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RAMUZ OU LA
NAISSANCE D'UNE LÉGENDE
Jérôme Berney
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Les légendes alpines occupent une grande place dans l’œuvre de Charles Ferdinand 53
Ramuz. Elles ont inspiré l’écrivain tout au long de sa carrière, des premières nouvelles
publiées en journal, comme «La langue de l’abbesse» (1904), au dernier recueil intitulé
Les Servants et autres nouvelles (1946), en passant par Le Village dans la montagne (1908),
sans oublier les romans, en particulier La Grande Peur dans la montagne (1926) et Derborence
(1936). C’est à l’occasion de longs séjours dans les montagnes vaudoises et valaisannes que
Ramuz a écouté ces histoires que l’on racontait au coin du feu lors des veillées. Des histoi-
res qu’il a pu lire également dans les nombreux recueils de légendes qui ont paru à son
époque 1. En effet, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, bon nombre d’ethnologues et
d’érudits se sont mobilisés pour sauvegarder des récits menacés par le monde moderne.
Alors qu’une étude systématique des différentes manières selon lesquelles l’écrivain
a repris, réinventé ou même inventé des légendes manque encore, je me propose d’étu-
dier cette question en détail à propos de La Grande Peur dans la montagne, un roman,
publié en 1926 chez Grasset, qui fait la part belle à l’imaginaire alpin.
La Grande Peur dans la montagne raconte la destruction d’un village montagnard. Une
petite communauté est anéantie par une avalanche d’eau et de boue, provoquée par la
rupture d’une poche d’eau dans un glacier. La catastrophe clôt une série d’événements
durant lesquels les villageois se sont confrontés à un pâturage «maudit». Considéré
comme un des chefs-d’œuvre de Ramuz, le roman a déjà été abondamment commenté,
54 en particulier par Michel Dentan. Dans une monographie qu’il lui consacre 3, le cri-
tique montre, notamment, la coexistence au sein du texte de deux points de vue sur les
faits, de deux interprétations des événements catastrophiques. D’un côté, on trouve
une conception «naturelle», réaliste: la série de malheurs n’est qu’une suite de coïnci-
dences, toutes explicables rationnellement. De l’autre, une vision «surnaturelle»: la
montagne a puni ceux qui ont transgressé l’interdit portant sur le pâturage. À ce pro-
pos, Dentan relève que «ce qui est signifié, dans le roman, ce n’est pas une réalité surna-
turelle de la montagne, mais les terreurs ancestrales chez les montagnards, des croyan-
ces irrationnelles, un comportement superstitieux.» 4 C’est précisément cet aspect
que je vais développer ici, en montrant comment les «croyances irrationnelles»,
les légendes, sous-tendent La Grande Peur dans la montagne.
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résumé des principaux types de légendes alpines, réalisé par Lutz Röhrich, nous permet de
voir que La Grande Peur dans la montagne est proche des récits expliquant le paysage alpin:
«Il y a toute une série de légendes relatives aux origines du paysage alpin qui considè-
rent que celui-ci n’a pas toujours eu l’aspect qu’il nous présente aujourd’hui. Là où
maintenant s’étendent la neige, la glace et les cailloutis, là où s’élèvent des parois
abruptes, il y avait autrefois des champs fertiles, des jardins en fleurs et des prairies
accueillantes. Sous forme de variantes toujours renouvelées, on raconte qu’une action
impie (profanation du pain, du lait ou d’autres aliments, hospitalité non accordée,
manque d’affection pour les enfants, etc.) a eu pour conséquence la destruction de l’al-
page jadis florissant.» 7 55
Dans La Grande Peur dans la montagne, il est aisé de retrouver quelle action impie a
été commise. Au début du roman, deux clans s’affrontent au sujet d’un pré situé dans
les hauts de la montagne; un pré abandonné vingt ans plus tôt, à cause d’une série de
malheurs qui ont frappé les bergers. Le pâturage est maudit, d’après les anciens du
village. Or, les plus jeunes, eux, ne croient plus à «ces histoires» (p. 428) et décident
d’aller l’exploiter à nouveau. Les malheurs se succèdent alors jusqu’à la catastrophe
finale. Une poche d’eau dans le glacier cède et inonde le pâturage qu’il surplombe, puis
le village situé en contrebas: «Plus trace d’herbe, plus trace de chalet. Tout avait été
recouvert par les pierres» (p. 1422). Une véritable punition, comme le souligne la der-
nière phrase du roman: «(…) c’est que la montagne a ses idées à elle, c’est que la mon-
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Le «mauvais pays»
La description de la première montée à l’alpage, par exemple, exprime le point de
vue des anciens sur la montagne. Dans la topographie imaginaire ancestrale, il y a une
opposition entre le bas verdoyant, qui symbolise la vie, et
le haut rocheux et glacé, symbole de la mort. Plus précisé- 7
Lutz Röhrich, «Le monde sur-
naturel dans les légendes
ment, le haut glaciaire est assimilé à un purgatoire infer- alpines», Le monde alpin et rhoda-
nal, un aspect que l’on développera plus loin. Quoi qu’il en nien, Grenoble, Nos 1-4, 1982, p. 25.
soit, le haut, c’est le «mauvais pays», comme le rappelle Jules Michelet dans La Monta-
gne: «Le montagnard ne voit pas sa montagne comme nous. Il lui est fort attaché et
il y revient toujours, mais l’appelle ‹le mauvais pays.» 8 Ramuz reprend ce lieu commun
lors de la description de la première montée, dont voici un extrait:
«Et, eux, ils furent de plus en plus petits, là-haut, sous les parois de plus en plus hau-
tes, qui furent grises aussi, d’un gris sombre, puis d’un gris clair; puis, tout à coup,
elles sont devenues roses, faussement roses, parce que ce n’est pas une couleur qui dure;
c’est une couleur comme celle des fleurs, une couleur trompeuse, qui passe vite, car
il n’y a plus de fleurs ici, non plus, ni aucune espèce de vie; et le mauvais pays était
56 venu qui est vilain à voir et qui fait peur à voir.» (p. 422, je souligne)
Alors que cette première montée à l’alpage fait office de mauvais présage, la
deuxième montée n’est pas du tout présentée de la même manière. Au chapitre IV, l’en-
semble de la communauté accompagne les sept bergers qui vont passer tout l’été sur
l’alpage. La description de l’ascension est ici très positive:
«Ils ont fait tout ce long chemin, ce long chemin de la montagne; d’abord, dans l’herbe
pleine de fleurs de tous côtés par grosses taches, puis entre les sapins, sur le tapis des
aiguilles tout taché lui aussi de taches rondes et brodé d’or – les prés, la forêt, le soleil,
le soleil et l’ombre; puis la grande gorge et puis plus rien que l’ombre; puis la rocaille
qui commence, les éboulis, alors le soleil de nouveau (…) ». (p. 436)
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Le chasseur diabolique
Le personnage de Clou se rattache à un autre topo légendaire. Le président de la
commune l’a engagé à contrecœur pour faire partie des sept bergers qui doivent passer
l’été sur l’alpage. C’est un être bizarre, marginal, dont l’apparence et les activités effraient
les villageois:
8
Jules Michelet, La Montagne,
«Il s’était mis à regarder le président de dessous celle de ses
Paris: A. Lacroix, Verbroeckhoven
et Cie, 1868, p. 20. deux paupières qui pouvait servir encore, car l’autre était
pour toujours immobile sur l’orbite vide du globe de l’œil; il avait le nez de travers, il
avait la partie gauche de la figure plus petite que la partie droite; il se tenait devant
vous les mains enfoncées dans les poches, il penchait la tête de côté.
» On ne savait jamais très bien s’il vous regardait ou non, de sorte que le Président se
trouva embarrassé, n’ayant réussi encore à engager personne, d’une part, mais parce
qu’il aurait beaucoup mieux aimé, d’autre part, s’il l’avait pu, ne pas avoir affaire à
cette espèce d’hommes-là; à un homme de cette espèce, dont plus personne ne voulait
depuis longtemps; et Clou vivait on ne savait pas très bien de quoi, allant chasser
sans permis, allant pêcher sans permis, allant chercher des plantes dans la mon-
tagne, allant chercher des pierres, et on disait de l’or aussi; tandis que, certaines aut-
res choses, on ne se les disait qu’à l’oreille.» (pp. 424-425) 57
Le corpus des légendes alpines regorge de ces braconniers et chercheurs d’or, à l’ap-
parence inquiétante, rendus sorciers par la fréquentation des hauteurs et les étranges
rencontres qu’ils y font. Le chasseur va et vient entre les mondes naturel et surnaturel.
Les chamois qu’il poursuit se révèlent être parfois des fées ou des sorcières. L’or qu’il
recherche au fond des crevasses ou des grottes est souvent gardé par des diablotins.
Lutz Röhrich ne relève pas moins de trois types de récits mettant en scène des chas-
seurs parmi les principales légendes alpines 9.
Dans un autre registre, voici comment Horace Bénédict de Saussure, le célèbre alpi-
niste et scientifique genevois, percevait les croyances autour des chasseurs:
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Clou semble effectivement avoir «commerce avec le diable», avec «Lui, l’Autre, le
Méchant» (p. 516). Marginal par rapport aux six autres
bergers, il rôde dans la montagne nuit et jour, à la recher- 9
Lutz Röhrich, «Le monde sur-
che d’or et de pierres précieuses. Les maladies et la folie naturel dans les légendes
alpines», art. cit.
qui affectent progressivement le petit groupe l’épargnent.
Lui ne craint rien et, avec son mauvais œil, il regarde ses 10
Horace Bénédict de Saussure,
Premières ascensions au Mont-Blanc
compagnons dépérir en ricanant. Ce personnage typique
1772-1787, Paris: La Découverte,
des légendes, que Ramuz reprend et étoffe, participe de la 1979, p. 117.
veine surnaturelle du roman. Pour le lecteur, il est comme un signal que des événe-
ments étranges vont survenir.
Le purgatoire glaciaire
Clou est particulièrement à l’aise sur le glacier et ses abords rocheux. Or, dans l’ima-
ginaire montagnard, le glacier est un lieu bien particulier. Il représente le purgatoire,
ce lieu intermédiaire où les âmes des morts font pénitence. À ce propos, Claude
Macherel montre que la situation topographique du glacier, intermédiaire entre la val-
lée et le ciel, ainsi que la rudesse de son climat, font de lui un purgatoire idéal! 11… Si
les Siciliens l’ont situé sur l’Etna 12, les populations alpines ont choisi les glaciers, dont
58 les frimas rigoureux n’ont rien à envier aux chaleurs infernales des volcans. Notons
justement que le purgatoire glaciaire fait partie des purgatoires infernaux, contrai-
rement à d’autres plus proches du paradis 13.
Bon nombre de légendes évoquent les déserts glacés où errent les âmes des damnés.
Les vivants qui s’y aventurent font des rencontres dont ils ne sortent jamais indemnes.
Sans être totalement explicite, le glacier comme purgatoire est très présent dans
La Grande Peur dans la montagne. Ramuz connaissait très bien ce motif puisqu’il l’avait
déjà exploré dans plusieurs textes avant la rédaction de ce roman. Les âmes du glacier
apparaissent dans le dernier chapitre du Village dans la montagne (1908) 14, dans une
nouvelle de 1913, «Les âmes dans le glacier» 15 et dans La Guerre dans le Haut-Pays (1915) 16.
Pour La Grande Peur dans la montagne, Ramuz reprend ce motif, mais l’insère cette fois
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La première fois qu’il est décrit, le glacier paraît inoffensif. Après la rude montée
pour accéder au «mauvais pays», il semble même accueillant:
11
Claude Macherel, «Un Purga- Naissance du Purgatoire, Paris: Lausanne: Mermod, 1941,
toire alpin (Loetschental)», Le Gallimard, 1981. pp. 296-297.
monde alpin et rhodanien, Greno-
13 15
ble, Nos 1-2, 1988, pp. 87-112. Comme le révèle Jacques Le Charles Ferdinand Ramuz,
Voir aussi l’article de Rose-Claire Goff, le flou des textes religieux «Les âmes dans le glacier», La
Schüle, « Il vaut mieux souffrir du sur ce sujet – la Bible n’en parle Semaine littéraire, 1er et 8 février
froid maintenant…› Le purgatoire même pas – a laissé une grande 1913, in Nouvelles, croquis et mor-
dans les glaciers», in Imaginaires liberté d’invention aux différen- ceaux, Vol. III, Genève: Slatkine,
de la haute montagne, Grenoble: tes communautés catholiques, 1983, pp. 7-28.
Centre alpin et rhodanien d’eth- qui ont alors imaginé toutes sor-
16
nologie, 1987, pp. 31-40. tes de purgatoires. Charles Ferdinand Ramuz,
La Guerre dans le Haut-Pays,
14
12
Voir, sur ce sujet, l’ouvrage de Charles Ferdinand Ramuz, in Romans, Vol. I, op. cit.,
l’historien Jacques Le Goff, La Œuvres complètes, Volume 3, p. 932.
«Et tout Sasseneire a été devant eux, avec le glacier qui pendait au-dessus, peint en
belles couleurs de même que toute la combe; et ces belles couleurs toutes ensemble leur
sont venues contre; mais c’est à peine s’ils y ont fait attention.» (p. 423)
La deuxième apparition du glacier est très différente. Cette fois, c’est un glacier
lourd de menaces qui surplombe le pâturage. La description intervient au moment où
les sept pâtres se retrouvent seuls pour la première fois. Les villageois qui les avaient
accompagnés viennent de redescendre. Alors que cette deuxième montée à l’alpage
s’est bien déroulée, comme on l’a déjà relevé, le glacier, lui, est effrayant: «Il parut
venir à votre rencontre avec une couleur méchante, une vilaine couleur pâle et verte»
(p. 438). La couleur des morts-vivants, la couleur des âmes errantes. 59
Les bergers «tombent» les uns après les autres: après Ernest, malade, et Romain,
blessé, le maître et son neveu se laissent complètement aller, ne parlant plus, ne bou-
geant plus (chap. XIV). À la fin du chapitre XV, ils seront même comparés à des
«morts» (p. 529). Ne résistent encore que le vieux Barthé-
17
Lutz Röhrich, «Le monde sur-
lemy, protégé par un «papier» saint, le diabolique Clou et naturel dans les légendes
Joseph, le jeune fiancé. alpines», art. cit., p. 29.
18
s’évanouissent. Qui est-ce qui me fait signe?» 18
René Morax, La Nuit des Quatre-
Temps, Lausanne: Payot, 1902, Lorsque les vapeurs font signe, ce sont des âmes
p. 102.
errantes 19.
19
Autre exemple, voici un extrait
de légende où les âmes en peine
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«Il voit que les vapeurs qui pendaient tout autour de lui comme des rideaux se soulè-
vent; il voit qu’elles commencent à se défaire, elles bougent, pendant que lui-même
continuait à descendre; elles s’effrangent.» (p. 523)
Plus loin, Ramuz utilise également une autre expression employée usuellement à
propos des âmes errantes. Parmi les bruits mystérieux de la montagne, Joseph entend
rouler des pierres. Celles-ci viennent «par grandes troupes» (p. 524). Or, c’est bien «par
grandes troupes» que se déplacent les damnés du purgatoire dans les légendes. On
évoque souvent, par exemple, la «troupe des morts» 21. Et soudain, une voix se mêle au
bruit des pierres, une silhouette se dégage des vapeurs. Clou semble surgir du
royaume des esprits: 61
«Est-ce encore les pierres qui roulent ou si c’est la montagne elle-même qui a une voix (…).
C’était là-haut dans les rochers, à la limite des vapeurs.
Joseph voit là-haut le brouillard se fendre ; par l’ouverture, un homme se porte en
avant (…)». (p. 525)
Clou et son rire diabolique poursuivent ensuite Joseph. Celui-ci prend peur et tire
sur Clou. En vain, la balle lui traverse le corps. Clou serait-il une âme? En tout cas, il
est comparé au brouillard: «Mais la balle passe à travers celui qui vient, comme si c’é-
tait du brouillard; elle va frapper le glacier qui craque.» (p. 526)
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Quant aux «visions» de Joseph sur le glacier, et notamment l’apparition de Clou, elles
sont constamment mises en doute par la narration. Par exemple, lorsqu’il croit voir le gla-
cier bouger, le narrateur – ou est-ce le personnage lui-même? – insiste sur sa fatigue:
«C’est ce qu’il aperçoit encore, tandis qu’il respirait mal; et d’en bas le glacier a com-
mencé alors à éclairer en vert et en bleu, venant à lui avec ses reflets verts et bleus, dans
un double faux éclairage, en même temps que le glacier montait, il redescendait, puis
remontait. Il faut dire qu’on n’a pas dormi depuis deux jours.» (p. 524, je souligne)
Dans un de ses ouvrages, Claude Millet retrace l’utilisation des légendes par les écri-
vains et les historiens français au cours du XIXe siècle 23. Elle relève une évolution au fil
du siècle, utile à mon propos, que je résume très succinctement ici. Elle oppose les
romantiques du début du siècle, Charles Nodier et Prosper Mérimée entre autres, aux
réalistes, ou naturalistes, de la fin du XIXe, comme
Maupassant et Zola. Pour les premiers, les légendes per-
23
Claude Millet, Le légendaire au
mettent de constituer un lien communautaire autour
XIXe siècle. Poésie, mythe et vérité,
Paris: PUF, 1997. À ma connais- d’une origine mythique. Le merveilleux s’inscrit dans une
sance, il s’agit de l’ouvrage le plus
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Les remarques de Claude Millet à propos de Maupassant et Zola peuvent nous aider
à préciser le rapport de Ramuz au légendaire. Voici une des conclusions auxquelles elle
parvient:
«Le légendaire cesse d’être la création d’un sujet, qui, à la fois singulier et universel,
réalise le chant de la communauté elle-même. Il est la construction d’un imaginaire indi-
viduel, qui se sert des légendes et des mythes du passé comme matériaux. Et cet imagi-
naire individuel n’est pas celui de l’écrivain, mais celui du personnage. Ce qui se raconte,
ce n’est pas la légende, c’est l’histoire de la relation à la légende, c’est l’histoire de l’effi-
cace de la légende dans le destin d’un personnage, dans la construction de son imaginaire
à partir du matériau légendaire. Folie, fantasme, rêve: le légendaire est intimisé.» 25 63
Globalement, ces remarques s’appliquent assez bien à La Grande Peur dans la monta-
gne. D’une part, il est clair que les légendes sont un matériau pour Ramuz. L’écrivain
puise dans le corpus légendaire des symboles, des fragments d’histoires, tout un ima-
ginaire auquel il confronte ses personnages. Ce qui importe alors est bien la relation à
la légende, et non la légende elle-même. Une relation à la légende qui divise la commu-
nauté montagnarde en deux clans, puisqu’il y a, d’un côté, les anciens qui croient
encore aux «vieilles histoires», et, de l’autre, les plus jeunes qui n’y croient plus. D’au-
tre part, l’exploration de la folie, du fantasme, du rêve semble parfaitement illustrée
par le personnage de Joseph, notamment lors de sa traver- 25
Claude Millet, Le légendaire au
sée du glacier. Cela dit, dans le détail, Ramuz n’est pas si XIXe siècle, op. cit., p. 255.
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pas telles mise à distance et ironie par rapport aux légendes et à ceux qui y croient.
L’écrivain ne juge pas, mais confronte différentes visions et perceptions du monde.
En l’occurrence, les légendes alpines ne représentent pas le pittoresque 28 ou la crédu-
lité des montagnards, mais expriment une des voix nombreuses, celle des anciens, qui
participent à la narration 29.
La mise en doute des perceptions, des certitudes, entraîne les personnages vers l’in-
connu. Le légendaire, souligne Claude Millet, permet l’exploration des «profondeurs
troubles [du] psychisme» 31. Les légendes conduisent à dépasser «les claires certitudes
de la psychologie (…), pour rendre compte d’une psychologie des fantasmes, et des
fantasmes les plus inquiétants» 32. Dans La Grande Peur dans la montagne, la traversée de
la montagne et du glacier par Joseph, au chapitre XV, est de cet ordre-là. Ramuz
emploie ici le motif légendaire du purgatoire glaciaire en le renouvelant complè-
tement. Il reprend la notion d’entre-deux, de lieu intermédiaire entre l’ici et l’au-delà,
réutilise certaines expressions, les «vapeurs», les «troupes», pour suggérer les âmes
errantes, mais développe et déplace la symbolique et les enjeux du glacier. Alors que
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33
Le terme me paraît justifié
Lors de ce trajet, Joseph est hanté par l’image de Victo- dans la mesure où c’est bien le
désir qui a poussé Victorine et
rine, dont il vient de quitter le corps inanimé. La nuit, le
Joseph vers la mort. Tour à tour,
brouillard et la fatigue le font entrer dans une sorte de la jeune femme et le jeune
homme ont franchi l’interdiction
délire hypnotique, une espèce de rêve éveillé. Le person-
qui séparait l’alpage du village.
nage se scinde en deux: son esprit est avec Victorine, son Leur désir amoureux individuel
les a donc conduits à transgresser
corps suit machinalement le chemin de la montagne.
une limite fixée par la commu-
«Il était deux hommes, il a été deux hommes» (p. 522), nauté.
souligne la narration. C’est elle et ce n’est plus elle. Elle est là-bas, elle est ici. Le monde
s’inverse: le ciel est «comme de la terre jaune, comme une grande plaine d’argile vue
d’en dessous» (p. 524). Dans cet entre-deux, Joseph se rapproche progressivement de la
mort et de Victorine. Il est de moins en moins ici, de plus en plus au-delà. Les «eaux
arrêtées» du glacier se mettent à tanguer, les glaces craquent, puis Clou, «(si c’était
bien Clou)» (p. 525), poursuit Joseph. Dans un dernier sursaut, Joseph tire sur Clou. La
balle frappe le glacier, la montagne entre en mouvement et Joseph tombe «à la ren-
verse» (p. 527).
Dans les Œuvres complètes de 1941, le texte se termine par cette énumération. Une fin
tragique qui donne à la mort le dernier mot. En révisant La Grande Peur dans la montagne
pour cette nouvelle édition, Ramuz a, en effet, supprimé les quatre derniers paragra-
phes de l’édition originale. D’une certaine façon, la «déliaison collective», la sépara-
tion des êtres, est résolue ici par la mort. Les deux clans n’en forment plus qu’un seul…
La fin de l’édition originale entretient une relation plus intéressante avec la problé-
matique des légendes. Les quatre derniers paragraphes montrent que le récit des évé-
nements a été transmis, oralement, par quelques survivants anonymes et par des tou-
ristes. Une façon de mettre à distance la catastrophe, en la situant dans un passé déjà
lointain et flou, un passé légendaire dont les traces s’estompent. Dans le paragraphe 67
qui suit directement l’énumération des morts, les rares survivants témoignent:
«Oh! disent-ils, tous ceux qui avaient été là-haut, du premier au dernier, d’une façon
ou de l’autre; sans compter que nous y avons passé ensuite… On ne peut pas compter
tous les morts qu’il y a eu au village, parce qu’il était venu une mauvaise grippe: et,
pendant que les bêtes crevaient sur la paille, nous autres, c’était dans nos lits…»
(p. 1422)
Le «nous» et le «on» ne peuvent être rattachés de façon certaine à aucun des personna-
ges du roman. Alors que les principaux témoins sont morts ou disparus, ne restent ainsi
que d’anonymes survivants pour raconter les faits. Le paragraphe suivant accentue
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L’avant-dernier paragraphe nous apprend que le pâturage n’existe plus, «tout avait
été recouvert par les pierres». De l’alpage maudit ne subsistent non seulement plus de
témoins (les bergers sont morts ou disparus), mais plus de traces. Seul demeure le
récit, une vieille légende. Enfin, le dernier paragraphe du roman «sonne» comme une
légende et semble issu de la voix des anciens qui «anthropomorphisent» la montagne:
«Et jamais plus, depuis ce temps-là, on n’a entendu là-haut le bruit des sonnailles;
c’est que la montagne a ses idées à elle, c’est que la montagne a ses volontés.» (p. 1422)
Le pouvoir du conteur
L’édition originale donne donc le dernier mot non pas à la mort, comme dans le texte
des Œuvres complètes, mais à la légende; une légende qui a survécu à la catastrophe;
une légende qui transcende, d’une certaine façon, la mort des villageois. Dans cette
perspective, La Grande Peur dans la montagne (1926) s’inscrit dans le prolongement de
Passage du poète (1923) et de L’Amour du monde (1925), deux romans de Ramuz qui met-
tent en avant les pouvoirs du récit et de la «parole circulante».
«On voyait passer sur les eaux, dans leurs pirogues, des hommes d’une autre couleur
de peau, sous des voiles d’une autre forme. On voyait fumer la Dent d’Oche.
Déjà Chautemps ne savait plus très bien où il était (…).» 35
Au cœur de La Grande Peur dans la montagne, se trouve également une scène illus-
trant le pouvoir du conteur. Un des premiers soirs dans le chalet d’alpage, le vieux
Barthélemy raconte ce qui s’était passé vingt ans auparavant dans le même lieu.
Il évoque les événements après lesquels le pâturage avait été considéré comme maudit.
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«Il a dit:
‹C’est que j’y étais.›
Sa figure parut grandir, toute sa personne grandissait – elle fut retirée en arrière, en
même temps que la lumière du feu baissait.
34
Charles Ferdinand Ramuz, Pas- ‹Oui… j’y étais. Il y a vingt ans…» (p. 443)
sage du poète, in Romans, Vol. II,
op. cit., p. 316.
À la fin, les six autres bergers seront muets, tétanisés par
35
Charles Ferdinand Ramuz,
le récit de Barthélemy. Même les plus sceptiques semblent
L’Amour du monde, in Romans,
Vol. II, op. cit., p. 355. alors gagnés par le doute. Ils sont désormais tous unis par
la peur, hormis le diabolique Clou. «Tout dépend des lieux et des milieux», dit le nar-
rateur du Horla, qui poursuit: «Croire au surnaturel dans l’île de la Grenouillère serait
le comble de la folie… mais au sommet du Mont Saint-Michel?… mais dans les
Indes?» 36 Mais sur l’alpage de Sasseneire, au pied du glacier? pourrait-on également
ajouter. Cette histoire de pâturage maudit paraissait bien futile, en bas au village. Là-
haut, tout est différent! Le récit de Barthélemy et l’ambiance dans laquelle il se produit
font penser aux veillées où l’on racontait des légendes. Alors que tout le monde est
réuni le soir au coin du feu, un vieux prend la parole et évoque une histoire des temps
anciens.
Ramuz a puisé dans les légendes non seulement une symbolique, des types de per- 69
sonnages et de situations, mais également une forme, une manière de raconter. La
légende induit une énonciation particulière qui a pu inspirer Ramuz. Sur ce sujet, je ne
peux que donner la parole à Philippe Renaud. Dans un très bel essai, il établit une ana-
logie entre les veillées et les récits ramuziens:
«Dans les histoires à la veillée, les voix sont multiples. Il existe des relations temporel-
les très variables entre l’illud tempus et les membres du cercle familial élargi, du cer-
cle des amis et connaissances; ‹on› sait (ou on feint de savoir) que ‹on› (tel aïeul) a vu
ou conté ceci ou cela. D’où d’évidents changements d’optique qui laissent entre eux des
‹trous›. On saute d’une génération (a) à une génération (c) ou (d), comme d’un plus-
que-parfait précédé d’un ‹après que› à un présent, celui du petit-cousin. Les opinions
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Philippe Renaud, Ramuz ou
Pour Ramuz, la légende est un des modèles d’une parole
l’intensité d’en bas, Lausanne:
qui passe, qui circule et rassemble une communauté L’Aire, 1986, pp. 98-99.
autour d’un conteur, d’un poète. Par la grâce du verbe, un orateur peut emporter loin
ceux qui l’écoutent. Le récit agit à travers une émotion qui gagne et unit progressive-
ment les auditeurs: le rêve, dans L’Amour du monde, l’euphorie et la joie, dans Passage du
poète, et la peur, dans La Grande Peur dans la montagne. Une peur qui se propage par cercles
concentriques, envahissant d’abord les bergers, puis les villageois et, enfin, les lecteurs.
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