard
blante place d’honneur de nos provinces ». Le tout autant que leur inclinaison idéologique
4 décembre 1938, lors du fameux serment de pour les « hommes forts », les entraînèrent à
Bastia, Joseph Antonini, président du Comité se compromettre totalement avec les irréden-
d’action et de défense de la Corse française tistes fascistes, ce qui renforça leur isolement
créé au lendemain de l’incident de la Chambre devenu quasi total, et, en retour, les rendit tou-
des faisceaux, reprenait un chiffre approchant : jours plus dépendants de leurs encombrants
« Au pas de l’oie, les Corses préfèrent le pas alliés, sans grand profit pour ces derniers. Le
cadencé […] car il fut celui des 40 000 Corses 30 décembre 1938, dans son journal person-
qui, aujourd’hui, frémissent d’indignation dans nel, le comte Ciano ne constatait-il pas dépité :
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les tombes 1. » Les irrédentistes ne furent d’ail- « Le Parti de Petru Rocca ne compte pas plus
leurs pas les seuls visés, les autonomistes figu- de dix personnes 4. »
rèrent également dans le collimateur des thu- Outre-tyrrhénienne, justement, la propa-
riféraires maximalistes ; il s’agissait, par le sang gande irrédentiste vit néanmoins tout le parti
des morts, de discréditer l’action des vivants,
qu’elle pourrait tirer de cette réévaluation des
du moins de certains d’entre eux.
pertes militaires, pourtant censée lui porter
Les autonomistes adhérèrent également à ce
préjudice. Sans aller jusqu’à citer les données
mouvement inflationniste mais en l’adaptant à
les plus extrêmes, probablement conscients de
leur vision du monde. Il justifiait parfaitement
leur aspect irréaliste, la presse tout autant que
leur argumentaire d’une « Île oubliée » par la
les auteurs italiens dénoncèrent néanmoins
France, cette dernière seulement préoccupée
à leur tour le caractère inique de la politique
de trouver en Corse de la « chair à canon » et
française envers l’« Île perdue », selon le même
des administrateurs pour ses colonies, retour-
processus que les autonomistes. L’ouvrage de
nant ainsi contre leurs promoteurs le discours
Francesco Guerri, paru en 1941, à un moment
sur le peuple-soldat et les bâtisseurs d’empire.
Rien d’étonnant alors à ce que Hyacinthe Yvia-
Croce, journaliste à A Muvra (Le mouflon) et (2) Hyacinthe Yvia-Croce, Vingt Années de corsisme, 1920-1939 :
membre du Parti autonomiste corse de Petru chronique corse de l’entre-deux-guerres, Ajaccio, Edizioni Cirnu è
Mediterraneu, 1979, p. 29.
(3) Eroe Corso fucilatto dai i francesi, in A Muvra, 35, 22 sep-
(1) Cité par Jean-François Mazzoni, « Le serment de Bastia », tembre 1921.
dans Francis Pomponi (dir.), Le Mémorial des Corses, t. IV : L’île (4) « Il Partito di Petru Rocca non conta più di dieci persone. »
éprouvée, 1914-1945, Ajaccio, Le Mémorial des Corses, 1982, (Galeazzo Ciano, Diario, 1937-1943, Renzo de Felice (dir.),
p. 244-249, p. 245. Milan, Biblioteca Universale Rizzoli, 2000, p. 228)

54
LA CORSE, SES MORTS ET LA GUERRE DE 1914-1918

où le rêve annexionniste pouvait devenir réa- 28 000 victimes 4, en 1984, Ghjiseppu Leoni
lité, synthétisa le point de vue fasciste : se prononçait pour une estimation légèrement
supérieure de 30 000 morts 5.
« La perte de 30 000 hommes, tombés lors de Néanmoins, depuis le début des années
la Grande Guerre […]. Ni le respect pour les 1960, des recherches menées par des historiens
morts de la Grande Guerre, ni le sens de la gra-
battaient en brèche l’argumentaire maximaliste
titude ou de l’humanité ou de la générosité n’ont
(en 1969, René Sédillot mentionnait 10 000 à
jamais déterminé un geste de repentir de la part
12 000 victimes 6), et tendaient à considérer la
des dominateurs […] et les conditions morales et
économiques de l’Île se sont faites toujours plus fourchette de 10 000 à 20 000 morts comme la
tristes ces dernières années 1. » plus réaliste, se rapprochant ainsi des estima-
tions avancées dès les années 1920. Si l’ouvrage
L’après-Seconde Guerre mondiale ayant dirigé par Paul Arrighi ignorait volontairement
renvoyé le fascisme et ses prétentions dans la question 7, celui de Pierre Antonetti 8 ou le
les oubliettes de l’histoire, tout en mettant un quatrième tome du Mémorial des Corses 9, se pro-
terme que l’on pouvait croire définitif à l’au- nonçaient en faveur d’une révision minimaliste.
tonomisme, la querelle des chiffres s’apaisa, Parmi les estimations les plus basses figuraient
n’ayant plus de raison d’être. Certes, dans les celles de Francis Pomponi qui évoquait « plus
années 1950, qui furent également celles des de 10 000 morts 10 », alors que Pascal Marchetti
guerres de décolonisation (dont les consé- penchait pour un nombre plus conséquent de
quences sur l’évolution de la situation de la 20 000 victimes 11.
Corse furent importantes 2), les estimations les En 1982, un ouvrage coédité par le Ser-
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plus extrêmes demeurèrent de mise. Dans son vice éducatif des archives et le Centre régional
ouvrage paru en 1957, Dom Jean-Baptiste Gaï de documentation pédagogique (CRDP) de
notait à propos des morts au champ d’hon- Corse, destiné aux élèves des lycées et collèges,
neur, sans toutefois se prononcer réellement : proposait une estimation médiane : « 15 000
« On a écrit qu’ils furent 40 000 en 14-18 3. » pour laisser une marge raisonnable d’erreur 12 ».
Des ouvrages rédigés par des non-spécialistes Fruit d’une époque et de certains a priori idéo-
et destinés au grand public, parus au cours logiques 13, il tentait de synthétiser les apports
des années 1970 et 1980, continuèrent de dif-
fuser la vulgate inflationniste dans le corps (4) Paul Silvani, Corse des années ardentes, 1939-1976, Paris,
Éd. Albatros, 1976, p. 31.
social, proposant encore des estimations éle- (5) Ghjiseppu Leoni, Corsica : storia nustrale, Ajaccio, Edi-
vées, bien qu’en diminution ; si, en 1976, le zioni Cirnu è Mediterraneu, 1984, p. 153.
(6) René Sédillot, La Grande Aventure des Corses, Paris,
journaliste Paul Silvani avançait le nombre de Fayard, 1969, p. 301-302.
(7) Paul Arrighi (dir.), Histoire de la Corse, Toulouse, Pri-
vat, 1971.
(1) « La perdita di 30 000 uomini, caduti nella Grande Guerra (8) Pierre Antonetti, Histoire de la Corse, Paris, Robert
[…]. Nè il rispetto ai Caduti della Grande Guerra, nè il senso della Laffont, 1973, p. 461.
gratitudine o della umanità o della generosità hanno determinato (9) Jean-François Mazzoni, « La paix », in Francis Pomponi
mai un gesto di resipiscenza nei dominatori […] e le condizioni (dir.), op. cit., 1982, p. 61-69, p. 63.
morali ed economiche dell’Isola si son fatte in questi ultimi anni sem- (10) Francis Pomponi, Histoire de la Corse, Paris, Hachette,
pre più triste. » (Francesco Guerri, Gli anni e le opere dell’irre- 1979, p. 407.
dentismo corso, Livourne, Edizioni di Corsica antica e moderna, (11) Pascal Marchetti, op. cit., p. 218.
1941, p. 18) (12) La Corse et les Corses pendant la Première Guerre mon-
(2) On pourra notamment se reporter à Francis Arzalier, diale, Ajaccio, Service éducatif des archives de la Corse-du-
op. cit. Sud/CRDP, 1982, non paginé.
(3) Dom Jean-Baptiste Gaï, La Tragique histoire des Corses, (13) Paru quelques semaines avant l’élection de la première
Paris, SPERAR, 1957, 1967, p. 333. Assemblée de Corse, prévue par le Statut particulier accordé

55
DIDIER REY

récents de l’historiographie, sans pour autant force et vigueur à un certain discours sur lequel
réussir à se départir de certaines représenta- les travaux historiques avaient peu de prise. On
tions et approximations : assista dès lors à un combat à front renversé.
D’une part, des opposants au nationalisme
« Certains pensent que la Corse, après s’être s’ingéniaient à minimiser le nombre de vic-
sacrifiée dans une guerre absurde, est abandon- times afin d’infirmer les déclarations de leurs
née par les pouvoirs publics. Idées et propositions adversaires politiques ; leurs estimations se
régionalistes foisonnent et s’attaquent au jacobi-
situaient en dessous des 10 000 morts, à l’ins-
nisme centralisateur. Petru Rocca, fondateur du
tar de celles de Charles Tuffeli et d’Olivier
“Partitu Corsu d’Azione” [Parti corse d’action]
note comment la terrible épreuve de 1914-1918 Maestrati, ce dernier fournissant la plus basse
a contribué à relancer le mouvement autono- avec 8 007 morts 3. Ce faisant, ils prenaient
miste en le radicalisant. Il se déclare “convaincu le contre-pied de leurs prédécesseurs d’avant
d’avoir fait une guerre au profit d’une cause qui 1945. La situation pouvait apparaître péril-
ne le concerne, lui, Corse, que de très loin”. Mais leuse, car il convenait de proclamer haut et
les prétentions italiennes ne trouvent un accueil fort le patriotisme des Corses tout en minimi-
favorable qu’auprès d’une poignée d’irrédentistes sant les pertes qui, jusqu’alors, constituaient la
corses : entraînés par les anciens combattants, la « preuve » par excellence de ce patriotisme. La
majorité des insulaires proclament leur attache- parade consista à présenter désormais la fai-
ment pour la France 1. »
blesse relative du nombre de victimes comme
symbolique du souci de la France d’épargner le
Dans le même temps, cependant, bien que
sang de ses fils et non de les envoyer au mas-
peu suspect de quelconques tendances régio-
sacre comme l’affirmaient les nationalistes :
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nalistes et encore moins autonomistes, il enté-
rinait la permanence du mythe des soldats « Les chiffres prouvent que, hormis quelques
sacrifiés par le commandement : « Les Corses, centaines d’individus âgés de plus de quarante-
qui sont surtout des paysans en 1914, appar- cinq ans qui ont été au front et nonobstant
tiennent aux régiments de fantassins (souvent quelques-uns d’entre eux qui y sont morts, on ne
en première ligne) 2. » Ce mythe était bientôt peut en aucun cas en déduire un processus géné-
récupéré, lui aussi, dans un sens que ses pro- ralisé. Le mythe de la mobilisation massive des
moteurs n’auraient pu soupçonner. “vieux” Corses au front ne tient pas 4. »

Pour autant, la Corse demeurait générale-


Entre nationalisme français
ment présentée comme l’un des départements
et nationalisme corse
qui, proportionnellement, avait payé un lourd,
Il fallut attendre le milieu des années 1980 pour voire le plus lourd tribut au conflit. L’accent
voir se réactiver une querelle des chiffres qui per- était également mis sur les prodiges de valeur
dure. Le développement et l’enracinement d’un attribués aux militaires insulaires.
mouvement autonomiste et indépendantiste, ce De l’autre, des nationalistes insistaient sur
dernier y compris armé et clandestin, redonna « le massacre d’un peuple par l’État colonial »,
pour reprendre une expression courante du dis-
par le gouvernement d’Union de la gauche, et alors que l’on cours nationaliste. Dans un premier temps, leur
s’attendait, à raison, à un bon score des autonomistes, ce fasci-
cule semblait sonner comme un rappel à ne pas se laisser char-
mer par les sirènes « séparatistes ». (3) Olivier Maestrati, op. cit., p. 224 ; très proche par consé-
(1) La Corse et les Corses, op. cit. quent de celle de Mgr Rodier en 1938.
(2) Ibid. (4) Ibid.

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LA CORSE, SES MORTS ET LA GUERRE DE 1914-1918

discours n’innova guère. À l’été 1979, lors de 1914, avait concerné des personnes non mobi-
leur procès devant la cour de Sûreté de l’État, lisables dans le reste du pays 4. Les nationalistes
les militants du Front de libération nationale contribuaient à exhumer un épisode particuliè-
corse (FLNC, créé le 5 mai 1976), dans une rement douloureux de la Grande Guerre 5, ce
« Déclaration historique », se contentèrent que nièrent un temps, et maladroitement, leurs
de reprendre l’argumentaire inflationniste adversaires politiques. La troisième, enfin,
d’avant-guerre en le parant des oripeaux du propagea l’idée selon laquelle, parmi les Corses
tiers-mondisme : fusillés « pour l’exemple », certains l’auraient
été de manière injuste 6 : ne parlant que le
« Les régiments corses seront décimés : 40 000 corse, ils ne purent comprendre les ordres qui
morts ! Tel est le lourd tribut payé par le peuple leur étaient donnés. Certes existait-il au moins
corse pour défendre les intérêts de l’impéria- un cas avéré où la méconnaissance du français
lisme français […]. Les généraux français avaient joua un rôle tragique, celui du soldat Joseph
l’ordre de leur gouvernement de mettre les Gabrielli, étudié par Nicolas Offenstadt 7. Ne
Corses, les Marocains et les Sénégalais en pre-
pouvant se défendre lors de son procès, il fut
mière ligne 1. » Voire en l’exagérant : « La guerre
fusillé en juin 1915. Son cas fut transformé
éclate ; énorme boucherie des Corses [...]. 15 %
en une généralité, sans pour autant que des
de la population 2. »
chiffres fussent avancés, et pour cause : le tout
De leur côté, les autonomistes, après avoir consacrait l’image de la « mort programmée
un temps cautionné la fable des 40 000 vic- du peuple corse 8 ». La puissance de ce dis-
times, s’en tinrent à des chiffres plus modestes, cours, le fait qu’il put se répandre facilement
dans le corps social (sans que les idées natio-
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proches de ceux qui circulaient depuis le début
nalistes fussent partagées pour autant) tenait,
de la décennie 1970 dans leur version haute
pour l’essentiel, à ce qu’il reprenait la quintes-
néanmoins. Ainsi, en 1991, le programme élec-
sence des mythes propagés depuis des décen-
toral de l’Union du peuple corse (UPC) évo-
nies et qui avaient forgé l’image que les Corses
quait des nombres compris dans une four-
se faisaient d’eux-mêmes. Il était simplement
chette de 20 000 à 35 000 morts 3.
adapté au nationalisme corse, à l’instar des qua-
Un glissement s’opéra progressivement et
lités du peuple-soldat transférées sur le mili-
enfanta une autre vulgate. L’influence natio-
tant clandestin, selon un processus très proche,
naliste se révéla manifeste sur trois questions
finalement, de celui de leurs adversaires.
principales. La première concerna le nombre
des victimes et les raisons de l’hécatombe. Pour
(4) Accolta Naziunali Corse, Pruposti pulitichi, Ajaccio, Edi-
justifier cette dernière, on continua d’accrédi-
zioni Cirnu è Mediterraneu, 1991. À la seizième page, le texte
ter l’idée de soldats corses systématiquement corse évoquait « les Corses mobilisés jusqu’à deux générations
envoyés en première ligne. La seconde porta sur par famille » (« i Corsi mubilizati sin’à duie generazione à fami-
glia »). En revanche, la version française mentionnait simple-
les conditions de la mobilisation : en 1991, dans ment de « lourd tribut » (p. 144).
sa profession de foi électorale, un parti natio- (5) Voir, entre autres, Yves Pourcher, « Première Guerre
mondiale et la Corse », in Antoine-Laurent Serpentini (dir.),
naliste insistait sur les inégalités de la mobili- Dictionnaire historique de la Corse, Ajaccio, Albiana, 2006,
sation qui, en Corse, entre août et septembre p. 806-807.
(6) Sur la question des fusillés, on se reportera à Nicolas
Offenstadt, Les Fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collec-
(1) Le Procès d’un peuple, Bastia, A Riscossa, 1980, p. 51. tive (1914-1918), Paris, Odile Jacob, 2002.
(2) Ibid., p. 21. (7) Ibid., p. 163-164.
(3) Unione di u Populu Corsu, Autonomia, ghjugnu 1991, (8) Voir http://lurimarvi.free.fr/page02corse.html (14 octo-
Bastia, supplément du journal Arritti, 1991, p. 9. bre 2013).

57
DIDIER REY

Les Corses ne furent pas les seuls à être abu- Guerre mondiale, au cours de laquelle la Corse
sés par ces différentes vulgates forgées depuis a perdu 4,2 % de sa population (soit environ
près d’un siècle et dont certains éléments 12 000 hommes et non pas 35 000 comme on
demeuraient plus puissants que d’autres 1. La le dit parfois), c’est-à-dire une proportion nota-
permanence et la prégnance des stéréotypes blement plus grande que la proportion natio-
concernant les insulaires facilitent cette impré- nale (3,5 %) 4. » Les « maximalistes », pour leur
gnation 2. C’est le cas pour l’idée profondément part, demeuraient plus prudents et donnaient
enracinée du « droit du sang » qui a récem- des chiffres variant de 10 000 à 16 000 victimes,
ment été exprimée de deux manières différentes à l’instar de Jean-Paul Pellegrinetti et Ange
et complémentaires : en novembre 2012, le Rovere 5 ou de Charlie Gallibert 6. Le nombre
ministre de l’Intérieur Manuel Valls débuta sa de 16 000 fut celui retenu par Patrick Cabanel
visite en Corse par un hommage aux résistants dans L’Encyclopédie de la Grande Guerre dirigée
tombés au cours de la Seconde Guerre mon- par Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques
diale ; en janvier 2013, le ministre du Budget
Becker 7. Les ouvrages destinés au public sco-
Jérôme Cahuzac déclara : « J’ai passé les fêtes
laire refléteraient également ces hésitations.
de fin d’année en Corse, qui à l’époque ne
Ainsi, les dossiers publiés pour le quatre-ving-
formait qu’un seul département, et qui est le
tième anniversaire de l’Armistice, par les deux
département qui a payé en pourcentage le plus
services éducatifs des archives, avançaient,
lourd tribut à la guerre 14-18 3. » Concernant la
pour l’un, 12 000 à 15 000 morts et, pour
reprise de la vulgate plus strictement nationa-
l’autre, 16 000 victimes 8. Pour conclure sur
liste, elle était une réalité de la part de certains
militants se réclamant de l’extrême gauche. ce point, même les estimations hautes confir-
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Quant au nombre réel de soldats corses ment que, territoire essentiellement rural, la
morts au combat, les estimations les plus Corse a, en réalité, payé un tribut sensible-
sérieuses demeuraient contrastées, bien qu’un ment comparable à celui des autres régions ou
consensus semble désormais s’établir autour de départements français de même type 9, comme
10 000 morts. Les « minimalistes » estimaient
(4) Roger Caratini, Histoire du peuple corse, Paris, Éd. Cri-
que la fourchette de 10 000 à 12 000 apparais- terion, 1995, p. 326. Aux antipodes figurait le chiffre de
sait comme la plus acceptable ; c’était le cas de 30 000 tués avancé par Michel Vergé-Franceschi, Histoire de
Corse, t. II : Du xviie siècle à nos jours, Paris, Éd. du Félin, 1996,
Roger Caratini : « Après la saignée de la Première p. 483.
(5) Ceux-ci affirmaient toujours que la Corse avait été le
département le plus touché (Jean-Paul Pellegrinetti et Ange
(1) Le site Internet de la préfecture de région lui-même Rovere, La Corse et la République, Paris, Éd. du Seuil, 2004,
reprend à son compte le mythe de la surmortalité des soldats insu- p. 226).
laires : « entre 22 et 28 % des classes mobilisables contre 16,3 % (6) Charlie Galibert, Sarrola 14-18 : un village corse dans la
en moyenne nationale » (http://www.corse.pref.gouv.fr/d-une- Première Guerre mondiale, Ajaccio, Albiana, 2008, p. 401.
guerre-a-l-autre-1914-1945-a92.html, 14 octobre 2013). (7) Patrick Cabanel, « Cohésion, remous et désintégration
(2) Qu’il nous suffise d’évoquer ici pêle-mêle : le culte des des communautés nationales », in Stéphane Audoin-Rouzeau
armes et de la violence, une société mafieuse, une fraude poli- et Jean-Jacques Becker (dir.), L’Encyclopédie de la Grande Guerre,
tique endémique, une population assistée et profitant des lar- Paris, Bayard, 2004, p. 535-549, p. 537.
gesses de l’État, la propension au fonctionnariat, un peuple (8) La Corse et les Corses en 1918, Ajaccio, Archives dépar-
étranger, etc. Tous ces stéréotypes ont été fortement réactivés tementales de la Corse-du-Sud/Service éducatif des archi-
depuis l’assassinat du préfet Claude Érignac en 1998. ves/Musée A Bandera, 1998, non paginé ; 1914-1918 : Corsi
(3) Propos de Jérôme Cahuzac, rapportés le 24 janvier in guerra, Corsi mezu à a guerra/ Corses en guerre, Corses dans la
2013 dans la rubrique « Désintox » du site Internet du jour- guerre, Bastia, Archives départementales de la Haute-Corse,
nal Libération : « Jérôme Cahuzac corse le bilan de la Grande 1999, p. 29 (catalogue de l’exposition).
Guerre » (http://www.liberation.fr/politiques/2013/01/15/ (9) « Le prix payé à la mort par les provinces les plus rurales »
jerome-cahuzac-corse-le-bilan-de-la-grande-guerre_874273, s’expliquait par le fait que nombre de mobilisés servirent « dans
14 octobre 2013). l’infanterie, la plus touchée des armes » (Patrick Cabanel, op. cit.).

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LA CORSE, SES MORTS ET LA GUERRE DE 1914-1918

la Lozère, le Limousin et la Bretagne 1. À l’in- Maître de conférences habilité à l’Université de Corse et membre
du laboratoire Lieux, identités, espaces et activités (LISA),
verse, les régions plus industrialisées, dont une Didier Rey travaille sur les sports en Méditerranée occiden-
partie des ouvriers avait été mobilisée sur place, tale ainsi que sur les constructions identitaires. Il a dirigé l’ou-
connurent des pertes moins importantes. vrage Football en Méditerranée occidentale, 1900-1975 (Éditions
Piazzola, 2010) et est notamment l’auteur de la contribution
Didier Rey, Université de Corse, Lieux, intitulée « Le football en Oranie coloniale ou la guerre par
d’autres moyens, 1914-1954 » (in Luc Robène (dir.), Le Sport et
identités, espaces et activités (LISA), CNRS,
la Guerre, xixe et xxe siècles, Rennes, Presses universitaires de
20250, Corte, France. Rennes, 2012). (dr.univ@orange.fr)
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(1) Le nombre de Bretons morts au cours de la Première


Guerre mondiale est aussi l’objet d’une polémique. Certains
avancent celui de 240 000 morts.

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