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L’urgence littéraire : penser la complexité du réel

Christophe Junqua
Dans Inflexions 2016/2 (N° 32), pages 137 à 143
Éditions Armée de terre
ISSN 1772-3760
DOI 10.3917/infle.032.0137
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POUR NOURRIR LE DÉBAT
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CHRISTOPHE JUNQUA
L’URGENCE LITTÉRAIRE :
PENSER LA COMPLEXITÉ DU RÉEL

Du « tennis augmenté » des Masters 1000 de Paris au « Rêvons


plus grand » du Parc des Princes, la rhétorique du dépassement de
l’expérience commune, de l’accès à une réalité enrichie trouve sa
concrétisation dans le fleurissement des prothèses technologiques :
Google Glass, applications mobiles... Symptôme d’un transhu-
manisme mâtiné de technicisme, portée par l’impératif catégorique
de la consommation, cette injonction au dépassement s’inscrit
en filigrane des sociétés contemporaines. Tout se passe comme si
l’homme moderne avait besoin de la médiation technique pour
atteindre de manière plus intime l’existence, exprimer son propre
potentiel, se déployer, au risque d’oublier que ce n’est pas la réalité,
mais seulement sa perception ou sa compréhension de celle-ci qui
pourraient être augmentées. Cette objectivation pose question : ce
déni de subjectivité est aussi un déni de réalité. La superposition des
strates d’informations vaut-elle compréhension ?
En effet, la réalité augmentée peut être considérée comme une
interface entre des données « virtuelles » et le monde réel. Selon
Ronald Azuma 1, trois caractéristiques peuvent être retenues pour la
définir : combiner le monde réel et des données virtuelles en temps
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réel, être interactif (une modification dans le monde réel entraîne
un ajustement des données virtuelles) et utiliser un environnement
en trois dimensions. La « réalité augmentée » permettrait ainsi de
contextualiser des données, d’inclure des éléments complémentaires
qui, sinon, échapperaient à notre perception. Si ces couches
successives d’informations interagissent entre elles, le sujet n’est-il
pas condamné au spectacle, à une forme d’autisme cognitif ?
À l’aune de ces développements, l’art en général et la littérature en
particulier peuvent sembler d’aimables distractions, voire de véritables
divertissements, au sens pascalien du terme : le détournement de
l’essentiel, d’une connaissance approfondie du cœur des choses.
Pourtant, Marcel Proust affirme que « la vraie vie, la vie enfin découverte
et éclaircie, la seule vie, par conséquent, réellement vécue, c’est la
littérature »2. En marge d’un monde interconnecté, régi par les standards

1. Ronald T. Azuma, « A Survey of Augmented Reality », Presence: Teleoperators and Virtual Environments n° 6, août 1997,
pp. 355-385.
2. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1927.
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des nouvelles technologies de l’information et de la communication,


subsiste une manière d’accéder à une vérité à hauteur d’homme, sans
doute plus modeste, moins définitive et, in fine, moins limitée parce
qu’ouvrant davantage le champ des possibles et dévoilant sa propre
subjectivité. La littérature, sous toutes ses formes, permet d’appréhender
le réel dans sa complexité, celle qui naît de la relation à l’altérité.

AA Le poids des mots


Parce qu’il ne vise pas l’épuisement du mot dans le message, l’usage
littéraire de la langue détone et ralentit la pensée : la nuance freine, la
figure de style opacifie, la rhétorique lie là où l’information standardisée
doit être produite, diffusée, consommée, remplacée, à un rythme sans cesse
croissant. Le mot entre en résistance3, en résonance, acquiert de l’épaisseur
et devient un point d’appui pour l’imagination et la mise en perspective.
Le poète, forgeron de l’écriture, se situe aux antipodes du communicant,
pour qui les mots ne sont que des vecteurs utilitaires, neutres et creux, des
« mots-valises ». Il recherche cette « hésitation prolongée entre le son et le
sens »4 qui, par les allitérations, les assonances, les images, les métaphores
et autres déplacements stylistiques, fait de la subjectivité du lecteur le
démiurge d’une réalité qui n’existe pas en dehors de lui. Un détour lui est
imposé là où le règne du « stupéfiant image »5 et l’information en continu
visent l’immédiat et l’instantané. Cet écart par rapport à la norme a été
l’objet de nouveaux mouvements littéraires, de l’Oulipo 6 au surréalisme7,
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qui ont théorisé cette volonté de tangenter une perception augmentée de
la réalité, parfois à l’aide de substances psychotropes8.

3. « La création poétique est d’abord une violence faite au langage. Son premier acte est de déraciner les mots. Le poète
les soustrait à leurs connexions et à leurs emplois habituels » (Octavio Paz, L’Arc et la Lyre, Paris, Gallimard, 1956).
4. Paul Valéry, Tel Quel, Paris, Gallimard, 194.
5. Formule d’Aragon dans Le Paysan de Paris, que Régis Debray a repris à son compte, dans un ouvrage éponyme, pour
exprimer cette valorisation croissante de l’image dans notre civilisation.
6. L’ouvroir de littérature potentielle (Oulipo) est un groupe international d’écrivains et de mathématiciens fondé en 1960
et se définissant, selon une formule prêtée à Raymond Queneau, comme des « rats qui construisent eux-mêmes le
labyrinthe dont ils se proposent de sortir », considérant que la contrainte formelle est un puissant stimulant pour la
création. Italo Calvino, Georges Perec, Jacques Roubaud ont fait partie de ce mouvement.
7. Mouvement intellectuel, littéraire et artistique ébauché vers 1919 et défini par André Breton en 1924. Il est
principalement caractérisé par le refus de toute considération logique, esthétique ou morale, et des oppositions
traditionnelles entre réel et imaginaire, art et vie, par la prépondérance accordée au hasard, aux forces de l’instinct,
de l’inconscient. Il veut surprendre, provoquer et cherche à dégager une réalité supérieure en recourant à des
moyens nouveaux : sommeil hypnotique, exploration du rêve, écriture automatique, associations de mots spontanées,
rapprochements inattendus d’images.
8. En 1821, les Confessions d’un mangeur d’opium anglais de Thomas de Quincey portent à la connaissance du public
l’étrange récit autobiographique d’un consommateur de laudanum (mélange d’alcool et d’opium), ouvrant la voie
aux Paradis artificiels de Charles Baudelaire. De Nerval à Huxley, il s’agit moins d’une fuite du réel que d’un usage
expérimental et solitaire des drogues, non pas tant pour stimuler l’imaginaire et se faire « voyant », à la manière d’un
Rimbaud, mais pour élargir sa connaissance des mécanismes de pensée de l’esprit humain. Ce que, plus près de nous,
Henri Michaux a expérimenté dans la Connaissance par les gouffres (Paris, Gallimard, 1988).
L’URGENCE LITTÉRAIRE : PENSER LA COMPLEXITÉ DU RÉEL 141

AA« Ô mon âme, explore le champ des possibles » 9

La littérature est aussi le lieu du décentrement : de Candide à 1984, la


fiction permet cette dimension critique, au sens d’analyse, par la mise
à distance de nos convictions, à travers un filtre (le personnage décalé)
ou par transposition dans un cadre spatio-temporel imaginaire (dans
l’uchronie et le roman d’anticipation). Premier lieu d’une résistance
ou d’une prise de conscience, de Soljenitsyne à Musil, le roman a une
fonction essentiellement ironique pour Kundera, en ce qu’il nous
prive de certitudes « en dévoilant le monde comme ambiguïté » 10. Pour
René Girard, le romanesque dit la vérité de l’homme : c’est l’Autre
qui nous indique toujours d’objet de nos désirs. L’objet convoité sitôt
possédé, révèle sa nullité. Il n’est désirable que tant qu’il est désiré par
un autre que soi 11.
Ce n’est pas nouveau. Alors qu’à la fin du XIXe siècle, en plein
élan positiviste, la science s’efforce d’éliminer ce qui est individuel
et singulier pour ne retenir que des lois générales et des identités
simples et closes, Balzac en France et Dickens en Angleterre nous
montrent des êtres singuliers dans leur contexte et dans leur temps. La
vie quotidienne devient un jeu de rôles sociaux, un même personnage
se comportant différemment selon qu’il est chez lui, à son travail,
avec des amis ou des inconnus. Multiplicité des personnages et des
identités qu’accompagne tout un monde de rêves et de fantasmes et
que les thèmes du monologue intérieur de William Faulkner ou du
« Stream of Consciousness » de Virginia Woolf donnent à voir dans toute
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leur ondoyante diversité.
Ambivalence du rapport à soi, donc, mais aussi aux autres :
des mutations de personnalité spectaculaires surgissent chez les
personnages de Dostoïevski ; Fabrice del Dongo est emporté par le
cours des choses dans la Chartreuse de Parme de Stendhal. Les scientifiques,
au contraire, de Newton à Descartes, tentent de définir l’univers
comme une machine parfaite, dont le sujet/observateur est exclu, là
où le roman replace le sujet, et le désordre, au cœur de la vie et de la
connaissance.
Car, comme l’écrit Edgar Morin, le paradigme de la science
classique, la simplicité « voit soit l’un, soit le multiple, mais ne peut
voir que l’Un peut être en même temps Multiple. Le principe de
simplicité soit sépare ce qui est lié (disjonction), soit unifie ce qui est

9. Pindare, Troisième Pythique, 61, Ve siècle av. J.-C.


10. Milan Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986. Cette fonction ironique est essentielle dans la lutte contre ce
que Kundera appelle « le besoin kitsch de l’homme kitsch » : « Le besoin de se regarder dans le mensonge embellissant
et de s’y reconnaître avec une satisfaction émue. »
11. René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961.
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divers (réduction) » 12. Mais, de nos jours, ce principe est lui-même


largement contredit par les théories de la micro et de la macrophysique,
qui réintroduisent les notions d’incertitude et de complexité. À la plus
petite échelle, les particules élémentaires se présentent à l’observateur
tantôt comme ondes, tantôt comme particules. À la plus grande, le
cosmos apparaît non comme une mécanique parfaitement réglée, mais
comme un processus en voie de désintégration et d’organisation à la
fois. Entre les deux, le vivant et l’humain ne nous ont jamais paru
aussi évolutifs.

AA La fenêtre et le miroir, ou la question de l’énonciation


« Un miroir que l’on promène le long d’un chemin », c’est ainsi
que, dans Le Rouge et le Noir, Stendhal décrit le roman dans sa double
dimension réflexive et itérative. Deux caractéristiques parfaitement
assumées, auxquelles le lecteur, par une sorte de pacte de lecture tacite,
adhère d’emblée lorsqu’il « se saisit » de l’ouvrage. L’auteur écrit sa
part de vérité, qui n’existe que parce que le destinataire accepte de
le suivre au bout du chemin. Le fil narratif de la fiction s’oppose
alors aux postulats de l’information moderne par écrans interposés :
transparence, immédiateté et autonomie du sujet. Windows, « petite
lucarne » : les métaphores médiatiques disent cette prétention à l’accès
direct à un monde à portée de regard, offert sur un plateau, pour le
plus grand confort du spectateur, à qui il est permis de voir dehors
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tout en restant à l’intérieur, à l’abri de ses certitudes.
Or télévision et internet masquent le point de vue, l’angle, la
subjectivité derrière le flux tendu, la quantité, l’uniformité. La
question de l’énonciation (qui parle et d’où ?) est ici évacuée par les
exigences de rapidité, de prise directe avec l’actualité, dont les fils sont
en réalité des pointillés. À cette illusion de connexion au réel s’ajoute
la fausse impression de liberté, par zapping ou par navigation, à la
surface d’une infosphère obéissant au strict contrôle de diffuseurs et
de moteurs de recherche sous-tendus par des objectifs de rentabilité.
Là où les industries de l’information et de la communication
fabriquent une culture de l’inattention et du bruit, la littérature exige
une disponibilité à l’autre, le dialogue de deux intelligences dans la
durée, dans une logique de double reconnaissance. Reconnaissance
préalable du lecteur, qui seul fait exister le tissu fictionnel en
l’investissant, en l’animant du souffle de sa propre subjectivité.
Reconnaissance ensuite de l’autorité de l’auteur, que l’on s’apprête à

12. Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Le Seuil, 2005, p. 79.
L’URGENCE LITTÉRAIRE : PENSER LA COMPLEXITÉ DU RÉEL 143

suivre, mais qui en retour s’engage à nous faire progresser. En effet,


auctoritas provient d’augere, « augmenter » en latin, ce qui traduit le fait
que la relation d’autorité engage bien plus celui à qui elle est reconnue,
qui a la responsabilité d’élever l’autre, que celui qui s’y soumet. Cette
double reconnaissance n’est peut-être finalement que l’autre nom de
la confiance.
La littérature trace donc de multiples perspectives pour penser notre
rapport au monde et à sa complexité, contre la fausse impression
d’omnipotence du consommateur d’information connecté. Cette
opportunité de décentrement et de compréhension dialogique
constitue un impératif pour qui veut accéder à un certain degré
d’autonomie intellectuelle et appréhender la réalité de manière non
pas « augmentée », selon des critères techniques et quantitatifs, mais
« inspirée » 13. C
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13. Pour Simone Weil, dans L’Enracinement, l’inspiration est la « disposition des facultés de l’âme à composer sur plans
multiples ».

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