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LA GRANDE PEUR DANS LA MONTAGNE DE C. F.

RAMUZ OU LA
NAISSANCE D'UNE LÉGENDE

Jérôme Berney

BSN Press | « A contrario »

2006/1 Vol. 4 | pages 53 à 70


ISSN 1660-7880
ISBN 294014673x
DOI 10.3917/aco.041.70
Article disponible en ligne à l'adresse :
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La Grande Peur dans la montagne
de C. F. Ramuz
ou la naissance d’une légende *
Jérôme Berney

Les légendes alpines occupent une grande place dans l’œuvre de Charles Ferdinand 53
Ramuz. Elles ont inspiré l’écrivain tout au long de sa carrière, des premières nouvelles
publiées en journal, comme «La langue de l’abbesse» (1904), au dernier recueil intitulé
Les Servants et autres nouvelles (1946), en passant par Le Village dans la montagne (1908),
sans oublier les romans, en particulier La Grande Peur dans la montagne (1926) et Derborence
(1936). C’est à l’occasion de longs séjours dans les montagnes vaudoises et valaisannes que
Ramuz a écouté ces histoires que l’on racontait au coin du feu lors des veillées. Des histoi-
res qu’il a pu lire également dans les nombreux recueils de légendes qui ont paru à son
époque 1. En effet, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, bon nombre d’ethnologues et
d’érudits se sont mobilisés pour sauvegarder des récits menacés par le monde moderne.

Contrairement aux «scientifiques», Ramuz n’a pas cherché à relever et à transcrire


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de manière objective les légendes. Il les a réécrites, adap- *
Une première version de cet
tées, transformées; elles sont un matériau que l’écrivain a article a paru en portugais dans la
revue Alea (Vol. 6, N° 2, 2004,
façonné d’une multitude de manières. Dans un article
pp. 279-301).
consacré aux Contes et légendes de la Suisse héroïque (1913) de
1
Dans un autre article, j’ai mon-
Gonzague de Reynold, Ramuz évoque la nécessité de
tré que Ramuz s’était inspiré pour
renouveler le genre: plusieurs textes d’un recueil de
légendes de Johannes Jegerlehner
datant de 1907 (voir «Male mort›,
«Les contes qu’on nous a contés, par cela seul, sont morts. Ils âmes errantes et purgatoire gla-
ciaire. Autour du roman inachevé
ont été un petit bruit qui s’est tu, ils se sont envolés de lèvres
‹Légende», Études de lettres, Nos 1-
désormais closes; nos lèvres à nous s’ouvrent, que va-t-il en 2, Dans l’atelier de Ramuz, 2003,
pp. 22-47).
sortir? Là-haut, quand ils sont assis les soirs d’hiver devant le
feu, ce sont bien peut-être les mêmes histoires qui reviennent, 2
Charles Ferdinand Ramuz,
«Mythes», Gazette de Lausanne,
mais, à chacun de ceux qui les racontent, ce grand air de fidé-
7 décembre 1913, in Critiques litté-
lité qu’il peut avoir ne trompe pas. Il réinvente, il redécou- raires, édition préparée, annotée
et préfacée par J. Meizoz, Genève:
vre. Le poète va plus loin encore : il doit inventer et
Slatkine, 1997, pp. 241-243.
découvrir.» 2 Je souligne.

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Alors qu’une étude systématique des différentes manières selon lesquelles l’écrivain
a repris, réinventé ou même inventé des légendes manque encore, je me propose d’étu-
dier cette question en détail à propos de La Grande Peur dans la montagne, un roman,
publié en 1926 chez Grasset, qui fait la part belle à l’imaginaire alpin.

La Grande Peur dans la montagne raconte la destruction d’un village montagnard. Une
petite communauté est anéantie par une avalanche d’eau et de boue, provoquée par la
rupture d’une poche d’eau dans un glacier. La catastrophe clôt une série d’événements
durant lesquels les villageois se sont confrontés à un pâturage «maudit». Considéré
comme un des chefs-d’œuvre de Ramuz, le roman a déjà été abondamment commenté,
54 en particulier par Michel Dentan. Dans une monographie qu’il lui consacre 3, le cri-
tique montre, notamment, la coexistence au sein du texte de deux points de vue sur les
faits, de deux interprétations des événements catastrophiques. D’un côté, on trouve
une conception «naturelle», réaliste: la série de malheurs n’est qu’une suite de coïnci-
dences, toutes explicables rationnellement. De l’autre, une vision «surnaturelle»: la
montagne a puni ceux qui ont transgressé l’interdit portant sur le pâturage. À ce pro-
pos, Dentan relève que «ce qui est signifié, dans le roman, ce n’est pas une réalité surna-
turelle de la montagne, mais les terreurs ancestrales chez les montagnards, des croyan-
ces irrationnelles, un comportement superstitieux.» 4 C’est précisément cet aspect
que je vais développer ici, en montrant comment les «croyances irrationnelles»,
les légendes, sous-tendent La Grande Peur dans la montagne.
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À noter encore qu’il existe deux versions du texte. En
3
Michel Dentan, La Grande Peur effet, lors de sa reprise dans les Œuvres complètes en 1941 5,
dans la montagne, Paris: Hatier et
Ramuz y a apporté quelques modifications. Il a no-
Lausanne: Foma, 1977.
tamment supprimé les quatre derniers paragraphes du
4
Ibid., p. 50.
roman, conférant ainsi une autre tonalité à l’ensemble.
5
Charles Ferdinand Ramuz, Lors de mon analyse, je m’appuierai sur l’édition des
Œuvres complètes, Volume 13,
romans de Ramuz dans la Bibliothèque de la Pléiade, qui
Lausanne: Mermod, 1941.
donne le texte des Œuvres complètes de 1941, mais présente
6
Charles Ferdinand Ramuz, La
Grande Peur dans la montagne, in
dans la section appendice la fin de l’édition originale de
Romans, Volume II, édition 1926 6. De cette façon, je pourrai également commenter
publiée sous la direction de
D. Jakubec, Paris: Gallimard,
cette première fin qui est très intéressante dans la pers-
2005, pp. 413-536 et pp. 1421-1422 pective des légendes.
pour l’appendice donnant la fin
de l’édition originale. Comme
toutes les citations du roman Un canevas légendaire
seront tirées de cette édition, j’in-
diquerai désormais uniquement
Même s’il n’y a pas de reprise directe, le canevas narratif
les numéros de page. du roman ressemble beaucoup à celui des légendes. Le

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résumé des principaux types de légendes alpines, réalisé par Lutz Röhrich, nous permet de
voir que La Grande Peur dans la montagne est proche des récits expliquant le paysage alpin:

«Il y a toute une série de légendes relatives aux origines du paysage alpin qui considè-
rent que celui-ci n’a pas toujours eu l’aspect qu’il nous présente aujourd’hui. Là où
maintenant s’étendent la neige, la glace et les cailloutis, là où s’élèvent des parois
abruptes, il y avait autrefois des champs fertiles, des jardins en fleurs et des prairies
accueillantes. Sous forme de variantes toujours renouvelées, on raconte qu’une action
impie (profanation du pain, du lait ou d’autres aliments, hospitalité non accordée,
manque d’affection pour les enfants, etc.) a eu pour conséquence la destruction de l’al-
page jadis florissant.» 7 55

Dans La Grande Peur dans la montagne, il est aisé de retrouver quelle action impie a
été commise. Au début du roman, deux clans s’affrontent au sujet d’un pré situé dans
les hauts de la montagne; un pré abandonné vingt ans plus tôt, à cause d’une série de
malheurs qui ont frappé les bergers. Le pâturage est maudit, d’après les anciens du
village. Or, les plus jeunes, eux, ne croient plus à «ces histoires» (p. 428) et décident
d’aller l’exploiter à nouveau. Les malheurs se succèdent alors jusqu’à la catastrophe
finale. Une poche d’eau dans le glacier cède et inonde le pâturage qu’il surplombe, puis
le village situé en contrebas: «Plus trace d’herbe, plus trace de chalet. Tout avait été
recouvert par les pierres» (p. 1422). Une véritable punition, comme le souligne la der-
nière phrase du roman: «(…) c’est que la montagne a ses idées à elle, c’est que la mon-
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tagne a ses volontés» (p. 1422).

Ce résumé simplifie évidemment le roman. Il sert à mettre en évidence une des


multiples trames de La Grande Peur dans la montagne. Une trame légendaire qui parti-
cipe du point de vue des anciens sur les événements, ce que Dentan nomme la perspec-
tive surnaturelle. Ramuz reprend ici un lieu commun qu’il revisite et renouvelle,
comme on va le voir. De nombreux passages du livre peuvent ainsi être relus à la
lumière du corpus légendaire.

Le «mauvais pays»
La description de la première montée à l’alpage, par exemple, exprime le point de
vue des anciens sur la montagne. Dans la topographie imaginaire ancestrale, il y a une
opposition entre le bas verdoyant, qui symbolise la vie, et
le haut rocheux et glacé, symbole de la mort. Plus précisé- 7
Lutz Röhrich, «Le monde sur-
naturel dans les légendes
ment, le haut glaciaire est assimilé à un purgatoire infer- alpines», Le monde alpin et rhoda-
nal, un aspect que l’on développera plus loin. Quoi qu’il en nien, Grenoble, Nos 1-4, 1982, p. 25.

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soit, le haut, c’est le «mauvais pays», comme le rappelle Jules Michelet dans La Monta-
gne: «Le montagnard ne voit pas sa montagne comme nous. Il lui est fort attaché et
il y revient toujours, mais l’appelle ‹le mauvais pays.» 8 Ramuz reprend ce lieu commun
lors de la description de la première montée, dont voici un extrait:

«Et, eux, ils furent de plus en plus petits, là-haut, sous les parois de plus en plus hau-
tes, qui furent grises aussi, d’un gris sombre, puis d’un gris clair; puis, tout à coup,
elles sont devenues roses, faussement roses, parce que ce n’est pas une couleur qui dure;
c’est une couleur comme celle des fleurs, une couleur trompeuse, qui passe vite, car
il n’y a plus de fleurs ici, non plus, ni aucune espèce de vie; et le mauvais pays était
56 venu qui est vilain à voir et qui fait peur à voir.» (p. 422, je souligne)

Alors que cette première montée à l’alpage fait office de mauvais présage, la
deuxième montée n’est pas du tout présentée de la même manière. Au chapitre IV, l’en-
semble de la communauté accompagne les sept bergers qui vont passer tout l’été sur
l’alpage. La description de l’ascension est ici très positive:

«Ils ont fait tout ce long chemin, ce long chemin de la montagne; d’abord, dans l’herbe
pleine de fleurs de tous côtés par grosses taches, puis entre les sapins, sur le tapis des
aiguilles tout taché lui aussi de taches rondes et brodé d’or – les prés, la forêt, le soleil,
le soleil et l’ombre; puis la grande gorge et puis plus rien que l’ombre; puis la rocaille
qui commence, les éboulis, alors le soleil de nouveau (…) ». (p. 436)
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Groupés et emmenés par le jeune président de la commune, les villageois ne crai-
gnent pas les hauts de la montagne. C’est seulement lorsqu’ils seront abandonnés à
leur (mauvais) sort que les sept bergers se sentiront à nouveau menacés. Tout au long
du roman, Ramuz alterne et confronte ainsi différentes perceptions de la montagne,
tour à tour peuplée d’esprits malfaisants, dont les anciens se méfient, ou simple nature
généreuse, que le clan des jeunes souhaite exploiter.

Le chasseur diabolique
Le personnage de Clou se rattache à un autre topo légendaire. Le président de la
commune l’a engagé à contrecœur pour faire partie des sept bergers qui doivent passer
l’été sur l’alpage. C’est un être bizarre, marginal, dont l’apparence et les activités effraient
les villageois:

8
Jules Michelet, La Montagne,
«Il s’était mis à regarder le président de dessous celle de ses
Paris: A. Lacroix, Verbroeckhoven
et Cie, 1868, p. 20. deux paupières qui pouvait servir encore, car l’autre était

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pour toujours immobile sur l’orbite vide du globe de l’œil; il avait le nez de travers, il
avait la partie gauche de la figure plus petite que la partie droite; il se tenait devant
vous les mains enfoncées dans les poches, il penchait la tête de côté.
» On ne savait jamais très bien s’il vous regardait ou non, de sorte que le Président se
trouva embarrassé, n’ayant réussi encore à engager personne, d’une part, mais parce
qu’il aurait beaucoup mieux aimé, d’autre part, s’il l’avait pu, ne pas avoir affaire à
cette espèce d’hommes-là; à un homme de cette espèce, dont plus personne ne voulait
depuis longtemps; et Clou vivait on ne savait pas très bien de quoi, allant chasser
sans permis, allant pêcher sans permis, allant chercher des plantes dans la mon-
tagne, allant chercher des pierres, et on disait de l’or aussi; tandis que, certaines aut-
res choses, on ne se les disait qu’à l’oreille.» (pp. 424-425) 57

Le corpus des légendes alpines regorge de ces braconniers et chercheurs d’or, à l’ap-
parence inquiétante, rendus sorciers par la fréquentation des hauteurs et les étranges
rencontres qu’ils y font. Le chasseur va et vient entre les mondes naturel et surnaturel.
Les chamois qu’il poursuit se révèlent être parfois des fées ou des sorcières. L’or qu’il
recherche au fond des crevasses ou des grottes est souvent gardé par des diablotins.
Lutz Röhrich ne relève pas moins de trois types de récits mettant en scène des chas-
seurs parmi les principales légendes alpines 9.

Dans un autre registre, voici comment Horace Bénédict de Saussure, le célèbre alpi-
niste et scientifique genevois, percevait les croyances autour des chasseurs:
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«Le petit nombre de ceux qui vieillissent dans ce métier portent sur leur physionomie
l’empreinte de la vie qu’ils ont menée; un air sauvage, quelque chose de hagard et de
farouche qui les fait reconnaître au milieu d’une foule, lors même qu’ils ne sont point
dans leur costume. Et c’est sans doute cette physionomie qui fait croire à quelques pay-
sans superstitieux qu’ils sont sorciers, qu’ils ont dans ces solitudes commerce avec le
diable, et que c’est enfin lui qui les jette dans les précipices.» 10

Clou semble effectivement avoir «commerce avec le diable», avec «Lui, l’Autre, le
Méchant» (p. 516). Marginal par rapport aux six autres
bergers, il rôde dans la montagne nuit et jour, à la recher- 9
Lutz Röhrich, «Le monde sur-
che d’or et de pierres précieuses. Les maladies et la folie naturel dans les légendes
alpines», art. cit.
qui affectent progressivement le petit groupe l’épargnent.
Lui ne craint rien et, avec son mauvais œil, il regarde ses 10
Horace Bénédict de Saussure,
Premières ascensions au Mont-Blanc
compagnons dépérir en ricanant. Ce personnage typique
1772-1787, Paris: La Découverte,
des légendes, que Ramuz reprend et étoffe, participe de la 1979, p. 117.

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veine surnaturelle du roman. Pour le lecteur, il est comme un signal que des événe-
ments étranges vont survenir.

Le purgatoire glaciaire
Clou est particulièrement à l’aise sur le glacier et ses abords rocheux. Or, dans l’ima-
ginaire montagnard, le glacier est un lieu bien particulier. Il représente le purgatoire,
ce lieu intermédiaire où les âmes des morts font pénitence. À ce propos, Claude
Macherel montre que la situation topographique du glacier, intermédiaire entre la val-
lée et le ciel, ainsi que la rudesse de son climat, font de lui un purgatoire idéal! 11… Si
les Siciliens l’ont situé sur l’Etna 12, les populations alpines ont choisi les glaciers, dont
58 les frimas rigoureux n’ont rien à envier aux chaleurs infernales des volcans. Notons
justement que le purgatoire glaciaire fait partie des purgatoires infernaux, contrai-
rement à d’autres plus proches du paradis 13.

Bon nombre de légendes évoquent les déserts glacés où errent les âmes des damnés.
Les vivants qui s’y aventurent font des rencontres dont ils ne sortent jamais indemnes.
Sans être totalement explicite, le glacier comme purgatoire est très présent dans
La Grande Peur dans la montagne. Ramuz connaissait très bien ce motif puisqu’il l’avait
déjà exploré dans plusieurs textes avant la rédaction de ce roman. Les âmes du glacier
apparaissent dans le dernier chapitre du Village dans la montagne (1908) 14, dans une
nouvelle de 1913, «Les âmes dans le glacier» 15 et dans La Guerre dans le Haut-Pays (1915) 16.
Pour La Grande Peur dans la montagne, Ramuz reprend ce motif, mais l’insère cette fois
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de manière implicite dans le texte, en employant des images, des métaphores et des
expressions appartenant à ce lieu commun légendaire.

La première fois qu’il est décrit, le glacier paraît inoffensif. Après la rude montée
pour accéder au «mauvais pays», il semble même accueillant:

11
Claude Macherel, «Un Purga- Naissance du Purgatoire, Paris: Lausanne: Mermod, 1941,
toire alpin (Loetschental)», Le Gallimard, 1981. pp. 296-297.
monde alpin et rhodanien, Greno-
13 15
ble, Nos 1-2, 1988, pp. 87-112. Comme le révèle Jacques Le Charles Ferdinand Ramuz,
Voir aussi l’article de Rose-Claire Goff, le flou des textes religieux «Les âmes dans le glacier», La
Schüle, « Il vaut mieux souffrir du sur ce sujet – la Bible n’en parle Semaine littéraire, 1er et 8 février
froid maintenant…› Le purgatoire même pas – a laissé une grande 1913, in Nouvelles, croquis et mor-
dans les glaciers», in Imaginaires liberté d’invention aux différen- ceaux, Vol. III, Genève: Slatkine,
de la haute montagne, Grenoble: tes communautés catholiques, 1983, pp. 7-28.
Centre alpin et rhodanien d’eth- qui ont alors imaginé toutes sor-
16
nologie, 1987, pp. 31-40. tes de purgatoires. Charles Ferdinand Ramuz,
La Guerre dans le Haut-Pays,
14
12
Voir, sur ce sujet, l’ouvrage de Charles Ferdinand Ramuz, in Romans, Vol. I, op. cit.,
l’historien Jacques Le Goff, La Œuvres complètes, Volume 3, p. 932.

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«Et tout Sasseneire a été devant eux, avec le glacier qui pendait au-dessus, peint en
belles couleurs de même que toute la combe; et ces belles couleurs toutes ensemble leur
sont venues contre; mais c’est à peine s’ils y ont fait attention.» (p. 423)

La deuxième apparition du glacier est très différente. Cette fois, c’est un glacier
lourd de menaces qui surplombe le pâturage. La description intervient au moment où
les sept pâtres se retrouvent seuls pour la première fois. Les villageois qui les avaient
accompagnés viennent de redescendre. Alors que cette deuxième montée à l’alpage
s’est bien déroulée, comme on l’a déjà relevé, le glacier, lui, est effrayant: «Il parut
venir à votre rencontre avec une couleur méchante, une vilaine couleur pâle et verte»
(p. 438). La couleur des morts-vivants, la couleur des âmes errantes. 59

Au fil du roman, le glacier prendra de plus en plus de place et d’importance. Le pur-


gatoire glaciaire va s’approprier progressivement le pâturage. Les bergers qui vivent
juste au-dessous du glacier seront, en quelque sorte, happés par le monde des damnés
qui les surplombe. Après des premiers avertissements – le petit Ernest, trop effrayé,
fuit et tombe malade (chap. V), un mulet déroche (chap. VI) – la «maladie» conta-
mine le troupeau gardé sur l’alpage et coupe les bergers du monde d’en bas. Mis en
quarantaine (chap. VIII), ils sont «comme les réprouvés qui n’ont plus permission de se
mêler aux autres hommes ou seulement de s’approcher d’eux» (p. 506). Des réprouvés
qui ressemblent fort aux damnés des légendes.
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Les âmes errantes
Au regard de l’imaginaire alpin, les bergers ont d’ailleurs commis un péché qui a
condamné bien des êtres à errer sur les glaciers. Pour soulager les vaches dont per-
sonne ne s’était occupé depuis plusieurs jours, le vieux Barthélemy a trait le troupeau
en répandant le lait par terre. Une «honte» (p. 500), un gaspillage terrible pour des
montagnards dont l’économie repose en grande partie sur le lait et une profanation, au
sens religieux, puisque, comme le souligne Lutz Röhrich, «c’est surtout le lait répandu
(…) qui est cité comme la raison pour laquelle les âmes pécheresses errantes [sont
punies]» 17.

Les bergers «tombent» les uns après les autres: après Ernest, malade, et Romain,
blessé, le maître et son neveu se laissent complètement aller, ne parlant plus, ne bou-
geant plus (chap. XIV). À la fin du chapitre XV, ils seront même comparés à des
«morts» (p. 529). Ne résistent encore que le vieux Barthé-
17
Lutz Röhrich, «Le monde sur-
lemy, protégé par un «papier» saint, le diabolique Clou et naturel dans les légendes
Joseph, le jeune fiancé. alpines», art. cit., p. 29.

Vol. 4, No 1, 2006 a contrario


{ Articles La Grande Peur dans la montagne de C. F. Ramuz ou la naissance d’une légende

Au début du chapitre XIII – le roman en compte seize – Joseph a un sursaut


d’énergie. Afin de retrouver sa fiancée, il va tenter de rejoindre le village. Pour éviter
les barrages, il est obligé de passer par les hauts et, notamment, de traverser le gla-
cier. Une sorte de montée aux enfers. Il parcourt une première fois le glacier, passe le
col, atteint le village et découvre sa fiancée morte (chap. XIII). Il décide alors de
remonter à l’alpage et traverse une nouvelle fois la montagne et le glacier (chap. XV).
Une deuxième traversée sur laquelle je vais m’arrêter un instant, car elle contient de
nombreuses allusions au purgatoire glaciaire.

Lorsque Joseph aborde les premières neiges, le jour commence à se lever et un


60 brouillard intense règne sur les hauteurs. Le jeune homme va alors faire de surpre-
nantes rencontres. Le vocabulaire employé pour décrire son périple suggère en effet
que le glacier est hanté. La narration insiste à de multiples reprises sur les
«vapeurs» (pp. 523-524) qui occupent l’espace et dans lesquelles Joseph s’enfonce.
Or, le terme «vapeurs» constitue une des expressions typiques qui désignent les
âmes errantes des glaciers. On la trouve, par exemple, dans La Nuit des Quatre-
Temps, une pièce de René Morax qui s’appuie sur la thématique du purgatoire gla-
ciaire: «Des vapeurs blanches traînent sur le glacier et

18
s’évanouissent. Qui est-ce qui me fait signe?» 18
René Morax, La Nuit des Quatre-
Temps, Lausanne: Payot, 1902, Lorsque les vapeurs font signe, ce sont des âmes
p. 102.
errantes 19.
19
Autre exemple, voici un extrait
de légende où les âmes en peine
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Enfoncé dans les vapeurs et la nuit du glacier, Joseph
apparaissent sous la forme de
vapeurs: «Un jeune pâtre gardait pense à sa fiancée morte:
son troupeau de chèvres sur l’alpe
de la Garboula, au-dessus de
Saint-Luc. Un matin, il aperçut «Et le bruit qu’il y a eu enfin, n’est pas venu du glacier, il
de petites vapeurs blanches,
s’est fait entendre à la droite de Joseph et plus haut dans
ayant formes humaines, mar-
chant en procession tout autour l’escarpement, d’où des pierres sont descendues en roulant
de l’alpe; il y en avait des
jusqu’à lui, du moins c’est ce qu’il lui a semblé, parce qu’on
milliers.» (Récits, contes et légendes
du Val d’Anniviers, Sierre: Éditions ne pouvait toujours rien voir. Et dans le même moment,
à la Carte, 1998, p. 131.)
elle a été encore sur le lit; c’est la seule chose qu’il voyait
20
Dans l’imaginaire monta- encore: sur son lit de là-bas, avec les deux bougies, la sou-
gnard, il serait très vraisemblable
coupe pleine d’eau, une branchette de mélèze trempant
que Victorine se retrouve au pur-
gatoire, car elle a transgressé un dans l’eau de la soucoupe (…)» (p. 523, je souligne)
interdit en franchissant le bar-
rage qui séparait les villageois des
bergers. Un acte pouvant être Le paragraphe suivant décrit à nouveau les vapeurs
considéré comme un péché dans
entourant le personnage, parmi lesquelles erre peut-être
la mesure où il mettait en danger
la communauté entière. l’âme de sa fiancée 20 :

a contrario Vol. 4, No 1, 2006


«La Grande Peur dans la montagne» de C. F. Ramuz ou la naissance d’une légende Articles }

«Il voit que les vapeurs qui pendaient tout autour de lui comme des rideaux se soulè-
vent; il voit qu’elles commencent à se défaire, elles bougent, pendant que lui-même
continuait à descendre; elles s’effrangent.» (p. 523)

Plus loin, Ramuz utilise également une autre expression employée usuellement à
propos des âmes errantes. Parmi les bruits mystérieux de la montagne, Joseph entend
rouler des pierres. Celles-ci viennent «par grandes troupes» (p. 524). Or, c’est bien «par
grandes troupes» que se déplacent les damnés du purgatoire dans les légendes. On
évoque souvent, par exemple, la «troupe des morts» 21. Et soudain, une voix se mêle au
bruit des pierres, une silhouette se dégage des vapeurs. Clou semble surgir du
royaume des esprits: 61

«Est-ce encore les pierres qui roulent ou si c’est la montagne elle-même qui a une voix (…).
C’était là-haut dans les rochers, à la limite des vapeurs.
Joseph voit là-haut le brouillard se fendre ; par l’ouverture, un homme se porte en
avant (…)». (p. 525)

Clou et son rire diabolique poursuivent ensuite Joseph. Celui-ci prend peur et tire
sur Clou. En vain, la balle lui traverse le corps. Clou serait-il une âme? En tout cas, il
est comparé au brouillard: «Mais la balle passe à travers celui qui vient, comme si c’é-
tait du brouillard; elle va frapper le glacier qui craque.» (p. 526)
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Folie, fantasme, rêve: la mise en doute des perceptions
La manière dont Ramuz utilise et distille ces éléments récurrents est révélatrice. Les
topoï légendaires participent de l’ambiguïté générale qui entoure les événements.
Lorsqu’ils soutiennent une interprétation, une vision du monde, c’est toujours de
manière implicite, en laissant une place au doute. Les «vapeurs» et les «troupes» du
glacier ne sont pas présentées explicitement comme des âmes errantes, mais le sug-
gèrent. Ce sont des indices, non des preuves, qui tissent un des réseaux interprétatifs
du roman 22. Le doute est au cœur de celui-ci. Même si la
21
Voir notamment sur ce sujet
peur et la vision des anciens gagnent du terrain au fur et à
Claude Macherel, «Un purgatoire
mesure que le récit progresse, l’hésitation concernant l’in- alpin (Loetschental)», art. cit.,
pp. 91-93.
terprétation des événements subsiste jusqu’à la fin. Une
interprétation «naturelle» reste possible, car, finalement, 22
Aux explications surnaturelle
et naturelle des événements, s’a-
la maladie qui a touché le troupeau est une maladie fré-
joute également l’interprétation
quente, et la catastrophe finale peut être expliquée ration- biblique. Plusieurs allusions à
l’Exode émaillent le roman et tis-
nellement: «Il avait dû se former un barrage dans le gla-
sent un autre de ces réseaux inter-
cier.» (p. 536) prétatifs.

Vol. 4, No 1, 2006 a contrario


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Quant aux «visions» de Joseph sur le glacier, et notamment l’apparition de Clou, elles
sont constamment mises en doute par la narration. Par exemple, lorsqu’il croit voir le gla-
cier bouger, le narrateur – ou est-ce le personnage lui-même? – insiste sur sa fatigue:

«C’est ce qu’il aperçoit encore, tandis qu’il respirait mal; et d’en bas le glacier a com-
mencé alors à éclairer en vert et en bleu, venant à lui avec ses reflets verts et bleus, dans
un double faux éclairage, en même temps que le glacier montait, il redescendait, puis
remontait. Il faut dire qu’on n’a pas dormi depuis deux jours.» (p. 524, je souligne)

Non seulement la fatigue, mais l’obscurité, le brouillard et la tristesse fragilisent


62 Joseph, peut-être victime d’hallucinations. Tout semble faux par moments, et Joseph
en vient lui-même à se demander s’il rêve: «Peut-être qu’on rêvait avant et on rêve
encore à présent.» (p. 524)

Dans un de ses ouvrages, Claude Millet retrace l’utilisation des légendes par les écri-
vains et les historiens français au cours du XIXe siècle 23. Elle relève une évolution au fil
du siècle, utile à mon propos, que je résume très succinctement ici. Elle oppose les
romantiques du début du siècle, Charles Nodier et Prosper Mérimée entre autres, aux
réalistes, ou naturalistes, de la fin du XIXe, comme
Maupassant et Zola. Pour les premiers, les légendes per-
23
Claude Millet, Le légendaire au
mettent de constituer un lien communautaire autour
XIXe siècle. Poésie, mythe et vérité,
Paris: PUF, 1997. À ma connais- d’une origine mythique. Le merveilleux s’inscrit dans une
sance, il s’agit de l’ouvrage le plus
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perspective politique et religieuse. En revanche, pour les
général sur le sujet. Malheureuse-
ment pour notre propos, il ne seconds, le rapport au légendaire est beaucoup plus indi-
s’attache pas au XXe siècle.
viduel. La légende est devenue simplement du surnaturel
Cependant, les écrivains de la fin
du XIXe, dont la lecture a formé auquel se confronte un personnage; personnage dont le
Ramuz, fournissent tout de
psychisme est mis à rude épreuve. Des premiers aux
même un bon point de comparai-
son avec l’écrivain vaudois. seconds s’est produit ce que Claude Millet nomme une
24
«déliaison collective». Le fonds légendaire qui soudait
La problématique de la sépara-
tion est au cœur de plusieurs chaque communauté s’est progressivement délité sous la
romans de Ramuz précédant
pression du progrès notamment. La Grande Peur dans la
La Grande Peur dans la montagne.
Pensons par exemple à La Sépara- montagne met précisément en scène cette «déliaison col-
tion des races (1923), dans lequel
lective». Les croyances aux «vieilles histoires» ne sont
deux communautés de langue et
de religion différentes sont sépa- plus partagées par tout le monde. Le clan des jeunes ne
rées par une montagne, ou à
Passage du poète (1923) qui évoque
veut plus entendre parler de la malédiction du pâturage.
des êtres solitaires, séparés les La communauté est divisée en deux clans. L’obsession
uns des autres, finalement réunis
grâce au passage d’un vannier,
ramuzienne de la séparation entre les êtres trouve, dans ce
figure du poète. cadre-là, une nouvelle forme 24.

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«La Grande Peur dans la montagne» de C. F. Ramuz ou la naissance d’une légende Articles }

Les remarques de Claude Millet à propos de Maupassant et Zola peuvent nous aider
à préciser le rapport de Ramuz au légendaire. Voici une des conclusions auxquelles elle
parvient:

«Le légendaire cesse d’être la création d’un sujet, qui, à la fois singulier et universel,
réalise le chant de la communauté elle-même. Il est la construction d’un imaginaire indi-
viduel, qui se sert des légendes et des mythes du passé comme matériaux. Et cet imagi-
naire individuel n’est pas celui de l’écrivain, mais celui du personnage. Ce qui se raconte,
ce n’est pas la légende, c’est l’histoire de la relation à la légende, c’est l’histoire de l’effi-
cace de la légende dans le destin d’un personnage, dans la construction de son imaginaire
à partir du matériau légendaire. Folie, fantasme, rêve: le légendaire est intimisé.» 25 63

Globalement, ces remarques s’appliquent assez bien à La Grande Peur dans la monta-
gne. D’une part, il est clair que les légendes sont un matériau pour Ramuz. L’écrivain
puise dans le corpus légendaire des symboles, des fragments d’histoires, tout un ima-
ginaire auquel il confronte ses personnages. Ce qui importe alors est bien la relation à
la légende, et non la légende elle-même. Une relation à la légende qui divise la commu-
nauté montagnarde en deux clans, puisqu’il y a, d’un côté, les anciens qui croient
encore aux «vieilles histoires», et, de l’autre, les plus jeunes qui n’y croient plus. D’au-
tre part, l’exploration de la folie, du fantasme, du rêve semble parfaitement illustrée
par le personnage de Joseph, notamment lors de sa traver- 25
Claude Millet, Le légendaire au
sée du glacier. Cela dit, dans le détail, Ramuz n’est pas si XIXe siècle, op. cit., p. 255.
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proche d’un Maupassant ou d’un Zola. Il est, par exemple, 26
À noter que Ramuz connaissait
intéressant de confronter La Grande Peur dans la montagne très bien l’œuvre de Maupassant.
Il avait notamment participé à la
avec certains textes de Maupassant, traversés de légen-
réalisation des Œuvres complètes
des 26. Claude Millet distingue deux types de légendaire de l’écrivain au début du
XXe siècle. Une bonne comparai-
chez l’écrivain normand 27.
son entre Ramuz et Maupassant
se trouve dans un article de
Vincent Verselle, «Pierrot n’a-
Dans le premier, les légendes sont des croyances popu-
masse pas Mousse ou quand
laires dont se moque le narrateur, citoyen cultivé et «posi- Maupassant et Ramuz mal-
traitent un chien», in La nouvelle
tif». Le légendaire est mis à distance et apparaît comme
francophone en Belgique et en Suisse.
un discours obsolète. La légende du Mont Saint-Michel (1882) Actes du colloque international des
18 et 19 octobre 2001, sous la dir. de
ironise sur le caractère des paysans normands, dont la
M. Hilsum et J.-P. Longre, Lyon:
légende est une des expressions les plus pittoresques, tan- CEDIC, 2004, pp. 33-42.

dis que Mont-Oriol (1887) dépeint des charlatans qui 27


Claude Millet, «Le légendaire
exploitent la crédulité des gens et leur croyance à des dans l’œuvre de Maupassant»,
Études normandes, N° 2,
légendes. Chez Ramuz, d’une manière générale et en parti-
Maupassant du réel au fantastique,
culier dans La Grande Peur dans la montagne, on ne trouve 1994, pp. 82-90.

Vol. 4, No 1, 2006 a contrario


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pas telles mise à distance et ironie par rapport aux légendes et à ceux qui y croient.
L’écrivain ne juge pas, mais confronte différentes visions et perceptions du monde.
En l’occurrence, les légendes alpines ne représentent pas le pittoresque 28 ou la crédu-
lité des montagnards, mais expriment une des voix nombreuses, celle des anciens, qui
participent à la narration 29.

Le deuxième type de légendaire relevé par Claude Millet dans l’œuvre de


Maupassant semble plus proche de ce que l’on trouve chez Ramuz. Le légendaire rend
compte, cette fois, de tout ce qui résiste à l’analyse psychologique et bouscule les certi-
tudes. Dans Le Horla (1886) par exemple, la légende du Mont Saint-Michel racontée par
64 un vieux moine au narrateur est un moment clé du récit. La légende renforce l’idée
qu’il peut exister des êtres invisibles, à l’instar du démon qui poursuit le narrateur et
détruit sa vie. Le doute est permis, car les perceptions sont trompeuses. Dans la dis-
cussion entre le moine et le narrateur qui suit le récit de la légende, un parallèle inté-
ressant est tiré entre ces êtres invisibles et le vent:

«Je dis au moine: ‹Y croyez-vous?›


Il murmura: ‹Je ne sais pas.›
Je repris: ‹S’il existait sur la terre d’autres êtres que nous, comment ne les connaî-
trions-nous point depuis longtemps ; comment ne les auriez-vous pas vus, vous ?
Comment ne les aurais-je pas vus, moi?›
Il répondit: ‹Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce qui existe? Tenez,
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voici le vent, qui est la plus grande force de la nature, qui renverse les hommes, abat les
édifices, déracine les arbres, soulève la mer en montagnes d’eau, détruit les falaises, et
jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit, qui mugit –
l’avez-vous vu, et pouvez-vous le voir? Il existe pourtant.›
28
Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme était un
Dans un article intitulé «La
Beauté de la montagne», daté du sage ou peut-être un sot. Je ne l’aurais pas pu affirmer au juste;
11 septembre 1930 dans la revue
mais je me tus. Ce qu’il disait là, je l’avais pensé souvent.»30
Aujourd’hui, Ramuz prend
d’ailleurs ses distances avec le
pittoresque.
Au cœur du genre fantastique, dont Maupassant est
29
Sur la multitude des voix nar- l’une des figures de proue, se trouvent précisément le
ratives dans La Grande Peur dans la
doute, l’hésitation, l’ambiguïté. À la fin du Horla, on ne
montagne, voir notamment la par-
tie intitulée «Variations du point saura pas si le narrateur a été pris de folie ou «réellement»
de vue», in Michel Dentan, op.
hanté par un démon. Tout au long de la nouvelle, les per-
cit., pp. 46-48.
ceptions du personnage-narrateur sont mises en doute. La
30
Guy de Maupassant, «Le
légende du Mont Saint-Michel vient seulement souligner
Horla», Le Horla, Paris: Albin
Michel, pp. 25-26. la possibilité du surnaturel.

a contrario Vol. 4, No 1, 2006


«La Grande Peur dans la montagne» de C. F. Ramuz ou la naissance d’une légende Articles }

La problématique de la perception est également centrale dans La Grande Peur dans


la montagne. On l’a vu à propos de l’apparition de Clou. Lorsque Joseph lui tire dessus
et que les balles le traversent, on se demande s’il s’agit d’une hallucination de Joseph
ou si le diabolique Clou possède des pouvoirs surnaturels. Quoi qu’il en soit, la vue de
Joseph est troublée par la fatigue, le brouillard et l’émotion. Le faux-semblant,
le mirage, la tromperie traversent l’ensemble du roman. Dans cette perspective,
le paroxysme semble être atteint lorsque Joseph découvre sa fiancée morte. Il ne peut y
croire et met en doute sa perception visuelle: «Joseph se passe la main sur les trous des
yeux qui servent à voir et à connaître, mais peuvent mentir ou se tromper» (p. 509).
La lumière des bougies fait bouger «faussement» Victorine. Finalement, il conclura:
«Ce n’est plus elle; on me l’a changée.» (p. 513) 65

La mise en doute des perceptions, des certitudes, entraîne les personnages vers l’in-
connu. Le légendaire, souligne Claude Millet, permet l’exploration des «profondeurs
troubles [du] psychisme» 31. Les légendes conduisent à dépasser «les claires certitudes
de la psychologie (…), pour rendre compte d’une psychologie des fantasmes, et des
fantasmes les plus inquiétants» 32. Dans La Grande Peur dans la montagne, la traversée de
la montagne et du glacier par Joseph, au chapitre XV, est de cet ordre-là. Ramuz
emploie ici le motif légendaire du purgatoire glaciaire en le renouvelant complè-
tement. Il reprend la notion d’entre-deux, de lieu intermédiaire entre l’ici et l’au-delà,
réutilise certaines expressions, les «vapeurs», les «troupes», pour suggérer les âmes
errantes, mais développe et déplace la symbolique et les enjeux du glacier. Alors que
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les légendes des âmes sur le glacier se situent clairement dans une perspective reli-
gieuse et politique d’ordre communautaire – ceux qui ont péché, en gaspillant du lait
notamment, encourent des souffrances atroces – le glacier de La Grande Peur dans la
montagne est une plongée individuelle dans un univers onirique, fantastique, fantas-
matique 33. On peut, en effet, considérer cette traversée 31
Claude Millet, «Le légendaire
comme une expérience limite qui conduit Joseph aux por- dans l’œuvre de Maupassant»,
art. cit., p. 88.
tes de la mort, dans une zone floue, frontière entre la vie et
la mort. 32
Ibid., p. 88.

33
Le terme me paraît justifié
Lors de ce trajet, Joseph est hanté par l’image de Victo- dans la mesure où c’est bien le
désir qui a poussé Victorine et
rine, dont il vient de quitter le corps inanimé. La nuit, le
Joseph vers la mort. Tour à tour,
brouillard et la fatigue le font entrer dans une sorte de la jeune femme et le jeune
homme ont franchi l’interdiction
délire hypnotique, une espèce de rêve éveillé. Le person-
qui séparait l’alpage du village.
nage se scinde en deux: son esprit est avec Victorine, son Leur désir amoureux individuel
les a donc conduits à transgresser
corps suit machinalement le chemin de la montagne.
une limite fixée par la commu-
«Il était deux hommes, il a été deux hommes» (p. 522), nauté.

Vol. 4, No 1, 2006 a contrario


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souligne la narration. C’est elle et ce n’est plus elle. Elle est là-bas, elle est ici. Le monde
s’inverse: le ciel est «comme de la terre jaune, comme une grande plaine d’argile vue
d’en dessous» (p. 524). Dans cet entre-deux, Joseph se rapproche progressivement de la
mort et de Victorine. Il est de moins en moins ici, de plus en plus au-delà. Les «eaux
arrêtées» du glacier se mettent à tanguer, les glaces craquent, puis Clou, «(si c’était
bien Clou)» (p. 525), poursuit Joseph. Dans un dernier sursaut, Joseph tire sur Clou. La
balle frappe le glacier, la montagne entre en mouvement et Joseph tombe «à la ren-
verse» (p. 527).

Après l’inversion et le mélange du haut et du bas, de l’ici et du là-bas, de la présence


66 et de l’absence, de l’eau arrêtée et de l’eau en mouvement, de la vie et de la mort, Joseph
sombre définitivement dans un monde renversé. Celui des âmes errantes?

Une fin entourée de mystère


Le mystère planera sur le sort de Joseph jusqu’à la fin. Alors que la plupart des villa-
geois et des bergers sont morts, Joseph et Clou ont disparu:
«On dit: ‹Et Joseph?›
– On ne l’a jamais revu.›
On dit: ‹Et Clou?
– On n’a plus entendu parler de lui.
– Et le maître du chalet?
– Mort. Il avait reçu deux balles.
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– Son neveu?
– Mort.
– Barthélemy?
– Mort.
– Et celui du mulet?
– Mort… Mort de la gangrène.
– Le petit Ernest?
– Mort aussi.
– Le Président?
– Mort.
– Compondu?
– Mort.» (p. 536)

Les deux disparus accroissent la part de mystère entourant la catastrophe. Ni


morts, ni vivants, peut-être morts-vivants, condamnés à hanter ad aeternam les hauts
pays?

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Dans les Œuvres complètes de 1941, le texte se termine par cette énumération. Une fin
tragique qui donne à la mort le dernier mot. En révisant La Grande Peur dans la montagne
pour cette nouvelle édition, Ramuz a, en effet, supprimé les quatre derniers paragra-
phes de l’édition originale. D’une certaine façon, la «déliaison collective», la sépara-
tion des êtres, est résolue ici par la mort. Les deux clans n’en forment plus qu’un seul…

La fin de l’édition originale entretient une relation plus intéressante avec la problé-
matique des légendes. Les quatre derniers paragraphes montrent que le récit des évé-
nements a été transmis, oralement, par quelques survivants anonymes et par des tou-
ristes. Une façon de mettre à distance la catastrophe, en la situant dans un passé déjà
lointain et flou, un passé légendaire dont les traces s’estompent. Dans le paragraphe 67
qui suit directement l’énumération des morts, les rares survivants témoignent:

«Oh! disent-ils, tous ceux qui avaient été là-haut, du premier au dernier, d’une façon
ou de l’autre; sans compter que nous y avons passé ensuite… On ne peut pas compter
tous les morts qu’il y a eu au village, parce qu’il était venu une mauvaise grippe: et,
pendant que les bêtes crevaient sur la paille, nous autres, c’était dans nos lits…»
(p. 1422)

Le «nous» et le «on» ne peuvent être rattachés de façon certaine à aucun des personna-
ges du roman. Alors que les principaux témoins sont morts ou disparus, ne restent ainsi
que d’anonymes survivants pour raconter les faits. Le paragraphe suivant accentue
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encore l’éloignement de la catastrophe. Les nouvelles du pâturage ont été apportées «plus
tard» par «des personnes pas du pays». Décidément, l’histoire qui vient d’être racontée a
déjà beaucoup circulé. Quelqu’un la savait de quelqu’un d’autre qui lui-même…

L’avant-dernier paragraphe nous apprend que le pâturage n’existe plus, «tout avait
été recouvert par les pierres». De l’alpage maudit ne subsistent non seulement plus de
témoins (les bergers sont morts ou disparus), mais plus de traces. Seul demeure le
récit, une vieille légende. Enfin, le dernier paragraphe du roman «sonne» comme une
légende et semble issu de la voix des anciens qui «anthropomorphisent» la montagne:

«Et jamais plus, depuis ce temps-là, on n’a entendu là-haut le bruit des sonnailles;
c’est que la montagne a ses idées à elle, c’est que la montagne a ses volontés.» (p. 1422)

Le pouvoir du conteur
L’édition originale donne donc le dernier mot non pas à la mort, comme dans le texte
des Œuvres complètes, mais à la légende; une légende qui a survécu à la catastrophe;

Vol. 4, No 1, 2006 a contrario


{ Articles La Grande Peur dans la montagne de C. F. Ramuz ou la naissance d’une légende

une légende qui transcende, d’une certaine façon, la mort des villageois. Dans cette
perspective, La Grande Peur dans la montagne (1926) s’inscrit dans le prolongement de
Passage du poète (1923) et de L’Amour du monde (1925), deux romans de Ramuz qui met-
tent en avant les pouvoirs du récit et de la «parole circulante».

Besson, le poète-vannier de Passage du poète, permet à une petite communauté vigne-


ronne d’accéder à la parole. D’abord désunis, séparés et muets, les villageois se rassemblent
à l’occasion d’une fête de tir, ponctuée de plusieurs discours, très écoutés et applaudis. Bes-
son peut alors repartir: «On n’a plus besoin de lui. Ils ont appris à parler, ils savent tous par-
ler; lui se tait.»34 La parole, ici les discours, circule et abolit la séparation entre les êtres.
68
Dans L’Amour du monde, Joël fait voyager ses compagnons de bistro grâce à ses récits
de voyage. L’imagination emporte les auditeurs loin de leur cadre lacustre:

«On voyait passer sur les eaux, dans leurs pirogues, des hommes d’une autre couleur
de peau, sous des voiles d’une autre forme. On voyait fumer la Dent d’Oche.
Déjà Chautemps ne savait plus très bien où il était (…).» 35

Au cœur de La Grande Peur dans la montagne, se trouve également une scène illus-
trant le pouvoir du conteur. Un des premiers soirs dans le chalet d’alpage, le vieux
Barthélemy raconte ce qui s’était passé vingt ans auparavant dans le même lieu.
Il évoque les événements après lesquels le pâturage avait été considéré comme maudit.
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Ce soir-là, l’ambiance est lourde. L’entrain du début est déjà retombé, il fait nuit et des
bruits se font entendre sur le toit. C’est alors que Barthélemy commence son récit.
Un véritable modèle de récit effrayant, avec crescendo et suspense. Barthélemy pèse
ses mots, joue avec les silences et parvient à insinuer la peur à ses compagnons. La nar-
ration souligne les gestes de l’orateur et donne de l’ampleur à ses mouvements. Voici
par exemple le début du récit:

«Il a dit:
‹C’est que j’y étais.›
Sa figure parut grandir, toute sa personne grandissait – elle fut retirée en arrière, en
même temps que la lumière du feu baissait.
34
Charles Ferdinand Ramuz, Pas- ‹Oui… j’y étais. Il y a vingt ans…» (p. 443)
sage du poète, in Romans, Vol. II,
op. cit., p. 316.
À la fin, les six autres bergers seront muets, tétanisés par
35
Charles Ferdinand Ramuz,
le récit de Barthélemy. Même les plus sceptiques semblent
L’Amour du monde, in Romans,
Vol. II, op. cit., p. 355. alors gagnés par le doute. Ils sont désormais tous unis par

a contrario Vol. 4, No 1, 2006


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la peur, hormis le diabolique Clou. «Tout dépend des lieux et des milieux», dit le nar-
rateur du Horla, qui poursuit: «Croire au surnaturel dans l’île de la Grenouillère serait
le comble de la folie… mais au sommet du Mont Saint-Michel?… mais dans les
Indes?» 36 Mais sur l’alpage de Sasseneire, au pied du glacier? pourrait-on également
ajouter. Cette histoire de pâturage maudit paraissait bien futile, en bas au village. Là-
haut, tout est différent! Le récit de Barthélemy et l’ambiance dans laquelle il se produit
font penser aux veillées où l’on racontait des légendes. Alors que tout le monde est
réuni le soir au coin du feu, un vieux prend la parole et évoque une histoire des temps
anciens.

Ramuz a puisé dans les légendes non seulement une symbolique, des types de per- 69
sonnages et de situations, mais également une forme, une manière de raconter. La
légende induit une énonciation particulière qui a pu inspirer Ramuz. Sur ce sujet, je ne
peux que donner la parole à Philippe Renaud. Dans un très bel essai, il établit une ana-
logie entre les veillées et les récits ramuziens:

«Dans les histoires à la veillée, les voix sont multiples. Il existe des relations temporel-
les très variables entre l’illud tempus et les membres du cercle familial élargi, du cer-
cle des amis et connaissances; ‹on› sait (ou on feint de savoir) que ‹on› (tel aïeul) a vu
ou conté ceci ou cela. D’où d’évidents changements d’optique qui laissent entre eux des
‹trous›. On saute d’une génération (a) à une génération (c) ou (d), comme d’un plus-
que-parfait précédé d’un ‹après que› à un présent, celui du petit-cousin. Les opinions
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divergent, les points de vue spatio-temporels, mais aussi idéologiques, s’entrecroisent
sans jamais s’homogénéiser. À la disparition prématurée d’un père correspond une
lacune temporelle.
» Si cette hypothèse est valable, elle est bien loin de tout expliquer: il n’en demeure pas
moins qu’elle représente un modèle et, surtout, une forme. En fait, à la veillée, s’il arrive
qu’on se dispute sur les contenus, le véritable enjeu est la manifestation, grâce au récit,
de l’harmonie ou des conflits du groupe familial, élargi ou non. Il est évident que domine
l’attitude de locution commentative. Tout est bon pour narrer le ‹vrai›; le ON, ici, fera
merveille: ON, n’étant personne, est cependant donné comme le pronom de la garantie.
Les temps s’emmêlent, plusieurs voix se succèdent ou se contredisent; quand ‹on› ne sait
pas, ‹on› imagine et dit: ‹ON aurait pu le voir, s’il y avait eu quelqu’un›, etc. Inutile d’épi-
loguer sur le fait que l’on attribuera à l’arrière-grand-père (mort
36
Guy de Maupassant, Le Horla,
depuis longtemps) une connaissance décisive sur les faits.» 37
op. cit., p. 35.

37
Philippe Renaud, Ramuz ou
Pour Ramuz, la légende est un des modèles d’une parole
l’intensité d’en bas, Lausanne:
qui passe, qui circule et rassemble une communauté L’Aire, 1986, pp. 98-99.

Vol. 4, No 1, 2006 a contrario


{ Articles La Grande Peur dans la montagne de C. F. Ramuz ou la naissance d’une légende

autour d’un conteur, d’un poète. Par la grâce du verbe, un orateur peut emporter loin
ceux qui l’écoutent. Le récit agit à travers une émotion qui gagne et unit progressive-
ment les auditeurs: le rêve, dans L’Amour du monde, l’euphorie et la joie, dans Passage du
poète, et la peur, dans La Grande Peur dans la montagne. Une peur qui se propage par cercles
concentriques, envahissant d’abord les bergers, puis les villageois et, enfin, les lecteurs.

Et si «tout dépend des lieux et des milieux», comme le souligne le narrateur du


Horla, on ne peut que recommander de lire La Grande Peur dans la montagne, le soir, seul
et dans un endroit isolé. De préférence en haute montagne!… a

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a contrario Vol. 4, No 1, 2006

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