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« Beaucoup d’erreurs diverses, dont les effets s’accumulèrent, ont mené nos armées au désastre.
Une grande carence, cependant, les domine toutes. Nos chefs ou ceux qui agissaient en leur nom
n’ont pas su penser cette guerre »
Marc Bloch (L’Étrange Défaite, 1940)
Inflexions : Mon général, pourquoi, avec vos brillants états de service, avez-vous
accepté de parler de l’échec ?
Henri Bentégeat : Parce qu’on ne peut pas prendre les fonctions de
chef d’état-major des armées (CEMA) 1, qui ont été les miennes, sans
avoir la main qui tremble, sauf à être un génie ou un imposteur. Je
pense que la plupart de mes prédécesseurs et de mes successeurs ont
eu le même sentiment : « Vais-je être à la hauteur ? » À ce niveau de
responsabilités, la peur de l’échec, c’est ce que j’appelle le « complexe
Gamelin » 2 ; il faut veiller chaque jour à ce que jamais juin 1940 ne
puisse se reproduire. Ça oblige à faire en sorte que lorsque l’on engage
des forces en opérations, les conditions du succès soient réunies, et
que l’on ne sacrifie jamais la préparation de l’avenir, que l’on ne
sacrifie jamais l’organisation générale de nos armées au regard des
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1. Le chef d’état-major des armées est conseiller militaire du président de la République, du gouvernement, en charge de
commander les opérations militaires et de préparer l’avenir de l’outil militaire.
2. Maurice Gamelin (1872-1958), général commandant en chef des forces terrestres et commandant en chef des armées
alliées en France, est le promoteur du plan qui conduit à l’entrée de l’armée française en Belgique au moment où les
blindés allemands percent dans les Ardennes. Brillant intellectuel, il est remarqué très tôt par le futur maréchal Joffre.
Pendant la Grande Guerre, il se distingue comme commandant de la 2e brigade de chasseurs puis à la tête de la 9e di.
Il part au Brésil de 1919 à 1924 pour recréer l’armée brésilienne. Il commande avec brio les troupes au Levant de 1925
à 1927. Il occupe les principaux postes à responsabilités à la tête des armées à partir de 1931. Mais il ne croit ni à
l’emploi de l’aviation ni à celui de divisions blindées. Il conseille de ne pas intervenir lors de la remilitarisation de la
Ruhr, comme lors de l’Anschluss. Paul Reynaud lui reproche son manque d’allant à l’occasion de la campagne de
Norvège. Il n’apprécie pas le général Weygand, son prédécesseur, ni le général Georges, son principal adjoint, encore
moins le maréchal Pétain. Il est arrêté en septembre 1940 pour être jugé comme responsable de la défaite. Incarcéré,
il est retenu prisonnier par les Allemands en Bavière. À la fin de son mandat au Levant, son supérieur trouve qu’il lui
manque « une colonne vertébrale ». Le colonel Le Goyet, son biographe, le décrit comme un « faux modeste, qui se sent
à l’aise dans le flou, l’incertain, la dualité du commandement ». L’écrivain Jules Romains, qui l’a rencontré plusieurs
fois, souligne son incapacité à rendre cohérentes sa pensée et ses actions par manque de volonté. Voir F. Lannoy et
M. Schiavon, Les Généraux français de 1940, Antony, etai, 2013, et P. Le Goyet, Le Mystère Gamelin, Paris, Presses de
la Cité, 1975.
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Inflexions : On accuse beaucoup Gamelin, mais son arrivée à ce poste est le résultat
d’une sélection. Comment pouvoir tenir à ce niveau une ligne qui ne soit ni trop dure ni
trop complaisante ?
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3. Le 1er riaom était composé d’unités d’infanterie parachutiste et d’un escadron blindé. Dans les compagnies, les
lieutenants commandent des sections (trente à cinquante hommes selon leur nature) et dans les escadrons, des
pelotons (vingt à trente hommes selon le type de matériel). Le terme peloton, comme escadron, fait référence en
général à des unités appartenant à des armes autrefois montées.
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4. L’opération Artémis est une opération militaire de l’Union européenne en Ituri, qui s’est déroulée du 6 juin au
6 septembre 2003. Dix-huit nations, dont la France était le leader, ont agi dans le cadre de la Politique européenne de
sécurité commune sous l’autorité du Conseil des Nations unies. La France a fourni 80 % des deux mille deux cents
soldats engagés et a hébergé le poste de commandement de l’opération.
5. Le chef d’état-major particulier de la présidence de la République (cemp) est un officier général à la tête d’un petit
état-major chargé d’établir des liens fluides entre les principaux acteurs de la Défense et le président de la
République. Il existe également à Matignon un général, chef du cabinet militaire du Premier ministre.
6. Le Centre de planification et de conduite opérationnelle (cpco) est une structure de l’état-major des armées qui permet
de commander en permanence les forces militaires françaises en opération sur le sol national ou à l’étranger.
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Inflexions : Pour éviter l’échec, il est nécessaire de réfléchir d’abord soi-même puis en
petit comité.
Henri Bentégeat : En matière opérationnelle, j’ai toujours vécu la
prise de décision de cette manière ; j’ai toujours ressenti la nécessité
de regrouper deux ou trois collaborateurs, essentiellement les
principaux concernés, qui tiennent une réflexion totalement libre,
la quintessence de ce qui va servir de lignes directrices. Je pense que
seul un tout petit groupe permet de trouver de l’originalité pour être
décisif. Sinon, ce sera toujours « la solution de l’École de guerre » 7
qui va sortir, non pas qu’elle soit forcément mauvaise, loin de là, mais
elle présente souvent moins d’intérêt qu’une réflexion très intense
conduite en petit comité.
7. Les officiers d’état-major ont l’habitude d’utiliser l’adage « il y a la bonne et la mauvaise solution, et puis il y a la
“solution de l’École de guerre” ». Celle-ci ne tranche pas par son originalité ; elle est souvent un moyen terme et
débouche sur des actions prévisibles.
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Inflexions : Donc, avant une opération, vous dégagez des critères de succès et d’échec.
Cependant, le politique peut tordre le bras du militaire pour engager l’action malgré tout.
Comment, dans ces conditions, le chef peut-il protéger ses subordonnés ?
Henri Bentégeat : Moi, je n’ai pas connu ce genre de situation. J’ai eu de
la chance de travailler avec Chirac qui sentait très bien la chose militaire. Il
ne m’aurait jamais imposé de partir sans les conditions que je demandais.
Malgré tout, les chances sont assez faibles, dans le domaine des opérations,
que le politique prenne le risque d’un échec en passant outre les préconi-
sations du chef militaire. Autant dans le domaine budgétaire, il est clair que
les militaires sont en concurrence directe avec les autres responsables de
départements d’administration, autant dans le domaine des opérations, c’est
vraiment prendre un risque pour le politique que de passer outre leur avis.
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8. Alphonse Georges (1875-1951) était général commandant le théâtre nord-est en 1940. Brillant officier d’infanterie,
remarqué tant pour son sens du commandement que sa diplomatie, il commande essentiellement en Afrique du Nord. Il
est réputé capable de résoudre des dossiers inextricables. Il sera l’un des rédacteurs du plan de mobilisation de 1914. Il
seconde Pétain pendant la guerre du Rif, puis devient chef de cabinet d’André Maginot. Il connaît personnellement
Winston Churchill qui l’apprécie et le roi Alexandre de Yougoslavie. En 1934, lors de l’attentat de Marseille qui coûte la
vie au souverain et au ministre Louis Barthou, Georges est blessé grièvement. Gamelin cherche plus tard à l’écarter des
responsabilités. Il fait partie des généraux qui alertent sur les déficiences de l’armée française. À la mobilisation, il
devient le commandant du front nord-est. Il est hostile au plan Dyle de Gamelin, qui vise à entrer en Belgique en cas de
violation de la neutralité de cette dernière. Fin 1939, celui-ci lui retire son bureau logistique. Après avoir tenté avec
Weygand de prendre la percée allemande en tenaille, il organise la retraite. Après l’armistice, il commence
l’organisation de l’armée de Vichy. Fin 1943, Churchill organise son départ clandestin pour rejoindre le général Giraud à
Alger. Il participe au Comité français de libération nationale, dont il est progressivement évincé par de Gaulle. À la
Libération, il témoigne au procès de Pétain et dans l’instruction menée contre Weygand. Voir F. Lannoy et M. Schiavon,
op. cit., et M. Schiavon, Le Général Georges, un destin inachevé, Parçay-sur-Vienne, Anovi, 2009.
9. Le 6 novembre 2004, les avions des forces armées nationales de Côte d’Ivoire bombardent le lycée français de Bouaké dans
lequel était hébergée une unité du régiment d’infanterie de chars de marine. Neuf militaires français (2e rima, ricm, 515e rt)
et un civil américain sont tués. Le président Chirac donne alors l’ordre de détruire les avions ivoiriens. À peu près au même
moment, des milices proches du président ivoirien provoquent une violente action antifrançaise à Abidjan et son aéroport.
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10. Le modèle d’armée 2015 a été défini lors de la professionnalisation des armées, notamment avec la loi de
programmation militaire (lpm) 1997-2002. L’objectif était de se doter de « forces resserrées mais hautement
disponibles, capables d’exploiter toutes les possibilités de systèmes d’armes de plus en plus complexes », mais aussi
de « s’associer rapidement avec des unités de pays alliés ou amis dans des actions communes ». Des objectifs
d’engagement de forces étaient fixés à chacune des armées : « Pour l’armée de terre, soit plus de cinquante mille
hommes pour prendre part à un engagement majeur dans le cadre de l’Alliance, soit trente mille hommes sur un
théâtre, pour une durée d’un an, avec des relèves très partielles (ce qui correspond à un total de trente-cinq mille
hommes), tandis que cinq mille hommes relevables sont engagés sur un autre théâtre (ce qui correspond à quinze
mille hommes environ) ; pour la marine, un groupe aéronaval et son accompagnement, ainsi que des sous-marins
nucléaires d’attaque, à plusieurs milliers de kilomètres ; pour l’armée de l’air, avec une capacité de transport
maintenue au niveau actuel, une centaine d’avions de combat et de ravitailleurs en vols associés, ainsi que les
moyens de détection et de contrôle aérien, et les bases aériennes nécessaires ; pour la gendarmerie, des éléments
spécialisés et d’accompagnement des forces. Enfin, les forces capables de missions de projection pourront être
requises, si le besoin s’en fait sentir, pour la protection du territoire national. Leur plus grande mobilité, leur souplesse
d’articulation permettront de répartir ou de concentrer les efforts sur le territoire pour des missions de sécurité ou de
service public. »
11. Pour faire face aux problèmes budgétaires, les armées étalent la livraison des matériels dont l’achat a été prévu par la
lpm. Ceci nécessite de prolonger la durée de vie des matériels anciens, dont le coût d’entretien augmente. En même
temps, l’étalement de l’arrivée des nouveaux matériels crée de nouvelles charges auprès des industriels. Donc, pour
résoudre une contrainte financière temporaire, on crée de nouvelles charges (bosse budgétaire), qui se cumulent avec
les précédentes et avec les futures, d’où la notion de « mur ».
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12. La Révision générale des politiques publiques (rgpp) consiste en une analyse des missions et actions de l’État et des
collectivités, suivie de la mise en œuvre de scénarios de réformes structurelles, avec comme buts la réforme de l’État,
la baisse des dépenses publiques et l’amélioration des politiques publiques.
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Inflexions : Donc cette réflexion sur l’éthique sans cesse renouvelée et approfondie ne
se contente pas de prémunir contre l’échec ponctuel d’une opération, mais permet d’avoir
une base solide qui évite à l’ensemble de la structure de s’effondrer.
Henri Bentégeat : Vous avez raison et c’est fondamental. Je repense aux
analyses de Marc Bloch dans L’Étrange Défaite 13, un livre exceptionnel sur
l’échec d’une nation entière. En le lisant, j’ai été frappé par le fait que
Bloch ne remettait en cause ni Gamelin ni Georges personnellement,
mais un mode de commandement et de fonctionnement de nos
armées et de la société de l’époque. De manière générale, il critique
le comportement des cadres militaires et un mode de fonctionnement
discutables voire condamnables. Je crois intimement que nous avons
beaucoup progressé dans ce domaine : nous avons gagné une manière
de commander qui est, à mon sens, la seule façon de régler cette
tension fondamentale que nous avons entre la nécessaire compétition
et la nécessaire protection des autres.
Inflexions : La formation des officiers et des sous-officiers insiste beaucoup sur cette
importance comportementale.
Henri Bentégeat : Oui, le simple fait de l’enseigner oblige celui
qui reçoit la formation à réfléchir un minimum. Vous connaissez
la phrase classique, presque éculée, du général de Gaulle dans Vers
l’armée de métier : « La véritable école du commandement est la culture
générale 14. » Pourtant, tout le monde n’en est pas aussi convaincu que
ce que l’on veut bien dire. Certes un lieutenant a moins besoin de
savoir Clausewitz que de connaître ses hommes, maîtriser parfai-
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Inflexions : Cela nous ramène au second échec personnel que vous évoquiez en début
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15. E. Garnier, L’Empire des sables. La France au Sahel, 1860-1960, Paris, Perrin, 2019.
16. L’École de guerre en France est née de la défaite de 1870. Après avoir pris de l’expérience en unités, des officiers sont
sélectionnés sur concours pour apprendre à travailler en état-major, à concevoir les opérations et à prendre des
responsabilités à la tête de régiments, bases aériennes ou bâtiments de la Marine nationale, puis ultérieurement dans
les différents états-majors. En 1993, les écoles de guerre des différentes armées fusionnent en un Collège interarmées
de défense(cid), qui reprend l’appellation École de guerre en 2011. Un officier qui n’est pas breveté de cette école ne
peut prétendre au grade de colonel, encore moins de général.
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